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Title: Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, vol. 3/6
Author: Walckenaer, Charles Athanase
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Mémoires touchant la vie et les écrits de Marie de Rabutin-Chantal, vol. 3/6" ***


by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



Note sur la transcription: Les erreurs clairement introduites par le
typographe ont été corrigées. L'orthographe d'origine a été conservée et
n'a pas été harmonisée.

La notation {lt} est l'abrégé du livre tournois.



    MÉMOIRES

    SUR MADAME

    DE SÉVIGNÉ

    TROISIÈME PARTIE



TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT.--MESNIL (EURE).



    MÉMOIRES

    TOUCHANT

    LA VIE ET LES ÉCRITS

    DE MARIE DE RABUTIN-CHANTAL

    DAME DE BOURBILLY

    MARQUISE DE SÉVIGNÉ

    DURANT LE MINISTÈRE DU CARDINAL MAZARIN
    ET LA JEUNESSE DE LOUIS XIV

    SUIVIS

    De Notes et d'Éclaircissements

    PAR

    M. LE BARON WALCKENAER

    QUATRIÈME ÉDITION

    REVUE ET CORRIGÉE

    PARIS

    LIBRAIRIE DE FIRMIN-DIDOT ET CIE

    IMPRIMEURS DE L'INSTITUT, RUE JACOB, 56

    1880



MÉMOIRES

TOUCHANT LA VIE ET LES ÉCRITS

DE

MARIE DE RABUTIN-CHANTAL,

DAME DE BOURBILLY,

MARQUISE DE SÉVIGNÉ.



CHAPITRE PREMIER.

1664-1666.

   Occupation de Bussy dans son exil.--Inconvénients qu'eurent pour
   lui les diverses éditions de l'_Histoire amoureuse des Gaules_ et
   du cantique obscène et supposé qu'on y intercala.--Jouissances
   maternelles de madame de Sévigné--Louis XIV; sa cour.--Ses maximes
   de gouvernement.--Boileau, Racine, la Rochefoucauld font paraître
   leurs premiers ouvrages.--Tous ces écrivains sont les censeurs de
   leur époque.--La satire est personnelle.--Répulsion que madame de
   Sévigné devait éprouver pour le caractère des nouveaux
   littérateurs.--Si elle goûtait peu leur personne, il n'en était
   pas de même de leurs écrits.--Elle assiste chez madame de
   Guénégaud à une lecture faite par Racine et par
   Boileau.--Pomponne, revenu de son exil, assiste aussi à cette
   lecture.--Détails sur les personnages qui s'y trouvaient, sur
   madame de Feuquières, madame de la Fayette, la Rochefoucauld,
   Gondrin, Louis de Bassompierre, l'abbé de Montigny, d'Avaux,
   Châtillon, Barillon, Caumartin.--Détails sur madame de
   Guénégaud.--Portrait de cette dame par Arnauld d'Andilly.--Ses
   liaisons avec d'Andilly et avec son fils de Pomponne.--Elle marie
   sa fille au duc de Caderousse.--Mademoiselle de Sévigné liée avec
   mademoiselle de Montmort, qui épouse M. de Bertillac.--M. de
   Guénégaud sort de la Bastille.--Description du château de
   Fresnes.--Plaisirs qu'on y goûtait.--Mascarade à l'hôtel de
   Guénégaud.--Vers adressés à madame de Guénégaud.--Pomponne est
   nommé ambassadeur en Suède.--Mort d'Anne d'Autriche et du prince
   de Conti.--Le roi passe l'été à Fontainebleau, et madame de
   Sévigné à Fresnes.--Correspondance entre Pomponne et la société du
   château de Fresnes.--Lettres de madame de la Fayette et de madame
   de Sévigné à Pomponne.--Détails sur l'évêque de Munster.--Détails
   sur madame et M. de Coulanges.--Lettres de Pomponne à la société
   réunie à Fresnes.--Réflexions.


Nous avons terminé la seconde partie de ces _Mémoires_ à l'exil du comte
de Bussy: ce courtisan disgracié s'occupait à embellir sa demeure,
cherchant vainement, dans ses goûts pour les arts et la poésie, une
distraction aux tourments de l'ambition déçue et aux angoisses de
l'amour trompé. La vanité qui le dominait ne lui permettait pas de
croire qu'il fallût renoncer à aucune de ses espérances, et il ne
pouvait calmer les agitations d'un cœur en proie aux regrets, à la
haine, à l'envie et à tous les sentiments les plus contraires au repos
de l'âme. Il avait rangé dans la superbe galerie de son château les
portraits des plus illustres personnages de l'histoire de France et,
avec ses portraits de famille, ceux des hommes les plus célèbres et des
femmes les plus belles et les plus spirituelles de son temps. Pour ces
derniers portraits il avait composé des emblèmes et des inscriptions
plus propres à faire briller la malice que la finesse de son esprit; et,
par ses vaniteuses rancunes, il entretenait imprudemment l'animosité de
ses ennemis[1].

  [1] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 65; t. V, p. 41.--MILLIN,
  _Voyage dans les départements du midi de la France_, t. I, p.
  208-219, chap. XIV, pl. XII de l'atlas.--CORRARD DE BREBAN,
  _Souvenirs d'un voyage aux ruines d'Alise et au château de
  Bussy-Rabutin_; Troyes, 1833, in-8º, p. 16-29.

Leur haine l'avait cependant aidé à obtenir plus promptement sa liberté.
Le désir qu'ils avaient de se venger de lui leur fit outre-passer, dans
leurs calomnies, la mesure de la vraisemblance. Nous avons dit, et avec
juste raison, dans la seconde partie de ces _Mémoires_[2], que le fameux
libelle de Bussy, intitulé _Histoire amoureuse des Gaules_, ne contenait
pas les couplets infâmes qu'on y a insérés depuis; et nous avions pensé,
d'après les éditions de cet ouvrage que nous avions réunies, qu'on ne
les avait intercalés que longtemps après: en cela nous nous
trompions[3]. Les ennemis de Bussy, aussitôt qu'il eut été mis à la
Bastille, s'occupèrent de faire imprimer en Hollande l'ouvrage inculpé,
et ils en firent faire une édition avec le nom de l'auteur[4]. Celui qui
prépara la copie de cette édition, au titre un peu déguisé d'_Histoire
amoureuse des Gaules_, substitua celui d'_Histoire amoureuse de France_;
et, au lieu de laisser subsister les noms supposés, il mit en toutes
lettres les véritables noms des personnages, d'une manière beaucoup plus
complète et plus exacte que dans la _clef_ des deux éditions anonymes et
subreptices qui avaient paru. Restait le cantique chanté durant la
semaine sainte au château de Roissy, mais qui n'était pas dans les deux
premières éditions, parce que la copie livrée à l'imprimeur par la
marquise de la Baume ne le contenait pas. On avait fait d'assez
nombreuses copies des couplets et vaudevilles composés à l'époque de la
Fronde et du ministère du cardinal Mazarin, qui presque tous étaient
dirigés contre ce ministre, le roi, la reine mère, ses filles d'honneur:
plusieurs de nos bibliothèques conservent encore ces recueils, en
écriture du temps, annotés et contenant des détails souvent vrais,
souvent faux, sur les personnes chansonnées; ce qui faisait dire à
Ménage qu'il était impossible d'écrire sincèrement l'histoire de son
temps sans un recueil de vaudevilles[5]. L'éditeur de l'_Histoire
amoureuse de France_ imagina d'aller chercher dans un de ces recueils
tout ce qu'il y avait de plus immonde, de plus ordurier, de plus plat,
dans les nombreux couplets dits _Alleluia_, parce qu'ils étaient sur
l'air des noëls parodiés, composés contre le roi, MONSIEUR, Mazarin, la
reine mère et ses filles d'honneur. Ce fut un libraire du Palais, nommé
François Maugé, avec lequel Bussy avait été en relation, qui, de concert
avec les puissants ennemis de ce dernier et entraîné par la cupidité,
s'entendit avec un autre libraire de Bruxelles (Foppens)[6], pour faire
paraître cette édition interpolée et scandaleuse de l'_Histoire
amoureuse des Gaules_, la seule peut-être qui du vivant de l'auteur ait
été publiée avec son nom; du moins plusieurs de ceux qui réimprimèrent
ensuite l'_Histoire amoureuse de France_ d'après cette édition
eurent-ils la pudeur de supprimer le nom de Bussy sur le titre[7].

  [2] _Mémoires sur madame de Sévigné_, 2e partie, p. 138-142, 150,
  350 et 351.

  [3] Conférez p. 351, ligne 16, et la note p. 510 de la 1re
  édition.

  [4] _Histoire amoureuse de France, par_ BUSSY-RABUTIN, _avec ses
  Maximes d'amour_, 1666, petit in-12 de 237 pages, sans les
  Maximes, qui commencent le volume et ne sont pas paginées.

  [5] _Ménagiana_, t. III, p. 355.

  [6] BUSSY-RABUTIN, _Mémoires_; Amsterdam, 1721, in-12, t. II, p.
  373 et 377.

  [7] _Histoire amoureuse de France, par_ BUSSY-RABUTIN, _avec ses
  Maximes d'amour_, MDCLXVI, petit in-12 (sans nom de lieu ni
  d'imprimeur). Le récit de la débauche pendant la semaine sainte
  est à la page 190; le _Cantique_, p. 195 et 197; l'Histoire de
  madame de Sévigné, à la page 200. Autre édition, sans nom
  d'auteur, intitulée _Histoire amoureuse des Gaules_, édition
  nouvelle; à Liége, 1666 (avec la sphère), 260 pages. L'Histoire
  de madame de Chanville (Sévigné) est à la page 216. Autre
  édition, et sans nom d'auteur, intitulée _Histoire amoureuse de
  France_; Amsterdam, chez Isaac Van-Dyck, 1 vol. in-12, MDCLXXVII.
  _Le Cantique_ est aux pages 198 à 200; l'Histoire de madame de
  Sévigné, à la page 202. Il y a de plus, dans cette édition, la
  Lettre au duc de Saint-Aignan, en date du 12 novembre 1665, qui
  est dans le _Discours de Bussy à ses enfants_, page 382.

Deux syndics de la corporation des libraires de Paris, avertis par
Foppens qu'il allait faire paraître cette édition, en instruisirent
Bussy dans sa prison. Bussy se hâta d'écrire à Colbert à ce sujet, et il
employa en même temps un habile commissaire de police pour découvrir
ceux qui vendaient sous son nom l'_Histoire amoureuse de France_.

Deux libraires surpris en flagrant délit furent saisis et mis à la
Bastille. Bussy apprit, par l'interrogatoire qu'on fit subir à Maugé,
que cet homme l'avait déjà dénoncé en 1663, comme lui ayant troqué deux
exemplaires du _Testament du cardinal Mazarin_. Ce fait fut trouvé faux
d'après les propres déclarations de Maugé, qui fut mis au cachot pour sa
calomnie. Il en sortit deux jours après, ce qui parut suspect à Bussy;
car il sut en même temps alors, d'après cette dénonciation, qu'on avait
été sur le point de l'arrêter, lui Bussy, quand la cour allait à
Vincennes en 1664, et qu'on en fut empêché par l'entretien qu'il avait
eu à Fontainebleau avec le roi. Bussy, dans cet entretien, se justifia
non pas de ce qui concernait la dénonciation faite contre lui, puisqu'il
l'ignorait alors, mais d'être l'auteur des couplets ou des
plaisanteries qu'on lui attribuait faussement. Le roi déclara au duc de
Saint-Aignan qu'il était désabusé et satisfait des explications qui lui
avaient été données par Bussy[8].

  [8] Sur cette entrevue du roi, conférez BUSSY, _Mémoires_,
  Amsterdam, 1721, t. II, p. 283, et _Discours du comte_ DE
  BUSSY-RABUTIN _à ses enfants_; Paris, chez Anisson, directeur de
  l'Imprimerie royale, 1694, p. 365-367.

Quand parut l'édition de l'_Histoire amoureuse de France_ avec l'ignoble
cantique et le nom de Bussy, Louis XIV n'eut pas besoin d'une nouvelle
explication pour ajouter foi aux protestations de Bussy. Il ne douta pas
un instant qu'il ne pouvait avoir part à cette édition ni au cantique.
Par le manuscrit que lui avait remis Bussy, Louis XIV connaissait le
cantique chanté à Roissy, et il savait que ni Bussy ni aucun de ceux
qui, dans leur débauche, avaient pendant la semaine sainte fait parade
d'impiété n'avaient pu proférer les paroles qu'on leur prêtait. Les
disciples des Petit[9], des Théophile, des auteurs du _Parnasse
satirique_, d'où partaient de telles attaques, se cachaient dans de
honteux galetas, et ne hantaient pas les palais. L'homme de cour ne se
croyait pas moins un honnête homme en affichant l'incrédulité en
religion et le libertinage des mœurs; mais il aurait cru renoncer à
jamais à ce titre s'il avait employé, en vers ou en prose, l'argot
crapuleux de la débauche et le langage de la canaille. Bussy, qui
passait pour un des plus beaux esprits de la cour et un des plus
délicats, quoiqu'un des plus mordants, pouvait, moins qu'un autre, être
soupçonné d'un si honteux travers. S'il inséra dans son roman
historique le malin cantique chanté à Roissy, il ne le laissa
certainement pas tel qu'il avait été improvisé, et il le supprima dans
la copie qui fut communiquée à madame de la Baume. Les plaintes qu'il
forma sur le tort que lui faisaient ses ennemis par l'édition de
Bruxelles furent entendues et accueillies. Sa femme ayant alors demandé
qu'il fût relâché pour se faire traiter d'une maladie dont il était
atteint, Louis XIV envoya aussitôt Vallot, son premier médecin, et
Félix, son premier chirurgien, pour visiter le prisonnier[10], et donna
ordre de l'élargir. Bussy sortit enfin de la Bastille, pour n'y plus
rentrer. Il avait écrit le 10 mars (1665) pour prier Colbert de faire
arrêter les libraires qui débitaient l'édition de Bruxelles. Le 22
avril, la comtesse de Bussy avait adressé sa demande au roi, et le 17
mai Bussy était libre. Ces dates en disent plus que tous les arguments
sur les couplets intercalés. Dans sa retraite, le duc de Saint-Aignan,
le duc de Noailles et un grand nombre de personnages comblés des faveurs
de Louis XIV continuèrent à correspondre avec Bussy, et s'honoraient
d'être de ses amis. Mais ils ne purent jamais le faire rentrer au
service, quoique la reine mère elle-même eût souvent intercédé pour lui
lorsqu'il était en prison[11].

  [9] Conférez les _OEuvres diverses du sieur_ D***; Amsterdam,
  1714, t. II, p. 229.

  [10] BUSSY, _Mémoires_; Amsterdam, 1721, t. II, p. 301. _Discours
  du comte_ DE BUSSY-RABUTIN _à ses enfants_, 1694, in-12, p. 404.

  [11] BUSSY, _Mémoires_, t. II, p. 337.

Nous savons que, lors de l'accusation intentée à Bussy pour avoir
composé des écrits offensants contre le roi et la reine mère, le
vendredi 17 avril 1665 au matin, le chevalier du guet Testu se
transporta chez Bussy, et, d'après les ordres qu'il avait reçus,
s'empara de tous ses papiers, et même le fouilla. Au nombre des
manuscrits que Testu saisit était celui de l'_Histoire amoureuse des
Gaules_, le même que Bussy avait prêté au roi. Après que le lieutenant
de justice criminel eut pris connaissance de ce manuscrit et de tous les
papiers de Bussy, qu'il l'eut interrogé juridiquement et qu'on eut fait
un rapport au roi sur le résultat de cette enquête, le roi déclara que
Bussy n'avait rien écrit contre sa personne ni contre celle de la reine,
et permit à ceux qui s'intéressaient à lui de parler en sa faveur. Mais
cependant le roi dit en même temps qu'il retiendrait encore Bussy en
prison, pour le dérober à la fureur des ennemis qu'il s'était faits par
son libelle, parce que, sans cette précaution, ils le feraient
assassiner; ce que Bussy confirme lui-même, puisqu'il avoue que, sur les
avis qui lui furent donnés, il ne sortait plus qu'avec deux pistolets
dans sa voiture, et qu'il se faisait suivre de quatre hommes à cheval,
également armés[12]. On sut bientôt que c'était sur la dénonciation du
prince de Condé, et non par suite d'aucun ressentiment du roi, que Bussy
avait été arrêté[13]. Par les lettres du duc de Saint-Aignan, nous
apprenons que ce fut le même motif qui força Louis XIV à exiler Bussy
dans ses terres et qui l'empêchait de lui permettre de revenir à Paris
et d'employer ses talents pour la guerre.

  [12] BUSSY, _Discours à ses enfants_, p. 375.--BARRIÈRE, _la Cour
  et la Ville_, p. 46.--_Ménagiana_, t. IV. p. 216.--MENAGII
  _Poemata_, octava editio; Amstelodami, _Ep._ p. 147, _epigram._
  CXXXVIII.

  [13] _Lettres_, GUI-PATIN (18 août 1665), t. III, p. 153; lettre
  354.--_Ibid._, BUSSY, _Mémoires_; Amsterdam, 1721, t. II, p. 300.

Malgré la protection de la reine mère, de MADAME, de MADEMOISELLE;
malgré les vives sollicitations du duc de Saint-Aignan, du duc de
Noailles, du comte de Gramont et de beaucoup d'autres[14], Bussy ne put
être rappelé de son exil que dans l'âge où il n'était plus propre à
faire le métier de courtisan et à recommencer celui de guerrier. Ces
mêmes lettres du duc de Saint-Aignan nous disent que dans le cantique
qui se trouvait dans le manuscrit remis au roi, d'après lequel Bussy
avait fait ses lectures confidentielles, deux femmes d'un haut rang
étaient diffamées, et que Turenne et Condé, qui prenaient à elles un vif
intérêt, fortement courroucés contre l'auteur, s'opposaient toujours à
ce qu'il reprît du service. Eux et leurs adhérents continuaient à
attribuer à Bussy les nouveaux couplets et les épigrammes qui
circulaient de temps à autre contre les généraux, le roi et sa cour. Le
mécontentement de Bussy ne pouvait que donner crédit à cette accusation.
L'édition de son libelle, réimprimé avec un titre plus clair, avec tous
les noms et avec l'intercalation des _Alleluia_, en accrut encore le
succès, et redonna à cette œuvre malheureuse le piquant de la
nouveauté. Dans tous les temps, le public oiseux a aimé le scandale.
Jamais la calomnie n'abandonne entièrement celui qui, par ses vices et
ses travers, a prêté le flanc à ses coups: les blessures qu'elle lui
fait sont incurables, et semblent être la juste punition de ses méfaits
ignorés. Bussy remarque lui-même que les premières copies de l'_Histoire
amoureuse des Gaules_, qui n'étaient pas falsifiées, furent mises de
côté quand celles qui l'étaient parurent, parce que, dit-il, chacun
court à la satire la plus forte, et trouve fade la véritable[15]. Chaque
fois qu'on réimprimait ce livre[16], comme on fit en 1671 et en 1677,
il renouvelait les ressentiments qu'il avait excités lors de sa première
apparition; et peut-être est-ce à cette cause que nous devons attribuer
ces retours d'aigreur que madame de Sévigné manifeste quelquefois envers
son cousin, après avoir déclaré qu'elle lui avait pardonné. Tandis que,
dans son exil, Bussy était au milieu des ouvriers et des décorateurs de
son château, madame de Sévigné, dans les fêtes et les cercles où elle
conduisait sa fille, s'enivrait des jouissances de l'orgueil maternel,
et augmentait le nombre de ses amis et de ses admirateurs.

  [14] BUSSY, _Lettres_, t. III et V, _passim_.

  [15] BUSSY, _De l'usage des adversités_, t. III, p. 269; des
  _Mémoires_.--BAYLE, _Dictionnaire_, p. 2957.

  [16] _Histoire amoureuse de France_; Amsterdam, Van-Dyck,
  1671,--_Ibid._, 1677.--Une 3e édition, Bruxelles, chez Pierre
  Dobeleer, 1708, petit in-12; une 4e édition, par M***, chez
  Adrian Moetjens, 1710, in-12. Cette dernière est celle que j'ai
  citée et que je croyais la première avec ce titre. La Lettre de
  Bussy au duc de Saint-Aignan est à la fin, après le
  Cantique.--J'ai tenu l'édition de 1666, avec le nom de Bussy;
  mais je ne connais que par la mention qu'en fait Barbier (t. II,
  p. 60, _Dictionnaire des Anonymes_) l'édition de Van-Dyck, 1677,
  et l'édition de Bruxelles, 1708.--Je possède l'_Histoire
  amoureuse des Gaules_, édition nouvelle; Liége, 1666, avec la
  sphère, sans nom d'auteur; et les deux éditions de Liége, sans
  date ni nom d'auteur ni d'imprimeur; une, avec une croix de
  Saint-André (Elzevier): ces deux éditions ont précédé toutes les
  autres.

Cette cour, ce monde, où brillaient madame de Sévigné et sa fille,
acquéraient chaque jour plus d'éclat par l'influence du jeune roi qui
présidait aux destinées de la France. Ce n'est pas que nous soyons
encore à l'époque la plus remarquable de son règne, mais nous sommes
arrivés à celle qui est la plus utile à étudier pour l'historien et pour
l'homme d'État. C'est pendant les années 1665 et 1666 que Louis XIV a
consolidé les bases de son gouvernement, préparé les combinaisons de sa
politique, arrêté pour lui-même les règles de conduite qui ont fait sa
grandeur[17]. Tant qu'il les a suivies, ses succès furent constants; il
n'éprouva de revers que lorsque ses fortes facultés eurent ployé sous le
poids des années, et quand, fasciné par ses victoires et par le long
exercice du pouvoir, il eut perdu cette volonté ferme qui l'astreignait
aux maximes que lui-même s'était prescrites. Jusque-là il a pu dire avec
vérité: «L'État, c'est moi;» car il était la pensée vivifiante de la
monarchie, celui dont la main puissante comprimait toutes les ambitions
coupables, dont les regards encourageaient tous les talents, dont les
paroles dispensaient la fortune, les honneurs et la gloire.

  [17] LOUIS XIV, _Instructions pour le Dauphin_, dans ses
  _OEuvres_, t. III, p. 189.

C'est en effet au temps dont nous traitons qu'on vit apparaître, comme
par enchantement, plusieurs des grands écrivains qui devaient illustrer
ce siècle. C'est dans les années 1665 à 1666 que la Fontaine, le
conteur, fit paraître son premier volume[18], la Rochefoucauld ses
_Maximes_[19], Boileau son _Discours au roi_ et sept de ses satires[20],
Racine sa tragédie d'_Alexandre_[21]; que Molière mit le sceau à sa
réputation par _le Tartuffe_ et _le Misanthrope_[22].

  [18] _Contes et nouvelles en vers de M._ DE LA FONTAINE; Paris,
  1665, in-12, chez Claude Barbin.

  [19] _Réflexions ou Sentences et Maximes morales_; Paris, 1665,
  in-12, chez Claude Barbin.

  [20] _Satires du sieur D***_; Paris, 1666, in-12, chez Claude
  Barbin.

  [21] _Alexandre le Grand_, tragédie; Paris, 1666, in-12, chez
  Pierre Trabouillet.

  [22] MADEMOISELLE, _Mémoires_, t. XLIII, p. 127, de la collection
  de Petitot.--Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre françois_.

Il est une chose digne de remarque relativement aux brillants athlètes
qui s'élançaient simultanément dans l'arène littéraire: c'était leur
audace; c'était leur dessein avoué de censurer en tout la société de
cette époque; c'étaient leurs vives agressions contre les célébrités qui
y primaient, contre les ridicules les plus en crédit, contre les
ouvrages les plus prônés, les illusions les plus douces, les réputations
les mieux établies, les doctrines les plus respectées. Le livre des
_Maximes_ tendait à faire disparaître ces idées chevaleresques, cette
croyance à la sympathie des âmes et à l'amour platonique qui jusqu'alors
avait souvent paré d'un semblant de vertu les vices d'une société dont
ce livre était une amère satire. Molière et Boileau osaient, par de
piquantes personnalités, donner plus de sel et de saveur à leurs
redoutables sarcasmes. Racine, dédiant au roi sa tragédie d'_Alexandre_,
dans une préface qu'il supprima depuis, s'attaque à Corneille, et lance
des traits malins contre les admirateurs de ce grand homme. La comédie
des _Plaideurs_ parut la même année que la grande ordonnance sur la
procédure civile (1667); et les maîtres, les protecteurs de la jeunesse
du poëte irritable ayant osé blâmer ceux qui travaillaient pour le
théâtre, il reversa[23] sur eux les traits acérés du ridicule, dont
Pascal s'était servi pour les défendre. Lorsque ces pieux solitaires,
par leurs nombreux prosélytes, avaient mis en crédit la réforme qu'ils
projetaient dans la religion et dans les mœurs, les licencieux récits
de l'auteur de _Joconde_ paraissent avec privilége, et sont lus sans
scrupule.

  [23] Conférez les _OEuvres de_ RACINE et les frères PARFAICT,
  _Histoire du théâtre françois_, t. X, p. 226.

Madame de Sévigné avait, plus qu'aucune femme de son temps,
l'instruction et le genre d'esprit nécessaires pour apprécier des génies
de la trempe des Molière, des Boileau, des Racine et des la Fontaine;
mais lorsque leurs premiers écrits parurent, elle était entièrement
adonnée à l'éducation de ses enfants, et, sincèrement pieuse, elle
faisait ses délices et son profit des traités de Nicole sur la morale.
Quoiqu'elle ne se fût point interdit les fêtes, les spectacles et les
plaisirs du monde, elle ne pouvait donner son approbation à des
productions où Chapelain, Ménage, Saint-Pavin, Montreuil[24] et tant
d'autres de ses amis étaient personnellement offensés. L'odieux libelle
de Bussy, où madame de Sévigné était outragée, avait fait explosion en
même temps que les vers du satirique; et ce fut encore alors que, dans
le Voyage de MM. Chapelle et de Bachaumont, qu'on venait de publier, la
raillerie avait été poussée, à l'égard de «ce pauvre d'Assoucy[25],» à
un degré de cynisme que Voltaire seul, à sa honte, a depuis
surpassé[26].

  [24] Las «de grossir impunément les feuillets d'un recueil,»
  Montreuil venait de publier ses _OEuvres_; Paris, 1666, in-12,
  chez Billaine. Conférez p. 5, 107 et 472 de cette édition, pour
  les lettres et les vers relatifs à madame de Sévigné.

  [25] Voyez la _Lettre de_ D'ASSOUCY _à Chapelle_, datée de Rome
  le 25 juillet 1665.--Dans _les Aventures de M._ D'ASSOUCY; Paris,
  1677, in-12, chez Claude Audinet, t. II, p. 254 et 260-264; et le
  chapitre X, p. 283, intitulé _Ample Réponse de_ D'ASSOUCY _au
  Voyage de M. Chapelle_.

  [26] _Voyages de Messieurs_ BACHAUMONT et CHAPELLE, _dans le
  Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes_, 1663 ou 1667,
  p. 64-75; _Voyage de Messieurs_ LE COIGNEU DE BACHAUMONT et CL.
  EMMAN, LUILLIER CHAPELLE; 1732, la Haye, in-12, p. 81 à 82. C'est
  la meilleure édition de toutes celles qu'on a publiées avant et
  après.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre pourquoi madame de
Sévigné éprouvait de la répulsion pour les jeunes poëtes dont la
réputation commençait à s'établir. Mais elle avait un sentiment trop vif
des beautés littéraires pour ne pas goûter leurs vers: comme elle ne
voulait pas les admettre dans son intimité, elle aimait à se rendre dans
les assemblées où ils les lisaient. Ainsi nous la trouvons avec sa fille
chez son amie madame Duplessis de Guénégaud, écoutant Boileau réciter
plusieurs de ses satires et Racine trois actes et demi de sa tragédie
d'_Alexandre_, le 3 février 1665. Ce jour-là même arrive aussi chez
madame de Guénégaud, après un long exil, M. de Pomponne, cet ami intime
de madame de Sévigné, celui auquel elle avait assidûment écrit pour le
mettre au courant de toutes les vicissitudes de crainte et d'espérance
que lui avaient fait éprouver les interrogatoires du procès de Fouquet.
On conçoit la joie de cette assemblée à l'aspect inattendu d'un tel
hôte. Mais laissons de Pomponne s'expliquer lui-même. Il écrit le
lendemain à son père, Arnauld d'Andilly, auprès duquel il s'était rendu
et qu'il venait de quitter; il lui annonce son arrivée à Paris; il dit
qu'il a d'abord été voir madame Ladvocat, sa belle-mère; ensuite M. de
Bertillac, trésorier général de la reine, qui avait beaucoup contribué à
son retour; qu'il avait reçu la visite de Hacqueville; et ensuite il
continue ainsi[27]:

«Monsieur de Ladvocat me descendit à l'hôtel de Nevers (l'hôtel
Guénégaud)[28], où le grand monde que j'appris qui était en haut ne
m'empêcha point de paraître en habit gris. J'y trouvai seulement madame
et mademoiselle de Sévigné, madame de Feuquières et madame de la
Fayette, M. de la Rochefoucauld, MM. de Sens, de Saintes, de Léon, MM.
d'Avaux, de Barillon, de Châtillon, de Caumartin et quelques autres; et
sur le tout Boileau, que vous connaissez, qui y était venu réciter de
ses satires, qui me parurent admirables; et Racine, qui y récita aussi
trois actes et demi d'une comédie de Porus, si célèbre contre Alexandre,
qui est assurément d'une fort grande beauté. De vous dire quelle fut ma
réception par tout ce monde, il me serait difficile; car elle fut
agréable et pleine d'amitié et de plaisir de mon retour. Il parut d'un
si bon augure de me revoir après trois ans de malheur, dans un moment si
agréable, que M. de la Rochefoucauld ne m'en augura pas moins que d'être
chancelier.»

  [27] _Lettres de_ M. DE POMPONNE, à la suite des _Mémoires de_
  COULANGES, 1820, in-8º, p. 383.

  [28] Voyez notre _Seconde partie des Mém. de madame_ DE SÉVIGNÉ,
  p. 497; les _Mémoires de_ COULANGES, p. 383, note 2 de M.
  MONMERQUÉ.

Remarquons que, parmi toutes les notabilités qui se trouvaient dans
cette assemblée, de Pomponne nomme d'abord madame de Sévigné et sa
fille, et qu'il ne sépare pas madame de la Fayette du duc de la
Rochefoucauld. La longue intimité de ces deux personnes, que la mort
seule put dissoudre, avait commencé depuis longtemps, et le nom de l'une
rappelait aussitôt celui de l'autre. Tous deux, ainsi que madame de
Feuquières, sont nommés avant les évêques. La marquise de Feuquières,
mariée seulement depuis deux ans, était sœur d'Antoine, duc de Gramont,
et son mari était cousin d'Andilly et parent de M. de Pomponne[29]. M.
de Sens[30] était Henri de Gondrin, oncle du marquis de Montespan.
Gondrin fut nommé évêque en 1646, et mourut en 1674[31]. Il s'acquit une
malheureuse célébrité par ses rigueurs contre les jésuites et les
capucins. M. de Saintes était Louis de Bassompierre, fils naturel du
maréchal de Bassompierre et de la marquise d'Entragues; il eut son
évêché en 1648, et madame de Sévigné en parle comme d'un des plus
aimables hommes de son temps. Le comte d'Avaux, qui avait travaillé avec
Servien au traité de Munster, était déjà devenu un personnage important.
De Châtillon, Barillon et Caumartin étaient tous les trois de la société
intime de madame de Sévigné. C'est le chevalier de Châtillon qui lui
demanda plaisamment huit jours pour faire un impromptu. Il devint par la
suite capitaine des gardes de MONSIEUR[32]. Quant à Barillon et à
Caumartin, tous deux dans la robe, nous aurons occasion d'en parler plus
d'une fois. Le premier fut ambassadeur en Angleterre; le second, qui
n'était encore que maître des requêtes, parvint à être conseiller d'État
et intendant de Champagne.

  [29] _Mémoires de_ COULANGES, p. 383.

  [30] _Gallia christiana_, t. XII, p. 103 à 104.

  [31] _Gallia christiana_, t. II, p. 1085, 1086.--MOTTEVILLE,
  _Mém._, t. XXXIX, p. 302.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ en date du 1er
  juillet 1679, t. V, p. 8, édit. de G. de S.-G.; ou t. IV, p. 361
  de l'édit. de Monmerqué.

  [32] En 1674. Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_ en date du 23 décembre
  1671 et du 5 janvier 1674, t. II, p. 322, et t. III, p. 295 de
  l'édit. de G. de S.-G.; ou p. 199 de l'édit de M.--Conférez aussi
  LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 362.

Les personnes les plus notables de cette assemblée avaient passé leur
jeunesse à l'hôtel de Rambouillet[33]. Madame de Rambouillet venait de
mourir; mais la réputation de ceux qu'elle avait admis à ses réunions
lui survivait. C'était encore à eux que les jeunes poëtes de la nouvelle
école aimaient à soumettre leurs productions avant de les produire au
grand jour. Madame Duplessis-Guénégaud, sœur du maréchal de Praslin et
de la maréchale d'Étampes[34], réunissait, avec les beaux esprits du
temps, ceux qui avaient fait partie de cette société célèbre, pendant
l'hiver, dans son hôtel à Paris; durant l'été, dans son beau château de
Fresnes. On jouissait chez elle de cette franchise, de cette sûreté de
commerce, de cet abandon auxquels étaient accoutumés les amis de madame
de Rambouillet et qu'on ne retrouvait pas à la cour toute splendide,
toute galante de Louis XIV, où les soucis de l'ambition et les exigences
de l'étiquette mettaient obstacle aux jouissances sociales.

  [33] ARNAULD D'ANDILLY, _Mém._, t. XXXIV.

  [34] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XXXIX, p. 298 et 393.--Voyez
  ci-dessus, 2e partie, p. 271, chap. XIX.

Celles dont madame Duplessis-Guénégaud avait contracté l'habitude
étaient, à cette époque, troublées par la captivité de son mari, qui se
trouvait enveloppé dans la persécution dirigée contre les collaborateurs
de Fouquet. Ce fut un motif pour les amis de madame de Guénégaud de se
montrer plus assidus auprès d'elle; et il était juste que cette femme
d'un si rare mérite trouvât de nombreux amis dans sa disgrâce, puisque
elle-même, dans le temps de sa haute fortune, s'était montrée fidèle et
courageuse en amitié. A cet égard il est d'autant plus opportun de citer
ici un passage des Mémoires d'Arnauld d'Andilly que nous savons par
lui-même qu'il fut écrit à l'époque dont nous traitons. Il raconte
comment, sous Mazarin, il fut une première fois, pour l'affaire du
jansénisme, exilé à Pomponne[35].

  [35] Il faudrait écrire Pompone et non Pomponne (voyez LE BOEF,
  _Hist. du Diocèse de Paris_, t. VI, p. 66 et suiv.); mais l'usage
  de la double _n_ a prévalu.

«A peine étais-je arrivé à Pomponne que madame Duplessis vint m'y
prendre, et me mena dans sa maison de Fresnes, qui en est proche, sans
que monsieur son mari ni elle aient jamais voulu m'en laisser partir
tant que cet exil dura... Notre amitié d'elle et de moi commença lors
des guerres de Paris, où, nous trouvant ensemble à Port-Royal aux
sermons de M. Singlin, nous parlions aussi hautement pour le service du
roi qu'on pourrait le faire aujourd'hui... J'ai trouvé en madame du
Plessis tout ce que l'on peut souhaiter pour rendre une amitié parfaite.
Son esprit, son cœur, sa vertu semblent disputer à qui doit avoir
l'avantage. Son esprit est capable de tout, sans que son application aux
plus grandes choses l'empêche d'en avoir en même temps pour les
moindres. Son cœur lui aurait, dans un autre sexe, fait faire des
actions de courage tout héroïques; et sa vertu est si élevée au-dessus
de la bonne et de la mauvaise fortune que ce ne serait pas la connaître
que de la croire capable de se laisser éblouir par l'une et abattre par
l'autre; enfin, pour le dire en un mot, c'est l'une de ces grandes âmes
dont j'ai parlé dans un autre endroit de ces Mémoires[36].»

  [36] ARNAULD D'ANDILLY, _Mémoires_, t. XXXIV, p. 92.

L'amitié qui existait entre Arnauld d'Andilly et madame de Guénégaud
était entretenue par la proximité de leurs habitations et rendue plus
chère et plus précieuse à tous deux par les revers et les retours de
fortune que tous deux éprouvèrent en même temps. La terre de Pomponne,
terre noble de toute antiquité et depuis longtemps érigée en
marquisat[37], située sur les bords de la Marne, près de Lagny, n'était
qu'à une lieue et demie du château de Fresnes. Arnauld d'Andilly, au
mois d'août 1664, par suite des persécutions suscitées contre les
religieuses de Port-Royal, avait été exilé à cette terre de Pomponne.
Mais on eut honte des rigueurs exercées envers un vieillard qui avait
rendu tant de services à l'État. Comme on l'avait privé de trois de ses
filles, qui furent expulsées de Port-Royal et transportées dans un autre
couvent, on permit à son fils, que son attachement à Fouquet avait fait
reléguer à Verdun en mars 1662[38], de revenir et d'aller rejoindre son
père à sa terre de Pomponne[39]. La lettre de cachet qui lui accordait
encore la faculté de rentrer dans Paris est datée du 2 février 1665[40]:
l'on peut, d'après cette date, juger de l'empressement qu'il mit à se
rendre chez madame de Guénégaud, puisqu'il se trouvait chez elle le
lendemain au soir, assez à temps pour entendre les lectures qu'y firent
Boileau et Racine. M. de Guénégaud recouvra peu de temps après sa
liberté, et la joie se répandit de nouveau à l'hôtel de Nevers et au
château de Fresnes: joie de temps en temps un peu troublée par les
exigences de la chambre de justice, auxquelles M. de Guénégaud espérait
se soustraire. La somme considérable à laquelle il fut taxé ne l'empêcha
pas de donner deux cent mille livres (400,000 livres, monnaie actuelle)
en dot à sa fille, lorsqu'il la maria au duc de Caderousse. Ce duc
(car, quoique de Pomponne ne lui donne que le titre de marquis, en sa
qualité d'Avignonais il était, depuis quelque temps, duc de la façon du
pape Alexandre VII[41]); ce duc, dis-je, avant d'épouser mademoiselle de
Guénégaud, avait recherché en mariage mademoiselle de Sévigné. Nous
ignorons les causes qui ont empêché la conclusion de cet hymen, mais
nous verrons par la suite que madame de Sévigné dut se féliciter d'avoir
échappé au malheur d'une telle union[42]. Celle qui devait être la
victime de cet homme immoral fut, par une bizarrerie du sort, mariée en
même temps que lui. La jeune de Montmort, alors amie de mademoiselle de
Sévigné, épousa le fils de ce M. de Bertillac qui s'était montré si
dévoué aux intérêts de M. de Pomponne[43].

  [37] LE BEUF, _Hist. du Diocèse de Paris_, t. VI, p. 66 à 77.

  [38] MONMERQUÉ, _Biographie universelle_, art. POMPONNE, t. XXXV,
  p. 321.

  [39] _Lettre de_ POMPONNE, du 22 mai 1666.--_Mémoires de_
  COULANGES, p. 406. Cette lettre prouve que la terre de Pomponne
  alors appartenait au fils, probablement par cession du père; car
  le fils porta d'abord le nom de Briote, qui était celui d'une
  terre de sa mère.

  [40] MONMERQUÉ, _Mém. de_ COULANGES, p. 384, note 3; et la
  _Lettre de_ POMPONNE, en date du 4 février 1665, p. 382; et du 12
  mars 1666, p. 397.

  [41] Une des trois parties de la seigneurie de Caderousse fut
  érigée en duché par bulle du pape du 18 septembre 1663. Voyez le
  _Dictionnaire de la France, par_ D'EXPILLY, in-folio, t. II, p.
  4, article CADEROUSSE.

  [42] SÉVIGNÉ, _Lettres_ en date du 1er août 1667, t. I, p. 117;
  du 9 août 1671, t. II, p. 149; t. III, p. 73, et t. VI, p. 123 et
  153, éd. de Monmerqué.

  [43] Voyez ci-dessus, p. 14; et SÉVIGNÉ, _Lettres_ du 7 août 1675
  et du 24 janvier 1680, t. III, p. 367, édit. M.; t. VI, p. 321 de
  l'édit. de G. de S.-G,; ou t. VI, p. 124 et 153 de l'édit de
  Monmerqué.--_Mémoires de_ COULANGES, p. 383 et 395. Ce mariage
  eut lieu le 17 décembre 1665.

Madame de Guénégaud avait plusieurs motifs pour rappeler autour d'elle
les plaisirs trop longtemps bannis de son séjour par le malheur qui
avait frappé son mari. Enfin ce mari lui était rendu; et son gendre, âgé
de vingt ans, beau, aimable, dont rien n'indiquait les inclinations
vicieuses, devait, d'après les conventions de son contrat, être pendant
deux ans, avec sa femme, l'hôte et le commensal de son beau-père et de
sa belle-mère. Aussi, cette année, les divertissements furent fréquents
à Fresnes, et la société y fut très-animée. Ce château de Fresnes,
situé un peu au delà de Claye, près du confluent que forme la Beuvronne
en se jetant dans la Marne, avait été, d'après les ordres de M. de
Guénégaud, presque entièrement reconstruit par François Mansard. Les
environs de Paris, si riches en magnifiques demeures, n'en offraient
aucune qui surpassât Fresnes par la beauté des points de vue, la
facilité qu'il présentait aux promeneurs de jouir sans fatigue de tous
les agréments d'une belle nature, enfin par la commodité et la splendeur
des appartements. Fresnes, par la grandeur et la magnificence du parc et
des jardins, rappelait Vaux, cette splendide création de Fouquet. Par
l'amabilité, l'esprit cultivé de madame de Guénégaud, on pouvait à
Fresnes se croire encore à l'hôtel de Rambouillet, mais avec cette
gaieté, ce sans-gêne que permettent les résidences à la campagne et que
n'admettent point les salons de la ville. Madame de Sévigné, quand elle
n'allait point à Livry, cédait volontiers aux invitations de madame de
Guénégaud, et passait avec sa fille une partie de l'été à Fresnes. Les
hôtes habitués de ce charmant séjour avaient gardé la coutume de l'hôtel
de Rambouillet, de se désigner mutuellement par des noms empruntés aux
romans ou à la mythologie, ou par des sobriquets baroques. Madame de
Guénégaud était connue sous le nom d'Amalthée[44], sans doute à cause de
l'abondance qu'elle faisait régner autour d'elle; M. de Pomponne portait
le nom de Clidamant et M. Duplessis-Guénégaud celui d'Alcandre[45];
Timanes est certainement M. de la Rochefoucauld; et quant aux autres
personnages, Aniandre, Méliande, Cléodon, il est difficile de déterminer
avec certitude ceux que ces noms servaient à désigner. Cet usage est
cause que plusieurs des allusions qu'on trouve dans les lettres qui nous
restent de M. de Pomponne sont aujourd'hui inexplicables. Il fait
mention, dans une de ces lettres, des espiègleries que mademoiselle de
Sévigné[46] s'était permises envers quelques-uns des _Quiquoix_: c'était
le nom jovial par lequel on désignait ceux qui fréquentaient
habituellement le château de Fresnes et l'hôtel de Nevers. Enfin, tous
les _Quiquoix_, lorsqu'ils étaient à Fresnes, femmes et hommes, se
considéraient comme les nymphes et les tritons de la Beuvronne[47].

  [44] _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes_; Cologne,
  Pierre Marteau, t. II, p. 79.

  [45] _Lettres de_ M. DUPLESSIS-GUÉNÉGAUD et _Lettres de_
  POMPONNE, dans les _Mémoires de_ COULANGES, p. 396-398, 402-404.

  [46] POMPONNE, _Lettre_ en date du 5 juin 1667.--_Mém. de_
  COULANGES, p. 405.

  [47] POMPONNE, _Lettre_ en date du 17 avril 1666, p. 402.
  Pomponne écrit toujours Brévone, et peut-être est-ce le véritable
  nom de cette petite rivière, nommée _Beuvronne_ sur nos cartes
  modernes.

Ces _Quiquoix_ étaient des hôtes fort gais, très-aimables et
très-spirituels, si nous en jugeons par les pièces de vers
qu'adressèrent quatre d'entre eux à madame de Guénégaud, chez laquelle,
pendant le carnaval, ils avaient, déguisés en muets du Grand Seigneur et
masqués, dansé un ballet, sans avoir été reconnus. Ils supposent qu'ils
en étaient morts de douleur et qu'ils lui écrivent des enfers:

    Du noir cabinet de Pluton,
    Et d'un des fuseaux de Clothon,
    Nous vous écrivons cette lettre,
    Qu'un Songe vient de nous promettre
    De vous porter dès cette nuit
    Sans vous faire ni peur ni bruit.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Sous mille formes différentes,
    Nos ombres, vos humbles servantes,
    D'un vol prompt quittant les enfers,
    Vont droit à l'hôtel de Nevers;
    Les beautés des champs Élysées
    Pour ce beau lieu sont méprisées:
    Mânes, fantômes et lutins,
    Esprits plus follets que malins,
    Un caprice nous y transporte
    Par la fenêtre et par la porte.
    Là, comme de notre vivant,
    Tantôt, derrière un paravent,
    Nous prenons grand plaisir d'entendre
    Un entretien galant et tendre;
    Tantôt, du coin du cabinet,
    Nous observons ce qui se fait;
    Tantôt, sous le tapis de table,
    Nous jugeons d'un conte agréable;
    Tantôt, sous les rideaux du lit,
    Nous rions lorsque quelqu'un rit.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Quoique nos ombres amoureuses
    Aiment les heures ténébreuses,
    Et qu'elles vous fassent leur cour
    La nuit plus souvent que le jour,
    Pour n'être pas toutes contentes,
    Elles ne sont pas déplaisantes.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Le mal, à ne rien celer,
    Est que nous ne saurions parler.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Quiconque en l'empire nocturne
    Descend muet et taciturne
    N'y devient pas fort éloquent,
    Ou ce miracle est peu fréquent;
    La mort prend tout, et la friponne
    Ne rend la parole à personne:
    Ainsi notre unique recours
    Est de vous écrire toujours.
    Lisez donc, charmante Amalthée,
    Une lettre qui fut dictée
    Du pays d'où nul ne revint,
    L'an mil six cent soixante-cinq[48].

  [48] _Recueil de quelques pièces nouvelles et galantes_; Cologne,
  chez Pierre Marteau, 1667, in-18, 2e partie, p. 80-83.

Peut-être ces vers étaient-ils de M. de Pomponne: il en avait fait
beaucoup dans sa jeunesse. Deux des madrigaux de la fameuse _Guirlande
de Julie d'Angennes_ sont signés DE BRIOTE, qui était son premier nom,
et on a imprimé de lui une ode qui prouve un vrai talent pour la
poésie[49].

  [49] _Recueil de poésies diverses, par M._ DE LA FONTAINE, 1671,
  in-12, t. II, p. 113 et 114.--_Guirlande de Julie_, à la suite
  des _Mémoires de M. le duc_ DE MONTAUSIER, p. 193 et 199.

Mais il était occupé, au temps dont nous traitons, d'affaires plus
sérieuses. La cessation des rigueurs du pouvoir fut pour de Pomponne le
commencement d'une haute faveur. Le maréchal de Gramont et de Lionne,
tous deux ses amis, parvinrent à le faire rentrer dans les emplois
publics. Louis XIV le nomma ambassadeur extraordinaire en Suède à la fin
de cette même année 1665[50]. Le jeune roi était attentif à s'entourer
de tous les hommes capables, et il ne se laissait dominer par aucune
prévention quand il s'agissait de l'intérêt de l'État. Non-seulement il
avait permis au cardinal de Retz de rentrer, mais il traitait avec égard
cet ancien chef de la Fronde, parce qu'il prévoyait en avoir besoin[51].
Le même motif l'avait déterminé à faire d'un exilé un ambassadeur.
L'emploi de toutes ses heures était réglé d'une manière invariable[52].
Il ne s'en fiait point à ses généraux et à ses ministres pour les
détails qui concernaient la guerre; il les faisait surveiller par des
hommes habiles et sûrs, et entretenait pour cet effet une vaste
correspondance. Il passait lui-même en revue l'armée avec une
scrupuleuse attention[53]. Par sa vigilance toujours active, son
autorité était partout présente; elle agissait sur tous comme une
divinité à la fois bienfaisante et redoutable. Il ne se contentait pas
d'augmenter ses forces de terre et de mer; par ses négociateurs, il
travaillait à faire concourir toutes les puissances aux desseins de sa
politique. Il opposait secrètement le Portugal à l'Espagne, et
ouvertement la Hollande à l'Angleterre. La marine, qu'il avait créée et
organisée, réprimait la piraterie; il imposait ainsi aux nations qui
jusque-là avaient eu la prétention de dominer sur les mers[54].

  [50] L'abbé ARNAULD, _Mém._, t. XXXIV, p. 18.--MONMERQUÉ,
  _Biographie universelle_, t. XXXIV, p. 318.

  [51] LOUIS XIV, _Lettres_, t. V, p. 395.

  [52] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. XII, p. 369.

  [53] LOUIS XIV, _Instructions au Dauphin_, t. II, p. 78-82, 141,
  180, 205, 230, 250 des _OEuvres_.

  [54] LOUIS XIV, _Instructions au Dauphin_, OEuvres, t. I, p. 141.

La mort d'Anne d'Autriche, arrivée au commencement de l'année 1666, et
ensuite celle du prince de Conti attristèrent la cour, et firent
suspendre les fêtes. LOUIS XIV avait passé l'hiver à Saint-Germain en
Laye, et résida la plus grande partie de l'été à Fontainebleau,
fortement occupé de ses préparatifs de guerre, de ses négociations et de
l'administration de son royaume. Madame de Sévigné ne faisait donc aucun
sacrifice à madame de Guénégaud en consentant à aller passer à Fresnes
la belle saison. Elle n'y put jouir de la société de M. de Pomponne,
qui s'était rendu à Stockholm. Au sein des grandeurs et des affaires,
sous le climat glacé de la Baltique, l'ambassadeur regrettait vivement
le ciel de la patrie, son vieux père, les délices de son domaine, tous
ses amis, les femmes aimables qui composaient la société de Fresnes et
surtout madame de Sévigné et madame de la Fayette. Pour tromper un peu
son ennui, il entretenait avec M. et madame de Guénégaud une
correspondance sur ce ton badin qui, passé en habitude dans cette
société de vrais amis, était comme l'indice de l'intimité de leur
liaison. Une de ses lettres, qui est une réponse à celle qu'il avait
reçue de M. de Guénégaud, est datée de Stockholm le 17 avril 1666, et se
termine ainsi: «De toutes les langues, je ne parle qu'un latin de
négociations et d'affaires, qui n'est pas tout à fait aussi poli que
celui de la cour d'Auguste. Je ne vois, pour tous livres, que des
traités de guerre, de commerce et de pacification; et les intérêts du
Nord, de l'Angleterre et de la Hollande sont les plus galantes choses
dont je m'entretienne. Peut-être serai-je assez heureux pour reprendre
bientôt le langage d'Amalthée; et c'est en celui de l'amitié, que l'on y
parle mieux qu'en lieu du monde, ou plutôt que l'on ne parle que là, que
je vous assure que nul triton n'est si inviolablement acquis que moi à
toutes les nymphes et tous les tritons de la Brévone.» Puis il signe
CLIDAMANT[55].

  [55] _Lettre de_ M. DE POMPONNE _à M. Duplessis-Guénégaud_, datée
  de Stockholm le 17 avril 1666, dans les _Mémoires de_ COULANGES,
  p. 398-402.

Toute la société de Fresnes se réunit pour répondre à cet aimable
ambassadeur. Nous n'avons plus la portion de la lettre écrite par M. et
madame de Guénégaud et par M. de la Rochefoucauld; mais il nous reste
celle qui fut tracée par madame de la Fayette et madame de Sévigné; et
si nous négligions de la citer, on ne pourrait bien apprécier ni
l'amitié qui unissait toute la société de Fresnes ni les succès
qu'obtenait déjà dans le monde mademoiselle de Sévigné[56].

  [56] _Mémoires de_ COULANGES, p. 402.

   DE MADAME DE LA FAYETTE A M. DE POMPONNE.

    «A Fresnes, ce 1er mai 1666.

   «Je suis si honteuse de ne vous avoir point écrit depuis que vous
   êtes parti que je crois que je n'aurais jamais osé m'y hasarder
   sans une occasion comme celle-ci. A l'abri des noms qui sont de
   l'autre côté de cette lettre (le nom de M. de Guénégaud et celui
   de M. de la Rochefoucauld), j'espère que vous vous apercevrez du
   mien. Aussi bien il y en a un qui le suit assez souvent. Mais
   apparemment, puisqu'il est question de mademoiselle de Sévigné,
   vous jugez bien que l'on ne parlera plus de moi, au moins sur ce
   propos; car ne plus parler de moi, ce n'est pas chose possible à
   Fresnes et à l'hôtel de Nevers. J'y suis le souffre-douleur; on
   s'y moque de moi incessamment. Si la douceur de madame de
   Coulanges et de madame de Sévigné ne me consolait un peu, je crois
   que je m'enfuirais dans le Nord.»

   DE MADAME DE SÉVIGNÉ AU MÊME.

   «Pour moi, je suis comme madame de la Fayette: si j'avais encore
   été longtemps sans vous écrire, je crois que je vous aurais
   souhaité mort, pour être défaite de vous; _chi offende non
   perdona_, comme vous savez. Cependant c'eût été grand dommage, car
   j'apprends que Votre Excellence fait autant de merveilles qu'elle
   se fait aimer quand elle est à Fresnes. Je suis donc fort aise de
   vous écrire, afin de ne vous plus souhaiter tant de mal. Nous
   sommes tous ici dans une compagnie choisie; si vous y étiez, il
   n'y aurait rien à désirer. J'ai causé ce matin deux heures avec
   monsieur votre père: si vous saviez comme nous nous aimons, vous
   en seriez jaloux. Adieu, monsieur l'ambassadeur; si l'évêque de
   Munster voit cette lettre, je serai bien aise qu'il sache que je
   vous aime de tout mon cœur.»

Christophe-Bernard Van Galen, prince-évêque de Munster, soudoyé par
l'Angleterre, avait attaqué les Hollandais. Louis XIV envoya à leur
secours six mille hommes[57], qui firent les troupes de l'évêque
prisonnières dans Oudenbosch. Van Galen cherchait alors à négocier avec
la France; mais son caractère violent donnait lieu de craindre qu'il
n'arrêtât les courriers qui passaient pour se rendre en France; et c'est
à cette circonstance que madame de Sévigné fait allusion dans sa lettre.

  [57] LOUIS XIV, _Instructions au Dauphin_, dans ses _OEuvres_, t.
  II, p. 39.

Madame de Coulanges, qui se trouvait alors à Fresnes, avait épousé en
1659 le joyeux cousin de madame de Sévigné[58]. Le nom de madame de
Coulanges était Marie-Angélique Dugué de Bagnols; elle s'était fait
remarquer de bonne heure par son esprit vif, brillant, mais caustique;
et ce fut peut-être ce défaut qui l'empêcha d'acquérir l'influence et le
crédit que paraissaient lui promettre sa parenté et ses succès dans le
monde. Nièce du chancelier le Tellier, cousine germaine du ministre
Louvois, accueillie, recherchée avec empressement dans tous les cercles
d'élite, invitée dans toutes les fêtes de la cour et de tous les
voyages, elle ne put jamais obtenir une intendance pour son mari.
L'incapacité de celui-ci pour les affaires en fut la cause. Il avait été
nommé conseiller au parlement de Metz en 1657; et son inaptitude à
remplir ses fonctions est restée célèbre, parce qu'elle a introduit dans
la langue une phrase proverbiale souvent employée. Deux paysans, dont
l'un se nommait Grappin, se disputaient une mare d'eau: Coulanges, ayant
à faire le résumé de cette affaire, avant de lire les conclusions de
l'arrêt, s'embrouilla tellement dans les détails qu'il ne put s'en
tirer; il resta court et quitta subitement son tribunal en disant:
«Pardon, messieurs, je me noie dans la mare à Grappin. Je suis votre
serviteur.» Madame de Coulanges, à l'époque où elle se trouvait à
Fresnes, en 1666, avait environ vingt-sept ans. Elle fut plus coquette
que madame de Sévigné, et eut une vertu moins ferme et plus contestée.
Ceux qui s'empressaient alors autour d'elle étaient le galant abbé
Testu, Brancas le distrait, le séduisant la Fare, mais plus
particulièrement et plus assidûment le marquis de la Trousse, son parent
et parent aussi de madame de Sévigné.

  [58] Cf. 1re partie de ces _Mémoires_, p. 8; et les _Mémoires de_
  COULANGES, p. 53.

La réponse que fit M. de Pomponne à la lettre collective démontre que
mademoiselle de Sévigné avait déjà passé l'âge de la timidité virginale
et qu'elle commençait à prendre part à tout ce qui se passait dans la
société.

«J'ai bien envie, dit de Pomponne, de murmurer contre l'ambassade; j'ai
manqué le _salement_ de mademoiselle de Sévigné. De tout ce que j'ai vu
et entendu au pays de Brévone[59], rien ne m'a paru si digne de
curiosité. Mais n'êtes-vous pas cruels, tous tant que vous êtes, de ne
point m'expliquer de tels mots? Quelle honte qu'il ne se trouve personne
parmi vous qui ait cette charité pour un pauvre _Quiquoix_ dépaysé! Et
cette madame de la Fayette, à qui l'on me renvoie, n'aurait-elle pas
mieux fait de me le dire que de m'apprendre que l'on se moque d'elle
depuis le matin jusqu'au soir, comme si ce m'était une chose fort
nouvelle? Elle a été moquée et le sera; je l'ai été avant elle et le
serai; enfin, c'est un honneur que nous partagerons longtemps ensemble.
Pour madame de Sévigné, je comprends qu'elle avait assez d'affaires à
voir saler sa pauvre fille pour ne lui pas reprocher de m'en avoir caché
le mystère et pour n'avoir qu'à la remercier très-humblement des marques
de son amitié, qu'elle a bien voulu hasarder à la discrétion de M. de
Munster[60].»

  [59] A Fresnes. Voyez ci-dessus, p. 22, la note 2.

  [60] _Lettre de_ M. DE POMPONNE, en date du 5 juin 1666. Dans les
  _Mémoires de_ COULANGES, p. 405, 406.

Heureux temps, où le sérieux des plus grandes affaires n'excluait pas la
gaieté et les plus grotesques fantaisies; où l'urbanité, la décence et
la grâce dominaient jusque dans l'abandon des plus folâtres jeux et du
commerce le plus familier!



CHAPITRE II.

1666-1667.

   Mademoiselle de Sévigné est chantée par les poëtes.--Ménage
   compose des vers pour elle.--La Fontaine lui dédie une de ses plus
   jolies fables.--Saint-Pavin lui écrit une lettre.--Il lui adresse
   des stances au sujet de son goût pour le reversis.--La froideur de
   mademoiselle de Sévigné empêchait les passions de naître.--Sa mère
   cherche à la marier.--Correspondance de Bussy et de madame de
   Sévigné à ce sujet.--Le duc de Caderousse et Desmoutiers, comte de
   Mérinville, se présentent pour l'épouser.--Ils sont éloignés, et
   pourquoi.--Madame de Sévigné va passer l'hiver aux
   Rochers.--Lettre en vers que lui écrit Saint-Pavin pour l'engager
   à revenir à Paris.--La cour réside, cet hiver, à Saint-Germain en
   Laye.--On y danse le ballet des _Muses_.--Molière compose, pour ce
   ballet, _Mélicerte_ et _l'Amour sicilien_.--Madame de Sévigné
   profite de son séjour aux Rochers pour augmenter et embellir sa
   terre.--Elle revient au printemps à Paris.--Le roi était parti
   pour l'armée.--Commencement de la guerre avec
   l'Espagne.--Prétextes allégués.--Administration intérieure bien
   réglée.--Réformes de la justice.--Lettres et beaux-arts
   encouragés.--Victoires de Louis XIV.--Changement dans sa conduite
   à l'égard de ses maîtresses après la mort de la reine mère.--La
   Vallière est faite duchesse.--Intrigues du roi avec la princesse
   de Monaco.--Espiègleries de Lauzun.--Madame de Montespan prend la
   première place dans le cœur du roi.

Trois ans s'étaient écoulés depuis que mademoiselle de Sévigné avait
paru pour la première fois dans les ballets du roi. Depuis cette époque,
ses attraits plus développés avaient acquis plus d'éclat. Son esprit et
ses grâces, perfectionnés par l'éducation, en avaient fait une femme
accomplie. L'admiration que partout elle faisait naître entretenait
dans le cœur de madame de Sévigné un orgueilleux sentiment de tendresse
et d'amour qui absorbait toutes ses pensées. Dans son entière abnégation
de toute autre jouissance, elle semblait ne plus considérer toutes les
choses de ce monde que dans leurs rapports avec sa fille. Les louanges
qu'on avait coutume de lui adresser à elle-même lui paraissaient un
larcin fait à cet objet chéri; et dès lors, pour lui plaire, ce fut pour
sa fille, et non pour elle, que les poëtes ses amis composèrent des
vers. Ménage adressa à mademoiselle de Sévigné un madrigal en italien,
langue qu'elle comprenait déjà très-bien[61]. Le bon la Fontaine lui
dédia une de ses plus jolies fables, celle du Lion amoureux.

    Sévigné, de qui les attraits
    Servent aux Grâces de modèle,
    Et qui naquîtes toute belle,
    A votre indifférence près,
    Pourriez-vous être favorable
    Aux jeux innocents d'une fable,
    Et voir sans vous épouvanter
    Un lion qu'Amour sut dompter.
    Amour est un étrange maître:
    Heureux qui ne peut le connaître
    Que par récit, lui ni ses coups!
    Quand on en parle devant vous,
    Si la vérité vous offense,
    La fable au moins peut se souffrir
    Celle-ci prend bien l'assurance
    De venir à vos pieds s'offrir
    Par zèle et par reconnaissance[62].

  [61] ÆGIDII MENAGII _Poemata_, octava edit.; Amstel., 1667,
  in-12, p. 337, ou 5e édit., 1668, p. 279.

  [62] LA FONTAINE, _Fables_, liv. IV, fable I, édit. 1668, in-4º,
  p. 145; t. II, p. 3 de l'édit. 1668, in-12.--Cette fable commence
  le volume dans cette édition, et ce second volume (dans le seul
  exemplaire de ce format que j'aie encore rencontré) porte la date
  de 1668, tandis que le premier volume a celle de 1669: celle-ci
  est la vraie date, l'édition in-4º ayant précédé l'autre. La date
  des éditions où parut pour la première fois cette fable n'est pas
  indifférente à notre objet.

Saint-Pavin avait écrit une lettre en vers à mademoiselle de Sévigné
avant qu'elle eût commencé à prendre son essor dans le monde; et cette
petite pièce est empreinte d'une facilité qui nous engage à la
transcrire tout entière.

    A MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ.

    L'autre jour, chagrin de mon mal,
    Me promenant sur mon cheval
    Sur les bords des vertes prairies,
    J'entretenais mes rêveries,
    Quand j'aperçus votre moineau
    Sur le haut d'un jeune arbrisseau.
    Beaucoup moins gai que de coutume,
    Il avait le bec dans la plume,
    Comme un oiseau qui languissait
    Loin de celle qu'il chérissait.
    Je l'appelai comme on l'appelle:
    Il vint à moi battant de l'aile;
    Et, sur mon bras s'étant lancé,
    Je le pris et le caressai;
    Mais après, faisant le colère,
    Je lui dis d'un ton bien sévère:
    Apprenez-moi, petit fripon,
    Ce qui vous fait quitter Manon.
    «Ah! me dit-il en son langage,
    Ma belle maîtresse, à son âge,
    S'offense et ne peut trouver bon
    Qu'on l'appelle encor de ce nom.
    Je sais que vous l'avez connue;
    Mais tout autre elle est devenue:
    Son esprit, qui s'est élevé,
    Plus que son corps est achevé;
    Il est bien juste qu'on la traite
    En fille déjà toute faite.
    Elle entend tout à demi-mot,
    Discerne l'habile du sot;
    Et sa maman, seule attrapée,
    La croit encor fille à poupée.
    Tous les matins dans son miroir
    Elle prend plaisir à se voir,
    Et n'ignore pas la manière
    De rendre une âme prisonnière;
    Elle consulte ses attraits,
    Sait déjà lancer mille traits
    Dont on ne peut plus se défendre
    Pour peu qu'on s'en laisse surprendre.
    Depuis qu'elle est dans cette humeur,
    Elle m'a banni de son cœur,
    Et ne m'a pas cru davantage
    Un oiseau digne de sa cage.
    Désespéré, j'ai pris l'essor,
    Résolu plutôt à la mort
    Que voir une ingrate maîtresse
    N'avoir pour moi soin ni tendresse.
    Je sais que vous l'aimez aussi;
    Gardez qu'elle vous traite ainsi;
    Elle est finette, elle est accorte,
    Et n'aime que de bonne sorte.»
    Ce fut ainsi qu'il me parla,
    Puis aussitôt il s'envola.[63]

  [63] SAINT-PAVIN, dans l'édition des _Lettres de_ SÉVIGNÉ, par M.
  MONMERQUÉ, 1820, in-8º, t. I; _Choix de Poésies_, p. VII et VIII.

Dans des stances que Saint-Pavin adressa à mademoiselle de Sévigné, qui
doivent être postérieures à cette épître, il la raille sur son goût pour
le reversis.

    La jeune Iris n'a de souci
    Que pour le jeu de reversi,
    De son cœur il s'est rendu maître:
    A voir tout le plaisir qu'elle a
    Quand elle tient un _quinola_,
    Heureux celui qui pourrait l'être!
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Son cœur devrait-il t'échapper,
    Amour? Fais, pour la détromper,
    Qu'elle ait d'autres amants en foule;
    La belle au change gagnera[64].

  [64] _Ibid._, t. I, p. VIII.

Ainsi que je l'ai dit dans une des précédentes parties de ces Mémoires,
l'air froid, indifférent, dédaigneux même de mademoiselle de Sévigné,
que sa mère, sa grande admiratrice, lui reproche doucement dans une de
ses lettres, détruisait en partie l'effet produit par sa beauté. Sa
conversation intéressait d'abord, parce qu'elle avait de l'esprit et du
savoir; mais, comme rien ne partait du cœur, que rien n'y était
suggéré, animé par ses impressions du moment, on s'en lassait bientôt.
Il paraît que plus tard, et dans l'âge où l'on fait de sérieuses
réflexions sur soi-même, elle reconnut elle-même ce qui lui avait
toujours manqué pour faire, comme sa mère, les délices des sociétés où
elle se trouvait; car elle écrit à celle-ci: «D'abord on me croit assez
aimable, et quand on me connaît davantage on ne m'aime plus.» Sentence
qui fait jeter les hauts cris à madame de Sévigné; mais la manière dont
elle la combat[65] prouve que madame de Grignan continuait à être ce
qu'avait été mademoiselle de Sévigné. Par une ferme résolution, nous
pouvons perfectionner notre nature, mais nous ne pouvons la changer;
elle reste toujours la même malgré le blâme de notre raison; et il est
plus facile de reconnaître en nous ce qui fait défaut que d'acquérir ce
qui nous manque.

  [65] Madame DE SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date du 22 septembre 1680, t.
  VI, p. 469, édit. de Monmerqué.

Cependant il était arrivé pour madame de Sévigné ce moment à la fois
cruel et doux où une mère doit enfin consentir à confier à un mari les
destinées de sa fille chérie, où elle doit se résoudre à n'être plus le
seul et principal objet de ses affections, la confidente unique de ses
pensées.

A l'époque dont nous parlons, madame de Sévigné était péniblement
préoccupée de ce grand devoir de mère. Peu de partis se présentaient, du
moins de ceux qui pouvaient être acceptés. Les preuves de cette
assertion se trouvent dans les lettres mêmes de madame de Sévigné et
dans celles de Bussy, qui, en bon parent, partageait à cet égard les
sollicitudes de sa cousine: il l'entretenait souvent de mademoiselle de
Sévigné, dont il admirait l'esprit et la beauté, et il la désignait
presque toujours par ces mots: «La plus jolie fille de France.»

Lorsque mademoiselle de Brancas, liée avec mademoiselle de Sévigné,
venait d'épouser (le 2 février 1667) Charles de Lorraine, prince
d'Harcourt, Bussy écrivait à sa cousine: «Mademoiselle de Sévigné a
raison de me faire ses amitiés: après vous, je n'estime et n'aime rien
autant qu'elle. Je suis assuré qu'elle n'est pas si mal satisfaite de sa
mauvaise fortune que moi; et sa vertu lui fera attendre sans impatience
un établissement avantageux, que l'estime extraordinaire que j'ai pour
elle me persuade être trop lent à venir.--Voilà de grandes paroles,
madame; en un mot, je l'aime fort, et je trouve qu'elle devrait être
plutôt princesse que mademoiselle de Brancas[66].»

  [66] BUSSY, _Lettre à madame de Sévigné_, en date du 23 mai 1667,
  dans les _Lettres de_ SÉVIGNÉ, édit. de M., t. I, p. 11; t. I, p.
  162, édit. de G.

Un an plus tard, l'impatience de madame de Sévigné se trahit vivement
par ces paroles contenues dans plusieurs réponses faites à Bussy: «La
plus jolie fille de France vous fait ses compliments: ce nom paraît
assez agréable; je suis pourtant lasse d'en faire les honneurs[67].»

  [67] SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date du 26 juillet 1668, t. I, p. 189,
  dans l'édition de G. de S.-G.; t. I, p. 133, édit. de Monmerqué.

Bussy répond: «La plus jolie fille de France sait bien ce que je lui
suis. Il me tarde autant qu'à vous qu'un autre vous aide à en faire les
honneurs; c'est sur son sujet que je reconnais la bizarrerie du destin
aussi bien que sur mes affaires[68].»

  [68] _Lettre de_ BUSSY à madame de Sévigné, en date du 29 juillet
  1668, dans les _Lettres de_ SÉVIGNÉ, t. I, p. 141, éd. de M.; t.
  I, p. 198, éd. de G.

Un mois après, madame de Sévigné écrit encore à Bussy: «La plus jolie
fille de France est plus digne que jamais de votre estime et de votre
amitié. Sa destinée est si difficile à comprendre que, pour moi, je m'y
perds[69].»

  [69] SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date du 28 août 1668, t. I, p. 148,
  édit. de Monmerqué; t. I, p. 207, édit. de G. de S.-G.

Je pense que le mot de cette énigme était parfaitement connu de madame
de Sévigné et de Bussy, mais qu'ils ne voulaient pas se le dire
mutuellement, parce qu'ils osaient à peine se l'avouer à eux-mêmes.

La froideur de mademoiselle de Sévigné pouvait bien, ainsi que je l'ai
dit, l'empêcher d'inspirer de grandes passions; mais alors, plus qu'à
toute autre époque, ce n'était pas l'amour qui faisait contracter les
mariages, c'étaient l'ambition et l'intérêt; c'étaient surtout les
espérances que l'on pouvait fonder sur la faveur du monarque. Or,
mademoiselle de Sévigné appartenait à une famille frondeuse et
janséniste, dans laquelle ne se trouvait aucun homme puissant qui fût
intéressé à sa grandeur. Le choc des factions avait abattu la haute
fortune de Retz; Bussy, que ses talents militaires auraient pu faire
parvenir aux plus hautes dignités de l'État, était, par sa faute, depuis
longtemps disgracié. Ainsi aucun des chefs de cette famille ne pouvait
contribuer à l'élévation de celui qui aurait contracté alliance avec
elle; et cependant madame de Sévigné pensait que la beauté et la riche
dot de sa fille lui donnaient le droit de n'accueillir pour elle que des
propositions où le rang et la naissance se trouvaient en parfaite
convenance avec ce qu'elle croyait avoir droit d'exiger; et comme elle
portait naturellement ses prétentions au niveau de l'admiration qu'elle
avait pour sa fille, peu de partis lui convenaient: ceux qui auraient pu
la flatter, par les raisons que je viens d'exposer, ne se présentaient
pas.

Il s'en offrit pourtant plusieurs qui semblaient réunir toutes les
conditions propres à être agréés, et les lettres de madame de Sévigné
nous en font connaître deux: l'un, le duc de Caderousse, dont nous avons
parlé, qui épousa mademoiselle de Guénégaud[70]; l'autre, Charles de
Mérinville, fis de François Desmoutiers, comte de Mérinville, chevalier
des ordres du roi et alors lieutenant général de Provence. Le comte de
Mérinville se trouvait à Paris en 1667, absent de son gouvernement; et
il profita de cette occasion pour présenter son fils chez madame de
Sévigné et lui demander sa fille en mariage[71]. Cette proposition parut
satisfaire madame de Sévigné, et l'union fut sur le point de se
conclure. Le jeune homme était de l'âge de mademoiselle de Sévigné, mais
il lui plaisait peu; et madame de Sévigné fit naître tant d'incidents
par la crainte qu'elle avait d'arriver à une conclusion que les
négociations commencées se rompirent[72]. Ce ne fut que plus tard, ainsi
que nous le dirons, que M. le comte de Grignan, beaucoup plus âgé que
Mérinville et deux fois veuf, fut agréé par la mère et par la fille[73].

  [70] SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date des 1er août 1667 et 9 août 1671,
  t. I, p. 117; et t. II, p. 149, édit. de Monmerqué.--_Mémoires
  de_ COULANGES, p. 391.

  [71] PAPON, _Histoire générale de Provence_, in-4º, t. IV, p.
  819. Sur les exploits de Mérinville le père à la guerre, conférez
  LORET, _Gazette_, année 1656, liv. VII, p. 36.

  [72] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 août 1671), t. II, p. 149, édit. de
  Monmerqué.--PAPON, _Histoire générale de Provence_, t. IV, p.
  819.

  [73] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 86 et 106; t. III, p. 418,
  édit. de Monmerqué.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. XII, p. 59.

Mais avant et dès le temps où elle s'était résolue à établir sa fille,
madame de Sévigné avait songé à faire des économies. C'est pour y
parvenir que, dans l'automne de l'année 1666, elle se rendit à sa maison
des Rochers, et qu'elle se résolut à y prolonger son séjour pendant tout
l'hiver[74]. Ce fut là un grand sujet de contrariété et d'ennui pour ses
amis de Paris et pour toutes les sociétés qu'elle animait par sa gaieté
et par son esprit. Saint-Pavin se rendit leur organe, et lui adressa en
Bretagne une lettre en vers, pour lui exprimer le désir que l'on avait
de la voir revenir dans la capitale.

    Paris vous demande justice;
    Vous l'avez quitté par caprice.
    A quoi bon de tant façonner,
    Marquise? il y faut retourner.
    L'hiver approche, et la campagne,
    Mais surtout celle de Bretagne,
    N'est pas un aimable séjour
    Pour une dame de la cour.
    Qui vous retient? Est-ce paresse?
    Est-ce chagrin? est-ce finesse?
    Ou plutôt quelque métayer
    Devenu trop lent à payer?
    De vous revoir on meurt d'envie;
    On languit ici, on s'ennuie;
    Et les Plaisirs, déconcertés,
    Vous y cherchent de tous côtés.
    Votre absence les désespère;
    Sans vous ils n'oseraient nous plaire.
    Si vous étiez ici demain,
    La cour quitterait Saint-Germain;
    Et les Jeux, les Ris et les Grâces,
    Qui marchent toujours sur vos traces,
    Y rendraient l'Amour désormais
    Plus galant qu'il ne fut jamais.

  [74] SÉVIGNÉ, _Lettres_ en date du 21 novembre 1666 et du 20 mai
  1667, t. I, p. 109 et 111, édit. de M.; t. I, p. 154 et 156,
  édit. de G.

Après nous avoir appris, par des contre-vérités sur mademoiselle de
Sévigné, qu'elle s'appliquait avec succès à l'étude de l'espagnol et de
l'italien, Saint-Pavin continue ainsi:

    Il faut quitter ce badinage.
    Votre fille est le seul ouvrage
    Que la nature ait achevé:
    Dans les autres elle a rêvé.
    Aussi la terre est trop petite
    Pour y trouver qui la mérite;
    Et la belle, qui le sait bien,
    Méprise tout et ne veut rien.
    C'est assez pour cet ordinaire,
    Et trop peut-être pour vous plaire;
    S'il est vrai, gardez le secret,
    Et donnez ma lettre à Loret:
    Je crois qu'en Bretagne on ignore
    S'il est mort ou s'il vit encore[75].
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    . . . . . . . . . . . Songez à partir.
    La réponse la plus touchante
    Ne pourrait payer mon attente;
    Tout le plaisir est à se voir.
    Les sens se peuvent émouvoir:
    Tel est vieux et n'ose paraître
    Qui, vous voyant, ne croit plus l'être[76].

  [75] Loret était mort depuis peu de temps. Dans sa dernière
  gazette, qui est du 28 mars 1665, il expose ses infirmités, et
  dit presque adieu à ses lecteurs. Voyez _la Muse historique_,
  liv. XVI, p. 51 et 52.

  [76] _Recueil des plus belles Poésies des poëtes françois_;
  Paris, chez Claude Barbin, 1692, in-12, p. 325-328.--_Poésies de_
  SAINT-PAVIN; chez Leprieur, 1759, in-12, p. 62-71.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. I; _Choix de Poésies_, p. III, édition de
  Monmerqué.

La cour, ainsi que le dit Saint-Pavin, avait résidé à Saint-Germain
durant l'hiver que madame de Sévigné passa en Bretagne; mais quoique les
divertissements n'y eussent pas été aussi brillants que ceux des années
précédentes, cependant ils ne furent que peu de temps suspendus par la
mort de la reine mère. Benserade composa pour l'hiver de 1666 le _Ballet
des Muses_, dans lequel le roi dansa avec MADAME, mademoiselle de la
Vallière, madame de Montespan et d'autres beautés. Ce fut à cette
occasion que Molière rima son insipide pastorale de _Mélicerte_, qu'il
se repentit d'avoir écrite et qu'il remplaça depuis par la jolie pièce
du _Sicilien ou l'Amour peintre_[77].

  [77] _Ballet royal des Muses_, dansé par Sa Majesté en 1666, dans
  les _OEuvres de_ BENSERADE, t. II, p. 357.--_Mélicerte_, comédie
  pastorale héroïque, par J.-B. P. DE MOLIÈRE, représentée pour la
  première fois à Saint-Germain en Laye, pour le Roy, au ballet des
  Muses, en décembre 1666, par la troupe du Roy; dans les _OEuvres
  posthumes_ de monsieur DE MOLIÈRE; chez Denis Thierry, 1682,
  in-12, _imprimées pour la première fois_, t. VII des _OEuvres_,
  p. 229.

Madame de Sévigné profita de son séjour aux Rochers pour agrandir et
embellir sa demeure sans nuire à ses projets d'économie. «J'ai fait
planter, écrivait-elle à Bussy, une infinité de petits arbres et un
labyrinthe d'où l'on ne sortira pas sans le fil d'Ariane; j'ai encore
acheté plusieurs terres, à qui j'ai dit, selon la manière accoutumée: Je
vous fais parc. De sorte que j'ai étendu mes promenoirs sans qu'il m'en
ait coûté beaucoup[78].»

  [78] SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date du 20 mai 1667, t. I, p. 113,
  édit. de Monmerqué, et p. 156 de l'édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné ne revint à Paris qu'au printemps suivant, vers la fin
du mois de mai[79]. Louis XIV était alors à Compiègne; mais il partit
bientôt pour aller rejoindre son armée, et commencer enfin cette grande
lutte contre l'Espagne à laquelle il se préparait depuis longtemps:
vaste scène qui s'ouvrait pour l'Europe entière, et qui, après de
sanglants combats, se termina par la conquête de la Flandre et celle de
la Franche-Comté[80]. Ainsi fut constitué ce beau royaume de France en
une masse compacte et formidable, restée intacte malgré les désastres de
la fin de ce glorieux règne, malgré la corruption et la mollesse des
deux règnes suivants, malgré les affreuses convulsions de l'anarchie et
la délirante ambition du génie des batailles.

  [79] Louis XIV partit de Paris le 16 mai, et alla coucher à
  Champlâtreux. Conférez DALLICOURT, _Campagne royale_, p. 4.

  [80] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 29 et 30.--Sur les causes ou
  les prétextes de cette guerre, conférez _Dialogues sur les droits
  de La Reyne très-chrétienne_; Paris, de l'imprimerie d'Antoine
  Vitré, 1667, in-12 (23 pages). Ce fut Louis XIV qui fit composer
  et répandre ce petit écrit; il est avoué par lui dans
  l'avertissement. La permission d'imprimer est du 10 mai 1667.
  Grimoard, dans les _OEuvres de_ LOUIS XIV, t. III, p. 37, parle
  d'un _Traité des droits de la Reyne_, dont il y eut trois
  éditions. Est-ce le même écrit que le Dialogue?--Cf. MIGNET,
  _Négociations relatives à la succession d'Espagne_, 1835, in-4º,
  t. I, p. 177-297, 391-495.

Tandis que Louis XIV, à Versailles, à Saint-Germain, aux Tuileries ou
dans les camps, ne semblait s'occuper que de plaisirs, de politique et
de guerre, toutes les réformes, toutes les institutions, tous les
établissements qui devaient accroître les richesses et la prospérité de
la France s'exécutaient comme il les avait déterminés dans son conseil.
Quand, pour donner plus d'activité au commerce, il créa, en 1665, la
compagnie des Indes occidentales, les commerçants qui devaient la
composer furent assemblés au Louvre, sous la présidence de Colbert; et
le roi parut en personne au milieu d'eux, pour les exhorter à se livrer
avec toute sécurité à leurs opérations commerciales et pour leur donner
l'assurance que ses vaisseaux les protégeraient jusqu'aux extrémités de
l'univers[81]. C'est dans cette année 1667, si mémorable par tant de
succès guerriers[82], de traités et de négociations importantes[83], que
furent promulguées ces belles ordonnances pour l'administration de la
justice, admirées des jurisconsultes, et qu'on avait surnommées le Code
Louis[84]; que fut instituée l'Académie des sciences; que fut établie à
Rome une Académie des beaux-arts; qu'on jeta les fondements de ce
séjour de tant de savantes et impérissables découvertes, l'Observatoire
de Paris; que furent commencés les travaux du canal qui devait joindre
l'Océan à la Méditerranée; qu'enfin des prix furent distribués aux
peintres, aux artistes; des récompenses données aux savants étrangers,
afin de rattacher au drapeau de la France les talents les plus éminents,
les plus hautes capacités[85].

  [81] LORET, _Muse historique_, lettre 13, du 28 mars 1665, livre
  XVI, p. 50.

  [82] RAMSAY, _Hist. du vicomte de Turenne_, édit. in-12, t. II,
  p. 141-144.

  [83] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 139-142.

  [84] Le président HÉNAULT, _Abrégé chronologique_, année 1667, t.
  III, p. 864, édit. W.--BUSSY, _Hist. de Louis XIV_, 159-166.

  [85] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 267-272.--BUSSY, _Lettres_,
  t. V, p. 35.--LÉPICIÉ, _Vies des peintres du Roi_, p.
  46.--ECKARD, _États au vrai de toutes les sommes employées par
  Louis XIV_, chap. XVI, p. 59.--_Recueil de la Société des
  bibliophiles_, 1826, 1 vol. in-8º. Gratifications faites par
  Louis XIV aux savants et aux hommes de lettres depuis 1664
  jusqu'en 1679 (102 pages).

Le roi, en s'exposant plus qu'il n'était nécessaire, donna des preuves
de bravoure personnelle[86]; mais cependant ses ennemis étaient si mal
préparés à se défendre, ses succès furent si rapides que, si on excepte
le siége de Lille, cette campagne ressembla plus à une marche triomphale
qu'à une lutte guerrière[87].

  [86] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 141 et 142.

  [87] LOUIS XIV, _Mémoires historiques et Instructions au
  Dauphin_, dans les _OEuvres_, t. II, p. 328.--P. DALICOURT, _la
  Campagne royale ès années 1667 et 1668_; Paris, chez la veuve
  Gervais, 1668, in-12, p. 77-131.

Louis XIV conduisait avec lui la jeune reine; il la montrait aux peuples
soumis comme leur légitime souveraine; car c'était pour soutenir les
droits de sa femme à la souveraineté de ces contrées et à la succession
d'Espagne, à laquelle cependant on avait renoncé par le traité des
Pyrénées, qu'il entreprenait cette guerre[88]. Une riante et gracieuse
escorte de jeunes et belles femmes accompagnait Louis dans ses
conquêtes. Partout, après les combats, des fêtes étaient préparées,
spontanément offertes, ou commandées sous la tente et sur les champs de
bataille: au milieu des dangers de la mort, incessamment bravés pour la
patrie, la volupté semblait acquérir quelque chose de grand et de
martial, qui désarmait la censure des esprits sévères.

  [88] MONGLAT, _Mém._, p. 51-146.--LOUIS XIV, _Mém. historiques_,
  t. II, p. 304, 306, 307.

Le jeune roi donnait, sous ce rapport, à ses peuples, un exemple fatal,
dont sa cour était fortement préoccupée. La mort de la reine mère avait
achevé d'ôter à Louis XIV le peu de contrainte qu'il s'était imposée par
égard pour elle. La femme si douce et si tendre qui ne voyait dans le
roi qu'un amant, qui aurait voulu ensevelir dans l'ombre le secret d'une
liaison coupable, celle dont le cœur, avant d'être touché par l'amour
de Dieu, ne palpita jamais que pour un seul homme, fut condamnée à
porter le titre de duchesse, à laisser légitimer par lettres patentes sa
honte et ses dignités, à subir l'ennui d'un nombreux cortége, à dévoiler
le mystère de ses accouchements, à voir ses deux enfants ravis dès leur
naissance à sa tendresse maternelle, et, sous les noms de comte de
Vermandois et de mademoiselle de Blois, reconnus, par actes publics,
comme les honorés rejetons d'un royal adultère[89].

  [89] DREUX DU RADIER, _Mémoires historiques et critiques des
  reines et régentes de France_, t. VI, p. 416 et 417. Les lettres
  patentes qui créent la terre de Vaujour et la baronnie de
  Saint-Christophe en duché-pairie sont du mois de mai 1671, datées
  de Saint-Germain en Laye.

Ce ne furent pas là encore ses plus grandes afflictions. Lorsque Louis
XIV augmentait, par des faveurs qu'elle eût voulu repousser, les remords
de la Vallière, il froissait son cœur par de fréquentes infidélités,
indices certains de l'affaiblissement de son amour. Une de ces liaisons
passagères, qui eut lieu avec la princesse de Monaco, fille du duc de
Gramont, acquit plus de publicité que toutes les autres, parce qu'elle
occasionna la disgrâce du duc de Lauzun, amant favorisé de la princesse
avant le roi. Lauzun fut mis à la Bastille, non-seulement pour n'avoir
pas voulu un grade supérieur qui l'éloignait de la cour, mais pour avoir
forcé sa perfide maîtresse à recevoir un soir les tendres protestations
du roi à travers le trou d'une serrure dont Lauzun avait su dérober la
clef. Louis XIV pardonna à Lauzun cette audacieuse espièglerie, parce
que le goût qu'il avait pour celle qui en avait été l'objet se passa
promptement[90].

  [90] BUSSY, _Supplément aux Mémoires_, t. I, p. 59.--IDEM,
  _Lettres_, t. V, p. 37 (_Lettre de_ BENSERADE à Bussy, en date du
  15 septembre 1667).--IDEM, t. III, p. 148 et 149 (_Lettre de_
  BUSSY, en date du 10 août 1669, à madame D...) (de Montmorency),
  (L***, à la fin de la page 148, est Lauzun).--LA FARE,
  _Mémoires_, t. LXV, p. 105.--LA BEAUMELLE, dans les _Mémoires de
  Maintenon_, t. I, p. 69.

Mais une autre femme, réputée belle entre les belles, d'un caractère
haut et fier, mariée à un homme plein d'honneur, respectée par la
médisance, même à la cour, toucha vivement le cœur de Louis XIV.
C'était madame de Montespan, qui, par son esprit caustique, ses
saillies, ses bons mots, son talent de narrer avec gaieté, s'était fait
aimer de la reine et de madame de la Vallière. Celle-ci devina avant
tout le monde (l'instinct de l'amour est le plus vif de tous) qu'elle
était trahie, et que madame de Montespan allait être pour elle la cause
du plus grand des malheurs, celui d'être obligée de se séparer d'un
amant pour lequel l'ardeur de sa passion n'avait cessé de s'accroître.
Ce secret fut divulgué à la cour durant cette campagne, et il ouvrait
une nouvelle carrière aux intrigues qui s'agitaient sans cesse autour
de ce monarque, dès son début couronné par la victoire, et déjà, si
jeune, flatté par la renommée[91]. La cour se tenait à Compiègne, afin
de se trouver plus rapprochée des opérations de la guerre; et
lorsqu'elles étaient suspendues, Louis XIV se hâtait de retourner à
Compiègne, où l'attiraient les enchantements de sa nouvelle passion.

  [91] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 165.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLIII, p. 107, 109, 112, 115, 119, 120.--CHOISY,
  _Mémoires_, t. LXIII, p. 397-403.



CHAPITRE III.

1667.

   Madame de Sévigné revient à Paris, et écrit à Bussy.--Celui-ci
   dissimule avec elle.--Il demande au roi de rentrer au
   service.--Bussy avait conservé des amis, et entretenait une
   nombreuse correspondance.--Madame de Sévigné était la plus exacte
   à lui écrire.--La marquise de Gouville continuait de correspondre
   avec lui.--La marquise de Monglat s'efforce en vain de se remettre
   bien avec lui.--Les principaux correspondants de Bussy étaient le
   duc de Saint-Aignan, le duc de Noailles, le comte de Gramont,
   Benserade, Corbinelli, dom Cosme, général des feuillants, le P.
   Bouhours.--Jugement sur ce dernier.--Premier recueil des lettres
   de madame de Sévigné, données par Bussy, avec celles qu'il avait
   écrites.--Autres correspondants de Bussy en femmes: la marquise de
   Gouville, madame de Montmorency, la comtesse du Bouchet,
   mademoiselle d'Armentières, la maréchale d'Humières, la marquise
   d'Hauterive, mademoiselle Dupré.--Détails sur cette demoiselle,
   mise par Ménage au nombre des femmes illustres avec madame de
   Sévigné.--Madame de Scudéry.--Caractère de cette dame.--Comparée à
   madame de Sévigné.--Ce qu'elle écrit à Bussy sur les regrets
   d'avoir perdu son mari.--Des amis des deux sexes qu'avait madame
   de Scudéry.--De ses liaisons et de son cercle.--De son amitié pour
   le P. Rapin.--Elle le fait entrer en correspondance avec Bussy, et
   rend service à tous deux.--Pour se venger des vers de Boileau
   contre son mari, elle veut animer Bussy contre Boileau.--Vers de
   Boileau qui lui en ont fourni l'occasion.--Louis XIV demande
   l'explication de ces vers.--Ce qu'on lui répond.--Licence des
   mœurs de cette époque, autorisée par le monarque, la presse et le
   théâtre.--On joue l'_Amphitryon_ et _George Dandin_.--Bussy ne se
   trouve pas offensé par le vers de Boileau, et refuse de s'associer
   au ressentiment de madame de Scudéry contre ce poëte.--Bussy
   demande au roi de servir, et n'obtient rien.--Il occupe
   alternativement son château de Chaseu et celui de
   Bussy.--Description que Bussy fait de la galerie de portraits qui
   se trouvait dans ce dernier château.

Lorsque madame de Sévigné revint à Paris, toute la haute société avait
quitté cette capitale, tous ses amis étaient absents; et si elle
recherchait parfois la solitude, ce n'était pas lorsqu'elle était en
ville. Elle se résolut donc à passer l'été à Livry.

«Toute la cour est à l'armée, écrivait-elle[92] à Bussy; et toute
l'armée est à la cour. Paris est un désert; et, désert pour désert,
j'aime beaucoup mieux celui de la forêt de Livry, où je passerai l'été.

    En attendant que nos guerriers
    Reviennent couverts de lauriers.»

  [92] SÉVIGNÉ, _Lettre_ en date du 20 mai 1667, t. I, p. 112 de
  l'édit. de Monmerqué.--_Ibid._, t. I, p. 156, édit. de G. de
  S.-G.

Ainsi que je l'ai exposé dans la seconde partie de ces Mémoires, la
correspondance de madame de Sévigné avec Bussy, qui s'était renouée vers
cette époque, ne devait plus se rompre. Ce que nous en possédons nous
prouve que madame de Sévigné prenait une part très-vive aux succès de
Louis XIV et de son armée: à chaque nouvelle victoire, elle exprime des
regrets sincères que Bussy n'ait pas obtenu un commandement qui le mît à
portée d'obtenir sa part de tant de gloire. Bussy, toujours dominé par
son excessive vanité, dissimule avec sa cousine; il fait le dédaigneux
et le philosophe: cependant il lui envoie régulièrement les suppliques
qu'il adressait au roi à l'ouverture de chaque campagne, pour offrir ses
services; mais il ne lui disait pas qu'il écrivait sans cesse à ses
amis, pour qu'ils intercédassent aussi en sa faveur[93].

  [93] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 159-161 de l'édit. de G. de
  S.-G.; t. I, p. 114 de l'édit. de Monmerqué.--_Suite des Mémoires
  du comte_ DE BUSSY-RABUTIN, mss. no 221 de là bibliothèque de
  l'Institut.--BUSSY, _Lettres_, t. I, p. 7 (en date du 23 mai
  1667).--_Ibid._, p. 12 (4 février et 6 avril 1668), p. 38 (27
  mars 1670), p. 56 (13 mars 1671), p. 62 (19 septembre 1671 ), p.
  66 (8 décembre 1671), p. 128 (9 juin 1674), p. 134 (20 août
  1674), p. 178 (20 novembre 1675).

Bussy avait conservé, malgré les défauts de son caractère, un bon nombre
d'amis puissants et dévoués; il entretenait avec eux une correspondance
très-active[94]; il en avait une très-étendue avec des gens de lettres
et avec des femmes spirituelles, qui l'instruisaient de toutes les
nouvelles du jour et des intrigues de cour. Quelques-unes de ces femmes
s'étaient rendues célèbres dans les cercles de précieuses et de beaux
esprits, qui s'étaient multipliés dans Paris. Les unes étaient flattées
d'être en commerce de lettres avec un homme de qualité et de l'Académie;
les autres étaient des dames de la cour, dont quelques-unes avaient été
ses maîtresses et avaient conservé avec lui des rapports d'amitié. La
marquise de Monglat aurait bien voulu se remettre avec lui sur ce
pied[95]. Elle lui écrivit plusieurs fois pour se justifier, et tâcha de
ranimer en lui ce qu'elle voulait conserver de son ancienne affection.
Elle aussi avait beaucoup d'amis qui lui étaient sincèrement attachés:
son caractère aimable était fort goûté de madame de Sévigné, qui la
voyait souvent. Elle fit écrire à Bussy par plusieurs de ses
correspondantes[96], qui ne purent rien gagner sur cet homme
orgueilleux et vindicatif. Comme la santé de madame de Monglat s'était
affaiblie et qu'elle eut quelques velléités de religion, elle s'était
mise en rapport avec dom Cosme, prédicateur renommé et général des
feuillants, pour lequel Bussy avait beaucoup de considération et
d'estime. Elle l'employa comme intercesseur, mais ce fut encore en
vain[97]; et elle ne put empêcher que des tableaux emblématiques de son
inconstance et de sa légèreté ne fussent placés dans le grand salon du
château de Bussy[98], et que les devises mises sur ces peintures et au
bas de son portrait ne donnassent matière aux entretiens d'un monde
auquel la médisance plaît toujours.

  [94] BUSSY, _Lettres_; Paris, in-12, 4 vol., 4e édition; et
  _Nouvelles Lettres_, t. V, VI et VII, 1727, in-12.

  [95] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 66 (24 mars 1667, à madame de
  Montmorency); t. III, p. 49; _lettre de la marquise_ DE GOUVILLE,
  en date du 12 août 1667.

  [96] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 66, lettre en date du 24 mars
  1669.

  [97] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 33 et 65 (en date du 16 juin et
  du 25 décembre 1667); cette dernière est adressée à dom Cosme.

  [98] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 41, en date du 18 octobre 1667, à
  mademoiselle d'Armentières.--MILLIN, _Voyage_, t. I, p. 208-219,
  pl. XII de l'atlas.

Parmi les principaux correspondants de Bussy, il faut d'abord nommer
celui qui lui était le plus dévoué, le duc de Saint-Aignan, si aimé du
roi et si bien instruit des secrets les plus intimes de son intérieur.
Madame de Sévigné a dit avec raison de lui «qu'il a rendu à Bussy des
services que nul autre courtisan n'aurait osé ni voulu lui rendre[99].»
Le duc de Saint-Aignan avait composé des mémoires où il justifiait
Bussy; et il eut le généreux courage de les montrer au roi[100].

  [99] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. VIII, p. 249 (Lettre à Bussy, en date
  du 17 juin 1687), et t. III, p. 371; t. V, p. 468; t. VII, p. 55
  de l'édit. de G. de S.-G.

  [100] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 264; Lettre de madame de
  Scudéry, en date du 26 septembre 1670; Lettres de mesdames de
  Scudéry, de Solvan-Sallier, etc.; Paris, 1806, Léopold Collin, p.
  33.

Les autres correspondants de Bussy à la cour étaient le duc de Noailles,
qui fut capitaine des gardes[101], et le comte de Gramont, rendu célèbre
par les piquants mémoires que son beau-frère Hamilton a écrits sur les
folies de sa jeunesse[102]; le comte de Guiche, ceinturé comme son
esprit, disait madame de Sévigné, et qui se trouvait alors enveloppé
dans la disgrâce de Vardes[103]. Parmi les ecclésiastiques et les gens
de lettres, on doit nommer l'abbé de Choisy, plus célèbre par ses
scandaleuses aventures que par le grand nombre de livres qu'il a
composés; Benserade et Corbinelli (ce dernier alors était en Languedoc,
entraîné aussi dans l'exil de Vardes[104]); puis dom Cosme, dont nous
avons parlé; et enfin le P. Rapin[105] et le P. Bouhours. C'est à
Bouhours que nous devons l'édition tronquée des _Mémoires de Bussy_, et,
je crois, aussi l'édition si confusément ordonnée de sa correspondance.
Bouhours était à la fois homme du monde, homme d'Église et homme de
lettres; ayant les prétentions d'un puriste, et affectant l'autorité
d'un critique; recherchant la réputation de bel esprit, et s'arrogeant
l'importance d'un profond théologien; écrivant alternativement et avec
facilité sur des sujets saints ou profanes, sérieux ou légers; auteur
fécond, mais souvent futile; écrivain correct, mais non exempt
d'affectation, et qui, fort admiré de madame de Sévigné, jouissait
d'une réputation très-supérieure à ses talents[106].

  [101] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. VII, p. 35; t. XI, p. 176, édit. de
  G. de S.-G.

  [102] BUSSY, _Lettres_, t. IV, p. 73.--HAMILTON, _Mémoires
  d'Hamilton_. (La traduction anglaise imprimée chez Bentley, 3
  vol. in-8º, avec portraits coloriés, est préférable, à cause des
  notes.)

  [103] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 136, 137, 155, 207, 308, 522,
  523; t. V, p. 170 et 172. (Toutes les lettres de C** sont de
  Corbinelli.)

  [104] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 350 (en date du 5 janvier
  1672), édit. de G. de S.-G.

  [105] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 378 à 547; t. IV, p. 10 à 345.

  [106] BUSSY, _Lettres_, t. VI, p. 45 à 356.

La correspondance de Bussy avec les femmes était bien plus nombreuse et
d'une plus grande valeur. Parmi elles, la première à nommer est madame
de Sévigné. Les lettres de Bussy à sa cousine, avec les réponses,
remplissent presque entièrement les deux volumes du recueil de la
correspondance qui fut publié par la marquise de Coligny, fille de
Bussy, en 1697[107]. Bayle fit l'éloge de ce recueil[108]. Bussy
composait beaucoup de vers, et il les envoyait à sa cousine pour les
soumettre à son jugement; ces vers ont été imprimés, avec les lettres où
ils se trouvaient insérés, dans le recueil dont nous parlons; et si les
éditeurs de madame de Sévigné ont eu raison de débarrasser sa
correspondance de cet inutile bagage, en réimprimant les lettres que
Bussy lui avait adressées, ils ont eu tort de supprimer de ces lettres
les passages qui concernaient les envois de ces pièces de vers,
puisqu'ils constataient que ce goût de Bussy pour la poésie était
partagé par sa cousine[109].

  [107] MONMERQUÉ, _Notices biographiques sur les différentes
  éditions de madame de Sévigné_.

  [108] BAYLE, _OEuvres_, in-folio, t. IV, p. 776 (lettre du 4
  décembre 1698).--_Lettres choisies_; Rotterdam, 1714, t. II, p.
  652.

  [109] BUSSY, _Lettres_, édit. 1720, t. I, p. 18, 29, 68, 93,
  341-364 (29 septembre 1668, 1er mai 1672, 4 septembre 1680).
  Cette dernière lettre, qui renferme un grand nombre d'épigrammes
  de Martial et de Catulle, assez bien traduites par Bussy, a été
  entièrement omise par les éditeurs de madame de Sévigné, et forme
  une lacune dans sa correspondance avec son cousin, qui devra être
  réparée.

Après madame de Sévigné, la marquise de Gouville mérite d'être
mentionnée comme celle qui correspondait le plus assidûment avec Bussy.
Ses lettres sont les plus spirituelles, les plus riches en détails
amusants, narrés avec esprit et finesse[110]. Elle avait pendant quelque
temps enchaîné Bussy; et l'intimité qui avait existé entre eux donnait à
leur commerce plus d'agrément, de franchise et de vérité. Il faut
joindre à la marquise de Gouville son intime amie la comtesse de
Fiesque, que Bussy appelait sa cousine. Folâtre et insouciante, elle
était initiée et elle initiait Bussy à tous les secrets de la petite
cour de MADEMOISELLE, dont elle faisait partie.

  [110] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 39, 49, 50, 55, 64, 233; t. V,
  p. 11, 40, 300, 310, 342.

Une dame qui par son mari portait le beau nom de Montmorency se montre
le plus instructif des correspondants de Bussy. Ses lettres sont des
espèces de bulletins de ce qui se passait à la cour, des promotions, des
mariages, des décès, des intrigues, des nouvelles politiques qu'on y
débitait, des anecdotes scandaleuses qu'on y racontait; le tout dit en
deux mots, sans réflexions, sans phrases, et exprimé avec une concision
remarquable. Des pièces de vers qui avaient circulé se trouvent aussi
insérées dans ces lettres. Le nom de famille de cette madame de
Montmorency était Isabelle d'Harville de Palaiseau, et elle appartenait
à cette noble famille de guerriers qui, dès le commencement du quinzième
siècle, s'étaient illustrés à la bataille d'Azincourt[111]. Ni Bussy ni
les mémoires contemporains ne nous apprennent rien sur cette dame de
Montmorency. Au bas de son portrait Bussy avait mis cette inscription:
«Digne non pas d'un homme de plus grande qualité, mais d'un homme plus
aimable[112].» Cette inscription prouve du moins que ce mari d'Isabelle
de Palaiseau était de la noble famille dont il portait le nom. Madame de
Montmorency était peu favorisée de la fortune, quoique amie de la
duchesse de Nemours, qui possédait de si grands biens et aurait pu se
montrer plus généreuse à son égard[113].

  [111] Cf. LE BOEF, _Histoire du diocèse de Paris_, 8e partie, p.
  9-11.

  [112] CORRARD DE BRÉBAN, _Souvenirs d'une visite aux ruines
  d'Alis et au château de Bussy_, p. 22.--MILLIN, _Voyage dans les
  départements du midi de la France_, 1807, in-8º, t. I, p.
  212.--Dans Millin, l'inscription paraît être rapportée moins
  exactement: il y a _Harville de Paloise_, au lieu d'_Harville de
  Palaiseau_.

  [113] _Lettres de madame_ DE SCUDÉRY, p. 54, collection de
  Léopold Collin, lettre en date du 17 mars 1670.--_Lettres de
  mesdames_ DE MONTPENSIER, MONTMORENCY, etc., 1806, in-12.

La comtesse du Bouchet écrivait aussi souvent à Bussy avec une liberté
d'expression qui devait lui plaire beaucoup: accoutumée à tout dire, sa
franchise donnait un grand prix à ses lettres[114].

  [114] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 202, 203 (18 et 24 août 1671).

Henriette de Conflans, demoiselle d'Armentières, belle quoiqu'elle ne se
mariât point, pieuse quoique amie de Bussy, était encore pour lui un
correspondant qui avait toute sa confiance: c'était celle qui plaidait
auprès de lui la cause de madame de Monglat avec le plus de chaleur,
parce que celle-ci paraissait vouloir alors se mettre sous la direction
de dom Cosme et renoncer à la vie mondaine[115].

  [115] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 77, 80-90. 112; t. V, p. 7,
  41, 52, 70.

Parmi les autres femmes auxquelles Bussy écrivait plus souvent, on
distingue la femme de son cousin, la maréchale d'Humières, dont le
portrait, dans sa galerie, était accompagné de cette inscription: «D'une
vertu qui, sans être austère ni rustique, eût contenté les plus
délicats.» Elle était dame du palais de la reine: liée avec madame de
Sévigné, belle et pieuse, elle termina[116] sa longue vie aux
Carmélites de la rue Saint-Jacques[117]. Après cette dame respectable
nous devons nommer la marquise d'Hauterive, fille du duc de Villeroy, à
laquelle on reprochait de s'être mésalliée, quoiqu'elle eût épousé un
bon et honorable gentilhomme, élégant dans ses goûts, amateur éclairé
des beaux-arts et grand protecteur du Poussin[118]. La correspondance de
Bussy avec la marquise d'Hauterive n'a point été imprimée; mais nous
savons, d'après une lettre du marquis d'Hauterive, que le portrait de
cette dame devait occuper une place parmi les autres portraits de femmes
avec lesquelles Bussy entretenait un commerce épistolaire[119].

  [116] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III, p. 251 et 259, édit. de
  Monmerqué (lettres en date des 24 janvier et 20 mars
  1675).--CORRARD DE BRÉBAN, p. 23.--BUSSY, _Lettres_, t. IV, p.
  211, 337, 409; t. V, p. 155.

  [117] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. X, p. 102, édit. de Monmerqué; t.
  XI, p. 182, édit. de G. de S.-G.; Lettre de madame DE COULANGES à
  madame de Sévigné, le 20 juin 1695.--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t.
  XX, p. 477.

  [118] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 284, édit. de G. de S.-G. et
  la note; t. I, p. 213, édit. de Monmerqué (lettre en date du 15
  décembre 1670).

  [119] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 114 (Lettre du marquis
  D'HAUTERIVE, en date du 8 novembre 1690).

Mais, de tous les nombreux personnages qui correspondaient avec Bussy,
il n'y en avait pas dont il eût, après madame de Sévigné, plus de
plaisir à lire les lettres que celles de deux femmes sans rang, sans
beauté, sans fortune, sans naissance: c'étaient mademoiselle Dupré et
madame de Scudéry. Toutes les deux, il est vrai, étaient pleines de sens
et d'esprit, et possédaient le talent d'écrire avec enjouement, pureté
et élégance. La seconde était, sous ce rapport, très-supérieure à la
première; mais celle-ci avait plus de célébrité, parce qu'elle
appartenait à une famille d'érudits et de poëtes. Elle était la nièce et
l'élève de Roland Desmarets[120] et de Desmarets de Saint-Sorlin,
l'auteur de la comédie des _Visionnaires_. Marie Dupré était laide, mais
savante; car, si l'on en croit Bussy, elle parlait quatre langues
également bien[121]; elle avait, dit-on, approfondi la philosophie de
Descartes, dont elle était enthousiaste, ce qui semble peu s'accorder
avec son goût pour les bouts-rimés et les petits vers: on en trouve un
grand nombre de sa composition dans les recueils du temps et dans les
lettres de Bussy. Amie de Conrart, ce fondateur de l'Académie française,
mademoiselle Dupré fut célébrée, en vers comme en prose, par un grand
nombre d'hommes de lettres de son temps. Le savant Huet a rapporté dans
ses Mémoires le madrigal en vers latins qu'il fit pour elle. Ménage ne
lui adressa point de vers, mais il la nomme, dans son commentaire en
langue italienne sur le septième sonnet de Pétrarque, au nombre des
illustres contemporaines, avec mademoiselle de la Vigne, son amie,
madame de la Fayette, madame de Scudéry, madame de Rohan-Montbazon,
abbesse de Malnoue, et madame de Mortemart, abbesse de Fontevrault; puis
enfin madame de Sévigné,

    Donna bella, gentil, cortese e saggia,
    Di castità, di fede e d'amor tempio[122];

car rarement Ménage, soit qu'il écrivît en vers ou en prose, en grec,
en latin, en italien ou en français, se permit de nommer madame de
Sévigné dans ses ouvrages, sans ajouter quelques vers à sa louange.
Mademoiselle Dupré allait souvent passer la belle saison aux eaux
minérales de Sainte-Reine, chez des amis dont le séjour était voisin du
château de Bussy; et Bussy profitait de cette occasion pour l'attirer
chez lui le plus souvent qu'il pouvait, ce qui prévenait entre eux cette
tiédeur et cet alanguissement de l'intimité qu'une trop longue
séparation ne manque jamais de produire[123].

  [120] Sur Roland Desmarets, conférez le _Ménagiana_, t. IV, p.
  198; et WEISS et BEUCHOT, _Biographie universelle_, t. XI, p.
  202.--NICERON, _Mémoires_, t. XXXV.

  [121] BUSSY, _Lettres_ t. V, p. 93, 97, 102; et t. III, p.
  172-193, 201-244, 303-671, 506-520.

  [122] _Lezione_ D'EGIDIO MENAGIO _sopra'l sonnetto_ VII _di
  misser Francesco Petrarca_, p. 62, à la suite du traité de
  MÉNAGE, intitulé _Historia mulierum philosopharum_.--Conférez
  HUETII Ep. A. _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, p.
  204, 205.--BOUHOURS, _Recueil de vers choisis_; Paris, 1697, p.
  45, 48, 51, ou p. 58 à 60 de l'édit. 1701.--MORÉRI,
  _Dictionnaire_, t. IV, article MARIE DUPRÉ.--WEISS, _Biographie
  universelle_, t. XII, p. 313, article MARIE DUPRÉ.--TITON DU
  TILLET, _le Parnasse françois_, in-folio, 1732, p. 507.

  [123] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 172 à 507.--Mademoiselle
  DUPRÉ, _Lettres_, dans les _Lettres de mademoiselle_ DE
  MONTPENSIER, DE MOTTEVILLE, etc.; Paris, 1806, Léopold Collin, p.
  148 à 204.

Madame de Scudéry n'était point savante; elle ne faisait point de vers.
Par son mari et sa belle-sœur, le nom qu'elle portait avait acquis une
assez grande célébrité; elle n'en rechercha et n'en obtint aucune pour
elle-même. Plusieurs ignorent qu'elle a existé. Quand il est parlé
d'elle, on la confond avec la sœur de Scudéry[124]. Cependant, de
toutes les femmes que la correspondance de Bussy nous fait connaître,
madame de Scudéry est incontestablement, après madame de Sévigné, celle
qui mérite la préférence. Elle est loin d'avoir l'imagination vive et
brillante de la petite-fille de sainte Chantal; mais son style, moins
figuré, moins animé, est plus correct; sa raison est plus calme et son
jugement moins variable. Elle a sur madame de Sévigné le triste avantage
d'avoir connu l'adversité, d'être née dans une condition qui l'exemptait
des préjugés de naissance auxquels madame de Sévigné n'a pas échappé.
Elle apprécie mieux le monde; ses réflexions, elle les tient de son
expérience et de ses propres observations. L'expression de ses pensées
est toujours simple, forte, naturelle et digne, en parfait rapport avec
la noblesse de ses sentiments et l'élévation de son âme. L'académicien
Charpentier déclare qu'elle n'écrit pas moins bien que mademoiselle de
Scudéry, l'auteur de _Clélie_ et de _Cyrus_[125]. De toutes les amies de
Bussy, quoique la plus humble par le rang, madame de Scudéry fut celle
qui lui rendit le service le plus important[126], puisqu'elle le fit
rappeler de son exil. Elle était fort jeune et sans fortune lorsque
Scudéry, dans un âge déjà avancé, l'épousa[127]. Elle perdit son mari
l'année même dont nous nous occupons, le 14 mai 1667. Restée veuve à
l'âge de trente-six ans, elle ne contracta point de nouveaux liens, et
s'adonna à l'éducation de son fils unique, qui entra dans les ordres.
Les regrets qu'elle eut de perdre son mari sont vivement exprimés dans
deux lettres à Bussy, à Bussy peu capable d'apprécier les sentiments
d'une telle femme.

  [124] CARPENTARIANA, 1741, in-12, p. 383.

  [125] _Carpentariana_, 1741, p. 383.

  [126] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 92 à 549; t. V, p. 174 à 429.

  [127] Elle se nommait Marie-Françoise-Martin Vast; c'était une
  demoiselle de Normandie. (Le Vast est un petit village à trois
  lieues de Valogne, département de la Manche.)

«Quand j'ai commencé ma lettre[128], j'avais oublié que j'étais en
colère contre vous. Comment, monsieur, me dire que je suis bien aise
d'être veuve, moi qui, trois ans durant, ai pensé mourir de douleur
d'avoir perdu un fort bon homme qui était de mes amis, comme s'il n'eût
pas été mon mari; qui m'a toujours louée, toujours estimée, toujours
bien traitée, et qui me déchargeait tout au moins de la moitié du mal
que j'ai, à cette heure, de souffrir ma mauvaise fortune toute seule?
Sachez, s'il vous plaît, monsieur, que, quand je parle des sentiments
ordinaires des femmes, je ne m'y comprends point. Si j'ose le dire, je
me trouve toujours fort au-dessus d'elles, et je vis d'une manière où la
liberté ne me sert de rien: la société d'un honnête homme m'était plus
douce. Faites-moi donc toutes les réparations que vous me devez.»

  [128] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 356.--Madame DE SCUDÉRY,
  _Lettres_, 1806, in-12, p. 62 (lettre en date du 27 juin 1671),
  collect. Léop. Collin.

Ces réparations, Bussy crut les avoir faites; mais elles ne pouvaient la
satisfaire, et elle lui répondit[129]:

«Vous me faites injustice de ne me passer que six mois de véritable
douleur de la mort de feu M. de Scudéry. J'en ai encore, je vous le
jure; et comme je ne fais rien de cette liberté que vous dites qui
console d'avoir perdu un mari, et que je n'en veux rien faire, vous
voyez que j'ai perdu une grande douceur en son amitié. Je ne sais plus
que faire de mon cœur, je n'ai point trouvé de véritable ami depuis sa
mort; cependant je vous avoue que c'est la seule rose sans épines qu'il
y ait au monde, que l'amitié. Je crois que vous ne connaissez pas cela,
vous autres; car j'ai ouï dire que ceux qui ont eu de l'attachement pour
le frère n'en ont jamais eu pour la sœur........ Il y a longtemps que
je me suis donné le même avis que vous me donnez, de vivre avec le
moins de chagrin qu'il me sera possible. J'ai réglé mon _rien_ d'une
manière qui fait que ma pauvreté ne paraît à personne, et je me passe
assez doucement de tout ce que je n'ai pas. Il n'y a que la disette
d'amis qui m'est insupportable; car j'avais toutes les qualités propres
à être une amie du premier ordre; cependant tout cela ne me sert de
rien, et je ne sais qui aimer.... Il faut s'accoutumer à ne vivre qu'en
société; car pour en amitié, cela est presque impossible.»

  [129] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 391 et 392.--Madame DE
  SCUDÉRY, _Lettres_, p, 76 (lettre en date du 11 août 1671).

Cette femme qui se plaignait si vivement de manquer d'amis en était
cependant sans cesse entourée, selon l'acception du monde. Sans être de
la cour, elle voyait un assez bon nombre de gens de cour, et des plus
hauts en dignités; sans aucune prétention à la littérature, les hommes
de lettres se plaisaient à la fréquenter. Par la solidité de son
caractère, l'égalité de son humeur, la finesse de son esprit, son tact
parfait des convenances, elle était parvenue à réunir dans son modeste
appartement une société choisie, préférable aux cercles les plus fameux
de beaux esprits, aux assemblées brillantes des palais les plus
somptueux. Mais elle savait distinguer ces liaisons du monde, ces
attachements d'habitude fondés sur le besoin de se soustraire à l'ennui
d'avec ceux où le cœur avait quelque part; et ses plus tendres
sentiments étaient réservés pour deux personnes de son sexe: l'une était
mademoiselle de Portes, personne pieuse, retirée aux Carmélites de la
rue Saint-Jacques, dans cette même maison où se réfugia de même,
longtemps après elle, dans le même but de piété, la maréchale
d'Humières[130]; l'autre était cette demoiselle de Vandy que nous
trouvons en relation assez étroite avec MADEMOISELLE, qui parle d'elle
très-longuement dans un endroit de ses Mémoires[131].

  [130] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. X, p. 102, édit. de Monmerqué; t.
  XI, p. 182, édit. de G. de S.-G. (lettre en date du 20 juin
  1695).--SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. XX, p. 477.

  [131] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 37 et 44.--TALLEMANT
  DES RÉAUX, _Historiettes_, article VANDY, t. V, p. 102, édit.
  in-8º.--SCUDÉRY, _Lettres_, p. 107 (lettre en date du 27 février
  1673).

Après ces deux amies, les femmes que madame de Scudéry voyait le plus
souvent étaient toutes de la cour: c'étaient madame du Vigean, la mère
de la maréchale de Richelieu; madame de Villette, qui lui attira par la
suite la protection et les bienfaits de madame de Maintenon; la marquise
de Rongère[132], et madame de Montmorency, cette amie de Bussy dont nous
avons parlé: celle-ci était une des femmes qu'elle goûtait le plus.

  [132] Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, p. 151, édit. in-12.--BUSSY,
  _Lettres_, t. VI, p. 52.

La société de madame de Scudéry, conforme à ce que comportait sa
situation dans le monde, était plus nombreuse en hommes qu'en femmes, et
se composait également de plusieurs des correspondants de Bussy. Les
ducs de Saint-Aignan et de Noailles étaient d'abord les deux personnages
qui la voyaient le plus souvent; ils étaient aussi, par leur crédit et
la faveur du monarque, les plus importants de son cercle; puis après
venaient le comte de Guiche, d'Elbène[133], Sobieski, depuis roi de
Pologne, et plusieurs autres. Parmi les hommes de lettres, on y
remarquait l'abbé de Choisy, qui était aussi homme de cour; le P. Rapin;
et plus tard Fontenelle, qui usa de son intervention pour être reçu à
l'Académie française[134]. Mais, de tous ceux qui se réunissaient chez
madame de Scudéry, le P. Rapin fut celui qu'elle préférait, et avec
lequel elle était le plus liée. Comme plusieurs de son ordre, sans
négliger le monde, le P. Rapin se livrait à la fois à la prédication,
aux belles-lettres, à la théologie; il composait alternativement des
livres de piété et de littérature; ce qui faisait dire, par ses envieux,
qu'il servait Dieu et le monde par semestre. A cette époque, il venait
de compléter et de mettre au jour son poëme sur les Jardins, qui
semblait comme un écho de la muse gracieuse de Virgile[135] et qui lui
valut une si belle renommée. C'est à madame de Scudéry que le P. Rapin
dut l'honneur qu'il ambitionnait d'entrer en relation avec Bussy; et
Bussy, le plaisir, auquel il fut très-sensible, d'avoir pour
correspondant un homme de lettres aussi célèbre, un religieux aussi
considéré. Leur correspondance fut très-active et longtemps prolongée.
Le P. Rapin y trouvait des occasions, qu'il ne laissait jamais échapper,
d'exhorter Bussy à se soumettre au joug salutaire de la religion; et
Bussy, un moyen de donner, par l'espoir de sa conversion, plus de
créance à ses projets de réforme, et de se procurer à la cour, afin de
faire terminer son exil, un solliciteur qui, pour n'être pas au nombre
des courtisans, n'en avait que plus de crédit auprès du roi[136].

  [133] Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, p. 97.

  [134] _Ibid._, p. 175.

  [135] RAPIN, _Hortorum libri quatuor_, 1666, in-12.

  [136] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 378-380, 420-473, 530-547; t.
  IV, p. 8, 45-70, 101-159, 214-260, 315-375, 408-488; t. VI, p. 6,
  55, 108, 188.

La lettre de madame de Scudéry qui détermina cette liaison entre deux
hommes si différents par leur caractère, leurs mœurs, leur profession
est remarquable; elle nous fait connaître cette femme intéressante et le
P. Rapin sous les rapports les plus propres à les faire estimer tous
deux. «Il a, dit-elle à Bussy en parlant de celui qu'elle recommande,
une physionomie qui découvre une partie de sa bonté et de sa douceur. Il
a une qualité dans l'esprit qui, à mon gré, est la marque de l'avoir
véritablement grand: c'est qu'il le hausse et qu'il le baisse tant qu'il
lui plaît... On peut dire de lui que ce n'est pas un docteur tout cru;
mais sa science est si bien digérée qu'il ne paraît dans sa conversation
ordinaire que du bon sens et de la raison.... Personne ne sait plus
précisément parler à chacun de ce qu'il sait le mieux et de ce qui lui
plaît davantage. Cela est admirable à un jésuite de savoir si bien une
chose qui, à mon gré, est la plus grande science du monde[137].»

  [137] Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, 1806, in-12, p. 63-65 (lettre
  en date du 27 juin 1671).--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 357, 360,
  363, 365, 378, 380 (lettres des 27 juin, 17, 22, 24 juillet et 18
  août 1671).

Madame de Scudéry ne put jamais pardonner à Boileau les vers qu'il avait
faits contre son mari, dont il avait légèrement changé le nom en celui
de _Scutari_. Comme ces vers parurent moins d'un an avant qu'elle le
perdît[138], peut-être avait-elle des raisons fondées de croire qu'ils
avaient hâté la fin de ce vieillard, qu'elle chérissait comme un père
et comme un ami. Aussi elle crut pouvoir profiter de la publication
d'une nouvelle satire que le poëte venait de composer pour animer contre
lui Bussy, qui s'y trouvait nommé. C'était la huitième satire, adressée
à Morel, docteur de Sorbonne[139], dans laquelle Boileau introduit un
marquis qui s'effraye du mariage, à cause des accidents dont il est trop
ordinairement accompagné, et qui dit:

    Moi j'irais épouser une femme coquette!
    J'irais, par ma constance, aux affronts endurci,
    Me mettre au rang des saints qu'a célébrés Bussy!
    Assez de sots sans moi feront parler la ville[140].

  [138] _Satires du sieur_ D***; Paris, chez Claude Barbin, 1666,
  in-12, p. 16.--_Ibid._, 2e édition, chez Frédéric Léonard; Paris,
  1667, p. 25.

    Bienheureux Scutari, dont la fertile plume
    Peut tous les mois sans peine enfanter un volume,
    Tes écrits, il est vrai, sans force et languissants,
    Semblent être formés en dépit du bon sens:
    Mais ils trouvent pourtant, quoi qu'on en puisse dire,
    Un marchand pour les vendre, et des sots pour les lire.

  Je ponctue ces vers comme ils le sont dans les deux premières
  éditions. Il y en avait deux autres avant, où le nom de Scudéry se
  trouvait sans déguisement; mais elles étaient subreptices et non
  avouées par l'auteur. Voyez BERRIAT SAINT-PRIX, _Boileau_, t. I,
  p. CXXX, CXXXI.

  [139] On nommait ainsi par ellipse les docteurs qui appartenaient
  à la maison de Sorbonne, pour les distinguer de ceux qui
  appartenaient à la maison de Navarre.

  [140] _Satires du sieur_ D***, quatrième édition; Paris, chez
  Louis Billaine, Denys Thierry, Frédéric Léonard et Claude Barbin,
  1668, in-12 (14 pages, sans l'extrait du privilége).--Malgré le
  titre, qui porte _Satires_ au pluriel, ce livre ne contient que
  la satire VIII, imprimée en plus petits caractères que ceux de la
  première et de la seconde édition. Les vers cités sont à la page
  3, ligne 6-11.

Le mot _sot_ avait alors en notre langue une double signification[141],
qui rendait ce dernier vers plus piquant et l'allusion au livre de
Bussy, contenue dans le vers qui le précède, beaucoup plus claire. Ce
livre était, par les indiscrétions de Bussy et de ceux auxquels il
l'avait montré, bien connu à la cour, quoiqu'il eût été vu de peu de
personnes: c'était un petit volume in-16, élégamment relié en maroquin
_jaune_, doublé de maroquin rouge enrichi de dorures, avec des clous et
des fermoirs en or, au dos duquel était écrit: PRIÈRES. L'intérieur de
ce volume contenait des portraits de femmes de la cour connues par
leurs galanteries, représentées avec les emblèmes de sainte Cécile, de
sainte Dorothée, de sainte Catherine, de sainte Agnès et autres saintes,
selon les noms de baptême qu'elles portaient; et aussi des portraits
d'hommes bien connus par leur rang, leurs dignités ou leur mérite, qui
avaient reçu, dans l'état de mariage, de ces sortes d'échecs dont la
Fontaine, d'après l'Arioste, dans son recueil de contes récemment
imprimé, avait plaisamment démontré les avantages pour ceux qui les
éprouvaient[142]. Ces personnages étaient représentés sous les formes de
saints et de martyrs, et travestis, l'un en saint Sébastien, l'autre en
saint Jean-Baptiste, l'autre en saint George; chacun d'eux selon les
noms qu'on leur avait donnés dès leur naissance. Au bas de ces
portraits, tous encadrés en or, on lisait des explications en forme
d'oraisons, qui ont depuis été grattées ou couvertes de tabis, ainsi que
les peintures qui ont pu s'y trouver, par des hommes plus scrupuleux que
Bussy, possesseurs après lui de ce mystérieux volume. Le fini et la
parfaite exécution des miniatures l'ont sauvé d'une entière
destruction[143]. Lorsque Louis XIV eut entendu réciter les vers de
Boileau, il en demanda l'explication: on lui dit que c'était une
allusion à un badinage un peu impie du comte de Bussy; Louis XIV se
contenta de cette réponse, et, dit-on, n'y pensa plus. Si on lui donna
plus de détails, sans doute il considéra cette nouvelle espièglerie de
Bussy comme une chose sans conséquence, qui d'ailleurs étant secrète, ou
n'ayant de publicité que par l'indiscrétion d'un poëte, ne pouvait être
passible d'aucune censure. Alors, presque chaque année, il paraissait
une nouvelle édition[144] plus complète du recueil des contes de la
Fontaine, avec privilége du roi; en même temps, par permission du roi,
on jouait _Sganarelle_, puis l'_Amphitryon_ et _George Dandin_. Ces deux
comédies de Molière disputaient la foule à l'_Andromaque_ de
Racine[145]. Afin de satisfaire sa nouvelle passion, Louis XIV aussi
alors usait de sa toute-puissance pour imposer silence aux plaintes d'un
époux justement irrité. Il semblait donc que c'était se montrer bon
courtisan que de s'égayer, comme faisaient la Fontaine, Molière et
Bussy, aux dépens des maris trompés. Le jeune roi ne comprenait pas que
les licences du théâtre et de la presse, qu'il encourageait, avaient sur
les mœurs publiques une influence plus fatale que le scandale donné par
lui aux grands de sa cour, alors trop séparés des autres classes du
peuple pour que leurs exemples fussent aussi contagieux qu'ils le sont
devenus depuis.

  [141] Voyez une de nos notes dans notre édition de la Fontaine,
  ou des Poésies de Maucroix.

  [142] _Contes et Nouvelles en vers_, _par_ M. DE LA FONTAINE;
  Paris, chez Louis Billaine, 1669, in-12 (avec privilége du Roy).
  _La Coupe enchantée_, p. 204 à 208.

  [143] _Catalogue des livres de la bibliothèque de la Vallière_,
  1re partie, t. III, p. 265.--Malgré les mutilations qu'avait
  éprouvées le manuscrit de Bussy, le prix en fut porté à 2,400
  livres à la vente de la Vallière.

  [144] _Contes et Nouvelles en vers_, _par_ M. DE LA FONTAINE, 1re
  édit., 1665; 2e édit., 1665; 3e édit., 1666; 4e édit., 1667; 5e
  édit., 1669, etc.

  [145] Les frères PARFAICT, _Histoire du théâtre franç._, t. X, p.
  185, 259, 294.

Madame de Scudéry écrivit à Bussy ce qui s'était passé chez le roi: elle
espérait que l'orgueilleux Bussy, irrité de l'audace de Boileau,
romprait avec lui; mais Bussy, soit que sa vanité fût satisfaite de ce
que l'auteur des Satires eût dans ses vers donné de la célébrité aux
malices de son esprit, soit qu'il jugeât qu'il serait téméraire à lui
d'ébruiter une affaire aussi délicate, soutint à madame de Scudéry que
le vers de Boileau et la réponse faite au roi ne lui faisaient ni bien
ni mal; qu'il ne devait nullement s'en offenser. «D'ailleurs,
ajoute-t-il, Despréaux est un garçon d'esprit et de mérite, que j'aime
fort[146].»

  [146] Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, 1806, in-12, p.
  XII.--BOILEAU, _OEuvres_, édit. de Saint-Marc, 1747, t. I, p.
  118; édit. Saint-Surin, t. I, p. 183.

Bussy, malgré ses vives sollicitations, ses flatteries et les louanges
du roi répétées dans toutes ses lettres, même dans celles qui étaient
adressées à ses amis les plus intimes, non-seulement ne put rentrer au
service dans cette campagne ni dans la suivante, mais il n'obtint même
pas alors d'être rappelé de son exil[147]. Il fut réduit à passer du
château de Chazeu à celui de Bussy, et de résider alternativement dans
l'un et dans l'autre[148]. Mais c'est au château de Bussy qu'il faisait
de plus longs séjours; c'est là qu'était sa belle collection de
portraits[149], dont il donne, en ces termes, la description dans une
lettre adressée à la comtesse du Bouchet:

«Je suis bien aise que notre ami Hauterive ait trouvé ma maison de Bussy
à son gré. Il y a des choses fort amusantes qu'on ne trouve point
ailleurs: par exemple, j'ai une galerie où sont tous les portraits de
tous les rois de la dernière race, depuis Hugues Capet jusqu'au roi, et
sous chacun d'eux un écriteau qui apprend tout ce qu'il faut savoir de
leurs actions. D'un autre côté, les grands hommes d'État et de lettres.
Pour égayer tout cela, on trouve en un autre endroit les maîtresses et
les bonnes amies des rois, depuis la belle Agnès, maîtresse de Charles
VII. Une grande antichambre précède cette galerie, où sont les hommes
illustres à la guerre, depuis le comte de Dunois, avec des souscriptions
qui, en parlant de leurs actions, apprennent ce qui s'est passé dans
chaque siècle où ils ont vécu. Une grande chambre est ensuite, où est
seulement ma famille; et cet appartement est terminé par un grand salon,
où sont les plus belles femmes de la cour qui m'ont donné leurs
portraits. Tout cela compose quatre pièces fort ornées et qui sont un
abrégé d'histoire ancienne et moderne, qui est tout ce que je voudrais
que mes enfants sussent sur cette matière[150].»

  [147] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 1, 8, 9, 13, 48, 96, etc.

  [148] Le château de Chazeu est dans la paroisse de Laizy, près
  d'Autun, et non de Loizy, comme il est écrit dans la dissertation
  de M. Xavier Girault sur les ancêtres de madame de Sévigné, p.
  LIV des _Lettres_ inédites de Sévigné, édit. 1819, in-12, ou p.
  XL de l'édition de 1816, in-8º. Loizy est dans la sous-préfecture
  de Louhans, loin d'Autun.--Bussy-le-Grand est près de
  Flavigny.--Conférez CORRARD DE BRÉBAN, _Souvenirs_, p. 18 et 19.

  [149] BUSSY, _Lettres_, t. I, p. 38; t. III, p. 39.

  [150] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 203, 204 (lettre en date du 24
  août 1671).



CHAPITRE IV.

1666-1667.

   Madame de Sévigné va passer l'automne au château de Fresnes.--Sa
   correspondance avec de Pomponne continue.--Elle lui fait la
   description du salon de Fresnes et de la société qui s'y trouvait
   rassemblée.--Réflexions sur les agréments de la vie de
   château.--Détails sur Arnauld d'Andilly.--Sur madame de la
   Fayette.--Sur le comte de la Rochefoucauld.--Sur madame de
   Motteville.--Sur madame Duplessis de Guénégaud et sur la galerie
   de tableaux qu'elle avait formée.--Détails sur le comte de Cessac
   et sur les causes de sa disgrâce.--Sur madame de Caderousse,
   mademoiselle de Sévigné et mademoiselle Duplessis-Guénégaud.--Sur
   la mort du comte de Boufflers, qui fut le mari de cette
   dernière.--Effets malheureux des guerres.--Madame de Sévigné ne
   veut choisir un gendre que dans la noblesse d'épée.--Incertitude
   où l'on est sur ce qu'elle fit pendant l'hiver.--Brillant état des
   théâtres de Paris à cette époque.--Représentation du _Sicilien_ et
   du _Misanthrope_.--Grand succès d'_Andromaque_.--Motifs qui font
   croire que madame de Sévigné a passé l'hiver à Paris.--Détails sur
   l'abbé le Tellier.--Lettre de mademoiselle de Sévigné à l'abbé le
   Tellier.--Devise du cachet de cette lettre.--Madame de Sévigné et
   sa fille partagent le goût du temps pour les emblèmes et les
   devises.

Madame de Sévigné ne passa point tout l'été à Livry, comme elle en avait
manifesté le projet dans sa lettre à Bussy. Une lettre adressée à de
Pomponne, en date du 1er août 1667, nous la montre établie à demeure
avec ses enfants dans le château de madame de Guénégaud, avec
l'intention d'y rester jusqu'en novembre, époque à laquelle on devait
jouer, à Fresnes, une pièce intitulée _les transformations de Louis
Bayard_[151]. Nous savons que madame de Sévigné aimait à jouer la
comédie, qu'elle était bonne actrice[152]; peut-être avait-elle promis
de jouer un rôle dans cette pièce. Dans une seconde lettre à de
Pomponne, elle peint, avec la vivacité qui lui est naturelle, la société
alors rassemblée dans le salon du château de Fresnes. «N'en déplaise au
service du roi, je crois, monsieur l'ambassadeur, que vous seriez tout
aussi aise d'être ici avec nous que d'être à Stockholm, à ne regarder le
soleil que du coin de l'œil. Il faut que je vous dise comme je suis
présentement. J'ai M. d'Andilly à ma main gauche, c'est-à-dire du côté
de mon cœur; j'ai madame de la Fayette à ma droite, madame du Plessis
devant moi, qui s'amuse à barbouiller de petites images; madame de
Motteville un peu plus loin, qui rêve profondément; notre oncle de
Cessac, que je crains, parce que je ne le connais guère; madame de
Caderousse, mademoiselle sa sœur, qui est un fruit nouveau que vous ne
connaissez pas; et mademoiselle de Sévigné sur le tout, allant et venant
par le petit cabinet, comme de petits frelons. Je suis assurée,
monsieur, que cette compagnie vous plairait fort[153].»

  [151] MONMERQUÉ, dans l'édition de SÉVIGNÉ, 1820, in-8º, t. I, p.
  119, notes.

  [152] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 295, édit. de Monmerqué
  (lettre en date du 15 janvier 1672); t. II, p. 348, édit. de G.
  de S.-G.

  [153] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 116, édit. de M.; t. I, p.
  164, édit. de G. de S.-G. (lettre du 1er août 1667).

Il était difficile de réunir une compagnie qui présentât une plus grande
variété d'âge, de sexe, d'esprits, de talents et de caractères; qui fût
plus propre à réaliser cette heureuse existence de la vie de château, où
toutes les jouissances d'un luxe bien ordonné s'allient aux plaisirs
champêtres; où l'on goûte à la fois les délices d'un commerce intime,
les distractions de la société et les douceurs de la solitude; où une
fréquentation habituelle permet à chacun de développer, sans fatigue et
sans contrainte, ses moyens de plaire, de faire apprécier les qualités
solides ou brillantes de son esprit. Là, du moins, l'estime et l'amitié,
qui seules peuvent rendre les liaisons durables, ont le temps de naître
et de se consolider. La société n'est plus une agrégation fortuite
d'individus qui ne se voient qu'à de longs intervalles et pendant de
courts instants: c'est une nombreuse famille, dont chaque membre ne se
console de la nécessité de se séparer que par l'espoir de se retrouver
encore, au retour de la belle saison, sous le même toit, le même ciel et
les mêmes ombrages.

Le patriarche de cette société, qui l'était aussi de Port-Royal,
l'ancien des réunions de l'hôtel de Rambouillet, alors âgé de soixante
et dix-huit ans, s'occupait à écrire les mémoires que nous avons de
lui[154], d'après la prière que lui en avait faite Arnauld de Pomponne,
son fils, auquel il en transmettait successivement tous les cahiers. On
avait, l'année précédente, publié un recueil de ses lettres, qui
faisaient connaître la part importante qu'il avait eue dans les
affaires, les relations qu'il avait entretenues avec les personnages les
plus élevés en dignités et les plus notables de son temps et les luttes
qu'il avait eues à soutenir[155]. La nécessité où il se trouvait alors
de repasser dans sa mémoire les faits les plus remarquables de sa vie,
ou ceux qui avaient le plus intéressé la génération précédente, devait
accroître le plaisir que l'on avait toujours à l'écouter.

  [154] ARNAULD D'ANDILLY, _Mémoires_, t. XXXIII et XXXIV,
  collection de Petitot.

  [155] _Lettres de_ M. ARNAULD D'ANDILLY; Paris, chez Michel
  Bobin, 1666, in-12. Dans l'article de la _Biographie universelle_
  sur cet auteur il n'est fait aucune mention de ses lettres; mais
  Bayle les avait lues, et en parle. Voyez BAYLE, _Dictionnaire
  hist. et crit._, édit. 1720, in-fol., t. I, p. 337, art. ARNAULD
  D'ANDILLY (Robert). J'apprends, par cet article, que Richelet a
  donné une nouvelle édition de ces lettres en 1694. Voyez
  PERRAULT, _les Hommes illustres qui ont paru_ _en France_; Paris,
  1697, in-folio, p. 55. La notice sur Arnauld d'Andilly y est
  accompagnée d'un beau portrait gravé.

Madame de la Fayette, qui étonnait Ménage et le P. Rapin par sa sagacité
dans l'interprétation des passages difficiles d'Horace et de Virgile,
ses deux poëtes favoris, avait déjà fait pressentir son talent comme
romancier par la petite nouvelle intitulée _la Princesse de
Montpensier_[156]; et il y a tout lieu de présumer qu'elle s'occupait
alors de la composition de _Zayde_[157]. Le comte de la Rochefoucauld ne
se trouvait point à Fresnes avec madame de la Fayette: quoiqu'il n'eût
reçu, ainsi que le prince de Condé, aucun commandement pour cette
campagne, il s'était rendu à l'armée comme simple volontaire; et, malgré
la goutte qui le tourmentait, il était au camp devant Lille. Cette
conduite lui valut une bonne réception de la part du roi et une riche
abbaye pour son fils d'Anville[158].

  [156] _La Princesse de Montpensier_; Paris, chez Charles de
  Sercy, 1662, in-12 de 142 pages (le privilége est accordé à
  Augustin Courbé).

  [157] Petr. DANIEL HUETII _Commentarius de rebus ad eum
  pertinentibus_, 1718, in-8º, p. 204.--Id., _Origines de la ville
  de Caen_, 2e édit., 1706, p. 408, chap. XXIV, art. JEAN RENAUD,
  sieur DE SEGRAIS.--PETITOT, _Notice sur madame de la Fayette_, t.
  LIV de la collection des _Mém. sur l'hist. de France_.--SEGRAIS,
  _OEuvres_, t. II, p. 7 et 27.

  [158] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 187, édit. de G. de S.-G.
  _Lettre de_ LA ROCHEFOUCAULD au comte de Guitaud, 20 août 1667.

Madame de Motteville, cette sage amie de deux reines[159], qui perdit
si jeune un époux âgé et déploya, dans un long veuvage, tant de vertu;
dans l'infortune, tant de résignation; dans la faveur, tant de
désintéressement; dans l'amitié, tant de constance; dans le commerce de
la vie, un caractère si égal, un enjouement si naturel, un esprit si fin
et si judicieux; madame de Motteville était alors retirée de la cour, où
elle n'allait plus depuis que la mort lui avait enlevé la reine mère,
son appui. En désapprouvant l'amour du roi pour la Vallière, madame de
Motteville s'aperçut qu'elle avait déplu: parvenue alors à l'âge de
quarante-cinq ans, elle ne vécut plus que pour ses amis, et consacra ses
loisirs à la rédaction de ses mémoires, que son impartialité, sa
candeur, l'élégance du style, l'importance des faits, la justesse des
réflexions ont placés au nombre des monuments les plus utiles et les
plus précieux de l'histoire de ces temps[160].

  [159] Anne d'Autriche et Henriette-Marie, femme de Charles Ier.

  [160] _Mémoires de_ MOTTEVILLE, et _Notice_, t. XXXVI à XL de la
  collection des _Mém. sur l'hist. de France_, par PETITOT.

C'est en plaisantant que madame de Sévigné dit de la dame de Fresnes, de
la reine de cette réunion, de madame Duplessis-Guénégaud, qu'elle
s'amusait à barbouiller des images. Cette dame s'occupait de peinture
avec succès; elle était dirigée par Nicolas Loir, excellent peintre
français, et par son frère le graveur. Elle et son mari étaient des
amateurs éclairés des beaux-arts. La chapelle qu'ils avaient fait
construire à Fresnes, par François Mansart, passait pour un
chef-d'œuvre; et la collection qu'ils avaient réunie dans la galerie de
leur château était une des plus riches et une des plus complètes en
maîtres de tous les genres qu'on eût encore rassemblée. C'est pour M. de
Guénégaud que Poussin fit une Bacchanale, citée comme une de ses plus
belles compositions[161]. Madame Duplessis-Guénégaud brodait aussi avec
une rare habileté, ainsi que nous l'apprenons d'après des stances qui
lui furent adressées au sujet d'un petit sac brodé de sa main, tout
rempli de vers nouveaux[162], qu'elle avait donné à mademoiselle du
Vigean.

  [161] GAULT DE SAINT-GERMAIN, dans son édition des _Lettres de
  madame de Sévigné_, t. I, p. 165, note 1.

  [162] _Nouveau recueil de pièces choisies_; Paris, chez Claude
  Barbin, 1664, in-12, p. 114 à 116.

Ce que madame de Sévigné dit de M. de Cessac est bien remarquable quand
on a scruté la vie de ce personnage. Elle l'appelle d'abord, par
plaisanterie, notre oncle, parce que probablement il était parent de
madame Duplessis-Guénégaud; puis elle ajoute «qu'elle le craint, parce
qu'elle ne le connaît guère.» Était-ce talent de physionomiste? était-ce
une sorte de pressentiment qui faisait éprouver à madame de Sévigné un
peu d'effroi à la seule vue de M. de Cessac? ou plutôt serait-ce par une
sorte de contre-vérité qu'elle exprime ce qu'elle pense de l'immoralité
dont M. de Cessac donna, par la suite, des preuves qui le perdirent? De
Cessac était le frère cadet de Louis Guilhem de Castelnau, comte de
Clermont-Lodève, avec lequel, au grand détriment de celui-ci, il a été à
tort confondu[163]. N'ayant rien à prétendre dans l'héritage paternel,
qui revenait en entier de droit à son frère aîné, et réduit à sa
légitime, de Cessac dut chercher à se créer une existence. Il se fit
d'abord abbé; mais, ne se sentant nullement propre à l'état
ecclésiastique, il obtint un régiment de cavalerie, et, sous le
ministère du cardinal Mazarin, il gagna au jeu, en trichant, des sommes
énormes[164] au financier d'Hervart. De Cessac osa, chez le roi, exercer
sa coupable industrie; pris sur le fait, il fut simplement exilé et
obligé de se défaire de sa charge; ensuite compromis dans l'affaire des
poisons; puis rappelé; et, par tous ces motifs, nous verrons plusieurs
fois reparaître son nom sous la plume de madame de Sévigné[165].

  [163] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 164, note 5, édit. de G. de
  S.-G.; t. I, p. 117, note et édit. de M.

  [164] SANDRAZ DE COURTIS, _Histoire du maréchal duc de la
  Feuillade, nouvelle galante et historique_, 1713, p. 111-113.
  Sandraz écrit Sessac, et Saint-Évremont Saissac. En écartant le
  romanesque du mauvais ouvrage de Sandraz, on y trouve des faits
  vrais, conformes à ce qu'on lit ailleurs. Saint-Évremont fait
  allusion à son habitude de tricher au jeu, qui était incommode
  pour ses amis. MIGNET, _Négociations de Louis XIV_, p. 253 et
  254.

  [165] _Lettres de madame_ DE RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE
  SÉVIGNÉ, _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye,
  Pierre Gosse, 1726, in-12, t. II, p. 36 et 37. Le nom est écrit
  Sessac en toutes lettres; on ne laissa que les initiales dans les
  éditions suivantes. Tallemant des Réaux écrit Cessac, t. I, p.
  304, in-8º, ou t. II, p. 102, in-12.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I,
  p. 217 et 293, édit. M.; t. I, p. 164 et 380, édit. de G. de
  S.-G. (lettres en date du 1er août 1667 et du 10 mars 1675); t.
  III, p. 208 (du 12 janvier 1674); t. VI, p. 136 (du 31 janvier
  1680).--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. X, p. 310, édit. de M.--Conférez
  TALLEMANT DES RÉAUX, _Historiettes_, t. I, p. 304, édit. in-8º;
  t. II, p. 102, in-12.--_Historiettes_, XLIV, D'ALINCOURT. Cette
  historiette est relative au frère aîné, le comte de
  Clermont-Lodève, marquis de Cessac.

Avec la jeune et nouvelle mariée, madame de Caderousse, madame de
Sévigné mentionne sa sœur Angélique de Guénégaud, qui était encore trop
jeune pour être produite dans le monde, lorsque de Pomponne partit pour
aller à Stockholm; voilà pourquoi madame de Sévigné dit qu'elle était
pour lui un fruit nouveau. Depuis, elle épousa le comte François de
Boufflers, frère aîné du maréchal de ce nom. Elle devint veuve presque
aussitôt après ses noces; une lettre de madame de Sévigné nous apprend
la singulière et tragique aventure de son mari, qui a fourni à la
Fontaine le sujet d'une fable[166].

  [166] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 330 et 339, édit. de M.
  (lettres en date des 17 janvier et 26 février 1672).--LA
  FONTAINE, VII, 11, _le Curé et le Mort_, t. II, p. 33, édit.
  1827, in-8º.

Ces trois jeunes personnes, madame de Caderousse, mademoiselle de
Guénégaud et mademoiselle de Sévigné, dans la fraîcheur et dans la joie
du bel âge, égayèrent la société par leurs folâtres jeux; et comme des
mouches brillantes, auxquelles madame de Sévigné les compare, elles
voltigeaient partout, se mêlaient à tout sans jamais s'arrêter à rien.

Cependant, même au milieu des plaisirs et de la tranquillité intérieure,
la guerre produisait ses résultats ordinaires. «Presque tout le monde,
dit madame de Sévigné en terminant sa lettre à de Pomponne, est en
inquiétude de son frère ou de son mari; car, malgré toutes nos
prospérités, il y a toujours quelque blessé ou quelque tué. Pour moi,
qui espère y avoir quelque gendre, je souhaite, en général, la
conservation de toute la chevalerie[167].»

  [167] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 119, édit. de M.--Ibid., t. I,
  p. 167, édit. de G. de S.-G. (lettre en date du 1er août 1667).

On voit, par ces mots, qu'elle ne trouvait digne de s'allier aux Rabutin
et aux Sévigné que la noblesse d'épée, et qu'elle excluait celle de
robe.

Sa correspondance ne nous apprend pas si elle attendit à la campagne le
commencement de ce qu'elle appelle les magies d'Amalthée[168],
c'est-à-dire l'ouverture du théâtre de Fresnes, qui ne devait avoir
lieu qu'à la Saint-Martin[169]; ou si, revenue dans la capitale, elle
alla jouir, à l'hôtel de Bourgogne ou au Palais-Royal, des enchantements
produits par des magiciens bien autrement puissants sur la scène que
ceux de madame Duplessis-Guénégaud. Alors Molière faisait représenter,
avec son _Misanthrope_, ce joli acte du _Sicilien_ ou _l'Amour peintre_,
qui, par la délicatesse des sentiments, les grâces du dialogue, le
comique de bon ton et la pureté du style, devait tant plaire à madame de
Sévigné et à toutes les précieuses qui avaient fréquenté l'hôtel de
Rambouillet; et le talent de Racine, à peine annoncé par le succès de la
tragédie d'_Alexandre_, brillait de tout son éclat dans la tragédie
d'_Andromaque_, chaque jour applaudie avec un enthousiasme dont on
n'avait pas été témoin depuis _le Cid_[170].

  [168] Voyez ci-dessus, chap. I, p. 21 et 24.--_Recueil de
  quelques pièces nouvelles et galantes_, 1667, 2e partie, p. 80 et
  83.

  [169] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 117, édit. de M. (lettre en
  date du 1er août 1667).

  [170] Frères PARFAICT, _Histoire du Théâtre françois_, t. X, p.
  151 à 189.--TASCHEREAU, _Hist. de Molière_, 3e édit., p. 113.

Une lettre de mademoiselle de Sévigné nous fait croire que madame de
Sévigné put assister aux premières représentations de ce chef-d'œuvre
tragique et qu'elle passa l'automne à Paris. Cette lettre est adressée à
l'abbé le Tellier, qui voyageait alors en Italie et se trouvait à Rome,
où il s'était rendu probablement à l'époque du conclave ouvert après la
mort d'Alexandre VII[171]. L'abbé le Tellier était fils et frère de
ministres. Déjà pourvu de cinq ou six abbayes, il préludait ainsi à
l'épiscopat, qu'il obtint l'année suivante, avec la coadjutorerie à
l'archevêché de Reims, où il fut lui-même nommé quatre ans après[172].
C'était un homme hardi, orgueilleux, pétulant, spirituel, plus propre à
manier le sabre qu'à porter la crosse, fort répandu dans le monde,
aimable avec les femmes[173]. Avant de partir, il avait dit à
mademoiselle de Sévigné qu'il pousserait la hardiesse jusqu'à lui
écrire, et il ne le fit pas. C'est pour lui reprocher ce manque de
parole que mademoiselle de Sévigné lui écrivit la lettre suivante:

   LETTRE DE MADEMOISELLE DE SÉVIGNÉ A L'ABBÉ LE TELLIER.

    «21 octobre 1667.

«Vous m'avez menacée d'une si grande hardiesse quand vous auriez passé
les monts que je n'osais l'augmenter par une de mes lettres; mais je
vois bien, monsieur, que je n'ai rien à craindre que votre oubli; et
c'est la marque d'un si grand mépris, après qu'on a promis aux gens de
se souvenir d'eux, que j'en suis fort offensée. J'étais déjà préparée à
la liberté que vous deviez prendre de m'écrire, et je ne saurais
m'accoutumer à celle que vous prenez de m'oublier. Vous voyez que je ne
vous la donne pas longtemps. J'ai soin de mes intérêts. Je n'ai pas même
voulu les mettre entre les mains de madame de Coulanges, pour vous faire
ressouvenir de moi. Il m'a paru qu'elle n'était pas propre à vous en
faire souvenir agréablement. Il ne faut point confondre tant de rares
merveilles, et je ne prendrai point de chemins détournés pour me mettre
du nombre de vos amies. Je serais honteuse de devoir cet honneur à
d'autres qu'à moi. Je vous marque assez l'envie que j'en ai en faisant
un pas comme celui de vous écrire: s'il ne suffit, et que vous ne m'en
jugiez pas digne, j'en aurai l'affront; mais aussi ma vanité sera
satisfaite si je viens à bout de cette entreprise. Je suis votre
servante.

    «M. (Marguerite) DE SÉVIGNÉ.

«Ma mère est votre très-humble servante.»

       *       *       *       *       *

  [171] Peut-être le Tellier avait-il été chargé d'épier les
  démarches du cardinal de Retz, qui rendit de grands services à
  Louis XIV en faisant nommer pape le cardinal Rospigliosi,
  favorable à la France. Son exaltation eut lieu le 20 juin 1667,
  sous le nom de Clément IX. Retz retourna aussitôt en France, et
  se trouvait à Commercy le 13 août; mais le Tellier resta à Rome,
  comme le prouve la lettre de madame de Sévigné. Conférez la
  lettre de Retz, datée de Rome le 20 juin, dans SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, édit. de G. de Saint-Germain, t. I, p. 163.--Autre
  lettre de Retz, du 14 août 1667, dans la _Vie du cardinal de
  Rais_, 1836, in-8º, p. 609, édition Champollion.

  [172] En 1671. Conférez _Gallia christiana_, t. IX, p. 161,
  164.--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 97 (lettre du chancelier le
  Tellier, en date du 3 juillet 1668). Le Tellier était abbé de
  Saint-Remy de Reims, et avait été d'abord coadjuteur de l'évêque
  de Langres.--FR. DE MAUCROIX, _Mémoires_, 1842, in-12, p. 17 et
  34, chap. XIV et XXI.

  [173] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 449-459.--SÉVIGNÉ, t. III,
  p. 336 (5 février 1674); t. IV, p. 16 (6 août 1675); t. XI, p.
  196 (8 juillet 1695), édit. de G. de S.-G.

Peut-être n'est-il pas au-dessous du soin que le biographe doit prendre
de n'omettre aucun des détails qui puissent jeter quelque jour sur les
inclinations et les habitudes des temps et des personnages qu'il a
entrepris de faire connaître de dire ici que cette lettre de
mademoiselle de Sévigné, trouvée à la Bibliothèque royale parmi les
papiers de l'archevêque de Reims, avait été close au moyen d'une faveur
couleur de rose, retenue aux deux bouts par un double cachet carré,
très-petit, en cire noire, portant l'empreinte d'une grenade fermée,
avec ces mots italiens: _Il piv_ (piu). _grato_, _nasconde_: «Ce
qu'elle a de meilleur, elle le cache.» On reconnaît ici le goût, si
général alors, pour les emblèmes et les devises. Les carrousels et les
ballets, si fréquents dans les fêtes de la cour depuis le règne du
dernier roi, avaient introduit cette mode, qui fut adoptée et propagée
par les beaux esprits galants et les _précieuses_ chevaleresques de
l'hôtel de Rambouillet. Ce goût était partagé par madame de Sévigné, et
elle l'avait communiqué à sa fille. Clément, conseiller à la cour des
aides et intendant du duc de Nemours, avait, dans sa riche bibliothèque,
réuni les ouvrages sur les emblèmes et les devises publiées en
différentes langues, mais plus particulièrement en italien; lui-même
composait des devises fort ingénieuses, et avait acquis par là une
petite célébrité. Ce fut lui qui donna à mademoiselle de Sévigné la
devise gravée sur son cachet, devise que, depuis, madame de Coulanges
appliqua à la Dauphine[174].

  [174] MICHEL DE MAROLLES, _Mémoires_, 1755, in-12, t. II, p. 103;
  et t. III, p. 260.--SÉVIGNÉ (31 mai et 21 juin 1680), t. VII, p.
  11, 59, édit. de G.; t. VI, p. 297 et p. 333, édit. M.

  L'_Histoire de madame de Maintenon_ (voir son histoire par M. le
  duc de Noailles, t. II, p. 2, 1848, in-8º) raconte la chose
  autrement: ce fut madame de Maintenon qui appliqua cette devise à
  la Dauphine, en faisant présent au Dauphin d'une canne dont la
  pomme renfermait le portrait de la Dauphine avec cette devise: _Il
  piu grato nasconde_.



CHAPITRE V.

1668-1669.

   Louis XIV s'empare de la Franche-Comté.--Formation de la triple
   alliance.--Louis XIV avait le génie du gouvernement, mais non le
   génie militaire.--Avis différents donnés par les généraux et les
   ministres.--Ces derniers l'emportent.--La paix d'Aix-la-Chapelle
   est conclue.--Louis XIV rend la Franche-Comté et garde les
   conquêtes de Flandre.--Fêtes données à Versailles le 18 juillet
   1668.--Madame et mademoiselle de Sévigné y étaient.--Relation
   manuscrite de cette fête par l'abbé de Montigny, ami de madame de
   Sévigné.--Pourquoi cette relation est préférable à celle que
   Félibien a publiée.--Magnificence des divertissements.--Trois
   cents dames furent invitées à cette fête.--On y joue, pour la
   première fois, la comédie de _George Dandin_, de Molière.--Molière
   compose aussi les vers des intermèdes et des ballets mis en
   musique par Lulli.--Madame et mademoiselle de Sévigné soupent à la
   table du roi.--Bruits qui couraient sur l'inclination de Louis XIV
   pour mademoiselle de Sévigné.--Le duc de la Feuillade cherchait à
   faire naître cette inclination.--Lettre de madame de Montmorency à
   Bussy de Rabutin à ce sujet.--Réponse de Bussy.--MADAME favorise
   la princesse de Soubise auprès du roi.--La froideur de
   mademoiselle de Sévigné la garantit de la séduction.--L'infidélité
   de Louis XIV envers la Vallière était la cause de toutes ces
   intrigues.--Madame de Montespan n'était pas encore maîtresse en
   titre.--A la fête, madame de Montespan n'était point à la table du
   roi.--A la même table étaient madame de Montespan et madame
   Scarron.--Détails sur madame Scarron.--Elle veut s'exiler.--Madame
   de Montespan la protége, et fait rétablir sa pension.--Madame de
   Sévigné se rencontrait fréquemment avec elle.--Madame Scarron
   tourne à la grande dévotion.--Elle est satisfaite de son
   sort.--Publication des lettres et œuvres inédites de Scarron.

De tous côtés on négociait[175]: toutes les puissances voulaient faire
cesser la guerre que l'ambition de Louis XIV avait allumée; toutes
voulaient mettre un terme aux agrandissements de la France. Les
Espagnols espéraient obtenir des rigueurs de l'hiver une trêve que le
vainqueur voulait leur faire acheter à trop haut prix. En effet, toutes
les opérations militaires étaient suspendues; une partie des troupes qui
avaient servi à l'envahissement des Pays-Bas rentraient forcément dans
l'intérieur. En même temps, des régiments qui se trouvaient dans le Midi
marchaient vers le Nord; mais on savait que leur destination était pour
la Bourgogne, et que le prince de Condé, gouverneur de cette province, y
devait tenir les états[176]. De fréquents courriers étaient dépêchés par
ce prince à un grand nombre d'officiers généraux, avec injonction de se
rendre sans délai près de lui à Dijon. Les approvisionnements et les
apprêts de tout ce qui était nécessaire pour entrer en campagne étaient
hâtés par le roi, au milieu de l'hiver, avec une activité inaccoutumée.
On sut que, pour pouvoir suffire à tous les ordres qu'il donnait, il
interrompait ses heures de sommeil; et on vit bien qu'il n'était pas,
comme il voulait le faire croire, uniquement occupé des plaisirs de sa
cour, des embellissements du château de Saint-Germain et des grandes et
étonnantes constructions qui s'exécutaient à Versailles. L'imminence du
danger fit sortir de son assoupissement l'indolence espagnole, et
bientôt le secret que le roi de France avait dissimulé avec tant de soin
fut divulgué, mais trop tard. Par des marches habilement déguisées, une
armée, dont les divers corps étaient naguère disséminés dans toutes les
parties du royaume, se trouva tout à coup réunie et prête à marcher.
Condé, qui n'avait supporté qu'avec douleur le repos auquel il avait
été condamné, en prit le commandement. En deux jours, il s'empare de
Besançon[177]; Luxembourg, qui servait sous lui, prend en même temps
Salins[178]. Dôle veut résister: Louis XIV y vient en personne, et,
après quatre jours de siége, s'en rend maître[179]. Deux jours après,
Gray se donne à lui, et toute la Franche-Comté lui fait sa soumission.
La conquête de cette grande et belle province fut achevée durant le plus
grand froid de l'année, entre le 7 et le 22 février (1668), c'est-à-dire
en quinze jours[180].

  [175] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 344.

  [176] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 233; t. III, p. 89.

  [177] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 149.

  [178] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 49 (16 février 1668).

  [179] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 349.--BUSSY, _Lettres_, t.
  III, p. 82 (16 février 1668).

  [180] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 120.--MONGLAT,
  _Mémoires_, t. LI, p. 56.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 354.
  (MONGLAT dit douze jours, LOUIS XIV quinze.)

Cependant, aussitôt que les alliés de Louis XIV avaient commencé à
pénétrer le secret de ses desseins, ils s'étaient tournés contre lui.
Dès le mois de janvier de cette année, l'Angleterre, la Suède et la
Hollande avaient projeté entre elles une triple alliance, qui fut
confirmée presque aussitôt après la conquête de la Franche-Comté. De
concert avec l'Espagne, ces puissances ouvrirent des négociations avec
l'ambitieux conquérant, pour le forcer à la paix[181].

  [181] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 159-160.

Louis XIV ne manquait pas de bravoure; il était froid et calme au milieu
du danger; il savait s'y exposer, pour l'exemple. Il en donna des
preuves au siége de Lille, jusqu'à mécontenter sérieusement Turenne;
mais ce n'était pas par entraînement et par goût que Louis XIV aimait
les batailles, c'était pour l'agrandissement de la France, qui en devait
être le résultat. Quoique pendant son jeune âge il eût avec toute la
cour toujours suivi les armées, il s'était peu appliqué à la stratégie.
Mazarin, qui avait voulu prendre un grand ascendant sur son esprit,
avait plutôt cherché à le rendre attentif aux choses où lui-même
excellait qu'à celles qu'il ignorait. Il l'avait rendu plus habile à
conduire les affaires d'un royaume qu'à commander les armées. Cependant
le bon sens du jeune monarque et son instinct de gloire lui avaient
révélé que l'art du commandement et les talents guerriers étaient les
qualités les plus essentielles à un roi de France, sans cesse obligé de
comprimer l'envie ou l'ambition des grandes puissances qui
l'environnent. Depuis qu'il gouvernait par lui-même, Louis XIV s'était
appliqué à acquérir tout ce qui lui manquait à cet égard; et, dans la
campagne de Lille, il avait noblement et hautement déclaré qu'il se
mettait sous la direction de M. de Turenne, pour prendre de lui des
leçons sur le grand art de la guerre[182]. En étudiant soigneusement la
correspondance particulière de Louis XIV avec ses généraux et ses
ministres, on voit qu'il était doué d'une bonne mémoire, qu'il avait un
grand esprit de détail et beaucoup de persévérance dans tout ce qu'il
entreprenait. Il était parfaitement instruit de ce qui concerne
l'administration et le matériel d'une armée; il était même devenu savant
dans les campements, les évolutions des troupes et dans la conduite des
siéges. Mais cette perspicacité qui révèle les moyens de tirer tout le
parti possible des hommes que l'on commande et du terrain sur lequel on
doit les faire mouvoir; qui, par des plans savamment combinés, sait
préparer les succès d'une campagne, prévoit tous les obstacles, et
devine toutes les chances de succès ou de revers; cette vivacité de
conception qui permet de changer et de modifier sans cesse les projets
conçus, selon les entreprises habiles ou inhabiles de l'ennemi; enfin,
ce coup d'œil qui sur un champ de bataille, d'après l'aspect du terrain
et des forces qui s'y trouvent réunies, aperçoit aussitôt et comme par
inspiration toutes les dispositions qu'il faut prendre, tous les ordres
qui sont à donner pour disputer ou s'assurer la victoire; ce calme et
cette présence d'esprit qui, au milieu de la destruction et du désordre
des combats, suit avec méthode ses combinaisons, en reforme de nouvelles
selon les alternatives de la fortune, et, toujours à propos, fait la
part de l'audace et celle de la prudence, tout cela manquait à Louis
XIV[183]. Tout cela constitue le génie guerrier, et le génie ne
s'apprend pas; il résulte d'une organisation et d'un ensemble de
facultés que les circonstances exaltent, que l'étude et l'application
perfectionnent, mais qu'elles ne peuvent donner. La nature, qui fait le
poëte sublime et l'orateur puissant, fait aussi le grand capitaine.
Condé et Turenne s'étaient, dès leur plus jeune âge, montrés dans les
batailles supérieurs à tous ceux de leur temps; il en fut ainsi
d'Alexandre et de César dans l'antiquité, et, dans nos temps modernes,
de Frédéric et de Napoléon. Louis XIV, s'il n'était pas né roi, aurait
pu être un Colbert ou un Louvois; mais il n'eût jamais pu être un
Turenne ni un Condé. Ses ministres ne l'ignoraient pas; et, intéressés à
seconder ses penchants et à le flatter par des choses dans lesquelles il
excellait, ils désiraient la paix, qui devait augmenter leur influence
et annuler celle des généraux et des guerriers, dont la cour était
presque entièrement composée. Turenne surtout portait ombrage aux
ministres: non-seulement le roi avait en lui une entière confiance pour
tout ce qui concernait la guerre, mais il le consultait et l'employait
secrètement pour les affaires politiques. Familier et affectueux avec
les simples officiers, ayant pour les soldats des soins paternels,
Turenne était adoré des uns et des autres; mais l'ambition qu'il
montrait pour l'élévation de sa maison, sa hauteur et sa dureté envers
les autres généraux lui faisaient de nombreux ennemis, et les ministres
trouvaient en eux un appui pour combattre l'ascendant qu'il prenait
chaque jour sur l'esprit du roi[184]. Ils engagèrent donc celui-ci à
écouter les propositions de paix qui lui étaient faites. Il ne devait
pas, suivant eux, effrayer plus longtemps l'Europe en montrant une trop
grande avidité pour les conquêtes. Il était urgent de diviser et de
rompre la triple alliance avant qu'elle se fût transformée en une
coalition nombreuse et formidable. La paix pouvait assurer pour toujours
à l'État une partie des conquêtes du roi, et il dépendait du roi de la
conclure. Plus tard, s'il éprouvait des revers ou même une plus grande
résistance, la lutte pouvait se prolonger de manière à épuiser les
ressources du royaume. Condé et Turenne ouvraient un avis contraire.
L'armée, en quelque sorte, n'avait pas eu d'ennemis à combattre; elle
n'avait éprouvé aucune perte notable; c'était une des plus belles, une
des mieux pourvues d'artillerie et de toutes sortes de munitions qu'on
eût encore rassemblée. Pleine d'ardeur et sous la conduite de son roi,
ses succès seraient aussi certains que rapides: il fallait donc la faire
marcher sur les Pays-Bas et en achever la conquête. Elle serait
accomplie avant même que la triple alliance ait eu le temps de
rassembler ses troupes. Alors la paix offerte par le roi deviendrait
plus facile à conclure avantageusement. Si, à la première annonce d'une
coalition, on prenait le parti de la modération, on donnerait à la
triple alliance plus de confiance en ses forces. Le prompt résultat
qu'elle aurait dès à présent obtenu lui démontrerait la nécessité de
resserrer ses liens, afin de se prémunir contre les dangers à venir. Ce
n'était donc pas là le moment de poser les armes, mais bien de continuer
la guerre[185]. Ce conseil était sans nul doute le meilleur à suivre;
mais Louis XIV voulait terminer Versailles, et il était dans le premier
feu de son amour pour madame de Montespan[186]. L'opinion de
ses ministres fut préférée à celle de ses généraux: la paix
d'Aix-la-Chapelle fut conclue. La France rendit la Franche-Comté, et
garda les conquêtes qu'elle avait faites en Flandre[187].

  [182] RAMSAY, _Histoire du vicomte de Turenne_; Paris, 1773,
  in-12, t. II, p. 144.

  [183] Le général GRIMOARD, _Lettres aux éditeurs des OEuvres de
  Louis XIV_, t. III, p. 7.

  [184] RACINE, _Fragments historiques_, t. V, p. 303, édit. de
  1820, in-8º, article TURENNE.--BUSSY-RABUTIN, _Lettres_, t. V, p.
  59.--Id., _Supplément aux Mémoires_, t. I, p. 75.

  [185] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. II, p. 363; t. III, p. 109.

  [186] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 166.--ECKARD, _Dépenses
  effectives de Louis XIV en bâtiments_, p. 23-39, 41-48.--Id.,
  _États au vrai_, p. 23 à 29.

  [187] MONGLAT, _Mémoires_, t. LI, p. 161.--LA FARE, _Mémoires_,
  t. LXV, p. 167.

A la suite de ces glorieuses et profitables expéditions, les promotions
de maréchaux et d'autres grâces conférées par le monarque répandirent
la joie à la cour: une diminution dans les impôts, des encouragements
donnés aux arts et à l'industrie par des dons gratuits, une nombreuse
quantité d'ouvriers et d'artistes employés aux constructions ou
embellissements de Versailles, du Louvre, des Tuileries, de
Fontainebleau, de Chambord firent circuler l'argent dans toutes les
classes[188]. C'est dans ces circonstances et au milieu du bonheur
général que Louis XIV donna une de ces fêtes qui, par l'éclat et la
magnificence qu'il savait y mettre, devenaient l'objet de l'attention et
de l'admiration de l'Europe. Cette fête commença le 18 juillet (1668) le
matin, et se termina le lendemain à l'aurore. Elle eut lieu dans le
château et les jardins de Versailles, qui, quoique non encore achevés,
surpassaient déjà en magnificence toutes les demeures royales qu'on
avait construites auparavant, comme elle surpasse encore toutes celles
qu'on a élevées depuis[189]. Cette fête n'avait rien de la pompe
chevaleresque et guerrière du fameux carrousel de 1662; mais le grand
nombre de belles femmes qui s'y trouvaient réunies et qui y figuraient;
la magnificence de ces grandes galeries, ornées de dorure et des
chefs-d'œuvre des grands peintres; les cascades des jardins, les jets
d'eau, les statues de marbre et de bronze; la lumière d'un beau soleil,
les frais ombrages, les fleurs; les emblèmes ingénieux, les décorations,
les costumes, les chants, les danses, les festins; la comédie joyeuse
de Molière et la musique de Lulli; les explosions bruyantes et
volcaniques des feux d'artifice, les lustres, les illuminations, les
globes de feu et toutes les pompes de la nuit; enfin, cette multiplicité
de divertissements, de plaisirs et de surprises, qui variaient à toutes
les heures et auxquelles les heures ne pouvaient suffire, tout contribua
à donner à cette fête un caractère de féerie, qui laissa des souvenirs
enchanteurs, ineffaçables à toutes les personnes qui y avaient assisté.

  [188] ECKARD, _États au vrai de toutes les sommes employées par
  Louis XIV_, etc., p. 25, 39, 55, 57 et 59.--LÉPICIÉ, _Vie des
  premiers peintres du roi_, t. I, p. 46; Paris, 1752,
  in-12.--GUÉRIN, _Description de l'Académie royale de peinture et
  de sculpture_.

  [189] LA FONTAINE, _Psyché_, et les notes insérées t. V, p. 30 à
  36, de l'édition in-8º de 1826.--FÉLIBIEN, _Description sommaire
  du château de Versailles_, 1674, in-12.

Madame de Sévigné et sa fille étaient de ce nombre: nous l'apprenons par
une lettre du petit abbé de Montigny[190]. Cette lettre est une relation
de la fête, écrite le lendemain par ordre de la reine, pour être envoyée
au marquis de Fuentès[191], précédemment ambassadeur d'Espagne en France
et alors en résidence à Madrid[192]. Cette relation est bien supérieure
par le style et par les curieux détails qu'elle renferme à celle qui a
été donnée par Félibien et dont on encombre les éditions de
Molière[193], par la seule raison que notre grand comique composa, pour
les intermèdes et les ballets de cette fête, des vers aussi doucereux
que ceux de Benserade, et y fit jouer la comédie de _George Dandin_ ou
_le Mari confondu_.

  [190] Sur l'abbé de Montigny, qui devint évêque de Léon, voyez
  SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 237 et 245, édit. de G. de S.-G.
  (en date des 23 et 30 sept. 1671).

  [191] _Relation de la fête de Versailles donnée le 18 juillet
  1668 à M. le marquis de Fuentès, par l'abbé_ DE MONTIGNY
  (_Manuscrits de_ CORRART, t. IX, p. 1109, bibliothèque de
  l'Arsenal).

  [192] GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 410.

  [193] MOLIÈRE, _OEuvres_, édition d'Auger, t. VII, p. 287 à 331;
  édition d'Aimé-Martin, t. VI, p. 267-318.--FÉLIBIEN, _Relation de
  la fête de Versailles du 18 juillet 1668_; Paris, in-folio, 1679,
  avec cinq planches.--Idem, _Descript. de divers ouvrages de
  peinture faits pour le roi_; 1671, in-12, p. 229 à 315.

Nous savons, par la lettre de Montigny, que les dames invitées étaient
au nombre de trois cents. Toutes se rendirent dès le matin, parées pour
la journée, au château de Versailles. On avait orné et parfumé les
appartements pour les recevoir. Afin qu'elles ne fussent pas gênées par
les lois de l'étiquette, et qu'elles pussent parcourir à leur gré les
appartements de ce somptueux séjour et se rendre plus librement aux
offres qui leur étaient faites par les officiers du roi, chargés de se
conformer à leurs désirs, Louis XIV s'était retiré, avec toute la
famille royale, dans un pavillon voisin du château. Après avoir fait
leur premier repas, elles descendirent toutes dans le jardin, montèrent
dans des calèches qu'on leur avait préparées, et accompagnèrent la reine
dans une promenade autour du parc. Quand cette promenade fut terminée,
on vit commencer les enchantements de cette fête ravissante. Après
chaque divertissement, les calèches se trouvaient prêtes pour
transporter les dames aux lieux où les attendaient des jouissances
nouvelles et inattendues. Tous les ambassadeurs assistaient à cette
fête, et on y remarquait beaucoup d'étrangers, surtout beaucoup
d'Anglais, venus à la suite du beau duc de Montmouth, dont les
attentions pour Henriette d'Angleterre excitaient la jalousie du duc
d'Orléans et affermissaient dans son esprit le crédit du chevalier de
Lorraine, ennemi de cette princesse[194].

  [194] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 397.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLIII, p. 121.

Vers la fin de la journée et lors du souper et du feu d'artifice, les
jardins furent ouverts au public; des rafraîchissements furent
distribués à tous ceux qui en voulurent; et le peuple put participer à
ce que cette fête offrait pour lui de plus surprenant et déplus
éclatant.

L'abbé de Montigny avait joint à sa lettre des listes de toutes les
dames invitées, indiquant de quelle manière elles se trouvaient placées
au souper, qui fut le repas principal de la journée. Ces détails ne sont
pas sans intérêt, parce qu'ils jettent du jour sur la position des
personnages de la haute société de cette époque et sur les intrigues de
cour, que la jeunesse du roi et ses galantes inclinations rendaient
très-actives.

Madame de Sévigné et sa fille étaient placées à la table du roi, et sont
inscrites sur la liste après madame de la Fayette et avant madame de
Thianges. Cette circonstance dut singulièrement accréditer les bruits
qu'on avait répandus de l'inclination du roi pour mademoiselle de
Sévigné. Madame de Montmorency, faisant part à Bussy de ce qui se disait
à la cour, lui écrit, le 15 juillet 1668 (trois jours avant la fête):
«Pour des nouvelles, vous saurez que M. de Rohan parle avec mépris de
madame de Mazarin. Il dit qu'on veut avoir ses bonnes grâces, mais sans
en faire cas quand on les a. On croit qu'il retourne à madame de
Soubise, que MADAME fait valoir tant qu'elle peut auprès du roi, et
souhaite fort cette galanterie. D'un autre côté, la Feuillade fiait ce
qu'il peut pour mademoiselle de Sévigné; mais cela est encore bien
faible.» Bussy, cet homme si fier et si hautain, loin de voir un
déshonneur pour sa famille dans la supposition que le roi pourrait jeter
les yeux sur mademoiselle de Sévigné, répond à madame de Montmorency, le
17 juillet (c'est-à-dire la veille de la fête): «Je serais fort aise que
le roi s'attachât à mademoiselle de Sévigné, car la demoiselle est fort
de mes amies, et il ne pourrait être mieux en maîtresse[195].» Le même
jour, Bussy écrit à sa cousine pour lui recommander une affaire, et, en
terminant sa lettre, il ne manque pas de lui parler de sa fille: «Je
suis bien à vous, ma chère cousine, et à la plus jolie fille de France;
je n'ai que faire, après cela, de faire mon compliment à mademoiselle de
Sévigné[196].» Cette préoccupation de Bussy pour mademoiselle de Sévigné
fait présumer qu'il savait gré à la Feuillade de ses projets; parce
qu'il voyait dans leur réussite une chance favorable à son ambition.

  [195] Lettres inédites, tirées du 3e volume des _Mémoires inédits
  de_ BUSSY, mss. de la bibl. de l'Institut, no 221; _Lettres de_
  SÉVIGNÉ, t. I, p. 43 de la Notice bibliographique, édit. de
  Monmerqué.

  [196] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 182, édit. de G. de S.-G. (en
  date du 17 juillet 1668).

Au reste, toutes ces rumeurs, toutes ces intrigues provenaient de ce que
la liaison du roi avec madame de Montespan, encore enveloppée des voiles
du mystère, n'était considérée que comme un goût passager: on s'aperçut
dès lors que la maîtresse en titre avait cessé d'occuper la première
place dans le cœur du monarque, et que des rivales, plus belles et plus
jeunes, pouvaient tenter de ta supplanter. Madame de Sévigné nous
fournira l'occasion de faire remarquer par la suite le succès des
intrigues conduites, avec une si grande réserve et une si habile
dissimulation, par madame de Soubise, et déjà signalées dans la lettre
de madame de Montmorency. Quant à mademoiselle de Sévigné, sa froideur
dédaigneuse, jointe à la vertu vigilante de sa mère, la garantit d'un
péril qui ne fut peut-être jamais bien menaçant et que probablement elle
ne connut qu'après son mariage.

Madame de la Trousse, cette tante de madame de Sévigné dont il est si
souvent fait mention dans ses lettres, se trouvait aussi à la même table
qu'elle; mais elle est nommée après madame de Thianges. Au reste,
Félibien remarque qu'à cette table du roi, après que lui et MONSIEUR se
furent assis, les dames qui avaient été nommées pour y prendre place
s'assirent sans garder aucun rang[197].

  [197] FÉLIBIEN, _Relation de la fête du 18 juillet 1668_, dans
  les _OEuvres de_ MOLIÈRE, t. VII, p. 287 à 315, édit. d'Auger; ou
  t. VI, p. 300, édit. d'Aimé-Martin, 1824, in-8º.--Idem, _Recueil
  de descriptions de peintures et autres ouvrages faits pour le
  roi_, 1671, p. 283.

A la table présidée par madame d'Humières, dont le mari, neveu de Bussy,
venait d'être promu à l'éminente dignité de maréchal de France, se
trouvaient mademoiselle de Bussy-Lameth, également parente de Bussy, et
la marquise de la Baume, qui s'était montrée si perfide envers madame de
Sévigné et Bussy[198]. A cette même table était aussi madame la comtesse
de Guitaut, amie intime de madame de Sévigné, dame d'Époisses[199]; puis
encore madame de la Troche, autre amie de madame de Sévigné et dont le
nom reparaît si souvent dans sa correspondance[200]. C'est elle dont
l'abbé Arnauld, dans ses Mémoires, loue l'esprit et la beauté quand il
nomme celles qui, particulièrement liées avec madame Renaud de Sévigné
et sa fille, faisaient les délices de la société de la ville d'Angers en
1652[201].

  [198] Voyez p. 345 de la seconde partie de ces _Mémoires_, ch.
  XXIV.

  [199] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 120, édit. de
  Monmerqué.--Idem, t. I, p. 172, édit. de G. de S.-G. (lettre en
  date du 6 juin 1668).

  [200] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 2, 3, 465; t. IV, p. 240; t.
  VII, p. 133; t. IX, p. 191; t. X, p. 413.

  [201] L'abbé ARNAULD, _Mémoires_, t. XXXIV, p. 302, 305, 306, et
  ci-dessus, 2e partie de ces _Mémoires_, p. 101 et 102, chap.
  VIII.

Ce qui était digne de remarque, c'est que madame de Montespan, qui avait
dans cette fête le rôle principal, ne se trouvait pas à la table du roi.
Elle était placée à celle dont la duchesse de Montausier faisait les
honneurs, entre la duchesse de Crussol et la duchesse de Gesvres. Il y
avait aussi à cette même table madame de Tallemont, madame et
mademoiselle de Raré, mademoiselle de Scudéry et enfin madame Scarron.
Réduite à l'indigence par la suppression de la pension de deux milles
livres que lui faisait la reine mère, pension dont elle avait en vain
sollicité le rétablissement, madame Scarron avait refusé d'épouser un
homme riche de naissance, mais de mœurs dissolues. Pour ne pas être à
charge à ses puissants amis, qui offraient de la recueillir chez eux,
elle avait mieux aimé se résoudre à s'expatrier, et consentir à se
mettre à la suite de mademoiselle d'Aumale, princesse de Nemours, qui
allait à Lisbonne pour être reine de Portugal. Mais madame de Thianges,
qui connaissait avec quelle répugnance madame Scarron avait pris cette
résolution, s'opposa à son départ, et la présenta à sa sœur madame de
Montespan, qui la prit en amitié. Madame de Montespan, alors au
commencement de sa liaison avec le roi, obtint facilement ce que les
Richelieu, les Chalais, les d'Albret, les Villeroy et madame
d'Heudicourt avaient en vain sollicité[202]. Malgré la vive opposition
de Colbert, la pension de madame Scarron fut rétablie. Louis XIV, habile
à donner un plus grand prix à toutes ses grâces par la manière dont il
les conférait, tira parti de ses refus et de ses délais mêmes, lorsque
madame Scarron, présentée par madame de Montespan, vint lui faire ses
remercîments. «Madame, lui dit-il, je vous ai fait attendre longtemps.
J'ai été jaloux de vos amis, et j'ai voulu avoir ce mérite auprès de
vous[203].» Telle fut la première entrevue de deux êtres depuis si
intimement unis, séparés alors par un si grand intervalle, qui croyaient
n'avoir plus jamais aucune autre occasion de se voir ou au moins de se
parler. Pourtant madame de Montespan continua de goûter de plus en plus
la société de madame Scarron, qui, toujours prudente et réservée, ne se
prodiguait pas, et tournait déjà à la grande dévotion. Madame de
Sévigné, qui avait été liée avec Scarron, ne cessa point de voir sa
veuve, et la rencontrait souvent chez la maréchale d'Albret, à l'hôtel
de Richelieu et chez madame d'Heudicourt. Le public de cette époque
n'était pas encore déshabitué du style burlesque mis en crédit par
Scarron; et après lui Loret et ses continuateurs avaient, par leurs
gazettes du monde élégant, continué à en maintenir la vogue dans la
haute société. Aussi les œuvres de Scarron[204], qui furent alors
réunies et publiées avec ses lettres inédites, livrées à l'éditeur par
d'Elbène, eurent-elles un grand succès. Une de ces lettres, adressée à
madame de Sévigné[205], dont nous avons déjà parlé à sa date,
constatait l'admiration qu'avait eue pour elle ce bel esprit bouffon; et
plusieurs autres lettres, de même pour la première fois publiées,
démontraient la sollicitude de Scarron pour sa femme, la tendresse et le
respect qu'elle avait su lui inspirer, et ajoutaient encore à l'intérêt
qu'on prenait à elle. L'ambition de madame Scarron parut comblée
lorsqu'on eut rétabli sa pension. Du moins elle écrivit à madame de
Chanteloup, son amie: «Deux mille livres! c'est plus qu'il n'en faut
pour ma solitude et pour mon salut[206].» Par la suite, cette somme ne
suffisait pas au salaire d'une de ses femmes de service.

  [202] MAINTENON, _Lettres_, t. I, p. 38.--Idem, édit. de Collin,
  1806, t. I, p. 36-44 (lettres à madame de Chanteloup, 28 avril,
  11 juillet 1666).--CAYLUS, _Souvenirs_, collect. de Petitot, t.
  LXVI, p. 443.--Idem, édit. Renouard, 1806, in-12, p.
  84.--AVRIGNY, _Mém. chronologiques_ (édit. 1725), t. III, p.
  189.--LA BEAUMELLE, _Mémoires_.

  [203] LA BEAUMELLE, _Mémoires de Maintenon_, t. I, p.
  285.--MAINTENON, _Lettres_, t. I, p. 43 (lettre à madame de
  Chanteloup, en date du 11 juillet 1666).--_Ibid._, t. I, p. 40,
  41, 48.

  [204] _OEuvres de_ M. SCARRON, revues, corrigées et augmentées;
  Paris, Guillaume de Luyne, 1669, in-12.

  [205] _Les dernières OEuvres de_ M. SCARRON, divisées en deux
  parties; Paris, Guillaume de Luyne, 1669, in-12, t. I, p. 21, à
  madame de Sévigny la veuve. (La lettre suivante, à tort intitulée
  _à madame de Sévigny la marquise_, est adressée à madame Renaud
  de Sévigné, mère de madame de la Fayette. Conférez la 1re partie
  de ces _Mémoires_, chap. XVI, t. I, p. 226.)

  [206] MAINTENON, _Lettres_, édit. de 1806, in-12, t. I, p. 43 (à
  madame de Chanteloup, 11 juillet 1666).



CHAPITRE VI.

1668-1669.

   La fête donnée à Versailles ajoute à la célébrité de ce lieu.--La
   description de Versailles, dans le roman de _Psyché_, de la
   Fontaine, contribue au succès de cet ouvrage.--Madame de Sévigné
   lisait tous les écrits de cet auteur.--Elle aimait les
   divertissements du théâtre.--Elle approuvait Louis XIV d'avoir
   soutenu le _Tartuffe_.--Chefs-d'œuvre de Molière, de la Fontaine,
   de Racine et de Boileau qui parurent à cette époque.--Ce grand
   mouvement littéraire exerce de l'influence sur le talent de madame
   de Sévigné.--L'amour maternel suppléait chez elle à l'amour de la
   gloire.--Louis XIV fait cesser les persécutions contre les
   jansénistes, et les rappelle de leur exil.--Madame de Sévigné les
   revoit chez elle et chez la duchesse de Longueville.--Elle lit les
   _Essais de morale_ de Nicole.--Succès du P. Desmares à
   Saint-Roch.--Prédiction de madame de Sévigné sur le P. Bourdaloue.
   Elle se rétracte.--De Bossuet.--Madame de la Fayette fait paraître
   _Zayde_;--Huet, son _Traité sur l'origine des romans_.--Madame de
   Sévigné ignorait qu'elle participerait à la gloire du grand
   siècle.--Elle se mettait au-dessous de toutes les femmes auteurs
   de son temps.--Les lettres qu'elle écrit à Bussy sont au nombre de
   ses meilleures.--Bussy les recueille, et les insère dans ses
   Mémoires.--Inscription qu'il met au bas du portrait de madame de
   Sévigné.--Elle et Bussy se faisaient valoir mutuellement.--Mot de
   madame de Sévigné à ce sujet.--Jugement que Bayle porte des
   lettres de madame de Sévigné à Bussy.--Poëme d'Hervé de Montaigu
   sur le style épistolaire.--Éloge qu'il fait de madame de
   Sévigné.--Elle a entretenu une correspondance très-active avec le
   cardinal de Retz.--Retz s'était volontairement retiré à
   Commercy.--Il s'était réconcilié avec Louis XIV, auquel il rendit
   d'importants services.--Il va deux fois à Rome, et contribue à la
   nomination de deux papes.--Madame de Sévigné lui écrit pour lui
   recommander Corbinelli et une affaire qui intéresse le maréchal
   d'Albret.--Réponse qu'elle en reçoit.

L'éclat et la pompe de la grande fête qui eut lieu à Versailles, après
la paix d'Aix-la-Chapelle, avaient donné beaucoup de célébrité à cette
ville nouvelle, à ce château, à ces jardins, à ce parc, magnifiques
créations de Louis XIV, presque aussi rapides et aussi étonnantes que
ses conquêtes. La Fontaine fit alors paraître son charmant poëme
d'_Adonis_ et son gracieux roman de _Psyché_[207]. Les descriptions du
lieu où l'auteur a placé les interlocuteurs de ce roman nous paraissent
avec raison aujourd'hui un hors-d'œuvre; mais alors, au contraire, ces
descriptions, où la poésie venait au secours de la prose, contribuèrent
beaucoup au succès de l'ouvrage. Versailles était alors si peu connu, et
tant de personnes cependant avaient pu récemment admirer ce prodige,
tant d'autres n'en avaient rien appris que par des récits vulgaires, que
la Fontaine intéressait tous les lecteurs en s'adressant aux souvenirs
des uns et à l'imagination des autres. Le sujet de ce volume était
encore l'amour, non cet amour sensuel dont l'auteur s'était trop complu
à tracer la dangereuse peinture dans ses deux recueils de contes, mais
cet amour que l'âme partage et dont il dit que les peines sont plus
douces que les plaisirs[208]. Un an avant l'apparition de ce roman, la
Fontaine s'était acquis une gloire plus durable par la publication de
son premier recueil de _Fables_, dédié au jeune Dauphin. Le duc de
Montausier avait été nommé gouverneur de ce prince, Bossuet son
précepteur, et Huet son sous-précepteur[209]. La noble conduite de la
Fontaine lors de la disgrâce de Fouquet avait accru l'amitié de madame
de Sévigné pour ce poëte. Elle faisait ses délices de ses écrits, et
nous apprenons par ses lettres qu'elle lui pardonnait les licencieuses
productions de sa muse[210]. Madame de Sévigné ne partageait pas non
plus le rigorisme des jansénistes ses amis, qui voulaient proscrire
comme irréligieux les divertissements du théâtre. Elle les aimait: une
plaisanterie qui lui est échappée[211], sur l'abbé Roquette, démontre
qu'elle approuvait Louis XIV d'avoir résisté à ceux qui s'opposaient à
la représentation du _Tartuffe_. Elle trouvait bon qu'il eût employé
plus de temps pour élever sur la scène française ce chef-d'œuvre de
Molière et pour l'y maintenir que pour conquérir la Flandre et la
Franche-Comté[212].

  [207] Les _Amours de Psiché_ (sic) _et de Cupidon_, _par_ M. DE
  LA FONTAINE; Paris, chez Claude Barbin, 1669, in-8º.--A la page
  441 commence le poëme d'_Adonis_; le privilége est du 2 mai
  1668.--Conférez l'_Histoire de la vie et des ouvrages de la
  Fontaine_, 3e édition, p. 172 à 190.

  [208] «Et leurs plaisirs sont moins doux que ses peines.»
  _Psyché_, p. 56, édit. 1669.

  [209] _Vie de monsieur le duc de Montausier_, t. II, p. 8, 18 et
  20.

  [210] _Hist. de la vie et des ouvr. de la Fontaine_, 3e édit., p.
  210.

  [211] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. V, p. 216, édit. de M.--_Ibid._, t.
  V, p. 378, édit. de G. de S.-G.

  [212] ÉTIENNE, _Notice sur le Tartuffe_ (dans la 1re livraison du
  _Théâtre français_ de Panckouke; il n'a paru que cette
  livraison).--AUGER, _OEuvres de Molière_, t. VI, p.
  192-199.--TASCHEREAU, _Vie de Molière_, 2e édit., 1818, in-8º, p.
  189 à 213.--_Ibid._, 3e édit., in-12, p. 115-126.

Malgré l'admiration un peu trop exclusive de madame de Sévigné pour
Corneille et l'approbation qu'elle avait donnée, dans sa jeunesse, aux
poëtes médiocres qui s'étaient acquis de la réputation, les
chefs-d'œuvre dont le théâtre et la presse enrichissaient la
littérature durent, à cette époque, être pour elle la source de vives
jouissances. C'est pendant les deux années qui précédèrent celles où
madame de Sévigné commença à laisser courir journellement sa plume pour
correspondre avec sa fille que l'on vit éclore les productions
littéraires les plus propres à développer le goût du beau et du naturel.
Ce fut dans cet espace de temps qu'on joua pour la première fois _les
Plaideurs_ de Racine et sa tragédie de _Britannicus_[213]; que Molière
fit représenter et imprimer le _Tartuffe_[214], _le Misanthrope_,
_l'Amphitryon_, _l'Avare_; que la Fontaine publia ses _Fables
choisies_[215], Boileau ses deux premières _Épîtres_ et cette neuvième
_Satire_[216] qui fit dire à Bussy que le poëte s'y était surpassé
lui-même[217].

  [213] _Britannicus_; Paris, Claude Barbin, 1670, in-12 (80 pages
  sans l'épître et la préface).--RACINE, _OEuvres_; Paris, 1687,
  in-12, p. 225 à 229.

  [214] _Le Tartuffe_ ou _l'Imposteur_, comédie de J.-B. P. DE
  MOLIÈRE, imprimée aux dépens de l'auteur. Chez Ribou, 1669, petit
  in-12.

  [215] _Fables choisies, mises en vers par_ M. DE LA FONTAINE,
  1668, in-4º.--_Ibid._, in-12, 1668 et 1669.

  [216] _Satires du sieur D***_; Paris, Louis Billaine, 1668,
  in-12.--Quoique ce mot _satires_ soit au pluriel sur le titre, il
  n'y a que la satire IX précédée du discours (16 pages).--_Satires
  du sieur D***_; Paris, Louis Billaine, 1669, in-12, 76 pages et
  le discours; cette édition contient les neuf premières satires.

  [217] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 108 et 109 (lettre en date du
  16 septembre 1668). Cette lettre apprend que la neuvième satire
  de Boileau avait été envoyée à Bussy le mois précédent.

Nul doute que le grand mouvement littéraire de cette époque n'ait
beaucoup contribué à développer le talent naturel de madame de Sévigné
comme écrivain. Sa sensibilité et sa vive imagination lui donnaient les
moyens d'employer toutes les ressources de son esprit pour distraire sa
fille et pour se distraire elle-même de la peine d'être séparée d'elle.
Sans un motif puissant, il n'y a pas de puissants efforts, il n'y a pas
de grands résultats. L'amour maternel suppléa, dans madame de Sévigné, à
l'amour de la gloire; et les jouissances du cœur tinrent lieu de celles
de l'orgueil et de la vanité.

D'autres causes encore, qu'il ne faut pas omettre, contribuèrent à
former le talent de madame de Sévigné à l'époque où elle fut appelée à
le mettre en pratique pour sa seule satisfaction, pour celle de sa fille
et celle de ses amis.

Elle alliait le goût de la société et du monde avec celui de la
retraite, la plus franche gaieté avec des pensées sérieuses, un grand
penchant aux plaisirs et un sincère attachement aux sévères pratiques de
la religion. Tous les sentiments, joyeux ou mélancoliques, tendres ou
sublimes, énergiques ou délicats, trouvaient en elle des sympathies. Son
esprit était nourri de ce qu'il y avait de plus élevé dans la
littérature sacrée et de plus ingénieux et de plus parfait dans la
littérature profane: Louis XIV faisait alors représenter le _Tartuffe_,
il ordonnait de cesser toute persécution contre les jansénistes; de Sacy
était sorti de la Bastille; Arnauld, le grand Arnauld, était rentré dans
Paris; tous les solitaires de Port-Royal avaient repris leur poste dans
la Vallée; madame de Sévigné profitait, chez elle et chez la duchesse de
Longueville (dont l'hôtel était devenu comme le chef-lieu du
parti[218]), de la conversation de ces hommes de savoir et de génie; et
elle goûtait encore plus leurs préceptes de morale que leurs subtilités
religieuses. Les _Essais de Nicole_ étaient au nombre de ses lectures
favorites[219]. A cette époque aussi le fameux prédicateur janséniste,
le P. Desmares, interdit depuis plusieurs années, remonta en chaire, et
attira la foule à l'église Saint-Roch[220]. Il était sans rival lorsque
Bossuet, évêque de Condom, eut cessé de prêcher à Paris. Alors aussi le
jeune Bourdaloue débuta dans la prédication au collége des jésuites.
Madame de Sévigné, accompagnée de sa fille, alla l'écouter: prévenue,
par ses amis les jansénistes, contre l'ordre des jésuites, auquel
appartenait le P. Bourdaloue, elle attribuait la supériorité de talent
qu'elle reconnut dans le nouveau prédicateur à la petitesse de l'église
où il prêchait: «Il ne jouera bien, dit-elle, que dans son tripot[221].»
A quoi l'esprit de parti ne se prend-il pas? Heureusement pour madame de
Sévigné que son bon goût était plus fort que ses préventions. Elle ne
tarda pas à rétracter son indiscrète prédiction sur Bourdaloue, et elle
devint une des plus vives admiratrices de son éloquence. Quant à
Bossuet, il s'éleva, dès son début dans l'oraison funèbre, à une telle
hauteur que, pour la puissance des mots, la profondeur des pensées, la
grandeur des images, la majesté du discours, il ne fut plus possible de
lui comparer personne chez les anciens ni chez les modernes. C'était un
genre d'éloquence que la sublimité de la religion et le génie de Bossuet
pouvaient seuls créer[222].

  [218] FR. BOURGOIN DE VILLEFORT, _la Véritable vie
  d'Anne-Geneviève de Bourbon, duchesse de Longueville_; Amsterdam,
  chez Jean-Fr. Joly, 1739, in-12, t. II, p. 105-118, 119-124, liv.
  VI.--(L'édition de Paris de ce même ouvrage, qui porte pour titre
  _Vie de madame la duchesse de Longueville_, t. V, 1738, est
  très-incomplète; les retranchements ont surtout porté sur ce
  livre VI.)

  [219] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 246 et 252; t. IV, p. 260; t.
  V, p. 249; t. VII, p. 6, 215; t. X, p. 237; t. XI, p. 239, édit.
  de G. de S.-G.

  [220] PETITOT, _Notice sur Port-Royal_, collection des Mémoires,
  t. XXXIII, p. 199. Le souvenir du P. Desmares se conserva
  longtemps; car, plus de vingt ans après, Boileau disait:

    Desmares dans Saint-Roch n'aurait pas mieux prêché. (_Sat. X._)

  [221] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 208-284.--Idem, p. 286-288,
  édit. de M.

  [222] L.-F. DE BAUSSET, _Hist. de J.-B. Bossuet_, 1814, in-8º,
  liv. III, t I, p. 231 à 234.

Ce n'est pas sans de justes motifs que nous passons ici en revue tous
les grands écrivains contemporains de madame de Sévigné. Sans doute les
génies qui ont brillé dans la littérature et dans les arts sont mieux
appréciés à mesure qu'une longue suite d'années a permis de les comparer
avec un plus grand nombre de ceux qui ont cherché à les imiter ou ont
aspiré à les surpasser; mais de leur vivant ces hommes supérieurs
exercent par eux-mêmes et par leurs ouvrages une plus forte influence,
parce que l'admiration qu'ils excitent est mêlée de surprise et a toute
la puissance magique de la nouveauté; leurs succès forcent à réfléchir
et font naître des résolutions courageuses; on veut profiter des
richesses nouvelles avant qu'elles soient flétries par un usage banal ou
une inhabile médiocrité. La parole d'ailleurs et le geste ont bien un
autre effet que celui d'une froide lecture. La controverse animée et les
éclairs qui jaillissent inattendus de la conversation des grands esprits
exercent sur les âmes et les intelligences un empire auquel le livre le
mieux fait ne saurait prétendre.

Nous ignorons si madame de Sévigné fut dans le secret de son amie madame
de la Fayette, qui alors publia sous le nom de Segrais le roman de
_Zayde_, dont elle était l'auteur[223]. Madame la comtesse du Bouchet
envoya ce roman à Bussy aussitôt qu'il parut, en lui écrivant que
c'était le plus joli qu'on pût lire[224]. Huet, qui ainsi que Segrais
avait assisté madame de la Fayette dans la composition de cet ouvrage,
écrivit, pour lui donner plus de valeur, son savant _Traité sur
l'origine des Romans_, sous la forme d'une lettre adressée à Segrais,
qui fut imprimée en tête de _Zayde_. A ce sujet, madame de la Fayette
disait à Huet: «Nous avons marié nos enfants ensemble[225].» Ce traité
de Huet[226] dut plaire autant que le roman même à madame de Sévigné,
car c'était une sorte d'apologie, faite par un homme sérieux et savant,
d'un genre de lecture qu'elle aima à toutes les époques de sa vie. Dans
sa jeunesse, l'_Astrée_ de d'Urfé et la _Clélie_ de mademoiselle de
Scudéry avaient amusé ses loisirs; et dans son âge mûr elle admirait
encore dans _Cléopâtre_ l'idéal des belles âmes et les grands coups
d'épée retracés par la Calprenède.

  [223] _Zayde, histoire espagnole_, _par_ M. SEGRAIS, avec un
  _Traité sur l'origine des romans_, _par_ M. HUET; Paris, Claude
  Barbin, 1670, in-8º (le privilége est du 8 octobre 1669).

  [224] BUSSY, _Nouvelles lettres_, 2 vol., t. V, p. 126 (lettre en
  date du 18 décembre 1669). C'était bien une nouveauté, car à la
  fin du privilége de _Zayde_ il est dit: «Achevé d'imprimer pour
  la première fois le 20 novembre 1669.»

  [225] HUETII _Commentarius de rebus ad eum pertinentibus_, 1718,
  in-12, p. 20.--Les _Origines de la ville de Caen_, 2e édit.,
  in-8º, 1706, p. 409. Id.

  [226] Il s'en fit un grand nombre d'éditions séparées.--_Traité
  sur l'origine des romans_, _de_ M. HUET; 1685, in-12, 6e édit.

Un auteur bien plus caché que madame de la Fayette, et du même sexe,
c'était madame de Sévigné elle-même. Par les lettres qui s'échappaient
rapidement de sa plume, elle était loin de se douter qu'elle aussi
travaillait à la gloire du grand siècle. Elle ignora toujours que,
devenue un modèle inimitable dans le genre épistolaire, elle mériterait
d'être placée au nombre des grands écrivains. Il est certain, au
contraire, que, malgré la bonne opinion qu'elle avait de son esprit,
elle se mettait, sous le rapport du style, bien au-dessous de
mademoiselle de Scudéry, de madame de la Fayette, de madame Deshoulières
et des autres femmes de cette époque qui cultivaient les lettres et qui
avaient osé affronter la publicité.

Nous ne pouvons douter qu'au temps dont nous traitons madame de Sévigné,
fort répandue dans le monde, n'ait eu une correspondance très-active
avec diverses personnes; mais il ne nous reste d'elle, pendant ces deux
années, que les lettres qu'elle écrivit à Bussy. Il est vrai qu'elles
sont au nombre des mieux écrites et des plus spirituelles de celles
qu'on a recueillies. On peut en dire autant des lettres de Bussy à sa
cousine. En lisant leur correspondance, on reconnaît que, suivant la
juste observation de Bussy, ils se faisaient valoir mutuellement[227].
Madame de Sévigné trouvait qu'elle écrivait avec plus de vivacité et de
feu quand il lui fallait répondre à son cousin. C'est ce qu'elle exprime
avec une familière originalité quand elle lui dit: «Vous êtes le fagot
de mon esprit.»

  [227] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 152, édit. de M.--Idem, t. I,
  p. 211, édit. de G. de S.-G. (7 septembre 1668).

Bussy, dont en littérature le jugement était droit et le tact fin, ne
tarit pas sur les éloges qu'il donne aux lettres de sa cousine. Il
conservait avec soin toutes celles qu'elle lui écrivait; et lorsque, par
la suite, il se mit à écrire ses _Mémoires_, il y inséra les lettres
qu'il avait reçues d'elle, parce qu'il les considérait avec juste
raison comme un des principaux ornements et une des portions les plus
agréables à lire de son ouvrage[228].

  [228] BUSSY-RABUTIN, _Mémoires_, 1694, 2 vol, in-4º.--_Lettres du
  comte_ DE BUSSY, 1697, in-12.--_Lettres de madame_ DE SÉVIGNÉ _au
  comte de Bussy-Rabutin_, tirées du _Recueil de lettres_ de ce
  dernier; Amsterdam et Paris, Delalain, 1775, in-12.

Parmi les épigraphes, le plus souvent satiriques, dont Bussy affublait
les portraits des femmes qu'il s'occupait alors à placer dans la galerie
de son château, il en avait composé une d'un tout autre style pour le
portrait de sa cousine, au bas duquel on lisait ce qui suit:

«MARIE DE RABUTIN, FILLE DU BARON DE CHANTAL, MARQUISE DE SÉVIGNÉ, FEMME
D'UN GÉNIE EXTRAORDINAIRE ET D'UNE VERTU COMPATIBLE AVEC LA JOIE ET LES
AGRÉMENTS[229].»

  [229] BUSSY-RABUTIN, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 157, édit.
  de M., et t. I, p. 217, édit. de G. de S.-G.--MILLIN, _Voyage
  dans les départements du midi de la France_, t. I, p.
  213.--CONRARD DE BRÉBAN, _Souvenirs d'une visite au château de
  Bussy-Rabutin_, 1833, p. 27.

Lorsque parut cette correspondance de Bussy, Bayle, qui alors
travaillait à son Dictionnaire, fut tellement frappé par la lecture des
lettres de madame de Sévigné qui s'y trouvaient mêlées qu'il demanda à
un de ses amis de Paris des renseignements sur celle qui les avait
écrites, disant: «Je ne vois personne qui doute que les lettres de
madame de Sévigné ne soient meilleures que celles de Rabutin. Cette dame
avait bien du sens et de l'esprit... Elle mérite une place parmi les
femmes illustres de notre siècle.... M. Perrault ne fera-t-il pas un
livre pour elles aussi bien que pour les hommes?... Je voudrais bien
savoir quelque chose de l'histoire de celle-là. Je la mettrais
volontiers dans mon Dictionnaire[230].»

  [230] BAYLE, _Lettres choisies_; Rotterdam, 1714, t. II, p. 652.
  (Des Maiseaux a redonné une meilleure édition de ces _Lettres_ en
  1729.)--BAYLE, _OEuvres_, in-folio, t. IV, p. 986. (_Lettres_ en
  date du 18 décembre 1698. L'édition des _Lettres_ de Rotterdam
  dit le 4 décembre.)

Bayle écrivait ces lignes deux ans après la mort de madame de Sévigné;
et Hervey de Montaigu, lorsqu'il fit paraître son élégant poëme latin
_sur le style épistolaire_, n'hésite pas d'avouer que les femmes ont sur
les hommes la supériorité dans ce genre d'écrits. Pour le prouver, il
cite en exemple madame de Sévigné, et par conséquent les lettres qu'elle
avait écrites à Bussy, les seules qui eussent été publiées, les seules
que Hervé de Montaigu aussi bien que Bayle ont pu connaître. Voici
comment s'exprime le moderne poëte latin:

«Les femmes se jouent avec plus de facilité que les hommes du style
épistolaire; elles ont moins d'art, mais plus de naturel. Les mêmes
doigts qui savent ourdir avec dextérité un fil délicat manient aussi la
plume avec une égale habileté. Je t'en prends à témoin, aimable Sévigné;
et je chanterais tes louanges si je pouvais t'emprunter ton style
enchanteur, dont l'éclat est si pur, la grâce si parfaite, qui recèle
tant d'esprit et de finesse sous une apparente simplicité. Tes lettres
coulent sous ta plume avec tant de rapidité que tu sembles plutôt les
transcrire que les composer[231].»

  [231]
    Aptius ipsa viris scribendo femina ludit;
      Natura mulier, vir magis arte valet.
    Quæque manus subtile trahit de stamine filum
      Æquali calamum dexteritate movet.
    Testis erat SEVINEA. Suas me scribere laudes
      Si patitur, calamum commodet ipsa suum.
    Tam purus nitor est, adeo sincera venustas,
      Si salibus condit scripta, lepore sales.
    Tam facilis procedit epistola, pene videtur
      Composuisse minor quam perarasse labor.
       _Ratio conscribendæ epistolæ_, _carmen auctore_ CLAUDIO
         HERVÆO DE MONTAIGU, _e societate Jesu_; Parisiis, 1713,
         in-12 (15 pages), p. 7.

On ne peut douter que madame de Sévigné ne trouvât dans cette facilité
même un attrait pour nouer des correspondances avec des personnes dont
l'esprit lui plaisait. Diverses lettres d'elle qu'on a retrouvées le
démontrent, entre autres les quatre lettres à son cousin de Coulanges,
écrites vers le temps dont nous nous sommes occupé et qui furent
publiées les premières après celles de Bussy[232].

  [232] _Lettres de_ MARIE RABUTIN DE CHANTAL, _marquise_ DE
  SÉVIGNÉ, à _madame la comtesse de Grignan, sa fille_; 1726,
  in-12, p. 15-49. Ce sont quatre lettres à Coulanges qui ouvrent
  ce recueil. La première (c'est la fameuse lettre sur le mariage
  de Lauzun) est datée du 15 décembre 1670; la dernière, du 15 mars
  1671.

Quoiqu'il ne nous reste aucune lettre de madame de Sévigné au cardinal
de Retz, nous apprenons, par plusieurs de celles qu'elle écrivit à sa
fille, que sa correspondance avec cet homme éminent était au moins aussi
fréquente que celle qu'elle entretenait avec Bussy; et cela est confirmé
par les lettres de Bussy à ce dernier. Si Retz se tenait dans sa
retraite de Commercy, c'est qu'il avait formé l'honorable résolution de
vivre économiquement, pour payer ses dettes; et s'il ne jugeait pas à
propos de paraître à la cour, ce n'est pas qu'il en fût exclu. Retz
avait plusieurs fois écrit au roi pour le féliciter sur le
rétablissement de sa santé et sur les victoires qu'il avait remportées;
et Retz avait reçu du roi des réponses aimables et gracieuses.
L'intérêt de l'État et le soleil de la gloire avaient dissipé tous les
nuages qu'auraient pu soulever de fâcheuses réminiscences sur cet ancien
chef de la Fronde. Les services qu'il avait rendus dans le conclave et
la part qu'il avait eue dans l'élection de Clément IX avaient achevé de
faire connaître tout ce qu'on pouvait espérer de son habileté, de son
zèle et de la confiance qu'on avait en lui[233]. Aussi, dès qu'on eut
reçu la nouvelle que Clément IX, après avoir occupé pendant dix-huit
mois seulement le trône de saint Pierre, avait terminé ses jours, Louis
XIV se hâta d'envoyer un courrier à Commercy pour réclamer le secours du
cardinal de Retz, qui partit de nouveau pour Rome et exerça pour
l'élection de Clément X la même influence que pour la nomination de
Clément IX[234].

  [233] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 81, 144, 395, 397, 412, 424,
  555 (lettres en date des 17 mars 1662, 18 juin 1663, 19 novembre
  1666, 1er juillet 1667, 9 mars 1668, 13 août 1676).

  [234] Ce pape fut nommé le 29 avril 1670.--Conférez _Mémoires du
  cardinal_ DE RETZ, publiés d'après les manuscrits autographes,
  collection MICHAUD, p. 609. (_Lettres de_ LOUIS XIV _au cardinal
  de Retz_, 10 décembre 1669. Ibid., p. 610 à 611.--Lettres en date
  des 10, 13 et 17 déc. 1669.)

Dans l'année qui précéda ce prompt départ de Retz pour Rome, madame de
Sévigné lui avait écrit pour lui recommander Corbinelli, qui, alors
exilé avec Vardes dans le midi de la France, écrivait fréquemment à
Bussy de longues lettres, entremêlées de nombreuses citations d'Horace
et d'autres auteurs anciens[235]. Madame de Sévigné, qui savait que
Retz jouissait de nouveau d'un assez grand crédit, l'avait aussi prié de
ne point prendre parti contre le maréchal d'Albret dans un procès que
celui-ci avait avec la trop fameuse duchesse de Châtillon, qui s'était
remariée, en 1664, à Christian-Louis, duc de Mecklembourg. Il était
naturel que madame de Sévigné prît plus d'intérêt au maréchal d'Albret
qu'à la duchesse de Mecklembourg, à cause de l'amitié qu'elle avait pour
lui et aussi parce qu'il avait épousé une sœur de M. de Guénégaud[236].
Retz répondit à madame de Sévigné qu'il avait été trompé par un
faussaire dans l'affaire de Corbinelli, et que c'était ce faussaire qui
avait profité de la recommandation faite pour le protégé de madame de
Sévigné. Retz, qui a montré tant de capacité et de finesse dans les
négociations comme chef de parti ou dans les commissions qui lui furent
données par le roi, a cependant prouvé que, dans les grandes comme dans
les petites affaires, il était facile à tromper: il fut presque toujours
dupe des femmes qu'il croyait séduire, et la victime des trames qu'il
avait ourdies au profit de son ambition personnelle. Comme il était ami
chaud et sincère, il se montra désolé de ce qui lui était arrivé dans
cette circonstance. «Vous ne pouvez vous imaginer, écrit-il à madame de
Sévigné, le chagrin que cela m'a donné. J'y remédierai par le premier
ordinaire avec toute la force qui me sera possible.» Sa lettre
commençait ainsi: «Si les intérêts de madame de Mecklembourg et de M. le
maréchal d'Albret vous sont indifférents, madame, je solliciterai pour
le cavalier, parce que je l'aime quatre fois plus que la dame; si vous
voulez que je sollicite pour la dame, je le ferai de très-bon cœur,
parce que je vous aime quatre millions de fois plus que le cavalier; si
vous m'ordonnez la neutralité, je la garderai; enfin parlez, et vous
serez ponctuellement obéie[237].»

  [235] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 19, 155, 207, 296, 384, 386,
  408; t. V, p. 75, 97-170 (toutes les lettres avec l'initiale C.
  sont de CORBINELLI).--Idem, t. V, p. 126, Lettre de madame DU
  BOUCHET, en date du 18 décembre 1667.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t.
  V, p. 424.

  [236] SAINT-SIMON, _OEuvres_, t. II, p. 21.--MORERI, t. V, p.
  426.

  [237] SÉVIGNÉ, t. I, p. 159, édit. de M., ou t. II, p. 220 de
  l'édit. de G. de S.-G.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p.
  126.--SAINT-SIMON, _Mém. authentiques_, t. XI, p. 131.

Le cardinal de Retz avait vendu, en 1665, sa seigneurie de Commercy à la
princesse de Lislebonne cinq cents cinquante mille livres, mais en s'en
réservant l'usufruit. La duchesse de Lorraine avait ajouté à cette
réserve l'usufruit de la souveraineté du Château-Bas, ce qui rendait le
cardinal maître de tout le Commercy quant aux droits honorifiques[238].
Il ne faut pas croire qu'en s'éloignant du monde et de la cour pour
payer ses dettes il s'imposât à Commercy de grandes privations; il y
vivait, au contraire, en prince de l'Église, et aimait à y exercer le
pouvoir de petit souverain. En sa qualité de damoiseau de Commercy, il
publiait des décrets, ordonnait des prières publiques, fondait des
corporations pieuses et charitables, leur donnait des constitutions et
des règlements. Il avait sa justice, son président des grands jours, son
lieutenant de cavalerie, ses deux gentilshommes, ses comédiens, sa
musique, un chanteur et une chanteuse pour sa chapelle, un brillant
équipage. Enfin, le personnel de sa maison, ou, comme on disait, le
nombre de ses domestiques, se montait à soixante et deux individus, en y
comprenant son intendant, messire Hippolyte Rousseau, seigneur de
Chevincourt, conseiller du roi et correcteur de la chambre des
comptes[239]. Retz occupait aussi ses loisirs à l'étude et à des
discussions de métaphysique et de philosophie cartésienne avec dom
Robert des Gabets, bénédictin et prieur de l'abbaye de Breuil[240], à
Commercy. Retz écrivit aussi vers ce temps (en 1670) ses Mémoires, à la
prière de madame de Caumartin, dont le mari était son parent[241]; mais
il mourut avant de les avoir terminés. Il les composa en partie au
château de la Ville-Issey, et les continua dans cette ville et à
l'abbaye de Saint-Mihiel, où l'abbé dom Hennezon, qui avait toute sa
confiance[242], et plusieurs de ses religieux en écrivirent une portion
sous sa dictée. Il est faux qu'il ait, comme on l'a dit, employé des
religieuses pour lui rendre ce service. Il aimait à se promener dans la
forêt voisine, et plusieurs des animaux sauvages qu'elle nourrissait
furent enfermés par lui dans une ménagerie qu'il avait fait construire à
grands frais à la Ville-Issey. Si alors il eût voulu revenir à la cour,
il y eût été très-bien accueilli. Le duc d'Enghien vint lui rendre
visite à Commercy en 1670, et le duc d'Orléans deux ans après. Lorsqu'il
venait à Paris pour ses affaires, il logeait chez sa nièce, madame de
Lesdiguières, ou dans son abbaye de Saint-Denis: alors il y célébrait
l'office divin dans les jours de grandes solennités. Il donna, en 1675,
sa démission du cardinalat; mais le pape ne voulut pas l'accepter, ce
qui le força, quoique souffrant de la goutte, à faire encore le voyage
de Rome (en 1676) pour l'élection d'un nouveau pape. Ses meilleurs amis
et même ses plus anciennes amies ne se doutaient point qu'il eût écrit
ses Mémoires, car ils étaient presque terminés lorsqu'ils le pressaient
de les commencer. Il savait que madame de Sévigné aurait fortement
désapprouvé ce qu'il y disait de lui-même et des autres. Elle l'aimait
avec tendresse[243] et sans aucune vue d'intérêt[244], quoi qu'en ait
dit un illustre écrivain[245]. Elle n'ignorait pas que tout ce qu'il
possédait était engagé pour le payement de ses dettes et qu'il ne
faisait pas d'économie sur ses riches revenus. C'est une erreur
d'avancer que l'admiration de madame de Sévigné pour le cardinal
diminuât à mesure qu'il approchait de sa fin; c'est le contraire de
cette assertion qui est la vérité. Les plus grands éloges qu'elle lui
ait donnés datent de l'année qui a précédé sa mort[246], qui fut
d'ailleurs subite et imprévue. Les lettres de madame de Sévigné au comte
de Guitaud et à Bussy témoignent de la profonde douleur qu'elle
ressentit par la perte de celui «dont elle était l'amie depuis trente
ans et dont l'amitié lui était également honorable et délicieuse[247]»
N'anticipons pas sur les années. Je n'ose entrer en discussion avec
l'auteur du _Génie du Christianisme_, qui prononce que madame de Sévigné
était «légère d'esprit;» mais je doute que beaucoup de mes lecteurs (si
j'ai des lecteurs) veuillent souscrire à ce jugement; et quant au
reproche jeté à cette mère de famille, d'être «positive dans sa conduite
et calculée dans ses affaires,» je conviens que sa vie entière le
justifie. Mais je le demande à toutes celles auxquelles leur tendresse
maternelle a imposé pour toujours, dans l'âge des grands périls, les
rigueurs du veuvage, si ces torts, qu'on attribue à madame de Sévigné,
ne sont pas de ceux dont elles se féliciteraient d'être accusées.

  [238] DUMONT, _Histoire de la ville et des seigneurs de
  Commercy_, t. II, p. 159.

  [239] DUMONT, avocat à Saint-Mihiel, _Histoire de la ville et des
  seigneurs de Commercy_; Bar-le-Duc, 1843, in-8º, t. II, p. 149 et
  152.

  [240] COUSIN, _Analyse des Mss. de Robert des Gabets, Journal des
  Savants_, 1842, in-4º, p. 129 à 144; p. 193 à 210, et p. 288 à
  305.

  [241] Madame de Sévigné en fait l'éloge.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7
  juin 1675), t. III, p. 288, édit. M.; t. III, p. 410, édit. de G.
  de S.-G.

  [242] MM. CHAMPOLLION, _Notice sur le cardinal de Retz_, dans la
  _Nouvelle collection des Mémoires pour servir à l'histoire de
  France_, t. I, p. 9 et 12.--DUMONT, _Hist. de Commercy_.--Madame
  CHARLOTTE-ÉLISABETH DE BAVIÈRE, _Fragments de lettres
  originales_, t. I, p. 24.--Madame la duchesse D'ORLÉANS,
  princesse palatine; 1832, in-8º, p. 361.

  [243] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 5 et 24 juillet 1675, t. III, p. 321 et
  336, édit. de M.; t. III, p. 445 et 462, édit. de G. de S.-G.

  [244] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 et 19 juin 1675), t. III, p. 269 et
  299, édit. de M., et t. III, p. 410 et 419, édit. de G. de S.-G.

  [245] CHATEAUBRIAND, _Vie de Rancé_, 1844, in-8º, p. 125, 1re
  édit.

  [246] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 juin 1678), t. VI, p. 7 et 8, édit.
  de G. de S.-G.; t. V, p. 340, édit. de M.

  [247] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 août 1679), t. VI, p. 109 et 110:
  cette lettre n'est pas dans toutes les éditions; et p. 111
  (lettre à Bussy), édit. de G. de S.-G.--_Ibid._, t. V, p. 421,
  édit. de M.



CHAPITRE VII.

1668-1669.

   Bonheur dont jouissait madame de Sévigné.--Réflexion sur la
   brièveté des moments les plus heureux de la vie.--Ses deux enfants
   devaient bientôt la quitter.--Son fils, le baron de Sévigné,
   s'engage comme volontaire pour aller faire la guerre contre les
   Turcs.--Politique de la France à l'égard de l'Allemagne et de
   l'empire ottoman.--Guerre des Turcs et des Vénitiens.--Candie est
   assiégée.--Louis XIV désirait secourir les Vénitiens, et ne le
   pouvait à cause des traités.--Il accepte l'offre de la Feuillade
   de conduire à ses frais cinq cents gentilshommes comme volontaires
   au secours de Candie.--Avant de partir pour cette expédition, le
   baron de Sévigné consulte Turenne, le cardinal de Retz et le duc
   de la Rochefoucauld, qui tous l'engagent à exécuter son
   projet.--Motifs particuliers que chacun d'eux avait pour lui
   donner ce conseil.--Sévigné part dans l'escadron du comte de
   Saint-Paul.--Cette expédition eut une fin malheureuse.--Les
   Français se montrèrent aussi braves qu'indisciplinés.--La
   Feuillade revient après avoir perdu la moitié des siens.--Le baron
   de Sévigné revient avec lui, et rejoint sa mère.

L'ascendant que madame de Sévigné obtenait dans le monde par le pouvoir
de sa plume le cédait à celui qu'elle exerçait par sa présence. Ses
attraits, qui, même sur le retour de l'âge, ne l'avaient point
abandonnée, et les charmes de son commerce spirituel et enjoué lui
conciliaient les cœurs, lui soumettaient les volontés. Son fils venait
d'achever son éducation, et, par sa figure comme par ses qualités
acquises, il était compté parmi les jeunes gens de son âge au nombre des
plus agréables. Sa fille, renommée par sa beauté, brillait par
l'instruction, les talents, qui donnaient encore plus de prix à sa
beauté. Mère heureuse et femme charmante, madame de Sévigné jouissait de
son automne sans avoir à regretter ni son brillant printemps ni son
éclatant été, deux saisons de la vie qui, dans l'état de veuvage qu'elle
avait voulu garder, étaient, pour une femme aussi vertueuse,
accompagnées de trop d'orages et de douloureux combats, pour ne pas
éveiller en elle quelques pénibles souvenirs.

On aperçoit, non sans en être attendri, les traces de ces sentiments
dans un court billet qu'elle écrivit à Ménage, qui lui avait envoyé la
cinquième édition de ses poésies. Cette édition avait cela de
particulier que la première idylle, intitulée _le Pêcheur_ ou _Alexis_,
dédiée à la marquise de Sévigné[248], commençait par les deux vers
suivants, qui ne se trouvent pas dans les quatre éditions précédentes:

    Digne objet de mes vœux, à qui tous les mortels
    Partout, à mon exemple, élèvent des autels[249].

  [248] Conférez première part., chap. XXII, p. 451.

  [249] ÆGIDII MENAGII _Poemata, octava editio, prioribus longe
  auctior et emendatior, et quam solam Menagius agnoscit_;
  Amstelodami, Henr. Westenium, 1668, in-12, p. 202.--_Quinta
  editio_, 1668, p. 146.--_Septima editio, prioribus longe
  emendatior_; Parisiis, Petrum le Petit, 1680, in-12, p. 170. (Je
  crois que cette édition est la dernière revue par Ménage, et que
  celle de Hollande, 1688, n'en est qu'une réimpression.) Dans la
  4e édition, 1663, in-18 (_in officina Elzeviriana_), les deux
  premiers vers sont ainsi:

    Des ouvrages du ciel le plus parfait ouvrage,
    Miracle de ces lieux, merveille de notre âge.

Sans doute que le signet de l'exemplaire que Ménage envoya à madame de
Sévigné se trouvait à cet endroit du livre, car elle lui répondit:

«Votre souvenir m'a donné une joie sensible, et m'a réveillé tout
l'agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m'ont fait souvenir de ma
jeunesse; et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir d'un bien
aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du plaisir que
j'ai senti, il me semble qu'on devrait pleurer; mais, sans examiner ce
sentiment, je veux m'attacher à celui que me donne la reconnaissance de
votre présent. Vous ne pouvez douter qu'il ne me soit agréable, puisque
mon amour-propre y trouve si bien son compte et que j'y suis célébrée
par le plus bel esprit de mon temps. Il faudrait, pour l'honneur de vos
vers, que j'eusse mieux mérité tout celui que vous me faites. Telle que
j'ai été et telle que je suis, je n'oublierai jamais votre véritable et
solide amitié, et je serai toute ma vie la plus reconnaissante, comme la
plus ancienne de vos très-humbles servantes[250].»

  [250] SÉVIGNÉ, t. I, p. 125, édit. de M.; _ibid._, t. I, p. 179,
  édit. de G. de S.-G. (lettre du 23 juin 1688).

Qu'ils sont rares et courts les moments de la vie où se trouvent réunies
les circonstances qui concourent à nous faire jouir de tout le bonheur
auquel l'avare destinée nous permet d'atteindre! Certes, il est peu de
femmes qui aient été aussi bien partagées par la nature et la fortune
que madame de Sévigné; et on doit penser qu'elle eût été bien ingrate de
se plaindre de l'une et de l'autre. Cependant elle l'avait acquise,
cette félicité, par des privations continuelles imposées à ses plus
belles années, par l'abnégation des plaisirs les plus entraînants, par
la violence faite aux sentiments les plus puissants. A peine était-elle
parvenue à savourer, sans mélange d'aucune amertume, les fruits de ses
sacrifices et de sa vertu qu'elle se trouva isolée, sans consolation,
privée de son bien le plus précieux, séparée de ce qui faisait son
orgueil et ses délices. Ses deux enfants quittèrent presque en même
temps la maison maternelle. Son fils, que son jeune âge et la paix qui
venait de se conclure semblaient devoir fixer près d'elle pendant
quelques années, fut le premier qui l'abandonna. Il s'éloigna pour
aller, au delà des mers, affronter des périls qui étaient pour elle la
cause des plus mortelles inquiétudes. Les meilleurs amis de madame de
Sévigné, Retz, la Rochefoucauld, Turenne, furent ceux qui, par leur
approbation, contribuèrent le plus à l'exécution du projet que ce jeune
homme, avide de gloire militaire, comme toute la noblesse française de
cette époque, avait formé à l'insu de sa tendre mère, qui versa,
lorsqu'elle l'apprit, d'abondantes larmes[251].

  [251] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 205, édit. de G. de S.-G., ou
  t. I, p. 147, édit. de M. (lettre en date du 8 août 1668).

Depuis François Ier, la France, par la nécessité où elle était
d'abaisser l'Autriche, sa rivale, se trouvait engagée dans une politique
contraire à ses sentiments religieux, contraire à ses habitudes de
déférence envers le chef de l'Église catholique. Dans aucun pays on
n'avait montré plus de zèle pour la propagation de la foi, dans aucun
pays la soumission au pape n'avait été plus absolue qu'en France, et
nulle part les persécutions contre les protestants n'avaient été plus
cruelles et plus acharnées: cependant, sous Henri IV comme sous François
Ier, sous Louis XIV comme sous Louis XII, le gouvernement avait toujours
soutenu, tantôt secrètement, tantôt ouvertement, le Grand Turc et les
protestants d'Allemagne contre l'Autriche. Les gouvernements qui se
succédaient en France, cédant à l'opinion générale de l'Europe, aux
intérêts de l'Église et de la religion en France et à leurs propres
inclinations, agissaient souvent d'une manière contraire à leur
politique et aux traités qu'ils avaient conclus. Au dedans, ils
mécontentaient les protestants d'Allemagne par la violation des
engagements contractés avec eux, en se montrant intolérants envers les
protestants français; au dehors, ils fournissaient contre les Turcs,
alliés de la France, des hommes et des chevaux et secouraient leurs
ennemis.

Depuis vingt-quatre ans, la riche, mais petite république de Venise
soutenait contre les Ottomans une lutte inégale. Candie était assiégée
depuis huit ans. L'attaque comme la défense avait présenté des prodiges
de valeur, qui avaient fait dire que c'était une guerre de géants.
Venise sollicitait des secours de toute la chrétienté, et elle
s'adressait surtout à son plus puissant monarque, à Louis XIV, vainqueur
de l'Espagne; mais les traités qui liaient la France à la Turquie ne
permettaient pas au roi de céder aux instances de l'ambassadeur de la
république. Le pape, cependant, pressait vivement le monarque de prêter
secours aux Vénitiens contre les infidèles. Dans ces circonstances
embarrassantes, Louis XIV accepta la proposition qui lui fut faite par
un de ses jeunes courtisans, qui, plein d'un enthousiasme chevaleresque,
lui offrit de conduire à ses frais, au secours de Candie, un corps de
cinq cents gentilshommes français, comme volontaires du saint-siége.
L'auteur de cette proposition était d'Aubusson de la Feuillade, alors
nommé duc de Roannès, parce qu'il venait d'épouser la sœur de
l'héritier de ce nom, qui se démit de tous ses droits en faveur de son
beau-frère, créé duc et pair à cette occasion[252]. Tout ce qu'il y
avait dans la noblesse française de jeunes gens impatients à se signaler
dans les combats s'enrôla sous les drapeaux de la Feuillade. Parmi ceux
qui étaient sous ses ordres on comptait des d'Aubusson, des Beauvau, des
Langeron, des Créquy, des Fénelon, des Chamilly, des Saint-Marcel, des
Villemorts, des Oxienstern, des la Rochejacquelein, des Xaintrailles,
des du Chastelet, des Chavigny. Il avait pour lieutenants le duc de
Caderousse, le duc de Château-Thierry et le comte de Saint-Paul[253].

  [252] SAINT-SIMON, _Mémoires complets et authentiques_, édit.
  1829, t. I, p. 439 (année 1696).--HÉNAULT, _Nouvel Abrégé
  chronologique de l'histoire de France_, 1768, in-4º, t. II, p.
  634 (année 1667); et t. III, p. 866 de l'édit. in-8º; 1821, p.
  866.--Hénault écrit à tort _Rouannois_, et Saint-Simon assez bien
  _Roannais_; le vrai nom est _Roannès_ ou _Roannez_.--Hénault et
  d'Expilly (_Dict. des Gaules et de la France_, t. VI, p. 334)
  ont, à ce sujet, d'autres inexactitudes.

  [253] DARU, _Histoire de Venise_, 1819, in-8º, t. IV, p. 602,
  608-610.--LOUIS XIV, _Lettres_, t. V, p. 423, 443, 444, 459
  (lettres du 16 mars 1668, 20 septembre 1669).--BUSSY, _Lettres_,
  t. III, p. 132-147-152, 164; et t. V, p. 89, 90.--_Journal
  véritable de ce qui s'est passé à Candie sous M. le duc de la
  Feuillade_, _par_ M. DESROCHES, aide-major; Paris, 1670, in-18,
  chez Charles de Sercy, cité par AUBENAS, _Histoire de madame de
  Sévigné_; Paris, 1842, in-8º, p. 148 à 152.--DU LONDEL, _Fastes
  des rois de la maison d'Orléans et de celle de Bourbon_, 1697,
  in-8º, p. 204. Du Londel place au 29 octobre 1668 l'arrivée du
  duc de la Feuillade à Candie; Desroches, au 1er novembre.

Le baron de Sévigné (tel fut le titre que prit le fils de la marquise de
Sévigné en entrant dans le monde et qu'il conserva tant qu'elle vécut)
était alors âgé de vingt ans. Avant de prendre part à cette expédition,
il consulta d'abord Turenne, qui, avec toute la chaleur d'un nouveau
converti, l'exhorta à partir pour cette espèce de croisade. En effet,
tous les historiens nous montrent Turenne depuis la mort de sa femme,
qui était comme lui de la religion prétendue réformée, vacillant dans la
croyance de ses ancêtres par la lecture de quelques-uns des écrits
substantiels qu'avaient publiés les solitaires de Port-Royal sur les
vraies doctrines de la religion, et aussi par les entretiens de
plusieurs de ses doctes amis, Choiseul, évêque de Tournay, Vialart,
évêque de Châlons[254], et par les arguments de son jeune neveu le duc
d'Albret. Enfin, il fut tout à fait convaincu par l'excellent traité que
Bossuet composa exprès pour lui sur les points les plus controversés
entre les deux communions. Les protestants attribuèrent cette conversion
au désir qu'ils supposaient à Turenne de contrebalancer la confiance que
Louis XIV semblait vouloir accorder à Condé pour les choses de la
guerre. Ce qui pouvait donner lieu à cette croyance, c'est qu'on fit
valoir auprès du pape le crédit dont jouissait Turenne à la cour de
France et l'influence qu'il pouvait avoir sur les déterminations du roi
pour envoyer des troupes au secours des Vénitiens. Ce motif engagea le
souverain pontife à confirmer le choix que Louis XIV avait fait du duc
d'Albret, neveu de Turenne, pour être promu à la dignité de cardinal. Ce
jeune abbé n'avait encore reçu aucune dignité ecclésiastique; il sortait
à peine d'être reçu docteur[255]. Trop de causes engageaient donc
Turenne à déterminer ceux qui voulaient faire leur apprentissage de la
guerre à secourir Candie pour qu'il en détournât le jeune Sévigné,
malgré l'ancienne amitié qu'il avait pour sa mère. Le cardinal de Retz,
qui désirait que ce jeune homme, son parent, se distinguât dans la
carrière militaire, la seule qui convînt à son rang et à sa naissance,
approuva la courageuse résolution qu'il avait prise. Quant à la
Rochefoucauld, il lui suffisait que le comte de Saint-Paul se fût engagé
à partir pour souhaiter vivement qu'il eût un grand nombre de compagnons
d'armes. Aussi, bien loin de combattre les projets du baron de Sévigné,
il l'exhorta à les mettre à exécution. Si la Rochefoucauld avait
réfléchi à ce qui s'était passé à cette occasion entre Retz, Turenne et
le baron de Sévigné, il aurait peut-être à son recueil de Maximes
chagrines ajouté celle-ci: Dans les conseils que nous donnons à nos
amis, nous commençons par considérer l'avantage qui peut en résulter
pour nous-mêmes.--Le motif de la tendresse que le duc de la
Rochefoucauld avait pour l'unique héritier du nom de Longueville n'était
ignoré de personne. C'était cet enfant dont la duchesse de Longueville
avait accouché à l'hôtel de ville de Paris durant les troubles de la
Fronde et lors de son intime liaison avec le duc de la Rochefoucauld.
Celui-ci engagea le jeune baron de Sévigné à s'enrôler dans l'escadron,
composé d'environ cent cinquante gentilshommes, que devait commander le
comte de Saint-Paul.

  [254] DE BAUSSET, t. I, p. 111 et 112, liv. I; et p. 442, no 2
  des Pièces justificatives.--RAMSAY, _Vie de Turenne_, 1773,
  in-12, t. II, p. 153, 154-160.--RAGUENET, _Histoire du vicomte de
  Turenne_, t. II, p. 47.--CHOISY, _Mémoires_, t. III, p.
  460.--BOSSUET, _Exposition de la doctrine de l'Église catholique,
  augmentée d'une traduction latine par l'abbé de Fleury_, 1761,
  in-12 (conférez surtout la Préface historique). Une addition
  particulière à cet ouvrage de Bossuet fut faite pour M. de
  Turenne, et n'a été imprimée qu'en 1671.

  [255] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII de la collection de Petitot,
  p. 156, 458-460-464-465-468.--LOUIS XIV, _OEuvres_, 1806, in-8º,
  t. V, p. 442-444, 451 (lettre au pape, en date du 31 janvier
  1669).--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 59; ibid., _Supplément aux
  Mémoires_, t. I, p. 75,--_Histoire de la vie et des œuvres de la
  Fontaine_, liv. II, p. 169-171 de la 3º édition, 1824, in-8º.

L'expédition, partie de Toulon le 25 septembre 1668, sur trois navires
fournis par le roi, arriva à Candie au commencement de novembre, et ne
fut pas heureuse. La troupe de la Feuillade, composée de jeunes gens
pleins d'ardeur, mais indisciplinés et sans aucune expérience du métier
de la guerre, fit des prodiges de valeur contre les Turcs; mais par ses
imprudences elle compromit la défense de la place plutôt qu'elle ne lui
fut utile. Mal secondée par la garnison vénitienne et en désaccord avec
ceux qui la commandaient, elle se rembarqua, et arriva à Toulon le 6
mars 1669, après six mois d'absence. Elle avait perdu plus de la moitié
de ceux qui la composaient. La peste, dont elle remporta le germe,
moissonna la plus grande partie de ceux qui restaient. La Feuillade
avait reçu trois blessures; l'escadron commandé par le comte de
Saint-Paul fut celui qui donna le plus de preuves de bravoure éclatante,
mais ce fut aussi celui qui se montra le plus indiscipliné et qui perdit
le plus de monde. Le jeune baron de Sévigné, qui en faisait partie, eut
le bonheur d'échapper à tous ces périls, et revint rejoindre sa
mère[256].

  [256] DARU, _Histoire de Venise_, t. IV, p. 608-610.--SÉVIGNÉ, t.
  I, p. 148, édit de M.; et t. I, p. 207, édit. de G. de
  S.-G.--DESROCHES, _Journal véritable de ce qui s'est passé à
  Candie sous M. le duc de la Feuillade_, cité par AUBENAS, _Vie de
  madame de Sévigné_, p. 149, 152, 153.



CHAPITRE VIII.

1668-1669.

   Madame de Sévigné annonce à Bussy le départ de son fils.--Sévigné
   n'était parti qu'avec la permission de sa mère.--Sentiments de
   Sévigné pour sa mère et sa sœur.--Son désintéressement.--Il
   laisse en partant une procuration pour consentir au mariage de sa
   sœur et pour signer le contrat.--Dot que madame de Sévigné donne
   à sa fille en la mariant au comte de Grignan.--Signature du
   contrat.--Liste de tous les personnages dénommés au
   contrat.--Détails sur le comte de Grignan et sur sa famille.--Des
   motifs qui faisaient désirer à madame de Sévigné de l'avoir pour
   gendre.--De son impatience des délais apportés à la conclusion de
   ce mariage.--Elle écrit à Bussy pour le lui annoncer et demander
   son consentement.--Bussy le lui donne par lettre.--Elle lui envoie
   une procuration à signer pour consentir, par-devant les notaires,
   au contrat.--Il ne la signe pas.--Son nom ne paraît point au
   contrat.--Par quelle raison.--Obstacles au mariage causés par les
   hésitations de mademoiselle de Sévigné et par les conseils du
   cardinal de Retz.--Madame de Sévigné lui écrit qu'elle ne peut
   avoir aucun renseignement précis sur l'état de la fortune de M. de
   Grignan et qu'elle s'en rapporte à cet égard à la
   Providence.--Réflexions du cardinal à ce sujet.--Date de la
   célébration du mariage, donnée par madame de Sévigné.--Son
   imprévoyance.--Réflexions à ce sujet.

En écrivant à Bussy la nouvelle du départ du baron de Sévigné, dans sa
lettre en date du 28 août 1668, madame de Sévigné disait: «Je crois que
vous ne savez pas que mon fils est allé en Candie avec M. de Roannès et
le comte de Saint-Paul. Cette fantaisie lui est entrée fortement dans la
tête; il l'a dit à M. de Turenne, au cardinal de Retz, à M. de la
Rochefoucauld: voyez quels personnages! Tous ces messieurs l'ont
tellement approuvé que la chose a été résolue et répandue avant que j'en
susse rien. Enfin il est parti: j'en ai pleuré amèrement; j'en suis
sensiblement affligée. Je n'aurai pas un moment de repos pendant tout ce
voyage; j'en vois tous les périls, j'en suis morte; mais, enfin, je n'en
ai pas été maîtresse, et, dans ces occasions-là, les mères n'ont pas
beaucoup de voix au chapitre[257].»

  [257] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 août 1668), t. I, p. 148, édit. de
  M.; _ibid._, t. I, p. 207, édit. de G. de S.-G.

Non sans doute, quand on a de pareilles inspirations et la ferme volonté
de les suivre, on ne consulte point sa mère. Mais, pourtant, Sévigné ne
partit pas sans avoir obtenu le consentement de la sienne. La
correspondance de celle-ci nous prouve que, malgré ses défauts et les
travers de sa jeunesse, Sévigné se montra toujours plein de tendresse et
de déférence pour sa mère; il savait apprécier ses aimables qualités, et
se trouvait heureux de lui prouver son affection par ses complaisances
et ses attentions. Bien souvent il préféra à tous les plaisirs de la
cour et du monde les longues journées de lectures et de promenades
passées en tête à tête avec cette mère chérie, dans la solitude des
Rochers. Frère aussi excellent qu'il était bon fils, la préférence
marquée que madame de Sévigné manifestait en toute occasion pour sa
fille ne lui inspira jamais ni jalousie ni envie. Il aimait tendrement
sa sœur, et le lui prouva surtout par son désintéressement.

Au commencement de l'année 1679, Sévigné n'était pas encore de retour de
son expédition de Candie, lorsque madame de Sévigné recevait quittance
de deux cent mille livres tournois par elle payées, à compte[258] des
trois cent mille livres de dot qu'elle donnait à sa fille en la mariant
au comte de Grignan. Sévigné, la veille du jour où il avait quitté sa
mère pour se rendre à Toulon[259], avait passé une procuration à l'effet
de signer en son nom et d'approuver tous les avantages pécuniaires qui
seraient faits à sa sœur par son contrat de mariage. Ce contrat fut
signé le 28 janvier 1669, et il est utile, pour l'intelligence de ces
Mémoires et des lettres de madame de Sévigné, de faire connaître, selon
l'ordre où ils sont mentionnés dans cet acte, tous les personnages qui y
comparurent alors, soit en personne, soit par procuration[260].

  [258] «En louis d'argent, louis d'or et pistoles d'Espagne,» dit
  la quittance annexée au contrat, dont la grosse originale, signée
  des notaires GIGAULT et SIMONNET, est sous nos yeux. La dot de
  mademoiselle de Sévigné était de plus de six cent mille francs,
  monnaie actuelle.

  [259] Le 22 août 1668.

  [260] Nous avons laissé l'orthographe des noms telle qu'elle est
  dans l'acte, quoique ce ne soit pas toujours celle qui a été
  suivie dans cet ouvrage, d'après l'usage établi et les livres
  imprimés.

C'est d'abord le futur époux:

«François Adhémar de Grignan, chevalier, comte dudit Grignan et autres
lieux, conseiller du roi, lieutenant général pour Sa Majesté en
Languedoc, demeurant à Paris, rue Béthizy, paroisse Saint-Germain
l'Auxerrois.»

Puis ensuite: «Marie de Rabutin-Chantal, veuve de Henri, marquis de
Sévigné, seigneur des Rochers, de la Haye-de-Torré, du Buron, Bodegat et
autres lieux, conseiller du roi, maréchal de ses camps et gouverneur
pour Sa Majesté des villes et châteaux de Fougères; stipulant pour
mademoiselle Françoise-Marguerite de Sévigné, sa fille, et demeurant rue
du Temple, paroisse Saint-Nicolas des Champs.»

Du côté de l'époux comparaissent, pour donner leur consentement au
mariage: «Jacques Adhémar de Grignan, évêque et comte d'Uzès, oncle
paternel[261].

  [261] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 6 mars, 11 et 28 octobre 1671.

«Joseph Adhémar de Monteil de Grignan, chevalier, comte de Venosan,
capitaine d'une compagnie de chevau-légers[262]; et Louis, abbé de
Grignan, aussi frère (c'est-à-dire tous deux frères du comte de
Grignan)[263].

  [262] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 9 juillet, 1er novembre 1671, 7 août
  1675, 28 octobre 1676 (le chevalier de la Gloire), 1er novembre
  1688; 6 juillet, 31 août 1689; 11 janvier 1690.

  [263] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 30 mars 1672, 9 septembre 1675 (le plus
  beau de tous les prélats); 21 août 1680, 9 janvier 1683, 22
  septembre 1688 (M. de Carcassonne); 7 février, 16 juin, 17
  juillet 1689 (_idem_); 17 août 1690.--Sur Louis-Joseph Adhémar de
  Monteil de Grignan, dit _le bel abbé_, qui fut successivement
  évêque d'Évreux et de Carcassonne; conférez encore les _Lettres
  inédites et restituées de madame_ DE GRIGNAN _et de l'abbé_ DE
  COULANGES, publiées par M. VALLET DE VIRIVILLE, t. IV, p. 320 de
  la _Bibliothèque de l'École des Chartes_, 1843, in-8º (lettre du
  22 décembre 1677), p. 5 du tirage à part.--_Catalogue des
  archives de la maison de Grignan_, 1844, in-8º, p. 30-36.

«Charles de Sainte-Maure, duc de Montausier, pair de France, etc.; et
dame Julie d'Angennes, duchesse de Montausier, beau-frère et belle-sœur
(du comte de Grignan par le premier mariage de ce dernier avec la
deuxième fille de madame de Rambouillet)[264].

  [264] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 4 septembre 1668, 16 mars 1672; 7 août,
  24 novembre 1675; 21 février 1680, 1er décembre 1688, 15 février
  1690.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 373.--CONRART, _Mémoires_,
  t. XLVIII, p. 64, 76.--MONGLAT, _Mémoires_, t. L, p. 393, sur
  madame de Montausier.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, 22 novembre 1671.

«Madame du Puy du Fou de Champagne, marquise de Mirepoix, belle-sœur
(par le second mariage de M. de Grignan avec Marie-Angélique, fille du
marquis du Puy du Fou et de Champagne et de Madeleine de
Bellièvre)[265].

  [265] La marquise du Puy du Fou la mère mourut en mars 1696, à
  l'âge de quatre-vingt-trois ans. Voyez le _Mercure galant_, mars
  1696, p. 221. Cf. _Archives de la maison de Grignan_, p. 32, no
  195.

«Pomponne de Bellièvre, chevalier, marquis de Grignan, conseiller du roi
en ses conseils et d'honneur en sa cour du parlement, oncle.

«De Crussol, comte dudit lieu, et dame Julie-Françoise de Sainte-Maure
son épouse, nièce[266].

  [266] Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_, en date du 15 mai 1671, du 18
  novembre 1671, du 22 janvier 1672, t. II, p. 71, 292 et 357,
  édit. de G. de S.-G.--_Vie du duc de Montausier_, t. II, p. 15 et
  17.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 196.--TALLEMANT,
  _Hist._, t. II, p. 33, édit. in-8º.

«Henri de Lorraine, prince d'Harcourt, cousin germain maternel, et
Françoise de Brancas, princesse d'Harcourt, son épouse[267].

  [267] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 23 mai 1667, 6 janvier et 26 décembre
  1672, 1er janvier 1674, 20 juillet 1679.--CHOISY, _Mém._, t.
  LXIII, p. 432.

«Antoine-Escalin Adhémar de la Garde, chevalier, comte de la Garde,
gouverneur de la ville de Furnes, cousin germain maternel[268].

  [268] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 7 et 11 août 1675, 28 octobre 1676, 16
  juillet 1677, 20 juillet 1689.

«Simiane de Gordes, chevalier des ordres du roi, marquis de Gordes,
comte de Carser, chevalier d'honneur de la reine, et dame Marie de
Sourdis, son épouse, cousine[269].

  [269] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 février 1672, 19 novembre 1673.

«Toussaint de Forbin, évêque de Marseille[270].

  [270] Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_, 28 novembre 1670, 8 avril
  1671, 19 et 27 novembre 1673 (il est nommé _la Grêle_ dans cette
  lettre), 24 novembre 1675 (nommé seulement _l'évêque_ dans cette
  lettre), 18 août 1680, 22 février 1690 (c'est le cardinal de
  Forbin).

«Madame d'Uzès[271].

  [271] Madame DE GRIGNAN, _Lettres_ à son mari, 1843, in-8º, p. 18
  et 19 du tirage à part.

«Charlotte d'Étampes de Vallencey, marquise de Puysieux[272].

  [272] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 novembre 1670, 13 mars 1671, 23 août
  1675, 15 septembre 1677 (lettre de Bussy).--TALLEMANT,
  _Historiettes_, t. I, p. 293 et 294.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t.
  XLIII, p. 159, 205, 271, édit. in-8º.--_Biographie universelle_,
  t. XXXVI, p. 304.

«Armand de Simiane, abbé de Gordes, premier aumônier de la reine, comte
de Lyon et prieur de la Roé et de Saint-Lô de Rouen[273].

  [273] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 3 novembre 1688 (évêque de Langres), 19
  novembre 1695.

«Cousins et cousines.

«Marie d'Alongny-Rochefort, épouse de Jacque le Coigneux, chevalier,
conseiller du roi et grand président en la cour du parlement[274].

  [274] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (lettre de Bussy, du 14 novembre
  1685.)--_Journal de_ DANGEAU, 24 avril 1686.

«De Brancas[275].

  [275] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 25 juin 1670; 24 et 27 avril, 13 mai,
  10 juin, 28 décembre 1671; 2 juin 1672, 25 septembre 1676, 29
  nov. 1679.

«Anne-Marie d'Aiguebonne, comtesse de Bury[276].

  [276] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 17 et 24 janvier 1680, 26 juin 1689 (la
  sotte amie de madame de la Faluère).

«Vicomte de Polignac, chevalier des ordres du roi et gouverneur de la
ville du Puy; dame du Rouvre, son épouse[277].

  [277] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 13 décembre 1684, 3 et 29 avril 1686,
  juillet 1690, t. III, p. 319, édit. de G. de S.-G.

«Henri de Guénégaud, chevalier, marquis de Plancy, seigneur de Fresne et
autres lieux, conseiller secrétaire d'État et de commandement de Sa
Majesté, commandeur de ses ordres; et dame Claire-Bénédict de Guénégaud,
duchesse de Cadrousse, cousine[278].

  [278] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 9 août 1671.

«Le marquis de Montanègre[279].

  [279] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 31 mai 1680.

«Le marquis de Valavoire, et dame Amat, son épouse[280].

  [280] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 13 janvier 1672, 22 mars 1676, 29 août
  1677.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLI, p. 218 et 219.--LORET,
  _Muse historique_, t. IX, p. 136, 164.

«De Reffuges, chevalier, lieutenant général des armées du roi; dame de
Buzeau, son épouse[281].

  [281] Madame de Sévigné ne fait aucune mention de Reffuges,
  personnage intéressant que Saint-Simon fait bien connaître.
  Conférez SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. X, p. 332 et 334. Reffuges
  mourut en 1712.--Une Charlotte Reffuges épousa Guy d'Elbène. Voy.
  deuxième partie de ces _Mémoires_, p. 419.

«Claude de Seur, chevalier, conseiller du roi et directeur de ses
finances.

«Dame Catherine de Tignard, marquise de Saint-Auban.

«L'abbé de Valbelle[282].

  [282] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 janvier 1674, 17 juillet
  1680).--LORET, _Muse historique_, t. XII, p. 36.

«L'abbé de Rochebonne, comte de Lyon[283].

  [283] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 août 1671, 27 juillet 1672).

«Dame Jacqueline de Laugère, comtesse douairière du Roure.

«Le comte du Roure, lieutenant général pour Sa Majesté en Languedoc,
gouverneur du Pont-Saint-Esprit; et dame Dugas, son épouse.

«M. de Montbel.»

Après cette énumération de personnages, «tous parents, amis et alliés
dudit seigneur futur époux,» l'acte nomme ensuite tous les parents et
amis qui ont comparu devant les notaires de la part de la future épouse;
et d'abord est nommé le premier:

«Pierre de la Mousse[284], prêtre et docteur en théologie, prieur de la
Grossé, comme fondé de procuration de Charles de Sévigné, chevalier,
marquis dudit lieu, seigneur des Rochers, la Haye-de-Torré, le Buron,
Bodegat, la Baudière et autres lieux, frère de ladite demoiselle future
épouse.»

  [284] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 27 avril, 23 mai, 20 et 30 septembre
  1671; 19 février 1690, t. II, p. 45, 233; t. X, p. 264, édit. G.
  de S.-G.

Après Pierre de la Mousse et Sévigné, l'acte nomme ensuite:
«D'Hacqueville[285], conseiller du roi, abbé, tant en son nom que comme
fondé de procuration de Son Éminence Jean-François-Paul de Gondy,
cardinal de Retz, souverain du Commercy, grand-oncle.» Le cardinal de
Retz prend le titre de souverain du Commercy, parce que ce petit
district de Lorraine, doyenné du diocèse de Toul, était devenu une
souveraineté jugeant les procès en dernier ressort et dont les sessions
se nommaient les _grands jours_. Le cardinal de Retz était devenu
seigneur, ou, comme on disait spécialement, _damoiseau_ du Commercy, par
héritage de sa tante Madeleine de Silly, dame du Fargis. Retz, pour
payer ses dettes, vendit la nue-propriété de cette terre à Charles IV,
duc de Lorraine; mais il s'en conserva l'usufruit[286]. Il y demeurait
alors, et sa procuration donnée à d'Hacqueville fut dressée par Vanesson
et Collignon, notaires à Commercy.

  [285] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 24 avril, 5 juillet, 27 septembre 1671;
  15 décembre 1673, 19 et 24 juillet 1675, 5 août 1676.--RETZ,
  _Mémoires_, t. XLVI, p. 49, 226, 360.--JOLY, _Mémoires_, p. 261
  et 473.

  [286] Conférez P. BENOÎT, _Histoire ecclésiastique et politique
  de la ville et du diocèse de Toul_, 1707, in 4º, p. 79.--L'abbé
  D'EXPILLY, _Dictionnaire géographique, historique et politique
  des Gaules et de la France_, 1764, in-folio, t. II, p.
  401.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, 10 octobre 1654, 15 avril 1672; 19 et
  26 juin, 9 et 22 août, 20 décembre 1675; 11 et 12 août 1676
  (notre bon ermite), 12 et 15 octobre 1677 (le cardinal, le
  parrain de Pauline), 28 avril et 20 juin 1678 (de Bussy), 27 juin
  1678, 25 et 28 août 1679 (de Bussy), 13 mai 1680.

«André Marquevin Besnard, bourgeois de Paris, comme fondé de
procuration du duc de Retz, grand-oncle.

«Réné Renault de Sévigné, seigneur de Champiré, grand-oncle[287].

  [287] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 9 mars 1672, 22 mars 1676.

«Charles de Sévigné, chevalier, comte de Montmoron, conseiller du roi en
sa cour du parlement de Bretagne, cousin paternel[288].

  [288] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 2 décembre 1672.

«François de Morais, chevalier, marquis de Brezolles, capitaine enseigne
des gens d'armes de Monsieur, duc d'Orléans, frère unique du roi.

«Et Charles-Nicolas de Créqui, chevalier, marquis de Ragny[289], cousin.

  [289] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 1er mai 1672 (lettre de Bussy); 13 mai,
  26 août 1675; 8 décembre 1677, février 1683 (t. VII, p. 362 de
  l'édit. de G. de S.-G.), 14 février 1687.

«Henri-François, chevalier, marquis de Vassé, cousin germain
paternel[290].

  [290] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 7 juin 1676.--TALLEMANT,
  _Historiettes_, t. IV, p. 119, édit. in-8º.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLI, p. 232.

«Christophle de Colanges, abbé de Livry, grand-oncle maternel[291].

  [291] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 16 février 1671 (l'abbé), 18 mai 1672
  (notre abbé), 6 octobre 1676, 2 septembre 1687. (L'acte porte
  toujours _Colanges_; c'est, dit M. Monmerqué, l'ancienne
  orthographe de ce nom, en faisant observer que l'abbé de
  Coulanges signait toujours _Colanges_.)--_Mémoires de_ COULANGES,
  p. 346.

«Louis de Colanges, chevalier, seigneur de Chezières, grand-oncle
maternel[292].

  [292] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 5 et 23 août 1671, 27 mai 1672, 30
  avril 1675.

«Charles de Colanges, chevalier, seigneur de Saint-Aubin, aussi
grand-oncle maternel[293].

  [293] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 6 octobre 1679; 15, 17, 19 novembre
  1688.--COULANGES, _Mémoires_, p. 49.

«Dame Henriette de Colanges, veuve de François le Hardy, chevalier,
marquis de la Trousse, maréchal des camps et armées du roi,
grande-tante[294].

  [294] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 23 août et 18 octobre 1671 (ma tante),
  24 juin et 1er juillet 1672.

«Philippe-Auguste le Hardy de la Trousse, chevalier, marquis dudit lieu,
capitaine sous-lieutenant de gendarmes de monseigneur le Dauphin, cousin
germain maternel[295].

  [295] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 9 juillet 1656 (de Bussy), 20 juillet
  1656, 19 août et 14 septembre 1675; 31 juillet 1680, 15 novembre
  1684, 22 juillet 1685, 8 octobre 1688; 3 janvier, 20 mars et 12
  juin 1689; 4 janvier 1690.--DANGEAU, mss., 24 mars 1685.

«Philippe-Emmanuel de Colanges, chevalier, conseiller du roi en sa cour
de parlement, cousin germain maternel; et dame Angélique Dugué, son
épouse[296].

  [296] Dans les lettres qui nous restent de madame de Sévigné, on
  en compte trente-cinq où madame de Coulanges et son mari sont
  mentionnés: plusieurs sont écrites par eux à madame de Sévigné ou
  leur sont adressées par elle.

«Henri de Lancy Raray, chevalier, marquis dudit lieu, aussi cousin
maternel.

«Gaston-Jean-Baptiste de Lancy Raray chevalier aussi, marquis dudit
lieu, cousin maternel[297].

  [297] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 31 juillet 1680.--Conférez MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLI, p. 456, 457.

«Charles de Lancy, seigneur de Ribecourt et Pimpré, conseiller du roi en
son conseil d'État, cousin maternel.

«Roger Duplessis, duc de la Rocheguyon, pair de France, seigneur de
Liancourt, comte de Duretal; et dame Jeanne de Schomberg, son épouse.

«Marie d'Hautefort, veuve de François de Schomberg, duc d'Alvin, pair et
maréchal de France, gouverneur de Metz en pays Messin, colonel général
des Suisses et Grisons[298].

  [298] Conférez la 2e partie des _Mémoires_, ch. VI, p.
  61-67.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, du 5 janvier 1674, 30 juillet 1677.

«François, duc de la Rochefoucauld, pair de France, prince de Marsillac,
chevalier des ordres du roi[299].

  [299] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 novembre 1652, t. I, p. 19, 67, 90,
  94, 158, 167, 170, édit. de G. de S.-G. (lettres de la
  Rochefoucauld à de Guitaud), 22 septembre et 15 novembre 1664; 11
  mai, 20 août 1667; 24 septembre 1667; 21 mars, 12 juillet 1671;
  20 juin 1672 (il y a un homme dans le monde, etc.), 14 Juillet
  1673, 30 juillet 1677, 21 décembre 1678 (de Bussy), 6 et 25
  octobre 1679, 15 et 29 mars 1680.

«La princesse mademoiselle Anne-Élisabeth de Lorraine.

«Félix Vialar, évêque de Châlons, comte et pair de France.

«Jean-Antoine de Mesmes, chevalier, comte d'Avaux, conseiller du roi en
tous ses conseils, grand président en sa cour de parlement de
Paris[300].

  [300] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 11 mars 1671.

«Olivier Lefèvre d'Ormesson, chevalier, seigneur d'Amboille[301].

  [301] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 24, 26 et 27 novembre 1664 (le
  rapporteur).

«Philbert-Emmanuel de Beaumanoir de Lavardin, conseiller du roi en ses
conseils, évêque du Mans, commandant des ordres de Sa Majesté[302].

  [302] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 11 mars 1671 (je dîne tous les
  vendredis chez le Mans), 2 août 1671; t. I, p. 371; t. II, p.
  167, édit. de G. de S.-G.--LORET, _la Muse historique_, t. III,
  p. 46; t. IX, p. 130; t. XI, p. 34.

«Marguerite-Renée de Rostaing, veuve de Henri de Beaumanoir, chevalier,
marquis de Lavardin, maréchal des camps et armées du roi[303].

  [303] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 15 avril 1671 (Savardin), 9 et 12 juin
  1680 10 avril 1691, avril 1694 (édit. de G. de S.-G., t. XI, p.
  25).

«Marie-Madeleine de la Vergne, épouse du marquis de la Fayette[304].

  [304] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 17 avril, 16 mars 1671 (princesse de
  Clèves), 9 février 1673, 26 mai, 30 juin 1673 (lettre de madame
  de la Fayette), 15 décembre 1675, 12 janvier 1676, 18 et 22 mars,
  19 juin 1678 (lettre de Bussy), 17 mars 1680, juin 1693 (édit. de
  G. de S.-G., t. X, p. 461).--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 154, du
  1er mai 1670.--DELORT, _Voyage aux environs de Paris_, t. I, p.
  217 et 224.--COSTAR, _Lettres_, p. 540.--BARRIÈRE, _la Cour et la
  Ville_, p. 70.--LORET, _Muse historique_, t. XII, p. 142.--LA
  FAYETTE, _Histoire d'Henriette_, t. LXIV, p. 395, collect. de
  Petitot.

«Dame Françoise de Montalais, veuve du comte de Marans.

«Alliés et amis de ladite demoiselle future épouse.»

Cette longue liste ne nous donne pas une connaissance complète de tous
les membres de la famille dans laquelle la fille de madame de Sévigné
allait entrer; il y manque encore:

François Adhémar de Monteil de Grignan, archevêque d'Arles, oncle
paternel de M. de Grignan[305].

  [305] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 novembre 1670, 22 septembre 1673, 21
  janvier 1689 (l'oncle); 12 avril, 23 octobre 1689.--_Archives de
  la maison de Grignan_, 1844, in-8º, no 192.

Jean-Baptiste Adhémar de Monteil de Grignan, frère de M. de Grignan,
coadjuteur de son oncle l'archevêque d'Arles[306].

  [306] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 novembre 1670, 17 avril 1671
  (seigneur Corbeau), 14 novembre 1671 (M. de Claudiopolis), 31 mai
  1675 (l'abbé d'Aiguebeve), 5 juin, 16 et 19 août 1675 (le
  coadjuteur).--Madame DE GRIGNAN, _Lettres à son mari_ (5 janvier
  1688), p. 5 et 20 du tirage à part; lettre du 22 décembre 1677,
  t. IV, p. 320 et 333 de la _Bibliothèque de l'École des
  chartes_.--_Archives de Grignan_, p. 31, no 192.

Charles-Philippe Adhémar de Monteil, chevalier de Grignan, chevalier de
Malte, autre frère de M. de Grignan[307].

  [307] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 22 janvier et 10 février 1672.

Marie Adhémar de Monteil de Grignan, sœur de M. de Grignan, religieuse
à Aubenas dans le Vivarais [308].

  [308] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 9 juin 1680.

M. de Grignan avait encore deux autres sœurs, dont l'une, Marguerite de
Grignan, avait épousé le marquis de Saint-Andiol[309]; l'autre, Thérèse
de Grignan, fut mariée au comte de Rochebonne[310].

  [309] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame de Grignan_; la Haye, 1726, in-12, t. I, p. 39 (18 mars
  1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_, 8 juillet 1675, 21 février 1735
  (lettre de madame de Simiane, dans l'édit. de G. de S.-G., t.
  XII, p. 118). Dans les éditions modernes, le passage sur
  Saint-Andiol, qui se trouve dans la première édition, a été
  retranché. Conférez ch. XVII.

  [310] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 16 août 1671, 27 juillet 1672, 6
  novembre 1675, 18 septembre 1679, 15 mai 1689.

M. de Grignan avait de sa première femme Claire d'Angennes, qu'il épousa
le 27 avril 1658, deux filles, toutes deux fort jeunes encore lorsqu'il
se maria pour la troisième fois à mademoiselle de Sévigné, l'une nommée
Louise-Catherine de Grignan[311], l'autre Françoise-Julie de Grignan,
plus connue sous le nom de mademoiselle d'Alérac[312].

  [311] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 1er mai, 25 octobre 1686.

  [312] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 11 septembre 1680 (la fille terrestre
  de M. de Grignan), 13 décembre 1684, 14 février 1685, 1er mai
  1686, 27 septembre 1687, 9 mars et 30 avril 1689.--Madame DE
  GRIGNAN, _Lettres à son mari_ (22 décembre 1677 et 5 janvier
  1688), t. IV, p. 321 et 333 de la _Bibliothèque de l'École des
  chartes_, 1843, in-8º, ou p. 6 et 18 du tirage à part, ou _Lettre
  de madame_ DE GRIGNAN _au comte de Grignan, son mari_, Paris,
  imprimerie de Firmin Didot, décembre 1832, in-8º, p. 7 et 8.
  (C'est la lettre du 5 janvier 1688, publiée, d'après
  l'autographe, à 50 exemplaires seulement.)

Nous aurons, dans le cours de ces Mémoires, plus d'une occasion de
parler des personnages dont les noms viennent d'être mentionnés. Ce
qu'il importe pour le présent, c'est de bien faire connaître l'aîné et
le chef de cette nombreuse famille des Grignan, puisqu'en l'adoptant
pour gendre madame de Sévigné croyait voir réaliser toutes les
espérances que sa tendresse lui avait suggérées pour le bonheur de celle
qui était l'objet de ses pensées les plus chères et de ses jouissances
les plus vives. Quoiqu'en épousant mademoiselle de Sévigné le comte de
Grignan fût à ses troisièmes noces, cependant il n'avait alors que
trente-sept ans[313]. Mademoiselle de Sévigné avait atteint vingt-trois
ans; or, une supériorité d'âge de la part de l'époux qui n'excède pas le
nombre de treize années a toujours paru propre à établir dans l'union
conjugale cette similitude de goûts et d'inclinations que la différence
des sexes tend à faire disparaître entre personnes de même âge, à mesure
qu'elles s'avancent vers les dernières périodes de la vie. Le comte de
Grignan était plutôt laid que beau de visage; mais il avait une
physionomie expressive, une belle taille, un air noble et gracieux. Il
possédait cette politesse exquise, ce suprême bon ton, cet art de
converser agréablement qui, même à la cour élégante et polie de Louis
XIV, faisaient distinguer avantageusement ceux qui, dans leur jeunesse,
avaient fréquenté l'hôtel de Rambouillet. Sans être un homme remarquable
par sa capacité et par son esprit, il s'était acquitté avec distinction
de tous les emplois dont il avait été chargé: grand, généreux, aimant
les arts, le luxe, il s'était fait de nombreux amis, et, bien vu du roi,
il pouvait aspirer aux plus hautes dignités, aux plus belles fonctions
de l'État[314]. Par ses deux premières femmes, qu'il avait rendues
heureuses, il donnait à celle qu'il allait épouser des garanties de la
douceur de son caractère dans les relations conjugales, garanties que
bien peu d'hommes de son âge pouvaient offrir. Sa noblesse était
non-seulement fort ancienne, mais illustre; il était Grignan par les
femmes, Castellane par les hommes. Sa famille, par ses alliances et ses
origines, se trouvait encore greffée à celles des Adhémar et des Ornano;
elle réunissait tous ces beaux noms, et écartelait en quatre quartiers,
sur son écusson, les insignes de ces quatre souches[315]. Encore
florissante et nombreuse, cette famille se maintenait dans un grand
éclat par les dignités ecclésiastiques et les grades militaires de
plusieurs de ses membres, tous oncles ou frères de M. de Grignan; et
lui, par ses prudents mariages, n'avait point terni la splendeur de sa
maison. La famille des d'Angennes de Rambouillet est suffisamment connue
par ce que nous avons déjà dit d'elle dans ces Mémoires. M. de Grignan
avait perdu sa première femme, Angélique-Clarice d'Angennes, en janvier
1665[316]. Elle lui avait laissé deux filles, dont mademoiselle de
Sévigné, en se mariant, allait devenir la belle-mère. La seconde femme
qu'il avait épousée était d'une noblesse encore plus ancienne, quoique
moins illustre que les d'Angennes: c'était Marie-Angélique du Puy du
Fou, fille de Gabriel, sire du Puy du Fou, marquis de Combronde,
seigneur de Champagne, et de Madeleine Peschseul de Bellièvre[317]. Elle
mourut au mois de juin de l'année 1667, en couche d'un fils qui ne vécut
pas. Ces deux alliances n'avaient pas été moins avantageuses sous le
rapport de la fortune que sous celui de la naissance, ce qui semblait
dispenser madame de Sévigné d'un rigoureux examen et lui permettre de
s'en tenir à cet égard aux apparences, que les belles possessions
territoriales du comte de Grignan présentaient sous un jour favorable.
Depuis son dernier veuvage, M. de Grignan paraissait décidé à vivre à la
cour. Sa charge de lieutenant général du roi en Languedoc y mettait peu
d'obstacle. A cette époque, le gouvernement militaire du Languedoc se
composait d'un gouverneur général, d'un commandant et de trois
lieutenants généraux. La présence de M. de Grignan, qui était un de ces
trois, n'était nécessaire que dans des cas extraordinaires[318]; et
madame de Sévigné était surtout charmée de l'espoir de conserver près
d'elle sa fille, de diriger ses premiers pas dans le monde, de partager
ses plaisirs et d'alléger ses peines. Ses lettres nous la montrent
enchantée de ce mariage, négocié par son ami le comte de Brancas[319].
Son ambition et sa tendresse maternelle y trouvaient un double sujet de
satisfaction. Elle s'impatientait des délais que la nécessité des formes
et les considérations de parenté forçaient d'y apporter. Le 4 décembre
1668, elle écrivait à Bussy, dont, en sa qualité de curateur,
l'approbation, au moins pour la forme, devait être demandée[320]:

«Il faut que je vous apprenne ce qui, sans doute, vous donnera de la
joie: c'est qu'enfin la plus jolie fille de France épouse non le plus
joli garçon, mais un des plus honnêtes hommes du royaume, que vous
connaissez il y a longtemps. Toutes ses femmes sont mortes pour faire
place à votre cousine, et même son père et son fils, par une bonté
extraordinaire; de sorte qu'étant plus riche qu'il n'a jamais été, et se
trouvant d'ailleurs, et par sa naissance, et par ses établissements, et
par ses bonnes qualités, tel que nous le pouvions souhaiter, nous ne le
marchandons point, comme on a accoutumé de faire; nous nous en fions
bien aux deux familles qui ont passé devant nous. Il paraît fort
content de notre alliance; et aussitôt que nous aurons reçu des
nouvelles de l'archevêque d'Arles, son oncle, son autre oncle l'évêque
d'Uzès étant ici, ce sera une affaire qui s'achèvera avant la fin de
l'année. Comme je suis une dame assez régulière, je n'ai pas voulu
manquer à vous demander votre avis et votre approbation. Le public
paraît content, c'est beaucoup; car on est si sot que c'est quasi sur
cela qu'on se règle.»

  [313] SAINT-SIMON, _Mémoires complets et authentiques_, ch. V, t.
  XII, p. 59.

  [314] SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. XII, p. 59.

  [315] Conférez le chevalier PERRIN, _Préface des Lettres de
  madame de Sévigné à madame de Grignan, sa fille_, p. xxviij,
  édit. de 1754.--MORERI, _Dictionnaire_, t. V, p. 375.--D'EXPILLY,
  _Dictionnaire géographique de France_, 1764, in-folio, t. II, p.
  114.--_Lettre de_ M. DE GRIGNAN-GRIGNAN _à M. Grouvelle_,
  _Gazette de France_ du mercredi 4 juin 1806.--AUBENAS, _Notice
  historique sur la maison de Grignan_, dans l'_Histoire de madame
  de Sévigné_, 1842, in-8º, p. 521 à 528.--VALLET DE VIRIVILLE,
  _Catalogue des Archives de la maison de Grignan_, 1844, in-8º (no
  1 est de l'an 1267).--Voyez, dans l'édition des _Lettres de
  madame_ DE SÉVIGNÉ, 1820, in-8º, t. I, les armes des familles de
  Sévigné, Bussy, Grignan et Simiane.

  [316] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 106, édit. de Monmerqué, 1820,
  in-8º; et t. I, p. 150, édit. de G. de S.-G. (janvier 1665).

  [317] _Tableau généalogique de la maison du Puy du Fou_, 40 pages
  in-folio, sans la table.

  [318] D'EXPILLY, _Dictionnaire géographique et historique de la
  France_, t. IV, p. 132.

  [319] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 22 juin 1670, t. I, p. 190, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 253, édit. de G. de S.-G.--2 septembre
  1676, t. IV, p. 451, édit. de M.; t. V, p. 106, édit. de G. de
  S.-G.

  [320] SÉVIGNÉ, _Lettres_, 4 décembre 1668, t. I, p. 153 et 154,
  édit. de M., ou t. I, p. 214, édit. de G. de S.-G.

Bussy, qui alors était avec sa cousine dans le fort de la discussion sur
les torts qu'ils avaient eus l'un envers l'autre et qui aimait peu le
comte de Grignan, répond, quatre jours après[321]:

«Vous avez raison de croire que la nouvelle du mariage de mademoiselle
de Sévigné me donnera de la joie: l'aimant et l'estimant comme je fais,
peu de choses m'en peuvent donner davantage; et d'autant plus que M. de
Grignan est un homme de qualité et de mérite, et qu'il a une charge
considérable. Il n'y a qu'une chose qui me fait peur pour la plus jolie
fille de France, c'est que Grignan, qui n'est pas encore vieux, est déjà
à sa troisième femme; il en use presque autant que d'habits ou du moins
que de carrosses: à cela près, je trouve ma cousine bien heureuse; mais,
pour lui, il ne manque rien à sa bonne fortune. Au reste, madame, je
vous suis trop obligé des égards que vous avez pour moi en cette
rencontre. Mademoiselle de Sévigné ne pouvait épouser personne à qui je
donnasse de meilleur cœur mon approbation.»

  [321] SÉVIGNÉ (lettre de Bussy, en date du 8 décembre 1668), t.
  I, p. 156, édit. de M.; t. I, p. 217, édit. de G. de S.-G.

Un mois après, le 7 janvier, madame de Sévigné écrit encore à Bussy: «Je
suis fort aise que vous approuviez le mariage de M. de Grignan. Il est
vrai que c'est un très-bon et très-honnête homme, qui a du bien, de la
qualité, une charge, de l'estime et de la considération dans le monde.
Que faut-il davantage? Je trouve que nous sommes fort bien sortis
d'intrigues. Puisque vous êtes de cette opinion, signez la procuration
que je vous envoie, mon cher cousin, et soyez persuadé que, par mon
goût, vous seriez tout le beau premier de la fête. Bon Dieu, que vous y
tiendriez bien votre place! Depuis que vous êtes parti de ce pays-ci, je
ne trouve plus d'esprit qui me contente pleinement, et mille fois je me
dis en moi-même: Bon Dieu, quelle différence[322]!»

  [322] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 janvier 1669), t. I, p. 224, édit. de
  G. de S.-G.

Bussy, malgré cette pressante invitation et ces cajoleries de sa
cousine, ne signa point de procuration, mécontent du comte de Grignan,
qui ne lui avait point écrit et qui n'avait pas, selon lui, agi, comme
proche parent[323], avec assez de déférence. Bussy se contenta de
l'adhésion qu'il avait donnée au mariage, en termes froids, mais polis,
dans sa lettre à madame de Sévigné. Mais cette lettre ne pouvait suffire
pour insérer son nom dans le contrat, et il n'y parut pas.

  [323] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (lettre de Bussy, en date du 16 mai
  1669), t. I, p. 226, édit. de G. de S.-G.

Le cardinal de Retz n'avait cessé d'exhorter madame de Sévigné de
prendre, avant de conclure, des renseignements sur l'état de fortune du
comte de Grignan; mademoiselle de Sévigné, peu susceptible de se
passionner pour aucun homme, ne voyait qu'avec crainte s'approcher le
moment qui devait la livrer à celui qui, déjà deux fois marié, semblait,
comme disait Bussy, «avoir pris l'habitude de changer de femmes comme de
carrosses.»

Dans sa réponse au cardinal de Retz, madame de Sévigné lui faisait part
de l'hésitation de sa fille, et en même temps elle lui mandait qu'elle
n'avait pu obtenir des renseignements précis sur l'état de fortune du
comte de Grignan et qu'elle était à cet égard forcée de s'en rapporter à
la Providence.

Le cardinal de Retz lui répond[324]:

«Je ne suis point surpris des frayeurs de ma nièce; il y a longtemps que
je me suis aperçu qu'elle dégénère; mais, quelque grand que vous me
dépeigniez son transissement sur le jour de la conclusion, je doute
qu'il puisse être égal au mien sur les suites, depuis que j'ai vu,
par une de vos lettres, que vous n'avez ni n'espérez guère
d'éclaircissements et que vous vous abandonnez en quelque sorte au
destin, qui est souvent très-ingrat et reconnaît assez mal la confiance
que l'on a placée en lui. Je me trouve en vérité, sans comparaison, plus
sensible à ce qui vous regarde, vous et la petite, qu'à ce qui m'a
jamais touché moi-même sensiblement.»

  [324] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 décembre 1668), t. I, p. 221, édit.
  de G. de S.-G.

Malgré ces avertissements et le peu de désir que montrait sa
fille, madame de Sévigné n'en poursuivit pas moins avec ardeur
l'accomplissement du projet qui lui paraissait la réalisation de ses
plus flatteuses espérances. C'est elle-même qui, en datant trois ans
après, jour pour jour, une de ses lettres, nous apprend[325] que sa
fille fut fiancée au comte de Grignan le lendemain de la signature du
contrat, le 29 janvier 1669, jour de la fête de saint François de Sales.
Alors déjà cette tendre mère avait une occasion de se convaincre
combien elle s'était montrée imprévoyante en n'adhérant pas assez
strictement aux conseils qui lui étaient donnés par un homme aussi
expérimenté que le cardinal de Retz. Quoiqu'elle ne se fût pas trompée
sur le caractère et les excellentes qualités du comte de Grignan, déjà
elle avait éprouvé qu'une union sur laquelle elle avait fondé les plus
douces et les plus paisibles jouissances de son âge mûr et de sa
vieillesse ferait couler de ses yeux plus de larmes qu'elle n'en avait
jamais répandu dans sa vie!

  [325] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 janvier 1669), t. II, p. 309, édit.
  de M.; t. II, p. 365, édit. de G. de S.-G.



CHAPITRE IX.

1669.

   Réflexions sur les impressions produites par des événements
   heureux selon la différence des caractères.--Du caractère de
   madame de Sévigné.--Elle est encore une fois parfaitement
   heureuse.--Une nouvelle altercation a lieu entre elle et
   Bussy.--Tout contribuait à désespérer Bussy.--Il fait de nouvelles
   offres de service lors de la guerre de la Franche-Comté.--Il est
   refusé.--Son dépit.--Bussy et Saint-Évremond sollicitaient tous
   deux leur rappel.--Des causes qui les empêchaient de
   l'obtenir.--On leur attribuait des pièces satiriques contre Louis
   XIV.--Ils n'en étaient point les auteurs.--Comment ils se
   nuisaient à eux-mêmes en flattant le roi aux dépens de
   Mazarin.--Politique de Louis XIV, la même que celle de
   Mazarin.--Sa dissimulation envers ses ministres et sa conduite à
   l'égard de Condé, de Turenne, de ses ambassadeurs et de ses
   agents; envers Gourville, le pape et les jansénistes.--Bussy
   n'aimait point Grignan, et n'en était point aimé.--Madame de
   Sévigné entreprend de persuader à Bussy qu'il faut qu'il écrive le
   premier à M. de Grignan.--Bussy refuse de le faire.--Nouvelle
   lettre de madame de Sévigné à Bussy sur ce sujet.--Bussy s'en
   offense.--Étonnement de madame de Sévigné.--Ses plaintes d'avoir
   été mal jugée.--Bussy reconnaît qu'il a eu tort.--Madame de
   Sévigné insiste pour que Bussy écrive à M. de Grignan.--Bussy
   consent, à condition que madame de Sévigné lui saura gré de la
   violence qu'il se fait.

Il est des personnes dont la pensée, toujours tendue sur l'instabilité
des choses humaines, n'accueille qu'avec crainte les sentiments de joie
qu'un événement heureux leur inspire et qui n'osent se fier aux gages de
bonheur que le sort favorable semble leur assurer. Madame de Sévigné
n'était pas de ce nombre. Sa sensibilité vive, prompte, entraînante
engendrait facilement dans son âme la mélancolie lorsqu'elle était
blessée ou simplement contrariée dans ses affections de cœur; mais, par
son caractère porté à la gaieté, elle se livrait volontiers aux
illusions de l'espérance, et elle ne troublait pas, par d'importunes
prévisions, les jouissances dont elle était en possession. Sa pieuse
confiance en la Providence affermissait encore ses penchants naturels.
«Pour ma Providence, dit-elle dans une de ses lettres[326], je ne
pourrais pas vivre en paix si je ne la regardais souvent; elle est la
consolation des tristes états de la vie, elle abrége toutes les
plaintes, elle calme toutes les douleurs, elle fixe toutes les pensées;
c'est-à-dire elle devrait faire tout cela; mais il s'en faut bien que
nous soyons assez sages pour nous servir si salutairement de cette vue;
nous ne sommes encore que trop agités et trop sensibles.»

  [326] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1664), t. VI, p. 182, édit. de Leyde,
  1736.

Jamais cette Providence que madame de Sévigné adorait ne réunit autour
d'elle autant d'éléments de bonheur que dans le cours de cette année
1669. Elle avait un gendre de son choix, depuis longtemps connu d'elle;
et par lui elle était alliée à une nombreuse et puissante famille, dont
sa fille, par sa jeunesse, son esprit et sa beauté, devenait l'ornement
et la gloire. Elle produisait celle-ci dans le monde et à la cour avec
tous ses avantages personnels et tous ceux que lui procuraient la
naissance et le rang de son époux. Madame de Sévigné se glorifiait
encore de son fils, récemment échappé aux dangers d'une campagne
meurtrière et recueillant la considération et l'estime que confèrent à
un jeune homme les inclinations guerrières et les premières preuves de
valeur et d'audace. Enfin elle s'était réconciliée avec son cousin, son
plus proche parent, l'ami de sa jeunesse, celui qui l'avait le plus
cruellement offensée, le plus constamment aimée, admirée et flattée.
Mais ce mariage, qui eut lieu à l'époque de cette réconciliation, fit
surgir entre elle et Bussy un nouveau sujet de débat, dont il est
nécessaire de développer les causes pour bien comprendre le caractère de
ce dernier et sa correspondance avec madame de Sévigné.

Tout semblait se réunir pour mettre obstacle aux désirs et aux projets
de Bussy. La haute opinion qu'il avait de lui-même et de l'antiquité de
sa race l'empêchait de mettre des bornes à son ambition et de dissimuler
son orgueil. Il ne voulait reconnaître presque aucune noblesse plus
ancienne que celle des Rabutin. Sa cousine, qui venait de produire les
titres de son mari aux états de Bretagne et qui avait, à cause du
mariage de sa fille, intérêt de ne pas laisser passer sans la combattre
cette prétention de Bussy, lui donne dans une de ses lettres ce détail
généalogique de la famille des Sévigné[327]: «Quatorze contrats de
mariage de père en fils; trois cent cinquante ans de chevalerie; les
pères quelquefois considérables dans les guerres de Bretagne et bien
marqués dans l'histoire; quelquefois retirés chez eux comme des Bretons;
quelquefois de grands biens, quelquefois de médiocres, mais toujours de
bonnes et de grandes alliances; celles de trois cent cinquante ans, au
bout desquels on ne voit que des noms de baptême, sont du Quelnec,
Montmorency, Baraton et Châteaugiron: ces noms sont grands; ces femmes
avaient pour maris des Rohan et des Clisson. Depuis ces quatre, ce sont
des Guesclin, des Coaquin, des Rosmadec, des Clindon, des Sévigné de
leur même maison, des du Bellay, des Rieux, des Bodegat, des
Plessis-Ireul et d'autres qui ne me reviennent pas présentement, jusqu'à
Vassé et jusqu'à Rabutin. Tout cela est vrai, il faut m'en croire...»

  [327] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 décembre 1668), t. I, p. 155, édit.
  de M.; t. I, p. 215, édit. de G. de S.-G.

La vanité de Bussy souffrit tellement en lisant cette énumération de sa
cousine qu'il en biffa les dernières lignes, et il nous en a ainsi
dérobé les conclusions. Pour lui, il n'en voulut pas démordre, et dans
sa réponse il dit: «Pour les maisons que vous me mandez, qui sont
meilleures que la nôtre, je n'en demeure pas d'accord. Je le cède aux
Montmorency pour les honneurs, et non pour l'ancienneté; mais pour les
autres, je ne les connais pas; je n'y entends non plus qu'au
bas-breton[328].»

  [328] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 décembre 1668), t. I, p. 257, édit.
  de M.--_Ibid._, t. I, p. 218, édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné répond avec raison que, s'il ne connaît pas ces
familles bretonnes qui lui paraissent barbares, elle en appelle de ce
qu'elle a dit et vu à Bouchet, le savant généalogiste. «Je ne vous dis
pas cela, ajoute-t-elle, pour dénigrer nos Rabutin: hélas! je ne les
aime que trop[329].»

  [329] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 janvier 1669), t. I, p. 162, édit. de
  M.; _ibid._, t. I, p. 223.

Lors de la guerre de Flandre, Bussy avait cru qu'il lui suffisait
d'offrir ses services au roi pour qu'ils fussent acceptés. Il pensait
qu'avec ses talents militaires il lui serait facile de se distinguer
dans cette campagne, et de regagner par ses exploits, par son esprit,
par sa connaissance de la cour, par sa souplesse de courtisan, la faveur
du jeune monarque; qu'ainsi, étant, par droit d'ancienneté et par ses
services, le premier dans la catégorie de ceux qui devaient être faits
maréchaux de France, cette haute dignité, objet de ses vœux les plus
ardents, ne pouvait lui échapper[330]. Cependant il eut la douleur de
voir ses offres refusées; et la promotion de maréchaux qui eut lieu peu
de temps après la campagne de Flandre excita en lui un dépit que, malgré
son esprit, il dissimulait mal sous une apparence de dédain et de
philosophique indifférence[331]. Pourtant il se consolait en pensant que
le plus illustre guerrier du siècle, le grand Condé lui-même, n'avait
point été compris au nombre des généraux employés dans cette guerre et
qu'il était, comme lui, resté oisif dans ses châteaux, à Chantilly et à
Saint-Maur.

  [330] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 8, 9, 24, 27, 48, 54, 59, 81;
  Paris, Delaulme, 1737, in-12. Les volumes V, VI et VII de mon
  exemplaire portent le millésime 1727, avec le titre de _Nouvelles
  lettres_; les premiers volumes ont donc été réimprimés, ou on a
  changé les titres.

  [331] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 80 et 81 (12 et 6 juillet 1669).

Mais Bussy revint à la charge, et fit les plus grands efforts pour
rentrer au service lorsqu'il vit que des troupes venues de divers points
du royaume s'approchaient des lieux de son exil. Quand les officiers
généraux qui commandaient ces troupes acceptèrent l'hospitalité qui leur
était offerte par lui; quand il apprit (ce qui était resté secret pour
tout le monde) que le théâtre de la guerre allait être porté dans la
province la plus voisine de celle où il résidait, de celle dont il était
une des plus grandes notabilités militaires; quand il sut, enfin, que
Condé allait commander en chef l'expédition contre la Franche-Comté,
alors Bussy demanda, sollicita avec plus d'instance; mais le roi lui fit
dire de se tenir tranquille dans sa terre et d'attendre. Cette réponse,
quoique accompagnée de tous les adoucissements et les égards qu'on put y
mettre, l'atterra[332]: il désespéra de sa fortune; son humeur jalouse
s'aigrit. Il continuait toujours à tenir le même langage de soumission
et de dévouement à l'égard du monarque dans les placets qu'il ne cessait
de lui adresser[333] ou dans les lettres qu'il écrivait à ses amis et à
ses connaissances de cour; mais dans l'intimité ses sentiments se
trahissaient. On le savait, et l'on n'ignorait pas non plus qu'un grand
nombre de hauts personnages, sans être exilés comme Bussy, étaient aussi
dans la classe des mécontents: les uns parce qu'on ne les employait pas;
les autres parce que, peu satisfaits des grâces qu'ils avaient reçues,
ils étaient jaloux de ceux auxquels on en avait conféré de plus grandes.
Un nombre bien plus considérable d'hommes indépendants par leur
caractère, leur fortune ou les charges et emplois qu'on ne pouvait leur
ôter désapprouvaient le despotisme du roi, son ambition, ses guerres,
ses prodigalités. Ce parti, formé des débris de toutes les Frondes,
était nombreux dans le parlement et la noblesse. Les plus probes et les
plus sincères d'entre eux, croyant n'obéir qu'à des motifs généreux de
bien public, se déguisaient à eux-mêmes l'impulsion qui leur était
donnée par des intérêts particuliers. Les femmes des princes et des
grands les plus comblés de faveurs étaient révoltées et humiliées des
préférences et des préséances que le roi accordait à ses maîtresses.
Tous ceux qui étaient sincèrement attachés à la religion blâmaient la
dissolution des mœurs de la cour. A la vérité, elle n'était pas
nouvelle; mais on pensait que le roi, au lieu de chercher à y remédier,
l'accroissait encore par le scandale de ses amours. Les âmes
indépendantes et fières (le nombre en était beaucoup plus grand au
commencement de ce règne qu'à la fin) ne pouvaient pardonner à Louis XIV
cet orgueil révoltant qu'il manifestait en toute occasion. Il s'était
fait à lui-même une sorte d'apothéose, et semblait s'être isolé de tous
les mortels en prenant pour emblème le soleil; en se déclarant, par la
devise qu'il y ajoutait, lui seul supérieur à tous les autres monarques
de la terre réunis; en faisant reproduire par la poésie, la peinture, la
sculpture et la gravure les serviles flatteries dont il était l'objet,
et en encourageant en même temps les plus beaux génies du siècle à
ridiculiser sur la scène ou à bafouer dans des satires toutes les
classes, tous les rangs, toutes les professions.

  [332] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 86 (lettre 57, 5 mars 1669;
  cette lettre est à tort datée 1668).

  [333] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 86 (lettre 63, 1er août 1669, à
  madame de Montespan).

Louis XIV, par sa vigilance et sa fermeté, par l'action constante d'un
gouvernement bienfaiteur, pouvait empêcher les mécontents de dégénérer
en factieux, les forcer à la soumission et les rendre incapables
d'entraver la marche de son autorité; mais, avec les passions qui le
dominaient, il ne pouvait faire disparaître les causes de mécontentement
ni les empêcher de s'exhaler en secret par des sarcasmes virulents, par
des vaudevilles, des épigrammes, de scandaleux libelles dont on
multipliait les copies manuscrites ou qu'on imprimait en Hollande: ils
circulaient en grand nombre, sans qu'on pût parvenir à en connaître les
auteurs.

Les pièces les plus mordantes et les plus spirituelles étaient
attribuées à Bussy ou à Saint-Évremond, parce que l'un et l'autre
s'étaient acquis la réputation de beaux esprits malins et caustiques.
Cependant ni l'un ni l'autre ne songeaient alors à composer des écrits
satiriques contre Louis XIV. Tous deux, au contraire, sollicitaient en
même temps d'être rappelés de leur exil, et désiraient de rentrer en
grâce auprès du monarque. Mais, lors même qu'ils n'eussent point été en
butte aux préventions dont il leur était impossible de se garantir, ils
n'auraient pu, par les moyens qu'ils faisaient valoir à l'appui de leurs
demandes, réussir à obtenir leur rappel. Tous deux se trompaient, et de
la même manière; tous deux avaient mal saisi le caractère du roi, mal
interprété ses secrets sentiments; et par la maladresse de leurs
flatteries, au lieu de capter sa bienveillance et de se faire pardonner
le passé, ils aggravaient, sans le savoir, les torts qui leur étaient
imputés. L'esprit de discernement manque bien souvent aux gens d'esprit.
Bussy et Saint-Évremond pensaient que, comme leur opposition à la
politique et aux intrigues de Mazarin durant la régence avait été la
cause première et principale de leur disgrâce, c'était se montrer habile
que d'exalter le roi, la grandeur de ses vues, la sagesse de ses
conseils, et de mettre en parallèle les glorieux commencements de son
règne avec les calamités de la Fronde. Mais plus ils développaient bien
ce thème (et Saint-Évremond le fit avec un remarquable talent dans sa
longue lettre à de Lionne[334]), plus ils rappelaient à Louis XIV les
éminents services de son ancien ministre et les utiles leçons qu'il en
avait reçues, plus ils lui ôtaient l'envie de faire cesser l'exil des
ennemis de sa mémoire et d'accepter leurs offres de service. Le roi,
armé du sceptre et portant la couronne, n'était pas astreint à la même
dissimulation et aux mêmes ruses que le cardinal, enveloppé de sa robe
de pourpre et n'exerçant qu'un pouvoir délégué. Sans doute Louis XIV
avait des formes plus nobles et en apparence plus franches que celles
de Mazarin; mais Louis XIV, tant que l'âge lui conserva ses facultés, se
conforma avec autant de finesse que de succès à la pratique de cette
politique souple et déliée que lui avait inculquée son ministre. Ainsi
il employait Condé et le comblait de joie en lui donnant le commandement
en chef de l'armée qui devait conquérir la Franche-Comté et en se
confiant à lui pour la conduite des intrigues corruptrices et des
négociations secrètes qui devaient faciliter cette conquête[335]; mais
lorsque Casimir, roi de Pologne, se démit de la couronne, et que des
chances se présentèrent pour faire passer cette couronne sur la tête de
Condé, Louis XIV travailla par ses négociations à les faire
avorter[336]. Il jugeait, avec raison, qu'il était important pour la
France et pour lui qu'un aussi grand capitaine fût toujours son sujet,
et jamais son égal. De même il autorisait Louvois à employer Gourville
dans des intrigues diplomatiques auprès de l'évêque d'Osnabruck et
autres, pour obtenir des troupes et une alliance avantageuse; et il
laissait Colbert poursuivre dans Gourville le complice des dilapidations
de Fouquet, et empêcher sa rentrée en France jusqu'à ce qu'il eût payé à
l'épargne la somme énorme dont le jugement d'une commission le rendait
redevable[337]. Quand Louis XIV éprouvait des difficultés dans ses
relations avec le pape, les jansénistes, que Rome avait en horreur,
étaient favorisés en France; quand il était satisfait du pape, aussitôt
des scrupules de conscience forçaient le roi à comprimer cette secte
orgueilleuse, et portait l'alarme à l'hôtel de Longueville. Pour la
guerre, sa confiance en Turenne était entière, et il avait avec lui de
fréquents entretiens; mais, pour qu'aucune capacité, quelque grande
qu'elle fût, ne pût se croire indispensable, il affectait de consulter
aussi Condé, et il tenait en respect ces deux grands guerriers, tous
deux ambitieux, tous deux devenus jaloux de se concilier sa faveur. Il
entretenait avec soin la division et la rivalité entre ses ministres,
afin que rien ne lui fût caché. Son conseil entier était tenu sur ses
gardes, et on savait que les fils les plus déliés de sa vaste
administration étaient surveillés par des correspondances secrètes et
des agents inconnus, qui bien souvent étaient les seuls vrais
interprètes et les seuls exécuteurs de ses pensées intimes. Pour mieux
voiler ses desseins, il en dérobait la connaissance à ses représentants
officiels[338]. Nul espoir ne restait de pouvoir tromper ou d'abuser
celui qui avait su se réserver la faculté de tromper tout le monde et de
dérouter toutes les intrigues. On peut juger, d'après cet exposé,
combien était grande l'erreur de Bussy et de Saint-Évremond, qui
croyaient faire leur cour en critiquant la politique de Mazarin. Bussy
et Saint-Évremond subissaient le sort de ceux qui, après s'être
longtemps agités dans le tourbillon du monde, s'en trouvent séparés
pendant quelque temps, et croient facile de se prévaloir de l'expérience
du passé pour mettre le présent au service de l'avenir. Mais le monde se
modifie rapidement; ceux qui le quittent ne le retrouvent plus le
lendemain tel qu'ils l'avaient laissé la veille; il change à tout
instant de forme et d'aspect, comme un ciel orageux, où roulent sans
cesse des nuages poussés par des vents violents et variables. Bussy et
Saint-Évremond, en louant Louis XIV, en cherchant à justifier leur
conduite passée, se souvenaient trop de l'époque où, ami de ses
plaisirs, accessible aux flatteurs, le roi adolescent se montrait
contrarié d'être forcé de quitter la répétition d'un ballet pour
assister au conseil tenu par le cardinal.

  [334] SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, édit. 1753, in-12, t. I, p.
  88-93 (Vie de l'auteur, par DES MAIZEAUX); t. III, p. 189, 190,
  197.

  [335] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. III, p. 77-82.

  [336] TURPIN, _Vie de Condé_, t. II, p. 151.--_Mémoires de M._
  DE***, _pour servir à l'histoire du dix-huitième siècle_, dans la
  collection de Petitot, t. LVIII, p. 484.--_Histoire de la vie et
  des ouvrages de la Fontaine_, 3e édit., p. 162-165.

  [337] GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 397-399.

  [338] LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 399 et 405; Lettres au comte
  d'Estrades, en date du 24 décembre 1666 et du 18 avril 1667.

Le refus qu'avait éprouvé Bussy ne lui faisait pas prendre en gré M. de
Grignan, dont les services étaient loin d'égaler les siens et qui
cependant jouissait de la faveur du monarque. Bussy avait donné par sa
lettre son consentement au mariage, parce que, sans offenser sa cousine,
il lui était impossible de faire autrement; mais il avait, ainsi que je
l'ai dit, fait en sorte que son nom ne parût point au contrat. De son
côté, le comte de Grignan avait ses raisons pour ne pas aimer Bussy et
ne pas se lier avec lui; peut-être parce que Bussy n'était pas bien en
cour; peut-être parce qu'il s'était fait des ennemis de Condé et de
Turenne et de plusieurs autres personnages amis de Grignan ou dont
Grignan avait besoin. Quoi qu'il en soit, il est certain que Grignan
s'abstint d'écrire à Bussy, comme la simple politesse l'obligeait à le
faire, en épousant la fille de Marie de Rabutin-Chantal. Il importait à
madame de Sévigné que son gendre fût en bons termes avec son cousin, et
que tous deux pussent se voir et se parler affectueusement, s'ils se
rencontraient chez elle ou dans le monde. Pour opérer ce rapprochement,
il fallait nécessairement que M. de Grignan écrivît une lettre
convenable à Bussy. Madame de Sévigné pensa qu'elle contraindrait son
gendre à faire cette démarche, si elle pouvait persuader à Bussy
d'écrire le premier à Grignan une de ces lettres aimables et
spirituelles pour lesquelles il excellait. La hautaine susceptibilité
de Bussy, son mécontentement et ses mauvaises dispositions envers
Grignan semblaient rendre la chose presque impossible. Cependant madame
de Sévigné l'entreprit; et elle fondait l'espoir du succès sur la nature
des sentiments qu'elle avait inspirés à son cousin et dont la femme la
moins coquette trouve du plaisir à essayer le pouvoir.

D'abord elle échoua; et il faut croire pourtant que sa lettre était bien
séduisante, puisque Bussy lui répond qu'ayant passé une partie de sa vie
à l'offenser, il ne doutait pas qu'il n'en consacrât le reste à l'aimer
_éperdument_. Puis, après avoir avoué qu'il a eu tort de n'avoir point
écrit à madame de Sévigné sur le mariage de sa fille, il ajoute[339]:

«Madame de Grignan a raison aussi de se plaindre de moi; c'est à elle à
qui je devais de nécessité écrire après son mariage, et je lui en vais
crier merci; j'avoue franchement ma dette. Il faut aussi que vous soyez
sincère sur le sujet de M. de Grignan: de quelque côté qu'on nous
regarde tous deux, et particulièrement quand il épouse la fille de ma
cousine germaine, il me doit écrire le premier; car je n'imagine pas que
d'être persécuté ce me doive être une exclusion à cette grâce; il y a
mille gens qui m'en écriraient plus volontiers, et cela n'est pas de la
politesse de Rambouillet. Je sais bien que les amitiés sont libres; mais
je ne pensais pas que les choses qui regardent la bienséance le fussent
aussi. Voilà ce que c'est que d'être longtemps hors de la cour, on
s'enrouille dans la province.»

  [339] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 mai 1669), t. I, p. 166, édit. de
  M.; t. I, p. 228, édit. de G. de S.-G.

Il semble qu'il n'y avait rien à répondre à une objection aussi
légitime, et qu'une ironie aussi bien méritée ne laissait plus à madame
de Sévigné aucune espérance de réussite. Mais elle connaissait Bussy, et
les expressions de son refus lui prouvaient le vif désir qu'il avait de
lui faire oublier, par les preuves efficaces de son affection, les torts
graves qu'il avait à se reprocher. Cependant la chaleur même de ces
expressions a renouvelé les défiances de madame de Sévigné; elle craint
d'avoir été trop loin dans les témoignages de son attachement, et que
son cousin n'ait, avec sa présomption ordinaire, prêté à certaines
phrases de sa première lettre un sens qu'elles n'avaient pas. Dans sa
seconde lettre, tout en poursuivant son dessein, elle éprouve la
nécessité de se mettre en défense, et elle commence par plaisanter Bussy
sur ce mot _éperdument_[340].

  [340] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 juin 1669), t. I, p. 167, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 229, édit. de G. de S.-G.

«Pour vous dire le vrai, je ne me plaignais point de vous, car nous nous
étions rendu tous les devoirs de proximité dans le mariage de ma fille;
mais je vous faisais une espèce de querelle d'Allemand pour avoir de vos
lettres, qui ont toujours le bonheur de me plaire. N'allez pas pour cela
vous mettre à m'aimer _éperdument_, comme vous m'en menacez: que
voudriez-vous que je fisse de votre _éperdument_ sur le point d'être
grand'mère? Je pense qu'en cet état je m'accommoderais mieux de votre
haine que de votre extrême tendresse. Vous êtes un homme bien excessif!
N'est-ce pas une chose étrange que vous ne puissiez trouver de milieu
entre m'offenser outrageusement ou m'aimer plus que votre vie? Des
mouvements si impétueux sentent le fagot, je vous le dis franchement.
Vous trouver à mille lieues de l'indifférence est un état qui ne vous
devrait pas brouiller avec moi, si j'étais une femme comme une autre;
mais je suis si unie, si tranquille et si reposée que vos
bouillonnements ne vous profitent pas comme ils feraient ailleurs.
Madame de Grignan vous écrit pour monsieur son époux; il jure qu'il ne
vous écrira pas sottement, comme tous les maris ont accoutumé de faire à
tous les parents de leur épousée; il veut que ce soit vous qui lui
fassiez un compliment sur l'inconcevable bonheur qu'il a eu de posséder
mademoiselle de Sévigné; il prétend que pour un tel sujet il n'y a pas
de règle générale. Comme il dit tout cela fort plaisamment et d'un bon
ton, et qu'il vous aime et vous estime avant ce jour, je vous prie,
comte, de lui écrire une lettre badine, comme vous savez si bien faire;
vous me ferez plaisir, à moi que vous aimez, et à lui qui, entre nous,
est le plus souhaitable mari et le plus divin pour la société qui soit
au monde. Je ne sais pas ce que j'aurais fait d'un _jobelin_ qui eût
sorti de l'Académie, qui ne saurait ni la langue ni le pays, qu'il
faudrait produire et expliquer partout, et qui ne ferait pas une sottise
qui ne nous fît rougir.»

Bussy prit au sérieux le badinage de madame de Sévigné, et son
mécontentement s'accrut probablement par la lecture de la lettre froide
et compassée de madame de Grignan. Il ne put supporter sans impatience
les éloges de Grignan contenus dans la lettre de madame de Sévigné et la
prétention de la mère et de la fille à vouloir soutenir que la femme
pouvait payer pour le mari; que, madame de Grignan lui ayant écrit la
première sur le fait du mariage, c'était à lui, Bussy, à écrire le
premier à M. de Grignan. Il imagine que sa cousine a montré sa lettre à
M. et à madame de Grignan, et que la réponse qu'elle lui avait faite
avait été concertée entre eux. Bouleversé par cette idée, il lui écrit
une lettre pleine de colère et de fiel; il se croit insulté par elle, et
il le lui dit. Il termine enfin par une sanglante ironie sur Grignan,
auquel, dit-il, sa bonne fortune a fait tourner la tête[341].

  [341] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juin. 1669), t. I, p. 108 à
  170.--_Ibid._, t. I, p. 231 à 236.

Madame de Sévigné fut frappée d'étonnement en lisant cette lettre de son
cousin, et dans sa réponse elle lui témoigne son chagrin «de ce que la
plus sotte lettre du monde puisse être prise de cette manière par un
homme qui entend si bien raillerie.» Elle s'exprime avec tant de
vivacité, d'énergie, de bonté et de grâce; elle donne des explications
si naturelles des expressions qui avaient pu blesser Bussy; elle montre
une douleur si sincère d'avoir été ainsi jugée[342], que Bussy se
repentit de s'être donné un nouveau tort envers une femme si aimable et
si aimée de lui. On s'en aperçoit au calme de sa réponse et au soin
qu'il prend, comme il le dit lui-même, «avec tout le respect et toute la
douceur imaginable, à justifier son procédé[343].» Pour le fond de la
contestation, sa justification n'était pas difficile; et, à juste titre,
il rappelle à sa cousine la demande qu'elle lui avait faite d'écrire le
premier à M. de Grignan; qu'elle l'avait prié «de le faire pour l'amour
d'elle, qu'il aimait;» qu'un tel langage ne pouvait assurément se
prendre pour une plaisanterie. Il termine par une déclaration faite sur
un ton sérieux des sentiments d'affection qu'elle lui inspire. «Je n'ai
jamais, dit-il, eu tant de disposition à vous aimer que j'en ai, je
n'oserais plus dire ce terrible mot _éperdument_, mais à vous bien
aimer. Au nom de Dieu, ma chère cousine, ne me donnez pas sujet de la
vouloir changer.»

  [342] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 juin 1669), t. I, p. 170, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 234, édit. de G. de S.-G.

  [343] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juin 1669), t. I, p. 173, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 237, édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné comprit tout l'avantage que lui donnait sur Bussy le
repentir qu'il avait de lui avoir causé de la peine, et dans sa courte
réponse elle n'argumente plus; il lui suffit d'insister sur ce qu'elle
désire. Après avoir reporté la pensée de son cousin sur l'époque assez
rapprochée où ils s'étaient vus, sans qu'il lui fût possible de réparer
les graves torts qu'il avait eus envers elle; sur l'époque, plus
prochaine encore, où ils se verront sans qu'il ait fait ce qu'elle lui
demande, et lorsqu'il ne sera plus temps, elle termine en lui insinuant
avec adresse que, si elle n'a pas toujours eu pour lui toute l'affection
à laquelle elle était portée de cœur, c'est lui seul qui en est cause;
mais que, dans aucun temps, elle n'a eu pour lui de l'indifférence.

«Si je suis jamais assez heureuse pour vous voir, et que vous soyez
d'assez bonne humeur pour vous laisser battre, je vous ferai rendre
votre épée aussi franchement que vous l'avez fait rendre autrefois à
d'autres... Je finis cette guerre jusqu'à ce que nous soyons en
présence; cependant souvenez-vous que je vous ai toujours aimé
naturellement, et que je ne vous ai jamais haï que par accident[344].»

  [344] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 août 1669), t. I, p. 174 et 175,
  édit. de M.--_Ibid._, t. I, p. 237 et 238, édit. de G. de S.-G.

Bussy ne put résister à des allusions si flatteuses pour sa vanité, à
la douce expression d'un sentiment si tendre et si constant; il céda, et
répondit[345]:

«Il n'est pas nécessaire que nous soyons en présence, ma chère cousine,
pour que je vous rende les armes; je vous enverrai de cinquante lieues
mon épée, et l'amitié me fera faire ce que la crainte fait faire aux
autres; mais vous étendez un peu vos priviléges, et vous avez raison, à
mon avis, de la même chose où tout le monde aurait tort. Comptez-moi
cela, il en vaut bien la peine; et vous pouvez juger par vous-même si
c'est un petit sacrifice que celui de son opinion. Nous en dirons sur
cela quelque jour davantage; cependant croyez bien que je vous aime et
que je vous estime plus que tout ce que je connais de femmes au monde.»

  [345] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (Bussy, 12 août 1669), t. I, p. 175 et
  176.--_Ibid._, t. I, p. 239 et 240.

Ainsi le fier Bussy écrivit le premier au comte de Grignan pour le
complimenter sur son mariage, de manière à satisfaire celle qui exigeait
de lui cette démarche, et par la seule espérance «qu'elle lui tiendrait
compte de cela.» Avec le caractère de Bussy, c'était là une victoire que
madame de Sévigné seule pouvait remporter.



CHAPITRE X.

1669-1671.

   Bussy, mécontent de M. de Grignan, suspend son commerce de lettres
   avec madame de Sévigné.--Il embellit ses deux châteaux.--Augmente
   sa collection de portraits.--Sa famille et ses amis auraient pu
   faire son bonheur.--Détails sur sa femme, ses deux fils et ses
   trois filles.--De la correspondance de Bussy avec la comtesse de
   la Roche-Milet.--Bussy est considéré dans sa province.--Société
   qui fréquentait son château pendant la saison des eaux de
   Sainte-Reine.--Détails sur la manière dont Bussy réglait sa
   journée.--Il ne peut se consoler de son exil, ni oublier madame de
   Monglat.--Il écrit ses _Mémoires_.--Le duc de Saint-Aignan avait
   aussi composé des Mémoires, qui sont perdus.--Ceux de Bussy ont
   été imprimés en partie.--Défauts de cet ouvrage.--Bussy les avait
   composés pour les montrer au roi.--On essaye en vain d'apaiser
   l'animosité de Bussy envers madame de Monglat.--Cette dame avait
   conservé tous ses amis.--Madame de Sévigné se trouve avec elle à
   une représentation de la pièce d'_Andromaque_ de Racine.--Ce que
   Bussy dit, à ce sujet, de sa cousine.--Madame de Scudéry exhorte
   Bussy à se réfugier dans le sein de la religion.--Elle forme le
   projet de quitter le monde.--Ce qu'elle dit de
   l'amitié.--Abjurations de Turenne et Pellisson.--Conversion du
   marquis de Tréville.--Bussy indévot, mais non incrédule.--Ce que
   lui écrivent, au sujet de la religion, madame Corbinelli,
   religieuse à Châtillon, et mademoiselle Dupré.--Réponses que leur
   fait Bussy.--Belle lettre de Pellisson.--Bussy rapporte sur
   Pellisson un bon mot de madame de Sévigné.

Bussy ne reçut aucune réponse de M. de Grignan, ou celle qu'il reçut ne
le satisfit point: mécontent et blessé d'avoir été entraîné par sa
cousine dans une démarche qui avait tant coûté à son orgueil, il
suspendit sa correspondance avec elle. Bussy avait plus d'un moyen de
combler le vide que l'interruption de cette correspondance faisait dans
son existence. S'il avait su régler son esprit et son cœur, aucun
élément de bonheur ne lui aurait manqué. Il avait deux châteaux dans une
des plus belles et des plus riantes provinces de France. Il les occupait
alternativement, se plaisait à les embellir et surtout à accroître sa
collection de portraits. Il nous apprend dans une de ses lettres que le
nombre de ces portraits, en l'année 1670, se montait à trois cents[346].
Les plus grandes notabilités de cette époque, surtout les femmes,
étaient flattées d'avoir une place dans cette galerie des personnages
célèbres de l'_Histoire de France_. Le 2 novembre 1670, il écrivait à
une de ses correspondantes à Paris: «Je ne demandai pas deux fois leurs
portraits à MADAME (Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans) et à
MADEMOISELLE. Elles me firent bien de l'honneur en me les accordant,
mais elles témoignèrent que je leur faisais plaisir de les leur
demander.» Bussy aurait pu trouver dans sa famille une source de
consolations et de jouissances. Sa femme[347], bonne, douce, vertueuse,
allait souvent à Paris, de son consentement, soit pour y faire ses
couches, soit par la nécessité de leurs communs intérêts; elle y
résidait le moins qu'elle pouvait, et retournait avec empressement
auprès de lui toutes les fois qu'il la rappelait. Elle déférait à toutes
ses volontés et ne le gênait en rien dans ses habitudes de
galanteries[348], et elle lui était fort utile par sa capacité pour les
affaires. De ses deux fils, l'aîné fut élevé sous ses yeux en Bourgogne,
et mis ensuite dans un collége, où madame de Sévigné l'allait voir[349].
Il devint un brave militaire, qui n'eut pas les brillantes qualités de
son père, mais qui n'en eut pas les défauts et ne fit pas les mêmes
fautes. Le second, qui naquit à l'époque dont nous traitons, fut par la
suite évêque de Luçon, et s'attira, par les grâces de son esprit et les
agréments de son commerce, les éloges de Voltaire et de Gresset: comme
son père, il reçut aussi les honneurs du fauteuil académique[350]. Quant
à ses trois filles, l'une, Diane-Charlotte, se fit religieuse, et
demeura d'abord à Paris au couvent des Filles de Sainte-Marie et ensuite
à Saumur, où elle fut nommée supérieure. Madame de Sévigné nous la fait
connaître par ses lettres comme réunissant la politesse, l'élégance et
les agréments du monde aux principes du christianisme le plus
austère[351]. Les deux autres filles de Bussy ne quittèrent point leur
père, et faisaient, par leur esprit, leurs talents et leur enjouement,
le charme de la société qu'il réunissait dans ses châteaux. L'aînée des
deux, Louise-Françoise, s'est rendue célèbre, comme marquise de Coligny,
par ses amours et son scandaleux procès avec de la Rivière, son second
mari, dont elle ne porta jamais le nom[352]. La seconde, Marie-Thérèse,
épousa par la suite le marquis de Montataire, père du marquis de Lassay,
qui a laissé de si singuliers Mémoires. Marie-Thérèse était la filleule
de madame de Sévigné[353]; on la nommait, quoique demoiselle, madame de
Remiremont, parce qu'elle était chanoinesse du chapitre de ce nom[354].
Nous la voyons prendre cette qualification dans un madrigal de sa
composition, réuni à d'autres composés par son père au nom de son fils
encore enfant, de son autre fille, de la comtesse de Bussy, sa femme, et
du comte de Toulongeon, son beau-frère, et de la femme de celui-ci.
Toutes ces personnes se trouvaient réunies à Chazeu dans les premiers
jours de janvier 1669; elles écrivirent en commun à la comtesse de la
Roche-Milet, avec laquelle Bussy était lié. La lettre collective
transmettait en étrennes des madrigaux et un nombre de bourses égal à
celui des madrigaux; elle annonçait, en même temps, la résolution de
toutes les personnes qui l'avaient écrite d'aller à la Roche-Milet
célébrer chez la comtesse la fête des Rois, à moins qu'elle n'aimât
mieux se rendre ce jour-là à Chazeu[355].

  [346] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 178 et 179 (2 novembre 1670).
  Voyez ci-dessus, chap. I, p. 2; chap. III, p. 56-68; chap. VI, p.
  107.

  [347] Louise de Rouville, fille de Jacques de Rouville, chevalier
  d'honneur de madame la duchesse de Montpensier, et d'Isabelle de
  Longueval.--Conférez BUSSY, _Discours à ses enfants_, p.
  240.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. III, p. 27; t. VI, p. 355-475, 478,
  édit. de M.

  [348] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 192 (6 août 1670); p. 193 et
  196 (19 août 1670).

  [349] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 400; IV, 473; V, 288, 296;
  VI, 470, 475; VII, 56, 60, 365-367; VIII, 134, 137; IX, 339.

  [350] AUGER, _Biographie universelle_, t. V, p. 377.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. VIII, p. 137; IX, 339; X, 461, édit. de M.

  [351] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 janvier 1672), t. II, p. 305, édit.
  de M.--_Ibid._, t. II, p. 73, édit. de G. de S.-G.--Conférez
  BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 163 et 166.

  [352] _Lettres choisies de_ M. DE LA RIVIÈRE, t. I, p. 70, 79,
  99, 101, 115, 145, 167, 185, 190, 206; t. II, p. 208 et
  281.--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 217 (1er juillet 1670), p. 299
  (29 janvier 1671 ), p. 309 (Corbinelli au comte de Bussy, 15
  janvier 1671).

  [353] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 septembre 1676, Lettre de Bussy), t.
  IV, p. 476 de l'édit. de M.

  [354] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (en date du 1er juillet 1676), t. IV, p.
  459; t. V, p. 5; t. VII, p. 84, 291 et 423.

  [355] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 60 à 65 (lettre en date du 1er
  janvier 1669),--_Supplément aux Mémoires et Lettres de M. le
  comte_ DE BUSSY, t. I, p. 77-82.

Bussy faisait fréquemment des excursions qui mettaient de la variété
dans son existence et attiraient dans ses deux résidences une société
nombreuse et brillante. Il était l'homme le plus considérable et le plus
considéré dans sa province. Ceux qui auraient pu avoir des prétentions à
passer avant lui étaient auprès du roi, dans leurs gouvernements ou à
l'armée, et ne résidaient que passagèrement dans leurs terres. L'exil et
la disgrâce servaient encore à rehausser la considération qu'on avait
pour Bussy. Tous les gentilshommes qui n'avaient ni charges ni emplois,
qui vivaient de leurs revenus, entourés de leurs vassaux et de leur
dépendance, n'allaient point à la cour, et n'en attendaient aucun
bienfait. Ils étaient loin d'être bien disposés pour le gouvernement,
qui usurpait tous les jours sur leurs priviléges ou en prévenait les
abus. Ils se sentaient donc naturellement du penchant pour Bussy, qui
frondait le gouvernement et les ministres avec beaucoup d'esprit et une
connaissance de la cour et des affaires que personne n'était tenté de
lui contester. Cette prééminence de Bussy sur presque tous ceux qui
allaient le voir ou qu'il recevait chez lui augmentait encore son
orgueil naturel. Les fréquentes visites de ses parents, de ses amis, de
ses connaissances en faveur auprès du roi ou revêtus de hautes dignités
ajoutaient encore à son importance, et faisaient voir en lui un homme
puissant dans l'exil, auquel ses envieux et ses persécuteurs n'avaient
pu enlever toute son influence. A cette époque il n'en était pas comme à
la fin du règne de Louis XIV, lorsque le long et paisible exercice du
despotisme eut assoupli tous les caractères au même degré de servilité.
Dans ce temps si voisin de celui de la Fronde, on s'étudiait à
conserver les dehors d'indépendance et de fierté. Les plus obséquieux
des courtisans auraient été déshonorés s'ils avaient répudié leurs
anciens amis parce qu'ils étaient tombés en disgrâce. Aussi, bien loin
d'être privé de société, Bussy, au contraire, se plaignait que le
voisinage de son château près de Sainte-Reine lui amenait, dans la
saison des eaux minérales, un nombre trop considérable d'ennuyeux
visiteurs. Mais ce voisinage lui procurait aussi des hôtes agréables,
qui ne seraient pas venus le voir si le besoin de leur santé ne les
avait pas forcés de faire ce voyage tous les ans. A toutes les visites
il préférait celles des jolies femmes de la cour qui allaient prendre
les eaux de Sainte-Reine uniquement pour se rafraîchir; et il avait
coutume de dire qu'il ne les trouvait pas moins aimables pour avoir le
sang échauffé[356].

  [356] BUSSY, _Lettres_ (7 septembre 1670), t. III, p. 240, édit.
  de Paris des _Lettres de_ ROGER DE RABUTIN, 1737, in-12.

Cependant il savait s'occuper; et lui-même, dans une lettre à madame de
Scudéry, qui l'avait interrogé à ce sujet, donne les détails suivants
sur la manière dont il réglait son temps[357]; cette lettre est datée du
10 décembre 1670:

«Vous saurez, madame, que je me lève assez matin; que j'écris aussitôt
que je suis habillé, soit pour mes affaires domestiques, soit pour mes
affaires de la cour et de Paris, soit pour autre chose... Après cela je
me promène, je vais d'atelier en atelier, car j'ai des peintres et des
maçons, des menuisiers et des manœuvres; et puis je dîne à midi. Je
mange fort brusquement; votre amie madame de M*** [Monglat] vous pourra
dire qu'elle m'appelait quelquefois un brutal de table: je ne sais pas
si elle n'eût point souhaité que je l'eusse été encore davantage
ailleurs. Après dîner, je tiens cercle avec ma famille, avec qui je me
divertis mieux qu'en mille visites de Paris. Quelque temps après, je
retourne à mes ouvriers. La journée se passe ainsi à tracasser. Ensuite
je soupe comme j'ai dîné, je joue, et je me retire à dix heures. Voilà
ce que je fais quand je ne fais point de visite et que je n'en reçois
point. Ces visites sont mêlées, comme à Paris, de sottes gens, de gens
d'esprit, comme il faut que soit le monde. Enfin, madame, j'ai deux
aussi agréables maisons qui soient en France, lesquelles j'ajuste encore
tous les jours. Je tâche à raccommoder mes affaires domestiques, que le
service du roi avait mises en fort mauvais état. Je suis considéré dans
mon pays, où quelque mérite, joint à de grands malheurs, m'attire
l'attention de tout le monde.... Cela console un peu les misérables:
cependant je fais des pas pour mon retour, sans empressement, comme je
vous l'ai déjà mandé; s'ils réussissent, j'en serai bien aise; sinon, je
n'en serai pas fâché... Quand je retournerai, je n'aurai jamais tant de
repos que j'en goûte.»

  [357] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 279.

Précédemment, il avait écrit à madame de Montmorency[358]: «Quelque
impatience que j'aie de vous voir, madame, je tâche de ne me point
ennuyer. Je m'amuse à bâtir; à faire des garçons, comme vous voyez; à
haïr mon infidèle; à vous aimer et à vous l'écrire; à me faire une santé
que je n'ai jamais eue dans le tumulte de la cour et de la guerre.
Enfin, j'ai mille petits plaisirs sans peine, et je n'ai eu là que de
grandes peines sans plaisirs; car l'ambition, et surtout l'ambition
malheureuse, ne laisse à l'âme aucun autre sentiment.»

  [358] BUSSY, _Lettres_ (12 juin 1669), t. V, p. 80.

Qui ne croirait, d'après cette sage réflexion et les dispositions
manifestées dans ses lettres, que Bussy ne fût uniquement occupé à tirer
parti pour son bonheur de la position que le sort lui avait faite?
Cependant il n'en était rien. Ses lettres mêmes, et les plans de
campagne qu'il faisait parvenir au roi, et les instances à ses parents,
à ses amis, pour qu'ils sollicitassent son retour, tout nous démontre
que Bussy était sans cesse tourmenté du désir de rentrer dans cette
carrière tumultueuse où, pour récompense de ses labeurs, il n'avait
rencontré que la perte de son repos, de sa santé et d'une partie de sa
fortune. L'âge et l'absence ne l'avaient pas encore consolé d'avoir été
abandonné par une maîtresse chérie; de sorte que l'ambition et l'amour,
refoulés dans son âme sans pouvoir se produire au dehors, ne lui
inspiraient ni pensées élevées ni sentiments tendres, et ne le rendaient
accessible qu'à la haine et à l'envie, passions tristes et malheureuses,
qu'irritait encore son incorrigible orgueil.

Pour caresser celui-ci et se procurer quelque soulagement, il s'occupait
à écrire ses _Mémoires_. Mais, au lieu de porter dans ce travail cette
liberté d'esprit que produit le désabusement de toutes les choses de la
vie et du monde, qui donne à une telle œuvre l'intérêt et l'importance
d'une confession générale faite en vue et au profit de la postérité, il
voulait s'en servir comme d'un moyen propre à le faire rappeler de son
exil[359]. Il savait que son ami le duc de Saint-Aignan avait aussi
écrit des _Mémoires_ qu'il avait l'intention de montrer au roi. Bussy
espérait que Louis XIV aurait le désir de lire les siens, et qu'ainsi
il pourrait par là rentrer en grâce auprès de lui[360]. Les Mémoires du
duc de Saint-Aignan, de ce courtisan si dévoué et si bien initié aux
secrets les plus intimes de la vie intérieure de son maître, n'ont
jamais été imprimés. Ceux de Bussy l'ont été en partie après la mort de
l'auteur, par les soins de sa fille, la marquise de Coligny, et par ceux
du P. Bouhours. Ils sont bien tels qu'on devait s'y attendre d'après la
connaissance que l'on a des motifs qui les avaient fait entreprendre:
œuvre incohérente et incomplète, pleine d'indiscrétions et de
réticences, sans impartialité et sans abandon. La malignité de
l'écrivain envers les autres, sa complaisance pour lui-même déprécient,
sans qu'il s'en aperçoive, le mérite de ses actions et les bonnes
qualités de son esprit. Sa vanité le portait à croire que tout ce qui le
concernait pourrait intéresser les lecteurs; et il met autant
d'importance à faire connaître ses prouesses galantes qu'à retracer ses
plus beaux faits d'armes. C'est pourquoi l'occupation qu'il s'était
donnée d'écrire ses Mémoires le ramenait vers le souvenir de madame de
Monglat. Il en était sans cesse assiégé. Dans sa correspondance, le nom
de cette dame se retrouve continuellement sous sa plume avec les plus
amères expressions de haine et de mépris[361]. Pour mieux _infamer_
l'infidèle en vers et en prose, il souhaitait pouvoir apprendre
plusieurs langues, afin d'être compris par un plus grand nombre de
personnes[362]. Il ne pouvait supporter l'idée qu'elle eût, par sa
bonté, par son amabilité et une conduite plus régulière, conservé
l'amitié de toutes les femmes avec lesquelles elle s'était liée.
Lorsqu'on lui écrivit que madame de Sévigné avait été avec madame de
Monglat à une représentation d'_Andromaque_, il répondit: qu'il fallait
que la réputation de vertu de sa cousine fût bien établie pour oser se
montrer dans des lieux publics en telle compagnie[363]. Plus on
exhortait Bussy à s'exprimer avec égards et douceur sur une femme
partout accueillie avec empressement[364], plus il mettait de virulence
dans ses injures, plus il multipliait, sous toutes les formes, les
satires, les épigrammes et les sarcasmes. Il trouvait, dans sa
correspondance avec les femmes qui étaient liées avec madame de Monglat,
des occasions de satisfaire sa vengeance en cherchant à diminuer
l'estime et l'amitié qu'on avait pour elle. Mais il n'y a pas de plus
mauvais conseils que ceux qu'inspire la haine. En cherchant à nuire à
madame de Monglat il se faisait à lui-même un tort irrémédiable. On
plaignait celle qui avait eu le malheur d'aimer un homme de ce
caractère, et on ne la blâmait pas de s'être guérie d'un tel amour.
D'ailleurs, on s'apercevait bien que le dépit de n'être plus aimé était
la seule cause de la colère de Bussy et de son indifférence affectée. Si
d'une part il manifestait le désir qu'il avait de la voir abandonnée par
tout le monde, de l'autre, il était bien aise qu'on lui en parlât et
qu'on l'instruisît de tout ce qui la concernait. Il ne voulait point se
rendre aux exhortations qu'on lui faisait de l'oublier. Il reprochait à
celles qui la fréquentaient de garder à son égard un silence
affecté[365]. Pour faire cesser ce silence, il donnait lui-même, à ce
sujet, matière à de nouvelles réprimandes, et même il consentait à ce
qu'on dît du bien d'elle plutôt que de ne pas en parler du tout[366].
Madame de Scudéry particulièrement le suppliait de ne plus l'entretenir
de madame de Monglat, puisqu'il ne pouvait le faire sans la blesser
elle-même: non qu'elle se méprît sur la nature des sentiments de Bussy
et qu'elle prît au sérieux toutes ses injures; mais par toutes sortes de
motifs elles lui déplaisaient, et elle voulait les faire cesser. «J'ai
bien ouï dire, lui écrivait-elle, que vous autres messieurs habillez
quelquefois l'amitié avec tous les atours de la haine; mais, à vous
parler franchement, la mascarade est un peu fâcheuse[367].» Bussy aimait
mieux encore avouer que madame de Monglat ne lui était pas indifférente
que de s'abstenir de verser à son sujet le fiel de sa plume. «Vous
croyez, disait-il à madame de Scudéry, que j'aime fort la dame dont je
ne saurais me taire; j'y consens, pourvu que j'en parle: je ne me soucie
guère de ce qu'on en pensera, mais j'en parlerai et en prose et en
vers[368].»

  [359] BUSSY, _Lettres_ (20 février 1671), t. III, p. 313, édit.
  1737, in-12.

  [360] BUSSY, _Lettres_ (26 septembre 1670), t. III, p. 247 (18
  octobre 1670); t. III, p. 262-264 (23 et 31 octobre 1670); t.
  III, p. 261, 262, 264 (8 septembre 1670); t. III, p. 267, 308 (20
  février 1671); t. III, p. 313.

  [361] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 33, 34, 125, 183, 178, 188,
  197, 221, 223, 228, 241, 242, 246, 249, 250, 257, 265, 269, 270,
  279, 288; t. V, p. 109, 134, 141, 154, 156, 159,
  174.--_Supplément aux Mémoires et Lettres_, 1re partie, p. 93,
  96, 177.

  [362] BUSSY, _Lettres_ (23 octobre 1670), t. III, p. 261.

  [363] BUSSY, t. III, p. 242 (15 septembre 1670). La lettre est,
  je crois, adressée à mademoiselle Dupré.

  [364] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 255, 441, 445.

  [365] BUSSY, _Lettres_ (1er octobre 1670), t. III, p. 249.

  [366] BUSSY, _Lettres_ (6 mai 1670), t. III, p.
  197.--_Supplément_, t. I, p. 96.

  [367] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 228 (Lettre de madame de
  Scudéry, en date du 31 juillet 1670).

  [368] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 261 (23 octobre 1670).

Cependant les personnes avec lesquelles Bussy correspondait alors le
plus habituellement cherchaient à le purger de ses mauvaises passions.
Le bon Corbinelli lui prêtait les secours d'une philosophie aimable,
peu austère et parfaitement appropriée à sa situation. Il résumait tous
les conseils qu'il lui donnait en vers admirables ou en prose éloquente,
dont, à la vérité, il n'était pas redevable à son génie, mais à sa
mémoire[369]. Jamais il n'y en eut de plus richement meublée, de plus
prompte et de plus complaisante. Tous les auteurs qu'il avait lus,
anciens et modernes, sérieux ou frivoles, semblaient n'avoir pensé et
écrit que pour donner plus de force et d'autorité à ce qu'il pensait et
écrivait lui-même, que pour mieux faire ressortir les sages maximes et
les règles de conduite qu'il cherchait à inculquer et dont, par la
pratique, il avait reconnu l'excellence[370]. Ami sûr, d'un dévouement
sans bornes, d'une obligeance infatigable, il inspirait à tous autant
d'affection que d'estime; sa conversation, toujours variée, instructive
et amusante, plaisait aux hommes comme aux femmes, aux vieillards comme
aux jeunes gens, aux personnes sérieuses ou mélancoliques comme à celles
qui étaient vives et enjouées. A l'époque dont nous traitons, son exil
avait cessé. Après un long voyage fait dans le midi de la France, il
était revenu à Paris; et presque tous les jours il allait chez madame de
Sévigné, la plus intime et la plus chérie de toutes ses amies[371]. Il
se disposait alors à partir pour la Bourgogne, pour voir une de ses
sœurs, religieuse à Châtillon.

  [369] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 136, 155, 270, 300 (Lettres de
  Corbinelli, datées de Montpellier, le 16 juin 1669; de Toulouse,
  le 15 septembre 1669; de Paris, le 17 mai 1670; d'Aiguemortes, le
  15 février 1671); t. III, p. 522.

  [370] CORBINELLI, _Recueil de tous les beaux endroits des
  ouvrages des plus célèbres auteurs de ce temps_, 1696, 5 vol.
  in-18.--_Les Anciens historiens réduits en maximes_, 1694,
  in-12.--_Sentiments d'amour tirés des meilleurs poëtes modernes_;
  Paris, 1665, in-12.

  [371] Corbinelli mourut en 1716, âgé de plus de cent ans; donc il
  était né en 1615: ainsi il avait cinquante-cinq ans en 1670.

Si la sagesse mondaine avait auprès de Bussy un excellent avocat dans
Corbinelli, la religion avait aussi dans le P. Cosme, général des
feuillants[372], un interprète zélé que Bussy paraissait écouter avec
déférence; mais la correspondance qu'il entretenait avec ce religieux se
ralentit beaucoup lorsque ce dernier eut cessé d'être le confesseur de
madame de Monglat[373].

  [372] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 2, 65, 69, 180, 184, 286, 288
  (29 octobre 1666, 25 décembre 1667, 2 janvier 1668, 19 et 27
  janvier 1670).

  [373] BUSSY, t. III, p. 183 (27 janvier 1670). Le P. Cosme fut
  depuis évêque de Lombez. Il avait exigé de madame de Monglat
  qu'elle n'allât plus au spectacle; elle refusa, et il ne voulut
  plus la diriger.

Madame de Scudéry, que nous avons déjà fait connaître à nos
lecteurs[374], était pour Bussy un prédicateur plus persuasif; elle
aimait son esprit, sa brusque franchise, sa constance et sa loyauté en
amitié; elle n'était point rebutée par les défauts de son caractère,
qu'elle savait lui faire apercevoir et qu'elle aurait voulu réformer.
Bussy avait en elle la plus entière confiance. Par sa discrétion dans
les affaires les plus délicates, par son incomparable activité quand il
fallait rendre un service, par son bon sens, sa piété, son esprit, sa
modestie et son savoir, madame de Scudéry avait acquis une influence
au-dessus de sa position. C'était, à cette époque, une sorte de mode de
se faire admettre à ses cercles, peu nombreux, mais remarquables par le
choix des personnages[375]. Elle ne s'enorgueillissait pas de ses succès
en ce genre, elle en connaissait la cause, et elle se prêtait plutôt
qu'elle ne se livrait à la société qui l'entourait. Elle savait qu'elle
ne lui paraissait si aimable que parce qu'elle avait su s'y rendre
utile.

  [374] Voyez ci-dessus, chap. III, p. 56-68.

  [375] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 228 et 229 (31 juillet
  1670).--Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, 1806, in-12, p. 30.

«J'ai beaucoup d'apparence d'amis et d'amies, écrivait-elle à Bussy;
car, en vérité, monsieur, l'on n'en a guère. Mais n'importe, j'ai l'âme
douce; j'aime tout de l'amitié, jusqu'à l'apparence; et je dirais
volontiers, sur ce sujet, ce qui est dans _Astrée_ sur un autre:

    Privé de mon vrai bien, ce faux bien me soulage.

Cependant je vous avoue que cela est incommode de faire toujours le
change des Indiens avec ses amis; de leur donner de bon or, et de ne
recevoir que du verre[376].»

  [376] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 316-17 (6 mars
  1671).--_Supplément_, t. I, p. 97.--Lettres de mesdames DE
  SCUDÉRY, DE SALVAN-SALIÈRE et de mademoiselle DESCARTES,
  collection de Collin; Paris, 1806, in-12, p. 46 et 47.

Fortement dominée alors par ses idées religieuses, elle avait le projet
de se retirer du monde, afin, disait-elle, de n'avoir plus autre chose à
penser qu'à bien mourir[377]. De tous les amis et de tous les parents
que Bussy avait à la cour, le duc de Saint-Aignan était celui qui
s'occupait le plus à le faire rentrer en grâce auprès du roi; mais le
duc de Saint-Aignan était trop occupé pour correspondre avec Bussy aussi
souvent que celui-ci l'eût désiré. Madame de Scudéry, amie de tous deux,
y suppléait. Le zèle qu'elle montrait en toute occasion pour les
intérêts de Bussy lui avait acquis une sorte d'empire sur son esprit.
Elle voulait en profiter pour le ramener par la religion à une conduite
plus régulière, à des sentiments plus purs. Les exhortations pieuses
qu'elle lui adressait partaient du cœur et étaient imprégnées de la
chaleur d'une profonde conviction[378]. L'abjuration récente de Turenne
et celle de Pellisson et surtout la conversion du marquis de
Tréville[379] étaient de nature à faire impression sur Bussy, et
ajoutaient aux paroles de madame de Scudéry l'autorité des grands
exemples. Mais lui, malgré ses cinquante-deux ans, ne se sentait
nullement disposé à réformer sa vie; pourtant il repousse avec force le
reproche qu'elle lui fait d'être plus philosophe que chrétien; et comme,
en même temps, elle lui avait proposé, pour l'éclairer, de lui envoyer
le livre des _Pensées_ de Pascal[380], que Port-Royal avait récemment
publié et qui faisait alors une grande sensation[381], il lui répond:
«Ne vous alarmez point de ma foi; elle est bonne, et je suis chrétien
encore plus que philosophe. Il est vrai que, sur certaines actions, je
ne suis pas aussi régulier qu'un missionnaire, au moins en apparence;
car pour le fond je crois l'avoir meilleur que ces gens-là... J'ai
Pascal céans, et je l'ai lu avec admiration; mais, comme vous savez, on
n'imite pas toujours tout ce qu'on admire[382].»

  [377] BUSSY, _Lettres_ (31 juillet 1670), t. III, p. 229.

  [378] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 228 et 229 (31 juillet
  1670).--Madame DE SCUDÉRY, _Lettres_, p. 28 et 30, édit. 1806 (du
  recueil de Léopold Collin).

  [379] Le vrai nom est Troisville; l'abréviation avait
  prévalu.--Conférez LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 181.--SÉVIGNÉ,
  t. II, p. 324; t. IV, p. 165; t. VIII, p. 440 et 447, t. XI, p.
  159, 190, 191, édit. de G. de S.-G.--TALLEMANT DES RÉAUX,
  _Historiettes_, t. I, p. 420, édit. in-8º.

  [380] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 218 (4 juillet 1670). Cette
  lettre de madame de Scudéry est omise, ainsi que beaucoup
  d'autres, dans le recueil de Léopold Collin, qui a été fait avec
  beaucoup de négligence.

  [381] _Pensées de M. Pascal sur la religion_, 1670, in-12, chez
  G. Desprez (les approbations des évêques, pour l'impression, sont
  datées de septembre 1669).

  [382] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 220 (7 juillet 1670).

Madame de Scudéry, peu satisfaite de cette réponse, revient encore sur
le même sujet dans la lettre que nous avons déjà citée[383].

  [383] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 228 (31 juillet 1670).

«Quoique vous me vouliez rassurer sur votre foi, monsieur, je vous dirai
que vous n'y réussissez pas tout à fait. Cependant, si vous vouliez
devenir bon chrétien, ce serait une chose admirable. Après tout,
monsieur, l'éternité est longue et la vie est courte. Il y a si peu de
plaisirs véritables dans le monde que cela ne vaut pas la peine de se
damner. Mais Pascal dit tout cela bien mieux que moi; puis il faut que
Dieu vous le dise, car nos discours n'opèrent rien sans lui; et dans la
vérité je sais, par expérience, qu'il n'y a que les prières qui attirent
la miséricorde de Dieu. Je vous exhorte, comme mon bon ami, à qui je
souhaite toute sorte de bien, de le prier le plus que vous pourrez. On
ne devinerait jamais que vous eussiez un commerce de lettres avec une
amie qui vous écrivît ainsi. Pour moi, je hais le monde, et je veux m'en
retirer.»

Soit que les pieux conseils de madame de Scudéry eussent fait impression
sur Bussy, soit qu'elle l'eût mal jugé, il est certain que, dans sa
correspondance avec d'autres femmes, s'il paraît indévot, il ne se
montre point incrédule, et qu'il accueille avec l'apparence de la foi
toutes les ouvertures qui lui sont faites au sujet de la religion.

Corbinelli en voyage écrivit, à cette époque, à sa sœur, religieuse à
Châtillon, pour obtenir des nouvelles de la santé de Bussy, dont il
était inquiet; celle-ci charge un M. Rémond d'aller s'en informer, et,
pour qu'il puisse s'acquitter de sa commission, elle lui remet pour
Bussy une lettre d'introduction, qu'elle termine par ces mots[384]: «Si
l'assurance de mes prières était un régal pour vous, je vous dirais que
je ne passe pas un jour sans demander à Dieu qu'il vous fasse aussi
saint par sa grâce qu'il vous a fait honnête homme selon le monde.»

  [384] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 182 (5 décembre 1670, Lettre de
  madame de Corbinelli, religieuse à Châtillon, au comte de Bussy).

A ceci Bussy répond[385]:

«Je ne sais quelle idée vous vous êtes faite de moi, mais je vous assure
que vos prières pour mon salut me sont très-agréables; et je les crois
très-utiles, car je suis persuadé que vous êtes aussi aimable devant
Dieu que devant les hommes.»

  [385] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 183 (8 décembre 1670).

La réponse qu'il fit à mademoiselle Dupré, qui lui envoyait copie de la
lettre que Pellisson écrivit au roi lors de son abjuration[386], est
encore plus significative. Bussy rapporte un bon mot de sa cousine, dont
il avait gardé la mémoire depuis bien des années[387]:

«La lettre de Pellisson est belle; rien ne m'affermit davantage dans ma
religion que de voir un bon esprit comme le sien l'étudier longtemps, et
l'embrasser à la fin. Madame de Sévigné disait de lui, à quelqu'un qui
exagérait ses bonnes qualités, sa droiture, sa grandeur d'âme, sa
politesse: «Eh bien! dit-elle, pour moi, je ne connais que sa laideur;
qu'on me le dédouble donc.» Il serait encore meilleur à dédoubler
aujourd'hui, que la foi a éclairé son âme des lumières de la vérité.»

  [386] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 179 et 180 (2 novembre 1670).

  [387] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 181 (21 novembre 1670).--DELORT,
  _Hist. de la détention des philosophes et des gens de lettres à
  la Bastille et à Vincennes_.



CHAPITRE XI

1670-1671.

   Idée de la correspondance de Bussy avec madame de
   Sévigné.--Pourquoi les lettres de madame de Sévigné ne pouvaient
   avoir sur Bussy une influence morale aussi favorable au bonheur de
   ce dernier que celles de Corbinelli et de madame de Scudéry.--Mort
   du président de Frémyot.--Il donne tout son bien à madame de
   Sévigné.--Bussy saisit cette occasion de lui écrire, et recommence
   sa correspondance avec elle.--Madame de Sévigné lui répond, et lui
   annonce la grossesse de madame de Grignan.--Madame de Sévigné,
   mécontente de Bussy, lui écrit une lettre de reproche sur le
   passé.--Réponse modérée de Bussy à cette injuste attaque.--Madame
   de Sévigné lui demande excuse.--Elle est enchantée qu'il travaille
   à la généalogie des Rabutin et flattée que Bussy lui ait dédié cet
   ouvrage.--Cependant elle continue à lui rappeler sa conduite
   antérieure à son égard.--Bussy perd patience.--Il lui demande de
   cesser ce genre de guerre.--Madame de Sévigné y consent.--Madame
   de Sévigné écrit à Bussy qu'elle a des ennemis, puis ensuite le
   nie.--Bussy dit qu'il le sait.--Madame de Sévigné cherche à savoir
   de qui Bussy a reçu ses informations et ce que son cousin sait des
   propos qui ont été débités sur elle.--Bussy, dans sa réponse, se
   tient sur la réserve.--Ses réticences nous réduisent à des
   conjectures.--Motifs de croire que madame de Montmorency était
   celle qui instruisit Bussy des bruits qui couraient sur sa
   cousine.

La correspondance de Bussy avec sa cousine ne pouvait avoir sur lui une
influence aussi salutaire que celle qu'il entretenait avec madame de
Scudéry et avec Corbinelli. Madame de Sévigné n'avait ni la ferveur
religieuse de l'une ni le calme philosophique de l'autre. Plus que
jamais livrée au monde par goût comme par devoir, elle n'était pas
insensible aux succès qu'elle y obtenait. Elle se plaisait à la lecture
des traités moraux de Nicole, à écouter un beau sermon; elle remplissait
exactement ses devoirs de religion; mais l'amour de sa fille était
devenu chez elle une passion dominante et tenait dans son cœur plus de
place que l'amour de Dieu. C'est ce qu'elle déplore elle-même amèrement
et avec cette naturelle éloquence qui ne la quittait jamais. Le désir de
contribuer à l'élévation de ses enfants la rendait attentive à toutes
les intrigues de cour. Ambitieuse non pour elle, mais pour sa famille et
ses amis, elle irritait dans Bussy les blessures faites à son
amour-propre et à son ambition trompée. Sans cesse elle se lamentait sur
l'oisiveté inglorieuse à laquelle il était condamné; elle louait avec
effusion son esprit, ses talents militaires, dont elle entretenait
peut-être une trop haute idée; et ainsi elle augmentait encore l'orgueil
qui le dominait. Autant que lui, elle avait cette vanité nobiliaire qui
aime à se prévaloir de l'antiquité et de l'illustration de sa race. Elle
lui savait un gré infini de ses laborieuses recherches sur la généalogie
et l'histoire des Rabutin, et elle lui transmettait pour ce travail tous
ses titres et papiers de famille. Elle se faisait aider par son tuteur,
l'abbé de Coulanges, et par le savant Bouchet. Elle témoigne, avec une
grande naïveté, le plaisir qu'elle ressent lorsque son cousin lui
annonce qu'il est parvenu à faire remonter à des temps plus reculés la
longue suite de leurs communs aïeux. Elle se montre très-flattée qu'il
ait eu la pensée de lui dédier ce grand et important ouvrage: la
_Généalogie des Rabutin_[388]! Vivant dans un temps et au milieu d'une
cour où les affaires de galanterie étaient aussi des affaires d'État,
madame de Sévigné les racontait à son cousin avec cette vivacité
d'imagination et cette liberté d'expression trop bien assorties au goût
et aux inclinations de son correspondant, et par là elle nuisait aux
pensées sérieuses et aux sages résolutions qui auraient dû l'occuper
uniquement dans sa solitude. Il existait sans doute entre madame de
Sévigné et Bussy de grandes différences sous le rapport de la vertu et
des qualités de l'âme et du cœur; mais la tournure de leur esprit et
les faiblesses qui leur étaient communes établissaient entre l'une et
l'autre beaucoup de ressemblance. Aussi tous deux regrettaient que
l'incident relatif au mariage de mademoiselle de Sévigné eût suspendu
leur correspondance, Bussy beaucoup plus encore que madame de Sévigné;
malgré l'humeur que lui donnaient les Grignan, il résolut de saisir le
premier prétexte pour renouer son commerce avec elle.

  [388] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 septembre 1670), t. I, p. 216, édit.
  de M.--_Ib._, t. I, p. 288, édit. de G. de S.-G. (23 janvier
  1771); t. I, p. 227, édit. de M.--_Ibid._, t. I, p. 301, édit. de
  G. de S.-G. (16 février 1671); t. I, p. 249, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 326, édit. de G. de S.-G.

Une occasion toute naturelle se présenta. Claude Frémyot, neveu de
Bénigne Frémyot, dont nous avons parlé dans le premier chapitre de cet
ouvrage, mourut sans enfant le 20 avril 1670[389]. Il ne laissa à sa
femme que l'usufruit de ses biens; il en donna la plus grande partie à
madame de Sévigné, sa cousine du côté maternel[390], et il l'institua
son légataire universel. Madame de Sévigné ne s'attendait nullement à ce
don d'un parent pour lequel elle avait une véritable affection et
qu'elle regretta vivement. Elle en écrivit à madame de Toulongeon, qui
se trouvait au nombre des donataires du défunt. Bussy le sut, et
s'empara de ce motif pour adresser à sa cousine quelques mots de
félicitation sur l'héritage qu'elle venait de recevoir, qui se montait à
plus de cent mille livres, monnaie de cette époque (deux cent mille
francs de notre monnaie actuelle[391]).

  [389] Ire partie, p. 2.

  [390] XAVIER GIRAULT, _Notice hist. sur madame de Sévigné_, dans
  les _Lettres inédites de_ SÉVIGNÉ, p. XXV.--_Ibid._, t. I, p.
  LXXX de l'édit. des _Lettres de_ SÉVIGNÉ, par G. de S.-G.; _id._,
  t. V, p. 428 et 432; t. V, p. 255, 256, 261, 337, 380 de l'édit.
  de M. (lettres des 15 septembre et 13 octobre 1677, des 13 juin
  et 12 août 1678); t. VI, p. 4 et 19, édit. de G. de S.-G.; _id._,
  t. XI, p. 26 (avril 1694).

  [391] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 242, édit. de G. de
  S.-G.--_Id._, t. I, p. 177, édit. de M. (3 et 16 avril
  1670).--ROGER DE RABUTIN, _Lettres_, t. V, p. 248 et 249.

Madame de Sévigné fit à Bussy la réponse la plus aimable; mais comme il
ne lui avait point parlé de M. ni de madame de Grignan, madame de
Sévigné, sans avoir l'air de s'apercevoir des mauvaises dispositions de
son cousin envers eux, lui annonça que sa fille était enceinte, et que
M. de Grignan se disposait à partir pour la Provence. Elle remercie
ensuite Bussy d'avoir rouvert la porte à leur commerce, qui était,
dit-elle, tout démanché; puis elle ajoute: «Il nous arrive toujours des
incidents, mais le fond est bon; nous en rirons peut-être quelque jour.»
Bussy lui répond «que, quoique M. de Frémyot ne lui ait rien laissé, il
lui a aussi des obligations, puisqu'il lui a fourni l'occasion de
renouer leur correspondance.» Vient ensuite une page employée à
discourir sur lui-même, sur son exil, ses ennemis, ses malheurs et sa
patience à les supporter; puis il termine encore de manière à montrer
toute la rancune qu'il conserve contre M. de Grignan: «Vous avez deviné
que je ne voulais pas vous parler de madame de Grignan, parce que je
n'étais point content d'elle; et ma raison est que je n'ai jamais aimé
les femmes qui aimaient si fort leurs maris; encore me mandez-vous une
chose qui ne me raccommodera point avec elle, c'est sa grossesse. Il
faut que ces choses-là me choquent étrangement pour altérer
l'inclination naturelle que j'ai toujours eue pour mademoiselle de
Sévigné[392].»

  [392] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 245, édit. de G. de
  S.-G.--_Ibid._, t. I, p. 180, édit. de M. (21 avril 1670).--Cf.
  2e partie, ch. XI, p. 137.

Quelques lettres d'un style badin, mais amical, furent ensuite échangées
entre le cousin et la cousine, et elles semblaient promettre pour leur
liaison une atmosphère longtemps sereine; mais bientôt l'horizon
s'obscurcit, et ce fut du côté de madame de Sévigné que souffla le vent
qui ramena les brouillards. L'arrivée de Corbinelli à Paris avait donné
occasion à madame de Sévigné de raconter à cet ami de Bussy, qui était
aussi le sien, sa grande querelle avec ce dernier, la rupture qui en
avait été la suite, leur raccommodement et la discussion épistolaire qui
avait eu lieu entre eux pendant que Corbinelli était absent et voyageait
dans le Midi. En cherchant à donner des preuves de tout ce qu'elle
disait à Corbinelli, elle retrouva dans ses papiers des lettres de Bussy
qui lui témoignaient sa reconnaissance du consentement qu'elle avait
donné à ce qu'il fût avancé à son cousin l'argent qu'il avait demandé à
l'époque de son départ pour l'armée en 1657[393]. Ces lettres, dont elle
ne s'était pas ressouvenue lors de leur altercation, détruisaient le
reproche qu'il lui avait fait de n'en avoir pas agi avec lui en bonne
parente. Elle était alors peu satisfaite des lettres d'insouciant
badinage qu'elle recevait de Bussy et de ce qu'il n'écrivait point à sa
fille; mais elle n'osait pas l'attaquer sur ce sujet, parce qu'elle
savait bien que tout le tort était du côté de M. de Grignan, et que
Bussy avait dans cette occasion donné des preuves, qui lui avaient mal
réussi, d'une grande déférence pour elle. Tourmentée cependant du besoin
d'exhaler l'humeur qu'elle avait contre lui, elle profita de la
découverte qu'elle venait de faire, et, sans provocation, sans motif
apparent, elle lui écrivit une lettre où elle lui reprochait encore, sur
un ton goguenard et le plus propre à le blesser, cette malheureuse
satire de l'_Histoire amoureuse des Gaules_ qui depuis longtemps avait
été de sa part l'objet d'un pardon entier et sans réserve[394].
Corbinelli, qui se trouvait présent lorsque madame de Sévigné écrivit
cette lettre, voulut s'opposer à ce qu'elle fût envoyée; mais ce fut en
vain. Prévoyant l'effet qu'elle ferait sur Bussy, Corbinelli y ajouta un
_post-scriptum_, dans lequel il faisait entrevoir la pensée qu'il les
désapprouvait tous deux. «Vous êtes deux vrais Rabutin, dit-il, nés l'un
pour l'autre: Dieu vous maintienne en parfaite intelligence!» Aussitôt
que la lettre fut partie, madame de Sévigné se repentit de l'avoir
écrite, et elle lui fit dire de ne point s'en fâcher[395]. La réponse de
Bussy est parfaite, et prouve combien était puissant l'attachement qu'il
avait pour sa cousine, puisqu'il fait taire, en sa faveur, cet esprit
hautain et rancuneux qui formait le fond de son caractère. Il explique
avec beaucoup de sagacité ce qui se passait dans l'âme de madame de
Sévigné quand elle se résolut à lui écrire ainsi; il en appelle à sa
conscience, il excuse son tort, il refuse de profiter des avantages que
lui donne sur elle l'humeur dont elle le rend victime; mais il la prie
de lui dire combien ces _recommencements_ doivent durer, afin qu'il s'y
prépare; enfin, il proteste que, malgré le grief de sa cousine envers
lui, il ne garde rien contre elle sur le cœur et qu'il ne l'aime pas
moins qu'il ne faisait avant[396]. Pour lui prouver encore plus le désir
qu'il avait de lui complaire, il lui fait des compliments sur sa fille;
mais il profite de la réponse qu'il avait à faire à Corbinelli pour
mettre dans le _post-scriptum_ une partie du venin qu'il n'avait pas osé
insérer dans le corps de la lettre; et il engage son ami à ne pas trop
compter sur les bienveillants sentiments que madame de Sévigné lui
témoigne. «Quoique vous n'ayez pas comme moi, dit-il, le péché originel
à son égard, défiez-vous de l'avenir: _Toute femme varie_, comme disait
François Ier.» Encore un sarcasme contre le sexe: quand on est mécontent
d'une femme, on dit volontiers du mal de toutes.

  [393] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 mai 1670), t. I, p. 247, édit. de G.
  de S.-G.; t. I, p. 181, édit. de M.

  [394] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 juin 1670), t. I, p. 250, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 183, édit. de M.--_Ibid._ (6 juillet 1671),
  t. I, p. 191, édit. de M.; t. I, p. 259, édit. de G. de S.-G.

  [395] Par un nommé Bréban, dont je ne trouve le nom nulle part
  ailleurs.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin 1670), t. I, p. 253, édit.
  de G. de S.-G.--_Ibid._ t. I, p. 186, édit. de M.

  [396] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin 1670), t. I, p. 185 à 188,
  édit. de M.; t. I, p. 255, édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné reconnut ses torts, et se hâta de répondre à son
cousin, près duquel Corbinelli se trouvait alors[397]. «Il est vrai,
dit-elle, que j'étais de méchante humeur d'avoir retrouvé dans mes
paperasses ces lettres que je vous dis. Je n'eus pas la docilité de
démonter mon esprit pour vous écrire; je trempai ma plume dans mon fiel,
et cela composa une sotte lettre amère, dont je vous fais mille excuses.
Adieu, comte; point de rancunes, ne nous tracassons plus... J'ai un peu
tort, mais qui n'en a point dans ce monde? Je suis bien aise que vous
reveniez pour ma fille. Demandez à M. de Corbinelli combien elle est
jolie. Montrez-lui ma lettre, afin qu'il voie que, si je fais les maux,
je fais les médecines.»

  [397] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juillet 1670), t. I, p. 259, 262,
  édit. de G. de S.-G.--_Id._, t. I, p. 191-193, édit. de M.

Bussy se montre non-seulement satisfait, mais enchanté de cette nouvelle
lettre de madame de Sévigné[398], puisqu'il lui déclare qu'il lui permet
de l'offenser encore, pourvu qu'elle lui promette une pareille
satisfaction. Pourtant elle ne put s'empêcher de mêler aux paroles
douces qu'elle lui adressait alors une allusion au grand méfait qu'elle
avait à lui reprocher; et elle continua, dans presque toutes les lettres
qu'elle lui écrivait, à ramener toujours ainsi le souvenir fâcheux du
passé, même lorsqu'elle était le plus satisfaite du présent. Elle paraît
éprouver un malin plaisir à lui prouver que si, en raison de ses bons
procédés, de ses louanges et de sa tendresse, sa grâce est descendue sur
lui, elle n'est pas encore assez efficace pour le laver de ce qu'il
appelait lui-même le _péché originel_. Bussy envoya à sa cousine le
commencement de son travail sur la généalogie des Rabutin[399], avec
l'épître dédicatoire, à elle adressée, qui devait la précéder. Madame de
Sévigné, flattée des éloges qui lui sont donnés dans cette épître,
répond: «La lettre que vous me faites l'honneur de m'écrire, pour me
dédier notre généalogie, est trop aimable et trop obligeante; il
faudrait être parfaite, c'est-à-dire n'avoir point d'amour-propre, pour
n'être pas sensible à des louanges si bien assaisonnées; elles sont
même choisies et tournées d'une manière que, si l'on n'y prenait garde,
on se laisserait aller à la douceur de croire en mériter une partie,
quelque imagination qu'il y ait. Vous devriez, mon cher cousin, avoir
toujours été dans cet aveuglement, puisque je vous ai toujours aimé et
que je n'ai jamais mérité votre haine... N'en parlons plus.»

  [398] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juillet 1670, lettre de Bussy), t.
  I, p. 262-264, édit. de G. de S.-G.--_Id._, t. I, p. 194 à 196,
  édit. de M.

  [399] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 décembre 1670), t. I, p. 216, édit.
  de M.; t. I, p. 288, édit. de G. de S.-G. (Cette généalogie des
  Rabutins, dit l'éditeur de madame de Sévigné, ne fut terminée
  qu'en 1685.)

Malgré cette promesse tant de fois renouvelée de garder à l'avenir le
silence sur le fatal libelle, elle recommença de nouveau à en parler, et
toujours au sujet de cette généalogie des Rabutin. «Voilà, dit-elle, mon
cousin, tout ce que l'abbé de Coulanges sait de notre maison, dont vous
avez dessein de faire une petite histoire... Je voudrais que vous
n'eussiez jamais fait que celle-là[400]...» Et, plus loin encore, elle
lui reproche de «n'avoir pas fait de son nom (de Rabutin) tout ce qui
était en son pouvoir...» Cette fois Bussy perdit patience; déjà, dans la
réponse à la première lettre qui lui avait causé une si vive
satisfaction, il avait mis en garde sa cousine contre le mauvais effet
que produisaient sur lui les malignes insinuations qu'elle s'était
permises, même dans cette lettre; et il terminait ainsi sa réponse[401]:
«Adieu, ma belle cousine; ne nous tracassons plus. Quoique vous
m'assuriez que nos liens s'allongent de notre race, et qu'ils ne se
rompent point, ne vous y fiez pas trop: il arrive en une heure ce qui
n'arrive pas en cent. Pour moi, j'aime la douceur; je suis, comme le
frère d'Arnolphe, _tout sucre et tout miel_[402].» Aussi madame de
Sévigné, craignant l'effet des provocations qu'elle s'était permises
dans cette dernière lettre, a-t-elle grand soin de dire à Bussy en
finissant: «Je vous souhaite la continuation de votre philosophie, et à
moi celle de votre amitié; elle ne saurait périr, quoique nous puissions
faire; elle est d'une bonne trempe, et le fond en tient à nos os.» Mais
Bussy répondit sur le ton le plus sévère et de manière à convaincre sa
cousine combien ces attaques répétées pouvaient nuire à cette amitié
dont elle lui donnait l'assurance et dont pourtant elle méconnaissait
les droits. Après lui avoir prouvé que sa dernière réflexion, lors même
qu'elle serait juste, est peu généreuse quand elle s'applique à un homme
que l'adversité poursuit, il ajoute: «Je remarque que vous avez, à point
nommé, quand vous m'écrivez, des occasions de picoteries, dont je me
passerais fort bien. Regardez s'il vous serait agréable que je vous
redisse souvent que, si vous aviez voulu, on n'aurait pas dit de vous et
du surintendant les sottises qui s'en dirent après qu'il fut arrêté. Je
ne les ai jamais crues; mais aussi je ne vous ai pas donné le chagrin de
les entendre. Je vous prie donc, ma cousine, d'avoir les mêmes égards
pour moi que j'ai pour vous; car, quoique je ne puisse jamais m'empêcher
de vous aimer, je n'aimerais pas que toute notre vie se passât en
reproches et en éclaircissements: c'est tout ce que nous pourrions faire
s'il y avait de l'amour sur jeu.»

  [400] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 janvier 1671), t. I, p. 227, édit.
  de M.; t. I, p. 301, édit. de G. de S.-G.

  [401] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juillet 1670), t. I, p. 264, édit.
  de G. de S.-G.; t. I, p. 195, édit. de M.

  [402] Bussy aurait dû dire: Comme le frère de Sganarelle. Voyez
  _l'École des Maris_, acte I, scène 2.--Conférez _OEuvres de
  monsieur_ DE MOLIÈRE, t. II, p. 80, 1676, in 12; chez Claude
  Barbin.

Madame de Sévigné comprit toute la portée de ce langage. Souvent Bussy
s'était prévalu de la vive expression de son amitié pour lui, et il
l'avait interprétée (non peut-être sans quelque raison) comme un indice
d'un sentiment plus tendre. Elle avait toujours cherché à lui ôter cette
croyance, et désormais elle était intéressée à ne plus s'attirer de
nouveaux reproches de Bussy, en se donnant le tort de ranimer toujours
leurs anciennes querelles, puisque, selon lui, c'était donner à penser
qu'il y avait de sa part «de l'amour sur jeu.» Elle s'abstint donc de
toute récrimination. Mais elle-même témoigne que c'était avec peine
qu'elle renonçait à la satisfaction qu'elle éprouvait de lui infliger de
temps en temps quelques petites corrections, pour punition de ses fautes
passées. Elle trouvait que cela rendait leur correspondance plus
piquante et plus animée. «Mon Dieu, dit-elle[403], mon cousin, que votre
lettre est raisonnable, et que je suis impertinente de vous attaquer
toujours! Vous me faites voir si clairement que j'ai tort que je n'ai
pas le mot à dire; mais je suis tellement résolue de m'en corriger que,
quand nos lettres devraient être aussi froides qu'elles sont vives, il
est certain que je ne vous donnerai jamais sujet de m'écrire sur ce
ton-là. Au milieu de mon repentir, à l'heure que je vous parle, il vient
encore des aigreurs au bout de ma plume; ce sont des tentations du
diable, que je renvoie d'où elles viennent.» Et en effet, dans cette
lettre même où elle demande excuse pour être revenue sur le passé, elle
en parle de nouveau, et fait ressouvenir Bussy que, si elle a eu tort
envers lui, les torts qu'il a eus à son égard sont bien plus grands.
«Nous voilà donc raccommodés. Vous seriez bien heureux si nous étions
quittes; mais, bon Dieu! que je vous en dois encore de reste que je ne
vous payerai jamais[404]!» Puis elle demande, en finissant, la
permission de faire à son cousin quelques petites querelles d'Allemand,
mais sur d'autres sujets. «Ce qui me plaît dans tout ceci,
ajoute-t-elle, c'est que nous éprouvons la bonté de nos cœurs, qui est
inépuisable.»

  [403] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 février 1671), t. I, p. 268, 269, ou
  t. I, p. 325, édit. de G. de S.-G.

  [404] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juillet 1670), t. I, p. 260, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 192, édit. M.

Dans les lettres auxquelles cette discussion a donné lieu, nous devons
remarquer certains passages qui font allusion à des propos qu'on aurait
tenus sur madame de Sévigné et dont il sera important, pour
l'intelligence de sa correspondance, de deviner la nature et les motifs.
Madame de Sévigné tâche, dans la première, de réparer un peu la dureté
de ses reproches en terminant par une phrase plus amicale[405], et elle
dit: «Adieu, comte; écrivons-nous, et prenons courage contre nos
ennemis. Pensez-vous que je n'en aie pas, moi qui vous parle?»--A ceci
Bussy répond[406]: «Je ne doute pas que vous n'ayez des ennemis; je le
sais par d'autres que par vous; mais, quoi qu'on m'ait mandé, je ne
crois pas votre conduite si dégingandée qu'on dit, et je ne condamne pas
les gens sans les entendre.»

  [405] BUSSY, _Lettres_ (17 juin 1670), t. I, p. 184, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 251, édit. de G. de S.-G.

  [406] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 254, édit. de G. de
  S.-G.--_Id._, t. I, p. 187, édit. de M. (lettre de Bussy, du 25
  juin 1670).

Ce passage de la lettre de Bussy intrigua beaucoup madame de Sévigné; il
lui prouvait que ce qu'elle croyait être ignoré de son cousin lui était
connu et que, par les altercations qui avaient eu lieu entre elle et lui
et par son alliance et son intimité avec M. de Grignan, elle avait perdu
une partie de la confiance que Bussy avait en elle et l'ascendant dû au
tendre et fort attachement qu'elle lui avait inspiré. Au lieu de mettre
le même empressement à l'instruire de tout ce qui la concernait, Bussy
lui taisait donc ce que ses correspondances lui apprenaient de
désavantageux sur son compte. Soit qu'elle ait oublié ce qu'elle avait
écrit à Bussy, soit qu'elle ait voulu plaider le faux pour savoir le
vrai, elle feignit d'ignorer ce qu'il voulait dire, et nia qu'elle pût
avoir des ennemis ou avoir été l'objet d'aucun mauvais propos; puis, par
le souvenir, agréable pour elle et pour son cousin, des temps de leur
jeunesse, elle tâcha de ranimer la chaleur de ses anciens sentiments,
dans l'espoir de lui arracher son secret[407].

  [407] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 juillet 1670), t. I, p. 260, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 192, édit. de M.

«Vous me donnez un trait en me disant que j'ai des ennemis et qu'on vous
a mandé que ma conduite était dégingandée. Vous feignez qu'on vous l'a
écrit; je parie que cela n'est pas vrai. Hélas! mon cousin, je n'ai
point d'ennemis; ma vie est tout unie, ma conduite n'est pas dégingandée
(puisque _dégingandée_ il y a). Il n'est point question de moi: j'ai une
bonne réputation; mes amis m'aiment, les autres ne songent pas que je
suis au monde; je ne suis ni jeune ni jolie; on ne m'envie point. Je
suis quasi grand'mère, c'est un état où l'on n'est guère l'objet de la
médisance; quand on a été jusque-là sans se décrier, on se peut vanter
d'avoir achevé sa carrière.--M. de Corbinelli vous dira comme je suis,
et, malgré mes cheveux blancs[408], il vous redonnera peut-être du goût
pour moi. Il m'aime de tout son cœur; et je vous jure aussi que je
n'aime personne plus que lui. Son esprit, son cœur, ses sentiments me
plaisent au dernier point. C'est un bien que je vous dois; sans vous je
ne l'aurais jamais vu.»

  [408] Cette lettre étant datée du 6 juillet 1670, madame de
  Sévigné avait, quand elle l'écrivit, quarante-quatre ans et cinq
  mois.

Bussy était trop rusé pour se laisser prendre au piége, quoique l'amorce
eût été habilement préparée. Il répondit de manière à prouver à sa
cousine qu'il était parfaitement bien informé, et se garda de faire
connaître de quelle part venaient ses informations[409].

  [409] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juillet 1670), t. I, p. 262, édit.
  de G. de S.-G.--_Id._, t. I, p. 194, édit. de M.

«... Aussi bien me mandez-vous que vous m'en devez encore de reste.
Hâtez-vous donc de me payer, afin que nous soyons bientôt quittes. Je
meurs d'impatience d'être assuré que je n'essuierai jamais de mauvaise
humeur de vous. Je ne vous ai point menti quand je vous ai dit que vous
aviez des ennemis; premièrement, vous me l'avez écrit dans votre _Épître
chagrine_[410]; mais on me l'a mandé d'ailleurs. Quoique votre modestie
vous fasse dire que vous n'êtes ni jeune ni belle, et quoique vous ne
puissiez vous sauver par là si vous donniez lieu de parler, ce n'est pas
sur cela qu'on a parlé de vous. Mais que je suis ridicule de vouloir
vous apprendre ce qu'assurément vous savez avant moi! On ne manque pas
de gens, dans le pays où vous êtes, qui avertissent les amis des
calomnies aussi bien que des vérités qu'on dit d'eux. Je ne vous en
dirai donc pas davantage, sinon qu'à quelques petits reproches près dont
vous m'avez fatigué, je vous trouve une dame sans reproche, et que j'ai
la meilleure opinion du monde de vous.»

  [410] Expression qui fait allusion à l'épître en vers de Scarron
  intitulée _Épître chagrine_.--Conf. SCARRON, _OEuvres_, t. VIII,
  p. 228, édit. 1737, in-18.

Bussy en avait dit assez pour être compris de madame de Sévigné; mais
ses réticences nous réduisent à ne pouvoir former que des conjectures
sur les médisances et les calomnies auxquelles il fait allusion. Nous
aurons par la suite occasion de faire connaître ce qui sur ce point nous
paraît être la supposition la plus probable. Nous nous contenterons de
dire ici que nous croyons que madame de Montmorency était celle qui
avait fait connaître à Bussy ce qu'on disait dans le monde sur sa
cousine. De toutes les personnes qui correspondaient alors avec Bussy,
madame de Montmorency est celle qui se montre la plus exacte et la plus
empressée à lui transmettre les nouvelles de ce genre.



CHAPITRE XII.

1670-1671.

   Madame de Sévigné parle, dans ses lettres, des événements qui se
   sont passés durant sa nouvelle contestation avec Rabutin.--Louis
   XIV envoie de nouveaux secours à Candie.--Le duc de Beaufort y
   périt.--Navailles est disgracié, puis rappelé.--Louis XIV
   travaille avec succès à la prospérité et à la grandeur de la
   France.--Il conclut un traité secret avec Charles II--Réside à
   Saint-Germain en Laye ou à Chambord.--Créqui, par ses ordres,
   s'empare de la Lorraine.--Pirates d'Alger soumis.--Dunkerque
   acheté.--Ambassadeurs d'Ardrah, de la côte de Guinée.--Louis XIV
   fait la visite de places fortes.--Bon état des finances.--Il n'y
   eut point de fêtes données par Louis XIV à Versailles ni dans la
   capitale.--Les plaisirs ne sont pas négligés.--Molière compose les
   _Amants magnifiques_--Molière est inférieur à Benserade dans les
   vers qu'il compose pour ce ballet.--Ce fut le dernier où le roi
   figura.--Vers de Racine auxquels on attribue ce changement.--Il
   eut d'autres causes plus probables.--La comédie du _Bourgeois
   gentilhomme_ eut peu de succès à la cour.--Par quelle
   raison.--Tragédies de _Bérénice_, composées par Corneille et par
   Racine, à l'instigation d'Henriette d'Angleterre.--Ce fut un duel
   littéraire.--Critique des deux pièces par l'abbé Villars,
   approuvée par madame de Sévigné.--Racine répond avec humeur à
   cette critique.--Sa pièce de _Bérénice_ est représentée aux noces
   du duc de Nevers et de mademoiselle de Thianges.--Allusions à
   Louis XIV, auxquelles la nature du sujet invitait les deux
   poëtes.--Beaux vers qui s'appliquaient à ce monarque dans la
   _Bérénice_ de Corneille.--Louis XIV alors admiré et redouté dans
   toute l'Europe.--Les malheurs de la fin de son règne sont préparés
   dans les temps de prospérité.--Violence faite à la morale publique
   par sa liaison avec Montespan.--Le marquis de Montespan est
   exilé.--La séparation d'avec sa femme est prononcée en
   justice.--Les deux maîtresses du roi cohabitent ensemble.--Peines
   qu'en éprouve la Vallière.--Elle  se retire aux Filles de
   Sainte-Marie de Chaillot.--Mathonnet emprisonné à Pignerol à cause
   des services rendus à la Vallière.--Montespan déguise ses
   grossesses et cache ses accouchements.--Ses enfants sont confiés à
   madame Scarron.--Conduite admirable que tient cette
   dernière.--Introduite à la cour, elle est peu goûtée du roi.--Le
   règne des femmes assure celui des favoris.--Louis XIV, pour les
   affaires d'État, ne se laissait gouverner ni par les uns ni par
   les autres.--Détails sur les favoris de Louis
   XIV,--Saint-Aignan,--Dangeau,--d'Armagnac,--Marsillac,--la
   Feuillade,--Lauzun.--L'exemple que donne Louis XIV l'empêche de
   réprimer les désordres de son frère et des favoris qui entourent
   ce dernier.--Madame (Henriette d'Angleterre) demande que le
   chevalier de Lorraine soit exilé.--Il est éloigné, et, de concert
   avec d'Effiat et Beuvron, il donne par le poison la mort à
   Henriette.--Fin cruelle de cette princesse.--Bague d'émeraude
   qu'en mourant elle donne à Bossuet.--Oraison funèbre qu'il
   prononce sur la mort de cette princesse.--Louis XIV découvre le
   complot.--Il acquiert la certitude que son frère l'a
   ignoré.--Irritation produite en Angleterre par la mort
   d'Henriette.--Louis XIV est forcé, par sa politique, à la
   dissimulation.--Il rappelle le chevalier de Lorraine de son exil
   et épargne ses complices.

Tandis que madame de Sévigné mariait sa fille, qu'elle s'occupait de
réconcilier Bussy avec son gendre, la France prospérait; des événements
importants avaient lieu sur la grande scène politique. Par patriotisme,
par amour pour ses enfants, par ambition pour sa famille, madame de
Sévigné y prenait intérêt; mais ce qui se passait autour d'elle à la
cour et dans la haute société, dans cette société si avide de gloire, de
dignités, de plaisirs, la touchait encore plus vivement. Elle en parle
souvent dans ses lettres, ou y fait fréquemment allusion. Pour faire
sortir de ses écrits la peinture fidèle du monde au milieu duquel elle a
vécu, il est donc nécessaire de faire de l'histoire de ces temps l'objet
d'une étude approfondie. Quoique ce sujet ait déjà été traité par nombre
d'écrivains, il ne l'a jamais été sous ce point de vue. La vie privée
du jeune monarque, des princes de son sang, de ses courtisans, de ses
ministres et l'influence exercée par eux sur les mœurs, la religion, la
littérature doivent surtout appeler notre attention, non-seulement parce
que toutes ces choses sont par elles-mêmes les plus importantes à
connaître par leur résultat sur les destinées du pays, mais aussi parce
que ce sont celles sur lesquelles madame de Sévigné nous fournit le plus
de lumière et qui peuvent le mieux nous faire pénétrer dans le secret de
ses pensées, et nous dévoiler les causes les plus cachées des
résolutions et des opinions qui lui sont propres ou qui appartiennent
aux hommes d'État et aux personnages du grand monde, dont les noms se
rencontrent souvent, ou occasionnellement, sous sa plume. Enfin, madame
de Sévigné parle souvent des écrivains illustres dont elle était
contemporaine et dont la lecture lui était familière; les investigations
auxquelles ces lettres et celles qui lui furent adressées donnent lieu
nous procurent une intelligence plus complète des chefs-d'œuvre de
notre littérature; elles nous instruisent des circonstances et des idées
régnantes sous l'empire desquelles les auteurs se sont trouvés placés et
des motifs qui les ont dirigés dans leurs compositions.

La troupe de la Feuillade, dans laquelle le jeune de Sévigné avait fait
ses premières armes, ne fut pas la seule qui partit du port de Toulon
pour aller au secours de Candie. Cédant aux conseils de Turenne, qui
secondait les instances de la cour de Rome, à laquelle ce grand
capitaine devait la promotion de son neveu au cardinalat, Louis XIV
envoya l'année suivante six mille hommes au secoure de Candie; il les
plaça sous les ordres du duc de Navailles, et donna le commandement de
la flotte au duc de Beaufort[411]. La plupart des braves qui
composaient cette petite armée furent massacrés dans une sortie. Le duc
de Beaufort, ce héros de la Fronde, périt dans cette action meurtrière;
comme on ne put retrouver son corps après le combat, sa mort donna lieu
à des fables, qu'on cherchait à rendre probables par le souvenir du rôle
qu'il avait autrefois joué. Navailles, pour sauver la flotte et ce qui
lui restait de troupes, revint en France; et Candie se rendit peu après
son départ. On s'en prit à Navailles du mauvais succès de l'expédition;
il fut exilé et forcé à se retirer dans sa terre. Mais il prouva au roi
que, dans toute sa conduite, il avait su concilier l'honneur et les
intérêts du royaume, et que, bien loin d'avoir mérité d'être blâmé, il
aurait dû être récompensé. Louis fut convaincu, et Navailles rentra en
grâce[412]: belle preuve d'équité. L'homme tout-puissant qui sait
réparer une injustice dont il est l'auteur est encore plus rare que
celui qui n'en commet aucune. Quel dommage que Louis XIV n'ait pas été
assez maître de ses passions pour être juste envers la femme de
Navailles, comme il l'avait été envers lui[413]!

  [411] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 89; t. II, p. 53 (1er mai
  1671).

  [412] Duc DE NAVAILLES ET DE LA VALETTE, _Mémoires_, 1701, in-12,
  p. 225-278, liv. IV.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 451, 454,
  456.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 83.--DARU, _Hist. de Venise_,
  1819, in-8º, t. IV, p. 616-621; t. VII, p. 246 et 247.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. III, p. 477 (31 juillet 1675); _Plans et cartes de
  Candie_, Biblioth. royale, vol. XXX de l'_Histoire de France par
  estampes_.

  [413] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. II, p. 410,
  411.--Voyez ci-dessus, 2e partie, p. 301, chap. XX.

A l'époque où nous sommes arrivés, cette entreprise de Candie fut la
seule où Louis XIV échoua. Jamais il ne travailla plus efficacement
qu'alors à la prospérité du royaume, à sa grandeur et à sa puissance.
Les secours qu'il avait envoyés à Candie ne nuisirent point à ses
négociations avec la Porte Ottomane. Son ambassadeur fut reçu à
Constantinople avec des honneurs inouïs jusqu'alors; une alliance fut
faite avec le sultan. Les pirates d'Alger se virent contraints par la
force de respecter le pavillon français; et le commerce de France, en
Orient, étendit ses ramifications dans toutes les vastes et riches
contrées soumises au croissant; en Occident, dans les deux Amériques; au
Midi, jusqu'au fond du golfe de Guinée, d'où l'on vit venir des
ambassadeurs d'Ardrah, présenter aux Tuileries le curieux spectacle
d'une magnificence sauvage, et s'incliner devant le trône du grand
roi[414]. Dunkerque fut acheté à l'Angleterre, et devint un port
français[415]. Un traité secret fut conclu avec Charles II, qui mettait,
en cas de guerre, toutes les forces britanniques à la disposition du roi
de France[416]. Le duc de Lorraine n'exécutait pas ses traités avec la
France, et négociait contre elle. Louis XIV envoya aussitôt une armée
commandée par le maréchal de Créqui, qui s'empara de Pont-à-Mousson,
d'Épinal, de Longwy; et le duc de Lorraine, voyant ses États séquestrés,
fut obligé de se retirer à Cologne, et ensuite à Francfort[417]. Des
traités avantageux lièrent à la France l'empereur, l'électeur de
Cologne, l'évêque de Munster et la Suède[418]. Casimir, roi de Pologne,
se démit de sa couronne, vint à Paris, où il fut reçu avec tous les
honneurs dus à son rang, et accepta de Louis XIV la dignité
ecclésiastique d'abbé de Saint-Germain des Prés.

  [414] Le portrait de l'ambassadeur d'Ardrah, D. Matheo Lopez, fut
  gravé par Larmessin.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 185 (lettre du 9
  décembre 1670).

  [415] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 186.

  [416] LINGARD'S _History of England_.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t.
  V, p. 466, 467, 469.

  [417] RAMSAY, _Histoire du vicomte de Turenne_, édit. in-12, t.
  II, p. 165 et 166.

  [418] _Préliminaires des traités entre les rois de France et tous
  les princes de l'Europe_; Paris, Frédéric Léonard, 1692, in-12,
  p. 287 à 300.

Louis XIV visita toutes les places de Flandre qu'il avait conquises; et
ce voyage, qu'il fit avec une grande pompe et accompagné de beaucoup de
troupes, jeta l'inquiétude et la crainte dans toute l'Europe[419]. Il
avait, au milieu de la paix, mis ses armées, ses arsenaux sur le pied de
guerre, créé une marine formidable, établi un ordre inconnu avant lui
dans l'administration de ces deux parties essentielles à la défense de
l'État et au soutien de sa puissance. L'administration intérieure
n'était pas moins admirable; et celle des finances fut portée à ce degré
de perfection que les impôts furent diminués et les recettes
augmentées[420]: résultat qui paraît contradictoire et que cependant
peut toujours obtenir en temps de paix, dans un grand État, un
gouvernement énergique, probe et éclairé.

  [419] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 404, 415.--BUSSY,
  _Lettres_, t. V, p. 177 et 184 (2 novembre et 9 décembre 1670).

  [420] FORBONNAIS, _Recherches et considérations sur les finances
  de France_, édit. in-12, t. III, p. 43, 47, 51, 54, 57.

Occupé de ses vastes projets politiques et guerriers, Louis XIV, cette
année, quand il n'était pas aux frontières, résida le plus
habituellement à Saint-Germain en Laye et à Chambord. Il n'y eut point
de fêtes royales données dans la capitale et à Versailles. De grands
travaux furent exécutés dans ce dernier lieu, et de plus fortes sommes
que dans aucune des années précédentes furent consacrées à cette
prodigieuse création[421]. Mais pour achever le château et le parc il
fallait encore vingt ans, et douze ans s'écoulèrent avant que les
travaux fussent assez avancés pour que Louis XIV pût s'y établir à
demeure[422]. Les plaisirs ne pouvaient se trouver longtemps absents
partout où ce jeune monarque était présent. Durant l'hiver de 1670,
lorsqu'il était avec toute sa cour à Saint-Germain en Laye, il donna à
Molière le sujet d'une pièce fort bien choisi pour amener des ballets et
des divertissements nombreux et brillants. Ce but fut atteint par la
composition des _Amants magnifiques_, production que Molière avait jugée
ne devoir pas survivre à la circonstance qui y avait donné lieu; il ne
la fit point représenter à Paris, et elle ne fut publiée qu'après sa
mort[423]. Nous devons remarquer que cette fois les vers des ballets et
des intermèdes ne furent pas composés par Benserade, mais par Molière,
qui chercha à imiter Benserade dans l'art de tourner avec élégance et
facilité des riens spirituels et des à-propos flatteurs, mais qui se
montra dans cette lutte inférieur à ce poëte médiocre. Bussy, avec ce
tact fin qui caractérise son goût en littérature, en fait la remarque au
sujet du ballet de _Psyché_, qui fut donné l'année suivante[424].

  [421] ECKARD, _États au vrai de toutes les sommes employées par
  Louis XIV aux créations de Versailles, Marly et dépendances_;
  1836, in-8º, p. 23, 39, 42, 45, 47, 48, 53, 57.

  [422] FÉLIBIEN, _Description sommaire du chasteau de Versailles_;
  1674, in-12.--COMBE, _Explication historique de ce qu'il y a de
  plus remarquable dans la maison royale de Versailles et dans
  celle de_ MONSIEUR _à Saint-Cloud_; 1681, in-12.--FÉLIBIEN,
  _Explicat. des tableaux de la galerie de Versailles et de ses
  deux salons_; 1687, in-12.--Id., _Recueil et description de
  peintures et autres ouvrages faits pour le roi_; 1689,
  in-12.--Id., _Description sommaire de Versailles ancienne et
  nouvelle_; 1703.--ECKARD, _Recherches sur Versailles_; 1836,
  in-8º, p. 41 et 49.

  [423] _Les OEuvres posthumes de monsieur_ DE MOLIÈRE, t. VIII,
  imprimées pour la première fois; Paris, Denys Thierry, etc.,
  1682, in-12.--_Les Amants magnifiques_, p. 5-84.--_OEuvres de_
  MOLIÈRE, t. VII, p. 477-481, édition d'Auger.--TASCHEREAU, _Hist.
  de la vie et des ouvrages de Molière_; 2e édition, p. 250 et 432;
  3e édit., p. 153 et 296.

  [424] BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 306 (lettre à la comtesse du
  Bouchet, du 7 février 1671). Le livre du ballet mentionné est
  _Psyché_; 1671, in-12.--Frères PARFAICT, _Hist. du Théâtre
  françois_, t. XI, p. 121 à 132.

Cette pièce des _Amants magnifiques_ forme époque dans la vie de Louis
XIV, parce que ce fut la dernière où il figura en personne dans les
ballets et les divertissements que l'on jouait à la cour: il fit le rôle
de _Neptune_ et celui du _Soleil_[425]. D'Armagnac le grand écuyer, le
marquis de Villeroi et le marquis de Rassent représentèrent tous trois
des dieux marins. Ce changement dans les habitudes du jeune monarque a
été généralement attribué à de beaux vers de Racine qui ont été souvent
cités à ce sujet. Il semble qu'on ne peut guère douter du fait,
puisqu'il est attesté, du vivant de Louis XIV, dans une lettre écrite
par Boileau en défense de l'opinion soutenue par lui contre Massillon en
faveur de l'utilité de la comédie et du théâtre[426]. Cependant il doit
être permis de faire observer que, si tel a été l'effet des vers de
Racine, cet effet n'a pas été instantané, puisque la tragédie de
_Britannicus_, où se trouvent ces vers, fut jouée et même imprimée avant
la représentation des _Amants magnifiques_[427]. Ce que nous pouvons
affirmer, d'après la connaissance intime de l'histoire littéraire de
cette époque et de l'esprit d'adulation qui dominait alors la plume de
tous les auteurs à l'égard de Louis XIV, c'est que Racine n'eût jamais
écrit des vers qui pussent donner lieu au roi de se faire l'application
d'un reproche adressé à Néron, ou que, s'il les eût écrits, il les eût
effacés. Si donc les vers de Racine ont empêché Louis XIV, après qu'il
les eut entendus, «de danser à aucun ballet, même au temps du carnaval,»
comme le prétend Boileau, ce fut contre l'intention de Racine, qui était
trop bon courtisan pour avoir la prétention de réformer le roi, surtout
en lui faisant l'application de vers tels que ceux-ci[428]:

    Quoi donc! ignorez-vous tout ce qu'ils osent dire?
    Néron, s'ils en sont crus, n'est point né pour l'empire;
    Il ne dit, il ne fait que ce qu'on lui prescrit.
    . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
    Pour toute ambition, pour vertu singulière,
    Il excelle à conduire un char dans la carrière,
    A disputer des prix indignes de ses mains,
    A se donner lui-même en spectacle aux Romains,
    A venir prodiguer sa voix sur un théâtre,
    A réciter des chants qu'il veut qu'on idolâtre.

  [425] MOLIÈRE, _OEuvres posthumes_, 1682, t. VIII, p. 10 et 83.

  [426] LOUIS RACINE, _Mémoires sur la vie de Jean Racine_;
  Lausanne, 1747, in-12, t. I, p. 80.--_Lettre de_ BOILEAU _à
  Monchesnay_, t. II, p. 260.--Dans les _OEuvres de_ BOILEAU, édit.
  de Berriat Saint-Prix, t. IV, p. 128 et 130, la lettre est datée
  du 7 septembre 1707.--AIMÉ-MARTIN, _OEuvres de Racine_, 1826,
  in-8º, t. I, p. XLIV.

  [427] _Britannicus_; Paris, Claude Barbin, 1670, in-12 (80 pages;
  le privilége est du 7 janvier 1670).--Frères PARFAICT, _Histoire
  du Théâtre françois_, t. X, p. 426 à 446 (13 décembre
  1669).--_Ibid._, t. XI, p. 42-96 (février 1670).

  [428] _Britannicus_, acte IV, scène 4.

Si on fait attention que la lettre de Boileau, quoique écrite du vivant
de Louis XIV, l'a été trente-sept ans après la première représentation
de _Britannicus_ et celle des _Amants magnifiques_; que c'est une lettre
particulière publiée plusieurs années après la mort du monarque et de
Boileau lui-même; que cette lettre, adressée à Monchesnay dans le but de
faire l'apologie de la comédie, fortement attaquée alors par Bossuet,
Massillon, et par tous les grands talents que possédait le clergé de
France; que cette lettre, dis-je, n'a peut-être reproduit, en cette
circonstance, qu'un bruit vulgaire, dont Boileau, sans en avoir une
connaissance particulière et sans chercher à l'approfondir, était bien
aise de s'emparer, on sera induit à chercher une autre cause à la
résolution de Louis XIV; et il sera facile de trouver un motif plus
naturel dans l'âge du monarque, qui modifiait sous ce rapport ses goûts
et ses habitudes. L'étiquette pompeuse dont il crut devoir s'entourer à
mesure que s'exaltait en lui le sentiment de la dignité royale formait
aussi obstacle à ce qu'il s'adonnât à ce genre de divertissements, qui
avait eu tant d'attraits pour lui dans son adolescence. D'ailleurs, avec
les occupations dont il était surchargé, avait-il le temps d'étudier les
rôles d'un ballet et de retenir les vers que Benserade composait?
Ajoutons que la complication de ses intrigues amoureuses et de celles de
toute sa cour, trop fidèle imitatrice des exemples qu'il lui donnait,
jointe aux ménagements que réclamaient la reine et la majesté du trône,
ne permettaient plus au poëte de hasarder ces plaisanteries ingénieuses,
ces allusions folâtres ou graveleuses dans lesquelles Benserade
excellait: elles eussent été des révélations indiscrètes et
extravagantes. Ainsi non-seulement on ne vit plus Louis XIV déployer ses
grâces, son agilité et son adresse dans les ballets et les carrousels,
mais les ballets et les carrousels même cessèrent pendant longtemps. Ils
ne recommencèrent que dix ans après la représentation des _Amants
magnifiques_, lorsque le Dauphin fut en âge d'y figurer, et que leur
ancienne célébrité fit naître le désir de procurer à l'héritier du
trône ces divertissements. Ce fut alors que l'on demanda de nouveau des
vers à Benserade pour le _Ballet royal du Triomphe de l'Amour_, qui fut
son dernier ouvrage en ce genre[429].

  [429] BENSERADE, _OEuvres_; Paris, 1697, t. II, p. 404; _Ballet
  royal du Triomphe de l'Amour_, dansé devant Sa Majesté, à
  Saint-Germain en Laye, en 1681.--LAURENT, _la Galante et
  magnifique joute des chevaliers maures, au grand carrousel
  Dauphin, à Versailles, le 1er et 2 juin 1685_; Paris, in-12, chez
  Antoine Raflé (40 pages).--DE SOURCHES, _Mémoires_; Paris, 1836,
  in-8º, t. I, p. 129-176.

_Le Bourgeois gentilhomme_, composé aussi pour amener des ballets et des
danses et joué pour la première fois, à Chambord, le 14 octobre 1670, ne
fut pas si bien accueilli que _les Amants magnifiques_; et cependant
Molière, dans cette pièce, était rentré dans le domaine de son talent et
de la bonne et franche comédie. Des scènes d'un naturel exquis, d'un
comique délicieux, mais peu liées entre elles et terminées par une
parade grotesque et invraisemblable, ne plurent pas au goût dédaigneux
d'une cour que l'auteur du _Misanthrope_ et du _Tartufe_ avait rendue
difficile à satisfaire[430].

  [430] Les frères PARFAICT, _Histoire du Théâtre françois_, t. XI,
  p. 56-66.--TASCHEREAU, _Vie de Molière_, 1844, in-12, p. 158-161.

Mais le principal événement théâtral de l'année fut la lutte
qu'Henriette d'Angleterre, duchesse d'Orléans, parvint à établir entre
Corneille et Racine[431]. Ces deux grands poëtes, par les instigations
de cette princesse, firent représenter chacun en même temps et sur deux
théâtres différents une tragédie sur le même sujet. Ce fut un duel, a
dit Fontenelle; mais dans ce duel les conditions n'étaient pas égales:
l'un des combattants acquérait sans cesse des forces, l'autre avait
perdu les siennes. Le Corneille de _Tite et Bérénice_ n'était plus celui
du _Cid_ et de _Polyeucte_; et quoique la troupe de Molière fit tous ses
efforts pour faire valoir la nouvelle pièce, elle ne réussit pas. La
_Bérénice_ de Racine eut au contraire un succès prodigieux, à la cour
comme à la ville. Une actrice admirable, dont on disait que l'auteur
était amoureux, fit mieux dans cette pièce que de s'attirer des
applaudissements, elle fit répandre d'abondantes larmes[432]. _Bérénice_
devint la pièce en vogue; ce fut elle qu'on joua aux brillantes noces
qui eurent lieu pour le mariage de mademoiselle de Thianges avec le duc
de Nevers[433], de ce duc de Nevers qui fut depuis le chef de la cabale
contre Racine, de ce duc de Nevers «si difficile à ferrer, dit madame de
Sévigné, si extraordinaire qu'il glisse des mains alors qu'on y pense le
moins.»

  [431] Conférez FONTENELLE, _OEuvres_ (Vie de Pierre
  Corneille).--LOUIS RACINE, _Mémoires sur la vie de Jean Racine_;
  1747, in-12, p. 87.--GEOFFROY, _OEuvres de Racine_, t. III, p.
  11.

  [432] Les frères PARFAICT, _Hist. du Théâtre françois_, t. XI, p.
  66-108-120.

  [433] Diane-Gabrielle de Damas, fille de Claude-Léonor, marquis
  de Thianges, et de Gabrielle Rochechouart de Mortemart, sœur de
  madame de Montespan. Voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 210,
  édit. de M.--_Ibid._, t. I, p. 280, édit. de G. de S.-G. (10
  décembre 1670).--_Ibid._, t. VII, p. 38, édit. de G. de S.-G.

L'abbé de Villars, le spirituel auteur des _Lettres du comte de Gabalis
sur les sylphes, les gnomes et les salamandres_, fit des deux tragédies
une critique sévère, mais presque toujours juste. Madame de Sévigné eut
raison de la trouver plaisante [c'est-à-dire agréable] et ingénieuse.
C'est à tort qu'on a taxé d'esprit de parti madame de Sévigné pour avoir
jugé favorablement un petit écrit qu'elle-même traite de bagatelle et
dans lequel elle blâme cinq ou six mauvaises plaisanteries, qui sont,
dit-elle, «d'un homme qui ne sait pas le monde[434].» Racine, qui plus
tard fut désolé d'une arlequinade dont sa pièce fut l'objet, qui
s'affligea d'un bon mot de Chapelle, fut singulièrement irrité de
l'approbation donnée par beaucoup d'hommes de goût à la critique de
Villars. Il en parle dans la préface de sa tragédie avec une colère mal
déguisée; il la réfute faiblement, et il a l'air de la mépriser. Cette
critique fit alors grand bruit, et divisa la cour et la ville, les gens
de lettres et les gens du monde sur le jugement qu'on devait porter de
la _Bérénice_ de Racine. On était pour l'avis du critique après l'avoir
lu, et pour la pièce après avoir entendu la Champmeslé[435]. Il en est
encore ainsi aujourd'hui: les vers de Racine produisent toujours leur
effet accoutumé, et désarment ceux qui voudraient signaler les défauts
de ses compositions. Il importe peu à la gracieuse Vénus de Médicis de
n'avoir ni le port ni la dignité d'une déesse; l'admirable pureté de ses
formes séduit aussitôt les regards; et plus ils s'attachent sur l'œuvre
de l'artiste, plus ils confirment le jugement que l'on a porté de son
sublime talent. Cependant la rareté des représentations de _Bérénice_ a
depuis longtemps prouvé que l'abbé Villars avait raison de ne pas
trouver dans cette pièce les véritables caractères d'une tragédie.
Henriette, en donnant, à leur insu, ce sujet à traiter aux deux poëtes,
avait une intention que Voltaire a très-bien fait ressortir: elle
s'attendait à ce que tous les deux chercheraient à créer des allusions à
Louis XIV dans le rôle de Titus. Ils n'y manquèrent pas; mais chacun
d'eux les puisa dans la nature de son génie, Racine dans les sentiments
d'un amour tendre et passionné, Corneille dans l'élévation de l'âme et
l'énergie du caractère; et certes on peut dire que, quoique la pièce de
Corneille fût bien inférieure à celle de son jeune rival, elle était
plus conforme aux désirs de la princesse.

  [434] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 septembre 1671), t. II, p. 192,
  édit. de M.--_Ibid._, t. II, p. 230.--Conférez encore, sur
  Racine, SÉVIGNÉ, t. II, p. 426; t. V, p. 554-558; t. IX, p. 126,
  et t. X, p. 182, édit. de G. de S.-G.--GEOFFROY, _Jugement sur
  Bérénice_, dans son édit. des _OEuvres de_ RACINE; 1808, in-8º,
  t. III, p. 156.--LOUIS RACINE, _Mém. sur la vie de Jean Racine_;
  1747, in-12, p. 88; et dans les _OEuvres de_ RACINE, t. I, p. LI
  de l'édit. d'Aimé-Martin.--SAINT-ÉVREMOND, _OEuvres_, t. III, p.
  317 et 318.--CAYLUS, _Mém._, p. 452.

  [435] LOUIS RACINE, _Mém. sur la vie de Jean Racine_, 1747, t. I,
  p. 90 et 91.--_OEuvres de_ RACINE, édit. d'Aimé-Martin, 1820,
  in-8º, t. II, p. 304.--Les frères PARFAICT, _Hist. du Théâtre
  françois_, t. XI, p. 104.

Dans _Tite et Bérénice_, l'intention de Corneille fut si bien saisie que
Santeul traduisit en latin les vers suivants, pour les présenter à Louis
XIV lorsqu'il partit pour faire la conquête de la Hollande:

    Mon nom, par la victoire est si bien affermi
    Qu'on me croit, dans la paix, un lion endormi;
    Mon réveil incertain du monde fait l'étude;
    Mon repos en tout lieu jette l'inquiétude;
    Et, tandis qu'à ma cour les aimables loisirs
    Ménagent l'heureux choix des jeux et des plaisirs,
    Pour envoyer l'effroi de l'un à l'autre pôle
    Je n'ai qu'à faire un pas et hausser la parole[436].

  [436] CORNEILLE, _Tite et Bérénice_, comédie héroïque, acte II,
  scène I, t. V, p. 262 et 263, édit. 1692, chez P. Trabouillet,
  revue et corrigée par l'auteur, t. IX, p. 16 de l'édit. 1824,
  in-8º, de Lefèvre.--FRANÇOIS DE NEUFCHATEAU, _Esprit du grand
  Corneille_, p. 366.

A cette époque Louis XIV était redouté et admiré de toute l'Europe. On
cherchait avec anxiété à pénétrer ses desseins, à deviner ses
résolutions. Nul souverain, par ses brillantes qualités comme par ses
défauts, n'exerça une plus grande et plus longue influence au dedans
comme au dehors de ses États. Tout homme qui, devenu tout-puissant, a le
noble désir d'exercer son pouvoir dans l'intérêt des peuples et de sa
gloire se trouve exposé au plus grand de tous les dangers. Tous ceux,
qui l'entourent, loin de combattre ses mauvais penchants, cherchent à
les exploiter pour élever leur fortune; et s'il ne sait pas puiser en
lui-même la force nécessaire pour résister à la séduction et dissiper
les nuages sans cesse amassés pour offusquer sa raison, il marche de
faute en faute et d'erreur en erreur. Tous les grands personnages dont
l'histoire contient l'éloge ont déployé dans l'adversité une énergie
digne d'être admirée; peu ont su résister à la prospérité. Louis XIV
n'était pas du nombre de ces derniers; et dès lors, et même avant qu'il
eût atteint le faîte de sa grandeur, se manifestèrent les faiblesses qui
devaient enfanter vers la fin de son règne les malheurs publics et ses
chagrins domestiques. Enivré par ses succès, il se regardait, par son
génie, par les droits divins de sa couronne, comme un être à part, dont
la volonté faisait loi. Mettre obstacle à cette volonté était à ses yeux
non-seulement rébellion, mais sacrilége; et, soit qu'il fût question de
s'opposer à ses passions ou aux mesures de son gouvernement, l'effet
était le même et le crime était pareil.

La liaison de Louis XIV avec madame de Montespan devait entraîner des
conséquences plus graves que celles qu'avait produites son amour pour la
Vallière. Celle-ci, en disposant d'elle-même selon son cœur, ne violait
pas les saintes lois du mariage; mais Montespan avait un mari dont elle
était aimée. Pour l'arracher à cet homme d'honneur, qui la rendait
heureuse, Louis XIV se vit forcé de méconnaître les droits les plus
sacrés de la justice. Le marquis de Montespan fut relégué à l'extrémité
du royaume, et un tribunal complaisant prononça un jugement de
séparation entre lui et sa femme. Elle fut attachée à la cour, et eut la
charge de surintendante de la maison de la reine; de la reine! pour
laquelle ainsi, à double titre, son nom devenait un outrage. On ne
parvint pas de prime abord à ce degré d'impudeur; il fallut s'y
accoutumer et y accoutumer le peuple. On s'entoura de quelque mystère.
L'ancienne maîtresse dut servir de voile pour couvrir le secret de la
nouvelle. L'infortunée la Vallière eut à supporter les inexprimables
angoisses d'une amante abandonnée, qui, le cœur brûlant d'amour, se
trouve forcée d'être continuellement spectatrice du bonheur de sa rivale
et d'habiter avec elle. Lorsqu'on songe que le roi s'était par principe
imposé l'obligation de revenir chaque nuit dans la couche nuptiale, on
est surpris qu'il ne fût pas choqué lui-même d'une si étrange polygamie.
L'orgueil de madame de Montespan souffrit de se trouver dans le même
gynécée que celle qu'elle avait trompée et trahie; elle en fit des
reproches à son amant. Louis s'excusa en disant que cela s'était établi
insensiblement. «Insensiblement pour vous, lui répliqua vivement la
fière beauté, mais très-sensiblement pour moi.» Des humiliations,
d'insupportables affronts étaient pour la Vallière le résultat
inévitable de sa position. L'infortunée, pour la seconde fois, fit sa
retraite au couvent des Filles Sainte-Marie de Chaillot[437], où était
toujours mademoiselle de la Mothe d'Argencourt, son ancienne amie[438].
Louis XIV, qui s'était habitué à compter sur l'affection et l'entier
dévouement de la Vallière, versa des larmes quand il se vit menacé de la
perdre pour toujours; il envoya Colbert pour la prier de revenir, et il
força sa nouvelle maîtresse de joindre ses instances aux siennes. Elle
revint. Madame de Sévigné a raconté cet événement[439], qui fit douter
pendant quelque temps à la cour si les tendresses cordiales d'un ancien
attachement ne l'emporteraient pas sur l'entraînement d'une nouvelle
passion.

  [437] Ce fut le mercredi des Cendres. Sur la Vallière, voyez
  SÉVIGNÉ (lettres en date des 12 et 13 janvier 1671), t. I, p. 245
  et 247, édit. de M.; et t. I, p. 322 et 324, édit. de G. de
  S.-G.; (13 décembre 1673), t. III, p. 263, édit. de G.--_Id._, t.
  III, p. 172 et 173 (16 octobre 1676); _ib._, t. V, p. 170, édit.
  de G.--_Ib._, t. V, p. 3, édit. M. (29 décembre 1679).--_Ib._, t.
  VI, p. 276, édit. de G.--_Ib._, t. VI, p. 83, édit. de M. (5
  janvier 1680).--_Ib._, t. VI, p. 285, édit. de G.--_Ib._, t. VI,
  p. 92, édit. de M. (1er septembre 1680).--_Ib._, t. VII, p. 190,
  édit. de G. de S.-G.--_Ib._, t. VI, p. 443, édit. M.--BUSSY,
  _Lettres_ (1er juin et 6 juillet 1669), t. V, p. 79, 82.--CAYLUS,
  _Mém._, t. LXVI, p. 379 et 380.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t.
  XLIII, p. 196 et 634.--LA ROCHEFOUCAULD, _Mémoires_, t. LII, p.
  94 et 123.--LA FAYETTE, _Mémoires_, t. LXIV, p. 395, 410, 414,
  456.--RETZ, t. XLVI, p. 54.--BENSERADE, _OEuvres_, t. I, p. 313,
  370. Conférez _Mémoires de Maucroix_, suite et fin, p. 33, ch.
  XX, et ci-dessus, 2e partie, p. 300, ch. XX.

  [438] Voyez ch. IX, 2e partie de cet ouvrage, p. 114.

  [439] SÉVIGNÉ, _loc. cit._ (lettres des 12 et 13 février).

Mais l'on sut bientôt, que la Vallière, victime d'un amour qui ne se
nourrissait plus que de larmes et de regrets, avait le projet de se
retirer au couvent. Louis XIV crut pouvoir la retenir en prodiguant pour
elle, pour sa famille et pour les enfants qu'il avait eus d'elle les
richesses et les dignités. Vain espoir! Rien que le cœur d'un amant
adoré ne pouvait consoler celle que poursuivait le remords de lui avoir
sacrifié l'honneur. Ses longs entretiens avec mademoiselle de la Mothe
d'Argencourt et ses fréquentes visites au monastère de Chaillot firent
ombrage à Louis XIV. Il fit arrêter et conduire en prison, à Pignerol,
un gentilhomme nommé Mathonnet[440], uniquement parce qu'il s'employait
comme intermédiaire entre madame de la Vallière et les sœurs de
Sainte-Marie; et il ne lui accorda sa liberté que lorsqu'il n'osa plus
contraindre celle qui avait pris la ferme résolution de se consacrer
tout entière à Dieu seul. De moins scrupuleuses et de plus dangereuses
rivales tâchèrent de supplanter Montespan auprès de son royal amant; si
elles ne réussirent pas, elles parvinrent néanmoins à mettre à profit
l'inconstance de ses goûts pour satisfaire leur cupidité ou leur
ambition. Parmi elles on distingua la princesse de Soubise, comme la
plus habile à s'envelopper des ombres du mystère et à dérouter, par
l'art de ses intrigues, l'active surveillance de la maîtresse en titre.
Celle-ci, obligée à des ménagements envers la reine, la cour et le
public, ne put entièrement déguiser, par la mode des amples vêtements
qu'elle introduisit, les apparences de ses fréquentes grossesses; mais
ses enfants furent mis au monde dans le plus profond secret. Il fallait
les confier à des mains prudentes et dignes d'un si précieux dépôt.
Madame de Montespan jeta les yeux sur la veuve de Scarron, dont elle
avait été la bienfaitrice et dont la société était devenue pour elle un
besoin, au milieu des grandeurs et des ennuis de la cour. Madame Scarron
refusa de s'en charger, à moins que le roi ne lui en donnât l'ordre. Cet
ordre lui fut donné: elle a elle-même fait connaître les embarras de sa
position[441] et la conduite qu'elle tint dans ces circonstances
difficiles, qui lui donnèrent les moyens de montrer sa discrétion, son
activité, son courage, son dévouement. Elle nous apprend qu'elle prit
avec elle la jeune fille de madame d'Heudicourt, et qu'elle parvint si
bien à donner le change à ses amies et protectrices de l'hôtel d'Albret
et de l'hôtel de Richelieu que personne ne soupçonna la véritable cause
de sa nouvelle et mystérieuse existence. Elle aima mieux soulever des
doutes sur sa vertu et supporter la calomnie que de laisser deviner que
dans sa modeste condition elle était dépositaire d'importants
secrets[442]. Elle a décrit ses soins assidus, ses inquiétudes
incessantes pour ces enfants, qui lui avaient inspiré une tendresse de
mère[443]. Les fonctions qu'elle remplissait avec tant de zèle la
rapprochèrent nécessairement du roi, auquel elle rendait compte du dépôt
qui lui était confié. C'est ainsi qu'elle fut introduite à la cour et
dans les appartements privés du monarque, à la suite de madame de
Montespan, comme le repentir, encore ignoré, compagnon du plaisir
coupable. Cette jeune et belle veuve déplut d'abord à Louis XIV par son
maintien froid et réservé, par la réputation qu'on lui avait faite
d'être un bel esprit et une dévote rigide; et même les longs entretiens
qu'elle avait avec madame de Montespan lui donnaient du dépit et
excitaient sa jalousie.

  [440] Lettre de Louvois à Saint-Mars, écrite de Saint-Germain en
  Laye, datée du 14 octobre 1672, dans J. DELORT, _Histoire de la
  détention des philosophes et des gens de lettres détenus à la
  Bastille, à Vincennes_, etc.; 1829, in-8º, t. I, p. 193 à 194.

  [441] _Entretiens de madame de Maintenon_, t. VI, p. 240 de ses
  _Lettres_ de l'édition de Sautereau de Marsy, publiées par
  Léopold Collin, 1806, in-12; ou t. VI, p. 28 du _Recueil de
  lettres de madame_ DE MAINTENON, 1756, in-12, publié par la
  Beaumelle.

  [442] LA BEAUMELLE, _Mémoires_, t. II, p. 1-12, chap.
  I.--MAINTENON, _Lettres_ (24 mars 1669, à madame d'Heudicourt),
  t. I, p. 48 de l'édit. de la Beaumelle; 1756, in-12; t. I, p. 56
  de l'édit. de Sautereau de Marsy; Paris, Léopold Collin, 1806,
  in-12.

  [443] LA BEAUMELLE, _Mémoires pour servir à l'histoire de madame
  de Maintenon, entretien XI de madame de Maintenon_, t. VI, p. 20
  à 218.--Et dans les _Lettres de madame_ DE MAINTENON, t. VI, p.
  233-246.

L'empire des femmes sur ceux qui gouvernent ne peut avoir qu'une
influence fâcheuse sur les affaires d'État. Le mal produit par cette
cause n'est jamais seul: le règne des maîtresses rend nécessaire celui
des favoris. Quand on veut conduire des intrigues obscures et honteuses,
il faut des confidents propres à de tels emplois; il les faut souples,
adroits, assidus, actifs, prudents, dévoués, incapables de scrupules.
Lorsqu'on en a trouvé de tels et qu'ils plaisent, on cherche à les
conserver; on les comble d'honneurs et de richesses dont la moindre
partie eût suffi pour récompenser les plus éminents services rendus au
pays. Unis d'intérêts avec les maîtresses, ils forment des brigues, des
cabales qui pénètrent dans les conseils du gouvernement, se partagent
ses agents, entravent sa marche, et le portent à sacrifier sans cesse
l'intérêt général à des intérêts particuliers et à précipiter l'État
vers sa décadence ou dans le gouffre des révolutions. La gloire de Louis
XIV est d'avoir échappé à ces influences, de n'avoir jamais livré le
secret des affaires, de n'avoir jamais laissé entraver l'autorité de ses
ministres, d'avoir gouverné par la seule force de son caractère et le
seul empire de sa volonté; et cependant Louis XIV eut des maîtresses, et
par conséquent il eut aussi des favoris. Nous avons souvent parlé des
unes, disons un mot des autres.

Dans ce nombre nous ne compterons pas le duc de Saint-Aignan et le
marquis de Dangeau: quoiqu'ils fussent toujours des courtisans
très-favorisés, ils n'étaient pas proprement des favoris. Essentiels
pour l'arrangement des parties de jeux, des loteries, des fêtes, des
cérémonies, des ballets, pour les petits vers, la prose galante, les
nouvelles du jour, les riens agréables, leur complaisance pour des
services moins publics, pour des affaires plus compromettantes était
tout naturellement acquise. On y comptait, et on en usait selon
l'occasion; mais ils n'étaient point initiés aux intrigues les plus
secrètes de ce genre ni admis dans les réunions les plus intimes. Leur
âge, différent de celui du roi, n'admettait pas entre eux et lui cette
affection, cette familiarité expansive, cet abandon qui font disparaître
le roi pour ne plus laisser voir que l'homme, que l'ami, et qui sont les
indices caractéristiques du favoritisme complet. Les seuls courtisans de
Louis XIV qu'on peut placer dans cette catégorie et que ménageaient les
ministres à l'égal des maîtresses furent d'Armagnac, Marsillac, la
Feuillade et Lauzun.

Quant au premier (Louis de Lorraine, comte d'Armagnac), qui fut nommé
grand écuyer et conserva constamment cette belle charge, Saint-Simon
nous apprend que nul n'a joui auprès de Louis XIV d'une si constante et
si parfaite faveur, jointe à la considération la plus haute, la plus
marquée, la plus invariable. Sa belle figure, le jargon de la
galanterie, l'habitude de la flatterie; une assiduité infatigable; une
grande habileté à la danse, à l'équitation, à tous les exercices du
corps; des richesses, du goût, de l'élégance, une curieuse recherche
dans ses habillements; une magnificence de grand seigneur et un air de
noblesse et de grandeur qui lui était naturel, qu'il ne déposait jamais
avec personne, le roi seul excepté, telles furent les causes de ses
succès[444].

  [444] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. XV, p.
  473.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 novembre 1670), t. I, p. 275, édit.
  de G. de S.-G.; ou t. I, p. 206, édit. de M.--_Ib._ (13 janvier
  1672), t. II, p. 346, édit. de G. de S.-G.--_Ib._, t. II, p. 293,
  édit. de M.--_Ib._ (26 juillet 1675), t. III, p. 470, édit. de
  G.--_Ib._ (21 janvier 1695), t. XI, p. 124, édit. de
  G.--MONTPENSIER, _Mém._, t. XLIII, p. 60.

Le prince de Marsillac était le fils du duc de la Rochefoucauld, et
porta toujours sur sa figure les cicatrices des blessures qu'il avait
reçues pendant la Fronde en combattant avec son père contre le roi, qui
cependant eut toujours en lui la confiance la plus entière. Ce ne fut ni
par l'esprit ni par les agréments de sa personne que Louis XIV lui
demeura si fortement attaché; car Saint-Simon a dit de lui que «c'était
un homme entre deux tailles, maigre avec des gros os, un air niais
quoique rude, des manières embarrassées, une chevelure de filasse, et
rien qui sortît de là.» Mais nul ne mit plus de suite à étudier le goût
et les habitudes de son maître, plus d'empressement à s'y conformer,
plus d'assiduité à faire sa cour, plus de constance à se trouver
toujours près de lui et sous sa main; il fut le seul qui, comme le roi,
le manteau sur le nez, le suivait à distance lorsqu'il allait à ses
premiers rendez-vous. Il était le confident de toutes les maîtresses
tant que durait leur règne, le consolateur et l'ami de toutes celles
dont le règne avait cessé[445].

  [445] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. XI, p.
  109,--_Ib._, t. VII, p. 174.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 août 1671),
  t. II, p. 201, édit. de G.; _ib._, t. II, p. 167, édit. de M.;
  _ib._ (16 août 1675), t. IV, p. 20, édit. de G.; t. III, p. 397,
  édit. de M.--LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 187; SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (21 juin 1680), t. VII, p. 61, édit. de G.; _ib._, t.
  VI, p. 335, édit. de M.--_Ib._ (19 novembre 1687), t. VII, p.
  318, édit. de G.--_Ib._, t. VIII, p. 45, édit. de M. (Marsillac
  est là mentionné comme duc de la Rochefoucauld, nom qu'il porta
  après la mort de son père); _ib._ (22 et 30 novembre 1688), t.
  VIII, p. 451 et 464, édit. de G.; _ib._, t. VIII, p. 169-181,
  édit. de M.; _ib._, (13 décembre 1688), t. IX, p. 19; _ib._, t.
  IX, p. 217 (le grand veneur).

C'est par des qualités plus éminentes et des services d'une plus noble
nature que la Feuillade, dont nous avons déjà parlé dans la première
partie de ces Mémoires[446], avait acquis la faveur de Louis XIV.
Officieux pour ses amis et ceux qu'il protégeait, la Feuillade était
haut et fier avec les indifférents; homme de parole et en qui on pouvait
se fier; bien fait de corps et laid de visage, ayant un teint bilieux et
bourgeonné, mais avec cela une physionomie et des traits agréables;
distingué dans ses manières; beau parleur quand il voulait donner une
idée de son mérite; charmant causeur quand il voulait plaire;
connaissant l'art d'enchanter les femmes; libéral, poli, courageux,
galant, gros et beau joueur; dominé par l'ambition et par l'amour du
plaisir; sans suite dans ses idées, sans profondeur dans ses vues;
recherchant avec emportement l'éclat et la célébrité; se lançant, pour y
parvenir, dans les entreprises les plus étranges; prenant les
résolutions les plus extravagantes: de là ses campagnes chevaleresques
en Candie et en Hongrie, ce voyage en Espagne pour aller se battre avec
Saint-Aunay, qui à Madrid, selon un bruit public, avait mal parlé du
roi, et, enfin, ce somptueux monument de la place des Victoires, où des
flambeaux toujours allumés brûlaient devant la statue de Louis XIV,
comme devant celle d'une divinité[447].

  [446] _Mémoires sur Sévigné_, 1re partie, p. 507, chap. XXXVII.

  [447] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. III, p. 232 à
  235.--_OEuvres complètes de_ LOUIS DE SAINT-SIMON, 1791, in-8º,
  t. X, p. 34-38.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 novembre 1671), t. II, p.
  261, édit. de G.; t. II, p. 239, édit. de M. (16 août 1675), t.
  IV, p. 24; _ibid._, t. III, page 401 (20 juillet 1679); t. VI, p.
  99, édit. de G.; ou t. V, p. 415, édit. de M.; _ib._ (11 mars
  1689), t. IX, p. 207-209, édit. de G.; _ib._, t. VIII, p. 379,
  édit. de M.--(Lettre de madame de la Fayette, 19 septembre 1691),
  t. X, p. 408, édit de G. de S.-G.; t. IX, p 472, édit. de M.

Un zèle si ardent, une admiration si soutenue pour la personne du roi
valut à la Feuillade cette faveur qu'il désirait tant et les grâces qui
en étaient la suite: il fut nommé maréchal, mais sa faveur ne se soutint
pas; il mourut à temps. Louis XIV était dégoûté «de ce courtisan,
passant tous les courtisans passés,» comme dit madame de Sévigné[448].
Il en fut de même de Lauzun, mais par un motif tout contraire. De tous
les favoris de Louis XIV, Lauzun fut le seul qui ait osé affronter sa
colère et qui l'ait fait impunément. Ce fut ce qui contribua le plus à
la perte de cet homme extraordinaire et bizarre. Cadet de Gascogne, de
la maison de Caumont, dénué de fortune, il fut recueilli par un cousin
germain de son père, le maréchal de Gramont[449], qui le produisit à la
cour. Il s'insinua en très-peu de temps dans les bonnes grâces du roi,
qui le fit capitaine de ses gardes, maréchal de camp, et créa pour lui
la charge de colonel général des dragons. C'était un petit homme blond,
musculeux, bien pris dans sa taille, laid, très-négligé dans sa mise,
d'une physionomie spirituelle; bon pour ses parents et ses amis, mais
pour tout autre méchant et caustique; habile à saisir les ridicules,
n'épargnant personne; d'un tempérament de fer; vif, actif, infatigable
dans le plaisir, dans la guerre, dans les agitations de l'intrigue;
magnifique dans sa dépense, grand et noble dans ses manières;
extrêmement brave et d'une dextérité dangereuse dans les combats
singuliers; tour à tour et au besoin audacieux et souple, caressant et
brutal, insolent et rampant; fertile en expédients, saisissant
rapidement tous les moyens d'arriver à son but, et ne laissant échapper
aucune occasion; pourtant plein de caprices, de fantaisies et de
jalousies. Nul ne réussit auprès d'un si grand nombre de femmes, et ne
fut aussi prompt à se concilier toutes les sympathies de Louis XIV, à
capter et ensuite à s'aliéner son affection[450].

  [448] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 juillet 1679), t. V, p. 415, édit.
  de M.; _ib._, t. VI, p. 99, édit. de G. de S.-G.--CHOISY,
  _Mémoires_, t. LXIII, p. 304-305.--LA FARE, _Mémoires_, t. LXV,
  p. 185-187.

  [449] Son nom alors était Antoine de Nompar de Caumont, marquis
  de Puyguilhem. Sur ce qui le concerne, voyez SÉVIGNÉ, _Lettres_,
  en date des 15 et 19 décembre 1670, 27 février 1671, 29 novembre
  1671, décembre 1671, dans l'édit. de G. de S.-G., t. II, p. 305;
  9 et 23 décembre 1671, 6 janvier 1677, 23 mars 1672, 8 mars 1676,
  27 février 1679, 23 octobre 1680, 24 décembre 1688, 25 février
  1689, 28 mai 1695.

  [450] _Mémoires et fragments historiques de_ MADAME, _duchesse_
  D'ORLÉANS; 1833, in-8º, p. 346.--CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p.
  520.--SAINT-SIMON, _OEuvres_, t. X, p. 120.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, p. 515, et t. XLIII, p. 124 et 136.--LA FARE, t. LXV,
  p. 181 et 182.--DELORT, _Histoire de la détention des philosophes
  et des gens de lettres à la Bastille et à Vincennes_, précédée de
  celle de Fouquet, de Pellisson et de Lauzun; 1829, in-8º, p. 41 à
  45-176-180-186, 190.--LA BRUYÈRE, chapitre _De la Cour_, 394,
  Straton.--CAYLUS, _Mémoires_, t. XLVI, p. 466.

Avec la fermeté de caractère de Louis XIV, avec cette auréole de
grandeur dont il savait s'entourer, cette élévation dans les idées, ces
généreuses inclinations qui le portaient à récompenser par des honneurs,
des dignités, des richesses les talents, les vertus, les services rendus
à l'État, le besoin de maîtresses et de favoris, que l'exercice de la
puissance suprême lui avait fait contracter, n'aurait eu que peu
d'inconvénients. Mais il aurait fallu réserver pour soi seul le
privilége de telles faiblesses; surtout les écarter de sa famille, et
les faire considérer comme une sorte de dédommagement aux soucis de la
royauté. Malheureusement ces faiblesses mirent le roi dans l'impuissance
de réprimer, ainsi qu'il l'aurait voulu, les honteux désordres de son
frère et de ceux qui entouraient ce prince. Ce fut là la grande
souillure de ce siècle glorieux; ce fut là que se forma cette gangrène
qui, dans ce règne et dans les deux règnes suivants, infiltra ses
poisons dans toutes les veines du corps social, et porta au plus haut
degré, dans toutes les classes, la corruption des mœurs. A la cour du
duc d'Orléans, ce n'était plus, comme à celle du roi, la volupté se
produisant au grand jour décente et gracieuse, tenue en respect par la
vertu, la religion et la gloire; c'était la débauche sans frein,
accompagnée de l'ivresse et de l'impiété, s'abandonnant sans scrupule à
des plaisirs réprouvés[451]. Pour faire cesser de tels déréglements, le
roi ne pouvait user de toute son autorité, puisque pour lui-même il
faisait taire les lois protectrices de l'autorité conjugale. Il fut donc
réduit à des admonitions, qui eurent peu d'effet. Cependant la duchesse
d'Orléans, qui voyait dans le chevalier de Lorraine l'obstacle qui
l'empêchait de reconquérir la tendresse de son mari, demanda qu'il fût
écarté. Louis XIV, auquel sa belle-sœur était utile pour ses
négociations avec Charles II, ne pouvait lui rien refuser: il exila
l'indigne favori. Celui-ci vit que la mort de celle qui avait causé son
exil pouvait seule le faire cesser; il ne recula pas devant l'idée d'en
rapprocher le terme par un forfait. Comme ceux qui étaient restés près
du prince étaient tous ses affidés, ses complices et qu'ils ne pouvaient
qu'avec lui ressaisir l'ascendant qu'ils avaient obtenu sur leur maître,
il fut facile au chevalier de Lorraine d'exécuter de loin le crime
qu'il avait conçu. De Rome, où il résidait, il envoya le poison au comte
de Beuvron et au marquis d'Effiat[452], ses complices; et cette belle et
jeune Henriette, récemment revenue d'Angleterre, joyeuse et triomphante
du succès de l'importante négociation dont Louis XIV l'avait chargée,
expira à Saint-Cloud le 29 juin 1670, après neuf heures d'horribles
tortures, entre les bras de madame de la Fayette et de Bossuet, en
présence de l'ambassadeur anglais et de toute la cour, qui la virent
presser sur ses lèvres le même crucifix dont Anne d'Autriche s'était
servie dans le moment suprême.

  [451] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 20.--CHOISY,
  _Mémoires_, t. LXIII de la collection de Petitot et Monmerqué, p.
  386-391-392, 463.--Madame de LA FAYETTE, _Hist. de_ MADAME
  HENRIETTE D'ANGLETERRE, t. LXIV, p. 392 et 396-397.--LOMÉNIE DE
  BRIENNE, _Mémoires_, 1828, in-8º, p. 298.

  [452] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, édit. 1829, in-8º, t.
  III, p. 177-181, chap. XIII; _ibid._, t. XII, p. 141, chap.
  XII.--SAINT-SIMON, _OEuvres complètes_, 1790, in-8º, t. III, p.
  36-43; _ibid._, p. 223 à 226.--(Lettre de MONSIEUR, frère de
  Louis XIV, à Colbert.)

La voix éloquente qui avait récemment retenti sur le cercueil de la
reine d'Angleterre se fit encore entendre sur celui de sa fille. Bossuet
n'était arrivé près de la princesse que dans ses derniers instants, mais
assez à temps encore pour dissiper, par des paroles de foi, d'amour et
de confiance en Dieu, les agitations et les terreurs qu'avaient jetées
dans l'âme de cette infortunée, en proie à de si horribles souffrances,
les longues et sévères exhortations d'un austère confesseur[453]. Plus
calme après avoir entendu Bossuet, elle ordonna à voix basse, en
anglais, à une de ses femmes placée près de son lit, que lorsqu'elle ne
serait plus, on détachât de son doigt l'émeraude qui s'y trouvait et
qu'on la remît à l'apôtre consolateur, comme une bague qu'elle avait
fait faire pour lui. Ce souvenir, cette dernière pensée du départ et
plus encore le spectacle des souffrances et de la mort cruelle de cette
jeune princesse donnèrent à l'éloquence de Bossuet une suavité, une
grâce touchante et mélancolique qu'on ne retrouve dans aucun de ses
autres discours. Dans ces tristes et solennelles circonstances, chacune
des explosions de ce génie sublime était presque toujours suivie de la
conversion de quelques-unes des personnes qui en avaient été témoins. Ce
fut après que Bossuet eut prononcé, dans la majestueuse basilique de
Saint-Denis, le 21 août 1670, l'oraison funèbre d'Henriette
d'Angleterre, que le marquis de Tréville, toujours cité comme un des
hommes les plus instruits et les plus spirituels de son temps, prit la
subite résolution de se retirer du monde et de la cour, pour se livrer
tout entier à ses religieuses pensées et aux nouveaux devoirs qu'elles
lui imposaient.

  [453] Nicolas Feuillet. Conférez sa relation, et BOILEAU, _Satire
  IX_, vers 249, t. I, p. 157, et la note dans l'édition de
  Saint-Marc, 1747, in-8º; et t. I, p. 210, édit. de M. Berriat
  Saint-Prix, 1830, in-8º.--Sur les remords qui pouvaient
  tourmenter cette princesse, voyez GUY-PATIN, _Lettres_ (novembre
  1654), t. I, p. 217, éd. 1846.

La perte d'Henriette d'Angleterre fut ressentie d'autant plus vivement
par Louis XIV qu'il se trouvait blessé dans ses plus chères affections
et contrarié dans les combinaisons de sa politique. Dès sa jeunesse il
s'était senti de l'inclination pour sa belle-sœur; elle était un des
ornements de sa cour, le gage de l'alliance entre la France et la
Grande-Bretagne; et lorsqu'elle lui fut ravie elle venait de resserrer
l'union qui existait entre lui et Charles II, entre les souverains de
deux grands royaumes, contristés par sa mort. Louis XIV ne se méprit pas
sur la cause de cet événement, et reconnut de quel côté partait le coup.
Mais l'intérêt de l'État le força de dissimuler et de paraître persuadé
que cette mort avait été naturelle. Elle avait produit une telle
sensation en Angleterre qu'on parlait de se saisir de tous les Français
qui y résidaient; et Charles II, qui ne pouvait se consoler de la perte
de sa sœur, paraissait disposé à seconder l'animosité publique contre
les sujets du roi de France. Pour cette seule cause, une guerre pouvait
s'ensuivre entre les deux pays, qui étaient loin d'être aussi bien
disposés l'un pour l'autre que les rois qui les gouvernaient. Pour
calmer cette irritation, Louis XIV déguisa sa pensée, fit taire ses
ressentiments. Par des procès-verbaux de ses médecins et de ses
chirurgiens, qui firent l'autopsie de la princesse, il fit constater que
le poison n'avait pas eu de part à sa fin cruelle. La nécessité de
dérouter tous les soupçons, surtout d'écarter ceux qui pesaient sur son
frère, et l'impossibilité de convaincre par des preuves les plus
coupables le forcèrent de rappeler de son exil le chevalier de Lorraine
et d'agir avec la même dissimulation envers ses complices. Par ces actes
le roi parvint bien à jeter de l'obscurité sur la véritable cause de cet
événement; mais lui n'eut aucun doute. Il avait saisi, par l'aveu d'un
des criminels, tous les fils de cette horrible trame; et ce fut pour lui
un grand soulagement d'acquérir la certitude que son frère n'y avait
aucune part, et qu'elle avait été ourdie et exécutée à son insu[454].

  [454] SAINT-SIMON, _Mém. authentiques_, t. III, p. 177, 181, ch.
  XIII; _ibid._, t. XII, p. 141, ch. XII.--SAINT-SIMON, _OEuvres
  complètes_, t. III, p. 36-43; _ibid._, p. 223 à 226 (Lettre de
  MONSIEUR à Colbert).--MIGNET, _Documents sur l'histoire de
  France, négociations relatives à la succession d'Espagne sous
  Louis XIV_, 1842, in-4º, t. III, p. 184, 186; _ibid._, p. 208
  (Lettre de Colbert à M. de Lionne, du 3 juillet 1670).--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (12 février 1672, du 26 juin 1676), t. II, p. 385,
  édit. de G. de S.-G.; _ibid._., t. II, p. 326, édit. de
  M.--PONCET DE LA GRAVE, _Mémoires intéressants pour servir à
  l'histoire de France_, t. III, p. 406 (_Mort chrétienne de_
  MADAME, _duchesse d'Orléans, femme de_ MONSIEUR, _par_ FEUILLET).
  Il y a un extrait très-incomplet de cette curieuse relation dans
  BUSSY, _Supplément aux lettres et mémoires_, t. I, p.
  82-89.--Conférez encore, dans PONCET DE LA GRAVE, _Mémoires_,
  etc., t. II, p. 128, 392 et 406, et 411-419.--LA FAYETTE,
  _Mémoires_, t. LXIV, p. 446-471. Bossuet a donné une autre
  relation de la mort de MADAME; voyez BOSSUET, _Oraison funèbre
  d'Henriette d'Angleterre_, édit. de 1686.--DE BAUSSET, _Vie de
  Bossuet_, t. I, p. 244 à 283.--CHOISY, _Mém._, t. LXIII, p. 417 à
  463.--MONTPENSIER, _Mém._, t. XLIII, p. 191, 196.--LA FARE,
  _Mém._, t. LXV, p. 181.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 193, édit.
  de M.; _ibid._, t. I, p. 261, édit. de G. de S.-Germ. (lettre en
  date du 6 juillet 1670).--LOUIS XIV. _OEuvres_, t. V, p.
  469.--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 219.--MONMERQUÉ, _Biographie
  universelle_, t. XX, p. 198-199 (art. HENRIETTE).--_Mémoires,
  fragments historiques et correspondances de_ MADAME, _duchesse
  d'Orléans_, 1833, in-8º, p. 209, 210, 211 et 398.--Sir WILLIAM
  TEMPLE, _Lettres_, t. II, p. 132.--_Le Sentiment de Vallot_
  (médecin du roi) _sur les causes de la mort de madame la duchesse
  d'Orléans_ (mémoire autographe à la bibliothèque de
  L'Arsenal).--_Lettres de madame_ DE SÉVIGNÉ, édit. de G. de
  S.-G., 1823, in-8º; et t. V, p. 4; et t. II, p. 261.--_Histoire
  secrète de la France_; Londres, 1713, t. I, p. 130; t. III, p.
  4.--Le savant M. Floquet a publié, dans la _Bibliothèque de
  l'École des chartes_ (2e série, 1845, t. I, p. 174), une _Lettre
  inédite de_ BOSSUET _sur la mort d'Henriette-Anne d'Angleterre,
  duchesse d'Orléans_. Cette lettre n'a point été imprimée d'après
  l'autographe. Elle est rapportée dans les _Mémoires de_ PHILIBERT
  DE LA MARE, conseiller au parlement de Dijon, mort le 16 mai
  1687, dont le manuscrit se trouve à la Bibliothèque royale. C'est
  de ce manuscrit que M. Floquet a tiré cette lettre. L'auteur des
  _Mémoires_ n'a pu même dire à qui elle est adressée; il est
  facile de voir qu'elle est supposée et qu'elle ne peut avoir été
  écrite par Bossuet: fût-elle vraie et authentique, elle ne ferait
  que confirmer l'exactitude du récit de madame de la Fayette, la
  relation de Feuillet, les révélations de Saint-Simon, et ajouter
  aux preuves nombreuses de l'empoisonnement.



CHAPITRE XIII.

1670-1671.

   Madame de Sévigné s'exprime brièvement en annonçant la mort de
   MADAME.--Elle ne s'étend que sur les faits peu connus.--Aventure
   de la princesse de Condé.--Duval, son valet de pied, et Louis de
   Rabutin, son page, tirent l'épée l'un contre l'autre en sa
   présence, et lui font une blessure au sein.--Duval est condamné
   aux galères.--Madame de Sévigné le voit à la chaîne, et cause avec
   lui.--Louis de Rabutin s'enfuit en Allemagne.--Il épouse la
   duchesse de Holstein.--Par ce mariage les Rabutin sont alliés à la
   maison royale de Danemark.--Louis de Rabutin parvient au grade de
   feld-maréchal de l'empereur.--Éloge que madame de Sévigné et Bussy
   font de Louis de Rabutin, leur cousin.--Madame de Sévigné regrette
   que Bussy-Rabutin n'ait pas été aussi heureux.--Sa réflexion sur
   la Providence.--Spirituelle réponse de Bussy au P. la Chaise sur
   ce sujet.--Madame de Sévigné, bien instruite des intrigues
   galantes du grande monde et de la cour, y fait souvent
   allusion.--Ces allusions sont obscures pour les lecteurs
   modernes.--Passage d'une de ses lettres sur le maréchal de la
   Ferté, le comte de Saint-Paul et le comte de Fiesque.--Détails sur
   ces personnages.--Mariage de mademoiselle de Thianges et du duc de
   Nevers.--Détails sur le duc de Nevers.--Pouvoir de
   Montespan.--Détails sur la Vallière.--Bal donné par le roi aux
   Tuileries.--Madame de Sévigné y assiste.--Elle remarque que ce bal
   était triste.--Madame de Montespan et madame de la Vallière n'y
   avaient point paru.--Cette dernière s'était retirée aux sœurs
   Sainte-Marie de Chaillot.--Le roi repart pour Versailles.--Il
   écrit à la Vallière, et lui envoie successivement le maréchal de
   Bellefonds et Lauzun, pour l'engager à revenir à Versailles: elle
   s'y refuse.--Il envoie, avec des ordres impératifs, Colbert, qui
   la ramène.--Causes de la tendresse du roi pour la Vallière.--Cette
   tendresse fait le malheur de celle-ci.

Dans le petit nombre de lettres de madame de Sévigné qui nous ont été
conservées pour la période de temps qu'embrasse le chapitre précédent,
il est parlé des faits et des événements dont nous venons de faire
mention; mais c'est toujours en peu de mots quand il s'agit de ceux dont
les détails étaient publics: ainsi, en annonçant à Bussy que Corbinelli
allait le rejoindre, elle se contente de dire au sujet de la mort
d'Henriette, dont toute la France s'entretenait depuis sept jours: «Il
vous dira la mort de Madame, l'étonnement où l'on a été en apprenant
qu'elle a été malade et morte en huit heures, et qu'on perdait avec elle
toute la joie, tout l'agrément et tous les plaisirs de la cour[455].»

  [455] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 193, édit. de M.--_Ibid._, t.
  I, p. 261, édit. de G. de S.-G. (6 juillet 1670).

Elle écrit plus longuement lorsqu'elle parle de faits moins connus,
d'anecdotes secrètes dont s'emparait la malignité publique, mais que,
par la crainte de se compromettre, on ne racontait qu'en tête à tête ou
à voix basse. De cette espèce était l'aventure arrivée à la princesse de
Condé, qui fit assez de bruit pour qu'on crût nécessaire d'en parler
dans la gazette de manière à sauver l'honneur de cette princesse[456].
Madame de Sévigné la raconte à Bussy dans une lettre du 23 janvier 1671.

  [456] Recueil de gazettes nouvelles, in-4º (17 janvier 1671);
  GUY-PATIN, _Lettres choisies_, 1685, in-18, p. 480 (lettre du 14
  janvier 1671; le fait eut lieu le 13; la date de la lettre est
  exacte).

«On me vient de conter une aventure extraordinaire qui s'est passée à
l'hôtel de Condé et qui mériterait de vous être mandée, quand vous
n'auriez pas l'intérêt que nous y avons. La voici[457]. Madame la
princesse (Claire-Clémence de Maillé-Brézé, princesse de Condé) ayant
pris depuis quelque temps de l'affection pour un de ses valets de pied
nommé Duval, celui-ci fut assez fou pour souffrir impatiemment la bonne
volonté qu'elle témoignait aussi pour le jeune Rabutin, qui avait été
son page. Un jour qu'ils se trouvaient tous deux dans sa chambre, Duval
ayant dit quelque chose qui manquait de respect à la princesse, Rabutin
mit l'épée à la main pour l'en châtier; Duval tira aussi la sienne; et
la princesse, se mettant entre deux, fut blessée légèrement à la gorge.
On a arrêté Duval, et Rabutin est en fuite: cela fait grand bruit en ce
pays-ci. Quoique le sujet de la noise soit honorable, je n'aime pas
qu'on nomme un valet de pied avec Rabutin.»

  [457] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 227, édit. de
  Monmerqué.--_Ibid._, t. I, p. 302, édit. de G. de S.-G. (23
  janvier 1671).--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 276 et
  277.

Madame de Montmorency manda aussi cette nouvelle à Bussy avec des
circonstances peu différentes[458]; mais elle ajoute que monsieur le Duc
(le duc d'Enghien, fils du prince de Condé) serait parvenu à apaiser la
colère de son père; que MADEMOISELLE, qui en voulait à Condé, (nous
dirons bientôt par quel motif), fit de cette aventure l'objet de ses
railleries à la cour. Condé, irrité et excité encore par la princesse
Palatine, exila sa femme à Châteauroux. «Il n'y (a) pas de désespoir
pareil au sien, dit madame de Montmorency; personne que ses trois
proches ne l'a vue en partant.» Si de tels écarts pouvaient être
excusés, ils le seraient dans cette infortunée princesse. Depuis la mort
du cardinal de Richelieu, son oncle, elle était traitée par son mari
avec peu d'égards: «Les mauvais traitements, dit MADEMOISELLE,
redoublèrent après le mariage de monsieur le Duc; elle était réduite à
ne voir personne.» A Châteauroux elle fut tenue en captivité; il se
passa un temps assez long avant qu'on lui donnât la liberté de se
promener dans la cour du château, et ce fut seulement en présence des
gens que le prince avait chargés de la garder.

  [458] BUSSY, _Supplément aux lettres et mémoires_, t. I, p. 89
  (lettre de madame de Montmorency, à Paris, ce 25 février 1671;
  peut-être faut-il corriger 25 janvier).

Cependant il ne faut pas oublier de dire que la querelle de Louis de
Rabutin et de Duval n'était pas la première que la princesse de Condé
eût occasionnée par ses coupables imprudences. Au temps de la Fronde,
elle fut la cause de la mort du jeune marquis de Cessac, qui, à l'âge de
vingt-deux ans, fut tué en duel par Coligny, son ami, qu'il crut être
son rival. Coligny, au contraire, s'était attaché à une des filles
d'honneur de la princesse, nommée Gerbier, celle-là même qui, par son
esprit et son habileté, avait le plus contribué à soustraire à la
vigilance de Mazarin toute la famille du prince de Condé, retirée à
Chantilly[459].

  [459] Voyez ci-dessus, 2e partie, p. 34, chapitre
  III.--COLIGNY-SALIGNY, _Mémoires_, 1841 et 1843, in-8º, p.
  24-31.--LENET, _Mémoires_, t. LIII, p. 139 à 143.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, 3 juillet 1655, t. I, p. 40, édit. de G. de S.-G.; t.
  I, p. 32, édit. de M.

On fit le procès à Duval; il fut condamné aux galères. Madame de
Sévigné, en allant promener à Vincennes, le vit à la chaîne des
galériens qui partaient pour Marseille; elle s'entretint avec lui, et il
lui parut un homme de bonne conversation[460].

  [460] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 10, édit. de M., ou t. II, p.
  12, édit. de G. de S.-G. (lettre du 10 avril 1671).--GUY-PATIN
  (lettre en date du 17 mars 1671).

Quant à Louis de Rabutin, cette aventure lui valut une fortune et un
degré d'élévation qu'il n'eût jamais osé espérer en France. Obligé de
s'expatrier pour fuir la vengeance du prince, il se vit, comme dit
très-bien madame de Sévigné, romanesquement transporté en
Allemagne[461]. Là, aimable auprès des femmes et brave sur les champs de
bataille, la guerre le porta successivement, dans les armées de
l'empereur, jusqu'au grade supérieur de feld-maréchal[462]; et le
mariage le plus brillant lui procura l'alliance, et par lui à tous les
Rabutin, de la famille royale de Danemark. Aussi madame de Sévigné se
montre-t-elle glorieuse de ce cousin germain d'Allemagne; et elle
s'empressa d'entrer en correspondance avec la femme qu'il avait épousée.
Cette cousine allemande, comme elle l'appelle, était la duchesse de
Holstein, Dorothée-Élisabeth, fille de Philippe-Louis, héritier de
Norwége, duc de Holstein-Wiesembourg, arrière-petit-fils de Christiern
III, élu roi de Danemark en 1525, dont la postérité, réélue à chaque
interrègne en la personne de l'aîné de la maison royale, est devenue
héréditaire en 1660, et règne encore aujourd'hui. Louis de Rabutin, mari
de Dorothée-Élisabeth, descendait de Christophe de Rabutin, seigneur de
Ballore, quatrième fils d'Amé de Rabutin; tandis que madame de Sévigné
et le comte de Bussy étaient descendus de Hugues de Rabutin, fils aîné
d'Amé de Rabutin[463]. Louis de Rabutin était donc leur cousin germain,
mais d'une branche cadette. Aussi plusieurs fois madame de Sévigné
regrette que Bussy n'ait pas eu une aussi brillante destinée que ce
cousin. «Il est vrai, dit-elle dans une lettre adressée à Bussy, que
j'aime la réputation de notre cousin d'Allemagne. Le marquis de Villars
nous en dit des merveilles à son retour de Vienne, et de sa valeur, et
de son mérite de tous les jours, et de sa femme, et du bon air de sa
maison. Je sentis la force du sang, et je la sens encore dans tout ce
que dit la gazette de sa blessure. Vous êtes cause, mon cher cousin, que
j'écris à cette duchesse-comtesse en lui envoyant votre paquet
[probablement la généalogie des Rabutin, dressée par Bussy]. J'admire
toujours les jeux et les arrangements de la Providence. Elle veut que ce
Rabutin d'Allemagne, notre cadet de toutes façons, par des chemins
bizarres et obliques s'élève et soit heureux; et qu'un comte de Bussy,
l'aîné de sa maison, avec beaucoup de valeur, d'esprit et de services,
même avec la plus brillante charge de la guerre, soit le plus malheureux
homme de la cour de France. Oh! bien, Providence, faites comme vous
l'entendrez: vous êtes la maîtresse; vous disposez de tout comme il vous
plaît; et vous êtes tellement au-dessus de nous qu'il faut encore vous
adorer, quoi que vous puissiez faire, et baiser la main qui nous frappe
et qui nous punit; car devant elle nous méritons toujours d'être
punis[464].»

  [461] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 janvier 1671), t. I, p. 230, édit.
  de M.; t. I, p. 302, édit. de G. de S.-G.--(1er février 1671,
  lettre de Bussy à madame de Sévigné), t. I, p. 231, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 305, édit. de G. de S.-G.

  [462] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 septembre 1687, notre cousin
  d'Allemagne), t. VII, p. 471, édit. de M.; t. VII, p. 268, édit.
  de G. de S.-G.--(13 septembre 1687), t. VII, p. 474, édit. de M.;
  t. VIII, p. 271, édit. de G. de S.-G--(13 août 1688, à notre
  cousin d'Allemagne), t. VIII, p. 61, édit. de M.; t. VIII, p.
  335, édit. de G. de S.-G.--(15 et 22 septembre 1688), t. VIII, p.
  78 et 80, édit. de M.; t. VIII, p. 354 et 356, édit. de G. de
  S.-G.--(23 mars 1689), t. VIII, p. 390, édit. de M.--(22
  septembre 1688), t. VIII, p. 356, édit. de G. de S.-G.

  [463] MONMERQUÉ, _Lettres de madame_ DE SÉVIGNÉ, édit. 1820,
  in-8º, p. 106, note _a_, p. 80, note _a_, et t. V, p. 358.

  [464] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 et 28 septembre 1688), t. VIII, p.
  81 et 88, édit. de M.; t. VIII, p. 357 et 360, édit. de G. de
  S.-G.

Bussy confirme cet éloge donné à son cousin d'Allemagne, et répond ainsi
à madame de Sévigné: «Tout ceux qui retournent de Vienne disent de notre
cousin les mêmes choses que vous a dites M. de Villars, madame; lui et
sa femme sont l'ornement de la cour de l'empereur. Ce que vous dites de
la Providence sur cela est fort bien dit; quelque fertile que je sois en
pensées et en expressions, je n'y saurais rien ajouter, sinon que je
reçois toutes les disgrâces de la main de Dieu, comme des marques
infaillibles de prédestination. La dernière fois que je vis le P. la
Chaise, il me dit, sur les plaintes que je lui faisais des duretés du
roi, que Dieu me témoignait par là son amour. Je lui répondis que je le
croyais; que je voyais bien qu'il me voulait avoir, et qu'il m'aurait;
mais que j'aurais bien voulu que c'eût été un autre que Sa Majesté qui
eût fait mon salut[465].»

  [465] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 septembre 1688).--On fit une
  nouvelle des aventures de ce Jean-Louis de Rabutin, sous le titre
  de _l'Heureux page_, nouvelle galante, 1691 à 1694; Cologne, 1691
  à 1697. Voy. BARBIER _Anonymes_, t. II, p. 52, qui n'indique pas
  l'auteur. L'auteur fait mention de ce comte Jean-Louis de
  Rabutin qui aurait parlé un peu librement de son cousin Rozier.

Les deux lettres que nous venons de citer, pour terminer ce que nous
avions à dire sur les suites singulières de l'aventure arrivée à la
princesse de Condé, sont bien postérieures au temps dont nous nous
occupons; mais elles montrent la continuité de la mauvaise fortune de
Bussy, et nous prouvent la constance des sentiments religieux de madame
de Sévigné, que nous retrouverons tenant toujours le même langage à
toutes les époques de sa vie. Cependant qu'on ne croie pas que c'est
uniquement parce qu'un Rabutin se trouve impliqué dans l'affaire de la
princesse de Condé que madame de Sévigné la raconte à Bussy: elle se
montre en général fort instruite des intrigues galantes de son temps; et
quand elle écrivait à sa fille ou à Bussy, ou au comte de Grignan,
qu'intéressaient beaucoup les anecdotes scandaleuses de la cour ou du
grand monde, elle y fait souvent allusion. Ces allusions, parfaitement
intelligibles pour ceux à qui elle écrivait, ne peuvent être comprises
par les lecteurs actuels, qui, pour la plupart, ignorent que l'histoire
d'une époque, pour être bien connue, a besoin qu'on se donne la peine de
scruter la vie privée des personnages qui ont eu quelque part aux
événements publics.

Ainsi, dans une lettre en date du 10 décembre 1670, écrite au comte de
Grignan par madame de Sévigné, on lit: «Le maréchal de la Ferté dit ici
des choses non pareilles; il a présenté à sa femme le comte de
Saint-Paul et le _Petit Bon_, en qualité de jeunes gens qu'il faut
présenter aux dames. Il fit des reproches au comte de Saint-Paul d'avoir
été si longtemps sans l'être venu voir. Le comte a répondu qu'il était
venu plusieurs fois chez lui; qu'il fallait donc qu'on ne le lui eût pas
dit[466].»

  [466] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 211, édit.
  de M.; t. I, p. 282, édit. de G. de S.-G.

Pour bien saisir toute la spirituelle malice de ce passage, en apparence
si simple et si innocent, il faut se rappeler que le comte de
Saint-Paul, dont nous avons déjà parlé dans ces Mémoires[467] pour avoir
entraîné le jeune Sévigné à la guerre de Candie, était âgé de vingt ans
et un des plus beaux hommes de la cour lorsque madame de Sévigné
écrivait cette lettre à sa fille; de plus, neveu du grand Condé, le
comte de Saint-Paul était l'unique héritier de la riche maison de
Longueville, parce que son frère aîné, réduit à l'état d'imbécillité,
devait se faire religieux et renoncer à tous ses droits en faveur de son
cadet[468]. Le comte de Saint-Paul était donc un des plus brillants
partis de France et en même temps un des cavaliers les plus polis et les
plus braves. A tous ces titres il était vivement recherché par les
femmes ambitieuses et coquettes. Parmi ces dernières, la maréchale de la
Ferté[469], quoique âgée de près de quarante ans, mais encore belle et
fraîche, entreprit de lui plaire. Elle employa pour l'attirer chez elle
le comte de Fiesque[470], amant de madame de Lionne[471], dont la
mère[472], prodigue et légère, avait été dame d'honneur de MADEMOISELLE
et dont le père, mort en 1660, s'était ruiné au service du prince de
Condé[473]. Le comte de Fiesque, sans héritage, homme d'esprit, peu
guerrier, aimable avec les femmes[474], et cherchant à réparer les
torts de la fortune aux dépens de celles dont il avait gagné les bonnes
grâces, était envers toutes si plein de complaisance qu'elles l'avaient
surnommé le _Petit Bon_[475]. C'est lui que madame de Sévigné désigne
par ce surnom dans sa lettre; et l'on comprend ce qu'il y avait de
piquant, pour tous ceux qui n'ignoraient pas les intrigues galantes de
la maréchale de la Ferté, d'apprendre que le comte de Saint-Paul et le
comte de Fiesque lui avaient été présentés par son mari, les reproches
que celui-ci leur adressait et la réponse du comte de Saint-Paul, qui
pour s'excuser affirme qu'il est venu fréquemment chez le maréchal, mais
qu'on ne lui en a rien dit.

  [467] Voyez ci-dessus, chapitre XI, p. 193 de ce volume.

  [468] BUSSY, _Lettres_, t. V, p. 157 (lettre du comte de Choiseul
  à Bussy, en date du 3 mai 1671). Ce frère du comte de Saint-Paul
  prit par la suite le nom d'abbé d'Orléans.

  [469] _Histoire de la maréchale de la Ferté_, dans la _France
  galante_, 1695, p. 191 à 263.--_Histoire amoureuse des Gaules_,
  1754, t. III, p. 1 à 102.

  [470] Jean-Louis-Marie, comte de Fiesque.

  [471] Conférez les _Vieilles amoureuses_, dans la _France
  galante_, 1695, p. 191 à 263.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 avril et 17
  juillet 1676), t. IV, p. 262 et 380, édit. de M.; t. V, p. 19,
  édit. de G. de S.-G.

  [472] Madeleine d'Angennes de la Loupe, femme du maréchal de la
  Ferté-Senectaire (Sennetaire).

  [473] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 456.--LORET, liv. III,
  p. 142; liv. IV, p. 85, 97, 123.

  [474] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (lettre du 24 juillet 1675), t. III, p.
  335, édit. de M.--_Ibid._, t. III, p. 461, édit. de G. de S.-G.
  «Pour ce dernier (le comte de Fiesque), on est tenté de dire: Di
  cortesia più che guerra amico.»

  [475] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 211, édit.
  de M., et t. I, p. 282.--(17 juillet 1676), t. IV, p. 380. édit.
  de M.; t. V, p. 29, édit. de G. de S.-G.--_France galante ou
  Histoire amoureuse de la cour_, 1695, in-12, p. 1 à 102, et p.
  265 à 405 (_France italienne_).--MONMERQUÉ, dans les _Lettres de
  Sévigné_, t. VI, p. 138, note _a_.

Ce qui attirait particulièrement l'attention de madame de Sévigné et lui
fournissait des sujets favoris de correspondance, c'est surtout ce qui a
rapport au roi, directement ou indirectement. Aussitôt que le mariage du
duc de Nevers eut été décidé, madame de Sévigné n'oublia pas de l'écrire
à son gendre. Ce mariage était un événement, et acquérait de
l'importance parce qu'il prouvait le crédit de la nouvelle maîtresse:
«Ma fille me prie de vous mander le mariage de M. de Nevers... Il
épouse, devinez qui? Ce n'est pas mademoiselle d'Houdancourt, ni
mademoiselle de Grancé: c'est mademoiselle de Thianges, jeune, jolie,
modeste, élevée à l'Abbaye-aux-Bois. Madame de Montespan en fait les
noces dimanche; elle en fait comme la mère et en reçoit tous les
honneurs. Le roi rend à M. de Nevers toutes ses charges; de sorte que
cette belle, qui n'a pas un sou, lui vaut mieux que la plus riche
héritière de France. Madame de Montespan fait des merveilles
partout[476].»

  [476] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 210, édit.
  de Monmerqué; t. I, p. 2?1, édit. de G. de S.-G.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLII, p. 50, 77, 87, 95, 108, 113.--LA FAYETTE, t.
  LXIV, p. 378.--BUSSY, t. V, p. 83.

Ce fut Lauzun qui négocia le mariage de cette belle nièce de madame de
Montespan; il eut à vaincre les irrésolutions de cet étrange duc de
Nevers, qui, dit MADEMOISELLE, «va et vient de Rome par fantaisie deux
ou trois fois l'année, comme les autres qui vont se promener au Cours,
et qui se trouva marié lorsqu'il ne croyait pas l'être[477].»

  [477] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 247 et 248 (année
  1670).--CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 403 et 404.

Mademoiselle de Thianges était adorée de sa mère, qui la préférait de
beaucoup à sa sœur cadette, la duchesse de Sforce[478], et à son fils,
homme médiocre, comme avait été son père. La duchesse de Nevers
justifiait par son esprit et sa beauté la prédilection maternelle; mais
cette modestie de l'Abbaye-aux-Bois, que vante en elle madame de
Sévigné, disparut bientôt à la cour; et par là peut-être, comme par son
humeur caustique et joviale, la duchesse de Nevers ressemblait à sa
mère, qui, selon la remarque de mademoiselle de Montpensier, «aimait à
rire et n'était pas plus charitable pour les autres qu'on ne l'était
pour elle.[479]»

  [478] CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 402 et 403.

  [479] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p. 95, 96 (année 1656).

Rien n'intéresse plus, dans la vie privée de Louis XIV, que tout ce qui
concerne la Vallière, cet objet de ses premières affections, cette
touchante victime de son inconstance. Le rang, les honneurs, les
richesses n'avaient pu vaincre sa modestie, ni les puissantes séductions
de la volupté lui ravir sa pudeur. Elle n'avait ressenti de l'amour que
les purs et délicieux sentiments qu'il inspire. Ses religieuses
douleurs[480] et les remords qui l'agitaient la montraient encore plus
digne du grand monarque qui avait triomphé de sa vertu et de son Dieu.
Louis XIV tenait à la Vallière par le cœur, par le souvenir des jours
de bonheur dont il lui était redevable, par la persuasion de son entier
dévouement pour lui, surtout par l'estime profonde qu'il ne pouvait
refuser à la sincérité de l'unique passion qui ait pu altérer la pureté
de cette âme pieuse et virginale. Mais les sens, mais le besoin de
distractions l'entraînaient vers une autre maîtresse plus belle, plus
spirituelle, dont l'humeur fière, la gaieté caustique et l'agaçante
coquetterie formaient un contraste avec l'humble et scrupuleuse
tendresse de la Vallière. Les humiliations que celle-ci éprouva de la
part de son orgueilleuse rivale la poussèrent à une résolution
désespérée.

  [480] Conférez SÉVIGNÉ, t. I, p. 322, 323, 334; t. III, p. 263,
  304, 305; t. V, p. 170; t. VI, p. 177; t. VII, p. 190.--BUSSY,
  _Lettres_, t. V, p. 79-82.--BENSERADE, _OEuvres_, t. I, p.
  170.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 21, 196.--LA FAYETTE,
  _Mémoires_, t. LXIV, p. 395, 410, 414, 456.--CAYLUS, _Mémoires_,
  t. LXVI, p. 379 et 380.

Le dernier jour de carnaval de cette année 1671, Louis XIV donna un bal
aux Tuileries; contre l'ordinaire ce bal fut triste[481]. Madame de
Sévigné, qui y fut invitée et y assista, en fait la remarque; elle en
écrit ainsi à sa fille: «Le bal du mardi gras pensa être renvoyé; jamais
il ne fut une telle tristesse: je crois que c'était votre absence qui en
était la cause. Bon Dieu! que de compliments j'ai à vous faire! que
d'amitiés! que de soins de savoir de vos nouvelles! que de louanges
qu'on vous donne!»

  [481] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 299 (1671).--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (13 février 1671), t. I, p. 247, édit. de Monmerqué; t.
  I, p. 324, édit. de G. de S.-G.--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 306
  (7 janvier 1671).

Comme elle aimait à flatter sa fille, cette faible mère! Certainement
elle n'ignorait pas que toutes les personnes qui se trouvaient à ce bal
étaient préoccupées de tout autre chose que de l'absence de madame de
Grignan. On avait remarqué que madame de Montespan et madame de la
Vallière, qu'on voyait dans toutes les fêtes, ne se trouvaient point à
celle-ci; et la tristesse dont le visage du roi était empreint s'était
répandue dans toute l'assemblée. Les soupçons que l'on avait sur les
causes de cette tristesse furent confirmés. On sut que la Vallière
s'était retirée de la cour et réfugiée au couvent des sœurs
Sainte-Marie de Chaillot. Le lendemain le roi repartit pour Versailles.
MADEMOISELLE, qui se trouvait présente et dans le même carrosse que lui
et madame de Montespan, nous apprend que, durant le trajet, tous deux ne
cessèrent point de pleurer[482]. La même cause produisait leur chagrin,
mais les motifs en étaient différents. Avant d'employer l'autorité pour
arracher madame de la Vallière de l'asile où elle s'était réfugiée,
Louis XIV essaya les moyens de persuasion; il lui écrivit, et il lui
envoya sa lettre par le maréchal de Bellefonds: celui-ci devait inspirer
à la belle repentante une grande confiance, puisque lui-même se trouvait
alors sous l'influence de la ferveur religieuse qui le porta, peu de
temps après, à faire une retraite au couvent de la Trappe durant la
semaine sainte[483]. Le maréchal de Bellefonds ne put obtenir de la
Vallière qu'une lettre qu'elle écrivit à Louis XIV pour le prier
instamment de lui permettre de consacrer à Dieu le reste de ses jours.
Lauzun fut ensuite envoyé, et ne put parvenir même à la voir; enfin,
Colbert se rendit à Chaillot avec des ordres impératifs du roi; elle s'y
soumit. Madame de Sévigné eut connaissance des premières démarches de
Louis XIV pour obtenir que la fugitive revînt d'elle-même à Versailles;
madame de Sévigné en avait parlé dans une lettre que nous n'avons plus;
car, dans celle du 12 février 1671[484], voici comme elle raconte à sa
fille le retour de la Vallière:

«La duchesse de la Vallière manda au roi, outre cette lettre que l'on
n'a point vue, «qu'elle aurait plus tôt quitté la cour, après avoir
perdu l'honneur de ses bonnes grâces, si elle avait pu obtenir d'elle de
ne le plus voir; que cette faiblesse avait été si forte en elle qu'à
peine était-elle capable présentement d'en faire un sacrifice à Dieu;
qu'elle voulait pourtant que le reste de la passion qu'elle a eue pour
lui servît à sa pénitence, et qu'après lui avoir donné toute sa jeunesse
ce n'était pas trop encore du reste de sa vie pour le soin de son
salut.» Le roi pleura fort, et envoya Colbert à Chaillot, la prier
instamment de venir à Versailles, et qu'il pût lui parler encore. M.
Colbert l'y a conduite; le roi a causé une heure avec elle, et a fort
pleuré. Madame de Montespan fut au-devant d'elle les bras ouverts et les
larmes aux yeux. Tout cela ne se comprend point: les uns disent qu'elle
demeurera à Versailles et à la cour; les autres, qu'elle reviendra à
Chaillot. Nous verrons.»

  [482] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 299 (1671).--BUSSY,
  _Lettres_, t. III, p. 306 (7 février 1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (13 février 1671), t. I, p. 247, édit. de M.; t. I, p. 324, édit.
  de G. de S.-G.

  [483] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1672), t. II, p. 453, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 383, édit. de M.

  [484] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 février 1671), t. I, p. 322, édit.
  de G. de S.-G.; t. I, p. 245, édit. de M.

Six jours après cette lettre, madame de Sévigné, écrivant encore à sa
fille, dit[485]: «Madame de la Vallière est toute rétablie à la cour. Le
roi la reçut avec des larmes de joie, et madame de Montespan avec des
larmes..... devinez de quoi? Elle a eu plusieurs conversations tendres;
tout cela est difficile à comprendre: il faut se taire[486].»

  [485] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février 1671), t. I, p. 334, édit.
  de G. de S.-G.; t. I, p. 255, édit. de M.

  [486] SÉVIGNÉ, _Lettres de Marie Rabutin-Chantal à madame la
  comtesse de Grignan, sa fille_, 1726, in-12, t. I, p. 32 (lettre
  du 18 février 1671).

On avait approuvé le départ de madame de la Vallière, on désapprouva son
retour; mais le public n'était rien pour elle, Louis XIV était tout, et
quand Dieu cessait de la soutenir elle n'avait pas la force de résister
à son amant. Le feu autrefois allumé par elle dans le cœur de Louis
XIV, quoiqu'il ne fît plus briller de flamme, y laissait encore assez de
chaleur pour que le monarque ne pût supporter l'idée de se séparer
d'elle. La Vallière se trouva donc condamnée à garder encore longtemps
cette pénible chaîne qu'elle arrosait de ses larmes[487].

  [487] Sur la Vallière, conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 janvier
  1672), t. II, p. 342, édit. de G. de S.-G.--(13 décembre 1675),
  t. III, p. 263, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._, t. III, p. 172,
  édit. de M.--(12 janvier 1674), t. III, p. 304, édit. de G. de
  S.-G.--_Ibid._ t. III, p. 206 et 207, édit. de M. (la Rosée).--(5
  juin 1675, écrite le lendemain de la profession de madame de la
  Vallière), t. III, p. 403 et 404, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._,
  t. III, p. 283.--(29 avril 1676), t. IV, p. 412, édit. de G. de
  S.-G.--_Ibid._, t. IV, p. 272, édit. de M.--(16 octobre 1676), t.
  V, p. 170, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._, t. V, p. 30, édit. de
  M. (29 décembre 1679); t. VI, p. 276, édit. de G. de
  S.-G.--_Ibid._, t. VI, p. 83.--(5 janvier 1680), t. VI, p. 286,
  édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 92, édit. de M.--(1er septembre
  1680, lettre de Corbinelli à Bussy), t. VII, p. 190, édit. de G.
  de S.-G.--_Ibid._, t. VI, p. 443, édit. de M., et la note _a_,
  qui contient le songe de la marquise de la Beaume.--BUSSY,
  _Lettres_, t. V, p. 83.



CHAPITRE XIV.

1671.

   Affliction de MADEMOISELLE.--Sa cause.--Surprise de madame de
   Sévigné à la nouvelle du mariage projeté de MADEMOISELLE avec
   Lauzun.--Tous les chefs de la Fronde sont soumis au roi.--Condé
   leur donne l'exemple.--MADEMOISELLE conserve son
   indépendance.--Énumération des nombreux partis qu'elle avait
   refusés.--Elle manifeste le désir de se marier.--On veut lui faire
   épouser le comte de Saint-Paul.--Madame de Puisieux négocie cette
   affaire.--Détails sur madame de Puisieux.--MADEMOISELLE refuse
   MONSIEUR.--On croit qu'elle épousera le comte de Saint-Paul, et
   l'on apprend qu'elle se marie à Lauzun, avec le consentement du
   roi.--Surprise générale.--Son amour pour Lauzun avait commencé en
   1667.--Progrès de cet amour.--Conduite adroite de Lauzun.--Il
   feint de ne pas comprendre MADEMOISELLE.--Embarras qu'elle éprouve
   pour faire connaître son amour à Lauzun.--Ses scrupules.--Ses
   combats intérieurs.--Elle fait à Lauzun une déclaration par
   écrit.--Lauzun la révoque en doute.--Elle est forcée de déclarer à
   Lauzun son amour de vive voix.--Elle voit le roi, qui promet de ne
   pas s'opposer à ses désirs.--Une députation de nobles fait la
   demande officielle de la main de MADEMOISELLE pour Lauzun.--Cette
   affaire est discutée dans le conseil du roi, et le roi, malgré
   l'opposition de MONSIEUR et des princes du sang, donne son
   consentement.--Fureur de Condé.--Démarche de la reine, des princes
   du sang, de MONSIEUR pour empêcher ce mariage.--Lauzun veut
   différer, pour les préparatifs, la cérémonie.--On persuade à
   madame de Montespan de se mettre contre Lauzun.--Le roi rétracte
   son consentement.--Désespoir de MADEMOISELLE; elle voit le roi,
   lui fait verser des larmes, et n'en peut rien obtenir.--Lauzun
   supporte ses revers avec calme et dignité.--Cette bonne conduite
   ne se soutient pas.--Il veut commettre madame de Montespan avec le
   roi; il est disgracié et enfermé.--MADEMOISELLE refuse encore
   d'épouser le comte de Saint-Paul, et parvient à faire mettre
   Lauzun en liberté.--Elle contracte avec lui un mariage
   secret.--L'ingratitude de Lauzun force MADEMOISELLE de s'en
   séparer.--Détails subséquents sur MADEMOISELLE.--Madame de Sévigné
   a été témoin des joies et des douleurs de MADEMOISELLE.--L'affaire
   de son mariage avec Lauzun est une tragédie dans toutes les
   règles.

Dans ce carrosse qui, le lendemain d'un bal, transportait à Versailles
Louis XIV et Montespan versant des larmes, MADEMOISELLE pleurait aussi.
Ce n'est pas qu'elle fût émue par la sensibilité du roi ou le dépit de
sa maîtresse; mais elle pleurait de ses propres douleurs, de son mariage
avec Lauzun différé ou rompu pour toujours.

Il n'est pas un lecteur qui, à cette mention de mariage de Lauzun, ne se
rappelle aussitôt la lettre si souvent citée que madame de Sévigné
écrivit pour exprimer l'étonnement où la jeta l'annonce de ce
mariage[488]. Cette multitude de souvenirs qui se pressaient alors sous
sa plume et se disputaient la préférence; cette agitation qu'elle
éprouvait à la révélation d'un événement dont elle ne pouvait douter et
qui cependant était pour elle, comme pour tout le monde,
invraisemblable, monstrueux, incroyable; tout cela ne se peut bien
comprendre qu'autant que l'on sait apprécier ce que madame de Sévigné
connaissait si bien: le caractère de MADEMOISELLE, la constance de ses
sentiments, la ténacité de ses opinions, le rang élevé et la position
tout exceptionnelle qu'elle tenait à la cour.

  [488] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 décembre 1670), t. I, p. 212, édit.
  de Monmerqué.--_Ibid._, t. I, p. 283, édit. de G. de S.-G.; t. I.
  p. 15 de l'édit. 1726 (sans nom de lieu). Cette lettre commence
  cette édition, qui est la première imprimée en France.

La jeunesse de MADEMOISELLE, comme celle de madame de Sévigné, s'était
écoulée durant les troubles de la régence et de la Fronde, temps de
désordre et d'agitation, mais aussi temps de plaisirs et d'espérance. La
bourgeoisie, la roture avaient cru alors s'affranchir des servitudes qui
pesaient sur elles; la noblesse, reconquérir l'indépendance dont elle
jouissait avant Richelieu. L'autorité royale, en faisant cesser les
résistances, n'avait pu anéantir les convictions. Lorsqu'on a longtemps
combattu pour une cause que l'on croit juste, on peut bien renoncer à
l'espoir, mais non pas au désir de la voir triomphante. C'est la
conscience que l'on avait de la légitimité d'un tel sentiment qui
faisait des chefs les plus hardis de la Fronde et de la guerre civile
les plus humbles et les plus obséquieux courtisans. Plus ils pouvaient
être soupçonnés d'intentions hostiles envers l'autorité royale, plus,
pour s'y rattacher et en obtenir des faveurs, ils se montraient prompts
à se soumettre à ses ordres et à se faire les apologistes et les
soutiens de ses actes les plus despotiques. Le plus illustre, le plus
redoutable d'entre eux, Condé, leur chef, leur donnait l'exemple; il
avait déposé son orgueil aux pieds du jeune monarque, et toutes ses
démarches et tous ses discours ne tendaient qu'à rentrer en grâce auprès
de lui, afin d'obtenir de hauts emplois et le commandement d'une armée.
Condé, après avoir ruiné tous ses partisans, était rentré en France
criblé de dettes; et sans Gourville, qui sut négocier habilement avec
l'Espagne, intimider les créanciers de ce prince, établir l'ordre dans
la perception des revenus et l'économie dans les dépenses, Condé aurait
vu s'écrouler la fortune de sa maison[489]. L'entière prostration de
tous ceux qui pouvaient avoir quelque velléité d'opposition à l'égard du
roi et de son gouvernement, résultait nécessairement de la soumission
du prince de Condé, le premier d'entre eux par le rang et la naissance,
le plus illustre par ses talents et sa réputation d'homme de guerre.
Cependant il existait encore une personne qui, après avoir traversé les
temps orageux sans rien perdre des immenses richesses qu'elle tenait de
sa mère, conservait à la cour son indépendance.

  [489] GOURVILLE, _Mémoires_, t. LI, p. 410, 420, 428, 434,
  435.--TURPIN, _Vie de Louis de Bourbon, prince de Condé_, t. XXV
  des _Hommes illustres de la France_, ou t. II de l'_Histoire de
  Condé_, p. 161 et 162.

MADEMOISELLE, princesse de Montpensier, avait été, durant les troubles,
recherchée par tous les partis, successivement l'idole de tous et
quelquefois leur arbitre. Fille d'un père timide et incertain, dès sa
première jeunesse elle avait donné des preuves de fermeté, de
résolution, de constance et de courage. Au milieu des plaisirs, des
séductions et de la licence générale, sa générosité, sa grandeur, sa
retenue, son imposante dignité semblaient réaliser l'idéal de ces
héroïnes de Corneille qui, exemptes de toutes les faiblesses du cœur,
ne connaissent d'autres sentiments que ceux qu'admettent l'ambition,
l'amour de la gloire, l'orgueil d'un rang élevé et d'un nom sans tache.
Aucune princesse ne fut sur le point de contracter d'aussi grandes
alliances et ne vit déconcerter par les événements un plus grand nombre
de projets de ce genre. Destinée par son père, dès son enfance, au comte
de Soissons, la mort de celui-ci la livra à l'espoir qu'elle nourrit si
longtemps d'épouser le roi[490]. Elle se crut un instant recherchée par
Charles, duc de Lorraine[491]. Anne d'Autriche la flatta ensuite de lui
procurer pour époux le cardinal infant, son frère; on la berça de
l'espérance de la marier à Philippe IV, roi d'Espagne, devenu veuf. Elle
repoussa les offres du prince de Galles, parce qu'alors elle croyait
qu'elle allait être mariée à l'empereur d'Autriche. Il y eut en effet
des négociations à ce sujet, qui ne réussirent pas plus que le projet de
la donner en mariage à l'archiduc Léopold, qu'on aurait fait souverain
des Pays-Bas. MADEMOISELLE avait eu encore le projet d'épouser le roi de
Hongrie, fils de l'empereur. La faiblesse de santé de madame la
princesse de Condé fit entrevoir à MADEMOISELLE la possibilité de s'unir
au prince de Condé, que l'esprit de parti lui avait fait autrefois
repousser, et qui, par la même cause, était depuis devenu son
héros[492]. On désira de nouveau la donner au duc de Lorraine, ce qui ne
réussit pas plus que le dessein qu'elle eut de renouer avec le prince de
Galles, devenu roi d'Angleterre. Elle refusa les offres du duc de
Savoie, et plus tard celles du duc de Neufbourg[493]. Enfin, Louis XIV
voulut lui imposer le roi de Portugal, Alphonse-Henri VI, parce que cela
importait à sa politique. Elle opposa un refus formel aux volontés du
roi, et fut, par cette unique raison, exilée à sa terre de
Saint-Fargeau. Le stupide Alphonse, forcé de céder à son frère sa femme
et son trône, justifia suffisamment le dédain que MADEMOISELLE avait
manifesté pour sa personne[494].

  [490] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XXXVIII, p. 102; t. XXXIX, p.
  109.

  [491] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 519.

  [492] GUY-PATIN, _Lettres_ (10 mai 1653), t. I, p. 195, édit. de
  1846, in-8º.

  [493] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XL, p. 338.

  [494] MOTTEVILLE, _Mémoires_, t. XXXVII, p. 350; t. XXXVIII, p.
  102; t. XXXIX, p. 109.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLI, p.
  385.--CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 519, 520.

Rappelée de son exil par le roi, qui, malgré sa rigueur passagère, ne
cessait d'avoir pour elle des égards et de la déférence, MADEMOISELLE
parut tout à coup renoncer aux résolutions qui jusque-là avaient présidé
à toute sa conduite et l'avaient dirigée dans ses projets. Née le 29 mai
1627, elle avait alors quarante-trois ans. Toutes les chances de mariage
qu'elle avait considérées comme sortables pour elle avaient été sans
résultat. Comme on la croyait inaccessible aux faiblesses d'une
inclination douce et tendre, on avait pensé qu'elle s'était enfin
résolue à rester maîtresse d'elle-même, à vivre dans le célibat, sans
quitter la cour, où son rang lui assignait la seconde place après la
reine. Sa grande fortune lui permettait de satisfaire son goût pour le
monde, d'avoir elle-même une petite cour et de donner des fêtes avec une
généreuse magnificence. D'après cette croyance, qui était générale,
chacune des branches de la famille royale, en faveur de laquelle seule
il lui convenait de tester, espérait un jour avoir une portion de ses
riches domaines[495]. Le roi d'abord en convoitait une grande part pour
le Dauphin, MONSIEUR pour ses filles[496] et le prince de Condé pour ses
fils. Cette position et les discours auxquels elle donnait lieu furent
pour elle une cause de chagrin et de tristesse, dont elle résolut de se
délivrer. On la vit donc tout à coup manifester hautement la ferme
volonté de se choisir un mari qui pût la rendre heureuse et lui donner
des héritiers directs. Aussitôt les ambitions et la cupidité
s'éveillèrent, et agirent avec d'autant plus de promptitude que l'âge de
la princesse la forçait elle-même à se hâter. Le comte de
Saint-Paul[497], le plus élevé par le rang de tous les jeunes seigneurs
de la cour, appartenait par son père aux Longueville, par sa mère aux
Condé: ces deux puissantes maisons se liguèrent pour le faire agréer
pour époux à MADEMOISELLE. La grande différence d'âge leur paraissait
plutôt un moyen de succès qu'un motif d'objection[498].

  [495] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 144.

  [496] Marie-Louise d'Orléans, née le 27 mai 1662, nommée
  MADEMOISELLE comme mademoiselle de Montpensier, et mademoiselle
  de Valois, née le 27 août 1669, toutes deux filles d'Henriette
  d'Angleterre.

  [497] Ci-dessus, chapitre VII, p. 116, et chapitre XIII, p. 226.

  [498] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 184 et 185.

Il y avait alors à la cour une femme qui, dans sa jeunesse un peu
galante, y avait joué un assez grand rôle et qui, dans un âge
très-avancé, y conservait beaucoup d'influence: c'était Charlotte
d'Étampes de Valencey, marquise de Puisieux. Presque septuagénaire, elle
avait une inconcevable activité, jointe au besoin et à l'habitude de
l'intrigue. Comme elle était riche, d'un esprit très-original,
très-aimable malgré ses goûts bizarres, on la recherchait beaucoup. Son
âge, ses succès, son expérience, l'utilité et l'agrément de son commerce
lui avaient acquis un ascendant qui la rendait difficile et exigeante;
mais par cette raison elle avait, en quelque sorte, fait reconnaître le
droit qu'elle s'arrogeait de se mêler de toutes les affaires qu'elle
prenait en gré, et d'en parler librement, avec assurance, avec autorité,
fût-ce même aux princesses[499]. Cette espèce de privilége qu'elle avait
usurpé et qui lui était acquis contribuait au succès de tout ce qu'elle
entreprenait. Ce fut elle que les maisons de Condé et de Longueville
choisirent pour circonvenir MADEMOISELLE et la déterminer à épouser le
comte de Saint-Paul. Quand on parla de ce projet à MADEMOISELLE, elle ne
le repoussa pas, et l'on se crut certain du succès[500]. MADEMOISELLE
avait raconté un jour à M. de Coulanges qu'ayant songé que madame de
Sévigné était malade elle s'était réveillée en pleurant, et avait chargé
madame de Coulanges de le lui dire; et madame de Sévigné, pour laquelle
MADEMOISELLE avait tant d'amitié, favorisait le comte de
Saint-Paul[501]. Madame de Puisieux, madame de la Fayette, madame de
Thianges, madame d'Épernon, madame de Rambures[502] et quelques autres
personnes, toutes liées avec madame de Sévigné, toutes également admises
dans la société intime de la princesse, concouraient au même but et
secondaient les instances de l'héritier des Longueville; enfin,
Guilloire, qui avait le titre de gentilhomme ordinaire de MADEMOISELLE,
et qui était à la fois son médecin, son secrétaire ou son intendant, se
montrait aussi favorable à cette alliance[503].

  [499] Id., _Mémoires_, t. XLIII, p. 159.--SAINT-SIMON, _Mémoires
  authentiques_, t. II, p. 114. Voy. ci-dessus, chap. VIII, p. 130.

  [500] TALLEMANT, _Historiettes_, t. I, p. 293, 294, 296, édit.
  in-8º.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 159, 171, 205, 206,
  209.--LORET, _Muse historique_, liv. IX, p. 10, 23.--_Ibid._,
  liv. VIII, p. 139.--CONRART, _Mémoires_, t. XLVIII, p.
  64.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 201, édit. de M.--_Ibid._, t.
  I, p. 171, édit. de G. de S.-G. (19 novembre 1671); t. I, p. 286,
  édit. de M.; t. I, p. 376, édit. de G. de S.-G. (13 mars
  1671).--_Ibid._, t. III, p. 422, édit. de M.; t. IV, p. 48, édit.
  de G. de S.-G. (23 août 1675).--_Ibid._, t. III, p. 448, édit. de
  M.; t. IV, p. 76 (4 septembre 1675).--_Ibid._, t. IV, p. 146,
  édit. de M.; t. IV, p. 273, édit. de G. de S.-G. (25 décembre
  1675).--_Ibid._, t. V, p. 255, édit. de M.; t. V, p. 427, édit.
  de G. de S.-G. (15 septembre 1677).--_Ibid._, t. IV, p. 152,
  édit. de M.; t. IV, p. 278, édit. de G. de S.-G. (C'est là qu'il
  est dit que madame de Puisieux avait quatre-vingts ans, 29
  décembre 1675.)--_Ibid._, t. V, p. 259, édit. de M.; t. V, p.
  430, édit. de G. de S.-G. (13 octobre 1677).--_Ibid._, t. V, p.
  263, édit. de M.; t. VI, p. 434, édit. de G. de S.-G. (16 octobre
  1677).

  [501] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p. 73, édit.
  de M.; t. III, p. 145, édit. de G. de S.-G.

  [502] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 159, 183.

  [503] SÉVIGNÉ, t. I, p. 300, édit. de M.; t. I, p. 389, édit. de
  G. de S.-G. (20 mars 1671).--SEGRAIS, _Mémoires_, t. II des
  _OEuvres_, pag. 92 et 93.

Deux circonstances parurent devoir y faire renoncer entièrement. Dès
qu'on sut que MADEMOISELLE voulait se marier, la politique chercha
aussitôt à mettre à profit cette volonté. Les ministres de Louis XIV,
voyant que le roi d'Angleterre ne pouvait avoir de postérité de la reine
sa femme, songèrent à le faire divorcer, à lui faire embrasser la
religion catholique, vers laquelle il inclinait, et à lui donner en
mariage _Mademoiselle_, dont les grands biens pourraient le soustraire,
pour ses dépenses personnelles, à la dépendance de son parlement. Ce
dessein, dont on parla pendant une semaine, n'eut pas de suite. Mais
lorsque, par la mort de l'infortunée Henriette, MONSIEUR devint veuf,
tout le monde pensa qu'il était le seul parti qui convînt à
MADEMOISELLE. L'idée de ce mariage s'accrédita à la cour et dans le
public, et fut enfin regardée comme certaine. Louis XIV le désirait peu,
mais il comprit qu'il ne pouvait s'y opposer. Il ne voyait pas avec
plaisir son frère devenir assez riche pour pouvoir se passer de ses
bienfaits. Lorsqu'il parla de cette affaire à sa cousine, il lui dit
qu'il croyait devoir lui déclarer que son intention était de ne jamais
donner à MONSIEUR aucun gouvernement, lors même qu'il deviendrait son
mari. Louis XIV fut fort surpris et en même temps très-satisfait
d'entendre MADEMOISELLE lui répondre qu'elle se soumettrait en tout à
ses ordres; qu'elle épouserait MONSIEUR, s'il le voulait; mais que tel
n'était pas son désir. MONSIEUR, de son côté, avait témoigné si peu
d'empressement pour obtenir la main de MADEMOISELLE, et dit si
clairement qu'il ne se marierait avec elle que pour ses grands biens,
que Louis XIV ne put être offensé que sa cousine refusât l'honneur de
cette alliance, puisque c'était lui-même qui lui avait rapporté le
propos, peu flatteur pour elle, que MONSIEUR lui avait tenu[504]. Dès
qu'on sut que MADEMOISELLE avait refusé d'épouser MONSIEUR, on ne douta
point qu'elle ne fût enfin décidée à prendre pour mari le beau comte de
Saint-Paul. Madame de Sévigné, madame de Puisieux et toutes les
personnes qui voyaient familièrement cette princesse regardèrent ce
mariage comme devant se faire très-prochainement. Les familles de
Longueville et de Condé se mirent en mesure de solliciter le
consentement du roi.

  [504] MADEMOISELLE, _Mémoires_, t. XLIII, p. 206 et
  213.--SEGRAIS, _Mémoires_, dans ses _OEuvres_, 1755, t. II, p.
  92.

On en était là, lorsque tout à coup on apprit que ce consentement du roi
était donné à MADEMOISELLE pour épouser, le dimanche suivant, qui?--Le
comte de Saint-Paul.--Non... MADEMOISELLE, petite-fille de Henri IV,
mademoiselle d'Eu, mademoiselle de Dombes, mademoiselle de Montpensier,
MADEMOISELLE, cousine germaine du roi; MADEMOISELLE, destinée au trône;
MADEMOISELLE, le seul parti de France qui fût digne de MONSIEUR[505],
épousait Lauzun, ce petit marquis de Puyguilhem, ce cadet de Gascogne si
nouvellement introduit à la cour, si récemment comblé des faveurs de son
maître, qui, rapidement élevé de grade en grade et d'honneurs en
honneurs, était bien parvenu à faire naître la crainte et l'envie, mais
non à conquérir la considération et l'estime. Ce fut alors que madame de
Sévigné, dans le premier moment de l'émotion que lui causa une nouvelle
si étrange, si inattendue, prit la plume pour écrire à son cousin de
Coulanges, alors auprès de son beau-père Dugué-Bagnols, intendant à
Lyon, afin de l'instruire de l'événement qui allait avoir lieu et dont
toute la cour et tout le public étaient préoccupés[506].

  [505] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 décembre 1670).

  [506] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 décembre 1670), t. I, p. 212, édit.
  de Monmerqué; t. I, p. 283, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 15 de
  l'édit. 1726.

Ce qui est plus étrange que la chose qui causa tant de surprise à madame
de Sévigné, c'est sa surprise elle-même, c'est l'ignorance où elle
était, où étaient toute la cour, toutes les personnes qui entouraient la
princesse de son inclination pour Lauzun. Cette inclination, cependant,
était déjà ancienne quand elle éclata par la déclaration de son mariage.
MADEMOISELLE s'est plu à tracer naïvement et longuement les progrès de
cette passion malheureuse. Les déplorables faiblesses dont elle fut la
cause ont terni un caractère qui, sans être exempt d'inconséquences et
de petitesses féminines, avait conservé jusque-là de la grandeur et de
la noblesse.

Les premiers commencements de cet amour datent de l'année 1666. Les
attentions de Lauzun pour le roi, son zèle pour son service, l'espèce de
familiarité qui régnait entre le monarque et lui l'avaient fait
distinguer par MADEMOISELLE entre tous les courtisans. Elle avait
remarqué la bonne tenue et le luxe des équipages du régiment de dragons
qu'il commandait. Dans les marches, c'était Lauzun qui montait le cheval
le plus beau et le plus vigoureux; il était toujours accompagné des plus
belles troupes; dans les campements, sa tente était la plus
magnifiquement meublée[507]. Il n'agissait, il ne parlait jamais qu'à
propos; il se communiquait à peu de gens, et paraissait extraordinaire
en tout, mais de telle sorte que tout en lui était naturel. Il déguisait
ce qui était à son avantage, et c'était par autrui que MADEMOISELLE
apprenait ses actes de bravoure ou ses actions généreuses. On le disait
aimé de beaucoup de femmes; et cependant MADEMOISELLE ne trouvait pas,
dans tous les seigneurs de la cour, un seul qui fût plus discret, qui
aimât moins à parler d'affaires de galanterie. Lauzun ne recherchait pas
MADEMOISELLE, jamais il ne l'abordait de lui-même; mais dans les
réceptions, chez la reine, chez le roi, dans les voyages, quelle que fût
la jeunesse ou la beauté de celles avec lesquelles il s'entretenait,
quelque forte que fût la chaleur de la conversation où il se trouvait
engagé, quelque élevé que fût le rang ou l'emploi de ceux qui lui
parlaient, un signe de tête de MADEMOISELLE, un mouvement de son doigt,
un regard dirigé sur lui l'amenait aussitôt près d'elle. Alors il
s'avançait avec une contenance si respectueuse et un air d'une si
parfaite soumission qu'elle pouvait réitérer ses appels en présence de
tous sans donner lieu à aucune interprétation maligne, sans suggérer
aucune autre pensée que, Lauzun ordonnant beaucoup de choses dans la
maison du roi et fort au courant de tout ce qui se passait à la cour et
dans le monde, il était naturel que MADEMOISELLE, pour satisfaire sa
curiosité, s'adressât à celui qui avait plus de moyens de la satisfaire.
Quand on la voyait honorer de sa bienveillance le plus intime des
favoris, celui que l'on considérait comme pouvant mieux l'informer de ce
qui concernait le roi, on la croyait uniquement occupée de plaire au
roi, et on lui savait gré de ces dispositions[508]. Son âge, l'orgueil
de sa naissance, sa vertu, la hauteur de ses résolutions éloignaient
jusqu'à l'ombre d'un soupçon. C'est ainsi que MADEMOISELLE, ne se voyant
gênée par aucune considération d'étiquette ou de bienséance, se fit une
douce habitude d'interroger sans cesse Lauzun, de le consulter sur
toutes choses. Elle lui trouvait des sentiments si honnêtes et si
délicats, un sens si droit et si juste que sa confiance en lui devint
entière, et que l'estime la plus profonde achevait encore de lui faire
goûter, dans les longs entretiens qu'elle avait avec lui, un plaisir pur
et toujours nouveau[509].

  [507] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 103, 160 (année
  1666).--CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 520.

  [508] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. I, p. 285.

  [509] Id., _Mémoires_, t. XLIII, p. 174.

Cependant, à mesure que Lauzun s'aperçut des progrès qu'il faisait dans
le cœur de MADEMOISELLE, il évita de plus en plus de se trouver près
d'elle. Il faisait en sorte que les ordres du roi, les exigences de son
service ou quelques autres causes importantes le forçassent de s'écarter
des lieux où elle était; mais si sa personne était absente, des mesures
étaient prises pour que son souvenir fût toujours présent. La comtesse
de Nogent quittait peu MADEMOISELLE; sœur de Lauzun, elle l'entretenait
sans cesse de lui[510]. D'accord avec lui, ses amis les comtes de
Rochefort et de Guitry ne tarissaient pas sur ses louanges. Ils se
chargeaient surtout de réfuter tous les bruits désavantageux sur Lauzun,
qui parvenaient aux oreilles de la princesse. Pour motiver la rareté de
ses apparitions, il paraissait toujours accablé d'affaires. Cependant
MADEMOISELLE apprit que Lauzun n'était pas aussi occupé qu'il le disait,
et qu'il allait souvent en ville chez une dame de la Sablière. C'était
la femme de Rambouillet de la Sablière, déjà célèbre par les charmes de
sa figure, son savoir, son esprit et qui réunissait chez elle la société
la plus brillante de Paris, de savants, d'hommes de lettres et de gens
du monde[511]. Lauzun en était alors fort amoureux, et s'efforçait
d'obtenir la préférence sur un grand nombre de rivaux[512]. Telle était
l'ignorance de MADEMOISELLE sur ce qui se passait hors de la cour, et
l'audace de Lauzun et de ses amis, qu'un de ces derniers, interrogé par
la princesse pour lui dire ce qu'il fallait penser de madame de la
Sablière, osa répondre que c'était une petite bourgeoise de la ville,
vieille et laide; mais qu'il fallait bien qu'elle fût utile à Lauzun
pour quelque intrigue, puisque lui, qui vivait très-retiré des femmes et
ne songeait plus qu'à faire sa cour au roi, voyait assez souvent cette
madame de la Sablière, et que même il avait donné une place de
secrétaire des dragons à son frère Hesselin[513].

  [510] Id., _Mémoires_, t. XLIII, p. 183.

  [511] Conférez notre _Hist. de la vie et des ouvrages de la
  Fontaine_, 3e édition, et la notice sur Rambouillet de la
  Sablière, dans notre édition des madrigaux de ce dernier, et
  l'article que nous lui avons consacré dans la _Biographie
  universelle_.

  [512] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 184. Quoique madame de la
  Sablière ne soit pas nommée, c'est d'elle qu'il est question dans
  cet endroit des Mémoires de la Fare. Conférez avec ce passage
  celui des _Mémoires de_ MONTPENSIER, t. XLIII, p. 171.

  [513] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 171.

L'habitude que MADEMOISELLE avait contractée de s'entretenir avec Lauzun
devint bientôt pour elle un impérieux besoin. L'ennui, ce triste
compagnon de la grandeur, l'accablait partout où Lauzun n'était pas.
Dès qu'elle entrait chez la reine ou chez le roi à Saint-Germain, aux
Tuileries, à Versailles, elle le cherchait des yeux. Quelque nombreuse
que fût la cour, quel que fût l'éclat des fêtes et des plaisirs qu'on y
goûtait, elle lui paraissait triste et déserte quand Lauzun en était
absent. Lorsqu'elle ne pouvait dans toute la journée échanger avec lui
une parole, un regard, c'était pour elle une jouissance de le voir
passer de loin à cheval. Pour se procurer cet allégement à sa peine,
elle se mettait souvent aux fenêtres ou dans les endroits les plus
propices. Le jour, la nuit, dans le monde, dans la solitude, en ville,
en repos ou sur les routes, elle ne pensait qu'à Lauzun. A cette
continuelle préoccupation, elle commença à croire qu'elle pouvait être
accessible à l'amour, mais elle ne s'en effraya pas. Les _précieuses_ de
l'hôtel de Rambouillet, dont les principes et les idées lui avaient été
inculqués dès sa jeunesse, avaient fait de cette passion la vertu des
belles âmes attirées par une commune sympathie à s'unir entre elles et
dégagées de tout appétit grossier et de l'avilissante influence des
sens. Quoique Lauzun n'eût jamais donné lieu à MADEMOISELLE de penser
qu'il partageât la passion qu'il lui avait inspirée, elle le croyait. Le
maintien froid et réservé de Lauzun lorsqu'il était près d'elle, même en
tête-à-tête, eût dû lui persuader le contraire; mais elle pensait que le
respect et la déférence qu'il lui devait le retenaient, et elle lui
savait gré de cette retenue, comme d'un sacrifice qu'il s'imposait. Il
lui paraissait impossible que cette âme si noble, si honnête, si pure
n'eût pas été créée pour elle. Un jour, à Saint-Germain, chez la reine,
en songeant à la mystérieuse union des cœurs, elle se rappela
confusément des vers de Corneille qu'elle avait entendus au théâtre.
Aussitôt elle fit chercher dans tout le château les œuvres de
Corneille; elles ne s'y trouvèrent point. Elle dépêcha un courrier à
Paris pour se les procurer; dès qu'elle les eut, elle feuilleta tous les
volumes, trouva enfin les vers qu'elle cherchait, et en fut si enchantée
qu'elle les apprit par cœur[514].

  [514] MONTPENSIER, Mémoires, t. XLIII, p. 144.

Voici quel était le commencement de cette tirade:

    Quand les ordres du ciel nous ont faits l'un pour l'autre,
    Lise, c'est un accord bientôt fait que le nôtre;
    Sa main entre les cœurs, par un secret pouvoir,
    Sème l'intelligence avant que de se voir.
    Il prépare si bien l'amant et la maîtresse
    Que leur âme au seul nom s'émeut et s'intéresse.
    On s'estime, on se cherche, on s'aime en un moment.
    Tout ce qu'on s'entredit persuade aisément,
    Et, sans s'inquiéter de mille peurs frivoles,
    La foi semble courir au-devant des paroles[515].

  [515] CORNEILLE, _Suite du Menteur_, acte IV, scène 2.

«Il me semble, dit-elle dans ses Mémoires[516], que rien ne convenait
mieux à mon état que ces vers, qui ont un sens moral lorsqu'on les
regarde du côté de Dieu, et qui en ont un galant pour les cœurs qui
sont capables de s'en occuper.»

  [516] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 145.

Ce qui entretenait l'illusion de la malheureuse princesse, c'était
Lauzun qui se montrait de plus en plus attentif à prévenir ses désirs,
de plus en plus ingénieux à les satisfaire.

Ainsi, lorsque le roi avec la reine et toute sa cour se rendirent en
Flandre, le commandement de l'escorte fut donné à Lauzun. Il fut aussi
chargé d'ordonner tout ce qui était nécessaire pendant le voyage. Il fit
voir tant d'activité, de prévoyance et de présence d'esprit dans les
fonctions embarrassantes dont il était chargé qu'il s'attira les éloges
de toutes les personnes que le roi avait désignées pour l'accompagner.
MADEMOISELLE était de ce nombre, et suivait la reine. Elle eut alors peu
d'occasions de s'entretenir avec Lauzun; mais elle le voyait souvent,
car il semblait se multiplier et être à la fois présent partout,
saisissant avec une prestesse extraordinaire toutes les circonstances où
il pouvait lui être utile et paraissant n'être occupé qu'à les faire
naître. En se rendant de Saint-Quentin à Landrecies, toute la cour se
trouva arrêtée par les débordements d'une rivière et forcée de retourner
en arrière. Avant qu'on eût eu le temps de jeter un pont de bois, la
famille royale fut obligée de coucher pêle-mêle dans une grange. Dans la
confusion d'une marche si précipitée, les voitures ne purent se suivre
selon l'ordre qu'elles avaient gardé dans une marche régulière, et
princes et princesses se trouvèrent séparés de leurs gens de service. La
reine était désolée de n'avoir point ses femmes de chambre, et
MADEMOISELLE était d'autant plus inquiète des siennes qu'elle les avait
laissées, dans un des carrosses, nanties de ses pierreries. Tout à coup
elles arrivèrent, et MADEMOISELLE ne pouvait concevoir comment elles
avaient précédé les femmes de la reine[517] et dépassé tant d'équipages
qui marchaient avant elles. Mais le lendemain, à son réveil, elle eut
l'explication de ce fait par l'arrivée de ses deux dames d'honneur, qui,
fort courroucées contre Lauzun, vinrent se plaindre à elle de ce qu'il
avait fait arrêter leur carrosse pour faire passer celui des femmes de
chambre. Cette attention délicate de Lauzun fit un grand plaisir à
MADEMOISELLE; mais elle en éprouva un plus vif encore lorsqu'elle le
rencontra le soir même chez la reine, et qu'elle put, à voix basse, lui
en témoigner sa reconnaissance[518]. Les tendres sentiments qu'elle
entretenait pour Lauzun, sans aucune défiance d'elle-même, parce qu'elle
les croyait uniquement fondés sur l'estime, échauffèrent d'autant plus
son cœur qu'elle était forcée de les comprimer et de les déguiser sous
l'apparence de la tranquille affection d'une simple amitié; puis la
chaleur du cœur, par degrés, se communiquant aux sens, excita en elle
des troubles inconnus, qui semblèrent lui créer une nouvelle existence,
et la rendirent méconnaissable à elle-même. Qu'on juge ce que dut être
cette manifestation de la passion fougueuse de l'amour chez une
princesse qui était arrivée à l'âge de plus de quarante ans sans l'avoir
jamais ressentie, et qui, naturellement vive, avait été habituée, dès
son enfance, à se livrer à ses penchants! L'embrasement fut terrible, et
la surprise pareille à celle de l'éruption d'un volcan longtemps
silencieux. La princesse connut son état. Le péril était grand, mais la
religion était puissante, et elle avait pour auxiliaire un caractère
énergique et fier. La raison et la vertu eurent d'abord le dessus. Au
lieu de saisir les occasions de voir Lauzun, MADEMOISELLE les évita;
loin de rechercher avec lui les tête-à-tête, elle s'imposa la loi de ne
lui jamais parler qu'en présence d'un tiers[519]. Elle cessa de
s'entretenir avec lui de ce qui pouvait avoir quelque analogie avec les
souffrances de son cœur, et elle ne lui parla plus que de choses
indifférentes.--Vain espoir!--Tous les efforts qu'elle faisait pour
bannir Lauzun de sa pensée l'y regravaient en traits plus ineffaçables
et plus séducteurs. Les impressions que lui causait sa présence étaient
toujours de plus en plus vives. Elle se faisait une telle violence pour
se conformer à la résolution qu'elle avait prise de lui dissimuler ce
qu'elle ressentait pour lui qu'elle ne pouvait plus, lorsqu'elle lui
parlait, arranger trois mots qui eussent un sens[520]. Quand elle était
seule, elle formait cent projets qu'elle rejetait l'instant d'après pour
en concevoir cent autres, aussitôt repoussés comme impraticables. Plus
de repos pour elle, ni le jour ni la nuit. Son esprit incertain, sa
raison bouleversée flottaient sans cesse en tout sens, comme un vaisseau
sans voile et sans gouvernail, assiégé par la tempête. MADAME (Henriette
d'Angleterre), qui existait encore alors et avait, quoique plus jeune,
et malheureusement pour elle, plus que MADEMOISELLE l'expérience des
passions, lui parlait souvent du mérite de Lauzun. «MADAME avait de
l'amitié pour moi, dit MADEMOISELLE dans ses Mémoires; je fus tentée de
lui ouvrir mon cœur, afin qu'elle me dît bonnement ce que je devais
faire et de quelle manière elle me conseillait de me conduire. Je
n'étais pas en état de le pouvoir faire moi-même, puisque je faisais
toujours le contraire de ce que je voulais chercher à faire; ce que
j'avais projeté la nuit, je ne pouvais l'exécuter le jour[521].»

  [517] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 163.

  [518] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 164.

  [519] Id., _ibid._, p. 145.

  [520] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 145.

  [521] Id., _ibid._, p. 146.

MADEMOISELLE n'osa rien dire à MADAME. Mais elle suivit régulièrement la
reine aux Récollets, où il se faisait une neuvaine pour saint Pierre
d'Alcantara; et un jour que le saint sacrement était exposé, après avoir
prié Dieu avec ferveur de lui inspirer ce qu'elle avait à faire, «Dieu
lui fit la grâce, dit-elle, de la déterminer à ne pas travailler
davantage à chasser de son esprit ce qui s'y était établi si fortement,
et à épouser M. de Lauzun.»

Toutefois la grâce de Dieu n'était point pour elle tellement efficace
qu'elle n'eût encore des combats à livrer avec son orgueil avant
d'exécuter la résolution qu'elle avait prise. Elle, si fière, si
hautaine, se soumettre au joug de l'hymen, à son âge!... Que diront le
monde, la cour, le public, l'Europe? Le bruit de son héroïque vertu
n'était-il pas partout répandu?.... Se marier!.... et avec qui?.... avec
Lauzun, un simple gentilhomme, un cadet de famille!.... Puis elle
repassait dans son esprit toutes les mésalliances illustres que sa
mémoire lui fournissait; ensuite elle songeait à tous les partis qu'elle
avait refusés, aux princes et aux souverains qui pouvaient encore se
présenter pour obtenir sa main.... Mais serait-ce là le bonheur?.... Ah!
sans Lauzun pouvait-il en exister pour elle?--Alors, s'affermissant dans
une détermination qui lui semblait inspirée par Dieu même, elle
préparait dans son esprit les réponses à toutes les objections qu'on
pourrait faire contre son mariage. Elle se livra, avec une étonnante et
studieuse activité, à des recherches sur la généalogie des Lauzun, sur
les documents qui pouvaient la justifier. Son érudition devint si riche
et sa mémoire si fidèle sur tous ces points que par la suite, et lorsque
cela fut nécessaire, elle étonna Lauzun en lui apprenant l'histoire de
ses ancêtres, qu'il ignorait; et elle surprit le roi en l'instruisant
sur les faits relatifs aux monarques qui l'avaient précédé sur le trône
de France.

Quand sa résolution fut définitive et que rien relativement à elle ne
pouvait l'empêcher de l'exécuter, toutes ses inquiétudes se réveillaient
en pensant à Louis XIV. Elle revenait sans cesse et comme malgré elle
aux pensées que lui suggérait la difficulté d'obtenir son consentement
pour une telle mésalliance. Mais, disait-elle, pourquoi s'y
refuserait-il?.... Il aime Lauzun, il a de l'amitié pour moi; il ne
voudra pas s'opposer à mon bonheur ni à l'élévation de son
favori.--D'ailleurs, il ne le pourra pas.--N'a-t-il pas consenti au
mariage de la duchesse d'Alençon avec le jeune duc de Guise?--Peut-il me
dénier ce qu'il a concédé à ma sœur?--Oui; mais ma sœur de Guise est
le fruit de la mésalliance de mon père.--Elle n'est pas Anne de Bourbon,
la petite-fille d'Henri IV.--Elle est la fille d'une princesse de
Lorraine.--Dira-t-on que le duc de Guise est d'une maison plus ancienne
et plus puissante que celle de Lauzun?--Plus puissante, oui, parce que
cette maison de Lorraine s'est accrue démesurément dans ces derniers
temps par l'ambition de ses chefs et la faiblesse de nos rois; mais plus
ancienne, non. Les aïeux de M. de Guise ont desservi la France, ceux de
la maison de Caumont se sont souvent sacrifiés pour elle. Sous le règne
de Charles VI, en l'année 1422, Charles, duc de Lorraine, était encore à
la solde du roi de France moyennant trois cents livres tournois par
mois, tandis qu'en 1404 Jean de Nompar-Caumont, seigneur de Lauzun,
concluait un traité de souverain à souverain avec Jean de Bourbon,
commandant les armées du roi en Guyenne[522]; et les anciens titres de
cette illustre maison remontent à plus de sept siècles.--D'ailleurs, ne
sais-je pas combien notre histoire fournit de nombreux exemples de
femmes, de filles et de sœurs de rois qui ont épousé de simples
gentilshommes?... Adèle, l'aînée des filles de Dagobert, n'a-t-elle pas
épousé le comte Hermann, homme peu considérable? Rotilde, la seconde
fille du même roi, n'a-t-elle pas été mariée à Ledéric, premier
forestier de Flandre? Landrade, fille de Charles Martel, ne fut-elle pas
unie à Sidromme de Hasbannin? Berthe, la fille du puissant Charlemagne,
ne devint-elle pas la femme d'Angilbert, simple gouverneur d'Abbeville?
Des filles de Louis le Jeune, la première épousa le comte de Champagne,
et Alix, sa sœur, Thibaut, comte de Chartres et de Blois; Alix, fille
de Charles VII, fut mariée à Guillaume, comte de Ponthieu; Isabelle de
France, fille de Philippe le Long, à Gui, comte d'Albon; Catherine de
France, fille de Charles VI, lorsqu'elle fut devenue veuve, donna sa
main à Owin Tyder, qui n'était qu'un simple chevalier gallois, pauvre et
d'une très-médiocre naissance[523].

  [522] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 144.

  [523] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 162.

Ainsi la malheureuse princesse allait fouillant péniblement jusque dans
les parties les plus obscures de nos annales, pour y trouver des faits
favorables à sa passion, ne s'apercevant pas que ces exemples, puisés
dans des siècles qui n'avaient rien de commun avec le temps où elle
vivait, ne pouvaient lui être applicables. Cependant ils lui
paraissaient décisifs; mais les noms qu'elle y trouvait lui semblaient
obscurs auprès de celui de Lauzun. L'antiquité de sa noblesse, ses
belles actions à la guerre, la réputation d'homme extraordinaire qu'il
s'était faite dans toute la France, la faveur royale dont il jouissait
lui persuadaient que son mérite[524] était encore au-dessus de tout ce
qu'elle voulait faire pour lui. Elle s'affermissait dans le projet
qu'elle avait de l'épouser; et, avec l'énergie et la ténacité de son
caractère, cette résolution une fois prise était invariable. Mais son
embarras était de savoir comment elle la mettrait à exécution.--Quand
elle se faisait cette question, son cœur palpitait, sa tête
s'embarrassait et son esprit flottait incertain. Lorsque l'âme est
vivement émue par un objet d'où dépend le sort de notre vie, plus on
désire atteindre le but, plus on hésite sur les moyens d'y parvenir.

  [524] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 144.

La première chose à faire, sans doute, était d'instruire Lauzun du
projet qu'elle avait formé sur lui. Mais c'était précisément là pour
elle le point difficile. Il fallait que Lauzun sût d'abord qu'elle
l'aimait; et quoiqu'elle eût tâché de le lui faire apercevoir par tous
les moyens qui ne répugnaient pas à sa pudeur, il ne paraissait pas le
moins du monde soupçonner la nature de ses sentiments pour lui. Elle
s'affligeait de ne pas reconnaître en lui les signes de l'amant, tels
que Corneille les donne dans la tirade dont nous avons cité les premiers
vers et dont voici les derniers, que MADEMOISELLE trouvait fort beaux,
parce qu'ils lui semblaient en parfait rapport avec sa situation:

    La langue en peu de mots en explique beaucoup;
    Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d'un coup;
    Et, de quoi qu'à l'envi tous les deux nous instruisent,
    Le cœur en entend plus que tous les deux n'en disent.

MADEMOISELLE chercha de nouveau, et plus fréquemment que par le passé, à
se trouver en tête-à-tête avec Lauzun. Mais lui abrégeait le plus qu'il
pouvait ces entretiens particuliers; il s'y prêtait avec un empressement
si froid, un air si respectueux que MADEMOISELLE, toute troublée devant
lui, ne pouvait se résoudre à rompre le silence; et ces entrevues si
vivement désirées, ménagées par elle avec tant de peine et de mystère,
étaient toujours sans résultat[525].

  [525] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 148.

Cette situation était trop pénible pour que la princesse ne cherchât
point à la faire cesser. Elle ne voyait cependant d'autre moyen que de
faire à Lauzun une déclaration. Alors sa pudeur, sa fierté se
révoltaient à cette idée qui lui revenait sans cesse. Elle en était
obsédée; elle frissonnait, se désespérait, versait des larmes, et ne
pouvait rien déterminer.

Au milieu de ses incertitudes et de ses douleurs, MADEMOISELLE apprit
que l'on parlait de lui faire épouser le duc de Lorraine, afin
d'arranger le différend qui existait entre ce prince et le roi de
France. Cette circonstance lui parut favorable pour instruire Lauzun des
projets qu'elle avait sur lui. Elle le trouva chez la reine au moment où
le bruit de cette alliance se répandait, et lui dit, en se retirant dans
l'embrasure d'une croisée, qu'elle avait à lui parler. Il la suivit. «Il
avait, dit-elle dans ses Mémoires, une telle fierté que je le regardai
comme le maître du monde.»--Elle lui dit, non sans trembler un peu,
qu'elle avait une résolution à prendre, mais que, le considérant comme
son plus fidèle ami, elle ne voulait rien faire sans lui avoir demandé
avis.--Lauzun répondit à cette ouverture par d'humbles révérences et par
des témoignages de reconnaissance sur l'honneur que la princesse lui
faisait. Il lui protesta que, par sa sincérité, il répondrait à la bonne
opinion qu'elle avait de lui.--Alors elle lui parla des bruits qui
couraient sur son mariage avec M. de Lorraine et sur les intentions du
roi à cet égard. Lauzun feignit de tout ignorer, et dit simplement que
l'amitié et la déférence du roi pour MADEMOISELLE lui feraient vouloir
sur cela ce qu'elle désirait.--Mais elle s'empressa de déclarer à Lauzun
que, quelle que fût la volonté du roi, elle était bien décidée à ne pas
s'immoler à des considérations de grandeur et de gloire; qu'elle ne
voulait point se marier à un inconnu, fût-il un puissant souverain;
qu'elle voulait un honnête homme, qu'elle pût aimer[526]. Lauzun, sans
paraître deviner où tendait ce discours, dit à la princesse que ses
sentiments étaient pleins de raison; qu'il les approuvait, mais qu'il
s'étonnait qu'heureuse comme elle l'était elle songeât à se
marier.--Alors elle lui avoua qu'elle y était déterminée par la quantité
de personnes qui comptaient sur son bien et qui par conséquent
souhaitaient sa mort.--Lauzun avoua que cette considération était vraie
et sérieuse, mais que cette affaire était d'une telle importance qu'il
fallait qu'elle y réfléchît mûrement; que, de son côté, il y songerait
avec application, et qu'après il lui en dirait son avis.

  [526] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, P. 215 à 229.

La reine sortit, et ce premier entretien se termina là.

Les entretiens qui suivirent (toujours chez la reine) furent plus
prolongés, et semblaient propres à amener une explication claire et
définitive. La princesse fut charmée du vif intérêt que Lauzun
paraissait prendre à sa situation, aux peines, aux ennuis qui en
étaient la conséquence. Elle lui demanda de vouloir bien la
conseiller, et promit de ne se gouverner que par ses avis. Déposant
alors cet air froid et compassé qu'il avait toujours en sa
présence, il lui dit, avec un sourire qui l'enchanta: «Je dois donc
être bien glorieux d'être le chef de votre conseil, et vous allez
me donner bonne opinion de moi.»--Avec chaleur elle répliqua que
l'opinion qu'elle avait de lui ne pouvait être meilleure, et elle
se disposait à continuer de manière à ne plus lui laisser aucun
doute sur la nature de ses sentiments lorsque Lauzun, lui faisant
une profonde révérence et reprenant son grand air de respect,
arrêta l'impulsion de son cœur, et la contraignit à se contenter
de l'invitation qu'elle lui fit de s'expliquer sur le conseil qu'il
avait à lui donner.

Lauzun approuva entièrement les motifs qui faisaient désirer
à la princesse de se marier; mais la chose lui paraissait
impossible, puisqu'il n'y avait personne sur qui elle pût jeter les
yeux.--«Cependant je ne puis disconvenir que vous n'ayez raison, dit-il,
de sortir de l'état pénible où vous vous trouvez, en pensant qu'on vous
souhaite la mort: sans cela, qu'auriez-vous à désirer? Les grandeurs,
les biens vous manquent-ils? Vous êtes estimée, honorée par votre vertu,
votre mérite et votre qualité; c'est, à mon sens, un état bien agréable,
de vous devoir à vous-même la considération que l'on a pour vous. Le roi
vous traite bien, il vous aime; je vois qu'il se plaît avec vous:
qu'avez-vous à souhaiter? Si vous aviez été reine ou impératrice dans un
pays étranger, vous vous seriez ennuyée à la mort. Ces conditions ont
peu d'élévation au-dessus de la vôtre. Il y a beaucoup de peine à
étudier l'humeur de l'homme et du reste des gens avec qui l'on doit
vivre, et je ne conçois pas de plaisir qui puisse l'adoucir[527].»

  [527] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 152.

MADEMOISELLE convint de la justesse de ces réflexions; mais si elle
choisissait pour époux un parfait honnête homme, si elle suivait la
pente de son cœur, qui la portait à ne jamais se séparer du roi, le roi
ne serait-il pas satisfait qu'elle fût la cause de l'élévation d'un de
ses sujets? n'approuverait-il pas qu'elle lui donnât du bien pour
l'employer à son service?--«Oui, dit Lauzun; outre le plaisir d'avoir
élevé un homme à un degré au-dessus de tout ce qu'il y a de souverains
en Europe, vous auriez celui de la certitude qu'il vous en saurait gré
et qu'il vous aimerait plus que sa vie; et par-dessus le tout vous ne
quitteriez pas le roi. Mais ce sont là des châteaux en Espagne. La
difficulté est de trouver cet homme, dont la naissance, les
inclinations, le mérite et la vertu soient assez grands pour répondre à
tout ce que vous auriez fait pour lui; et vous avez dû vous convaincre,
par tout ce que je vous ai dit, que c'était la chose impossible.»--«Cela
est très-possible, dit la princesse en souriant et en le regardant d'un
air passionné, puisque vos objections ne sont pas contre le projet, mais
regardent l'individu; je verrais à en trouver un qui eût toutes les
qualités que vous voulez qu'il ait.»--La reine sortit en cet instant de
son oratoire; l'entretien avait duré deux heures, et il se serait encore
prolongé sans la circonstance qui y mit fin.

MADEMOISELLE était satisfaite d'avoir cette fois réussi à expliquer ses
intentions à Lauzun de manière à ce qu'il ne pût s'y méprendre; du moins
elle le croyait. Pourtant lorsqu'elle s'aperçut que Lauzun, qu'elle
voyait alors tous les jours, ne venait pas de lui-même la trouver, mais
qu'elle était obligée d'aller vers lui pour lui parler, elle pensa
qu'elle s'était trompée, qu'elle n'avait pas été assez explicite; et
toutes ses anxiétés recommencèrent.--Elle rechercha un nouvel entretien,
et éprouva une vive peine d'entendre dire à Lauzun qu'il lui conseillait
de ne plus penser au mariage; que pour elle ce parti entraînait trop de
dégoûts, de difficultés; qu'il se regarderait comme indigne de l'honneur
qu'elle lui avait fait de se confier en lui s'il ne lui disait pas que
ce qui était le mieux pour elle serait de rester dans l'état où elle
était.

Longtemps Lauzun désola la princesse par cette artificieuse conduite: il
lui démontrait la nécessité de prendre un parti, et la difficulté d'en
prendre un; l'impossibilité, pour son bonheur, de rester dans la
situation où elle était, et les graves inconvénients d'un
mariage.--«Lors même, lui disait-il, qu'elle aurait trouvé quelqu'un qui
réunît toutes les qualités propres à lui plaire, qui pourrait lui
répondre qu'il n'aurait pas des défauts qu'elle n'aurait pas connus et
qui feraient son malheur[528]?» Ces réflexions si sages ne faisaient
qu'accroître l'estime de la princesse pour Lauzun et la confiance
qu'elle avait en lui; et, au lieu d'ébranler la résolution qu'elle avait
prise, elles la rendaient plus impatiente de la mettre à exécution. Ces
longs entretiens, pour elle si délicieux, attisaient le feu de sa
passion, et rendaient de jour en jour plus violents et plus pénibles les
combats intérieurs qu'elle était obligée de se livrer à elle-même.

  [528] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 189.

Cependant Lauzun, dans ces entretiens, quand la princesse lui parlait de
celui qu'elle avait choisi pour époux et lui en faisait l'éloge,
paraissait ne pas se douter qu'il pût être question de lui; et ses
observations faisaient toujours allusion, sans le nommer, à celui auquel
le bruit public donnait la main de MADEMOISELLE. Tantôt c'était le comte
de Saint-Paul, ou MONSIEUR, ou le duc de Lorraine, ou quelque souverain.

MADEMOISELLE, convaincue que la modestie de Lauzun ne lui permettait pas
de croire que c'était bien lui qu'elle aimait, que c'était bien lui
qu'elle voulait épouser, résolut de le lui déclarer, puisque ni ses
discours ni ses regards n'avaient pu le lui faire deviner.--Elle lui dit
donc un jour: «Je veux absolument vous nommer celui que j'ai choisi pour
époux[529].»--«Vous me faites trembler, répondit-il. Si par caprice je
n'approuvais pas votre goût, vous ne voudrez plus me voir; je suis trop
intéressé à conserver l'honneur de vos bonnes grâces pour écouter une
confidence qui me mettrait au hasard de les perdre. Je n'en ferai rien;
je vous supplie de tout mon cœur de ne plus m'entretenir de cette
affaire.»--Et Lauzun évita de se trouver seul avec la princesse, et
affecta de ne lui point parler. Mais plus il semblait se refuser à
apprendre d'elle son secret, plus elle brûlait de le lui révéler.
Cependant le courage lui manquait; et ces deux simples monosyllabes,
«C'est vous,» ne pouvaient sortir de sa bouche. Dans les moments où elle
voulait les prononcer, toujours son trouble et son extrême agitation lui
coupaient la parole et la respiration. Enfin, un certain jeudi soir,
chez la reine, ayant rencontré Lauzun, elle lui dit qu'elle voulait
absolument, malgré sa défense, lui nommer l'homme en question. «Je ne
puis plus, d'après cela, répondit Lauzun, me défendre de vous écouter;
mais vous me feriez plaisir d'attendre à demain.»--«Non, sur-le-champ,
répondit la princesse; demain est vendredi, c'est un jour
malheureux.»--Lauzun, avec un air inquiet et soumis, garda le silence,
et semblait la regarder avec attendrissement. Elle leva sur lui ses
yeux, brillant de la flamme qui la consumait; son sein palpita avec
violence...; elle se sentit défaillir, et, craignant de s'évanouir si
elle augmentait son émotion, elle déclara à Lauzun, en baissant ses
paupières, que ce nom, ce nom si cher, elle n'avait pas la force de le
lui dire.--«J'ai envie, dit-elle, d'épaissir la glace avec mon souffle,
et de vous tracer ce nom dessus[530].»--L'entretien se prolongea ensuite
sur un ton badin, mais qui devint de plus en plus tendre; de telle sorte
que tout était clairement exprimé de la part de la princesse sans que
cependant elle eût prononcé le nom de Lauzun. Mais lui, qui feignait de
ne rien comprendre, la pressa de lui révéler le nom de celui qu'elle
avait choisi.--Tous deux gardèrent alors un instant le silence, comme
pour se recueillir dans ce moment solennel; puis elle ouvrit la bouche
pour faire cet aveu tant désiré, et prononça le mot, C'est...; puis
s'arrêta subitement, effrayée par le timbre sonore d'une pendule qui
venait de se faire entendre...; elle écoute, compte douze coups
consécutifs. «Il est minuit, dit-elle... c'est vendredi... je ne vous
dirai plus rien.»--Le lendemain, ou plutôt après la nuit passée,
MADEMOISELLE, toujours de plus en plus agitée, écrivit ces mots sur un
papier à billet: «_C'est vous_;» elle cacheta ce papier, et le mit dans
sa poche.--Dans la journée, elle alla chez la reine; et, comme elle s'y
était attendue, elle y vit Lauzun, et lui dit: «J'ai écrit le nom sur
un papier.»--Lauzun la pressa vivement de lui remettre ce papier,
promettant de le placer sous son oreiller et de ne le regarder que
lorsque minuit serait sonné.--Elle s'y refusa par la crainte qu'il ne se
trompât d'heure.

  [529] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 215.

  [530] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 217.

Le dimanche suivant, dans la matinée, la reine étant entrée dans son
oratoire, MADEMOISELLE se trouva seule dans le salon avec Lauzun; elle
lui montra le billet, qu'elle avait dans son manchon. Lauzun la supplia
de le lui remettre. «Le cœur lui battait, disait-il; c'était un
pressentiment que le choix qu'elle avait fait lui causerait une vive
peine.» N'importe, il désirait faire cesser son incertitude. Mais elle,
qui sentait combien, après un tel aveu, elle serait embarrassée de se
trouver seule avec Lauzun, prolongea la conversation afin que la reine
eût le temps de sortir de son oratoire. Comme ce court entretien fut
extrêmement tendre de la part de Lauzun et de la sienne, elle se
félicita du moyen qu'elle prenait pour l'instruire du choix qu'elle
avait fait de lui. Aussi quand la reine reparut, MADEMOISELLE remit le
papier à Lauzun, avec injonction de revenir le soir même lui remettre la
réponse au bas du billet. Elle partit soulagée, et suivit la reine aux
Récollets, où elle pria Dieu avec ferveur pour la réussite de ses
projets.

Lauzun était sans lettres, sans étude, peu remarquable par son esprit;
mais il connaissait le monde et surtout les femmes; et ses succès auprès
d'un grand nombre lui avaient donné une merveilleuse sagacité pour
discerner les progrès et les phases des passions qu'elles veulent
cacher. Il savait que, pour être certain de dominer entièrement celles
dont la raison et la conscience combattent les impétueux mouvements du
cœur, il faut les obliger à sacrifier à l'amour jusqu'aux derniers
scrupules de la pudeur, cette vigilante gardienne de la vertu. Pour
cette raison, cette déclaration de MADEMOISELLE, par billet, ne satisfit
pas Lauzun: il ne doutait pas qu'il ne fût aimé, aimé avec passion; mais
cette passion cependant n'était pas encore assez forte pour vaincre
entièrement l'orgueil de la princesse. Ce sentiment pouvait se réveiller
en elle, surtout lorsqu'il serait exalté par les instigations des
personnes intéressées. C'est ce qui devait arriver infailliblement quand
cette liaison, enveloppée jusqu'ici du plus profond mystère, serait
connue. On pouvait alors triompher en partie de cette malheureuse
passion, ou du moins en modérer les accès, et empêcher cette entière
abnégation de soi-même, cet abandon de toute volonté contraire à celle
de l'objet aimé: c'est ce que Lauzun voulait prévenir.

Au lieu de répondre au billet qu'il avait reçu, et de se répandre en
témoignages de reconnaissance auprès de la princesse, Lauzun continua
son rôle d'incrédule. Selon lui, la princesse le trompait, et refusait
de lui dire le nom de celui qu'elle avait choisi; il se montra jaloux,
triste, rêveur; et il la désola tellement par ses brusqueries et son
humeur que, pour lui rendre sa sérénité, elle se vit contrainte à
déposer toute dignité et à répéter plusieurs fois de vive voix ce
qu'elle avait à peine osé lui insinuer par écrit. Il fallut qu'elle lui
déclarât qu'elle l'aimait avec passion; que lui seul pouvait faire son
bonheur; qu'elle s'abandonnait à lui sans réserve, ne voulait vivre que
pour lui, et enfin qu'elle voulait l'épouser et lui donner tous ses
biens.

Lauzun ne répondit à une déclaration si tendre et si explicite que par
des objections; mais elles étaient de nature à affermir la princesse
dans ses résolutions. En supposant, disait-il, qu'il serait assez
extravagant pour croire cette affaire possible, il était obligé de
déclarer à MADEMOISELLE qu'il aimait trop le roi pour qu'aucune
considération humaine pût le déterminer à s'éloigner de lui; qu'il
garderait les charges qu'il avait près de lui; par conséquent il ne
pouvait pas penser qu'elle consentît jamais à épouser le _domestique_
(ce mot s'employait alors pour celui de serviteur) de son cousin
germain.--«Mais, répondit-elle, ce cousin germain est mon maître aussi
bien que le vôtre; et je ne trouve rien de plus honorable pour mon époux
que d'être son domestique. Si vous n'aviez pas de charge auprès du roi,
j'en achèterais une pour vous[531].»

  [531] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 222 à 229.

Lauzun, facilement réfuté sur ce point, ainsi qu'il s'y attendait, avec
une apparence de franchise, d'abandon et de désintéressement, eut l'air
de ne plus envisager cette affaire que sous le point de vue du bonheur
de la princesse; il passait en revue tous les inconvénients
qu'entraînait pour elle l'exécution d'un pareil projet, et il lui
conseillait d'y renoncer; il traça surtout de lui-même un portrait vrai
en partie, mais dans lequel, en exagérant quelques-uns de ses défauts,
il eut grand soin de les rattacher à des goûts opposés à ceux qu'il
avait, à une manière de vivre toute différente de celle qu'il avait
embrassée. «Tout ce que j'aurais de bon pour vous, lui disait-il, au cas
que vous fussiez d'humeur jalouse, serait le peu de raison que je vous
donnerais de vous chagriner, parce que je hais autant les femmes que je
les ai aimées autrefois. Cela est si vrai que je ne comprends pas
comment on est si fou que de s'y amuser[532].»

  [532] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 223.

Lorsque, après ces longues explications, MADEMOISELLE croyait avoir tout
réfuté, lorsqu'elle croyait pouvoir enfin arriver à une conclusion,
Lauzun la désespérait encore de nouveau en ayant l'air de retomber dans
sa première incrédulité, et il lui disait: «Croyez-vous que je sois
assez fou pour considérer tout ceci autrement que comme une
fiction?»--Enfin, quand il la vit si bien possédée de son fol amour
qu'elle ne pouvait penser ni agir que par lui, il parut devant elle
persuadé que tout cela n'était pas une illusion, et il se livra à toute
l'ivresse d'une joie qui était en partie sincère. Cependant il refusa de
faire aucune démarche personnelle auprès du roi pour obtenir son
consentement. Ce fut MADEMOISELLE qui les fit toutes, mais toujours sous
sa direction et par ses conseils.

Elle commença par écrire à Louis XIV une lettre qu'elle lui fit remettre
par la voie secrète, c'est-à-dire par Bontems, son valet de
chambre[533]. Elle en reçut une réponse qui n'était ni un consentement
ni un refus. Le roi lui disait qu'il ne voulait la gêner en rien, mais
qu'elle devait mûrement réfléchir au parti qu'elle allait prendre. Il y
a tout lieu de croire que Lauzun avait déjà préparé Louis XIV à cette
affaire par le canal de madame de Montespan, qui était alors dans ses
intérêts; mais la princesse l'ignorait.

  [533] Id., _ibid._, p. 230 et 231.

Durant cette négociation secrète, le comte de Saint-Paul, devenu prince
de Longueville, allait régulièrement au Luxembourg faire sa cour à
MADEMOISELLE. Guilloire s'aperçut de l'accord qui régnait entre elle et
Lauzun, et il en informa Louvois[534]. Lauzun, qui avait partout des
intelligences, le sut, et le dit à la princesse. Celle-ci, dans la
crainte que les ministres ne traversassent ses projets, résolut de voir
le roi le plus tôt qu'elle pourrait.

  [534] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 235.

Elle l'attendit dans la ruelle de la reine. Nous avons déjà dit que
Louis XIV revenait toujours passer la nuit chez la reine, quelque tard
qu'il fût. Ce jour, son jeu se prolongea, contre la coutume, jusqu'à
deux heures du matin; et la reine, qui ne se doutait de rien, se coucha,
et dit à MADEMOISELLE «qu'il fallait qu'elle eût quelque chose de bien
pressé à dire au roi pour l'attendre si tard.»--Elle dit qu'en effet
elle voulait l'entretenir d'une affaire très-importante, dont on devait
parler le lendemain au conseil. Le roi fut fort étonné, en rentrant dans
sa chambre à coucher, de trouver MADEMOISELLE dans la ruelle de la
reine; et, quoiqu'il fût très-fatigué, il la conduisit entre deux
portes, pour écouter ce qu'elle avait à lui dire. MADEMOISELLE, dont le
cœur battait avec violence, ne put d'abord que répéter trois fois le
mot, Sire; mais enfin, après une pause d'un moment, de sa poitrine
profondément émue, ses paroles s'échappèrent avec feu, avec volubilité.
Elle tint au roi un assez long discours, et n'omit rien de ce qui
pouvait l'engager à lui accorder le consentement qu'elle demandait. Le
roi lui répondit qu'il portait intérêt à Lauzun, et ne voulait pas lui
nuire en s'opposant à sa fortune; mais qu'il ne voudrait pas lui être
utile aux dépens du bonheur de sa cousine; qu'en conséquence il ne lui
défendait pas ce mariage, mais qu'il ne le lui conseillait pas; et il la
pria instamment d'y songer mûrement avant de rien conclure. «J'ai
encore, ajouta-t-il, un autre avis à vous donner. Vous devez tenir votre
dessein secret jusqu'à ce que vous soyez déterminée. Bien des gens s'en
doutent, et les ministres m'en ont parlé. Prenez là-dessus vos
mesures[535].»

  [535] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 239.

Ces paroles, qui furent redites à Lauzun, lui prouvèrent qu'il était
temps de hâter la conclusion de cette affaire; et aussitôt ses amis de
Guitry, les ducs de Créqui, de Montausier, d'Albret, d'après la prière
de la princesse, allèrent ensemble vers le roi pour le supplier de
permettre à sa cousine d'épouser M. de Lauzun; ils adressèrent en même
temps au roi des actions de grâces pour l'honneur qui rejaillirait par
ce mariage sur toute la noblesse de France. Cette demande, qu'appuyaient
encore le prince de Marsillac, le duc de Richelieu, le comte de
Rochefort et d'autres amis de Lauzun[536], fut faite en plein conseil.
Louis XIV répondit qu'il ne pouvait s'opposer à ce que MADEMOISELLE
épousât M. de Lauzun, puisqu'il avait permis à sa sœur de se marier à
M. de Guise. MONSIEUR, qui avait été appelé à ce conseil par ordre
exprès du roi, se récria sur une telle mésalliance; mais Louis XIV
persista, et déclara qu'il accordait son consentement[537].

  [536] Id., _ibid._, p. 265.

  [537] Id., _ibid._, p. 242 à 250.--LA FARE, _Mémoires_, t. LXV,
  p. 181, 182.--CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 521.

Montausier alla aussitôt en instruire MADEMOISELLE, et lui dit: «Voilà
une affaire faite. Je ne vous conseille pas de la laisser traîner en
longueur; et, si vous m'en croyez, vous vous marierez cette nuit.» Ces
paroles s'accordaient trop bien avec l'impatience de MADEMOISELLE pour
n'être pas approuvées par elle: aussi pria-t-elle M. de Montausier de
persuader à Lauzun de suivre ce conseil. Lauzun, enivré de son succès,
aspirait à le rendre complet. Certain que la volonté de la princesse ne
pouvait changer, assuré du consentement du roi, Lauzun répugnait à tout
ce qui pouvait ressembler à un mariage clandestin[538]. Il voulait au
contraire ne rien négliger de ce qui tendait à augmenter l'éclat de la
célébration du sien. Il exigea donc que MADEMOISELLE fît part de ses
intentions à la reine. MADEMOISELLE obéit avec docilité à Lauzun, et
toute la cour en fut instruite.--On en était là, et l'on disait que ce
mariage devait se célébrer au Louvre le dimanche suivant, lorsque madame
de Sévigné écrivit à son cousin de Coulanges cette nouvelle
abasourdissante, et lui dit: «Je m'en vais vous annoncer la chose la
plus surprenante, la plus étonnante, etc., etc.... une chose qui se fera
dimanche, et qui ne sera pas faite lundi.»

  [538] CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 411.

Sa prédiction fut vraie; et elle nous prouve combien elle était
parfaitement bien informée de toutes les clameurs qu'occasionnait ce
mariage, de toutes les intrigues auxquelles il donnait lieu. Les
familles de Condé et de Longueville, étonnées de se voir déçues dans
leurs espérances, indignées d'avoir été jouées par Lauzun, soulevèrent
toutes les résistances. Le grand Condé sortit de sa réserve ordinaire,
et proféra des menaces contre le favori s'il osait épouser MADEMOISELLE;
la reine, pour manifester ses sentiments en cette occasion, se dépouilla
de sa timidité et de sa douceur naturelles. MONSIEUR lui-même, loin de
céder à son indolence, s'agita avec fureur. Le roi résistait, et
pendant ce temps MADEMOISELLE, ignorant la tempête qui grondait autour
d'elle, était dans le ravissement et la sécurité la plus profonde. Elle
s'occupait uniquement de Lauzun, des préparatifs de l'auguste et sainte
cérémonie qui allait avoir lieu. La lenteur de M. de Boucherat et des
gens d'affaires lui causait de l'impatience. Comment pouvaient-ils
trouver tant de difficultés à dresser son contrat de mariage,
puisqu'elle voulait tout donner à M. de Lauzun? Elle grondait Lauzun
lui-même de vouloir mettre des bornes à sa générosité envers lui; et,
dans sa folle confiance, elle recevait avec délices les compliments des
dames de la cour dont Lauzun passait pour avoir eu les bonnes grâces. Il
semblait qu'avoir été aimées de Lauzun comme elle croyait l'être
elle-même était pour elle un motif de les préférer à d'autres[539], et
qu'en leur témoignant son affection elle donnait ainsi la mesure de sa
confiance en lui.

  [539] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 266, 270, 271.

Il est probable que, quoique assiégé pendant trois jours consécutifs par
les remontrances de la reine, de son frère, de tous les princes de son
sang et de quelques ambassadeurs de l'étranger, Louis XIV n'eût jamais
rétracté le consentement qu'il avait donné, si l'on n'était parvenu à
détacher du parti de Lauzun son plus ferme appui, madame de Montespan. A
celle-ci on fit entendre qu'en contribuant à porter à une si grande
élévation un favori tellement goûté du roi qu'il balançait le crédit des
ministres et de tous les princes du sang elle travaillait contre
elle-même. La hauteur et la fierté de Lauzun révoltaient déjà tout le
monde: que serait-ce lorsque, devenu par alliance le cousin germain de
son maître et possesseur d'une immense fortune, il n'aurait plus besoin
de la protection de la maîtresse en titre ni de celle de personne? Si ce
mariage s'accomplissait, toute la famille royale lui en voudrait
mortellement, comme étant celle qui avait porté le roi à y consentir; et
le roi lui-même le lui reprocherait un jour. La princesse de Carignan et
madame Scarron, dans les conseils de laquelle madame de Montespan avait
une grande confiance, furent chargées de lui développer ces motifs: ils
produisirent leur effet, et la firent résoudre à se déclarer contre
Lauzun[540]. Louis XIV, déjà ébranlé par les assauts nombreux qu'on lui
avait livrés sur cette affaire, ne put résister aux séductions de sa
maîtresse, et promit enfin d'empêcher ce mariage.

  [540] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 182.--CHOISY, _Mémoires_,
  t. LXIII, p. 522.

Il lui en coûtait beaucoup de se dédire; mais sa résolution était
devenue invariable. Il voulut au moins adoucir, autant qu'il était en
lui, ce qu'avait de pénible et de rigoureux cet acte de sa despotique
volonté, et la déclarer lui-même à MADEMOISELLE. Il la fit donc prier de
venir le trouver. Aux premiers mots que lui dit le roi, elle devina le
reste. Comment peindre l'excès du désespoir de cette malheureuse
princesse, ses touchantes prières, ses pleurs amers, ses cris
douloureux, lorsque, se roulant aux pieds du monarque, elle le supplia
de révoquer l'arrêt qu'il venait de prononcer, ou de lui donner la mort,
mille fois préférable pour elle à sa séparation d'avec Lauzun? Louis
XIV, dans l'émotion que lui causa l'abaissement d'une princesse
autrefois si puissante et si fière, que la politique de son ministre
avait pensé un instant à lui donner pour femme et pour soutien de son
trône chancelant, se mit à genoux pour la relever[541]: dans cette
posture, il la pressa contre sa poitrine, et mêla ses larmes aux
siennes. Le chagrin qu'il éprouvait de se refuser à ses instances fut si
grand qu'il s'abandonna jusqu'à lui reprocher de ne s'être pas hâtée, et
de lui avoir laissé le temps de la réflexion. Hélas! ce reproche, si peu
fondé, ne pouvait qu'augmenter les regrets douloureux de la princesse.
Elle n'y répondit que par de nouvelles supplications. Mais Louis XIV lui
déclara qu'il ne pouvait plus changer, et la laissa désespérée de
n'avoir pu le fléchir.

  [541] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 378.

Lauzun se montra d'abord digne de l'honneur qui lui était refusé: froid,
calme et en apparence insensible à ce revers de fortune[542], il
continua comme à l'ordinaire son service auprès du roi. Pour le
dédommager, Louis XIV lui offrit le titre de duc et le bâton de
maréchal. Il refusa ces grâces, et dit au roi qu'avant de lui faire
accepter une aussi honorable dignité que celle de maréchal de France il
le priait de vouloir bien attendre qu'il l'eût méritée par ses
services[543]. Lauzun ne se soutint pas à cette hauteur: c'est que ses
refus étaient ceux d'un favori qui veut bouder son maître et le punir
d'avoir manqué à sa parole, et non ceux d'un légitime orgueil et d'une
noble fierté. Mais il poussa si loin l'audace que, dans sa colère contre
madame de Montespan, dont il avait surpris les secrets, il voulut la
compromettre avec le roi[544], et s'attira ainsi une disgrâce éclatante.
Abandonné par le roi à l'inimitié de Louvois, il finit par subir une
rigoureuse détention[545]. C'est alors que le jeune duc de Longueville
fut de nouveau offert pour époux à MADEMOISELLE; elle le refusa. Son
amour survécut à la disgrâce et à l'absence. Depuis que Lauzun était
malheureux, la princesse l'aimait encore avec plus de tendresse[546].

  [542] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 décembre 1670), t. I, p. 264, édit.
  de G. de S.-G.

  [543] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 523.--SÉVIGNÉ (27 février
  1671), t. I, p. 349, édit. de G. de S.-G.; (19 et 24 décembre
  1670), t. I, p. 218 et 220, édit. de M.; t. I, p. 192 et 194,
  édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 19 et 23 de l'édition de 1726,
  dite de Rouen.

  [544] SAINT-SIMON, _OEuvres_, t. X, p. 123 et 135.--SEGRAIS,
  _OEuvres_, 1799, in-12, t. II, p. 92.

  [545] DELORT, _Détention des philosophes à la Bastille_, t. I, p.
  41 à 45, 129.--LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 183.--PETITOT,
  _Notice sur Montpensier_, t. XL du recueil des _Mémoires_, p.
  355-356.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 et 23 décembre 1671, 6 janvier et
  23 mars 1672), t. II, p. 300, 306, 308, 319, 338, 435, édit. de
  G. de S.-G.

  [546] CAYLUS, _Mémoires_, t. LXVI, p. 411.--MONTPENSIER,
  _Mémoires_, t. XLIII, p. 281 à 287.--BUSSY, _Lettres_, t. V, p.
  297 à 307.

Après plusieurs années de démarches sans nombre, de sollicitations
humiliantes et le sacrifice d'une partie de sa fortune, elle obtint
enfin du roi de faire cesser la captivité de Lauzun, et probablement
aussi la permission de contracter avec lui un mariage secret[547]. La
liberté qu'il lui devait, les dons qu'elle lui fit, les preuves
multipliées de son long et touchant attachement ne purent la garantir de
son ingratitude et de ses indignes procédés. Moins oppressée par sa
passion, elle retrouva encore assez d'énergie et de fierté natives pour
se séparer de lui et le bannir pour toujours de sa présence. Elle ne fit
pas la moindre mention de lui dans son testament. Lauzun vécut jusqu'à
l'âge de quatre-vingt-quatorze ans, et vers la fin de sa carrière il
obtint par ses services de nouveaux grades et de nouveaux honneurs[548],
mais jamais il ne put reconquérir la faveur du roi. MADEMOISELLE, depuis
son fatal amour, n'eut plus à la cour cette haute influence qu'elle y
avait exercée si longtemps. Sa personne avait cessé d'inspirer cette
estime et ces éclatants respects qui l'avaient entourée jusque-là.

  [547] PETITOT, _Notice sur Montpensier_, t. XL, p. 385.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (8 mars 1676), t. IV, p. 362; (27 février 1679), t. VI,
  p. 66; (23 octobre 1680), t. VII, p. 261, édit. de G. de S.-G.

  [548] SAINT-SIMON, _OEuvres_, t. X, p. 148.--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (24 décembre 1688), t. IX, p. 49; (28 mai 1695), t. XI, p. 175,
  édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné la vit avant et après la catastrophe de son mariage
projeté[549]. Elle s'entretint longtemps seule avec elle, et fut
alternativement le témoin de l'ivresse de sa joie et de l'excès de sa
douleur. Plusieurs fois le spectacle de ses tourments et des angoisses
de son cœur lui arracha des larmes. Elle décrit très-bien l'état de
l'âme de cette princesse dans ces deux instants si opposés[550]. «C'est,
dit-elle en écrivant à son cousin de Coulanges, le sujet d'une tragédie
dans toutes les règles; jamais il ne s'est vu de si grands changements
en si peu de temps; jamais vous n'avez vu une émotion aussi générale.»

  [549] SÉVIGNÉ, _Lettres_, en date des 15, 19, 24 et 31 décembre
  1670, t. I, p. 218, 219, 220, 221, édit. de M.; t. I, p. 283-286,
  292-295, édit. de G.--MARIE RABUTIN-CHANTAL, marquise de SÉVIGNÉ,
  _Lettres à madame de Grignan_, t. I, p. 18, édit. 1726.

  [550] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 et 31 décembre 1670), t. I, p. 294,
  296-298, édit. de G. de S.-G.--BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 297
  (Lettre de madame de Scudéry à Bussy).--_Ibid._, p. 307.

Cette affaire fit tellement de bruit dans toute l'Europe que Louis XIV
crut devoir écrire aux ambassadeurs qu'il avait dans l'étranger une
circulaire dans laquelle il expliquait les raisons qu'il avait eues de
permettre et ensuite de défendre le mariage de MADEMOISELLE et de
Lauzun; il engagea ses agents diplomatiques à communiquer secrètement
cette dépêche aux différentes cours près desquelles ils se trouvaient
placés[551].

  [551] LA FARE, _Mémoires_, t. LXV, p. 183.

Nous avons suffisamment entretenu nos lecteurs des personnages que
voyait madame de Sévigné et dont elle nous parle dans les lettres
qu'elle a écrites, à dater de l'époque dont nous traitons. Il est temps
de revenir aux particularités qui, dans ces mêmes lettres, la concernent
personnellement.



CHAPITRE XV.

1669-1671.

   Madame de Sévigné passe à Livry l'automne de l'année 1669 avec sa
   fille, son gendre et sa famille.--Long souvenir qu'elle conserve
   de cette heureuse époque de sa vie.--Son bonheur est troublé par
   un événement.--Le chevalier de Grignan tombe de cheval.--Madame de
   Grignan s'évanouit, et fait une fausse couche.--Propos malins de
   la comtesse de Marans à ce sujet.--Bussy paraît en avoir eu
   connaissance.--Ces propos peuvent être relatifs à l'inclination
   présumée du roi pour madame de Grignan.--Saint-Pavin, goutteux,
   fait encore des vers pour madame de Sévigné.--Il meurt.--Son
   épitaphe est composée par Fieubet.--Le comte de Grignan est nommé
   lieutenant général de Provence.--Il part.--Une correspondance
   s'engage entre lui et madame de Sévigné, et entre elle et son
   cousin de Coulanges, avec toute la famille de l'intendant de Lyon
   et avec madame de Coulanges.--Madame de Sévigné, par ses lettres,
   cherche à capter la confiance et l'amitié de son gendre.--Elle lui
   recommande un gentilhomme condamné aux galères.--Détails sur ce
   gentilhomme.--Nouvelles diverses données par madame de Sévigné au
   comte de Grignan.--Mot de la duchesse de Saint-Simon.--Son
   caractère.--Le duc de Noirmoutier devient aveugle.--Détails sur
   lui et sur son père.--Hiver rigoureux.--Décès causés par la petite
   vérole.--Mariage de mademoiselle de Thianges et du duc de
   Nevers.--Guillaume VII, prince de Hesse, meurt sans avoir été
   saigné.--Discussion des médecins sur l'efficacité de la
   saignée.--Intrigue du comte de Saint-Paul et de la duchesse de la
   Ferté.--Pari et course au bois de Boulogne du grand écuyer et du
   maréchal de Bellefonds.--Le comte de Grignan musicien.--Madame de
   Sévigné lui promet des motets.--Nicole publie un traité;--La
   Fontaine, un recueil de ses Contes.--Bourdaloue prêche aux
   Tuileries.--Madame de Sévigné fait l'éloge de tous ces talents.

La sensibilité, ce mobile de nos peines et de nos jouissances, grave
dans notre mémoire nos moments de joie et nos jours de tristesse. C'est
cette faculté de l'âme qui nous fait vivre dans le passé autant que dans
le présent; plus elle prédomine, plus elle nous retrace vivement ces
heures si promptement écoulées, où les objets de nos intimes affections
se trouvaient réunis autour de nous; où, au milieu d'une société d'amis,
nous étions avec eux en communauté de plaisirs, de sentiments et
d'idées. Il est dans notre nature, dans cet instinct de bonheur dont la
Providence nous a pourvus de chercher à nous rappeler de préférence les
époques de nos plus grandes félicités. C'est par cette raison que les
souvenirs de l'automne de l'année 1669 viennent si souvent se placer
sous la plume de madame de Sévigné. Bosquets de Livry, qui aviez été si
longtemps témoins des jeux enfantins, des ris folâtres et de la
pétulante gaieté de Marie de Rabutin, vous la vîtes alors, parée d'un
autre nom, belle de sa maternité, se promener avec plus de calme sous
vos ombrages; heureuse par les soins pieux qu'elle prodiguait à son
tuteur, par la tendresse d'un fils, par le bonheur d'une fille, objets
de ses prédilections; par les attentions d'un gendre qui satisfaisait
son orgueil et donnait plus de force à ses espérances! Ce gendre, le
chevalier de Grignan, son frère, madame de Charmes, femme d'un président
du parlement d'Aix, qui avait été ami intime de Fouquet[552], vinrent
alors passer quelque temps avec madame de Sévigné, et contribuèrent,
avec la société aimable et brillante qui lui venait de Paris et des
environs, à varier son existence et à faire de Livry un séjour de fêtes
et de jouissances continuelles.

  [552] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 165, édit. de M.; t. II, p.
  198, édit. de G. (23 août 1671).--_Ibid._, t. VI, p. 12, M.; t.
  VI, p. 192, G. (2 novembre 1679).

Il faut d'autant moins s'étonner que madame de Sévigné se rappelle,
après l'intervalle de plusieurs années, les jours passés à Livry au
milieu de toute sa famille qu'elle était alors dans la force de l'âge et
de la santé, dans la plus riante campagne, dans la plus agréable saison
de l'année, et que ce temps d'un bonheur si complet fut aussitôt suivi
de celui qui la sépara d'avec sa fille; séparation cruelle et cause
incessante des douleurs de toute sa vie!

Il était encore un autre motif qui ne permettait pas à madame de Sévigné
d'oublier cette époque de son séjour à Livry, qu'elle prolongea jusqu'à
la chute des feuilles, c'est qu'au souvenir des doux moments qu'elle y
avait passés se mêlait celui d'un événement triste en lui-même, et qui
la menaça du plus grand malheur qui pût lui arriver.

Le 4 novembre 1669[553], le chevalier de Grignan, montant un cheval
fougueux, fut violemment jeté à terre en présence de sa belle-sœur,
alors enceinte. Madame de Grignan s'évanouit, et fit une fausse couche.
Il est facile de comprendre quelles furent alors les inquiétudes de
madame de Sévigné. Elle en parle dans un grand nombre de lettres; mais
ses tourments, et les souffrances de madame de Grignan, et les regrets
de son gendre ne furent pas les seuls résultats fâcheux de cet accident;
il y en eut un plus durable dans ses effets, que ces mêmes lettres et
les lettres de Bussy nous font connaître[554].

  [553] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 novembre 1671), t. II, p. 280, édit.
  de G. de S.-G.--_Ibid._, t. II, p. 237, édit. de M. «Ah! ma
  fille, il y a aujourd'hui deux ans qu'il se passa une étrange
  scène à Livry!» etc.

  [554] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mars, 19 et 23 août, 6 et 13
  septembre, 4 novembre 1671), t. I, p. 277, 187, édit. de
  Monmerqué; t. I, p. 361, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 163,
  165, 272 et 273, édit. de M.; t. II, p. 196, 198, 214, 280, 361,
  édit. de G. de S.-G.

Le chevalier de Grignan avait une belle figure; il était plus jeune,
plus sémillant, plus aimable que le comte de Grignan, son frère, laid de
visage, ainsi que nous l'avons dit. La familiarité qui s'était établie
entre le beau-frère et la belle-sœur n'avait rien qui ne fut
irréprochable: toujours en présence d'une mère et d'un époux, ils
pouvaient tous deux se livrer aux accès de leur gaieté avec la liberté
que permet le séjour à la campagne et dont leur jeune âge leur faisait
un besoin. Mais la vive émotion qu'éprouva madame de Grignan lors de
l'accident arrivé au chevalier et surtout la fausse couche qui en fut la
suite donnèrent lieu à la malignité de s'exercer sur le compte de tous
deux. J'ai rapporté ailleurs la parodie de la fable de la Fontaine, que
l'on fit peu après sur ce sujet[555]. Les recueils de vers manuscrits de
ce temps renferment plusieurs autres pièces qui prouvent que madame de
Grignan fut en butte à ces satires grossières des chansonniers et des
vaudevillistes, auxquelles la célébrité, la puissance, les richesses et
la beauté ne pouvaient alors échapper. Leurs auteurs s'étaient accordés
à donner au comte de Grignan le surnom de _Matou_, à cause de sa mine
ébouriffée; et, aussitôt après son mariage avec mademoiselle de Sévigné,
on fit sur lui et sur sa femme le couplet suivant:

    Belle Grignan, vous avez de l'esprit
    D'avoir choisi votre beau-frère;
    Il vous fera l'amour sans bruit,
    Et saura cacher le mystère.
    --Matou! n'en soyez pas jaloux;
    Il est Grignan tout comme vous[556].

  [555] Voyez dans les notes et éclaircissements sur l'_Histoire de
  la vie et des ouvrages de la Fontaine_, 1re édition, 1820, in-8º,
  la parodie de la fable intitulée _la Cigale et la Fourmi_.

  [556] _Recueils de chansons et de vaudevilles, mss. de mon
  cabinet_, p. 288, verso.

La comtesse de Marans, en accréditant par ses discours les bruits qui
couraient sur madame de Grignan et sur son beau-frère, s'attira
l'inimitié de madame de Sévigné ainsi que de rudes reproches de la part
du duc de la Rochefoucauld et des nombreux amis de notre aimable
veuve[557].

  [557] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 et 27 février 1671), t. I, p. 239 et
  269, édit. de M.; ou t. I, p. 315, édit. de G. de S.-G. (6, 9 et
  25 février, 18 mars, 22 avril 1671; 29 avril, 20 juin et 30
  décembre 1672); t. I, p. 251, 254, 260, 263, 306, 307, 308, 313,
  315, 324, 344, 384; t. II, p. 33 et 34; t. III, p. 73-137.--La
  comtesse de Marans était la sœur de mademoiselle de Montalais,
  dont nous avons parlé dans la première partie de ces _Mémoires_.

Il y a lieu de croire que les insinuations de madame de Marans
parvinrent aux oreilles de Bussy; et c'est à elles qu'il fait allusion
dans ses lettres du 25 juin et du 10 juillet 1670[558]; à moins qu'on ne
pense que le bruit qui courait de l'inclination du roi pour mademoiselle
de Sévigné ne se soit accrédité, et même n'ait pris plus de consistance
depuis qu'elle était mariée. Alors ce serait là l'objet véritable des
discours indiscrets et malveillants de madame de Marans et de quelques
personnages de la cour sur la mère et sur la fille. Ce qui est certain,
c'est que madame de Grignan craignit de fixer sur elle l'attention du
monarque. Lorsqu'elle parut à la cour avec son mari, dont la laideur
faisait un si grand contraste avec sa beauté, non-seulement elle
s'abstint de toute recherche de toilette, mais elle osa choquer la
despotique volonté de la mode en dérobant aux regards, par un vêtement
peu gracieux, de séducteurs attraits, que les jeunes femmes de son âge
étaient tenues de montrer. C'est à quoi madame de Sévigné fait allusion
dans une de ses lettres, où elle témoigne à sa fille la satisfaction
qu'elle éprouve des soins qu'elle se donne pour être plus élégamment
vêtue: «Vous souvient-il, lui dit-elle, combien nous avons été fatiguées
avec ce méchant manteau noir? Cette négligence était d'une honnête
femme, M. de Grignan vous en peut remercier; mais elle était bien
ennuyeuse pour les spectateurs[559].»

  [558] Voyez ci-dessus, chap. XI, p. 189 à 192; et SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. I, p. 254, édit. de G. de S.-G. (lettre de Bussy à
  madame de Sévigné, du 25 juin 1670).

  [559] SÉVIGNÉ, _Lettre écrite à madame de Grignan_, le 21 janvier
  1671, _rétablie pour la première fois d'après le manuscrit
  autographe_ (par M. Monmerqué); Paris, Blaise, 1826, in-8º, p. 8
  et 9.--_Lettres de madame_ DE RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE
  SÉVIGNÉ, _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye,
  1726, in-12, t. I, p. 119. Dans cette édition, le passage est
  conforme à l'autographe publié par M. Monmerqué; mais le texte
  des éditions du chevalier Perrin porte: «Cette négligence, que
  nous vous avons tant reprochée.» Ces derniers mots ont été
  ajoutés par l'éditeur, qui n'a pas été l'auteur des suppressions
  faites à cette lettre, comme le croyait M. Monmerqué, puisque ces
  suppressions se trouvent dans l'édition de Hollande, bien
  antérieure à celle de Perrin.

Quoi qu'il en soit, les torts de madame de Marans ont dû être graves.
Madame de Sévigné ne la désigne le plus souvent que par le surnom de la
sorcière _Mellusine_; et elle manifeste à son égard un ressentiment et
une aigreur qui n'étaient pas dans son caractère, naturellement doux et
indulgent. Cette comtesse de Marans avait ses raisons pour discréditer
les femmes dont la conduite était régulière. Elle était fort galante et
publiquement connue pour être la maîtresse de monsieur le Duc, fils du
grand Condé; elle en eut une fille qui porta le nom de Guenani,
anagramme de celui d'Anguien. Cette fille fut légitimée, et épousa
depuis le marquis de Lassay, dont on a des Mémoires[560].

  [560] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 avril et 6 mai 1696), t. I, p. 317,
  édit. de Monmerqué. Cette fille de M. le Duc, après avoir été
  légitimée, porta le nom de Julie de Bourbon, demoiselle de
  Châteaubriand; son mari se nommait Armand de Pardaillan, marquis
  de Lassay.

Pendant le séjour que madame de Sévigné fit à Livry durant cet automne,
elle revit Saint-Pavin. Il était affaissé par l'âge et les souffrances
de la goutte[561], et cependant il faisait encore des vers tendres et
galants. Le retour de madame de Sévigné à Paris, à la fin de la saison,
lui épargna la douleur de voir mourir ce bon et aimable épicurien, dont
la société avait égayé sa jeunesse[562] et dont les poésies avaient
contribué à lui donner le goût du style naturel et gracieux[563].
Saint-Pavin eut une attaque d'apoplexie le 1er mars de l'année
1670[564]; il mourut le 8 avril suivant. Sa destinée fut singulière.
Boileau, qui fit un poëme contre les gens d'Église, le taxa
d'incrédulité, et dirigea contre lui ses traits satiriques.
Fieubet[565], si connu par sa pieuse austérité, fit pour lui cette
épitaphe:

    Sous ce tombeau gît Saint-Pavin:
    Donne des larmes à sa fin.
    Tu fus de ses amis peut-être?
    Pleure ton sort avec le sien.
    Tu n'en fus pas? pleure le tien,
    _Passant_, d'avoir manqué d'en être.

  [561] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er août 1685), t. VII, p. 319, édit.
  de Monmerqué; t. VIII, p. 104, édit. de G. de S.-G.

  [562] Conférez la première partie de ces _Mémoires_, chap. VI, p.
  76-78.

  [563] _Poésies de_ SAINT-PAVIN _et de_ CHARLEVAL, 1769, in-12,
  édit. de Saint-Marc, p. 68 à 72.--_Recueil des plus belles
  pièces des poëtes français_; chez Claude Barbin, 1669, in-18,
  p. 325.--Toutes les poésies de Saint-Pavin ne sont pas
  publiées.--Conférez MONMERQUÉ, _Lettres de Sévigné_, t. IX, p.
  243.

  [564] BUSSY, _Nouvelles lettres_, t. V, p. 136, ou Lettres de
  mesdemoiselles de Montpensier, de Montmorency, du Pré, etc.,
  édit. de Léopold Collin; Paris, in-12, p. 163.

  [565] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1675, 5 juillet 1685, 26 octobre
  1689, 3 octobre 1694, 15 octobre 1695), t. III, p. 279; t. VII,
  p. 292; t. IX, p. 185; t. X, p. 16 et 143, édit. de Monmerqué.

A peine madame de Sévigné eut-elle quitté le séjour de Livry qu'elle
apprit qu'un grand et douloureux changement se préparait dans son
existence. Le comte de Grignan, son gendre, fut nommé, par lettres
patentes du 29 novembre 1669, lieutenant général en Provence[566].
Louis-Joseph, duc de Vendôme et de Penthièvre, qui avait été adjoint à
son père le 24 avril 1658 et lui avait succédé comme gouverneur de la
province, n'y résidait jamais[567]. M. de Grignan y était donc envoyé
pour y commander en chef. Cette haute faveur aurait dû être pour madame
de Sévigné un sujet de satisfaction, puisqu'elle assurait à sa fille un
rang et une position dignes d'être enviés; mais elle lui imposait un
sacrifice trop grand et trop pénible pour n'être pas plus affligée que
réjouie de cette nomination. Sa fille, qui ne l'avait jamais quittée,
devait bientôt se séparer d'elle et s'éloigner pour aller résider à
l'extrémité de la France. Elle ne pouvait prévoir la durée de cette
absence, et il lui était même interdit de souhaiter de la voir cesser,
puisque cela ne pouvait avoir lieu que par la disgrâce de M. de Grignan
et la privation de sa charge. Mais il semble que la Providence voulait
ménager la sensibilité de cette tendre mère et l'accoutumer par degrés
au coup qu'elle lui portait. Sa fille se trouvait enceinte, et il ne
parut pas prudent à son mari de lui faire entreprendre dans cet état un
long voyage, à la suite de la fausse couche qu'elle avait faite. Il la
confia donc aux soins de sa mère, et il partit seul pour la Provence
vers la fin d'avril 1670[568].

  [566] PAPON, _Histoire de Provence_, t. IV, p. 819.

  [567] Idem, _ibid._, t. IV, p. 816.

  [568] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. I, p. 178, édit. de M.; t. I, p.
  142, édit. de G. de S.-G. (16 avril 1670).

Alors s'engagea entre madame de Sévigné et le comte de Grignan une
correspondance dont il ne nous reste qu'une portion; mais, dans les
fragments interrompus de ce commerce épistolaire, que d'esprit, que de
raison, que de prévoyance et de tendresse maternelles! Comme madame de
Sévigné s'insinue avec adresse dans la confiance de son gendre! Sa plus
grande crainte est de paraître conserver un reste d'autorité et
d'influence sur cette fille chérie, et qu'on puisse croire que ce n'est
pas entièrement qu'elle l'a concédée à M. de Grignan. Aussi voyez comme
elle doute naturellement de ce qu'elle sait le mieux[569]! comme elle
s'efface et disparaît derrière sa fille! comme elle revient toujours et
comme sans dessein aux éloges que l'on en fait! avec quelle apparence de
vérité elle se dépite de ce que madame de Grignan néglige les devoirs du
monde pour écrire à son mari; de ce qu'elle ne pense qu'à lui et se
montre jalouse des lettres que sa mère en reçoit! «Mais elle a beau
faire, dit madame de Sévigné, je la défie d'empêcher notre amitié[570].»
Que de variété, de gaieté dans cet entretien épistolaire!

  [569] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juin 1670), t. I, p. 256, édit. de G.
  de S.-G.

  [570] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 septembre 1670), t. I, p. 269.

Remarquons que madame de Sévigné a bien soin de faire écrire dans ses
lettres son cousin de Coulanges, moins suspect qu'elle de partialité,
afin qu'il fasse l'éloge de madame de Grignan. Elle ne manque pas non
plus d'informer le comte de Grignan de tout ce qui pouvait l'intéresser;
et comme elle connaît sa paresse pour écrire, elle ne cesse de lui
répéter qu'elle ne veut pas de réponse de lui. «Je vous défends de
m'écrire, dit-elle; mais je vous conjure de m'aimer[571].» Tout ce qui
reste de loisirs à M. de Grignan, après la grande affaire dont il est
chargé, il faut qu'il l'emploie à répondre à sa femme. Dans les affaires
sérieuses, que de sagesse, que de prudence! Ces lettres nous dévoilent
quel admirable plan de conduite madame de Sévigné trace à son gendre.
Comme elle a soin de lui rappeler les devoirs dont il doit s'acquitter
envers les personnes qu'il a laissées à Paris, que ses nouvelles
dignités et ses nouvelles fonctions pourraient lui faire oublier!
Combien elle craint qu'il ne se fasse des ennemis, et comme elle cherche
toutes les occasions de lui procurer de nouveaux protecteurs et de
nouveaux amis!

  [571] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 septembre 1670), t. I, p. 270, édit
  G. de S.-G.

Mais, toutefois, ce surcroît d'occupations ne lui fait pas oublier ses
anciens amis à elle. Pour servir ceux que les rigueurs du roi avaient
atteints, elle ne néglige pas de se servir du crédit de son gendre.

Fouquet était, par les ordres de Louvois, détenu à Pignerol dans la plus
dure captivité. Personne ne pouvait communiquer avec lui; on lui avait
interdit tous les moyens de donner de ses nouvelles: il fut réduit, pour
écrire, à se servir, au lieu de plume, d'os de chapon; au lieu d'encre,
de suie mêlée avec du vin; et cette ressource lui fut encore enlevée.
Mais auparavant une lettre de lui, péniblement tracée par ce moyen,
avait été transmise à sa femme[572] par un gentilhomme nommé
Valcroissant, autrefois attaché au service du surintendant et qui avait
conservé pour lui un vif sentiment de reconnaissance. Pour ce seul fait,
Valcroissant fut condamné à cinq ans de galères. Ce jugement eût été
exécuté dans toute sa rigueur si madame de Sévigné n'avait pas écrit à
son gendre en faveur de ce gentilhomme, «un des plus honnêtes garçons
qu'on puisse voir, dit-elle, et propre aux galères comme de prendre la
lune avec les dents.» Madame de Scudéry avait aussi adressé une lettre
dans le même but à M. de Vivonne, général des galères[573]. Par
l'intervention et les démarches de ces deux généreuses femmes, l'arrêt
fut commué; et Valcroissant, trois mois après sa condamnation, put se
promener en liberté dans la ville de Marseille[574].

  [572] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin 1670), t. I, p. 189 et 190,
  édit. M.--_Ibid._, t. I, p. 237, édit. G.--DELORT, _De la
  détention des philosophes à la Bastille_, t. I, p. 32, 161, 162,
  166, 169 et 170. Les éditeurs de Sévigné ont laissé le nom en
  blanc, parce qu'ils ne l'ont pas connu.

  [573] MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLIII, p. 122.--_Lettre de
  madame_ DE SCUDÉRY, du 23 août 1670, dans SÉVIGNÉ, _Lettres_, t.
  I, p. 190, édit. de M.

  [574] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (en date du 28 novembre 1670), t. I, p.
  207, édit. de M.; t. I, p. 278, édit. de G. de S.-G. (pour ***,
  il faut lire Valcroissant).

Pendant sa détention, son frère, sur la demande de madame de Sévigné,
avait obtenu un canonicat de M. de Grignan. Dix-huit ans après, ce même
Valcroissant, estimé de tous comme un des meilleurs officiers de
l'armée, remplissait les fonctions d'inspecteur dont Louvois l'avait
chargé; il eut alors occasion d'être utile au jeune marquis de Grignan,
petit-fils de madame de Sévigné. Dans son rapport, Valcroissant rendit
au ministre un compte favorable de la conduite et des heureuses
dispositions de ce jeune homme, et prépara ainsi son avancement. Ce fut
là un vrai bonheur pour Valcroissant; car si l'on est satisfait de
pouvoir conférer un bienfait, on éprouve des émotions plus douces encore
en acquittant ainsi la dette de la reconnaissance[575].

  [575] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 novembre 1688), t. I, p. 175, édit.
  de M.--_Ibid._, t. I, p. 456, édit. de G. de S.-G.

Pour ce qui concerne les commencements du séjour de M. de Grignan en
Provence, nous devons regretter de n'avoir pas la correspondance qui
alors s'engagea entre M. Dugué-Bagnols, intendant de Lyon, madame
Dugué-Bagnols, sa femme, madame de Coulanges, leur fille aînée, d'une
part; et madame de Sévigné et son cousin de Coulanges, de l'autre.
Coulanges, séparé de sa femme, se trouvait alors à Paris avec madame de
Sévigné. M. de Grignan se louait beaucoup de ses rapports avec
l'intendant de Lyon et des politesses de sa femme. Toute la famille
Dugué-Bagnols et surtout madame de Coulanges, si intimement liée avec
madame de Sévigné, s'empressaient d'écrire, soit à elle, soit à son
cousin, tous les détails qu'ils pouvaient recueillir sur le nouveau
lieutenant général de Provence et sur les actes de son administration;
et même mademoiselle Dugué-Bagnols[576] (trop éprise après son mariage
du jeune baron de Sévigné), en écrivant à son beau-frère de Coulanges,
s'entretenait aussi de ce qui concernait le comte de Grignan. De son
côté, madame de Sévigné écrit à M. de Grignan qu'elle ne lui donne
aucune nouvelle, parce que ce serait aller sur les droits de sa
fille[577]. Par là elle entend les nouvelles publiques; car il paraît
bien, d'après ses lettres, qu'elle se réservait toutes les nouvelles
particulières qui pouvaient intéresser son gendre. C'est elle qui lui
transmet les compliments de M. de la Rochefoucauld, du fils de celui-ci,
le prince de Marsillac, de madame de la Fayette, et ceux aussi du comte
de Brancas, qui est fort content de lui et qui espère qu'il saura mettre
à profit le service qu'il lui a rendu en lui donnant une si jolie femme.
Elle n'oublie ni la marquise de la Trousse, sa tante[578], ni le _bon
abbé_[579], qui aime madame de Grignan de tout cœur. «Et ce n'est pas
peu, ajoute madame de Sévigné; car si elle n'était pas bien raisonnable,
il la haïrait de tout son cœur.»

  [576] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 septembre, 28 novembre et 10
  décembre 1670), t. I, p. 200, 207-209, édit. de M.--_Ibid._, t.
  I, p. 270, 278 et 280, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (17 février
  1672), t. II, édit. M.--_Ibid._, t. II, p. 391, édit. G. (3, 7 et
  19 juillet 1677), t. V, p. 113, 114, 118, 139, édit. M.--_Ibid._,
  t. V, p. 269, 270, 294, édit. M.

  [577] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 août 1670), t. I, p. 197, édit. de
  M.--_Ibid._, t. I, p. 266, édit. de G. de S.-G.

  [578] Henriette de Coulanges, marquise de la Trousse, sœur de
  Marie de Coulanges, mère de madame de Sévigné.

  [579] Christophe de Coulanges, abbé de Livry.

C'est madame de Sévigné qui donne au comte de Grignan tous les détails
sur la maladie qui conduisit au tombeau l'aimable duchesse de
Saint-Simon, leur amie commune. Elle fut atteinte de la petite vérole,
et succomba le 2 décembre 1670. C'était la première femme de Claude de
Saint-Simon, père de l'auteur des Mémoires, et la fille cadette de M. de
Portes, du nom de Budos. Son beau-fils, le duc de Saint-Simon, nous
apprend qu'elle était belle, d'une amabilité et d'une douceur qui la
faisaient aimer de tout le monde[580]. Dans sa jeunesse, elle était,
comme madame de Sévigné, une des célébrités de l'hôtel de Rambouillet;
et le grand _Dictionnaire des_ _Précieuses_ a tracé d'elle, sous le nom
de _Sinésis_, un portrait qui ressemble à celui qu'a donné
Saint-Simon[581]; seulement l'auteur du _Dictionnaire_ ajoute qu'elle
était plus sérieuse qu'enjouée. Enlevée à la fleur de l'âge, elle fut
vivement regrettée: madame de Sévigné, qui se montre très-affligée de sa
perte[582], recommande à ce sujet à son gendre d'écrire une lettre de
condoléance à la duchesse de Brissac, femme d'un caractère tout
différent de celui de sa mère et mieux connue par les Lettres de madame
de Sévigné que par les Mémoires de son frère[583].

  [580] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 79 à 80.

  [581] SOMAIZE, _le grand Dictionnaire des Précieuses_, t. II, p.
  129.--Il dit que _Sinésis_ loge à la _petite Athènes_,
  c'est-à-dire au faubourg Saint-Germain.

  [582] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 209, édit.
  de M.--_Ibid._, t. I, p. 280, édit. de G.

  [583] Gabrielle-Louise de Saint-Simon, duchesse de Brissac, sœur
  du duc de Saint-Simon, l'auteur des _Mémoires_.--Conférez
  SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 juillet 1671, 10 février 1672), t. II, p.
  164 et 386, édit. de G. de S.-G. (26 mai 1673), t. III, p. 155,
  édit. G. (5 janvier 1674), t. III, p. 293, édit. G. (19 mai
  1676), t. IV, p. 449, édit. G.

L'hiver de cette année 1670 fut remarquable par la rigueur du froid[584]
et par la grande mortalité qu'éprouva la population. Ce même fléau de la
petite vérole, qui avait été funeste à la duchesse de Saint-Simon,
menaçait de cécité le jeune duc de Noirmoutier; et une imprudence le
rendit complétement aveugle[585]. Madame de Sévigné le nomme
familièrement le petit de Noirmoutier, parce qu'il n'avait pas encore
vingt ans[586]; c'était le fils de Louis de la Trémouille, duc de
Noirmoutier, si actif pendant la Fronde[587], si assidu auprès de madame
de Sévigné pendant sa belle jeunesse. Elle sut conserver comme ami celui
qui avait voulu être son amant. Elle l'avait perdu depuis quatre ans, et
son fils[588] avait succédé à l'affection qu'elle portait au père: voilà
pourquoi elle informe si exactement M. de Grignan des progrès du mal qui
affligeait ce jeune homme. Elle lui parle aussi de M. de Foix
(Charles-Henri de Foix, abbé de Saint-Rebais), que la petite vérole a de
même mis à l'extrémité, et d'un jeune fils du landgrave de Hesse
(Guillaume VII), qui mourut de la fièvre continue, parce que, suivant
madame de Sévigné, sa mère lui avait recommandé, en partant, de ne point
se faire saigner à Paris. «Il ne s'est point fait saigner, il est mort.»
Alors s'agitait avec chaleur, entre les médecins, la grande question,
qui dure encore, sur l'efficacité ou le danger de la saignée pour la
cure de certaines maladies[589].

  [584] _Mémoire mss. sur la statistique de Paris au_ XVIIe
  _siècle_.--Conférez les notes à la fin du volume.

  [585] SAINT-SIMON, _Mém. authent._, t. II, p. 422.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 179, édit. G.

  [586] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 novembre 1670), t. I, p. 304, édit.
  de M.; t. I, p. 274, édit. G.--SAINT-SIMON, _Mém. authent._, t.
  II, p. 122.

  [587] RETZ, _Mém._, t. XLIV, p. 290, 306, 307.--SAINT-AULAIRE,
  _Histoire de la Fronde_, t. I, p. 298, 1re édition.

  [588] Antoine-François de la Trémouille, duc de
  Noirmoutier.--Conférez _Mémoires_ de Coulanges, p. 314 (Lettre de
  madame de Sévigné à Ménage, 1658).--SAINT-SIMON, _Mémoires
  authentiques_.

  [589] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 209, édit.
  M., et 282, édit. de G. de S.-G.--Guillaume mourut à Paris le 21
  novembre 1670.

Madame de Sévigné se garde bien de s'appesantir sur ces tristes détails;
les mêmes lettres qui les contiennent renferment aussi les nouvelles qui
pouvaient distraire M. de Grignan de ce qu'ils avaient d'affligeant.
Tantôt c'est le mariage de M. de Nevers avec mademoiselle de Thianges;
puis l'intrigue du comte de Saint-Paul avec la maréchale de la
Ferté[590]; ensuite le pari de trois mille pistoles entre M. le Grand
(Louis de Lorraine, comte d'Armagnac, grand écuyer) et le maréchal de
Bellefonds, pour une course qu'ils devaient faire au bois de Boulogne le
lundi suivant (1er décembre), sur des chevaux «vites comme des
éclairs[591].» Quelquefois elle l'entretient des _motets_ qu'elle avait
promis[592], ce qui nous fait supposer que le comte de Grignan était
musicien; supposition dont la vérité se trouve confirmée par la
recommandation qu'elle lui fait de ne pas négliger sa voix. Les lectures
enjouées, comme les lectures sérieuses, plaisaient au comte de Grignan;
et son goût en cela était conforme à celui de madame de Sévigné, qui,
dans la correspondance de cette année, fait plusieurs heureuses
allusions aux _Contes_ de la Fontaine, dont un nouveau recueil complet
venait de paraître avec privilége du roi[593]. En même temps elle
annonce à son gendre qu'elle lui enverra un traité de Nicole. «C'est
d'une extrême beauté, dit-elle; le livre est de l'ami intime de Pascal:
il ne vient rien de là que de très-parfait; lisez-le avec attention.
Voilà aussi de très-beaux airs, en attendant les motets[594].»--Et peu
après elle lui exprime le plaisir que lui ont fait les sermons du P.
Bourdaloue, prêchés devant la cour aux Tuileries; ils lui paraissent
infiniment au-dessus de tout ce qu'elle a entendu en ce genre[595].
Qu'on fût janséniste ou jésuite, dévot ou indévot, on était certain de
plaire à madame de Sévigné avec de l'esprit et du talent.

  [590] Voyez ci-dessus, p. 233, et SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre
  1670), t. I, p. 211, édit. M.--_Ibid._, t. I, p. 280-282.

  [591] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (mercredi, 26 novembre 1670), t. I,
  p. 205, édit. de M.--_Ibid._, t. I, p. 275.--Sur le comte
  d'Armagnac, conférez MONTPENSIER, _Mém._, t. XLIII, p. 60 et
  416.--LORET, liv. XI, p. 158, 181.--LA FAYETTE, _Mém._, LXIV, p.
  381.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, p. 131 et 138.--BUSSY, t. V, p.
  46.

  [592] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin 1670), t. I, p. 188, édit. de
  M.--_Ibid._, p. 256, édit. G. de S.-G.

  [593] En 1669. Conférez l'_Hist. de la vie et des ouvrages de la
  Fontaine_, 3e édition.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II,
  p. 415.

  [594] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 août 1670), t. I, p. 199, édit. de
  M.; t. I, p. 268, édit. de G. de S.-G.

  [595] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 décembre 1670), t. I, p. 208, édit.
  de M.--_Ibid._, t. I, p. 279, édit. de G. de S.-G.



CHAPITRE XVI

1670-1671.

   Continuation de la correspondance de madame de Sévigné avec le
   comte de Grignan.--Quand elle lui parle d'affaires sérieuses, elle
   les traite à fond et lui donne d'excellents conseils.--Digression
   sur les affaires de Provence lorsque M. de Grignan fut nommé
   lieutenant général.--Droits des états remplacés par une commission
   du parlement.--Le roi enlève au parlement le droit de gouverner
   en l'absence du gouverneur et de son lieutenant.--Le baron
   d'Oppède, président du parlement, est nommé d'office pour
   remplir les fonctions de gouverneur.--Influence de l'évêque de
   Marseille.--Position difficile où se trouve placé le comte de
   Grignan.--Conseils qui lui sont donnés par madame de Sévigné.--M.
   de Grignan demande à l'assemblée des communautés de Provence des
   fonds pour payer ses gardes.--Cette demande est rejetée.--Par le
   moyen de madame de Sévigné, qui agit auprès du baron d'Oppède et
   de l'archevêque d'Aix, M. de Grignan obtient de l'assemblée une
   gratification annuelle.--Madame de Grignan accouche d'une
   fille.--Détails sur la destinée de cet enfant.--Madame de Sévigné
   s'efforce de retarder le départ de madame de Grignan pour la
   Provence.--Elle cite à M. de Grignan madame de Rochefort, qui ne
   peut venir à Paris à cause du mauvais temps.--Détails sur madame
   de Rochefort.--Mariage de mademoiselle d'Heudicourt, cousine des
   Grignan.--Le coadjuteur de l'archevêque d'Arles devait assister à
   ses noces; il y renonce, et madame de Grignan part avec lui pour
   la Provence.--Date de ce départ.

Dans ses lettres à M. de Grignan et dans tout le cours de sa
correspondance madame de Sévigné ne passe pas toujours, ainsi que nous
venons de le voir, d'un sujet à un autre légèrement et rapidement. Quand
il est question d'affaires sérieuses, et surtout d'affaires qui
intéressent l'honneur, la gloire ou la fortune de son gendre et de sa
fille, elle s'y arrête, et les envisage sous toutes les faces. Ce n'est
plus alors la femme aimable, instruite, spirituelle et sensée, qui cause
sur les événements du jour, sur la religion, la littérature, les
spectacles, les modes; qui moralise sur les joies et les tristesses du
monde. C'est l'homme des grandes choses, qui voit tout, qui apprécie
tout à sa juste valeur, les obstacles et les moyens, les intérêts et les
intrigues, les passions et les caractères.

A l'époque dont nous traitons, la position de M. le comte de Grignan
inquiétait madame de Sévigné; et, pour bien comprendre ce que cette
position avait de difficile, il est nécessaire de faire connaître ce
qu'était alors le gouvernement de la Provence.

Cette province était ce que l'on appelait un pays d'états, réuni et
soumis à la couronne, mais sous certaines conditions, ayant ses
représentants, son parlement et ses franchises. Comme dans les autres
pays de même origine, ces garanties de la liberté, par l'effet des
empiétements du pouvoir royal, se réduisaient à de pures formes.
Cependant il restait encore à la Provence un privilége reconnu et
respecté par le pouvoir: c'est que, quand le gouverneur et le lieutenant
général étaient tous les deux absents, le parlement prenait de droit le
gouvernement de la province; et, pour l'exercice de ce droit, il nommait
dans son sein une commission à laquelle ses pouvoirs étaient délégués.
Ce cas se présenta lorsque le duc de Vendôme, gouverneur de Provence,
fut nommé cardinal en 1667. Le gouverneur et son lieutenant se
trouvèrent tous les deux absents. Louis XIV se ressouvenait de la
Fronde, et refusait au parlement de Paris toute action sur la police du
royaume; il était peu disposé à permettre que cette action fût exercée
par un parlement de province dans l'étendue de son ressort. Cependant,
pour ne pas attenter trop ouvertement à des droits consacrés par le
temps et par un long usage, il nomma, pour commander en l'absence du duc
de Vendôme, gouverneur, et de Mérinville, lieutenant général, le premier
président du parlement, Henri Forbin de Meynier, baron d'Oppède. On
n'osa point faire de réclamation; mais cette mesure indisposa le
parlement et ceux de la noblesse et du clergé qui avaient droit de
siéger dans l'assemblée des états et qui étaient regardés comme les
gardiens naturels des libertés de la province[596]. Comme on soupçonnait
le baron d'Oppède d'avoir sollicité son brevet de gouverneur par
_intérim_, qu'on l'accusait de partialité dans son administration et de
profiter de son autorité pour son intérêt particulier, il éprouva de
fortes oppositions. Les ministres de Louis XIV comprirent qu'il était
nécessaire de faire surveiller les mécontents par quelqu'un qui eût plus
d'influence que le baron d'Oppède. L'évêque de Marseille, Forbin-Janson,
s'offrit à eux, et il leur fournit ainsi l'occasion de connaître sa
capacité[597]. Ils s'habituèrent peu à peu à traiter avec lui toutes les
affaires de la Provence qui avaient quelque importance. Forbin, son
parent, ami de Bontems, les servait à la cour auprès du roi, et ajoutait
à son crédit tout le poids d'une si haute volonté.

  [596] PAPON, _Hist. de Provence_, t. IV, p. 691, 816 et 819.

  [597] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. X, p. 484.

C'est dans ces circonstances que le comte de Grignan fut nommé
lieutenant général, pour remplir la place du gouverneur absent. Sa
présence dans la province et son investiture dans la charge dont il
était revêtu faisaient cesser de droit l'autorité que le baron d'Oppède
avait exercée à un titre assez peu légal, et tendait à anéantir
l'influence que l'évêque de Marseille, sans aucun titre, avait usurpée
dans les affaires. Ces deux hommes, puissants par l'indépendance de
leurs fonctions et par les dignités dont ils étaient revêtus, par les
créatures et les partisans qu'ils s'étaient faits dans le pays,
formaient obstacle à l'autorité pleine et entière du lieutenant général
gouverneur. L'intervention de l'évêque pour les affaires qui n'étaient
pas du ressort ecclésiastique était surtout humiliante pour le comte de
Grignan, puisque, par les pouvoirs dont le lieutenant général était
revêtu, elle devait être inutile. Mais son inexpérience la rendait
nécessaire, et, malgré tous ses efforts pour la faire cesser, elle
continuait toujours. C'est ce qui produisit l'aversion que le comte de
Grignan avait pour le prélat. Le caractère aigre et altier de
celui-ci[598] n'était pas propre à la diminuer. Entre ces deux hommes
les luttes devinrent plus fréquentes et l'inimitié s'accrut de jour en
jour.

  [598] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 novembre 1673), t. III, p. 225,
  édit. de G. L'évêque de Marseille est nommé _la Grêle_.--(24
  novembre 1675), t. IV, p. 219.--(18 août 1680), t. VII, p.
  165.--(28 février 1690), t. X, p 273.

Madame de Sévigné, mieux instruite que le comte de Grignan des intrigues
qui lui étaient contraires, jugea, avec son ordinaire sagacité, ce que
la position de son gendre exigeait de prudence et de ménagement. Elle
voulait qu'il dissimulât et qu'il n'en vînt pas à une rupture déclarée
avec l'évêque et avec le baron d'Oppède. Tous deux étaient alors absents
de leur province; présents et assidus à la cour, madame de Sévigné les
voyait, et elle agissait auprès d'eux d'une manière conforme aux
intérêts du lieutenant général gouverneur. Les conseils qu'elle donnait
à M. de Grignan étaient accompagnés de réflexions qui font autant
d'honneur à la noblesse de son âme, à la droiture de son cœur qu'à la
sagesse et à la solidité de son esprit.

«Je veux vous parler, dit-elle, de M. de Marseille, et vous conjurer,
par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes
conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des
provinces, et je sais le plaisir qu'on y prend à nourrir les divisions;
en sorte qu'à moins que d'être en garde contre les discours de ces
messieurs on prend insensiblement leurs sentiments, et très-souvent
c'est une injustice. Je vous assure que le temps et d'autres raisons ont
changé l'esprit de M. de Marseille: depuis quelques jours il est fort
adouci, et, pourvu que vous ne vouliez pas le traiter en ennemi, vous
trouverez qu'il ne l'est pas. Prenons-le sur ses paroles jusqu'à ce
qu'il ait fait quelque chose de contraire. Rien n'est plus capable
d'ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance; il suffit
souvent d'être soupçonné comme ennemi pour le devenir: la dépense en est
toute faite, on n'a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance
engage à bien faire; on est touché de la bonne opinion des autres, et on
ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre
cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous
n'attendez pas. Je ne puis croire qu'il y ait du venin caché dans son
cœur, avec toutes les démonstrations qu'il nous fait et dont il serait
honnête d'être la dupe plutôt que d'être capable de le soupçonner
injustement.

«Suivez mes avis; ils ne sont pas de moi seule: plusieurs bonnes têtes
vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n'y serez pas
trompé. Votre famille en est persuadée; nous voyons les choses de plus
près que vous; tant de personnes qui vous aiment et qui ont un peu de
bon sens ne peuvent guère s'y méprendre.

«Je vous mandai l'autre jour que M. le premier président de Provence [de
Forbin, baron d'Oppède] était venu de Saint-Germain exprès, aussitôt que
ma fille fut accouchée, pour lui faire son compliment; on ne peut
témoigner plus d'honnêteté ni prendre plus d'intérêt à ce qui vous
touche. Nous l'avons revu aujourd'hui; il nous a parlé le plus
franchement et le mieux du monde sur l'affaire que vous ferez proposer à
l'assemblée des communautés de Provence. Il nous a dit qu'on avait
envoyé des ordres pour la convoquer, et qu'il vous écrivait pour vous
faire part de ses conseils, que nous avons trouvés très-bons. Comme on
ne connaît d'abord les hommes que par les paroles, il faut les croire
jusqu'à ce que les actions les détruisent; on trouve quelquefois que les
gens qu'on croit ennemis ne le sont point; on est alors fort honteux de
s'être trompé; il suffit que l'on soit toujours reçu à se haïr quand on
y est autorisé[599].»

  [599] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 novembre 1670), t. I, p. 205 à 207,
  édit. de M.; t. I, p. 275 à 277, édit. de G. de S.-G.

Pour l'intelligence de ce dernier paragraphe, il est nécessaire
d'expliquer quelle était l'affaire dont parle ici madame de Sévigné et
que M. de Grignan devait proposer aux états. Cette explication achèvera
de mettre en évidence les inconvénients et les difficultés de la charge,
plus brillante que profitable, dont le comte de Grignan avait été
pourvu.

Le comte de Grignan avait dans ses manières et sa façon de vivre tout le
désintéressement, toute la libéralité d'un grand seigneur. Dans sa
nouvelle position il se trouvait obligé à donner fréquemment des repas
et des fêtes, et un plus grand train de maison lui était nécessaire.
Astreint à des dépenses auxquelles sa fortune, quoique considérable, ne
pouvait suffire, il aurait dû trouver dans les appointements de sa
charge une compensation au moins suffisante. Ces appointements, ainsi
que ceux du gouverneur, n'étaient pas payés par l'épargne ou le trésor
public, mais par la province; et le montant en était réglé par des
ordonnances royales. Ils étaient fixés par ces ordonnances à la somme de
18,000 livres, équivalant à 36,000 livres de notre monnaie actuelle.
Cette somme eût été plus que suffisante si le gouverneur eût résidé dans
la province, et eût rendu inutile l'intervention du lieutenant général;
mais lorsque celui-ci se trouvait seul chargé du gouvernement et de tous
les frais de représentation, elle ne pouvait lui suffire. Ce n'est pas
tout: les ordonnances avaient fixé une certaine somme pour le payement
et l'entretien des gardes du gouverneur; mais elles n'avaient pas prévu
le cas où le lieutenant général serait tenu de faire les fonctions de
gouverneur et obligé, par conséquent, d'avoir des gardes. Pour suppléer
à cette omission, le comte de Grignan crut devoir profiter de l'occasion
d'une assemblée de toutes les communautés de la province, dont les
représentants avaient été réunis à l'effet d'accorder un don de 600,000
francs demandés par le gouvernement du roi et quelques autres sommes
moins considérables, exigées par la nécessité de pourvoir à certaines
dépenses locales. A toutes ces demandes, justifiées dans le discours que
M. le comte de Grignan prononça lors de l'ouverture de cette assemblée,
il joignit la proposition d'allouer ce dont il avait besoin pour suffire
à la subsistance de ses gardes. Cette proposition était fondée
non-seulement sur ce que, le lieutenant général remplissant les
fonctions de gouverneur, on devait lui donner les moyens de soutenir la
dignité de son rang, mais encore parce que ses gardes lui étaient d'une
utilité indispensable pour le maintien de la police militaire. Appuyée
sur d'aussi excellentes considérations, cette proposition aurait dû être
adoptée sans difficulté; mais comme le baron d'Oppède s'était fait
nommer commissaire du roi pour la tenue de cette assemblée, il s'y
opposa, et la fit rejeter. On appuya ce refus sur l'arrêt du conseil du
26 août 1639, qui fixait à 18,000 francs les appointements du lieutenant
général, et lui défendait de rien exiger au delà, pour quelque cause que
ce fût.

Voilà quelle était l'affaire dont madame de Sévigné parle dans sa
lettre. C'est ce premier échec de M. le comte de Grignan qu'il
s'agissait de réparer en faisant accorder par l'assemblée, sous un autre
motif que celui qu'on avait refusé d'admettre, une somme quelconque qui
pût suppléer à l'insuffisance des fonds qui lui étaient alloués. Madame
de Sévigné réussit, par ses démarches personnelles et celles de toute la
famille de Grignan, à se concilier l'appui du baron d'Oppède et de
l'évêque de Marseille, et parvint à persuader à son gendre qu'il ne
fallait pas qu'il témoignât aucun ressentiment à ces deux personnages,
dont le concours lui était nécessaire; et que même il aurait tort de ne
pas croire à leurs promesses et à leurs protestations et de les
considérer comme ennemis tant qu'ils ne feraient pas contre lui des
actes d'hostilité. Les conseils de madame de Sévigné furent suivis, et
ses démarches eurent un plein succès. L'assemblée, sans revenir sur sa
première décision, déclara qu'en considération des bons services que le
lieutenant général rendait continuellement au pays il lui serait accordé
une somme de 5,000 livres (10,000 livres de notre monnaie actuelle).
Cette somme fut continuée annuellement, et porta ainsi à 46,000 livres
(monnaie actuelle) les appointements du comte de Grignan comme
lieutenant général gouverneur[600].

  [600] _Abrégé des délibérations faites en l'assemblée générale
  des communautés du pays de Provence, tenue à Lambesc en décembre
  1670, Janvier et mars 1671, par autorité de monseigneur comte_ DE
  GRIGNAN, _lieutenant général pour le roi dudit pays, et par
  mandement de MM. les procureurs généraux dudit pays_. A Aix, chez
  Charles David, imprimeur du roi, du clergé et de la ville; 1671,
  in-4º, p. 43.--CORIOLIS, _Traité sur l'administration du comté de
  Provence_, 1786, in 4º, t. I, p. 11.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10
  avril 1671, madame de Fiesque à madame de Grignan), t. II, p.
  17.--_Ibid._, t. II, p. 13, édit. de M.

Plus d'un lecteur aura remarqué que la lettre de madame de Sévigné, qui
nous instruit des affaires de son gendre, nous apprend aussi que sa
fille était accouchée. On pense bien que cet accouchement n'avait pu
avoir lieu sans que madame de Sévigné en eût écrit tous les détails au
comte de Grignan, sans qu'antérieurement elle l'eût entretenu bien
souvent des circonstances de la grossesse, du désir et de l'espérance de
voir naître un fils destiné à continuer la noble postérité des Grignan;
et de fait madame de Sévigné avait d'avance préparé tout le trousseau du
futur enfant conformément à cette idée[601]. Mais, dès les premiers mots
de la lettre où elle annonce à M. de Grignan l'heureuse issue de
l'événement si attendu, on apprend ce qu'il accorde et ce qu'il refuse
pour le présent, et ce qu'il promet pour l'avenir[602]. «Madame de
Puisieux[603] dit que, si vous avez envie d'avoir un fils, vous preniez
la peine de le faire. Je trouve ce discours le plus juste et le meilleur
du monde.» En terminant le récit de la délivrance facile et même
précipitée de madame de Grignan, madame de Sévigné la compare
plaisamment à la jeune fille du conte de la Fontaine intitulé
_l'Ermite_, laquelle croyait accoucher d'un pape. «Quand nous songeons,
dit-elle, que nous avons fait des _béguins au saint-père_, et qu'après
de si belles espérances la _signora met au mondé une fille_, je vous
assure que cela rabaisse le caquet.»

  [601] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin, 15 août, 12 septembre 1670),
  t. I, p. 256, 268, 269, édit. de G. de S.-G.; ou t. I, p. 188,
  199, 200, édit. de Monmerqué.

  [602] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 novembre 1670), t. I, p. 201, édit.
  de M.; ou t. I, p. 271, édit. de G. de S.-G.

  [603] Charlotte d'Étampes de Valencey, marquise de Puisieux.
  Voyez ci-dessus, p. 247.

Cette fille, baptisée sous le nom de _Marie-Blanche_, fut tenue sur les
fonts de baptême par madame de Sévigné et par le frère de M. de Grignan,
au nom de son oncle l'archevêque d'Arles, dont il était le
coadjuteur[604].

  [604] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 novembre 1671), t. I, p. 278, édit.
  de G. de S.-G.; t. I, p. 203, édit. de M.

Nourrie à Paris sous les yeux de son aïeule[605], celle-ci fut la
première, et longtemps la seule, à laquelle elle donna le nom de
mère[606]. Par les grâces et les gentillesses de son enfance, elle se
concilia son affection[607]. Quand Marie-Blanche eut été rendue à celle
qui lui avait donné le jour, de la province d'où elle ne sortit plus
elle écrivait à madame de Sévigné. Dans les lettres que celle-ci adresse
à madame de Grignan[608], elle montre souvent une tendre sollicitude
pour cette filleule chérie, qu'elle avait surnommée _ses petites
entrailles_. Marie-Blanche d'Adhémar, quoiqu'elle eût les traits de son
père[609], n'était pas dépourvue d'agréments. Elle avait une taille
svelte et bien prise, ses yeux étaient d'un bleu foncé et ses cheveux
d'un beau noir[610]. A l'âge de quinze ans et demi, elle fut mise par sa
mère dans le couvent des dames Sainte-Marie d'Aix[611]; elle s'y fit
religieuse, et y mourut à l'âge de soixante-cinq ans[612]. C'est au
sujet de son entrée dans cette maison que madame de Sévigné nous
apprend qu'elle aussi avait cru nécessaire autrefois de mettre pendant
quelque temps sa fille au couvent. En écrivant à madame de Grignan, elle
dit: «J'ai le cœur serré de ma petite-fille; elle sera au désespoir de
vous avoir quittée et d'être, comme vous dites, en prison. J'admire
comment j'eus le courage de vous y mettre; la pensée de vous voir
souvent et de vous en retirer me fit résoudre à cette barbarie, qui
était trouvée alors une bonne conduite et une chose nécessaire à votre
éducation. Enfin, il faut suivre les règles de la Providence, qui nous
destine comme il lui plaît.»

  [605] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 août 1676), t. II, p. 196, édit. de
  M.--_Ib._ (24 février 1673), madame de Coulanges à madame de
  Sévigné, t. III, p. 144, édit. de G. de S.-G.; t. III, p. 73,
  édition de Monmerqué.

  [606] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 décembre 1671), t. II, p. 320 et
  321, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 271, édit. de M.

  [607] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 janvier 1672), t. II, p. 354, édit.
  de G. de S.-G.--_Ibid._, t. II, p. 299, édit. de M.--_Ibid._ (16
  mai 1672, à madame de Grignan), t. III, p. 33, édit. de G. de
  S.-G.; t. II, p. 440, édit. de M.--_Ibid._ (23 mai 1672), t. III,
  p. 34, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 445, édit. de M.--_Ibid._
  (3 juillet 1672), t. III, p. 92, édit. de G. de S.-G.; t. III, p.
  26, édit. de M.--_Ibid._ (11 juillet 1672), t. III, p. 103, édit.
  de G. de S.-G.; t. III, p. 36, édit. de M.--_Ibid._ (24 février
  1673), t. III, p. 73, édit. de M.--_Ibid._ (19 août 1675), t.
  III, p. 411, édit. de M.--_Ibid._ (29 mars 1680), t. VI, p. 419,
  édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 212, édit de M.

  [608] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 avril 1680), t. VI, p. 452, édit. de
  G. de S.-G.; t. VI, p. 236, édit. de M.--_Ibid._ (15 juin 1680),
  t. VII, p. 48, édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 323 (24 juillet
  1680).

  [609] XAVIER GIRAULT, Notice biographique, etc., dans Sévigné,
  édit. de G. de S.-G., p. 114.

  [610] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 février 1672), t. II, p. 289, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 331, édit. de M.

  [611] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 avril et 6 mai 1676), t. IV, p. 396
  et 422, édit. de G. de S.-G.; t. IV, p. 281, édit. de M.

  [612] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1676), t. IV, p. 229, édit. de
  M.

La Providence, nous devons le croire, fut douce et bonne envers
Marie-Blanche d'Adhémar, puisqu'elle l'a soustraite aux peines et aux
agitations du monde pour la consacrer à Dieu. Cependant tout ce que nous
savons sur sa vie nous est donné par quelques lignes des lettres de
madame de Sévigné et surtout par celles qui furent écrites lorsque la
jeune vierge avait acquis l'âge de vingt ans, et probablement peu après
qu'elle eut prononcé ses vœux, hélas! perpétuels: «Je fais réponse à ma
chère petite Adhémar avec une vraie amitié. La pauvre enfant! qu'elle
est heureuse, si elle est contente! Cela est sans doute; mais vous
m'entendez bien[613].»

  [613] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er février 1690, lettre de madame de
  Sévigné à madame de Grignan), t. X, p. 228, édit. de G. de S.-G.;
  t. IX, p. 331, édit. de M.

Ces lignes mystérieuses et mélancoliques et quelques autres[614]
laissent subsister une douloureuse incertitude sur le sort de cette
aînée des enfants du comte de Grignan.

  [614] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 juillet 1680), t. VII, p. 129, édit.
  de G. de S.-G.; t. VI, p. 190, édit. de M.

Dix jours après son accouchement, madame de Grignan se trouvait
parfaitement rétablie, et madame de Sévigné commençait ainsi la grande
lettre qu'elle écrivait au comte de Grignan sur ses affaires de
Provence: «Ne parlons plus de cette femme, nous l'aimons au delà de
toute raison; elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et
privé nom[615].»

  [615] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 novembre 1670), t. I, p. 275, édit.
  de G. de S.-G; t. I, p. 205, édit. de M.

Il était bien naturel que madame de Sévigné retardât, autant qu'elle le
pouvait raisonnablement, le départ pour la Provence de _cette femme_,
bien véritablement aimée d'elle _au delà de toute raison_. Aussi la
voyons-nous redoubler de soins, de tendresses et de cajoleries pour le
comte de Grignan; parler sans cesse du désir qu'a sa fille d'aller le
rejoindre; exagérer les inconvénients, les dangers de ce voyage dans une
si rigoureuse saison. Il paraît que la nouvelle de la nomination de M.
de Grignan à la lieutenance générale de Provence, et l'idée de se voir
séparée de sa fille, avait causé une telle affliction à madame de
Sévigné que sa santé en avait été altérée; car, en parlant à M. de
Grignan du prochain départ de sa fille, elle lui dit douloureusement:
«Je serai bientôt dans l'état où vous me vîtes l'année passée[616].»

  [616] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 décembre 1670), t. I, p. 280, édit.
  de G. de S.-G.

Cependant le 16 janvier arrive; c'est-à-dire que deux mois se sont
écoulés depuis l'accouchement de madame de Grignan, et elle n'a point
encore quitté sa mère. «Hélas! dit celle-ci, je l'ai encore cette pauvre
enfant! et quoi qu'elle ait pu faire, il ne lui a pas été possible de
partir le 10 de ce mois[617].» Et voyez quel monde d'obstacles madame
de Sévigné accumule pour retarder ce départ! A l'entendre, elle le
souhaite, et c'est forcément qu'elle le diffère. «Les pluies ont été et
sont encore si excessives qu'il y aurait eu de la folie à se hasarder.
Toutes les rivières sont débordées, tous les grands chemins sont noyés,
toutes les ornières cachées; on peut fort bien verser dans tous les
gués. Enfin, la chose est au point que madame de Rochefort, qui est chez
elle à la campagne, qui brûle d'envie de revenir à Paris, où son mari la
souhaite et où sa mère l'attend avec une impatience incroyable, ne peut
pas se mettre en chemin, parce qu'il n'y a pas de sûreté, et qu'il est
vrai que cet hiver est épouvantable; il n'a pas gelé un moment, et il a
plu tous les jours comme des pluies d'orage; il ne passe plus aucun
bateau sous les ponts; les arches du Pont-Neuf sont quasi comblées:
enfin c'est une chose étrange.»

  [617] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 janvier 1671), t. I, p. 298, édit.
  de G. de S.-G.

Madeleine de Laval-Bois-Dauphin, mariée depuis peu au marquis de
Rochefort, était liée avec madame de Grignan, et du même âge[618].
Nommée deux ans après dame du palais, son mari fut ensuite fait maréchal
de France[619] et mourut à l'âge de quarante ans; sa femme se montra
longtemps inconsolable de sa perte[620]. Jolie personne, elle inspira à
la Fare une passion à laquelle elle se montra insensible. Celle qu'eut
pour elle Louvois fut plus constante et plus sérieuse[621]; mais, à
l'époque où madame de Sévigné écrivait la lettre que nous venons de
citer, toutes les affections de madame de Rochefort étaient concentrées
sur son mari, et l'exemple était donc bien choisi[622]. Madame de
Sévigné ne veut pas que sa fille, pour aller joindre son mari, paraisse
arrêtée par la crainte du danger; aussi elle prend tout sur elle, et
dit:

«Je vous avoue que l'excès d'un si mauvais temps fait que je me suis
opposée à son départ pendant quelques jours. Je ne prétends pas qu'elle
évite le froid, ni les boues, ni les fatigues du voyage; mais je ne veux
pas qu'elle soit noyée. Cette raison, quoique très-forte, ne la
retiendrait pas présentement, sans le coadjuteur, qui part avec elle et
qui est engagé de marier sa cousine d'Harcourt. Cette cérémonie se fait
au Louvre. M. de Lionne est le procureur; le roi lui a parlé... Ce
serait une chose si étrange que d'aller seule, et c'est une chose si
heureuse pour elle d'aller avec son beau-frère, que je ferai tous mes
efforts pour qu'ils ne se quittent pas. Cependant les eaux s'écouleront
un peu. Je veux vous dire de plus que je ne sens point le plaisir de
l'avoir présentement: je sais qu'il faut qu'elle parte; ce qu'elle fait
ici ne consiste qu'en devoirs et en affaires; on ne s'attache à nulle
société; on ne prend aucun plaisir; on a toujours le cœur serré; on ne
cesse de parler de chemins, de pluies, des histoires tragiques de ceux
qui se sont hasardés. En un mot, quoique je l'aime comme vous savez,
l'état où nous sommes à présent nous pèse et nous ennuie; ces derniers
jours-ci n'ont aucun agrément. Je vous suis très-obligée, mon cher
comte, de toutes vos amitiés pour moi et de toute la pitié que je vous
fais. Vous pouvez mieux qu'un autre comprendre ce que je souffre et ce
que je souffrirai[623].»

  [618] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 février 1672), t. II, p. 396, édit.
  de G. de S.-G.

  [619] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 septembre 1673), t. III, p. 288,
  édit. de G. de S.-G.

  [620] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er juin et 11 septembre 1676), t. IV,
  p. 467, et t. V, p. 117, édit. de G. de S.-G.

  [621] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 mai 1673), t. III, p. 153.

  [622] Conférez encore, sur le maréchal et la maréchale de
  Rochefort, LORET, _Muse historique_, liv. VIII, p. 135; IX, p.
  130; XIII, p. 66.--MONTPENSIER, _Mémoires_, t. XLII, p.
  136.--GOURVILLE, _Mémoires_, t. LII, p. 265.--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (25 décembre 1679), t. VI, p. 265, édit. de G. de S.-G.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (24 janvier 1680), t. VI, p. 320, édit. de G. de S.-G.

  [623] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 janvier 1671), t. I, p. 299 et 300,
  édit. de G. de S.-G.

L'inquiétude de madame de Sévigné au sujet de ce départ était d'autant
plus grande que si ce mariage de la cousine du coadjuteur tardait plus
de huit jours, et que le coadjuteur persistât à vouloir y assister, elle
voyait sa fille résolue à partir sans lui, ce qui lui paraissait à elle
le comble de la folie, et la mettait au désespoir[624]. Le mariage n'eut
lieu que trois semaines après la date de cette lettre à M. de Grignan.
Mais le coadjuteur, d'après les vives instances de madame de Sévigné,
aima mieux renoncer à assister à cette cérémonie que de ne pas
accompagner sa belle-sœur; c'est ce qui résulte évidemment de la date
de la célébration des noces de mademoiselle d'Harcourt[625] avec Pereïra
de Mello, duc de Cardaval, qui eut lieu le 7 février[626], et de la
lettre de madame de Sévigné, datée du 6 du même mois. C'est par cette
lettre que commence cette longue suite de complaintes sur la douleur
qu'éprouvait madame de Sévigné d'être séparée de sa fille; éloquentes et
touchantes expressions de ses tourments maternels, qui tiennent une si
grande place dans sa correspondance. Dès la première phrase de cette
lettre, nous apprenons que madame de Grignan était partie la veille du
jour où elle fut écrite.

  [624] SÉVIGNÉ, _ibid._, p. 300.

  [625] La mère de Marie-Angélique-Henriette de Lorraine était
  Ornano et sœur de la mère de MM. de Grignan.--Voyez ci-dessus,
  chap. VIII, p. 129, la liste des parents qui signèrent le contrat
  de mariage de M. de Grignan.

  [626] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 janvier, 1er et 6 février 1671), t.
  I, p. 303, 304, 305.



CHAPITRE XVII.

1671.

   D'Hacqueville vient chercher madame de Grignan dans son carrosse,
   pour la séparer d'avec sa mère.--Douleur de celle-ci.--Elle écrit
   à sa fille.--Madame de Grignan arrive à Nogent-sur-Vernisson.--A
   Moulins, elle y trouve madame de Guénégaud.--Triste réflexion de
   madame de Guénégaud en présence du monument funèbre du duc de
   Montmorency.--C'est là que madame de Grignan rencontre la marquise
   de Valencey et ses deux filles.--Madame de Grignan arrive à Lyon,
   court quelques dangers en gravissant la montagne Tarare, manque
   d'être noyée dans le Rhône à Avignon, où elle s'embarque avec son
   mari.--Couplet sur le départ de madame de Grignan et sur son
   absence de la cour.--Madame de Grignan fait son entrée dans
   Arles.--Elle y trouve le marquis de Vardes et le président de
   Bandol.--Madame de Sévigné entretient une correspondance avec
   diverses personnes pour avoir des nouvelles de sa fille.--De
   Julianis et le marquis de Saint-Andiol lui en apportent.--Elle eut
   trois relations du voyage de sa fille.--Elle reçoit des nouvelles
   de son arrivée à Aix.--Elle souhaite d'être à Aix, pour partager
   avec elle l'ennui des visites et du cérémonial.--Elle ne peut
   s'accoutumer à son absence.--Elle forme le projet de l'aller
   trouver en Provence.--Madame de Grignan est enceinte.--Inquiétudes
   de sa mère sur son projet d'aller à Marseille.--Honneurs rendus à
   madame de Grignan par de Vivonne; détails sur celui-ci.--Pour mot
   d'ordre il donne le nom de madame de Sévigné.--Celle-ci se montre
   charmée de cette galanterie et de la relation que sa fille lui
   adresse de son voyage d'Aix à Marseille.--Elle se rend dans cette
   ville la conciliatrice de tous les différends.--Madame de Sévigné
   se dispose à partir pour la Bretagne, et promet à sa fille d'aller
   la rejoindre en Provence.

Fille adorée, heureuse mère, dans tout l'éclat de la jeunesse et de la
beauté, madame de Grignan allait retrouver un époux sur lequel la
puissance de ses charmes et l'énergie de son caractère devaient lui
assurer un suprême ascendant; elle partait avec l'assurance d'être
accueillie en reine sous ce beau ciel de Provence, où la renommée de ses
attraits, de sa vertu, de ses talents, de la culture de son esprit,
l'avait précédée.

Le complaisant d'Hacqueville, au moment du départ, était venu lui-même
la prendre dans son carrosse, autant par attention pour elle que pour
soutenir le courage de madame de Sévigné contre la douleur d'une telle
séparation. Plus d'un mois après ce cruel moment, cette mère
inconsolable ne pouvait supporter la vue de la chambre où elle avait dit
à sa fille un dernier adieu, où elle lui avait donné le dernier
baiser[627].

  [627] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 mars 1671), t. I. p. 355, édit. de G.
  de S.-G.; t. I, p. 272, édit. de M.

«Je vous assure, ma chère enfant, lui écrit-elle alors, que je songe à
vous continuellement, et que je sens tous les jours ce que vous me dîtes
une fois, qu'il ne fallait pas appuyer sur certaines pensées: si l'on ne
glissait pas dessus, on serait toujours en larmes, c'est-à-dire moi. Il
n'y a lieu dans cette maison qui ne me blesse le cœur; toute votre
chambre me tue; j'y ai fait mettre un paravent tout au milieu, pour
rompre un peu la vue; une fenêtre de ce degré par où je vous vis monter
dans le carrosse d'Hacqueville, et par où je vous rappelai, me fait peur
à moi-même quand je pense combien alors j'étais capable de me jeter par
la fenêtre; car je suis folle quelquefois. Ce cabinet, où je vous
embrassai sans savoir ce que je faisais; ces Capucins[628], où j'allai
entendre la messe; ces larmes qui tombaient de mes yeux à terre, comme
si c'eût été de l'eau qu'on eût répandue; Sainte-Marie[629], madame de
la Fayette, mon retour dans cette maison, votre appartement, la nuit, le
lendemain; et votre première lettre, et toutes les autres, et encore
tous les jours, et tous les entretiens de ceux qui entrent dans mes
sentiments: ce pauvre d'Hacqueville est le premier; je n'oublierai
jamais la pitié qu'il eut de moi. Voilà donc où j'en reviens, il faut
glisser sur tout cela, et se bien garder de s'abandonner à ses pensées
et aux mouvements de son cœur; j'aime mieux m'occuper de la vie que
vous faites maintenant, cela me fait une diversion sans m'éloigner
pourtant de mon sujet et de mon objet, qui est ce qu'on appelle
poétiquement l'objet aimé. Je songe donc à vous, et je souhaite toujours
de vos lettres; quand je viens d'en recevoir, j'en voudrais bien encore.
J'en attends présentement, et je reprendrai ma lettre quand j'aurai de
vos nouvelles. J'abuse de vous, ma très-chère; j'ai voulu aujourd'hui me
permettre cette lettre d'avanie, mon cœur en avait besoin; je n'en
ferai pas une coutume[630].»

  [628] Le couvent des Capucins de la rue d'Orléans au Marais.
  Cette église est aujourd'hui la paroisse de Saint-François
  d'Assise.

  [629] Le couvent des filles de Sainte-Marie. Voyez PIGANIOL DE LA
  FORCE, _Description de Paris_, t. VIII, p. 318; et SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (6 février 1671), t. I, p. 305 et 306, édit. de G. de
  S.-G.

  [630] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671), t. I, p. 355.

Cette lettre rappelle celle qu'elle avait écrite dès le lendemain même
du départ de madame de Grignan:

«Ma douleur serait bien médiocre si je pouvais vous la dépeindre[631];
je ne l'entreprendrai pas aussi. J'ai beau chercher ma fille, je ne la
trouve plus, et tous les pas qu'elle fait l'éloignent de moi. Je m'en
allai donc à Sainte-Marie, toujours pleurant et toujours mourant; il me
semblait qu'on m'arrachait le cœur et l'âme; et en effet quelle rude
séparation! Je demandai la liberté d'être seule; on me mena dans la
chambre de madame de Housset, on me fit du feu. Agnès me regardait sans
me parler; c'était notre marché. J'y passai jusqu'à cinq heures sans
cesser de sangloter; toutes mes pensées me faisaient mourir. J'écrivis à
M. de Grignan, vous pouvez juger sur quel ton; j'allai ensuite chez
madame de la Fayette, qui redoubla mes douleurs par l'intérêt qu'elle y
prit; elle était seule et malade, et triste de la mort d'une sœur
religieuse. Elle était comme je la pouvais désirer. M. de la
Rochefoucauld y vint; on ne parla plus que de vous, et de la raison que
j'avais d'être touchée... Les réveils de la nuit ont été noirs, et le
matin je n'étais pas avancée d'un pas pour le repos de mon esprit.
L'après-dînée se passa chez madame de la Troche, à l'Arsenal. Le soir,
je reçus votre lettre, qui me remit dans mes premiers transports.»

  [631] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 février 1671), t. I, p. 305-307,
  édit. de G. de S.-G.

Ainsi que nous l'avons déjà dit, madame de Grignan, en quittant Paris,
laissa sa fille à madame de Sévigné, et partit avec ses chevaux,
s'avançant à petites journées sur la route de Lyon[632]. Elle avait pour
conducteur ou pour cocher un certain Busche, homme dévoué, mais
grotesque, qui, lorsqu'il l'eut rendue saine et sauve à sa destination,
revint à Paris, et fut questionné, choyé et sur le point d'être embrassé
par madame de Sévigné[633]. Un paysan de Sully fut chargé de lui
apporter une lettre de sa fille tandis qu'elle était en route. «Je veux
le voir, lui écrit-elle; je lui donnerai de quoi boire. Je le trouve
bien heureux de vous avoir vue. Hélas! comme un moment me paraîtrait
doux, et que j'ai de regret à tous ceux que j'ai perdus!» Lorsque madame
de Grignan fut arrivée à Nogent-sur-Vernisson, elle écrivit à sa
mère[634], et chercha à la distraire en lui racontant les singulières
saillies d'éloquence de Busche. Nous n'avons aucune des lettres que
madame de Grignan a écrites pendant ce voyage, et nous n'en pouvons
juger que par la vive impression qu'elles faisaient sur madame de
Sévigné, toujours dans les larmes, toujours inconsolable et croyant
toujours voir ce fatal carrosse, «qui, dit-elle, avance sans cesse et
n'approchera jamais de moi[635].»

  [632] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1671), t. I, p. 237, 238,
  239, édit. de M., ou t. I, p. 313 à 314, édit. de G. de S.-G.

  [633] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 mars 1671), t. I, p. 359-361.--(9
  février 1671), t. I, p. 315, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 239,
  édit. de M.

  [634] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 et 11 février 1671), t. I, p. 315 et
  320.

  [635] SÉVIGNÉ, _Lettres_ en date des 9 et 18 février 1671, t. I,
  p. 311 et 333 de l'édit. de G. de S.-G.

Arrivée à Moulins, madame de Grignan y trouva madame Duplessis de
Guénégaud, non telle que dans son enfance elle l'avait vue à Fresnes au
milieu de sa prospérité: cette femme si aimable, si spirituelle avait
été dépouillée de la plus grande partie de sa fortune par les mesures
rigoureuses de Colbert contre tous les amis de Fouquet, contre tous ceux
qui s'étaient enrichis sous son administration[636]. Déchue du rang
qu'elle occupait à la cour et dans le monde, elle s'était retirée à
Moulins, où se trouvait aussi madame Fouquet et toute sa famille,
plongée dans la douleur d'être privée de son chef. Madame de Guénégaud
retournait en cette ville après un court séjour à Paris. En partant,
elle s'était chargée d'une lettre que madame de Sévigné l'avait[637]
priée de remettre à sa fille lorsqu'elle l'aurait rejointe. Le premier
soin de madame de Grignan, en arrivant à Moulins, avait été de se rendre
au couvent de la Visitation, fondé par sa bisaïeule la baronne de
Chantal, où, depuis trente ans qu'elle avait cessé de vivre, on
conservait son cœur avec vénération[638]. Madame de Grignan, après
avoir payé le tribut des prières dues à une si chère et si pieuse
mémoire, tourna ses regards vers le tombeau orné de pilastres, de
statues, couronné de figures d'anges que la veuve de Henri de
Montmorency, décapité à Toulouse le 30 octobre 1632[639], avait fait
ériger dans cette église. Le maréchal-duc y est représenté couché sur le
dos et appuyé sur le coude. La duchesse, sa femme, est assise à ses
pieds, voilée et en mante. Deux jeunes enfants, beaux, frais, gracieux,
priaient avec leur mère près de ce magnifique mausolée; c'étaient les
deux petites-filles de François de Montmorency, comte de Boutteville, ce
parent et cet ami du baron de Sévigné, l'aïeul de madame de Grignan, de
ce comte de Boutteville que Richelieu aussi avait fait décapiter le 21
juin 1637; et leur mère, Marie-Louise de Montmorency, marquise de
Valencey[640]. L'aspect de ce lieu, si rempli des souvenirs de sa
famille et des deux illustres victimes immolées à l'ambition et à la
cruauté d'un ministre; cette réunion autour d'une même tombe de
l'enfance et de l'âge mûr, du malheur et de la prospérité émurent madame
de Grignan, déjà triste de se trouver séparée d'une mère qu'elle n'avait
jamais quittée: elle se prit à pleurer, et soupira profondément. Dans le
même moment madame de Guénégaud, arrivant de Paris, l'accosta, la
regarda avec attendrissement, et lui dit: «Soupirez, madame, soupirez;
j'ai accoutumé Moulins aux soupirs qu'on apporte de Paris[641].»

  [636] GOURVILLE, _Mémoires_ (année 1671), collection des
  _Mémoires sur l'histoire de France_, par Petitot et Monmerqué, t.
  LII, p. 449.

  [637] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 et 18 février 1671), t. I, p. 311 et
  329.--_Ibid._ (17 mai 1676), t. IV, p. 440, édit. de G. de S.-G.

  [638] Tome I, p. 3 de la première partie de ces Mémoires.

  [639] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février 1671), t. I, p. 332, et la
  note 1 de M. Gault de Saint-Germain.

  [640] Première partie de cet ouvrage, p. 5.--Conférez SÉVIGNÉ,
  _Lettres_ (28 juillet 1682), t. VII, p. 98, édit. de M.

  [641] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 mai 1671), t. IV, p. 441, édit. de
  G. de S.-G.; t. IV, p. 298, édit. de M.

Madame de Grignan vit encore à Moulins, dans le couvent de la
Visitation, une très-belle femme, madame de Valence, qui s'était faite
religieuse[642]; cette madame de Valence passa depuis dans plusieurs
couvents, puis se fixa dans l'abbaye de Clérets, où elle rétablit la
règle, ce qui lui acquit la réputation d'une sainte[643].

  [642] _Lettres de madame_ DE RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE
  SÉVIGNÉ, _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye,
  1726, in-12, t. I, p. 20.

  [643] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (de madame de Sévigné au comte de
  Guitaud, 1693), t. X, p. 445 et 446, édit. de G. de S.-G.

Madame de Grignan continua sa route sans s'arrêter jusqu'à Lyon; et le
récit qu'elle fit de ce trajet à madame de Sévigné donna lieu à celle-ci
de gronder dans une de ses lettres le coadjuteur pour avoir fait
franchir de nuit à sa fille la montagne de Tarare, qu'on ne passe
jamais, dit-elle, qu'entre deux soleils[644]. Mais M. de Grignan reçut
une réprimande bien plus méritée et bien plus sérieuse pour avoir,
selon madame de Sévigné, par son imprudence, fait courir à sa femme, à
lui-même et à tous les siens un véritable danger. Cependant il ne la
méritait pas, cette réprimande, et le coupable en cette occasion était
encore le coadjuteur[645].

  [644] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 et 27 février 1671), t. I, p. 342,
  350, édit. de G. de S.-G.

  [645] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 mars 1671), t. I, p. 359, édit. de G.
  de S.-G.

M. de Grignan était venu au-devant de sa femme jusqu'à Avignon[646].
L'empressement que mit madame de Grignan à rejoindre son mari ne lui
permit pas de séjourner à Lyon. Poussé par son frère et par sa femme, M.
de Grignan consentit, malgré ses craintes, à s'embarquer avec eux sur le
Rhône par un temps d'orage; le bateau qui les portait, jeté violemment
sur une des arches du pont d'Avignon, fut sur le point de se briser, et
tous ceux qu'il contenait furent exposés à être engloutis dans le
fleuve. La lettre de madame de Grignan, qui contenait le récit de cette
aventure, mit pendant plusieurs jours madame de Sévigné dans un état
permanent d'effroi. Elle écrivit à sa fille: «Quel miracle que vous
n'ayez pas été brisés et noyés en même temps! Je ne soutiens pas cette
pensée, j'en frissonne, et je m'en suis réveillée avec des sursauts dont
je ne suis pas la maîtresse.» Et deux jours après, dans une autre
lettre, voulant plaisanter sur le coadjuteur, qui n'écrit pas et qui
sans doute a été noyé sous le pont d'Avignon: «Ah! mon Dieu! dit-elle,
cet endroit est encore bien noir dans ma tête[647].» Elle croyait que sa
fille n'avait pu être sauvée que par un miracle de Dieu. «Je crois du
moins, lui dit-elle, que vous avez rendu grâces à Dieu de vous avoir
sauvée. Pour moi, je suis persuadée que les messes que j'ai fait dire
tous les jours pour vous ont fait ce miracle, et je suis plus obligée à
Dieu de vous avoir conservée dans cette occasion que de m'avoir fait
naître[648].» Bossuet, auquel madame de Grignan avait inspiré de
l'attachement, fut fortement ému lorsque le jeune de Sévigné lui apprit
cet événement. Sévigné termine ainsi une courte lettre à sa sœur:
«Adieu; soyez la bien échappée des périls du Rhône et la bien reçue dans
votre royaume d'Arles. A propos, j'ai fait transir M. de Condom sur le
récit de votre aventure; il vous aime toujours de tout son cœur[649].»

  [646] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 mars 1671), t. I, p. 398, édit. de
  M.

  [647] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 et 6 mars 1671), t. I, p. 358 et 361,
  édit. de G. de S.-G.; p. 274 à 277, édit. de M.

  [648] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 mars 1671), t, I, p. 358.

  [649] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mars 1671), t. I, p. 361.

Le départ de madame de Grignan, le danger qu'elle avait couru, son
absence, qui devait longtemps se prolonger, occupèrent pendant quelques
jours la cour et la ville; et on fit sur cela des vaudevilles et des
chansons[650], comme alors on avait coutume d'en faire sur les plus
graves affaires et sur les plus légers événements: ces chansons, après
avoir couru en manuscrit, passaient dans les recueils imprimés. Une de
celles qui ont reçu cet honneur commence ainsi:

    Provinciaux, vous êtes heureux
    D'avoir ce chef-d'œuvre des cieux,
    Grignan, que tout le monde admire.
    Provinciaux, voulez vous nous plaire,
      Rendez cet objet si doux:
        Nous en avons affaire.
    Gardez monsieur son époux
      Et rendez-la-nous[651].

  [650] _Recueil de chansons choisies, par_ M. DE ***; 1698, in-12,
  t. I, p. 166-168. _Pour madame la comtesse de Grignan, qui pensa
  se noyer sur le Rhône en allant à Arles._

  [651] _Recueil de chansons choisies_; 1698, in-12, t. I, p. 175.
  Conférez encore t. II, p. 19, 20 et 22. Les chansons de ce
  recueil sont à tort attribuées à de Coulanges; il en contient un
  grand nombre de lui, mais il y en a beaucoup d'autres dont il
  n'est pas l'auteur.

Madame de Grignan fit son entrée dans Arles; et la réception pompeuse
qui lui fut faite ne lui causa point autant de satisfaction que d'y
rencontrer Corbinelli et de s'entretenir avec lui de sa mère[652].

  [652] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mars 1671), t. I, p. 361, édit. de G.
  de S.-G.; t. I, p. 177, édit. de M.

M. de Grignan quitta sa femme à Arles[653], où elle séjourna.
Indépendamment de Corbinelli, elle était encore entourée dans cette
ville de deux autres amis de madame de Sévigné, le brillant marquis de
Vardes, toujours exilé, et le président de Bandol, homme d'esprit et de
goût, aimant la poésie et les belles-lettres et en correspondance avec
Coulanges le chansonnier. C'est accompagnée par le président de Bandol
et le marquis de Vardes que madame de Grignan fit son entrée dans la
ville d'Aix, qui, comme la capitale de la Provence, devait être le lieu
de sa résidence habituelle et était le terme de son voyage[654].

  [653] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1671), t. I, p. 365, édit. de
  G. de S.-G.

  [654] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 38 et 39.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671), t.
  I, p. 379 et 380, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 292, édit. de M.

Madame de Grignan avait, par ses lettres, instruit sa mère de tout ce
qui lui avait paru intéressant depuis son arrivée en Provence; mais
madame de Sévigné, avide des moindres détails, ne trouvait pas sa fille
assez explicite, et s'était mise en rapport avec tous ceux qui pouvaient
lui en donner des nouvelles. C'est ainsi qu'elle se procura une relation
admirable, selon elle, du voyage de madame de Grignan depuis Arles
jusqu'à Aix, adressée à M. de Coulanges par M. de Ripert, homme
d'affaires de M. de Grignan[655] et frère du doyen du chapitre de
Grignan. Corbinelli lui fit une seconde relation du même voyage, et le
président de Bandol une troisième[656]. Toutes furent lues et relues par
elle avec un égal empressement. Elle recherchait aussi tous ceux qui
venaient de la Provence et lui parlaient de sa fille, et même tous les
Provençaux, qui, eux aussi, pouvaient au moins l'entretenir du pays
qu'habitait madame de Grignan. Madame de Sévigné lia une correspondance
avec Vardes sur ce sujet et avec le coadjuteur d'Arles; elle rendit plus
actives ses relations avec son cousin de Coulanges, alors à Paris. Le
coadjuteur d'Arles lui écrivait en italien des lettres qui la
divertissaient. «Je ferai, dit-elle, réponse au prélat dans la même
langue, avec l'aide de mes amis[657].» Ces amis, c'était sans doute
Ménage, qui écrivait parfaitement en italien. Dans cette même lettre
(mutilée dans toutes les éditions modernes) elle dit encore: «La liaison
de M. de Coulanges et de moi est extrême par le côté de la Provence; il
me semble qu'il m'est bien plus proche qu'il n'était; nous en parlons
sans cesse. Quand les lettres de Provence arrivent, c'est une joie parmi
tous ceux qui m'aiment, comme c'est une tristesse quand je suis
longtemps sans en avoir. Lire vos lettres et vous écrire sont la
première affaire de ma vie; tout fait place à ce commerce; aimer comme
je vous aime fait trouver frivoles toutes les autres amitiés[658].»

  [655] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 38 et 39 (18 mars 1671); et t. I, p. 220. Le nom
  de Ripert ne se trouve pas dans les éditions modernes, et les
  lettres citées ici y ont subi beaucoup de
  retranchements.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (le jour des noces, à onze
  heures, 1671), t. II, p. 325, édit. de G. de S.-G.; ou t. II, p.
  275 de l'édit. de M.--_Ibid._ (26 juillet 1675), t. III, p. 469,
  édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (4 septembre 1676), t. V, p. 113.
  Sur Ripert, voyez l'_Histoire de madame de Sévigné_, par M.
  Aubenas, p. 180 et 588.

  [656] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 mars 1671), t. I, p. 398, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 309, édit. de M.

  [657] SÉVIGNÉ, _Lettres_, édit. de la Haye, 18 mars 1671, t. I,
  p. 639.

  [658] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 38.

Le premier Provençal qui vint donner à madame de Sévigné des nouvelles
de sa fille fut le beau-frère de M. de Grignan, le marquis de
Saint-Andiol[659], qui, en se rendant à Paris, avait rencontré madame de
Grignan. «Saint-Andiol m'est venu voir... il m'a dit qu'il vous avait
vue en chemin; il m'a fait transir en me parlant des chemins que vous
aviez à passer.»

  [659] Conférez ci-dessus, chapitre VIII, p. 137, et _Lettres de
  madame_ RABUTIN-CHANTAL, etc.; la Haye, 1726, in-12, t. I, p. 39.
  (Ce passage ne se trouve que dans cette première édition.)

Mais ce fut un autre Provençal, nommé de Julianis, qui mit fin aux
anxiétés de madame de Sévigné en lui apprenant que sa fille était enfin
arrivée heureusement au terme de son voyage.

Le 11 mars, un mercredi, madame de Sévigné écrit à sa fille: «Vous étiez
à Arles; mais je ne sais rien de votre arrivée à Aix. Il me vint hier un
gentilhomme de ce pays-là, qui était présent à votre arrivée et qui vous
a vue jouer à petite prime avec Vardes, Bandol et autres; je voudrais
pouvoir vous dire comme je l'ai reçu et ce qu'il m'a paru de vous avoir
vue jeudi dernier... Il m'a trouvée avec le P. Mascaron, à qui je
donnais un très-beau dîner. Comme il prêche à ma paroisse et qu'il vint
me voir l'autre jour, j'ai pensé que cela était d'une vraie petite
dévote de lui donner un repas; il est de Marseille, et a trouvé fort bon
d'entendre parler de Provence[660].»

  [660] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1671), t. I, p. 365, édit. de
  G. de S.-G.--_Ibid._ (18 février 1671), t. I, p. 330.--_Ibid._ (6
  et 10 novembre 1675), t. IV, p. 194-196.--_Ibid._ (29 décembre
  1675), t. I, p. 280.--_Ibid._ (1er janvier 1676), t. IV, p.
  285--_Ibid._ (12 août 1695, lettre de madame de Coulanges), t.
  XI, p. 204, note 1.

Il résulte de ce passage de la lettre de madame de Sévigné que de
Julianis, le gentilhomme dont elle parle, ne mit que cinq jours à se
rendre d'Aix à Paris, et que madame de Grignan employa un mois entier
pour se rendre de Paris à Aix; ce qui ne doit pas surprendre. Madame de
Grignan, ainsi que nous l'avons dit, avait voyagé avec ses chevaux à
petites journées, et, de plus, on a vu qu'elle s'était arrêtée partout
où elle avait trouvé des parents et des amis qui l'invitaient à
séjourner.

Enfin, madame de Sévigné ne fut parfaitement tranquille que lorsqu'elle
reçut une lettre de madame de Grignan datée d'Aix. Mais elle regrettait
de n'y pas trouver assez de détails, et elle en fit des reproches à sa
fille. «Je ne comprends pas que vous ne me disiez pas un mot de votre
entrée à Aix ni de quelle manière on vous y avait reçue. Tous deviez me
dire de quelle manière Vardes honorait votre triomphe; du reste, vous me
le représentez très-plaisamment, avec votre embarras et vos civilités
déplacées. Bandol vous est d'un grand secours; et moi, ma petite, que
je vous serais bonne! Ce n'est pas que je fisse mieux que vous, car je
n'ai pas le don de placer si juste les noms sur les visages; au
contraire, je fais tous les jours mille sottises là-dessus; mais je vous
aiderais à faire des révérences[661].»

  [661] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_ (18 mars 1671), t. I,
  p. 34. Ce texte a éprouvé, de la part du chevalier Perrin, des
  altérations et des suppressions. Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_, t.
  I, p. 379, édit. de G. de S.-G.

La voilà donc réduite, cette tendre mère, à regretter de ne pouvoir
partager les ennuis et les tribulations de celle qu'elle aime; la voilà
séparée d'elle pour un temps qui lui paraît infini, puisque la durée
n'en peut être déterminée. Que fera-t-elle, la pauvre délaissée? Avec sa
fille, son cœur, son âme, son esprit ont été transportés en Provence;
c'est là qu'elle vit, qu'elle s'alarme, qu'elle se réjouit, qu'elle se
console, qu'elle s'afflige. Enfin elle ne peut plus résister aux
anxiétés qu'elle éprouve d'en être privée, d'en être si éloignée. Elle
forme le projet de l'aller joindre, de jouir encore du bonheur de la
voir, de l'admirer, de la caresser, de lui donner ses soins; car elle
sait qu'elle est enceinte; sa grossesse est connue de l'évêque de
Marseille et n'est un mystère pour personne[662]. Cependant madame de
Grignan, nonobstant l'état où elle se trouve, veut aller visiter
Marseille; nouveau sujet d'alarme pour madame de Sévigné. D'Aix à
Marseille la distance n'est pas grande, et la route est belle.--Peu
importe: lorsque madame de Sévigné sait que ce voyage s'exécute, mille
craintes la tourmentent. «Pourquoi avez-vous été à Marseille? M. de
Marseille mande ici qu'il y a de la petite vérole; de plus, on vous aura
tiré du canon qui vous aura émue: cela est très-dangereux. On dit que de
Biez accoucha l'autre jour, d'un coup de pistolet qu'on tira dans la
rue. Vous aurez été dans des galères, vous aurez passé sur de petits
ponts; le pied peut vous avoir glissé, vous serez tombée. Voilà les
horreurs de la séparation; on est à la merci de toutes ces pensées; on
peut croire, sans folie, que ce qui est possible peut arriver. Toutes
les tristesses de tempérament sont des pressentiments, tous les songes
sont des présages, toutes les précautions sont des avertissements; enfin
c'est une douleur sans fin[663].»

  [662] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  t. I, p. 97, édit. de la Haye, 1726, 6 mai 1671.--SÉVIGNÉ,
  _Lettres_, t. II, p. 61, édit. de G.--_Ibid._, t. II, p. 51,
  édit. de M.

  [663] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, édit. de la Haye,
  1726, t. I, p. 97 (6 mai 1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p.
  58, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._, t. II, p. 48, édit. de M.

Mais aussitôt que madame de Sévigné apprend que ce voyage s'est terminé
heureusement, elle paraît charmée qu'il ait été entrepris. Vivonne, que
sa bravoure et sa qualité de frère de madame de Montespan portèrent aux
postes les plus enviés et au grade de maréchal de France, était alors à
Marseille général des galères. Gros réjoui, homme d'esprit, adonné aux
femmes et aux plaisirs de la table jusqu'à la débauche[664], lié avec
madame de Sévigné, il fit rendre à madame de Grignan des honneurs dignes
d'une reine. Le canon retentit avec fracas à son arrivée; le mot d'ordre
donné aux troupes fut le nom même de sa mère. La relation que madame de
Grignan fit à madame de Sévigné de ce voyage la charma, et elle ne
déguise pas le plaisir que lui fit la galanterie dont elle fut
personnellement l'objet de la part de Vivonne, ce _gros crevé_, comme
elle l'appelle ailleurs. «Je vois bien, ma fille, que vous pensez à moi
très-souvent et que cette _maman mignonne_ de M. de Vivonne n'est pas de
contrebande avec vous.» Madame de Sévigné se montre surtout enchantée,
et avec raison, que madame de Grignan ait profité de son rang de femme
du lieutenant général gouverneur pour opérer des réconciliations et
faire cesser des dissensions. «Il m'est venu de deux endroits que vous
aviez un esprit si bon, si juste, si droit et si solide qu'on vous a
faite seule arbitre des plus grandes affaires. Vous avez accommodé les
différends infinis de M. de Monaco avec un monsieur dont j'ai oublié le
nom. Vous avez un sens si net et si fort au-dessus des autres qu'on
laisse le soin de parler de votre personne, pour louer votre esprit;
voilà ce qu'on dit de vous ici[665].»

  [664] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 septembre 1688, 24 juin 1671, 12
  juin 1672, 11 et 15 décembre 1673, 31 juillet et 6 novembre
  1675); t. VIII, p. 357; t. II, p. 120; t. III, p. 64, 477; t. IV,
  p. 190; t. VIII, p. 357.--LOUIS XIV, _OEuvres_, t. V, Lettres, p.
  320 et 330, 365, 366, 371.

  [665] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mai 1671), t. II, p. 65, édit. de
  G.--_Ibid._, t. II, p. 55, édit. de M.

Madame de Grignan ne s'arrêta pas à ce service rendu au prince de
Monaco; elle alla dans le chef-lieu de sa principauté rendre visite à sa
femme, fille du comte de Gramont. C'était là une marque de déférence à
laquelle celle-ci n'avait pas droit de s'attendre après le discrédit où
l'avait fait tomber le scandale de ses amours avec Lauzun, avec le
chevalier de Lorraine, puis ses complaisances envers le roi. Aussi la
princesse se hâta-t-elle d'aller rendre en Provence à madame de Grignan
la visite qu'elle en avait reçue. Ces deux femmes, qui n'avaient rien
entre elles de commun que la beauté, furent cependant charmées de se
retrouver ensemble. Elles pouvaient parler de la cour, où toutes deux
avaient brillé et dont elles se regardaient comme exilées, quoique
toutes deux, dans les pays où elles résidaient, occupassent le premier
rang. Mais ce voyage que fit madame de Grignan à Monaco fut pour madame
de Sévigné un nouveau sujet d'alarmes: les grosses vagues de la mer et
ces chemins plus étroits que les litières, où la vie dépend de la
fermeté des pieds des mulets, la faisaient transir de frayeur[666].

  [666] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 et 30 mai, 6 juin 1672), t. III, p.
  38, 42, 47 et 48, édit. de G.; t. II, p. 448-451, 461 et 463,
  édit. de M.--_Idem_ (23 décembre 1671), t. II, p. 319, édit.
  de G.; t. II, p. 270, édit. de M.--SAINT-SIMON, t. X, p.
  96.--DELORT, t. I, p. 207.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 juin 1677), t.
  V, p. 257, édit. de G.--_Ibid._ (20 juin 1678, lettre de Bussy),
  t. V, p. 505.--_Ibid._ (20 juin 1678, lettre de madame de
  Sévigné), t. V, p. 509.--_Ibid._, 27 juin 1678, t. VI, p. 6 et
  7.--_Ibid._, 27 décembre 1688, t. IX, p. 54, édit. de G. de S.-G.

Madame de Sévigné avait dans sa maison de Paris fait déménager tous les
meubles de madame de Grignan, pour les placer dans une chambre réservée.
«J'ai été présente à tout, lui écrit-elle; pourvu que vous ayez intérêt
à quelque chose, elle est digne de mes soins; je n'ai pas tant d'amitié
pour moi, Dieu m'en garde[667]!» Elle se plaint à sa fille que l'envie
continuelle qu'elle a de recevoir ses lettres et d'apprendre des
nouvelles de sa santé est une chose dévorante qu'elle ne peut supporter.
Aussi tient-elle toujours au projet qu'elle a formé d'aller en Provence;
et cependant, avant d'entreprendre ce voyage, il faut qu'elle en fasse
un autre; qu'elle s'éloigne de sa fille, dont elle est déjà séparée par
une distance de deux cents lieues; et, dans le moment même où elle lui
écrit: «J'irai vous voir très-assurément; ce voyage est nécessaire à ma
vie,» elle se disposait à partir pour la Bretagne[668].

  [667] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 67, édit de G. de S.-G.; t.
  II, p. 56, édit. de M.

  [668] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13, 25 et 28 mai 1671), t. II, p. 64,
  70 et 76, édit. de G. de S.-G.



CHAPITRE XVIII.

1671-1672.

   Motifs qui obligent madame de Sévigné à se rendre en Bretagne.--Époque
   de la tenue des états de cette province.--Indication où ils se
   sont réunis.--Convoqués à Vitré en 1671.--Madame de Sévigné est
   très-aimée en Bretagne.--Cet attachement n'est pas réciproque.--Le
   duc de Chaulnes est nommé pour présider les états de Bretagne.--La
   duchesse de Chaulnes est l'amie de madame de Sévigné.--Les états
   de Bretagne et la maladie de sa tante, la marquise de la Trousse,
   forcent madame de Sévigné de différer son voyage en Provence, et
   prolongent sa correspondance avec sa fille.--Cette correspondance
   doit être examinée dans son ensemble.--Son caractère général.--C'est
   à elle que madame de Sévigné doit d'avoir été le peintre le plus
   fidèle du grand monde de son temps.--Le recueil des lettres de
   madame de Sévigné, publié en 1726, la plaçait au premier rang des
   épistolographes.--Ce recueil a été bien apprécié par l'éditeur de
   Hollande.--Toutes les éditions qui ont suivi cette première sont
   tronquées et fautives pour les lettres qui s'y trouvent, parce que
   les éditeurs modernes ne l'ont pas collationnée.--Sincérité de
   madame de Sévigné justifiée.--Objections réfutées.--Pourquoi
   madame de Sévigné et madame de Grignan ne concordaient pas
   toujours lorsqu'elles vivaient ensemble.--L'amour de madame de
   Sévigné pour sa fille était une passion.--Comment cette passion
   s'exprime aussitôt après leur séparation.--Madame de Sévigné verse
   des larmes toutes les fois qu'elle reçoit des lettres de sa
   fille.--Madame de Grignan était froide.--Madame de Sévigné ne se
   croyait jamais assez aimée, et devenait importune.--Extraits de
   diverses lettres de madame de Sévigné où elle exprime sa passion
   pour sa fille.--Jamais plus touchante que lorsqu'elle comprime ses
   sentiments et affecte la gaieté.--Se compare à une figure de
   Benoît.--Ses fins de lettres.--Madame de Grignan ne pouvait
   supporter la compagnie ennuyeuse.--Soufflet donné par elle à
   mademoiselle du Plessis.--Madame de Sévigné fait l'éloge des
   lettres de madame de Grignan.--Comment madame de Sévigné termine
   ses lettres à sa fille.--Madame de Sévigné  se rend à Livry
   pendant la semaine sainte du jubilé.--Impression que ces
   lieux font sur elle.--Elle entend prêcher la Passion par
   Mascaron.--Elle va dîner à Pomponne.--Son entretien avec Arnauld
   d'Andilly.--Le cardinal de Retz vient à Paris.--Accueil qui lui est
   fait.--Molière, Corneille et Boileau doivent lui lire de
   leurs ouvrages.--Retz demande des nouvelles de madame de
   Grignan.--Les louanges qu'il en fait excitent la sensibilité de sa
   mère.--Impressions produites sur elle par son retour aux Rochers
   et par sa visite au couvent des sœurs Sainte-Marie.--Madame de
   Grignan avait des opinions différentes de celles de sa
   mère.--Madame de Sévigné avait formé sa fille pour écrire et lui
   avait appris l'italien.--Madame de Sévigné ne veut pas que sa
   fille déprécie les lettres qu'elle lui écrit ni qu'elle se compare
   à la princesse d'Harcourt.--Madame de Grignan gardait les lettres
   de sa mère, et les montrait.--Madame de Sévigné écrivait vite, et
   ne se corrigeait pas.--Elle écrivait à toutes les heures du
   jour.--Un commis de la poste lui remettait les lettres de sa fille
   avant tout le monde.--Inquiétudes de madame de Sévigné lorsque
   les lettres de madame de Grignan ne lui arrivaient pas à
   temps.--Madame de Sévigné entretenait des correspondances avec
   plusieurs personnes.--Nature de la correspondance qu'elle avait
   avec sa fille.

Par sa naissance, par ses richesses, par le nom qu'elle tenait de son
mari, la marquise de Sévigné était une des plus notables personnes de la
Bretagne. Elle était particulièrement liée avec ce que ce pays
renfermait de plus élevé en dignités et en puissance. Madame de Sévigné
comptait la duchesse de Chaulnes, la femme du gouverneur, au nombre de
ses plus intimes amies. L'assemblée des états, pour le consentement des
impôts et le règlement des dépenses, se réunissait tantôt à Nantes,
tantôt à Dinan, tantôt à Vitré. Cette dernière ville était située à sept
quarts de lieue des Rochers, où madame de Sévigné se retirait durant la
belle saison. Si, contre sa coutume, elle se fût abstenue de s'y rendre
pendant la tenue des états, elle aurait eu l'air, pour éviter une
dépense nécessaire, de fuir ses amis, et de faire, par un motif
sordide, une sorte d'affront à toute la province. Elle y était
très-aimée, quoique à cet égard elle fût ingrate et que cet attachement
ne fût pas réciproque; ce qu'avec raison elle dissimulait soigneusement.

Depuis seize ans les états de Bretagne ne s'étaient point tenus à Vitré.
Leur dernière réunion en cette ville avait eu lieu en 1655; on les avait
rassemblés en 1661 à Nantes, et à Dinan en 1669. On les convoqua de
nouveau à Vitré en 1671[669], c'est-à-dire l'année même où madame de
Grignan s'en allait assister à ceux de la Provence. La commission
adressée par le roi: «A mon bien amé cousin le duc de Chaulnes, pair de
France, lieutenant général en nos armées dans nos pays et duché de
Bretagne,» est datée[670] de Saint-Germain en Laye le 6 mai 1671; et ce
jour-là même madame de Sévigné écrivait à sa fille, alors en route, pour
lui recommander d'être bien exacte à lui répondre, puisque bientôt elle
serait en Bretagne, et que là, pour calmer les inquiétudes causées par
un si grand éloignement, elle aurait encore plus besoin de ses
lettres[671].

  [669] LOUIS DUBOIS, sous-préfet de Vitré, _Madame de Sévigné et
  sa correspondance relative à Vitré et aux Rochers_, p. 58 et 59.

  [670] _Registres des états de Bretagne_, mss. bibl. du Roi;
  Bl.-Mant.; no 75, p. 324 et 329.

  [671] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mai 1671), t. II, p. 61 et 62, édit.
  de G.; t. II, p. 51, édit. de M.

Mais madame de Sévigné, ayant appris que l'ouverture des états n'aurait
lieu qu'au mois d'août, différa son départ, ne pouvant songer à aller en
Provence qu'après la séparation de l'assemblée des états de Bretagne.
Puis, lorsqu'elle fut de retour à Paris, elle se vit forcée d'y
séjourner pour donner des soins à sa tante, la marquise de la Trousse,
attaquée d'une maladie mortelle[672]. Ainsi fut plusieurs fois retardé
ce voyage, si ardemment désiré; ainsi se prolongea cette correspondance,
qui était la seule consolation de cette mère affligée, le seul moyen
qu'elle eût de calmer l'impatience douloureuse qu'elle éprouvait d'être
obligée de reculer le moment de son départ.

  [672] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24, 27 juin et 1er juillet 1672), t.
  III, p. 76, 81 et 84, édit. de G.; t. III, p. 12 et 19, édit. de
  M.

Puisque ce commerce épistolaire est le sujet, la substance même de ces
Mémoires, il faut une bonne fois le considérer en lui-même et
indépendamment des récits et des faits curieux qu'il renferme et qui le
recommandent à notre attention. Il faut rechercher ce qu'il nous apprend
sur madame de Sévigné; tâcher de pénétrer, par les aveux qui lui
échappent ou les opinions qu'elle manifeste, dans les secrets de ses
penchants les plus constants, de ses répulsions les plus invincibles, de
ses pensées les plus secrètes, de ses sentiments les plus intimes; et
parvenir ainsi à connaître ses vertus et ses faiblesses, les traits
distinctifs de son caractère et ses habitudes dominantes. Alors il sera
plus facile de comprendre ce que ses lettres nous révèlent sur les
événements du siècle où elle a vécu et de faire une juste appréciation
de ses jugements sur les personnes et sur les choses.

Si vivre n'est pas seulement exister et user ses jours dans les
occupations obligées de fortune, de famille et de soins matériels; si la
vie consiste principalement dans l'exercice des plus nobles facultés de
l'âme; si pour en jouir dans toute sa plénitude il faut ressentir
vivement les émotions du cœur, subir malgré soi les impressions de
l'imagination, se complaire dans tout ce qui alimente le sentiment et
la pensée, avoir été fréquemment en proie aux vicissitudes des grandes
joies et des grandes douleurs, on peut affirmer que madame de Sévigné
n'a jamais plus vécu que durant les dix-huit mois qui se sont écoulés
pendant sa première séparation d'avec sa fille, c'est-à-dire depuis le
mois de février 1671 jusqu'au mois de juillet 1672.

C'est dans cet intervalle de temps que madame de Sévigné se trouve
partagée entre l'orgueilleux plaisir d'avoir placé au premier rang, dans
une des plus belles provinces de France, celle qu'elle avait faite son
idole, et la douleur et les inquiétudes que lui causent son absence, sa
grossesse, ses voyages et ses indispositions. C'est alors aussi que la
satisfaction que le baron de Sévigné donne à sa mère par des preuves
répétées de son filial amour et par la confiance qu'il lui témoigne se
trouve contre-balancée par le chagrin des folles amours de ce jeune
homme; et lorsque la guerre a arraché ce fils à une conduite aussi
nuisible à son bonheur qu'à sa santé et à sa fortune, madame de Sévigné
a la crainte de se le voir enlever par le sort des combats, et elle
tressaille à l'arrivée de chaque courrier qui vient lui en apporter des
nouvelles.

A aucune époque madame de Sévigné ne fréquenta davantage le monde et la
cour, parce qu'elle avait besoin de la cour et du monde, où se tramaient
toutes les intrigues et se décidaient toutes les affaires, pour être
utile à son gendre et à fille, pour distraire celle-ci par le récit de
ce qui se passait dans une sphère qu'elle avait quittée à regret, pour
l'intéresser à la lecture de ses lettres et empêcher qu'un commerce qui
faisait toute sa consolation ne languît par la paresse qu'elle lui
connaissait pour écrire. C'est pendant ce période de temps que se place
la rentrée au ministère du marquis de Pomponne, cet intime ami de
madame de Sévigné, et la déclaration de guerre à la Hollande; Paris et
Versailles sont rendus déserts par le départ du roi pour l'armée; c'est
aussi dans cet intervalle qu'ont lieu cette campagne sur le Rhin si
glorieuse et si meurtrière, la tenue des états de Bretagne et ceux de
Provence. Jamais madame de Sévigné n'a plus souvent éprouvé le besoin de
se mêler aux cercles tumultueux de la capitale et de les quitter pour la
silencieuse solitude de Livry. Jamais elle n'a eu autant d'entraînement
pour la société et les distractions mondaines, ni éprouvé d'aussi fortes
inspirations vers Dieu; jamais elle ne fréquenta plus les spectacles et
les églises, ni elle ne lut un plus grand nombre d'ouvrages pieux et de
livres profanes; jamais elle n'a joui d'une santé plus ferme et plus
robuste; jamais enfin elle n'a plus agi, plus senti, plus pensé et
surtout plus écrit.

Si on excepte des lettres à diverses personnes, qui sont à des dates
très-éloignées les unes des autres, de toutes les correspondances que
madame de Sévigné avait entretenues durant cet espace de temps, il ne
nous reste que celles qu'elle a eues avec Bussy et avec sa fille. Ce qui
domine dans les lettres à cette dernière, c'est sa tendresse passionnée,
qui ne se manifeste à aucune autre époque avec autant d'abandon, de
chaleur et d'éloquence. C'est alors aussi qu'elle mit le plus
d'empressement et d'exactitude dans ce commerce épistolaire, qu'il lui
importait tant de faire agréer à madame de Grignan et à tous ceux qui
l'entouraient. Aussi ce qui frappe le plus dans les premières lettres de
madame de Sévigné, c'est l'idée fixe qui la domine et qui ne lui permet
pas de se distraire un instant de sa fille et des lieux habités par
elle. Les tracasseries d'Aix et de Marseille lui causent plus d'émotion
que Paris, Versailles ou Saint-Germain, Nantes ou Vitré; le château de
Grignan et son parc l'intéressent plus que les Rochers. Toutes les
_pétoffes_ de la société provençale, elle veut les connaître[673], car
elle sait que de toutes ces misères dépendent le bonheur et la
tranquillité de celle qu'elle chérit. Pour lui plaire, elle transporte
en Provence la Bretagne et ses états, la cour et ses intrigues, le roi
et ses maîtresses, l'Église et le théâtre, la littérature et les grands
événements de la guerre, les fêtes, les repas, les toilettes, les
conversations, le sermon; elle parlera de ceux qui meurent et de ceux
qui se marient, de ceux qui se ruinent et de ceux qui s'enrichissent.
Les lazzis et les réflexions, les portraits et les saillies, les
ridicules et les vices, tout lui sera bon, tout se pressera sous sa
plume, tout prendra, par la magie de son imagination, des formes et des
couleurs. Jusque dans la retraite de sa solitude champêtre, elle fera en
sorte que sa fille habite plus encore avec elle. Elle saura la mettre
dans la confidence de ses projets, de ses occupations, de ses
distractions, de ses tristesses, de ses craintes et de ses espérances;
mêler les conseils d'une profonde sagesse aux flatteries que sa
tendresse lui inspire. C'est lorsqu'elle était seule avec elle-même que
son cousin de Coulanges, avec plus de justesse qu'au milieu d'une
nombreuse et brillante assemblée, pouvait dire d'elle: «Voyez cette
femme, elle est toujours en présence de sa fille[674].»

  [673] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 octobre, 1er novembre, 6 décembre
  1671), t. II, p. 274, 278, 279, 394, édit. de G. de S.-G.

  [674] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 janvier 1672), t. II, p. 337, édit.
  de G.; t. II, p. 285, édit. de M.--_Ibid._ (27 et 29 avril 1671),
  t. II, p. 47, édit. de G.--_Ibid._, t. II, p. 39, édit. de
  M.--_Ibid._ (18 mars 1671), t. I, p. 35, 37 et 40.

Nous l'avons déjà remarqué, c'est à cette séparation de madame de
Sévigné d'avec sa fille, c'est à son amour de mère qu'elle doit, sans
qu'elle ait pu le soupçonner, d'avoir été le peintre le plus fidèle du
grand monde de son temps; d'avoir procuré, par le recueil de ses
lettres, les mémoires les plus piquants, les plus sincères et les plus
instructifs sur l'époque où elle a vécu; car ils furent écrits non pas à
froid, non pas avec l'intention de se poser vis-à-vis de la postérité en
historien et en juge des contemporains, mais sans aucun dessein
prémédité, mais sans aucune vue d'avenir, dans l'abandon d'un commerce
intime, sous l'impression vive et actuelle des événements, avec la verve
et la chaleur des émotions qu'ils produisaient, en compagnie et souvent
sous les yeux des personnages qu'ils nous font connaître.

Les lettres écrites par madame de Sévigné à Bussy et publiées avec les
Mémoires de ce dernier avaient déjà été distinguées comme de parfaits
modèles du style épistolaire; nous avons vu que Bayle, qui n'en connut
point d'autres, leur donnait la préférence sur celles de Bussy
même[675]. Alors aussi le jésuite Hervey, dans le poëme latin qu'il
publia sur l'art d'écrire des lettres, accorde en ce genre la
prééminence aux femmes, et à madame de Sévigné sur toutes les
femmes[676]. Mais ce ne fut cependant que dix ans plus tard, et
lorsqu'on eut publié les deux petits volumes des lettres de madame de
Sévigné à madame de Grignan, que l'on connut toute l'étendue et la
flexibilité de son talent, parce que c'est dans ces lettres seules que
le désir de plaire et d'intéresser lui fit déployer toutes les
ressources de son style, toutes les richesses de sa féconde imagination,
et qu'elle put s'abandonner sans contrainte à toutes les saillies de son
esprit, à toute l'impétuosité de ses idées et de ses sentiments. Elle
fut parfaitement jugée par l'un des deux éditeurs qui, en 1726,
publièrent presque simultanément chacun une édition du même recueil de
ses lettres. L'éditeur de la Haye est celui des deux qui paraît l'avoir
connue, et avoir publié sur les autographes son recueil de lettres sans
aucun retranchement ni altération. Homme d'esprit, il a bien apprécié,
quoique étranger[677], l'ouvrage dont il faisait part au public; et il
nous semble que ceux qui ont parlé depuis des lettres de madame de
Sévigné n'ont fait qu'amplifier et que commenter les paroles que nous
allons citer. Elles sont précieuses à recueillir, parce qu'elles sont
d'un contemporain.

  [675] Voyez la 1re partie de ces _Mémoires_.

  [676] Voyez ci-dessus, chap. IV, p. 108 et 109.

  [677] Une note de notre exemplaire de cette édition de la Haye,
  1726, dit que cet éditeur se nommait J.-J. Gendebien.--L'autre
  édition, de 1726, a été imprimée à Rouen, selon M. Monmerqué; et
  Thiriot, l'ami de Voltaire, en fut, dit-on, l'éditeur. Voy.
  _Sévigné_, t. I, p. 15, édit. de M.

«On trouve dans le recueil des lettres de madame de Sévigné une naïveté
qui charme. C'est une imagination brillante et fertile, qui produit sans
efforts. Elle n'écrit que comme parle une personne du grand monde et de
beaucoup d'esprit; de sorte que, lorsque vous voyez ces lettres, vous
croyez qu'elle parle. Vous ne la lisez point, vous l'entendez.

«Cette affection extrême, cette tendresse extraordinaire pour sa fille,
madame de Grignan, qui est répandue dans toutes ses lettres, ne
surprendra que ceux qui n'ont jamais connu madame de Sévigné. Elle
portait sa tendresse jusqu'à l'excès; elle adorait sa fille, elle
l'aimait d'une amitié parfaite, dont la vivacité et la délicatesse, si
on en juge par ses expressions, surpassaient tous les sentiments de
l'amour. Elle était sur ce pied-là dans le monde; chacun la connaissait
mère tendre et idolâtre; et ce caractère allait jusqu'à une singularité
qui néanmoins ne lui donnait aucun ridicule: elle était la première à
trouver de la faiblesse dans ses sentiments, elle se raillait
quelquefois elle-même sur cet article; et tout cela ne servait qu'à la
faire aimer, parce qu'elle donnait lieu par là à des railleries
innocentes et même obligeantes, auxquelles elle répondait toujours avec
esprit et avec un air aimable.

«Plusieurs particularités de la cour de son temps se trouvent ici, et
n'auront aucune obscurité pour les personnes du grand monde; on y voit
des portraits avantageux de gens qui vivent encore et qui étaient alors
dans la fleur de l'âge. Madame de Sévigné mande tout à sa fille, le bien
et le mal. Elle médit quelquefois, mais elle ne médit point en
médisante. Ce sont des choses plaisantes et ridicules dont elle fait
part à madame de Grignan, pour égayer ses lettres. Elles contiennent
outre cela des maximes et des réflexions admirables... Le style, naturel
et délicat, surpasse tout ce qu'on a jamais vu depuis qu'on écrit et
qu'on lit des lettres. Ce n'est point un style exact ni un langage
mesuré et étudié; c'est un tour inimitable et un air négligé de noblesse
et d'esprit[678].»

  [678] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, chez P.
  Gosse, J. Neaulme et comp., 1726, in-12, t. I, p. 2, 3 et 4 de
  l'_Avertissement_ de l'éditeur. Cet avertissement a été réimprimé
  dans l'édition de Sévigné de G. de S.-G., t. I, p. 25.

Malheureusement aucun des éditeurs des lettres de madame Sévigné n'a
pensé à collationner cette édition de Hollande avec celles qui ont été
publiées postérieurement; il en est résulté, pour cette partie de sa
correspondance, que toutes les éditions qui ont paru sont défectueuses,
incomplètes et tronquées; que des pages entières sont supprimées, et
qu'un grand nombre de passages sont altérés, parce que le premier
éditeur français, que tous les autres ont copié, a cru devoir en agir
ainsi par égard pour les membres de la famille de Grignan, qui vivaient
encore[679].

  [679] Conférez avec les éditions SÉVIGNÉ, _Lettres_, édit. de la
  Haye, 1726 (2 juillet, 20 et 27 septembre 1671), p. 135-180, 189,
  etc.

Lorsque le nombre de lettres de madame de Sévigné à sa fille se fut
considérablement accru dans les éditions successives, on leur fit un
reproche que n'avaient pu encourir celles de sa correspondance avec
Bussy: c'est la continuelle manifestation de cet amour maternel, qui
parut tenir de l'affectation et dont la violence et la durée semblaient
invraisemblables. On disait que cette expression réitérée, quoique
toujours heureusement variée, d'un même sentiment pouvait être agréable
à celle qui l'inspirait, mais devenait insupportable à la majorité des
lecteurs[680].--Je le crois. Aussi madame de Sévigné n'a-t-elle pas
songé à écrire pour eux; et si la réputation qu'elle s'était acquise de
son vivant, dans ses sociétés et à la cour, a pu lui faire soupçonner
que quelques-unes de ses lettres seraient par la suite produites au
grand jour dans des recueils épistolaires, ce n'est certainement aucune
de celles qu'elle écrivait à sa fille et qu'elle écrivait uniquement
pour sa fille. J'ai précédemment expliqué pourquoi les effusions de sa
tendresse ne pouvaient rencontrer de parfaite sympathie[681] dans la
majorité des lecteurs. Mais est-ce pour cela un motif de douter un seul
instant de leur sincérité? de méconnaître la passion dont elle a subi
l'influence[682]? Elle-même fait à sa fille l'aveu de ce qu'elle a
d'insensé; souvent sa piété s'en alarme[683].--Qu'y pouvait-elle? Les
écarts de l'esprit, les défauts de caractère, les inclinations
condamnables se peuvent combattre avec les secours d'une philosophie
courageuse ou les armes plus puissantes encore de la religion; mais
contre ces émotions qui nous subjuguent avec une force irrésistible,
contre ces maladies de l'âme que peut la volonté? que peut la
raison?--Chercherons-nous à réprimer ce que nos sentiments ont
d'excessif? Mais ils n'existent que parce qu'ils sont excessifs, que
parce qu'ils se sont emparés du cœur; qu'eux seuls l'échauffent, le
remuent, le font vivre et palpiter. Tant qu'ils le possèdent, rien de ce
qui peut les expulser ne peut y trouver accès. Force est de se soumettre
à leur domination; entreprendre de leur résister, c'est les irriter
encore, c'est accroître leur violence, c'est renoncer à tout espoir de
bonheur, c'est annihiler l'existence. On peut se sacrifier à eux; mais
on ne peut les sacrifier à soi: on peut mourir de douleur ou d'ennui.
Voilà tout.--Que sera-ce donc s'il ne se mêle dans la passion dont nous
sommes fascinés rien de personnel, rien de sensuel; si tout en est pur
et désintéressé; si, loin d'avoir été inspirée par une rencontre
fortuite ou les événements du monde, elle a pris possession de nous par
une des lois les plus sacrées de la nature; si elle s'est accrue par des
habitudes obligées de chaque jour et de chaque moment; si enfin, loin de
contrarier nos devoirs, elle nous donne plus de courage pour les
accomplir?--Comment nous résoudre alors à nous soustraire au charme qui
nous entraîne? Comment nous condamner à une continuelle privation? Ne
sentons-nous pas que, si ce talisman venait à disparaître, il ne
laisserait plus autour de nous qu'un vide affreux et une absence de
toute sympathie, de toute joie, de tout contentement, de toute
consolation, une existence solitaire et douloureuse, dont le fardeau
nous deviendrait insupportable?

  [680] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 352; t. IV,
  p. 271.

  [681] Voyez le chapitre XII de la 2e partie, p. 307 à 312.

  [682] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 et 29 avril 1671), t. II, p. 47,
  édit. de G.; t. II, p. 39, édit. de M.--_Ibid._ (6 janvier 1672),
  t. II, p. 337, ou t. II, p. 285, édit. de M.

  [683] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1671), t. I, p. 311, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 235, édit. de M.--_Ibid._ (6 mai 1671), t.
  II, p. 59, édit. de G; t. II, p. 49, édit. de M.

Mais vous vous êtes demandé si madame de Grignan méritait en effet tous
les éloges que sa mère lui adresse; s'il était vrai qu'elle fût telle
qu'elle la dépeint, d'une beauté parfaite, d'une grâce incomparable,
douée de tant de talents, si fort au-dessus de son sexe pour le savoir
et la réflexion, et comme vous avez trouvé des témoignages contraires à
un si brillant portrait, vous concluez que les louanges qui lui sont
prodiguées dans les lettres de madame de Sévigné sont exagérées et peu
sincères: mais c'est cette exagération même qui prouve leur sincérité.
Ce délire d'admiration ne peut provenir que d'un cœur passionné et
d'une imagination qui s'exalte[684].--Vous dites encore que cette femme
qui se lamentait continuellement d'être séparée de sa fille ne semble
plus être la même quand elle est avec elle sous le même toit; que leur
union est fréquemment troublée par des explications, des froideurs et
des raccommodements, des protestations et des dissimulations. La
correspondance de madame de Sévigné le démontre malgré les précautions
prises par les premiers éditeurs pour dissimuler cette triste
vérité[685]. Il y a donc moins de réalité que d'imagination dans les
expressions si vives et si réitérées de l'amour de madame de Sévigné
pour sa fille.--Que vous connaissez mal les infirmités et les misères
des cœurs maternels! Si la tendresse de madame de Sévigné avait pu être
réglée par sa raison, elle eût, dans les plus grandes effusions de
cœur, conservé cette mesure, ce discernement qui ne l'abandonne jamais
dans toute autre occasion; vive, affectueuse, expansive, facile à
émouvoir, elle eût reconnu, sans en être alarmée, que sa fille,
indolente, froide et concentrée, devait avoir une manière de sentir et
de s'exprimer différente de la sienne; elle eût assigné à sa véritable
cause le contraste qui existait entre elles deux; elle eût compris qu'on
peut rectifier ses opinions, réformer sa conduite, mais non pas changer
sa nature; que la volonté exerce sa toute-puissance sur nos idées, sur
nos actions, mais non pas sur nos sentiments; qu'à cet égard elle perd
son libre arbitre; qu'elle ne peut rien sur cette faculté sympathique
qui est en nous comme un sixième sens, qu'on désigne par le mot de
sensibilité, parce qu'en effet ce sens comprend tous les autres; qu'il
s'associe à eux tous et semble être comme le lieu commun qui les unit
et qui leur donne la vie. La sensibilité préexiste en nous, et la
volonté ne peut ni en augmenter ni en affaiblir l'intensité. Si madame
de Sévigné avait reconnu la différence que la nature avait établie entre
elle et sa fille à cet égard, satisfaite de posséder sa confiance plus
que personne au monde, elle n'eût point fatigué l'objet de sa
tendresse par ses ombrageuses susceptibilités et ses empressements
tyranniques[686]. Rien n'eût troublé l'union qui exista toujours entre
ces deux femmes si remarquables par leurs vertus, les agréments de leur
personne et les qualités de leur esprit; rien n'eût altéré le plaisir
qu'elles avaient de se trouver ensemble, et à entretenir un commerce de
lettres lorsqu'elles étaient séparées. Mais je l'ai dit, l'amour
maternel dans madame de Sévigné était une passion extravagante qui a
duré toute sa vie et qui toute sa vie fut accompagnée des mêmes
inquiétudes et des mêmes agitations que fait éprouver tout sentiment
profond. Cette passion était, comme dit très-bien Saint-Simon[687], le
seul défaut de cette charmante femme. Pardonnez-le-lui donc ce défaut;
plaignez-la d'avoir été trop éprise de sa fille, d'avoir été si jalouse
de son affection et sans cesse tourmentée par le désir de lui plaire et
par la crainte de n'en être pas assez aimée. Plaignez-la, mais ne la
blâmez pas de n'avoir pas eu une imagination plus calme, un cœur moins
facile à émouvoir, puisque cela n'était pas en sa puissance[688].
Autant vaudrait lui reprocher, comme un tort, d'être née avec des
cheveux blonds, parce que vous préférez les bruns.

  [684] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 31 mars, 27 avril, 31 mai, 2
  septembre, 18 et 25 octobre, 29 novembre, 18 et 20 décembre 1671,
  6 et 20 janvier 1672), t. II, p. 87, 213, 264, 270, 297, 315,
  323-327, 335, 353, édit. de G. de S.-G.

  [685] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 juin 1671). Lettre inédite, publiée
  par M. Monmerqué, p. 13.

  [686] Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1678), t. VI, p. 74.--_Ibid._
  (6 mai 1671), t. II, p 56, édit. de G. de S.-G.

  [687] SAINT-SIMON, _Mémoires authentiques_, t. I, p. 352; t. IV,
  p. 271.

  [688] Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 et 18 février, 11 mars, 15
  avril, 6 et 23 mai, 12 juillet 1671), t. I, p. 365; t. II, p. 18,
  56, 80, 134, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 280, édit. de
  M.--_Ibid._ (30 octobre 1673).--_Ibid._ (14, 30 juin et 3 juillet
  1677), t. III, p. 201.--_Ibid._, t. V, p. 238, 259, 266, édit. de
  G. de S.-G.--_Ibid._ (18 septembre, 29 décembre 1679, 3 et 5
  janvier 1680), t. VI, p. 74, 121, 271, 281, 285, édit. de G. de
  S.-G.--SÉVIGNÉ, _Lettre écrite à madame de Grignan le 21 juin
  1671, rétablie_ (par M. Monmerqué) _pour la première fois d'après
  le manuscrit autographe_; Paris, 1826, in-8º, p. 13.

Écoutez comme, dès le début de sa correspondance et des premières
lettres qu'elle échange avec madame de Grignan après leur séparation,
elle exprime ce qu'elle sent. Madame de Grignan avait écrit qu'elle
était jalouse de sa petite Marie-Blanche; madame de Sévigné lui répond:

«Il est vrai que j'aime votre fille, mais vous êtes une friponne de me
parler de jalousie; il n'y a ni en vous ni en moi de quoi pouvoir la
composer. C'est une imperfection dont vous n'êtes point capable, et je
ne vous en donne non plus de sujet que M. de Grignan. Hélas! quand on
trouve en son cœur toutes les préférences et que rien n'est en
comparaison, de quoi pourrait-on donner de la jalousie à la jalousie
même? Ne parlons pas de cette passion, je la déteste: quoiqu'elle vienne
d'un fonds admirable, les effets en sont trop cruels et trop haïssables.
Hélas! ma bonne, je suis persuadée que vous n'êtes que trop vive pour ma
santé; elle est à présent au-dessus de toutes les craintes ordinaires.
Je vivrai pour vous aimer, et j'abandonne ma vie à cette unique
occupation, à toute la joie, à toute la douleur, à tous les agréments, à
toutes les mortelles inquiétudes, enfin à tous les sentiments que cette
passion pourra me donner[689].»

  [689] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 95 et 96.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mai 1671), t.
  II, p. 59, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 46, édit. de M.

Avant, elle lui avait dit qu'elle ne pouvait recevoir ses lettres sans
pleurer: «Je ne le puis, ma fille, mais ne souhaitez point que je le
puisse; aimez mes tendresses, aimez mes faiblesses; pour moi, je m'en
accommode fort bien; je les aime bien mieux que des sentiments de
Sénèque et d'Épictète. Je suis douce, tendre, ma chère enfant, jusqu'à
la folie; vous m'êtes toute chose, je ne connais que vous. Hélas! c'est
ma folie que de vous voir, de vous parler, de vous entendre; je me
dévore de cette envie et du déplaisir de ne vous avoir pas assez
écoutée, pas assez regardée; il me semble pourtant que je n'en perdais
guère les moments: mais enfin je n'en suis pas moins contente; je suis
folle, il n'y a rien de plus vrai; mais vous êtes obligée d'aimer ma
folie. Je ne comprends pas comment on peut tant penser à une personne:
n'aurai-je jamais tout pensé? Non, que quand je ne penserai plus[690].»

  [690] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671, la troisième de cette
  date), t. I, p. 384, 385, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 297-298,
  édit. de M.

Dans une autre lettre, écrite peu de temps après celle-ci, l'on trouve
la preuve que les orages qui assombrissaient par intervalle ce touchant
et pur amour et qui se renouvelèrent à différentes époques[691] avaient
déjà commencé à paraître avant cette première séparation.

  [691] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1678 et 1679), lettre 670 de l'édit. de
  M., t. V, p. 427.

«Je vous prie, ma bonne, ne donnez point désormais à l'absence
l'honneur d'avoir mis entre nous une parfaite intelligence, et de mon
côté la persuasion de votre tendresse pour moi; quand elle aurait part à
cette dernière chose, regrettons un temps où je vous voyais tous les
jours, vous, ma bonne, qui êtes le charme de ma vie et de mes yeux; où
je vous entendais, vous dont l'esprit touche mon goût plus que tout ce
qui m'a jamais plu. N'allons point faire une séparation de votre aimable
vue et de votre amitié, il y aurait trop de cruauté à séparer ces deux
choses; et quoique M. de Grignan dise que les absents ont toujours tort
auprès de vous, c'est une folie; je veux plutôt croire que le temps est
venu que ces deux choses marcheront ensemble; que j'aurai le plaisir de
vous voir sans mélange d'aucun nuage, et que je réparerai toutes mes
injustices passées, puisque vous voulez bien les nommer ainsi. Après
tout, que de bons moments que je ne puis assez regretter et que je
regrette aussi avec des larmes et des tendresses qui ne peuvent jamais
finir! Ce discours même n'est pas bon pour mes yeux, qui sont d'une
faiblesse étrange. Je me sens dans une disposition qui m'oblige à finir
en cet endroit; il faut pourtant que je vous dise encore que je regarde
le temps où je vous verrai comme le seul que je désire et qui peut être
agréable dans ma vie[692].»

  [692] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 94 (6 mai 1671). Ce passage a été mutilé et
  altéré, ainsi que beaucoup d'autres, dans toutes les éditions
  subséquentes.--Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 mai 1671), t. II,
  p. 56, édit. de G. de S.-G., ou t. II, p. 49, édit. de M.

Dans une lettre écrite un mois après, et lorsque madame de Sévigné était
aux Rochers, fort occupée de ce qui devait se passer aux états de
Bretagne qui allaient se réunir, elle s'exprime de manière à ne nous
laisser aucun doute que ses plus vives peines provenaient de la froideur
de madame de Grignan, qui lui faisait craindre que la tendresse qu'elle
avait pour elle ne fût pas réciproque, et par cette raison ne lui fût à
charge.

«Nous avons ici beaucoup d'affaires; ce qui est certain, ma bonne, et
dont je crois que vous ne doutez pas, c'est que nous sommes bien loin
d'oublier cette pauvre exilée. Hélas! qu'elle nous est chère et
précieuse! Nous en parlons très-souvent; mais, quoique j'en parle
beaucoup, j'y pense encore mille fois davantage, et jour et nuit, et en
me promenant (car on a toujours quelques heures), et à toute heure, et à
tout propos, et en parlant d'autre chose, et enfin comme on devrait
penser à Dieu, si l'on était véritablement touché de son amour; il y a
des excès qu'il faut corriger, et pour être polie, et pour être
politique; il me souvient comme il faut vivre pour n'être pas pesante:
je me sers encore de mes vieilles leçons[693].»

  [693] _Lettre écrite par madame_ DE SÉVIGNÉ _le 21 juin 1671,
  rétablie pour la première fois d'après le manuscrit autographe_;
  Paris, Blaise, 1826, in-8º, p. 13. Lettre mutilée dans toutes les
  éditions, rétablie par M. Monmerqué.--Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (21 juin 1671), t. II, p. 105, édit. de G. de S.-G. Dans
  l'édition de la Haye, 1726, in-12, t. I, p. 120, le passage est
  comme dans le manuscrit autographe, sauf une faute d'impression
  grave.

Trois semaines après, elle revient encore dans une autre lettre sur les
mêmes souvenirs: «Hélas! ma fille, c'est bien moi qui dis cette chanson
que vous me rappelez: _Hélas! quand reviendra-t-il ce temps, bergère?_
Je le regrette tous les jours de ma vie, et j'en souhaiterais un pareil
au prix de mon sang; ce n'est pas que j'aie sur le cœur de n'avoir pas
senti le plaisir d'être avec vous; je vous jure et vous proteste que je
ne vous ai jamais regardée avec indifférence ni avec la langueur que
donne quelquefois l'habitude; mes yeux ni mon cœur ne se sont jamais
accoutumés à cette vue, et jamais je ne vous ai regardée sans joie et
sans tendresse; s'il y a eu quelques moments où elle n'ait pas paru,
c'est alors que je la sentais plus vivement: ce n'est donc point cela
que je puis me reprocher; mais je regrette de ne vous avoir pas assez
vue et d'avoir eu dans certains moments de cruelles politiques qui m'ont
ôté ce plaisir. Ce serait une belle chose si je remplissais mes lettres
de ce qui me remplit le cœur. Ah! comme vous dites, il faut glisser sur
bien des pensées[694].» Malheureusement, au lieu d'y glisser, elle pèse
quelquefois dessus de tout son poids, et éclate en reproches amers;
c'est ainsi que, longtemps après l'époque où nous sommes arrivés,
mécontente du départ précipité de madame de Grignan, elle trace le plan
d'un traité sur l'amitié, et dit: «Je ferai voir dans ce livre qu'il y a
cent manières de témoigner son amitié sans le dire, ou de dire par ses
actions qu'on n'a point d'amitié lorsque la bouche traîtreusement assure
le contraire. Je ne parle pour personne, mais ce qui est écrit est
écrit[695].»

  [694] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juillet 1671), t. II, p. 135.

  [695] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 novembre 1679), t. VI, p. 191, édit.
  de G. de S.-G; t. VI, p. 11, édit. M.

Le passage suivant fait encore allusion au genre de peines que madame de
Sévigné éprouvait souvent de la part de sa fille alors même qu'elle
jouissait du bonheur de la posséder, et il contient un reproche indirect
et bien tendre, souvent répété dans le cours de cette correspondance.

«Il y a demain un bal chez MADAME; j'ai vu chez MADEMOISELLE l'agitation
des pierreries; cela m'a fait souvenir des tribulations passées, et plût
à Dieu y être encore! Pouvais-je être malheureuse avec vous? toute ma
vie est pleine de repentir. Monsieur Nicole, ayez pitié de moi, et me
faites bien envisager les ordres de la Providence. Adieu, ma chère
fille; je n'oserais dire que je vous adore, mais je ne puis concevoir
qu'il y ait un degré d'amitié au delà de la mienne; vous m'adoucissez et
m'augmentez mes ennuis par les aimables et douces assurances de la
vôtre[696].»

  [696] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 janvier 1672), t. II, p. 353, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 298 et 299, édit. de M.

Cette autre fin de lettre, qu'avaient retranchée les premiers éditeurs,
nous révèle encore plus clairement ce qui troublait les jouissances que
goûtait madame de Sévigné dans son affection pour sa fille. «Adieu, ma
très-chère et très-aimable; je prendrai grand plaisir à lire le chapitre
de la tendresse que vous avez pour moi; je vous promets de demeurer
fixée dans l'opinion que j'en ai; mais, pour plus grande sûreté, soyez
fixée aussi à m'en donner des marques, comme vous faites. Vous savez
avec quelle passion je vous aime et quelle inclination j'ai eue toute ma
vie pour vous; tout ce qui peut m'avoir rendue haïssable venait de ce
fond; il est en vous de me rendre la vie heureuse ou malheureuse[697].»

  [697] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 octobre 1671), t. II, p. 271, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 229, édit. de M.

On voit encore, dans une autre lettre, que madame de Sévigné trouvait
dans l'exactitude que sa fille mettait à lui écrire des preuves plus
fortes de son attachement que dans les protestations de tendresse que
celle-ci se croyait obligée de lui adresser pour calmer les inquiétudes
de son cœur maternel. «Vous me voulez aimer pour vous et pour votre
enfant: hé! ma chère fille, n'entreprenez pas tant de choses! Quand vous
pourriez atteindre à m'aimer autant que je vous aime, ce qui n'est pas
une chose possible, ni même selon l'ordre de Dieu, il faudrait toujours
que ma petite fût par-dessus le marché; c'est le trop plein de la
tendresse que j'ai pour vous[698].»

  [698] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 août 1671), t. II, p. 176, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 146, édit. de M.

Madame de Sévigné revient encore sur ces tristes souvenirs dans une
lettre où elle répond à des observations, fort justes peut-être, sur sa
trop grande susceptibilité, mais dont elle ne se montre pas
très-satisfaite.--«Il est vrai qu'il ne faudrait s'attacher à rien et
qu'à tout moment on se trouve le cœur arraché dans les grandes et
petites choses; mais le moyen? Il faut donc toujours avoir cette
_morale_ dans les mains comme du vinaigre au nez, de peur de
s'évanouir.--Je vous avoue, ma fille, que mon cœur me fait bien
souffrir. J'ai bien meilleur marché de mon esprit et de mon humeur. Je
suis très-contente de votre amitié. Ne croyez pas, au moins, que je sois
trop délicate et trop difficile; ma tendresse me pourrait rendre telle,
mais je ne l'ai jamais écoutée, et quand elle n'est point raisonnable je
la gourmande; mais croyez-moi de bonne foi, et, dans le temps que je
vous aime le plus et que je crois que vous m'aimez, croyez que les
choses qui m'ont touchée auraient touché qui que ce soit au monde. Je
vous dis tout cela pour vous ôter de l'esprit qu'il y ait aucune peine à
vivre avec moi ni qu'il faille des observations fatigantes. Non, ma
bonne, il faut faire comme vous faites et comme vous avez su si bien
faire quand vous avez voulu; cette capacité qui est en vous rendrait le
contraire plus douloureux[699].»

  [699] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 septembre 1671), t. II, p. 235,
  édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 197, édit. de M.--_Lettres de
  madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ; la Haye, 1726 (20
  septembre), t. I, p. 183.

Madame de Grignan avait fait des réflexions morales au sujet des vaines
inquiétudes que l'on a pour un avenir qui bien souvent ne se réalise
pas, ou qui, s'il se réalise, nous paraît alors tout autre qu'à l'époque
où sa prévision fut la cause de notre tourment. Nous craignons des maux
qui perdent ce nom par le changement de nos pensées et de nos
inclinations[700]. Et à ce sujet, pour mieux faire goûter sa morale,
madame de Grignan avait exalté les bonnes qualités de sa mère et
déprécié les siennes. Madame de Sévigné, qui ne pouvait être dupe d'un
tel stratagème oratoire, lui répond avec une grande gravité: «Vous
n'êtes point sincère quand vous me louez tant aux dépens de vous-même,
et vous méprisant comme vous faites. Il me siérait mal de faire votre
panégyrique à vous-même, et vous ne voulez jamais que je dise du mal de
moi..... Vous avez un fonds de raison et de courage que j'honore; pour
moi, je n'en ai point tant, surtout quand mon cœur prend le soin de
m'affliger. Mes paroles sont assez bonnes; je les range comme ceux qui
disent bien; mais la tendresse de mes sentiments me tue. Par exemple, je
n'ai point été trompée dans les douleurs d'être séparée de vous; je les
ai imaginées comme je les sens; j'ai compris que rien ne me remplirait
votre place, que votre souvenir me serait toujours sensible au cœur;
que je m'ennuierais de votre absence, que je serais en peine de votre
santé; que jour et nuit je serais occupée de vous. Je sens tout cela
comme je l'avais prévu. Il y a plusieurs endroits sur lesquels je n'ai
pas la force d'appuyer; toute ma pensée glisse là-dessus, comme vous
disiez, et je n'ai pas trouvé que le proverbe fût vrai pour moi,
_d'avoir la robe selon le froid_. Je n'ai point de robe pour ce
froid-là[701].»

  [700] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 146, édit. de M.

  [701] _Lettres de madame_ RABUTIN CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ
  (7 août 1671), t. I, p. 155 et 156.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 août
  1671), t. II, p. 174, édit. de G.; t. II, p. 145, 146, édit. de
  M. Le texte de l'édition de la Haye est différent de celui des
  éditions modernes, et a pour date le 7 août.

Cependant madame de Sévigné avait beaucoup de ressort dans le caractère,
de la gaieté et de la vivacité; elle s'intéressait à tout, aimait le
monde, et se plaisait dans la solitude; jouissait des personnes
aimables, spirituelles ou instruites qu'elle rencontrait, et savait
supporter celles dont la société était ennuyeuse, l'esprit borné ou
futile, et assortir sa conversation à la leur. Madame de Grignan, au
contraire, était sujette aux vapeurs; elle s'ennuyait facilement; il lui
fallait de la compagnie, et une compagnie qui lui convînt[702]. Ce
défaut venait en partie de son éducation et de l'habitude qu'elle avait
contractée de la société de sa mère, de la trop grande indulgence et des
extrêmes complaisances de celle-ci pour elle dans sa jeunesse. Le
soufflet donné par elle à mademoiselle du Plessis le prouve[703]; et
c'est ce qui ressort aussi évidemment de plusieurs passages des lettres
de madame de Sévigné et notamment de celui-ci: «Vous aimer, penser à
vous, m'attendrir à tout moment plus que je ne voudrais, m'occuper de
vos affaires, m'inquiéter de ce que vous pensez, sentir vos ennuis et
vos peines, les vouloir souffrir pour vous s'il était possible, écumer
votre cœur comme j'écumais votre chambre des fâcheux dont je la voyais
remplie; en un mot, comprendre vivement ce que c'est que d'aimer
quelqu'un plus que soi-même, voilà comme je suis: c'est une chose qu'on
dit souvent en l'air; on abuse de cette expression, moi je la répète;
et, sans la profaner jamais, je la sens tout entière en moi, et cela est
vrai[704].»

  [702] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 septembre 1671), t. II, p. 242,
  édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 203 et 204, édit. de M.

  [703] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 juillet 1671), t. II, p. 157.

  [704] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er avril 1671), t. I, p. 407, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 316, édit. de M.--_Ibid._ (26 juillet
  1671), t. II, p. 159, édit. de G. de S.-G.

Rien ne touchait plus madame de Sévigné que les marques de tendresse que
lui donnait sa fille. Elle en était avide, et il semble qu'elle craint
toujours que ce cœur, dans lequel elle voudrait habiter, ne se
refroidisse et ne devienne indifférent pour elle. Aux premières lettres
qu'elle reçoit de madame de Grignan, elle répond:

«Je reçois vos lettres, ma bonne, comme vous avez reçu ma bague. Je
fonds en larmes en les lisant; il semble que vous m'écriviez des
injures, ou que vous soyez malade, ou qu'il vous soit arrivé quelque
accident; et c'est tout le contraire. Vous m'aimez, ma chère enfant, et
vous me le dites d'une manière que je ne puis soutenir sans des pleurs
en abondance. Vous continuez votre voyage sans aucune aventure fâcheuse,
et lorsque j'apprends tout cela, qui est justement tout ce qui me peut
être le plus agréable dans l'état où je suis, vous vous avisez donc de
penser à moi, vous en parlez, et vous aimez mieux m'écrire vos
sentiments que vous n'aimez à me les dire. De quelque façon qu'ils me
viennent, ils sont reçus avec une tendresse et une sensibilité qui n'est
comprise que de ceux qui savent aimer comme je fais. Vous me faites
sentir pour vous tout ce qu'il est possible de sentir de tendresse. . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . Adieu, ma chère enfant, l'unique
passion de mon cœur, le plaisir et la douleur de ma vie; aimez-moi
toujours, c'est la seule chose qui peut me donner de la
consolation[705].»

  [705] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 8 et 12 (janvier 1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9
  février 1671), t. I, p. 235 et 240, édit. de M.--_Ibid._, t. I,
  p. 310 et 316, édit. de G. de S.-G. La date est différente pour
  cette lettre dans l'édition de la Haye et dans les éditions plus
  modernes. Elle aura été mise par les éditeurs, et probablement
  même par les éditeurs modernes. Pour le texte nous avons préféré
  l'édition de la Haye, précisément parce que les éditeurs modernes
  se sont donné la peine de le corriger.

Deux jours après, madame de Sévigné reçoit encore de nouvelles lettres
de sa fille; et, quoique brèves, elles dissipent tous les doutes qui
s'étaient élevés dans son esprit en trouvant sa fille si peu expansive à
son égard lorsqu'elles étaient toutes deux ensemble.

«Vos lettres, lui dit-elle, sont premièrement très-bien écrites, et de
plus si tendres et si naturelles qu'il est impossible de ne les pas
croire; la défiance même en serait convaincue: elles ont le caractère de
vérité qui se maintient toujours et qui se fait voir avec autorité...
Vos paroles ne servent tout au plus qu'à vous expliquer; et, dans cette
noble simplicité, elles ont une force à quoi l'on ne peut résister.
Voilà, ma bonne, comme vos lettres m'ont paru; jugez quel effet elles
me font et quelles sortes de larmes je répands en me trouvant persuadée
de la vérité de toutes les vérités que je souhaite le plus sans
exception! Vous pouvez juger par là de ce que m'ont fait toutes les
choses qui m'ont donné autrefois un sentiment contraire. Si mes paroles
ont la même puissance que les vôtres, il ne faut pas vous en dire
davantage. Je suis assurée que mes vérités ont fait sur vous leur effet
ordinaire. Mais je ne veux point que vous disiez que j'étais un rideau
qui vous cachait. Tant pis si je vous cachais, vous êtes encore plus
aimable quand on a tiré le rideau; il faut que vous soyez à découvert
pour être dans votre perfection: nous l'avons dit mille fois. Pour moi,
il me semble que je suis toute nue, qu'on m'a dépouillée de tout ce qui
me rendait aimable. Je n'ose plus voir le monde; et quoi qu'on ait fait
pour m'y remettre, j'ai passé tous ces jours comme un loup garou, ne
pouvant faire autrement. _Peu de gens sont dignes de comprendre ce que
je sens._ J'ai cherché ceux qui sont de ce petit nombre, et j'ai évité
les autres[706].»

  [706] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, etc.; la Haye, 1726,
  t. I, p. 13 et 14 (mercredi 14 février 1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_
  (mercredi 11 février), t. I, p. 317, édit. de G. de S.-G.; t. I,
  p. 241, édit. de M. Il y a une erreur dans le chiffre contenant
  la date du mois dans l'ancienne ou les nouvelles éditions. Dans
  celles-ci, le texte original a été à tort corrigé par les
  éditeurs modernes. Les mots mis en italique sont ainsi dans
  l'édition de la Haye, parce qu'ils étaient probablement soulignés
  dans l'original.

Sept jours après avoir écrit cette lettre, madame de Sévigné s'exprime
sur le même sujet d'une manière plus significative encore dans sa
réponse à une nouvelle lettre de sa fille.

«Je vous conjure, ma chère bonne, de conserver vos yeux.--Pour les
miens, vous savez qu'ils doivent mourir à votre service. Vous comprenez
bien, ma belle, que, de la manière dont vous m'écrivez, il faut que je
pleure en lisant vos lettres. Pour comprendre quelque chose à l'état où
je suis, joignez, ma bonne, à la tendresse et à l'inclination naturelle
que j'ai pour votre personne la petite circonstance d'être persuadée que
vous m'aimez, et jugez de l'excès de mes sentiments. Méchante, pourquoi
me cachez-vous quelquefois de si précieux trésors? Vous avez peur que je
ne meure de joie; mais ne craignez-vous pas aussi que je ne meure de
déplaisir de croire et de voir le contraire? Je prends d'Hacqueville à
témoin de l'état où il m'a vue autrefois. Mais quittons ces tristes
souvenirs, et laissez-moi jouir d'un bien sans lequel la vie m'est dure
et fâcheuse. Ce ne sont point des paroles, ce sont des vérités. Madame
de Guénégaud m'a mandé de quelle manière elle vous a vue; pour moi, je
vous conjure, ma bonne, d'en conserver le fond; mais plus de larmes, je
vous en conjure: elles ne vous sont pas si saines qu'à moi. Je suis
présentement assez raisonnable, je me soutiens au besoin, et quelquefois
je suis quatre ou cinq heures tout comme un autre; mais peu de chose me
remet à mon premier état: un souvenir, un lieu, une parole, une pensée
un peu trop arrêtée; vos lettres surtout, les miennes même en les
écrivant, quelqu'un qui me parle de vous, voilà des écueils à ma
constance, et ces écueils se rencontrent souvent. . . . . . . . . . . .
Ah! ma bonne, je voudrais bien vous voir un peu, vous entendre et vous
embrasser, vous voir passer, si c'est trop que le reste. Eh bien! voilà
de ces pensées à quoi je ne résiste pas; je sens qu'il m'ennuie de ne
vous plus avoir; cette séparation me fait une douleur au cœur et à
l'âme, que je sens comme un mal du corps[707].»

  [707] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ;
  la Haye, 1726, t. I, p. 18 et 21 (mercredi 18 février
  1671).--_Ibid._, t. I, p. 329, édit. de G. de S.-G.; t. I, p.
  251, édit. de M. C'est toujours le texte de l'édition primitive
  que nous transcrivons.

Elle ne termine presque jamais sa lettre sans prier sa fille de l'aimer,
sans renouveler le témoignage de sa tendresse par une expression vive et
forte.--«Ma fille, aimez-moi donc toujours;--c'est ma vie, c'est mon âme
que votre amitié;--je vous le disais l'autre jour, elle fait toute ma
joie et toutes mes douleurs.» Dans une autre lettre: «Je souhaite, ma
petite, que vous m'aimiez toujours; c'est ma vie, c'est l'air que je
respire[708].» Dans une autre encore elle termine ainsi: «Je vous
remercie de vos soins, de votre amitié, de vos lettres; ma vie tient à
toutes ces choses-là[709].» Dans une autre enfin: «Vous êtes mon cœur
et ma vie. _Seposto ho il cor nelle sue mani, a lei stara di farsi amar
quanto le piace_[710].»

  [708] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 avril, 31 mai 1672), t. II, p. 28 et
  87, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 23 et 73, édit de M.

  [709] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 octobre 1671), t. II, p. 264, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 23, édit. de M.

  [710] «J'ai remis mon cœur dans vos mains, et il ne tiendra qu'à
  vous de vous faire aimer autant qu'il vous plaira.» Voyez
  _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, édit. de la Haye, t. I, p.
  197. Ce passage italien a été omis dans les éditions modernes.
  Voyez Gault, t. II, p. 254; Monmerqué, t. II, p. 214.

Madame de Sévigné comprenait tout ce qu'il y avait d'insensé dans
l'excès de cette tendresse; aussi cherchait-elle à la combattre par la
raison, par la religion, par tous les genres de distractions qui
s'alliaient avec sa position, ses inclinations et ses devoirs; et c'est
lorsqu'elle veut badiner de sa peine, c'est lorsque la violence de ses
sentiments se trahit malgré ses efforts pour les comprimer qu'elle nous
touche le plus; alors sa délirante gaieté nous serre le cœur et rend
plus déchirant encore le cri de douleur qui la termine. Madame de
Grignan était au château de Grignan. Elle écrit à madame de Sévigné,
alors aux Rochers, qu'elle se fait peindre; que le comte de Grignan
s'amuse à jouer au mail, qu'il y est très-adroit, et qu'enfin il
embrasse sa belle-mère. Rien ne paraît plus ordinaire et plus simple que
ces détails, rien de moins propre en apparence à émouvoir la
sensibilité. Mais voyez l'émotion qu'ils excitent dans le sein de cette
pauvre mère, et jugez-en par ce peu de paroles qu'elle jette sur le
papier: «Vous dites donc que M. de Grignan m'embrasse. Vous perdez le
respect, mon pauvre Grignan. Viens donc un peu jouer dans mon mail, je
t'en conjure; il y fait si beau; j'ai tant d'envie de vous voir jouer;
vous avez si bonne grâce, vous faites de si beaux coups! Vous êtes bien
cruel de me refuser une promenade d'une heure seulement. Et vous, ma
petite, venez, nous causerons... Ah! mon Dieu! j'ai bien envie de
pleurer[711].»

  [711] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 juin 1671), t. II, p. 94, édit. de G.
  de S.-G.; t. II, p. 78, édit. de M. Conférez encore (25 octobre
  1671), t. II, p. 270, édit. de G. de S.-G.

Au milieu des plaisirs du monde, de la musique et des danses, madame de
Sévigné se trouvait tout à coup assaillie par le souvenir de sa fille et
plongée dans une invincible mélancolie. Les airs d'Ytier, que sa fille
aimait, faisaient sur elle une impression douloureuse. Au sortir d'un
bal où elle avait assisté à Vitré, elle écrit à madame de Grignan, du
cabinet de la duchesse de Chaulnes: «Mais sera-t-il possible, ma fille,
que M. de Grignan ne me donne jamais le plaisir de vous voir danser un
moment? Quoi! je ne reverrai jamais cette danse et cette grâce parfaite
qui m'allait droit au cœur? Je meurs d'envie de pleurer au bal, et
quelquefois j'en passe mon envie sans que personne s'en aperçoive;
certains airs, certaines danses font cet effet très-ordinairement[712].»

  [712] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 août 1671), t. II, p. 203, édit. de
  G. de S.-G.

De cette éloquence du sentiment, qui s'élève quelquefois jusqu'au
sublime, madame de Sévigné tombe dans le plaisant et le grotesque, et
elle exprime alors non moins énergiquement ce qu'elle éprouve, comme
dans cette fin d'une de ses lettres: «Adieu, ma très-aimable bonne, je
ne pense qu'à vous; si, par un miracle que je n'espère ni ne veux, vous
étiez hors de ma pensée, il me semble que je serais vide de tout, comme
une figure de Benoît.» Ce Benoît était un artiste qui excellait à faire
des portraits en cire; il montrait pour de l'argent, réunies dans un
grand salon, les effigies des principaux seigneurs de la cour, revêtus
de leurs plus brillants costumes[713]. Dans une autre lettre, où elle
plaisante sur son défaut de mémoire, elle dit: «Nous sentons plus que
jamais que la mémoire est dans le cœur; car quand elle ne nous vient
pas de cet endroit, nous n'en avons pas plus que des lièvres[714].»

  [713] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1671), t. II, p. 9 et 10, édit.
  de G. de S.-G.--_Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_
  DE SÉVIGNÉ; la Haye, 1726, t. I, p. 62; t. II, p. 8, édit. de M.

  [714] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 septembre 1671), t. II, p. 220; t.
  II, p. 184, édit. de M.

Cependant un jubilé était ouvert; la semaine sainte approchait, et
madame de Sévigné, pour échapper aux pensées qu'elle se reproche et qui
la tourmentent, se rend à Livry, afin d'y passer quelques jours dans
une retraite pieuse, bien résolue, tant qu'elle y serait, de ne point
écrire à sa fille. Vaine résolution!--Elle se trouve forcée de retourner
à Paris, où elle termine les tristes et humiliants aveux commencés à
Livry.

«Ma chère bonne, il y a trois heures que je suis partie de Paris avec
l'abbé (de Coulanges, son tuteur), Hélène (sa femme de chambre), Hébert
(son valet de chambre) et Marphise (sa chienne), dans le dessein de me
retirer du monde et du bruit jusqu'à jeudi au soir. Je prétends être en
solitude; je fais de ceci une petite Trappe; je veux y prier Dieu, y
faire mille réflexions; j'ai résolu d'y jeûner beaucoup, pour toutes
sortes de raisons; de marcher pour tout le temps que j'ai été dans ma
chambre, et surtout de m'ennuyer pour l'amour de Dieu. Mais ce que je
ferai beaucoup mieux que tout cela, c'est de penser à vous, ma fille; je
n'ai pas encore cessé depuis que je suis arrivée, et, ne pouvant
contenir tous mes sentiments, je me suis mise à vous écrire au bout de
cette petite allée sombre que vous aimez, assise sur ce siége de mousse
où je vous ai vue quelquefois couchée. Mais, mon Dieu! où ne vous ai-je
point vue ici? et de quelle façon toutes ces pensées me traversent-elles
le cœur? Il n'y a point d'endroit, point de lieu, ni dans la maison, ni
dans l'église, ni dans le pays, ni dans le jardin, où je ne vous ai
vue... Je vous vois, vous m'êtes présente; je pense et je repense à
vous. Ma tête et mon esprit se creusent; mais j'ai beau tourner, j'ai
beau chercher cette chère enfant que j'aime avec tant de passion, elle
est à deux cents lieues de moi, je ne l'ai plus. Sur cela, je pleure
sans pouvoir m'en empêcher. Ma chère bonne, voilà qui est bien faible;
pour moi, je ne sais point être forte contre une tendresse si juste et
si naturelle. L'état où ce lieu m'a mise est une chose incroyable: je
vous prie de ne pas parler de mes faiblesses; mais vous devez aimer et
respecter mes larmes, qui viennent d'un cœur tout à vous[715].»

  [715] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ;
  la Haye, 1726, t. I, p. 47 et 48.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 mars
  1671), t. I, p. 394, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 305, édit. de
  M.

Puis encore, le surlendemain, elle reprend la plume pour faire une
nouvelle infraction à la résolution qu'elle avait prise; et le jeudi
saint elle écrit: «Si j'avais autant pleuré mes péchés que j'ai pleuré
pour vous depuis que je suis ici, je serais très-bien disposée pour
faire mes pâques et mon jubilé. J'ai passé ici le temps que j'avais
résolu, et de la manière dont je l'avais prévu. C'est une chose étrange
qu'une imagination vive qui représente toutes choses comme si elles
étaient encore; sur cela, on songe au présent; et quand on a le cœur
comme je l'ai, on se meurt. Je ne sais où me sauver de vous; notre
maison de Paris m'assomme encore tous les jours, et Livry m'achève. Pour
vous, c'est par un effort de mémoire que vous pensez à moi; la Provence
n'est point obligée de me rendre à vous, comme ces lieux-ci doivent vous
rendre à moi. J'ai trouvé de la douceur dans la tristesse que j'ai eue
ici. Une grande solitude, un grand silence, un office triste, des
ténèbres chantées avec dévotion, un jeûne canonique, et une beauté dans
ces jardins dont vous seriez charmée; tout cela m'a plu. Je n'avais
jamais été à Livry la semaine sainte. Hélas! que je vous y ai souhaitée!
Quelque ennemie que vous soyez de la solitude, vous auriez été contente
de celle-ci. Mais je m'en retourne à Paris par nécessité. Je veux demain
aller à la Passion du P. Bourdaloue et du P. Mascaron. J'ai toujours
honoré les belles Passions. Adieu, ma chère petite; voilà ce que vous
aurez de Livry; j'achèverai cette lettre à Paris. Si j'avais eu la force
de ne vous y point écrire, et de faire un sacrifice à Dieu de tout ce
que j'ai senti, cela vaudrait mieux que toutes les pénitences du monde;
mais, au lieu d'en faire un bon usage, j'ai cherché de la consolation à
vous en parler. Ah! ma bonne, que cela est faible et misérable[716]!»

  [716] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ;
  la Haye, 1726, t. I, p. 49 et 50.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 mars
  1671), t. I, p. 396, édit. de G. de S.-G.

Elle retourne à Paris, et revient ensuite à Livry; mais en s'y rendant
elle avait été dîner à Pomponne avec son vieil ami, le père du marquis
de Pomponne, et Arnauld d'Andilly, dont les sages admonitions firent sur
elle une forte impression, sans qu'elle en devînt plus raisonnable.
Voici ce qu'elle écrit à sa fille de cet homme vénérable, âgé alors de
quatre-vingt-trois ans: «Je le trouvai dans une augmentation de sainteté
qui m'étonna: plus il approche de la mort, plus il s'épure. Il me gronda
très-sérieusement; et, transporté de zèle et d'amitié pour moi, il me
dit que j'étais folle de ne point songer à me convertir; que j'étais une
jolie païenne; que je faisais de vous une idole de mon cœur; que cette
sorte d'idolâtrie était aussi dangereuse qu'une autre, quoiqu'elle me
parût moins criminelle; qu'enfin je songeasse à moi: il me dit tout cela
si fortement que je n'avais pas le mot à dire. Enfin, après six heures
de conversation très-agréable, quoique très-sérieuse, je le quittai, et
vins ici, où je trouvai tout le triomphe du mois de mai: le rossignol,
le coucou, la fauvette ont ouvert le printemps dans nos forêts; je m'y
suis promenée le soir toute seule, j'y ai trouvé toutes mes tristes
pensées; mais je ne veux plus vous en parler[717].»

  [717] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 avril 1671), t. II, p. 46, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 39, édit. de M.--Conférez, sur Arnauld
  d'Andilly et de Pomponne, la deuxième partie de ces _Mémoires_,
  p. 265 et 269, et ci-dessus, chap. III, p. 72.

Elle était bien loin de pouvoir garder cette résolution, qui ne fut
jamais prise par elle sérieusement, puisque, encore près d'un an après
la date de cette lettre, elle avoue qu'elle se trouve dans des
dispositions toutes différentes, et que tout renouvelait ses douleurs.
Le cardinal de Retz avait quitté sa retraite pour faire à Paris une
courte apparition; il y avait été reçu par M. de la Rochefoucauld,
madame de la Fayette et madame de Sévigné avec un empressement et une
cordialité proportionnés à l'affection sincère qu'il avait dans tous les
temps inspirée à ses anciens amis[718]. Madame de Sévigné parle ainsi de
lui à sa fille: «Nous tâchons d'amuser notre bon cardinal; Corneille lui
a lu une pièce qui sera jouée dans quelque temps et qui fait souvenir
des anciennes. Molière lui lira samedi _Trissotin_[719], qui est une
fort plaisante chose. Despréaux lui donnera son _Lutrin_ et son _Art
poétique_: voilà tout ce qu'on peut faire pour son service. Il vous aime
de tout son cœur, ce pauvre cardinal; il parle souvent de vous, et vos
louanges ne finissent pas si aisément qu'elles commencent. Mais, hélas!
quand nous songeons qu'on nous a enlevé notre chère enfant, rien n'est
capable de nous consoler; pour moi, je serais très-fâchée d'être
consolée; je ne me pique ni de fermeté ni de philosophie; mon cœur me
mène et me conduit. On disait l'autre jour (je crois vous l'avoir
mandé) que la vraie mesure du cœur c'est la capacité d'aimer; je me
trouve d'une grande élévation par cette règle; elle me donnerait trop de
vanité si je n'avais mille autres sujets de me remettre à ma
place[720].»

  [718] Sur le cardinal de Retz, conférez ci-dessus, chap. VI, p.
  109-115.

  [719] Conférez sur ce passage les notes et éclaircissements à la
  fin du présent volume.

  [720] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  t. I, p. 247.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 415,
  édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 353, édit. de M.

Les Rochers, où madame de Sévigné avait tant de fois goûté le plaisir de
se trouver seule avec sa fille, font sur elle la même impression que
Livry lorsqu'elle y rentre pour la première fois après le départ de
madame de Grignan, et elle écrit: «Enfin, ma fille, me voici dans ces
pauvres _Rochers_: peut-on revoir ces allées, ces devises, ce petit
cabinet, ces livres, cette chambre sans mourir de tristesse? Il y a des
souvenirs agréables; mais il y en a de si vifs et de si tendres qu'on a
peine à les supporter. Ceux que j'ai de vous sont de ce nombre. Ne
comprenez-vous pas bien l'effet que cela peut faire dans un cœur comme
le mien?--J'ai quelquefois des rêveries, dans ces bois, d'une telle
noirceur que j'en reviens plus changée que dans un accès de
fièvre[721].»

  [721] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1671), t. II, p. 84 et 85; t.
  II, p. 70 et 71.

Un an après que sa fille l'eut quittée, le jour anniversaire où elle la
maria, dans ce même couvent des sœurs de Sainte-Marie du Faubourg, où
elle la fit élever, madame de Sévigné se trouva saisie d'une si forte
douleur qu'elle ne put s'empêcher de prendre la plume pour exprimer tout
ce qu'elle ressentait. «Me voici dans un lieu, ma bonne, qui est le lieu
du monde où j'ai pleuré, le jour de votre départ, le plus abondamment et
le plus amèrement. La pensée m'en fait encore tressaillir. Ma bonne, je
n'en puis plus; votre souvenir me tue en mille occasions. J'ai pensé
mourir dans ce jardin, où je vous ai vue mille fois; je ne veux point
vous dire en quel état je suis: vous avez une vertu sévère qui n'entre
point dans la faiblesse humaine. Il y a des heures, des moments où je ne
suis pas la maîtresse; je suis faible, et je ne me pique point de ne
l'être pas[722].»

  [722] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  édit. de la Haye, 1726, t. I, p. 231.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II,
  p. 365; édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 309, édit. de M. (29
  janvier 1672).

Madame de Sévigné fut vivement touchée de l'exactitude que madame de
Grignan mettait à lui écrire. «Dès que j'ai reçu une de vos lettres, lui
dit-elle, j'en voudrais tout à l'heure une autre; je ne respire que d'en
recevoir.» Elle lui témoigne sans cesse le plaisir qu'elle ressent
lorsque ses lettres lui parviennent; ses inquiétudes, ses impatiences
quand elles n'arrivent pas aussitôt qu'elle les espère; la consolation
et le soulagement que leur lecture lui procure. Elle cherche à
l'encourager dans cette voie par des éloges souvent répétés[723]. Mais
toutefois, au milieu de toutes ces louanges, on aperçoit quelquefois ce
qui manquait aux lettres de madame de Grignan pour être entièrement du
goût de sa mère. Puisqu'elle l'invite à ne jamais quitter le naturel,
qui, selon elle, «surpasse un style parfait,» c'est que sa fille tombait
souvent dans l'affectation. Les observations de madame de Sévigné
produisaient leur effet: non que madame de Grignan adoptât les idées de
sa mère sur les points importants de philosophie, de religion, de
littérature; madame de Grignan avait au contraire sur toutes ces
matières des opinions très-arrêtées, qui en bien des points différaient
de celles de sa mère; mais elle devait à celle-ci une partie de son
instruction. Pour l'italien, elle n'avait pas eu d'autre maître[724]; et
le témoignage de tout le monde, comme son propre jugement, lui faisait
sentir combien, dans le commerce épistolaire, sa mère lui était
supérieure par l'esprit, les saillies et le prestige de l'imagination.
Dès son enfance, et dans le court séjour qu'elle avait fait au couvent
de Sainte-Marie de Nantes, elle avait eu soin de garder les lettres
qu'elle recevait de madame de Sévigné[725]. Depuis elle ne cessa jamais
de les conserver religieusement; et soit que ce soin fût dû à la piété
filiale ou à l'excellence de son goût, on ne lui en est pas moins
redevable du plus admirable recueil dont notre littérature puisse se
glorifier. Mais peut-être est-ce à sa vanité qu'on doit attribuer la
destruction de ses propres lettres, qui eussent jeté tant de jour sur
celles de sa mère et que celle-ci, sans nul doute, avait conservées
comme un précieux trésor. Il est certain que madame de Grignan ne
paraissait pas contente des lettres qu'elle écrivait. Madame de Sévigné
la gronde souvent sur son excès de modestie[726]. «Vous me déplaisez,
lui dit-elle, mon enfant, en parlant comme vous faites de vos aimables
lettres. Quel plaisir prenez-vous à dire du mal de votre esprit, de
votre style, de vous comparer à la princesse d'Harcourt? Où prenez-vous
cette fausse et offensante humilité?»

  [723] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février, 20 mars, 8, 10, 15 et 17
  avril, 13 mai et 9 juillet 1671), t. II, p. 331, 333, 388, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 5, 13, 51, 29, 54, 124, édit. de M.

  [724] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 mars 1671), t. I, p. 359, édit. de G.
  de S.-G.; t. I, p. 276, édit. de M. «Ne m'aimez-vous pas de vous
  avoir appris l'italien?»

  [725] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars et 5 novembre 1671), t. I, p.
  375, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 289, édit. de M. «Si vous
  êtes encore de l'humeur dont vous étiez à Sainte-Marie, et que
  vous gardiez mes lettres.»

  [726] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 janvier 1672), t. II, p. 337, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 285, édit. de M.

Par là nous apprenons que la princesse d'Harcourt, la fille de Brancas
le distrait[727], avait peu d'esprit; mais c'était une belle femme, et
sous ce rapport la comparaison n'avait rien d'humiliant pour madame de
Grignan. La princesse d'Harcourt se trouvait enceinte en même temps que
cette dernière, ce qui était une conformité de plus[728].

  [727] Henri de Lorraine, prince d'Harcourt, était cousin germain
  maternel de M. de Grignan; et lui ainsi que sa femme et le comte
  de Brancas ont comparu au contrat de mariage de M. de Grignan.
  Voyez chapitre VIII, p. 129.

  [728] CHOISY, _Mémoires_, t. LXIII, p. 432, de la collection de
  Petitot et Monmerqué.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er mai 1671), t. II,
  p. 53, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 44, édit. de M.--(23 mai
  1667), t. I, p. 116 et note, édit. de M.; t. I, p. 163, édit. de
  G.

Madame de Sévigné savait que sa fille montrait ses lettres[729] ou les
lisait aux personnes de sa connaissance en supprimant les louanges
qu'elle lui donnait et ce qui lui était personnel; ce dont sa mère lui
savait très-mauvais gré, car elle en agissait tout autrement. «Mais vous
êtes bien plaisante, madame la comtesse, de montrer mes lettres! Où est
donc ce principe de cachoterie pour ce que vous aimez? Vous souvient-il
avec quelle peine nous attrapions les dates de celles de M. de Grignan?
Vous pensez m'apaiser par vos louanges, et me traiter toujours comme la
Gazette de Hollande; je m'en vengerai. Vous cachez les tendresses que je
vous mande, friponne; et moi je montre quelquefois, et à certaines gens,
celles que vous m'écrivez. Je ne veux pas qu'on croie que j'ai pensé
mourir, et que je pleure tous les jours, _pour qui? pour une ingrate_.
Je veux qu'on voie que vous m'aimez, et que, si vous avez mon cœur tout
entier, j'ai une place dans le vôtre.»

  [729] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1671), t. I, p. 268, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 283, édit. de M.

Cette certitude qu'avait madame de Sévigné que les lettres qu'elle
écrivait à sa fille étaient souvent lues par M. de Grignan, auquel elles
plaisaient beaucoup[730], et aussi par d'autres personnes, ne la gênait
nullement. Jamais elle ne se corrigeait, et elle n'avait, comme elle le
dit, qu'un trait de plume[731].

  [730] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars 1672), t. II, p. 437, édit. de
  G. de S.-G.

  [731] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 avril 1671), t. I, p. 408, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 316, édit. de M.

Aussi savait-elle très-bien qu'il lui échappait beaucoup d'incorrections.
«Est-il possible, dit-elle à madame de Grignan, que mes lettres
vous soient agréables au point où vous me le dites? Je ne les
sens point telles en sortant de mes mains; je crois qu'elles le
deviennent quand elles ont passé par les vôtres. Enfin, ma chère enfant,
c'est un grand bonheur que vous les aimiez; car, de la manière dont vous
en êtes accablée, vous seriez fort à plaindre si cela était autrement.
M. de Coulanges est bien en peine de savoir laquelle de vos _madames_ y
prend goût; nous trouvons que c'est un bon signe pour elle, car mon
style est si négligé qu'il faut avoir un esprit naturel et du monde pour
pouvoir s'en accommoder[732].»

  [732] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 décembre 1671), t. II, p. 270, édit.
  de M.; t. II, p. 320, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (15 janvier
  1672), t. II, p. 346, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 293, édit.
  de M.

Madame de Sévigné faisait cas du goût de sa fille en matière de style.
«Je suis ravie, lui dit-elle, que vous ayez approuvé mes lettres; vos
approbations et vos louanges sincères me font un plaisir qui surpasse
tout ce qui me vient d'ailleurs[733].»

  [733] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 avril 1671), t. II, p. 35, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 29, édit. de M.--_Lettres de madame_
  RABUTIN-CHANTAL, etc., édition de la Haye, 1726, t. I, p. 77 et
  78.--_Ibid._ (23 mars 1671), t. I, p. 391 et 392.

Madame de Sévigné écrivait à sa fille à toutes les heures du jour,
souvent le matin, après dîner, après souper, quelquefois fort tard dans
la nuit[734], non-seulement chez elle, mais chez ses parents et chez ses
amis, chez toutes les personnes où elle était assez libre pour pouvoir
le faire; chez sa tante de la Trousse, chez son cousin de Coulanges,
chez madame de la Fayette. Autrement, quand elle dînait en ville, si le
départ de la poste l'exigeait, elle rentrait chez elle pour expédier son
courrier. Le plus souvent aussi elle commençait ses lettres à sa fille
bien avant le jour du départ; c'est ce qu'elle appelait écrire de
provision[735], ou, comme elle le dit plaisamment, faire comme Arlequin,
qui répond avant d'avoir reçu la lettre. Elle continuait quelquefois la
même lettre pendant trois jours de suite, ce qui explique l'extrême
longueur de quelques-unes; et comme souvent, en achevant, elle avait
oublié ce qu'elle avait dit en commençant, elle revenait sur les mêmes
nouvelles. «Quand je m'aperçois, dit-elle, de ces répétitions, je fais
une grimace épouvantable; mais il n'en est autre chose, car il est tard;
je ne sais point raccommoder, et je fais mon paquet. Je vous mande cela
une fois pour toutes, afin que vous excusiez cette radoterie[736].»
Elle écrivait avec rapidité, et ses lettres étaient, selon elle, tracées
avec la plume des vents[737]. Elle aimait à faire ce qu'elle appelait
des réponses à la chaude, c'est-à-dire sous l'impression de la lettre
qu'elle venait de lire[738]. Quand elle écrivait en compagnie, soit chez
elle, soit chez les autres, elle s'interrompait souvent pour laisser
écrire dans ses lettres quelques-unes des personnes présentes[739]. Elle
recevait des lettres de sa fille exactement tous les trois jours, et
rarement pouvait-elle s'empêcher de verser quelques larmes en les
lisant[740]. Afin qu'elles lui fussent remises plus promptement, elle
avait gagné un commis de Louvois, qui remettait à son domestique les
lettres qui lui étaient adressées aussitôt leur arrivée et avant
qu'elles fussent distribuées aux facteurs. Ce commis, qui se nommait
Dubois, elle l'appelait _son petit ami_. Lorsque Louvois emmena
Dubois avec lui à l'armée, elle eut grand soin de se procurer à
l'administration des postes un autre _petit ami_ qui lui rendît le même
service[741]. Elle témoigne plaisamment son admiration pour la poste,
et, comme il lui arrive souvent, sa raillerie se transforme en
réflexions justes et philosophiques. «Je suis en fantaisie, écrit-elle à
madame de Grignan, d'admirer l'honnêteté de messieurs les postillons,
qui sont incessamment sur les chemins pour porter et rapporter vos
lettres; enfin, il n'y a jour de la semaine où ils n'en portent
quelqu'une à vous ou à moi. Il y en a toujours à toutes les heures par
la campagne. Les honnêtes gens! qu'ils sont obligeants! et que c'est une
belle invention que la poste, et un bel effet de la Providence que la
cupidité[742]!»

  [734] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (25 décembre 1671), t. II, p. 325, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 275, édit. de M.

  [735] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, etc., édit. de la
  Haye, 1726, t. I, p. 213 (23 déc. 1671).--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15
  avril 1671), t. II, p. 18; t. II, p. 316, édit. de G. de S.-G; t.
  II, p. 15, édit. de M.

  [736] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1672 et 27 mai 1680), t. II, p.
  422, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 359, édit. de M.--_Ibid._
  (30 mars 1672), t. II, p. 437, édit. de G. de S.-G.; t. II, p.
  269, édit. de M.

  [737] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars 1672), t. II, p. 442; t. II, p.
  373.--_Ibid._ (23 mars 1671), t. I, p. 391 et 392, édit. de G. de
  S.-G.

  [738] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 mars 1672), t. II, p. 422, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 359, édit. de M.

  [739] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 et 18 mars 1671, 2e lettre), t. I, p.
  362 et 383, édit. de G. de S.-G.; t. I, p. 279 et 296, édit.
  de M.--_Ibid._ (4 avril 1671), t. II, p. 3 et 5, édit. de
  M.--_Ibid._ (24 avril 1671), t. II, p. 36, édit. de G. de S.-G.;
  t. II, p. 33, édit. de M. Un grand nombre d'autres exemples
  pourraient être cités.

  [740] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671), t. I, p. 381-385, édit.
  de G. de S.-G.; t. I, p. 296, édit. de M.

  [741] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 avril 1672), t. II, p. 468, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 394, édit. de M.--_Ibid._ (23 mai 1672),
  t. III, p. 33, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 444, édit. de M.

  [742] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juillet 1671), t. II, p. 136, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 114, édit. de M.

Lorsque les lettres de madame de Grignan n'arrivaient pas aux jours et
aux heures fixés, elle était aussitôt désespérée et en proie à de
mortelles inquiétudes. Le 17 juin, elle écrit des Rochers à
d'Hacqueville: «Enfin voilà le second ordinaire que je ne reçois point
de nouvelles de ma fille; je tremble depuis la tête jusqu'aux pieds, je
n'ai pas l'usage de raison; je ne dors point, et si je dors, je me
réveille avec des sursauts qui sont pires que de ne pas dormir... Mais,
mon cher monsieur, d'où cela vient-il? Ma fille ne m'écrit-elle plus?
est-elle malade? Ah! mon Dieu! que je suis malheureuse de n'avoir
personne avec qui pleurer[743]!»

  [743] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1671), t. II, p. 101, édit. de G.
  de S.-G.--_Lettres inédites de madame_ DE SÉVIGNÉ; Paris,
  Klostermann, 1814, in-8º, p. 197 (mercredi 17 juin).

Enfin les lettres de madame de Grignan, qui avaient été envoyées à
Rennes à son fils, arrivent à madame de Sévigné trois jours après la
lettre qu'elle a écrite à d'Hacqueville. «Bon Dieu! dit-elle à sa fille,
que n'ai-je point souffert pendant deux ordinaires que je n'ai point eu
de vos lettres? Elles sont nécessaires à ma vie; ce n'est point une
façon de parler, c'est une grande vérité[744].»

  [744] _Lettre écrite par madame_ DE SÉVIGNÉ (le 21 juin 1671),
  _rétablie d'après le manuscrit original_; 1826, in-8º, p.
  3.--SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 103, édit. de G. de S.-G.; t.
  II, p. 85, édit. de M.; t. I, p. 118, édit. de la Haye, 1626.

Une autre cause d'inquiétude pour madame de Sévigné, dans sa
correspondance avec madame de Grignan, était lorsque les lettres qu'elle
adressait à celle-ci ne lui parvenaient pas; alors elle soupçonnait
qu'elles avaient été ouvertes et interceptées par les agents du
gouvernement. Ceci explique les déguisements de noms et les mots
couverts dont madame de Sévigné se sert pour communiquer à sa fille des
nouvelles du roi et de la cour. «Je veux revenir à mes lettres qu'on ne
vous envoie point; j'en suis au désespoir. Croyez-vous qu'on les ouvre?
croyez-vous qu'on les garde? Hélas! je conjure ceux qui prennent cette
peine de considérer le peu de plaisir qu'ils ont à cette lecture et le
chagrin qu'ils nous donnent. Messieurs, ayez soin de les recacheter,
afin qu'elles arrivent tôt ou tard[745].»

  [745] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671), t. I, p. 385, édit. de
  G.; t. I, p. 297, édit. de M.

Les correspondances que madame de Sévigné entretenait avec madame de
Grignan, avec Bussy et avec quelques amis intimes n'étaient pas les
seules. Par les plaintes qu'elle forme, on voit qu'on aimait à recevoir
de ses lettres et qu'on saisissait le moindre prétexte pour lui écrire
et en obtenir une réponse. Elle écrit des Rochers à madame de Grignan:
«Je suis accablée des lettres de Paris; surtout la répétition du
mariage de MONSIEUR me fait sécher sur pied; je suis en butte à tout le
monde, et tel qui ne m'a point écrit se réveille pour mon malheur, afin
de me l'apprendre[746].»

  [746] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 octobre 1671), t. II, p. 265, 266,
  édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 244, édit. de M.

La correspondance de madame de Sévigné avec sa fille ne ressemblait, ne
pouvait ressembler à aucune autre. C'était la continuation de ces
épanchements de cœur, de ces causeries délicieuses, de ces confidences
intimes qui avaient eu lieu entre la mère et la fille lorsqu'elles
étaient réunies, surtout depuis que le mariage de M. de Grignan les
avait entraînées plus fréquemment toutes deux à la cour et dans la haute
société. Dès lors elles avaient été obligées de prendre leur part des
agitations, des anxiétés que le choc des intérêts, des rivalités, des
ambitions excite sans cesse dans le tourbillon du monde; et elles
éprouvèrent plus que jamais le besoin de se communiquer mutuellement
leurs idées, leurs sentiments, leurs réflexions; de se raconter l'une à
l'autre ce qu'elles voyaient, ce qu'elles apprenaient, ce qu'elles
entendaient, ce qu'elles observaient dans les cercles qui s'occupaient
d'elles et dont elles étaient occupées.

Depuis que madame de Grignan, par son séjour en Provence, se trouvait
écartée de la cour et de la société de la capitale, elle était plus que
jamais tourmentée du désir de connaître ce qui s'y passait, et ce que
faisait, ce que disait, ce que pensait sa mère. Celle-ci était charmée
d'avoir des occasions, qui se renouvelaient sans cesse, de se rendre
nécessaire; son plaisir, sa consolation étaient dans son commerce de
lettres avec sa fille. «Vous ne me parlez point assez de vous, lui
dit-elle; j'en suis nécessiteuse, comme vous l'êtes de folies; je vous
souhaite toutes celles que j'entends; pour celles que je dis, elles ne
valent plus rien depuis que vous ne m'aidez plus: vous m'en inspirez, et
quelquefois aussi je vous en inspire. C'est une longue tristesse, et qui
se renouvelle souvent, d'être loin d'une personne comme vous[747].»

  [747] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 avril 1671), t. II, p. 36, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 30, édit. de M.

Elle savait gré à sa fille de se plaire à la lecture de ses lettres. «Il
y a plaisir, lui dit-elle, à vous envoyer des folies; vous y répondez
délicieusement. Vous savez que rien n'attrape tant les gens que quand on
croit avoir écrit pour divertir ses amis, et qu'il arrive qu'ils n'y
prennent pas garde ou qu'ils n'en disent pas un mot. Vous n'avez pas
cette cruauté; vous êtes aimable en tout et partout; hélas! combien vous
êtes aimée aussi! combien de cœurs où vous êtes la première! Il y a peu
de gens qui puissent se vanter d'une telle chose[748].»

  [748] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars 1671), t. I, p. 302, édit de M.

Madame de Grignan, qui cependant n'aimait ni à écrire ni à lire de
longues lettres[749], trouvait toujours trop courtes les lettres de sa
mère[750]; et c'est au désir que celle-ci avait de l'intéresser, de la
distraire, de l'amuser que nous devons cette variété de récits, de
portraits, de bons mots, de saillies, d'anecdotes, de récits joyeux ou
touchants, ce tableau mouvant du monde de cette époque, qu'on trouve
dans les lettres adressées par madame de Sévigné à madame de Grignan.
«Ne vous trompez-vous point, lui écrit-elle, dans l'opinion que vous
avez de mes lettres? L'autre jour, un pendard d'homme, voyant ma lettre
infinie, me demanda si je pensais qu'on pût lire cela. J'en tremblai,
sans dessein toutefois de me corriger, et, me tenant à ce que vous m'en
dites, je ne vous épargnerai aucune bagatelle, grande ou petite, qui
vous puisse divertir. Pour moi, c'est ma vie et mon unique plaisir que
le commerce que j'ai avec vous; toutes choses sont ensuite bien loin
après[751].» On a dit que c'était par le désir qu'avait madame de
Sévigné de plaire à sa fille qu'elle s'était laissé entraîner à des
traits de médisance, à des sarcasmes virulents, à des jugements injustes
envers les personnes qui déplaisaient à celle qu'elle aimait tant;
tandis qu'elle se montre pleine d'équité, d'indulgence et de bonté pour
toutes celles qu'elle fréquentait, quand elles n'étaient pas frappées
par cette cause de réprobation. De là on a généralement conclu que
madame de Grignan, déjà convaincue d'être froide et dédaigneuse, était
en outre envieuse et malveillante. Raisonner ainsi, c'est peut-être
commettre une grande injustice envers la fille, par le désir qu'on a
d'écarter de la mère des reproches mérités et de trouver réunies en elle
toutes les perfections. Les lettres que madame de Grignan avait écrites
auraient pu nous éclairer sur ce point; et précisément le soin que l'on
a eu de les faire disparaître et les conseils et les exhortations
auxquels quelques-unes donnent lieu dans les réponses[752] qui lui sont
faites par sa mère font présumer qu'on a deviné le motif qui les a fait
anéantir.

  [749] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1671), t. I, p. 386, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 298, édit de M.

  [750] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 et 15 janvier 1672), t. II, p. 345,
  347, 352, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 292, 294, 298, édit. de
  M.

  [751] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 janvier 1672), t. II, p. 352, édit.
  de G. de S.-G.; t. II, p. 298, édit. de M.

  [752] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 et 22 septembre 1679), t. VI, p.
  121, 132, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (22 août 1675), t. IV, p.
  47, édit. de G. de S.-G.--(24 mai 1694, lettre de Coulanges à
  madame de Sévigné), t. XI, p. 34, édit. de G. de S.-G.

Quoi qu'il en soit, ce qui permettait à madame de Sévigné de donner
toute liberté à sa plume quand elle écrivait à sa fille, c'est qu'elle
connaissait sa prudence et sa discrétion. Elle savait que madame de
Grignan ne communiquait les lettres qu'elle recevait d'elle qu'avec une
grande réserve. Jamais surtout madame de Sévigné n'eut un seul instant
la pensée que ses lettres à sa fille pussent être imprimées. Celles qui
avaient fait le plus de bruit dans la société et dont on avait tiré des
copies étaient écrites à d'autres personnes sur des sujets futiles et
sans importance[753]. On n'imprimait pas alors de correspondance ou de
_mémoires_ qui pussent éclairer l'histoire ou révéler les secrets des
familles. Les recueils de lettres recherchés du public et donnés après
la mort de ceux qui les avaient écrites roulaient toujours sur
d'élégantes bagatelles, ou n'étaient que des jeux d'esprit. De toutes
les lettres de Voiture, tant renommé pour le genre épistolaire, son
neveu Pinchesne n'a songé à publier que les lettres galantes ou
complimenteuses. Des nombreuses et importantes dépêches que Voiture a dû
écrire dans ses missions diplomatiques, pendant ses fréquents séjours en
pays étranger, il ne nous en reste pas une seule, ou du moins aucune n'a
encore vu le jour.

  [753] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 avril 1673), t. III, p. 78, édit. de
  M.; t. III, p. 150, édit. de G. de S.-G.



CHAPITRE XIX.

1671-1672.

   Le meilleur résultat des lettres de madame de Sévigné est de nous
   la bien faire connaître.--La plupart des lettres qu'elle avait
   écrites semblent perdues.--De la correspondance qu'elle avait
   entretenue avec M. de Pomponne.--Détails sur ce ministre.--De la
   correspondance de madame de Sévigné avec d'Hacqueville.--Comment
   elle trace le caractère de celui-ci lorsqu'il devient amoureux de
   la fille du maréchal de Gramont.--De la correspondance de madame
   de Sévigné avec Corbinelli.--Avec madame de la Fayette et M. de la
   Rochefoucauld.--Détails sur l'une et sur l'autre.--De la
   correspondance de madame de Sévigné avec M. et madame de
   Coulanges.--Détails sur l'un et sur l'autre.--De la correspondance
   de madame de Sévigné avec son fils.--Caractère de celui-ci.--Ses
   travers de jeunesse.--Sa tendresse pour sa mère.--Nouveaux détails
   sur la correspondance de madame de Sévigné avec sa fille.

Poursuivons le sujet commencé dans le précédent chapitre; et avant de
conduire madame de Sévigné aux états de Bretagne et de lui faire
entreprendre son grand voyage en Provence, avant de rechercher ce que
les lettres qui nous restent d'elle nous apprennent sur l'histoire et
les mœurs de son temps, voyons ce qu'elles nous font connaître sur
elle-même; étudions-la (elle en vaut la peine), étudions-la dans ses
confidences les plus intimes, dans ses plus grandes indiscrétions, dans
ses aveux les plus imprudents, et nous trouverons que, malgré ses
faiblesses, peu de femmes peuvent lui être comparées pour l'élévation de
l'âme, les qualités du cœur, les lumières de l'esprit et le talent
d'écrire. Qu'on ne s'y méprenne pas; elle eut de bonne heure le
sentiment de son talent épistolaire; et quoique jamais elle ne fût prise
de la vanité de croire qu'elle pût, comme son amie madame de la Fayette,
faire un livre et occuper les imprimeurs, elle savait que les moyens de
plaire que lui donnait dans la société sa belle et vive imagination se
retrouvaient en elle plus forts et plus séduisants encore au bout de sa
plume et dans le silence du cabinet. Née pour le grand monde avant
d'être absorbée par sa passion maternelle, avant que son amour-propre,
son ambition, son orgueil fussent concentrés dans sa fille, elle était
coquette, partout et toujours. Elle voulait se montrer aimable à tous
ceux qui lui plaisaient et à qui elle plaisait. Seule, et en leur
absence, elle se rendait présente à eux par ses lettres et le charme de
son esprit; aussi devons-nous beaucoup regretter ce qu'elle écrivit dans
son bel âge, lorsqu'elle-même en butte aux séducteurs elle s'intéressait
aux intrigues galantes dont elle était entourée. Quelques courtes
lettres écrites à Ménage, à Bussy, deux billets à Lenet[754], un billet
en italien à la marquise d'Uxelles[755], voilà tout ce qui nous reste
d'elle de ces premiers temps; mais cela suffit pour nous montrer que dès
lors même elle croyait pouvoir se rendre digne de la louange que Ménage
lui avait donnée dans les vers qu'il composa sur son portrait:

    .. Questa; questa è la man leggiadra e bella Ch' ogni cor prende, e,
    come vuol, l'aggira[756].

  [754] _Lettres inédites de madame_ DE SÉVIGNÉ, publiées par M.
  Vallet de Viriville dans la _Revue de Paris_, 28 décembre 1844.
  (Dans la première de ces lettres, datée de minuit, ces mots: «Si
  je n'étais prête d'aller aux Quinze-Vingts,» veulent dire, Si je
  n'étais prête à fermer les yeux et à me coucher.)

  [755] _Billet italien de madame_ DE SÉVIGNÉ _à la marquise
  d'Uxelles, suivi d'une lettre de madame de Grignan à la même_,
  publié par M. Monmerqué; Paris, 1844, p. 10-13.

  [756] ÆGIDII MENAGII _Poemata_, 8e édit., p. 325. Sopra il
  ritratto della marchesa di Sevigni, sonetto II.

Malheureusement le plus grand nombre des lettres qu'elle avait écrites à
toutes les époques semblent perdues pour toujours.

De toutes les correspondances que madame de Sévigné avait engagées avec
diverses personnes, les plus regrettables sont celles avec son fils,
avec M. et madame de Coulanges, avec madame de la Fayette et le duc de
la Rochefoucauld, avec le cardinal de Retz, avec Corbinelli, avec
d'Hacqueville et avec M. de Pomponne.

Ce fut une grande joie pour madame de Sévigné[757] lorsque de Pomponne,
qui était ambassadeur en Suède, fut rappelé de son ambassade et fait
secrétaire d'État des affaires étrangères en remplacement de M. de
Lionne, décédé. L'opinion de son mérite et son intégrité avaient pu
seules déterminer le roi à faire ce choix; car de Pomponne, ainsi que
nous l'avons fait connaître, avait été, comme ami de Fouquet, pendant
quelque temps en disgrâce[758]; et de plus il appartenait à une famille
dont tous les membres s'étaient en quelque sorte illustrés par leur
dévouement au jansénisme. Aussi tous ceux qui tenaient à ce parti
célébrèrent-ils son avénement au pouvoir comme un triomphe; l'un d'eux
fit à ce sujet les vers suivants:

    Élevé dans la vertu
    Et malheureux avec elle,
    Je disais: A quoi sers-tu,
    Pauvre et stérile vertu?
    Ta droiture et tout ton zèle,
    Tout compté, tout rabattu,
    Ne valent pas un fétu.
    Mais voyant que l'on couronne
    Aujourd'hui le grand Pomponne,
    Aussitôt je me suis tu.
    A quelque chose elle est bonne[759].

  [757] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 septembre 1671), t. II, p. 189,
  édit. de M.; t. II, p. 225, édit. de G. de S.-G.

  [758] Conférez ci-dessus, chap. I, p. 14, et la deuxième partie
  de ces _Mémoires_, p. 265 et 269.

  [759] SÉVIGNÉ, _Lettres_, t. II, p. 368, édit. de G. de S.-G.; t.
  II, p. 312, édit. de M., en note.

De Pomponne, devenu ministre, mit plus d'empressement que jamais à
resserrer les nœuds d'amitié qui l'unissaient à madame de Sévigné;
voici comment elle en écrit à sa fille: «J'eus hier une heure de
conversation avec M. de Pomponne; il faudrait plus de papier qu'il n'y
en a dans mon cabinet pour vous dire la joie que nous eûmes de nous
revoir; il sait écouter aussi bien que répondre, il me donne toujours de
l'esprit; le sien est tellement aisé qu'on prend sans y penser une
confiance qui fait qu'on parle heureusement de tout ce qu'on pense: je
connais mille gens qui font le contraire. Enfin, ma fille, sans vouloir
m'attirer de nouvelles douceurs, dont vous êtes prodigue pour moi, je
sortis avec une joie incroyable, dans la pensée que cette liaison avec
lui vous serait très-utile. Nous sommes demeurés d'accord de nous
écrire; il aime mon style naturel et dérangé, quoique le sien soit comme
celui de l'éloquence même[760].»

  [760] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 février 1673), t. II, p. 368; t. II,
  p. 312, édit. de M.

Madame de Sévigné ne se trompa pas. Par M. de Pomponne elle obtint sur
les affaires de la Provence une influence heureuse pour son gendre, et
dont celui-ci fut reconnaissant. Il est certain que, si l'on retrouvait
les lettres qu'elle écrivit à ce ministre pendant ces deux années, nous
verrions qu'elles sont au nombre des plus correctes et des mieux faites
de toutes celles qu'elle a écrites[761].

  [761] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 et 20 novembre 1672), t. III, p. 129,
  144, 145, édit. de M.; t. III, p. 209, 228 à 230, édit. de G. de
  S.-G.

La correspondance de madame de Sévigné avec le cardinal de Retz, pendant
qu'il était dans sa retraite de Commercy, devait être très-active, et
nous aurait appris beaucoup de particularités intéressantes sur
elle-même. Cette correspondance était très-intime: Retz avait contribué
au mariage de madame de Sévigné; il fut le parrain de Pauline de
Grignan, et dans tous les temps il donna à toute la famille des preuves
d'affection et d'amitié.

Mais une des correspondances perdues de madame de Sévigné qui semblait
nous promettre le plus de particularités sur elle-même et sur les
personnages de son temps est celle qu'elle entretenait avec
d'Hacqueville, ce confident des affaires les plus secrètes de ses amis,
cet ami _inépuisable_, si actif à obliger qu'il semblait se multiplier,
si bien qu'on ne parlait de ses actes qu'en mettant son nom au pluriel,
et en disant _les d'Hacquevilles_. Mais son écriture était
indéchiffrable, et madame de Sévigné n'avait aucun plaisir à recevoir de
ses lettres; elle ne devait donc lui écrire que par nécessité, et fort
brièvement: les lettres qu'elle lui adressait étaient peu remarquables;
mais elle s'intéressait beaucoup à lui, et il lui a fourni dans sa
correspondance avec sa fille une des pages les plus piquantes qu'elle
ait écrites. Madame de Sévigné avait mandé à madame de Grignan que ce
d'Hacqueville, dont ses amis redoutaient l'austère sagesse, était devenu
amoureux de la fille du maréchal de Gramont, privée d'un œil et sans
attraits, mais très-jeune[762]. D'Hacqueville s'en défendait, et madame
de Grignan ne pouvait croire à cette ridicule faiblesse de la part de
cet ancien et prudent ami. Elle trouvait que son caractère bien connu et
son âge le défendaient suffisamment contre de tels soupçons. Sa mère lui
répond: «Vous me demandez les symptômes de cet amour: c'est premièrement
une négative vive et prévenante; c'est un air d'indifférence qui prouve
le contraire; c'est le témoignage de gens qui voient de près, soutenu de
la voix publique; c'est une suspension de tout ce mouvement de la
machine ronde; c'est un relâchement de tous les soins ordinaires pour
vaquer à un seul; c'est une satire perpétuelle contre les vieilles gens
amoureux: Vraiment il faut être bien fou, bien insensé! Quoi, une jeune
femme! Voilà une bonne pratique pour moi; cela me conviendrait fort!
j'aimerais mieux m'être rompu les deux bras. Et à cela on répond
intérieurement: Eh! oui, tout cela est vrai, mais vous ne laissez pas
d'être amoureux: vous dites vos réflexions, elles sont justes, elles
sont vraies, elles font votre tourment; mais vous ne laissez pas d'être
amoureux: vous êtes tout plein de raison, mais l'amour est plus fort que
toutes les raisons: vous êtes malade, vous pleurez, vous enragez, et
vous êtes amoureux[763].»

  [762] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 février 1672), t. II, p. 234, édit.
  de M.

  [763] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 350, édit. de
  M.; t. II, p. 392 et 413, édit. de G. de S.-G.

On croit lire la Bruyère, quand la Bruyère est excellent.

S'il est incontestable qu'une confiance entière et une estime
réciproque, que l'accord des opinions et des sentiments, une complète
sympathie du cœur donnent à l'esprit plus d'activité, à l'imagination
plus d'élan, on doit bien vivement regretter que les lettres de madame
de Sévigné à Corbinelli ne nous soient pas parvenues; car entre elle et
lui tout ce qui fait le charme d'un commerce épistolaire se trouvait
réuni, et la différence des sexes n'y nuisait pas. Nous avons un certain
nombre de lettres de Corbinelli dans la correspondance de madame de
Sévigné et un plus grand nombre encore dans celle de Bussy; pas une
seule ne dément l'éloge que fait de cet ami madame de Sévigné,
lorsqu'elle le défend avec tant de chaleur contre une plaisanterie de sa
fille, qui, dit-elle, pourrait surprendre les simples. Toutes ces
lettres, au contraire, confirment cet éloge, et nous montrent en
Corbinelli un philosophe, mais un philosophe chrétien, maltraité par la
fortune, refusant de se mettre à sa poursuite, et préférant employer ses
jours à cultiver les lettres, à servir ses amis, à leur rester fidèle
dans l'adversité. «En lui, dit madame de Sévigné, je défends celui qui
ne cesse de célébrer les perfections et l'existence de Dieu; qui ne juge
jamais son prochain, qui l'excuse toujours; qui est insensible aux
plaisirs et aux délices de la vie et entièrement soumis à la volonté de
Dieu; enfin, je soutiens le fidèle admirateur de sainte Thérèse et de ma
grand'mère[764](sainte Chantal).» Savant et versé dans la lecture des
meilleurs auteurs de l'antiquité, de ceux de l'Italie et de la France,
dont son heureuse mémoire lui rappelait au besoin les plus beaux
passages, Corbinelli plaisait par sa conversation et par sa
correspondance, l'une et l'autre souvent agréables, toujours utiles et
instructives. Il appréciait surtout dans madame de Sévigné cette vive
imagination dont lui-même était dépourvu, et il comparait ses lettres à
celles de Cicéron; mais il aurait voulu qu'elle aimât sa fille avec plus
de modération. «Nous lisons ici, dit madame de Sévigné à madame de
Grignan, des maximes que Corbinelli m'explique; il voudrait bien
m'apprendre à gouverner mon cœur: j'aurais beaucoup gagné à mon voyage
si j'en rapportais cette science[765].» Elle devait savoir que cette
science-là Dieu peut nous l'enseigner, mais non les hommes.

  [764] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 janvier 1690), t. X, p.
  197.--_Ibid._ (24 mars 1684), t. VIII, p. 147, édit. de G. de
  S.-G.; t. IX, p. 305, 309, 344, édit. de M.

  [765] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 et 29 mai 1675), t. III, p. 276,
  édit. de M.; t. III, p. 394-396, édit. de G. de S.-G.

La perte de plusieurs lettres écrites à madame de Sévigné par madame de
la Fayette et par M. de la Rochefoucauld (il n'est pas plus permis de
séparer ces deux personnes quant à leur correspondance que quant à leurs
relations avec le monde) est moins à regretter que ne donnerait lieu de
le penser la célébrité littéraire de l'une et de l'autre. Lorsqu'elle
était à Paris, madame de Sévigné ne se plaisait nulle part autant que
chez son ancienne amie madame de la Fayette. Quand elle a des peines de
cœur ou qu'elle désire se distraire, elle s'en va au _Faubourg_,
c'est-à-dire chez madame de la Fayette[766]. Là elle y trouve M. de la
Rochefoucauld, qui, malgré ses souffrances, aimable et spirituel,
toujours courtisan, même hors de la cour, lui parlait souvent de la
_reine de Provence_[767], de la _troisième côte de M. de Grignan_, et en
faisait l'éloge; il ne pensait pas tout ce qu'il en disait; et lui et
madame de la Fayette étaient moins bien vus des enfants de madame de
Sévigné que de leur mère. C'est chez madame de la Fayette que madame de
Sévigné retrouve sans cesse le cardinal de Retz et tous ses amis de la
Fronde avec les beaux esprits de ce temps, Segrais, Huet, la Fontaine et
Molière. C'est là qu'elle apprenait toutes les nouvelles relatives aux
affaires publiques, aux intrigues de cour, aux bruits de ville, aux
nouvelles promotions, et tout ce qui lui donnait les moyens de remplir
les lettres qu'elle écrivait à sa fille. Madame de Sévigné, dans sa
correspondance avec madame de Grignan, ne nous donne pas plus de détails
sur cette dernière et sur elle-même que sur les deux illustres habitants
du _Faubourg_. Par cette correspondance nous vivons en quelque sorte
avec eux, et nous sommes initiés aux secrets les plus intimes de leur
existence intérieure, de leurs habitudes les plus privées; nous
connaissons leurs jugements, leurs répulsions, les objets de leurs
préférences[768], et le jargon de convention de leur société, hors de
celle-ci inintelligible. Mais à cette époque la liaison de madame de
Sévigné avec madame de la Fayette, malgré leur continuelle
fréquentation, n'était plus la même qu'elle avait dû être dans leur
jeunesse[769]. L'habitude depuis longtemps contractée d'être souvent
ensemble, les amis qui leur étaient communs et enfin les sympathies de
l'esprit avaient au moins autant et plus de part à leur longue et
étroite liaison que les sentiments du cœur et l'accord des caractères.
Madame de la Fayette était devenue par ses romans une célébrité
littéraire. Par l'influence du fils de M. de la Rochefoucauld, le
prince de Marsillac, autant que par son mérite et par le souvenir de
MADAME, dont elle avait été la favorite, madame de la Fayette avait été
l'objet des attentions et des bienfaits du roi; et comme elle avait peu
de fortune et deux fils à pourvoir, elle ménageait son crédit[770], et
se montra peu empressée à en user pour ses amis, ce qui était un grand
tort aux yeux de madame de Grignan. Ceci explique pourquoi celle-ci,
ainsi que son frère, cherchaient à la desservir dans l'esprit de leur
mère.

  [766] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 février 1671), t. I, p. 306, édit. de
  G. de S.-G.; t. I, p. 232, édit. de M.

  [767] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 février 1673), t. III, p. 141, édit.
  de G. de S.-G.; t. III, p. 70, édit. de M.

  [768] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er avril 1671), t. I, p. 314, édit. de
  M.; t. I, p. 405, édit. de G. de S.-G.

  [769] Voyez la deuxième partie de ces _Mémoires_, chap. XX, p.
  303.

  [770] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 novembre 1684), t. VII, p. 197,
  édit. de M.--_Ibid._ (15 décembre 1675), t. IV, p. 255, 257,
  édit. de G. de S.-G.; t. IV, p. 30, édit. de M.

Cependant l'amitié de ces deux femmes, cimentée par le temps et fondée
sur une estime réciproque, était sincère. Lorsque madame de Sévigné
était bien payée de ses fermiers, que rien n'altérait son bien-être, que
tout semblait concourir à sa satisfaction, sa philosophie ne pouvait
tenir contre le chagrin que lui occasionnait le redoublement de dépenses
que madame de Grignan se croyait obligée de faire dans son gouvernement
de Provence et contre le redoublement de fièvre de madame de la Fayette.
«Il n'importe guère, dit-elle, d'avoir du repos pour soi-même quand on
entre véritablement dans les intérêts des personnes qui vous sont chères
et qu'on sent tout leur chagrin peut-être plus qu'elles-mêmes. C'est le
moyen de n'avoir guère de plaisir dans la vie, et il faut être bien
enragée pour l'aimer autant qu'on fait. Je dis la même chose de la
santé; j'en ai beaucoup, mais à quoi me sert-elle? à garder ceux qui
n'en ont point[771].»

  [771] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mai 1672), t. III, p. 30, édit. de
  G. de S.-G., t. II, p. 440, édit. de M.

De son côté, madame de la Fayette avait pour madame de Sévigné un
attachement plus fort que pour toute autre femme. Il lui manquait
quelque chose lorsqu'elle était absente; et quand cette amie partait
pour les Rochers, il ne fallait pas, par ménagement pour sa sensibilité,
que madame de Sévigné lui fît ses adieux, ni qu'elle eût l'air de venir
la voir pour prendre congé. M. de la Rochefoucauld goûtait beaucoup
l'esprit et les lettres de madame de Sévigné; il disait aussi d'elle
qu'elle contentait son idée sur l'amitié, avec toutes ses circonstances
et dépendances; mais il était en proie aux souffrances de la
goutte[772], et madame de la Fayette était accablée par les maux de
nerfs ou dévorée par les fièvres, et tous deux détestaient d'écrire.
Madame de la Fayette le déclare sans ménagement à son amie, qui se
montrait exigeante à cet égard: «Le goût d'écrire vous dure encore pour
tout le monde, il m'est passé pour tout le monde; et si j'avais un amant
qui voulût de mes lettres tous les matins, je romprais avec lui[773].»

  [772] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars 1671), t. I, p. 303, édit. de
  M.; t. I, p. 391, édit. de G. de S.-G.

  [773] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 juin 1673), t. III, p. 85, édit. de
  M.; t. III, p. 158, édit. de G. de S.-G.

En rapprochant toutes ces circonstances, nous devons présumer que les
lettres que madame de la Fayette et madame de Sévigné s'écrivirent
depuis l'époque du mariage de madame de Grignan, et qui se sont égarées,
étaient en petit nombre; et que celles qu'elles ont pu s'écrire dans
leur jeunesse, si on les retrouvait, seraient beaucoup plus
intéressantes pour nous que ces dernières.

Il n'en est pas de même de la correspondance avec madame de Coulanges
et avec son mari, le petit Coulanges; c'est surtout avec ce dernier,
avec ce compagnon de son enfance, que madame de Sévigné, toujours à
l'aise, retrouvait toute sa verve. Les lettres les plus remarquables
qu'elle ait écrites et les plus souvent citées lui sont adressées[774],
et nous doivent faire vivement regretter celles qui sont perdues. Elle
lui écrivait régulièrement tous les quinze jours, sans compter les jours
d'exception[775]. De son côté, elle gardait soigneusement les lettres du
spirituel chansonnier; selon elle, «il avait un style si particulier
pour faire valoir les choses les plus ordinaires que personne ne saurait
lui disputer cet agrément[776].» Ainsi la plus complète et la mieux
suivie de toutes les correspondances de madame de Sévigné, si nous les
possédions toutes, après celles qu'elle eut avec sa fille et avec Bussy,
serait le commerce de lettres qu'elle ne cessa d'entretenir, tant
qu'elle vécut, avec son cousin de Coulanges. On sait que cet aimable
épicurien poussa jusqu'à l'âge de quatre-vingt-cinq ans sa joyeuse
vie[777]; qu'il jeta de bonne heure de côté la robe du magistrat, pour
ne pas «se noyer trop souvent dans la mare à Grapin,» et que, né, comme
il le dit lui-même, pour le superflu et jamais pour le nécessaire,
dissipateur et dissipé, toujours chantant, toujours bien portant, il eut
beaucoup d'amis et pas un seul ennemi[778]. Jeune encore, il se trouva
un jour marié avec la jolie fille de l'intendant de Lyon, mademoiselle
Dugué-Bagnols. Elle avait dix ans moins que lui. Tous deux s'unirent et
se désunirent sans vivre moins bien ensemble, sans renoncer à se
rejoindre et à se trouver aimables; créatures frivoles et légères,
semblables à deux papillons dans un beau jour de printemps, qui se
touchent un instant, voltigent, s'écartent et se rapprochent, sans
s'inquiéter de ce que chacun d'eux est devenu dans les intervalles[779].
Madame de Coulanges fut une des femmes les plus séduisantes de la cour
de Louis XIV[780]. Elle n'y fut pas seulement admise comme cousine
germaine du ministre Louvois, mais elle fut invitée à toutes les
réunions, à toutes les fêtes; elle avait ses entrées dans les cabinets
particuliers, et était reçue aux heures réservées[781]. Son esprit,
comme le dit très-bien madame de Sévigné, lui tenait lieu de dignité, et
lui valut ces distinctions si enviées: par sa grâce, sa vivacité et ses
attraits elle s'était rendue nécessaire. Ses bons mots, que l'on citait,
sa conversation brillante et épigrammatique, ses succès auprès des
princesses, de la reine, du Dauphin et du roi lui-même n'attirèrent
point sur elle la haine ni l'envie, parce qu'on la savait désintéressée,
sans ambition et sans intrigue, cherchant uniquement à s'amuser et à
plaire, et n'en retirant aucun avantage ni pour elle ni pour les siens;
par ses manières aimables et prévenantes elle contentait tout le monde,
hormis ses amants; ceux-ci, elle les désolait par sa coquetterie et son
humeur volage. Les surnoms de _Feuille_[782], de _Mouche_[783], de
_Sylphide_[784], de _Déesse_[785], par lesquels madame de Sévigné la
désigne, peignent ses manières vives et gracieuses, ses aimables
caprices, ses piquantes reparties et tout ce que sa personne avait
d'enchanteur. Madame de Coulanges, pour faire l'éloge du jeune baron de
Sévigné, par lequel elle s'était fait accompagner à la cour, dit
naïvement à sa mère: «Il est aimé de tout le monde, presque autant que
moi[786].»

  [774] Celle sur le mariage de MADEMOISELLE (15 décembre 1670), t.
  I, p. 212, édit. de M.; t. I, p. 283, édit. de G. de S.-G.; celle
  sur le renvoi de Picard (22 juillet 1671), t. II, p. 127, édit.
  de M.; t. II, p. 153, édit. de G. de S.-G.

  [775] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 juillet 1671), t. II, p. 127, édit.
  de M.; t. II, p. 153, édit. de G. de S.-G.

  [776] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 mars 1685), t. VII, p. 251, édit. de
  M.; t. VIII, p. 29, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (29 janvier
  1685), t. VII, p. 229, édit. de M.--_Ibid._ (30 août 1671, 17
  avril 1676), t. II, p. 172; t. IV, p. 261, édit. de M.; t. VIII,
  p. 3, édit. de G.

  [777] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1695), t. XI, p. 174, édit. de
  G. de S.-G.--_Ibid._ (7 juillet 1703, 1er août 1705), t. XI, p.
  121, édit. de G. de S.-G.; t. XII, p. 349, édit. de G. de S.-G.;
  t. X, p. 91 à 97, édit. de M.--_Ibid._ (7 juillet 1703), t. X, p.
  287 à 295, édit. de M.

  [778] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 janvier 1685), t. VII, p. 229, édit.
  de M.; t. VIII, p. 3, édit. de G. de S.-G.

  [779] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 avril 1672), t. II, p. 385, édit. de
  M.; t. II, p. 456, édit. de G. de S.-G.

  [780] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 janvier, 5 et 6 avril 1680), t. VI,
  p. 224 et 228, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (1er septembre
  1680), t. VI, p. 241, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (23 juillet
  1677), t. V, p. 148, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (5 janvier
  1680), t. VI, p. 189, édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 95, édit.
  de M.

  [781] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 janvier et 5 avril 1680), t. VI, p.
  95 et 224, édit. de M.--_Ibid._ (3 et 5 janvier 1680), t. VI, p.
  282, 284, 289, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (12 avril 1680), t.
  VI, p. 233, édit. de M.; t. VI, p. 282, 284, 289, 448, édit. de
  G. de S.-G.

  [782] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 janvier 1674), t. III, p. 220, édit.
  de M.

  [783] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 juillet 1677), t. V, p. 148, édit.
  de M.; t. V, p. 303, édit. de G. de S.-G.

  [784] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (2 septembre 1676), t. IV, p. 448, édit.
  de M.; t. V, p. 102, édit. de G. de S.-G.

  [785] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er décembre 1690), t. IX, p. 422,
  édit. de M.; t. X, p. 358, édit. de G. de S.-G.

  [786] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p. 143, édit.
  de G. de S.-G.

Ses lettres spirituelles lui avaient donné pour ce genre d'écrire une
réputation supérieure à celle de madame de Sévigné et à celle de toutes
les femmes de son temps. Nous ne pouvons juger si c'est à juste titre;
ce qui nous reste de la correspondance de madame de Coulanges a été
écrit dans un âge avancé, lorsque, revenue à la religion, elle avait,
dans sa maison de Brevannes, pris goût au séjour de la campagne et à la
retraite, et qu'elle cherchait à ramener son mari aux sentiments pieux
dont elle était elle-même pénétrée[787]. Son amabilité ne fut pas moins
grande, mais elle fut accompagnée de plus de bonté; et à cette époque
elle se serait reproché l'emploi qu'elle faisait de son esprit dans sa
jeunesse[788]. Dans le peu de lettres que nous avons d'elle au temps où
elle brillait dans le monde, on entrevoit qu'il pouvait y avoir plus que
dans les lettres de madame de Sévigné de ces traits malins, de ces fines
allusions, de ces jeux de mots mordants, de ces contrastes inattendus
auxquels s'applique plus particulièrement le nom d'esprit[789]; mais il
y avait certainement moins d'imagination, de force et d'éloquence
naturelle. Madame de Coulanges avait aussi beaucoup moins d'instruction
que madame de Sévigné. De Coulanges, parlant de sa femme, nous apprend
que son écriture et son orthographe ne répondaient pas à l'élégance de
son style[790]. Aussi aimait-elle mieux dicter que de prendre la plume,
et elle ne manquait jamais d'hommes empressés à lui servir de
secrétaires. Madame de Sévigné a dit que c'était là une condition
qu'elle enviait, tant elle avait une haute idée du talent épistolaire de
madame de Coulanges. Le comte de Sanzei, neveu de son mari, lui ayant
manqué pour cet office, elle prit son mari même; c'est sur quoi madame
de Sévigné la plaisante malignement, plutôt en souvenir du passé que
pour des motifs présents. «Je serais consolée, dit-elle, du petit
secrétaire que vous avez perdu, si celui que vous avez pris en sa place
était capable de s'attacher à votre service; mais, de la façon dont j'en
ai ouï parler, il vous manquera à tout moment. Il est libertin. Après
cela, mon amie, vous en userez comme vous voudrez. Je vous conseille de
le prendre à l'essai; quand vous le trouverez sous votre patte,
servez-vous-en; _tant tenu, tant payé_[791].» Madame de Coulanges avait
l'habitude d'écrire ses lettres sur de petites feuilles volantes,
coupées des quatre côtés, ce qui impatientait madame de Sévigné. «Ces
feuilles me font enrager, dit-elle; je m'y brouille à tout moment; je ne
sais plus où j'en suis; ce sont les feuilles de la Sibylle, elles
s'envolent, et l'on ne peut leur pardonner de retarder et d'interrompre
ce que dit mon amie[792].» Toutefois madame de Sévigné aimait
singulièrement à recevoir ces feuilles de la Sibylle, toujours si bien
remplies de nouvelles de la cour, d'un grand intérêt. Ces deux femmes,
qui différaient tant par leurs principes et surtout par leur conduite et
leur genre de vie, avaient entre elles de fortes analogies de talents,
d'esprit, de caractère, et il leur était impossible d'être attachées
l'une à l'autre par des liens de famille sans l'être aussi par ceux de
l'amitié. Madame de Sévigné se plut toujours dans la société de la femme
de son cousin, et celle-ci était charmée de la cousine de son mari[793].
Madame de Thianges, qui avait entendu parler de deux lettres écrites par
madame de Sévigné à madame de Coulanges, voulut les lire, et les envoya
demander par un laquais. Madame de Coulanges rapporte cette circonstance
à madame de Sévigné, puis elle ajoute: «Vos lettres font tout le bruit
qu'elles méritent, comme vous voyez; il est certain qu'elles sont
délicieuses, et vous êtes comme vos lettres[794].»

  [787] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 décembre 1689), t. IX, p. 247, édit
  de M.--_Ibid._ (23 juillet 1691), t. IX, p. 461, édit de M.; t.
  X, p. 129, 396, édit. de G.

  [788] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 15 novembre 1688), t. VIII, p.
  151, 154 et 156, édit. de M.; t. VIII, p. 431, 435 et 436, édit.
  de G. de S.-G.

  [789] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (24 février 1673), t. III, p. 142-145,
  édit. de G. de S.-G.; t. III, p. 73, édit. de M.

  [790] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 juillet 1703, à madame de Coulanges),
  t. XI, p. 398, édit. de G. de S.-G.

  [791] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 février 1695), t. XI, p. 139, édit.
  de G. de S.-G.--_Ibid._ (9 septembre 1695), t. X, p. 127, édit.
  de M.--_Ibid._ (4 mars 1695), t. XI, p. 142 et 146, édit. de G.
  de S.-G.

  [792] _Ibid._ (26 février 1695), t. XI, p. 140.

  [793] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er décembre 1690), t. IX, p. 427,
  édit. de M.; t. X, p. 358, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (22
  juillet 1672), t. III, p. 42, édit. de M.--_Ibid._ (27 juillet
  1672), t. III, p. 100, édit. de G. de S.-G.

  [794] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 avril 1673), t. II, p. 150, édit. de
  G. de S.-G.

Une autre correspondance dont nous devons vivement regretter la perte
est celle de madame de Sévigné avec son fils; cette correspondance
devait être surtout d'un grand intérêt à l'époque dont nous traitons,
lorsque le baron de Sévigné était à l'armée, et que sa mère, déjà
affligée par l'absence de madame de Grignan, était saisie d'effroi à
l'arrivée de chaque courrier, tremblant sans cesse pour les jours d'un
fils qui, à la tête des gendarmes, dont il était le guidon, s'exposait
journellement au feu de l'ennemi. Sévigné aimait tendrement sa mère; il
quittait tous les plaisirs de la capitale et de la cour pour se retirer
avec elle dans la solitude des Rochers; il lui tenait compagnie à la
promenade, auprès du foyer; il était son lecteur, son secrétaire, son
complaisant, son factotum; et au besoin il la soignait, et même la
pansait lorsqu'elle était malade[795]. Il avait en elle la confiance la
plus entière: elle écoutait avec indulgence ses plus intimes confidences
et le récit de toutes ses _diableries_ et _ravauderies_[796], afin de
pouvoir, par ses sages conseils, exercer sur la conduite de ce jeune
homme une salutaire influence; et quoiqu'elle n'y pût toujours réussir,
elle ne se rebutait jamais. Sévigné[796], ainsi qu'elle naturellement
porté à la gaieté, la divertissait; il est peu de chagrins dont il ne
parvînt à la distraire. Par sa fréquentation avec la Champmeslé, il
avait acquis un merveilleux talent pour la déclamation; il aimait à en
faire jouir sa mère et à s'entretenir avec elle des auteurs qu'ils
lisaient ensemble. Il avait fait d'excellentes études; son goût en
littérature s'était développé et perfectionné dans la société de Boileau
et de Racine. Enfin malgré la différence de sexe et la guerrière
éducation qu'il avait reçue, Sévigné avait, comme sa mère, cette vive
sensibilité qui, facilement excitée par l'imagination, incline
promptement à l'attendrissement et à la faiblesse. Il eut besoin d'aller
aux Rochers à une époque où madame de Sévigné en était absente; ce lieu
lui parut désert et triste. Quand il se trouva seul dans l'appartement
qu'elle occupait et qu'on lui eut remis les clefs de ses cabinets, une
pensée funeste le saisit: il songea qu'il arriverait un jour fatal où il
serait encore à cette même place sans sa mère, sans aucun espoir de la
revoir jamais, et il pleura[797]. Madame de Sévigné était heureuse de la
tendresse qu'avaient pour elle ses deux enfants, et elle dit à sa fille,
en parlant de son fils: «Votre frère m'aime, et ne songe qu'à me plaire;
je suis aussi une vraie marâtre pour lui, et ne suis occupée que de ses
affaires. J'aurais grand tort si je me plaignais de vous deux; vous
êtes, en vérité, trop jolis chacun en votre espèce[798].» Quand elle
voulait s'entretenir de littérature et de poésie, madame de Sévigné
préférait Sévigné à sa sœur, parce que madame de Grignan lisait presque
exclusivement les livres sérieux et ceux qui traitaient de la nouvelle
philosophie; elle dédaignait les autres. Dans le grand nombre d'ouvrages
divers que madame de Sévigné avait lus aux Rochers avec son fils, les
romans n'étaient point exclus, et elle avoue franchement qu'elle prenait
goût à ceux de la Calprenède; mais elle trouvait le style de cet auteur
détestable[799]. «Ce style, dit-elle, est maudit en mille endroits; de
grandes périodes, de méchants mots, je sens tout cela. J'écrivis l'autre
jour à mon fils une lettre de ce style, qui était fort plaisante.[800]»
Sa vive et flexible imagination se prêtait facilement à cette variété
de tons et de tournures, qui donne tant de charme à la lecture de ses
lettres. «Je suis tellement libertine quand j'écris, dit-elle, que le
premier tour que je prends règne tout le long de ma lettre[801].» Cette
imitation du style de la Calprenède, de la part d'une telle plume, eût
été curieuse à lire. Nous ne l'avons point, et nous ne pouvons espérer
de la retrouver, ni aucune des lettres que madame de Sévigné avait
écrites à son fils avant qu'il fût marié. Si lui-même, par scrupule de
conscience, n'a pas anéanti toutes celles qu'il avait reçues de sa mère
dans sa jeunesse, sa femme n'aura pas manqué de le faire. Par le même
motif, madame de Simiane (Pauline de Grignan) a fait disparaître toutes
les lettres qui avaient trait à son éducation, quand elle a permis
l'impression de la correspondance de son aïeule.

  [795] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 et 5 février 1685), t. VII, p. 235 et
  238, édit. de M.; t. VIII, p. 5 et 11, édit. de G. de
  S.-G.--_Ibid._ (27 janv. 1676), t. IV, p. 192, édit. de M.; t.
  IV, p. 123, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._ (2 février 1676), t.
  IV, p. 197, édit. de M.; t. IV, p. 329, édit. de G. de S.-G.
  _Ibid._ (9 mars, 8, 22 et 27 avril 1672), t. II, p. 454, 471,
  482, édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 355, 397 et 407, édit.
  M.--_Ibid._ (20 juin 1672), t. III, p. 74, édit. de G. de S.-G.;
  t. III, p. 10, édit. de M.--_Ibid._ (8 juillet 1672), t. III, p.
  96, édit. de G.; t. III, p. 30, édit. de M.

  [796] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mars 1671, 1er avril 1671, 19 mai
  1673, 26 juillet 1677), t. I, p. 374, 404, 405; t. III, p. 152;
  t. V, p. 304 à 306; t. VI, p. 191, édit. de G. de S.-G.--_Ibid._,
  t. I, p. 288, 313, 314; t. III, p. 81; t. V, p. 149 et
  150.--_Ibid._ (1er novembre 1679), t. VI, p. 187, édit. de G. de
  S.-G.; t. VI, p. 7, édit. de M.

  [797] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er novembre 1679), t. VI, p. 187,
  édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 7, édit de M.

  [798] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1672), t. II, p. 454, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 384, édit. de M.--_Ibid._ (27 juin 1672),
  t. III, p. 81 et 82, édit. de G. de S.-G.; t. III, p. 17 et 18,
  édit. de M.

  [799] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juillet 1671), t. II, p. 137 et 138,
  édit. de G. de S.-G.; t. II, p. 115, édit de M.

  [800] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 décembre 1675), t. IV, p. 265.

  [801] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 juillet 1679), t. V, p. 416, édit.
  de M.; t. VI, p. 100, édit. de G. de S.-G.

La correspondance de madame de Sévigné avec son fils, si nous la
possédions, charmerait probablement les lecteurs par l'expression
élégante et variée d'une tendresse maternelle vive et forte, mais non
folle et passionnée, comme celle que madame de Grignan avait inspirée.
On y trouverait aussi, de la part du baron de Sévigné, les protestations
souvent répétées d'un amour filial qui satisfaisaient mieux madame de
Sévigné que les témoignages de tendresse qu'elle recevait de sa fille,
soit parce qu'en effet son fils mettait dans l'expression de ses
sentiments plus de chaleur et d'abandon, soit parce que ce cœur
maternel, trop fortement embrasé et avide dans sa fille d'une affection
égale à la sienne, ne pouvait jamais de ce côté être complétement
satisfait. Les lettres du baron de Sévigné eussent surtout été
curieuses sous le rapport historique par des nouvelles de l'armée et par
des observations sur les généraux et les guerriers de cette époque; et
celles de sa mère, comme les siennes, devaient, en traits de gaieté, en
anecdotes amusantes, en jugements sur les ouvrages nouveaux et sur les
littérateurs du temps, différer beaucoup de la correspondance entre
madame de Sévigné et sa fille.

Cette correspondance est la plus fréquente, la plus longue, la mieux
suivie de toutes celles dont madame de Sévigné fut occupée. Nous sommes
loin de l'avoir entière: un grand nombre de lettres ont été, ainsi que
nous l'avons dit, supprimées; plusieurs, probablement, ont été égarées;
enfin toutes les lettres de madame de Grignan, qui jetteraient tant de
jour sur celles de sa mère, nous manquent. Cependant, telle qu'elle est,
telle qu'elle s'est successivement accrue par les soins de plusieurs
éditeurs zélés, cette correspondance suffit pour nous faire connaître
celle dont elle émane bien plus sûrement que ne pourraient le faire des
mémoires élaborés avec soin pour être transmis à la postérité. Tout ce
que madame de Sévigné écrivait à sa fille s'échappait de son âme, de son
cœur, rapidement, sans retour, sans détours, sans réflexion. Nous avons
déjà recueilli, dans ce qui est ainsi sorti de sa plume, plusieurs des
traits qui la caractérisent; tâchons de saisir encore ceux qui peuvent
servir à compléter cette peinture; achevons la partie la plus importante
et la plus essentielle de la tâche que nous nous sommes imposée dans cet
ouvrage.



CHAPITRE XX.

1671-1672.

   Contraste entre madame de Sévigné et sa fille.--Elles ne se
   ressemblaient que par le plaisir qu'elles éprouvaient à
   correspondre ensemble.--Pourquoi les lettres de madame de Sévigné
   à madame de Grignan sont les plus intéressantes et les mieux
   écrites.--Madame de Grignan n'aimait pas à écrire, si ce n'est
   à sa mère.--Madame de Grignan néglige de répondre à le
   Tellier.--Madame de Sévigné avait formé sa fille pour le style
   épistolaire.--Madame de Grignan écrivait bien.--Elle fait une
   relation de son voyage à la grotte de Sainte-Baume, et une autre
   de son voyage à Monaco.--Madame de Sévigné montre à quelques
   personnes les passages remarquables des lettres qu'elle reçoit de
   madame de Grignan, et cite plusieurs de ses bons mots.--Madame de
   Sévigné lisait beaucoup.--Elle envoyait à sa fille les
   livres nouveaux les plus remarquables.--Madame de Sévigné
   différait de goût avec sa fille.--Des livres que chacune
   d'elles affectionnait.--Opinion de madame de Sévigné sur
   Racine;--sur Bourdaloue.--Variété des lectures de madame de
   Sévigné.--Différences qui existaient entre elle et madame de
   Grignan sous le rapport de la religion.--Les convictions
   religieuses de madame de Sévigné étaient sincères, et elle
   pratiquait sa religion.--Madame de Grignan, adonnée à la
   philosophie de Descartes, était plus chancelante dans sa
   foi.--Sentiments de madame de Sévigné sur la religion.--Elle
   désira toujours être dévote.--Elle n'avait point de faiblesses
   superstitieuses.--Elle était fort instruite sur les points les
   plus difficultueux de doctrine religieuse.--Elle avait adopté les
   opinions des jansénistes.--Passage de ses _Lettres_ où elles les
   défend.--Ses erreurs et son esprit ne nuisent en rien à ses bonnes
   résolutions.--Composition de sa bibliothèque à son château des
   Rochers.--Elle prend des leçons de Corbinelli sur la philosophie
   de Descartes.--Réfute Malebranche.--Appuie ses opinions sur
   l'autorité de saint Paul et de saint Augustin.--Contraste qui
   existait entre madame de Sévigné et madame  de Grignan sous le
   rapport des sentiments maternels et la conduite de la vie.--Madame
   de Sévigné facile à émouvoir.--Madame de Grignan froide et
   impassible.--Madame de Sévigné eut une grande préférence pour sa
   fille.--Madame de Grignan voulait, pour l'avancement de son fils,
   mettre ses deux filles au couvent.--Madame de Sévigné cherchait à
   plaire à tous.--Madame de Grignan dédaignait le monde et l'opinion
   publique.--Madame de Sévigné économe et sage dans la gestion de sa
   fortune.--Elle exhorte sa fille à se rendre maîtresse des affaires
   de son mari, pour réduire son luxe et ses dépenses.--Les conseils
   de madame de Sévigné sont mal suivis.--Madame de Grignan fait de
   fréquentes pertes au jeu.--Inquiétudes de madame de Sévigné à ce
   sujet.--Elle fait des cadeaux et des remontrances à sa fille.--Le
   roi, mécontent des états de Provence, veut les dissoudre.--Madame
   de Sévigné conseille à M. de Grignan de ne pas exécuter les ordres
   rigoureux qu'il a reçus et d'écrire au roi.--Ce conseil est
   suivi.--Le roi approuve les observations des états, mais il envoie
   des lettres de cachet pour exiler les consuls.--Madame de Sévigné
   conseille de ne pas faire usage de ces lettres.

Ce qui étonne le plus dans les lettres de madame de Sévigné à madame de
Grignan, c'est qu'elles nous révèlent le contraste complet qui existait
entre la mère et la fille[802] sans que leur parfaite union, leur
confiance réciproque en fût altérée. Nul accord entre leurs caractères,
leurs goûts, leurs opinions. Elles différaient en toutes choses hors en
une seule, c'est à savoir dans le plaisir qu'elles éprouvaient de se
communiquer leurs pensées, leurs sentiments, leurs projets; et comme
l'imagination n'est jamais plus vive et plus puissante que lorsqu'elle
reçoit les impulsions du cœur, il en résultait que les lettres de
madame de Sévigné les mieux écrites, les plus riches par le style, par
les faits, les réflexions et les images sont précisément celles qu'elle
écrivait à sa fille, sans efforts, sans étude et avec un entraînement
irrésistible. Elle-même le sentait, car elle lui dit[803]: «Je vous
donne avec plaisir le dessus de tous les paniers, c'est-à-dire la fleur
de mon esprit, de ma tête, de mes yeux, de ma plume, de mon écritoire;
et puis le reste va comme il peut. Je me divertis autant à causer avec
vous que je laboure avec les autres.»

  [802] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 juillet 1672), t. III, p. 95, édit.
  de G. de S.-G.; t. III, p. 29, édit. de M.

  [803] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er décembre 1675), t. IV, p. 225,
  édit. de G.; t. IV, p. 106, édit. de M.

De son côté, madame de Grignan, si exacte à répondre à sa mère, se
montrait d'une paresse extrême lorsqu'il lui fallait écrire à toute
autre personne; et madame de Sévigné était sans cesse obligée de lui
rappeler les lettres de devoir, de politesse et d'affection pour
lesquelles elle était en retard[804]. Ainsi Charles-Maurice le Tellier,
frère du ministre Louvois, coadjuteur et depuis archevêque de Reims,
qu'elle avait, avant son mariage, invité à correspondre avec elle[805],
lui avait écrit deux fois sans recevoir de réponse. Il s'en plaignit à
madame de Sévigné, qui fut obligée d'exhorter sa fille à payer plus
exactement ses dettes en ce genre.

  [804] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 mars 1671), t. I, p. 386, édit. de
  G.; t. I, p. 298, édit. de M.--_Ibid._ (16 août 1671), t. I, p.
  162, édit. de la Haye. Cette édition à M. et à madame de Lavardin
  ajoute d'Hacqueville, t. II, p. 186, édit. de G.; t. II, p. 154,
  édit. de M.--_Ibid._ (18 septembre 1671), t. II, p. 225, édit.
  G.; t. II, p. 189, édit. M.

  [805] Voyez ci-dessus, chap. IV, p. 79.

L'orgueil maternel, dans madame de Sévigné, se mêlait à l'admiration
qu'elle avait pour le talent épistolaire de sa fille; elle reconnaissait
que, sous ce rapport, madame de Grignan était son élève; aussi
continuait-elle à lui inculquer encore ses leçons, et elle trouvait en
elle, sur ce point, la même docilité que par le passé. Elle dit, en la
complimentant sur une lettre qu'elle avait reçue d'elle[806]: «J'ai reçu
deux lettres de vous qui m'ont transportée de joie; ce que je sens en
les lisant ne se peut imaginer. Si j'ai contribué de quelque chose à
l'agrément de votre style, je croyais ne travailler que pour le plaisir
des autres, et non pas pour le mien; mais la Providence, qui a mis tant
d'espaces et tant d'absences entre nous, m'en console un peu par les
charmes de votre commerce.»

  [806] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 111, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 93, édit. de M.

Madame de Sévigné faisait cas du goût de sa fille, qui n'était pas
toujours d'accord avec le sien. En lui envoyant une lettre qu'elle avait
écrite à l'évêque de Marseille: «Lisez-la, dit-elle, et vous verrez
mieux que moi si elle est à propos ou non... Vous savez que je n'ai
qu'un trait de plume, ainsi mes lettres sont fort négligées; mais c'est
mon style, et peut-être qu'il fera autant d'effet qu'un autre plus
ajusté; si j'étais à portée d'en recevoir votre avis, vous savez combien
je l'estime et combien de fois il m'a réformée[807].» Elle était de plus
en plus charmée des lettres qu'elle recevait de madame de Grignan. «Mon
Dieu, ma fille, dit-elle encore, que vos lettres sont aimables! Il y a
des endroits dignes de l'impression[808]...»--«Vous me louez
continuellement sur mes lettres, et je n'ose plus parler des vôtres, de
peur que cela n'ait l'air de rendre louanges pour louanges; mais encore
ne faut-il pas se contraindre jusqu'à ne pas dire la vérité: vous avez
des pensées et des tirades incomparables; il ne manque rien à votre
style[809].»

  [807] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 septembre 1671), t. II, p. 243, édit
  de G.; t. II, p. 205, édit. de M.

  [808] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 avril 1671), t. II, p. 5, édit. de G.

  [809] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 janvier 1672), t. II, p. 355, édit.
  de G.; t. II, p. 301, édit. de M.

Madame de Grignan faisait profession de détester les narrations et
d'être ennemie des détails, ce qui tendait à mettre de la sécheresse
dans ses lettres et une trop grande brièveté. Madame de Sévigné l'en
reprend, et parvint à la réformer sur ce point, du moins en ce qui la
concernait. «Défaites-vous, lui dit-elle, de cette haine que vous avez
pour les détails; je vous l'ai déjà dit et vous le pouvez sentir, ils
sont aussi chers de ceux que nous aimons qu'ils nous sont ennuyeux des
autres, et cet ennui ne vient jamais que de la profonde indifférence que
nous avons pour ceux qui nous importunent; si cette observation est
vraie, jugez de ce que me font vos relations[810].» Aussi madame de
Grignan triompha de son indolence et de sa paresse, et surmonta cette
humeur noire qui la rendait indifférente à tout et qui était si opposée
à la franche sympathie, à la vivacité et à la gaieté du caractère de
madame de Sévigné[811]. Pour plaire à sa mère, madame de Grignan composa
des _relations_: celle du voyage qu'elle fit à la grotte de
Sainte-Baume, avec toute la pompe et le train dispendieux de la femme
d'un gouverneur de province, charma madame de Sévigné. Elle crut lire un
joli roman, dont sa fille était l'héroïne[812]. Elle fut aussi
très-satisfaite du récit détaillé de son voyage à Monaco, et elle le fit
lire à d'Hacqueville, au duc de la Rochefoucauld et au comte de
Guitaud[813]. Mais c'est dans les lettres d'affaires que madame de
Grignan avait une véritable supériorité. Madame de Sévigné, qui, dans
l'intérêt de son gendre, entretenait de Pomponne de ce qui concernait la
Provence, aimait mieux distraire des lettres qu'elle avait reçues de sa
fille les portions relatives à cet objet et les envoyer à ce ministre
que de les transcrire ou d'essayer d'exposer autrement ce qui était si
bien et si nettement exprimé[814]. Aussi, pour les affaires, madame de
Grignan écrivait particulièrement à l'abbé de Coulanges, qui lui rendait
compte de tout, et débarrassait ainsi madame de Sévigné de détails qui
l'auraient ennuyée[815]. Madame de Grignan écrivait aussi à Bossuet[816]
des lettres que sa mère se chargeait de remettre. Quant aux lettres de
madame de Grignan qui se recommandaient par les agréments du style et
des pensées ingénieuses, madame de Sévigné en était non-seulement
contente, mais glorieuse; et elle avait grand soin d'en montrer les
passages les plus remarquables aux personnes qui lui paraissaient les
plus propres à les goûter. «Ainsi, ne me parlez plus de mes lettres, ma
fille, dit madame de Sévigné; je viens d'en recevoir une de vous qui
enlève; tout aimable, toute brillante, toute pleine de pensées, toute
pleine de tendresse: c'est un style juste et court, qui chemine et qui
plaît au souverain degré, même sans vous aimer comme je fais. Je vous le
dirais plus souvent, sans que je crains d'être fade; mais je suis
toujours ravie de vos lettres, sans vous le dire; madame de Coulanges
l'est aussi de quelques endroits que je lui fais voir et qu'il est
impossible de lire toute seule. Il y a un petit air de dimanche gras
répandu sur cette lettre, qui la rend d'un goût non pareil[817].»

  [810] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 112, édit. de
  G.; t. II, p. 93, édit. de M.

  [811] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 mars 1671), t. I, p. 355, édit. de
  G.; t. I, p. 272, édit. de M.--(4 mars 1672), t. II, p. 409,
  édit. de G.; t. II, p. 347, édit. de M.--_Ibid._ (8 juillet
  1672), t. III, p. 95, édit. G.; t. III, p. 29, édit. M.--_Ibid._
  (27 septembre 1671), t. II, p. 242, édit. G.; t. II, p. 204,
  édit. M.--_Ibid._ (16 juillet 1672), t. II, p. 105, édit. G.; t.
  III, p. 38, édit. M.--_Ibid._ (4 mai 1672), t. III, p. 1, édit.
  de G.; t. II, p. 416 et 417, édit. de M.

  [812] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 avril 1672), t. II, p. 469, édit.
  G.; t. II, p. 390, édit. M.--_Ibid._ (16 mai 1672), t. III, p.
  26, édit. G.; t. II, p. 438, édit. M.--_Ibid._ (20 mai 1672), t.
  III, p. 30, édit. G.; t. II, p. 441, édit. M.

  [813] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (27 mai 1672), t. III, p. 37 et 39,
  édit. G.; t. II, p. 447 et 448, édit. M.

  [814] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 avril 1672), t. II, p. 488, édit. G
  de S.-G.; t. II, p. 412, édit. M.

  [815] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 mars 1671), t. I, p. 378, édit. G.;
  t. I, p. 292, édit. M.

  [816] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er avril 1671), t. I, p. 403, édit. de
  G. de S.-G.

  [817] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 411, édit. de
  G.; t. II, p. 349, édit. de M.

Quinze jours après cette lettre, madame de Sévigné écrit encore à madame
de Grignan[818]:

«Madame de Villars, M. Chapelain et quelque autre encore sont ravis de
votre lettre sur l'ingratitude. Il ne faut pas que vous croyiez que je
sois ridicule; je sais à qui je montre ces petits morceaux de vos
grandes lettres, je connais mes gens; je ne le fais point mal à propos,
je sais le temps et le lieu; mais enfin c'est une chose charmante que la
manière dont vous dites quelquefois de certaines choses: fiez-vous à
moi, je m'y connais.»

  [818] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars 1672), t. II, p. 432, édit. de
  G.; t. II, p. 366, édit. de M.

Et avant, dans le même mois[819], elle lui avait écrit: «Vos réflexions
sur l'espérance sont divines; si Bourdelot[820] les avait faites, tout
l'univers les saurait; vous ne faites pas tant de bruit pour faire des
merveilles; le _malheur du bonheur_ est tellement bien dit qu'on ne peut
trop aimer une plume qui exprime ces choses-là.»

  [819] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er mars 1672), t. II, p. 402, édit. de
  G.; t. II, p. 341 et 342, édit. de M.

  [820] Bourdelot avait fait une pièce contre l'_espérance_, et la
  princesse Palatine y fit une réponse: cette petite joute de bel
  esprit fit quelque bruit dans le temps.--Voyez BUSSY, _Lettres_,
  t. III, p. 333.--SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er mars 1672), t. II, p.
  402, édit. de G.

Madame de Sévigné et madame de Grignan lisaient beaucoup; mais à cet
égard leur goût était différent[821]. Madame de Grignan lisait les
livres de la nouvelle philosophie (la philosophie de Descartes), que
madame de Sévigné goûtait peu[822]. Quoiqu'elle écoutât avec intérêt les
discussions qui avaient lieu en sa présence entre ses amis sur ce grave
sujet et qu'elle en parlât souvent avec eux, elle aimait mieux confier à
sa foi religieuse la solution des hautes questions de la métaphysique
que de se fatiguer à les comprendre; elle ne pouvait se résoudre à
admettre une théorie qui prétendait lui démontrer que sa chienne
_Marphise_ n'avait point d'âme et était une pure machine[823]; et elle
disait malignement des cartésiens que s'ils ont envie d'aller en paradis
c'est par curiosité[824]. Elle mettait un grand empressement à envoyer à
sa fille les plus intéressantes nouveautés littéraires, qui, presque
toutes, avaient alors pour éditeur le libraire Barbin. Lorsque celui-ci
ne les lui faisait pas remettre assez tôt pour que madame de Grignan les
reçût par elle avant qu'elles fussent parvenues en Provence, elle
accusait plaisamment _ce chien de Barbin_, qui, disait-elle, la
haïssait, parce qu'elle ne faisait pas de _Princesses de Clèves_ et de
_Montpensier_, comme son amie madame de la Fayette[825]. On comprend
très-bien pourquoi madame de Sévigné mettait au premier rang de tous les
soins qu'elle se donnait pour plaire à sa fille celui de lui envoyer les
ouvrages nouveaux; elle y était personnellement intéressée. Ces ouvrages
étaient ceux qu'elle-même lisait, et qui fournissaient de nouveaux
aliments à cette correspondance, son bonheur et ses délices[826]. C'est
pourquoi madame de Sévigné ne manquait jamais de mettre madame de
Grignan au courant des lectures qu'elle faisait ou qu'elle se proposait
de faire[827]. Elle trouvait tant de douceur à être, en ceci comme en
toutes choses, en rapport avec elle, que, lui ayant recommandé la
lecture d'un des ouvrages de Tacite, que madame de Grignan n'acheva pas,
elle lui en témoigna ses regrets, et l'engagea à lui écrire la page où
elle en était restée, afin qu'elle pût terminer pour elle cette
lecture[828]. Madame de Sévigné savait peu le latin. S'il en avait été
autrement, Corbinelli, écrivant quelques lignes à Bussy dans une des
lettres de madame de Sévigné, n'aurait pas dit que c'était en sa
considération qu'il traduisait un passage d'Horace[829]. Elle-même
n'aurait pas annoncé qu'elle se proposait de lire Térence et de se faire
traduire par son fils la satire contre les folles amours que renferme la
première scène de l'_Eunuque_[830]. Ce n'était pas une chose très-rare
alors cependant, même parmi les femmes, que de pouvoir lire les auteurs
latins dans leur langue originale. L'abbesse de Fontevrault, sœur de
madame de Montespan, madame de Rohan de Montbazon, abbesse de Malnou,
avaient cet avantage; il en était de même de madame de la Sablière, de
mademoiselle de Scudéry et de plusieurs autres, sans nommer madame
Dacier, qui, pour la haute érudition, est restée une exception[831].
Mais c'est dans la traduction de Perrot d'Ablancourt que madame de
Sévigné admirait l'éloquence et l'harmonie des phrases de Tacite; c'est
aussi par le même traducteur qu'elle avait appris à goûter l'esprit de
Lucien. C'est dans la traduction italienne d'Annibal Caro qu'elle lisait
Virgile[832]. Cependant, comme elle mande à madame de Grignan qu'elle a
fait mettre en lettres d'or sur le grand autel de sa chapelle cette
inscription: SOLI DEO HONOR ET GLORIA, on peut croire qu'elle ainsi que
sa fille entendaient[833] assez le latin pour lire en cette langue les
Actes des Apôtres et les livres d'église. Dans les jugements qu'elles
portaient sur les auteurs, elles différaient beaucoup entre elles.
Madame de Sévigné avait plus que madame de Grignan le sentiment vif et
prompt des beautés littéraires; son goût était moins sévère, moins
dédaigneux, mais peut-être moins pur. Madame de Sévigné se passionnait
facilement pour les auteurs qu'elle lisait, et proportionnait ses
louanges aux émotions et aux inspirations qu'elle en recevait. Madame de
Grignan, au contraire, aimait à critiquer, à se rendre raison de tout,
et se défendait d'admirer. Madame de Sévigné avait plus que sa fille le
goût de la solitude et de la campagne; les sombres et mélancoliques
horreurs de la forêt avaient pour elle de l'attrait[834]. Elle lisait
plutôt pour le plaisir de lire que par l'ambition de devenir savante;
c'était tout le contraire dans madame de Grignan.

  [821] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juillet 1671), t. II, p. 138, édit.
  de G.; t. II, p. 13, édit. de M.

  [822] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 209, édit. G.;
  t. II, p. 175, édit. M.--_Ibid._ (20 et 30 septembre 1671), t.
  II, p. 212, 213 et 233, édit. G.; t. II, p. 177 et 195, édit. M.

  [823] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 et 30 septembre 1671), t. II, p. 234
  et 245, édit. de G.; t. II, p. 197 et 209, édit. de M.

  [824] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 septembre 1671), t. II, p. 248,
  édit. G.; t. II, p. 209, édit. M.

  [825] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 mars 1672), t. II, p. 426, édit. de
  G.; t. II, p. 362, édit. de M.

  [826] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 113, édit. de
  G.; t. II, p. 94 et 100, édit. de M.

  [827] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 juillet 1671), t. II, p. 136, édit.
  de G.; t. II, p. 113, édit. de M.

  [828] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 12 août 1676), t. IV, p. 420,
  édit. de M.; et t. V, p. 71, édit. de G.

  [829] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 juillet 1677), t. V, p. 316-318,
  édit. de G.

  [830] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 septembre 1680), t. VII, p. 223,
  édit. de G.; t. VI, p. 470, édit. de M.

  [831] Sur les femmes savantes de cette époque, consultez MÉNAGE,
  _Lezione sopra 'l sonetto di Francesco Petrarca_, p. 58-64, à la
  suite du traité intitulé _Historia mulierum philosopharum_.

  [832] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juillet 1672), t. III, p. 105, édit.
  G.

  [833] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 août 1688), t. VII, p. 145, édit. G.

  [834] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 octobre 1671), t. II, p. 260, édit.
  G.--_Ibid._ (22 avril, 13, 17, 20 et 17 mai 1672), t. II, p.
  471-483; t. III, p. 13, 14 et 40, édit. de G. de S.-G. (Elle fit
  graver ces mots sur un arbre de l'allée la plus obscure de son
  parc des Rochers: _E di mezzo l'orrore esce il diletto_.)

Les prédilections de madame de Sévigné en littérature se trahissent
lorsqu'elle quitte la capitale pour aller passer quelques jours dans sa
retraite de Livry. Quels sont les auteurs qu'elle emporte alors de
préférence? Corneille et la Fontaine. On lui a reproché d'avoir manqué
de discernement, et, dans son admiration exclusive pour Corneille, de
n'avoir pas rendu justice à Racine. Tout le monde sait cependant
aujourd'hui qu'elle n'a jamais dit ni cité ces mots ridicules que lui
prêtent Voltaire, la Harpe et tant d'autres: «Racine passera comme le
café[835];» mais elle a dit «qu'il n'irait point plus loin
qu'Andromaque[836].» Ce qui prouve seulement que cette pièce, qu'elle
loue avec effusion et qui lui faisait verser des larmes même lorsqu'elle
la voyait jouer par une troupe de campagne[837], était, selon elle, le
_nec plus ultra_ du talent de Racine.--Avec sa tendresse maternelle,
pouvait-elle penser autrement? Si elle avait vécu du temps de Voltaire,
nul doute qu'elle n'eût préféré aussi _Mérope_ à toutes les pièces de
cet auteur. Tout le monde juge ainsi: ce qui touche le plus le cœur est
aussi ce qui émeut le plus fortement l'imagination. A la vérité, madame
de Sévigné cherche à atténuer le succès de _Bajazet_, et elle en donne
la plus forte part au talent de la Champmeslé. Cependant elle envoie
cette pièce à sa fille aussitôt qu'elle a paru; il est vrai qu'elle
préfère Corneille à Racine, et qu'elle trouve plus de génie dramatique à
l'auteur du _Cid_, de _Polyeucte_, des _Horaces_, de _Cinna_. A-t-elle
si grand tort? On n'a pas remarqué que lorsqu'elle parle ainsi Corneille
avait produit tous ses chefs-d'œuvre, et qu'il n'en était pas ainsi de
Racine, dont la réputation n'était encore qu'à son aurore, quoique cette
aurore eût un grand éclat. On oublie que madame de Sévigné avait alors
de bien légitimes motifs pour ne pas aimer Racine, et que les déplaisirs
qu'il lui causait devaient très-naturellement disposer son esprit à
juger peu favorablement des productions de ce poëte. On se représente
toujours Racine dans un âge avancé, couronné par l'auréole de sa gloire
poétique, vénéré par sa fervente piété, uniquement occupé de son salut
et de l'éducation de ses enfants, refusant d'aller dîner chez un grand
de la cour, afin d'avoir le plaisir de manger un beau poisson en
famille, et pourtant écrivant encore _Esther_ et _Athalie_ pour les
vierges d'un couvent. Le jeune auteur d'_Andromaque_ et de _Bajazet_
était un personnage tout différent. Ingrat et malin, dans deux lettres
très-spirituelles et pleines de mordants sarcasmes, il avait versé le
ridicule sur les pieux solitaires de Port-Royal, qui l'avaient élevé,
parce qu'ils avaient osé soutenir que le théâtre est un divertissement
peu favorable aux bonnes mœurs et à la religion. Quand il faisait
imprimer ses tragédies, il y mettait des préfaces qui étaient la
critique acérée des ouvrages de ses rivaux, particulièrement de
Corneille; et il composait contre eux de sanglantes épigrammes. Alors
amoureux de la Champmeslé, Racine soupait souvent chez elle avec
Boileau, son ami; et le baron de Sévigné, qui courtisait cette actrice
et auquel la société des deux poëtes plaisait beaucoup, payait les
soupers. Madame de Sévigné ne trouvait pas bon que son fils jouât le
rôle ridicule d'Amphitryon et contribuât aux plaisirs des amants de sa
maîtresse. On doit donc peu s'étonner que dans son dépit, en écrivant à
sa fille, elle parle avec le même dédain de la courtisane et des deux
poëtes. Plus tard, et lorsque son fils a rompu avec la Champmeslé, elle
s'exprime sur eux avec l'admiration due à leur caractère et à leur
talent; et quand, longtemps après, elle assistait à Saint-Cyr aux
représentations d'_Athalie_ et d'_Esther_, elle ne disait plus que
Racine composait des tragédies pour la Champmeslé, et non pour la
postérité, et qu'il ne serait plus le même quand il ne serait plus
jeune et amoureux; mais elle remarque, au contraire, le caractère de son
talent, sa sensibilité, et dit «qu'il aime Dieu comme il aimait ses
maîtresses[838].» La même chose lui arriva lorsqu'elle entendit débuter
le P. Bourdaloue dans l'église de son collége. Selon elle, il a bien
prêché; mais son éloquence, appropriée à son église, n'en franchira pas
l'enceinte. Et cependant elle assista ensuite assidûment à ses
sermons[839], et ne peut trouver de termes assez énergiques pour peindre
sa vive admiration, pour exprimer le bien qu'elle ressentait des pieuses
convictions produites par la parole du grand orateur. Elle loue aussi
avec le même discernement, mais non avec le même enthousiasme, Mascaron
et Fléchier. Elle variait beaucoup ses lectures[840]. Les sermons ne
l'empêchaient pas d'aller au spectacle, d'assister aux pièces de
Molière, de se plaire à l'Opéra et de trouver céleste la musique de
Lulli, de lire des romans (l'_Astrée_, _Cléopâtre_, _Pharamond_,
etc.)[841], les Contes de la Fontaine, Rabelais, l'Arioste, le Tasse,
Pétrarque, Tassoni, Marini, Montaigne, Charron; elle mêlait ensemble
Corneille, Despréaux, Sarrasin, Voiture, les livres de controverses
religieuses, l'Alcoran et Don Quichotte. Quelquefois elle entreprenait
de longues lectures historiques, et elle bravait la fatigue que lui
faisaient éprouver les interminables périodes du P. Maimbourg, pour
s'instruire sur l'histoire des croisades et sur celle de l'arianisme et
des iconoclastes. Puis elle lit l'_Histoire de la découverte de
l'Amérique par Christophe Colomb_, «qui la divertit au dernier point;»
la _Vie du cardinal Commendon_, «qui lui tient très-bonne compagnie;» et
une _Histoire des Grands Vizirs_, de Chassepol, qui eut dans le temps
beaucoup de succès. Malgré son inclination pour Tacite, et quoiqu'elle
lût et relût Josèphe, Plutarque et Lucien, elle préférait l'_Histoire de
France_ à l'histoire romaine, où elle n'avait, disait-elle
spirituellement, ni parents ni amis. On est étonné de lui voir lire en
quatre jours l'in-folio de l'académicien Paul Hay du Chastelet,
contenant la _Vie de Bertrand du Guesclin_; mais tout ce qui concernait
l'_histoire de Bretagne_ avait pour elle un intérêt de famille[842].

  [835] Conférez SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 mai 1676), t. IV, p. 463,
  édit. G.; t. IV, p. 291, édit. M.--SAINT-SURIN, _Notice sur
  madame de Sévigné_, t. I, p. 100 de l'édition des _Lettres de_
  SÉVIGNÉ, par Monmerqué, 1820, in-8º.--HÉNAULT, _Abrégé
  chronologique_ (1669), t. III, p. 371.--LEMONTEY, _Hist. de la
  régence_, t. I, p. 442.

  [836] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 mars 1672), t. II, p. 426, édit. G.;
  t. II, p. 362, édit. M.

  [837] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (12 août 1671), t. II, p. 183, édit. G.;
  t. II, p. 152, édit. M.

  [838] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 mars 1672, 28 janvier et 7 février
  1689), t. II, p. 360, et t. VIII, p. 310 et 325, édit. de M.; t.
  II, p. 426 et 427, et t. IX, p. 126 et 127, édit. de G.

  [839] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 février, 11, 13, 20 et 26 mars, 13
  avril, 25 décembre 1671), t. I, p. 330, 367, 370, 372, 374, 376,
  388, 394, 396, 397, 404, 406; t. II, p. 324, édit. de G.

  [840] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (11 et 13 mars, 29 avril, 8 mai, 2, 22
  et 28 juin, 5 juillet, 19 août, 16 et 30 septembre, 1er, 4 et 11
  novembre 1671), t. I, p. 370, 374; t. II, p. 49, 61, 67, 87, 105,
  125, 136, 141, 195, 229, 238 et 239, 352 et 377, édit. de G. de
  S.-G.

  [841] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 113, édit. de
  G.; t. II, p. 94, édit. de M.--_Ibid._ (11 septembre 1675), t.
  III, p. 465, édit. M.

  [842] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 novembre 1675), t. IV, p. 186, édit.
  de G. t. IV, p. 69, édit. de M.--_Ibid._ (14 juillet 1680), t.
  VII, p. 104, édit. de G.; t. VI, p. 372, édit. de M.--_Ibid._ (25
  septembre 1680, 14 décembre 1689), t. VII, p. 221-228; t. X, p.
  137, édit. de G.--_Ibid._ (1er août 1672), t. II, p. 377, édit.
  de M.; t. II, p. 447, édit. de G.--_Ibid._ (15 mai, 4 juin, 11 et
  12 août 1676), t. IV, p. 297, 326 et 420, édit. de M.; t. IV, p.
  439-472; t. V, p. 71, édit. de G.--_Ibid._ (9 janvier 1676), t.
  IV, p. 312, édit. de G.--_Ibid._ (15 janvier 1690), t. X, p. 196.
  Voyez _Lettre écrite par madame de Sévigné le_ 21 _juin 1671,
  rétablie d'après le mss. original_, 1826, in-8º, p. 15.--_Ibid._
  (7 juin 1671), t. II, p. 88, édit. de G. Conférez encore sur les
  lectures de madame de Sévigné (20 janvier et 24 février 1672), t.
  II, p. 352 et 397, édit. de G.--_Ibid._ (15 janvier 1690), t. X,
  p. 196, édit. de G.--_Ibid._ (6 novembre 1675), t. IV, p. 190,
  édit. de G.

Elle aimait avant tout les livres de morale, et surtout de morale
religieuse. Les _Essais_ de Nicole étaient ceux qu'elle préférait. Les
meilleurs et les plus beaux éloges qu'on ait faits de cet écrivain ont
été tracés par Voltaire dans son _Siècle de Louis XIV_ et par madame de
Sévigné dans les lettres écrites à sa fille[843]. Nicole est l'auteur
favori de madame de Sévigné; elle le lisait et le relisait; elle y
trouvait des ressources contre tous les maux, toutes les misères de la
vie, même, disait-elle, contre la pluie et le mauvais temps; elle veut
s'en pénétrer, se l'assimiler; elle souhaiterait pouvoir en faire un
bouillon et l'avaler[844]. Il était, suivant elle, de la même _étoffe_
que Pascal, et elle ajoute: «Cette étoffe-là est si belle qu'elle me
plaît toujours; jamais le cœur humain n'a été mieux anatomisé que par
ces messieurs-là[845].» Elle lisait aussi les Traités de Bossuet, et
surtout son _Histoire des Variations_[846]. En bonne janséniste, elle
avait lu saint Augustin et les Lettres de Saint-Cyran; mais elle se
tenait éloignée du rigorisme de la secte.

  [843] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 et 30 septembre, 1er et 4 novembre
  1671), t. II, p. 226-277, 279 et 286, édit. de G.; t. II, p. 208
  et 238, édit. de M.; t. I, p. 180, édit. de la Haye.

  [844] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er et 4 novembre 1671), t. II, p. 276
  à 280, édit. de G.; t. II, p. 238, édit. de M.

  [845] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (19 août 1671), t. II, p. 195, édit de
  G.; t II, p. 162, édit. de M.--_Ibid._ (23 mai 1671), t. II, p.
  81, édit. de G.

  [846] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 novembre 1689), t. X, p. 106. édit.
  de G.; t. IX, p. 226, édit. de M.

Sa foi était forte et sincère, et en cela surtout elle différait de sa
fille. Comme toutes les femmes de son temps, madame de Grignan
pratiquait sa religion; mais sa raison, enorgueillie par les lueurs
vacillantes d'une philosophie qu'elle croyait comprendre, faisait subir
aux croyances qui lui avaient été inculquées dès son enfance des doutes
peu conformes à la soumission due aux décisions de l'Église. Telle
n'était point madame de Sévigné, qui ne partageait pas le superbe dédain
de Port-Royal pour l'efficacité de l'intervention du saint sacerdoce.
Elle avait soin de faire dire des messes pour détourner les malheurs
qu'elle redoutait, et elle ne manquait pas d'en agir ainsi lorsque sa
fille voyageait ou lorsque celle-ci était enceinte[847], et encore après
qu'elle était accouchée[848]. Quoique nous n'ayons pas les lettres que
madame de Grignan avait écrites à sa mère, ce qui nous reste de leur
correspondance témoigne suffisamment de la lutte qui avait lieu entre
elles deux, en raison de leur dissidence d'opinion sur ces graves
matières. Jamais madame de Sévigné ne laisse échapper l'occasion de
manifester à madame de Grignan combien sa religion lui est chère, et de
s'efforcer de lui persuader qu'elle satisfait mieux le cœur et la
raison que toutes les vaines subtilités des philosophes. Elle la mit
dans la confidence de tous ses scrupules religieux et des tourments de
sa conscience. Elle plaint sa fille de n'avoir pas en Provence de P.
Bourdaloue ni de P. Mascaron: «Comment, dit-elle, peut-on aimer Dieu
quand on n'entend jamais bien parler de lui[849]?» Et madame de Grignan
est instruite toutes les fois que des devoirs religieux appellent sa
mère à l'église de Saint-Paul de la rue Saint-Antoine ou des Minimes de
la place Royale. «Ma fille, lui écrit-elle, je m'en vais prier Dieu, et
me disposer à faire demain mes pâques: il faut au moins sauver cette
action de l'imperfection des autres. Je voudrais bien que mon cœur fût
pour Dieu comme il est pour vous[850].» Bien souvent madame de Sévigné
se lamente de n'avoir pas le courage de rompre les liens du monde et de
conformer sa vie aux préceptes de sa croyance; et sa fille, qui n'avait
pas intérêt à ce qu'il en fût ainsi, combat toujours ce penchant à la
dévotion, qui était commun alors aux personnes les plus mondaines.
Ainsi, dès cette année 1671, madame de Sévigné écrivait, au sujet de la
mort du chevalier de Buous[851]:

«C'est un beau sujet de réflexions que l'état où vous le dépeignez. Il
est certain qu'en ce temps-là nous aurons de la foi de reste; elle fera
tous nos désespoirs et tous nos troubles; et ce temps que nous
prodiguons et que nous voulons qui coule présentement nous manquera, et
nous donnerions toutes choses pour avoir un de ces jours que nous
perdons avec tant d'insensibilité... La morale chrétienne est excellente
à tous les maux; mais je la veux chrétienne; elle est trop creuse et
trop inutile autrement.»

  [847] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 novembre 1671), t. II, p. 281, édit.
  de G.; t. II, p. 238, édit. de M. «Je fais dire tous les jours
  des messes pour vous: voilà mon emploi.»

  [848] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (29 novembre 1671), t. II, p. 298, édit.
  de G.: «Comme vous êtes philosophe, vous savez la raison de tous
  ces effets; pour moi, je les sens, et je m'en vais faire dire
  autant de messes pour remercier Dieu de cette grâce que j'en
  faisais dire pour la lui demander.»

  [849] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er avril 1671), t. I, p. 315, édit. de
  M.; t. I, p. 406, édit. de G.

  [850] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (vendredi saint, 15 avril 1671), t. II,
  p. 462, édit. de G.; et t. II, p. 390, édit. de M.

  [851] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 sept. 1671), t. II, p. 232, édit. de
  G. (de Buous dans cette édit.); t. II, p. 194 et 195, édit. de
  M.--_Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise de Sévigné_,
  t. I, p. 180, édit. de la Haye, 1726.--Il y a au commencement de
  cette lettre seize lignes de plus dans cette édition, qui ont été
  supprimées dans toutes les autres.

Trois mois avant cette lettre, elle avait déjà écrit à madame de
Grignan: «Une de mes grandes envies, ma fille, ce serait d'être dévote;
j'en tourmente la Mousse tous les jours. Je ne suis ni à Dieu ni à
diable; cet état m'ennuie, quoique, entre nous, je le trouve le plus
naturel du monde. On n'est point au diable parce qu'on craint Dieu, et
qu'au fond on a un principe de religion; on n'est point à Dieu aussi,
parce que sa loi paraît dure, et qu'on n'aime point à se détruire
soi-même; cela compose les tièdes, dont le grand nombre ne m'étonne
point du tout: j'entre dans leurs raisons. Cependant Dieu les hait; il
faut donc sortir de cet état, et voilà la difficulté[852].»

  [852] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 juin 1671), t. II, p. 98, édit. de
  G. de S.-G.; t. II, p. 83, édit. de M.--_Lettres de madame_
  RABUTIN-CHANTAL; la Haye, 1726, in-12, t. I, p. 117.

Vingt ans après, madame de Sévigné en était encore au même point; mais
du moins sa foi n'avait point varié, et elle se trouvait encore plus
fermement établie par les études qu'elle avait faites dans l'intervalle.
«Vous me demandez, écrit-elle à madame de Grignan, si je suis toujours
une petite dévote qui ne vaut guère: oui, justement voilà ce que je suis
toujours, et pas davantage, et à mon grand regret. Tout ce que j'ai de
bon, c'est que je sais bien ma religion et de quoi il est question; je
ne prendrai point le faux pour le vrai; je sais ce qui est bon et ce qui
n'en a que l'apparence; j'espère ne m'y point méprendre, et que, Dieu
m'ayant déjà donné de bons sentiments, il m'en donnera encore: les
grâces passées me garantissent en quelque sorte celles qui viendront;
ainsi je vis dans la confiance, mêlée cependant de beaucoup de
crainte[853].»

  [853] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 janvier 1690), t. X, p. 197, édit.
  de G.; t. IX, p. 305, édit. de M.

Quoiqu'elle trouvât que dans cette voie ses progrès fussent lents,
pourtant elle reconnaissait qu'elle faisait des progrès. «Si je pouvais
seulement, dit-elle, vivre deux cents ans, il me semble que je serais
une personne admirable.»

Madame de Sévigné avait foi aux promesses de la religion et espérait en
elles; mais elle répugnait à croire aux terreurs qu'on voulait lui
inculquer en son nom. «Vous aurez peine, dit-elle à madame de Grignan, à
nous faire entrer une éternité de supplices dans la tête, à moins que,
d'un ordre du roi et de la sainte Écriture, la soumission n'arrive au
secours[854].» Léger sarcasme aussi juste que mérité contre le
despotisme de Louis XIV, qui mal à propos faisait intervenir son
autorité dans les querelles théologiques, et les évoquait à son conseil,
non sans dommage pour l'État et pour la religion. Madame de Sévigné
n'aimait pas que l'on portât trop loin l'esprit de pénitence, et la
rigueur des règles nouvellement imposées aux religieux du couvent de la
Trappe par le Bouthillier de Rancé[855] lui paraissait extravagante. «Je
crains, dit-elle, que cette Trappe, qui veut surpasser l'humanité, ne
devienne les Petites-Maisons[856].»

  [854] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (20 septembre 1671), t. II, p. 233,
  édit. de G.; t. II, p. 194, édit. de M.

  [855] DE MARSOLLIER, _Vie de dom Armand-Jean le Bouthillier de
  Rancé_, 1703, in-12, 1re partie, liv. III, ch. XII, XIII et XIV,
  t. I, p. 413 à 460.

  [856] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 avril 1671), t. II, p. 21, édit. de
  G.--_Ibid._, t. II, p. 17, édit. de M.

Madame de Sévigné n'avait aucune de ces faiblesses superstitieuses dont
quelques esprits très-fermes ne sont pas toujours exempts. Elle se
dépite de ce que le bel abbé de Grignan, qui devait l'accompagner en
Provence, la supplie de différer son départ de quelques jours, parce
qu'il ne peut consentir à se mettre en route un vendredi. «On ne peut,
dit-elle malignement, tirer les prêtres de Paris; il n'y a que les dames
qui en veuillent partir[857].» Elle était plus incrédule que sa fille
sur certains faits surnaturels, que madame de Grignan semblait disposée
à croire. «Je trouve plaisants, lui écrit-elle, les miracles de votre
solitaire; mais sa vanité pourrait bien le conduire du milieu de son
désert dans le milieu de l'enfer... Dieu est tout-puissant, qui est-ce
qui en doute? Mais nous ne méritons guère qu'il nous montre sa
puissance[858].»

  [857] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (13 mai 1671), t. II, p. 66 et 67, édit.
  de G; t. II, p. 55, édit. de M.

  [858] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 octobre 1671), t. II, p 263 et 264,
  édit. G.; t. II, p. 23, édit. M.

Ses croyances étaient raisonnées; elle lisait beaucoup de livres de
controverse, même ceux que composaient des protestants[859], et aussi,
pour complaire à sa fille, ceux qui étaient écrits d'après les principes
de la nouvelle philosophie; mais elle en était peu satisfaite. «J'ai
pris, dit-elle à madame de Grignan, les _Conversations chrétiennes_;
elles sont d'un bon cartésien, qui sait par cœur votre _Recherche de la
vérité_ (du P. Malebranche)... Je vous manderai si ce livre est à la
portée de mon intelligence; s'il n'y est pas, je le quitterai
humblement, en renonçant à la sotte vanité de contrefaire l'éclairée,
quand je ne le suis pas. Enfin Dieu est tout-puissant, et fait tout ce
qu'il veut, j'entends cela; il veut notre cœur, nous ne voulons pas le
lui donner, voilà tout le mystère[860].»

  [859] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (22 septembre 1680), t. VII, p. 224,
  édit. G.; t. VI, p. 470.--_Ibid._ (13 août 1688), t. VIII, p.
  337, édit. de G.; t. VIII, p. 63, édit. de M.--_Ibid._ (24
  janvier 1689), t. IX, p. 117, édit. de G.

  [860] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 juin 1680), t. VII, p. 42, édit. de
  G.; t. VI, p. 319, édit. de M.

Mais elle comprend fort bien ces questions qu'elle feint d'être trop
ardues pour son intelligence, et elle exhorte sa fille, pour les
résoudre, à lire le traité de la _Prédestination des Saints_, par saint
Augustin, et surtout celui du _Don de la persévérance_. «Lisez,
dit-elle, ce livre, il n'est pas long; c'est où j'ai puisé mes erreurs.
Je ne suis pas la seule, cela me console; et en vérité je suis tentée de
croire qu'on ne discute aujourd'hui sur cette matière avec tant de
chaleur que faute de s'entendre[861].»

  [861] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (26 juin 1680), t. VII, p. 63, 70, édit.
  de G.; t. VI, p. 342, édit. de M.

Cette lecture de saint Augustin et les commentaires de ses amis de
Port-Royal l'avaient confirmée dans l'opinion des jansénistes sur la
grâce. Madame de Grignan, pour combattre cette opinion, profita de
l'exemple de madame de la Sablière, connue par son savoir et par son
attachement à la philosophie cartésienne, qui cependant, touchée des
vérités de la religion, s'était convertie. «Oui, dit madame de Sévigné,
elle est dans ce bienheureux état, elle est dévote et vraiment dévote,
elle fait un bon usage de son libre arbitre; mais n'est-ce pas Dieu qui
le lui fait faire? N'est-ce pas Dieu qui la fait vouloir? N'est-ce pas
Dieu qui l'a délivrée de l'empire du démon? N'est-ce pas Dieu qui a
tourné son cœur? N'est-ce pas Dieu qui la fait marcher et qui la
soutient? N'est-ce pas Dieu qui lui donne la vue et le désir d'être à
lui? C'est cela qui est couronné; c'est Dieu qui couronne ses dons. Si
c'est cela que vous appelez le libre arbitre, ah! je le veux
bien[862].»

  [862] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 juin 1680), t. VII, p. 62 et 65,
  édit. de G.; t VI, p. 366 et 367, édit. de M.

Dans la même lettre, elle professe l'opinion de Jansénius avec toutes
ses conséquences. «Je n'ai rien à vous répondre, dit-elle à madame de
Grignan, sur ce que dit saint Augustin, sinon que je l'écoute et que je
l'entends quand il me dit et me répète cinq cents fois dans un même
livre que tout dépend, comme le dit l'Apôtre, non de celui qui veut ni
de celui qui court, mais de Dieu, qui fait miséricorde à qui il lui
plaît; que ce n'est point en considération d'aucun mérite que Dieu donne
sa grâce aux hommes, mais selon son bon plaisir... Il appelle notre
libre arbitre une délivrance et une facilité d'aimer Dieu, parce que
nous ne sommes pas sous l'empire du démon, et que nous sommes élus de
toute éternité, selon les décrets du Père éternel, avant tous les
siècles.»

Cependant cette doctrine sur la grâce, qui conduit droit au fatalisme,
ne pouvait être admise par un esprit aussi juste que celui de madame de
Sévigné sans y faire naître beaucoup de doutes; et nous voyons dans la
même lettre qu'ils surgissent surtout à la lecture du chapitre dont le
sommaire est: _Comment Dieu jugerait-il les hommes si les hommes
n'avaient point de libre arbitre?_ «En vérité, dit-elle, je n'entends
point cet endroit, et je suis toute disposée à croire que c'est un
mystère; mais comme ce libre arbitre ne peut pas mettre notre salut en
notre pouvoir et qu'il faut toujours dépendre de Dieu, je n'ai pas
besoin d'être éclaircie sur ce passage, et je me tiendrai, si je puis,
dans l'humilité et dans la dépendance[863].»

  [863] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 juin 1680), t. VII, p. 63 et 64,
  édit. de G.; t. VI, p. 337-338, édit. de M.

Ainsi l'on voit que les erreurs de son esprit ne la faisaient dévier en
rien de la rectitude de ses résolutions. Elle trouvait dans saint
Augustin des pensées si nobles et si grandes «que tout le mal qui peut
arriver de sa doctrine aux esprits mal faits était moindre que le bien
que les autres en retirent[864].»

  [864] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 nov. 1676), t. V, p. 192, édit. de
  G.; t. V, p. 50, éd. de M.--Conférez encore (16 août 1680), t.
  VII, p. 145, éd. de G.

Elle revient cependant si souvent sur ce sujet, et quelquefois avec une
telle éloquence et avec tant de chaleur, qu'il est manifeste qu'elle a
le désir de ramener sa fille à son opinion[865]. Elle désigne par le
titre de _frères_ ses amis les écrivains de Port-Royal. «Quand je veux
nourrir, dit-elle, mon esprit et mon âme, j'entre dans mon cabinet,
j'écoute _nos frères_ et leur belle morale, qui nous fait si bien
connaître notre pauvre cœur[866].» Toute sa vie elle aima à lire; mais
dans son âge avancé ce goût de sa jeunesse se dirigea exclusivement sur
les lectures graves et sérieuses. Sa fille lui reproche d'avoir relu
jusqu'à trois fois les mêmes romans. «Ce sont de vieux péchés, dit-elle,
qui doivent être pardonnés en considération du profit qui me revient de
pouvoir relire aussi plusieurs fois les plus beaux livres du monde, les
Abbadie, Pascal, Nicole, Arnauld, les plus belles histoires[867].»

  [865] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1689), t. VII, p. 104, édit.
  de G.; t. VI, p. 372, édit. de M.

  [866] SÉVIGNÉ, _ibid._, t. VII, p. 102 et 103.

  [867] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 février 1690), t. X, p. 248, édit. de
  G.; t. IX, p. 349, édit. de M.

C'est vers l'âge de cinquante ans que se fit cette révolution dans ses
goûts pour les lectures; et elle a donné en peu de mots à sa fille la
composition de sa petite bibliothèque des Rochers et de quelle manière
elle l'avait elle-même classée en une seule matinée[868]. «J'ai apporté
ici quantité de livres, je les ai rangés ce matin; on ne met pas la main
sur un, tel qu'il soit, qu'on n'ait envie de le lire tout entier; toute
une tablette de dévotion, et quelle dévotion! bon Dieu, quel point de
vue pour honorer notre religion! L'autre est toute d'histoires
admirables; l'autre, de morale; l'autre, de poésies, et de nouvelles, et
de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites
armoires. Quand j'entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi
j'en sors; il serait digne de vous, ma fille.»

  [868] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (5 juin 1680), t. VII, p. 19, édit. de
  G.; t. VI, p. 300, édit. de M.

Il n'est fait dans ce passage aucune mention des livres sur la
philosophie de Descartes, lecture favorite de madame de Grignan. Il
semble que madame de Sévigné les considérait comme un exercice pour son
intelligence, comme les romans pour son imagination; mais qu'étant
inutiles pour son salut et pour éclairer sa raison ils ne devaient point
trouver place dans sa bibliothèque choisie. Pour cette partie de son
instruction, elle s'en reposait sur Corbinelli. «Il est souvent avec
moi, dit-elle, ainsi que la Mousse, et tous deux parlent de votre _père_
Descartes; ils ont entrepris de me rendre capable d'entendre ce qu'ils
disent; j'en serai ravie, afin de n'être pas comme une sotte bête quand
ils vous tiendront ici[869].»

  [869] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (8 juillet 1676), t. V, p. 19, édit. de
  G.; t. IV, p. 372, édit. de M.

Évidemment madame de Sévigné, en cette occasion, n'est pas franche dans
sa modestie, et sa correspondance nous prouve qu'elle était plus
instruite sur ces hautes questions de métaphysique qu'elle ne veut le
faire paraître. Sa feinte ignorance est un avantage qu'elle se donne
pour combattre plus efficacement les raisonnements de sa fille; et un
petit nombre de passages remarquables de ses lettres, ajoutés à ceux que
nous avons déjà rapportés, suffiront, je l'espère, pour montrer quelles
étaient les convictions religieuses de cette femme, en apparence si
fortement livrée aux élans et aux agitations de sa vive sensibilité, et
cependant si studieuse, si calme, si profondément réfléchie. Mais il y a
des naturels puissants et si heureusement formés qu'ils peuvent allier
les qualités les plus contraires.

Contre l'opinion de Malebranche, que tout ce qui se fait dans la nature
est par la nature de l'ordre, opinion sur laquelle avait écrit madame de
Grignan, madame de Sévigné répond: «La Providence veut donc l'ordre: si
l'ordre n'est autre chose que la volonté de Dieu, quasi tout se fait
contre sa volonté; toutes les persécutions que je vois contre saint
Athanase et les orthodoxes, la prospérité des tyrans, tout cela est
contre l'ordre, et par conséquent contre la volonté de Dieu. Mais, n'en
déplaise à votre père Malebranche, ne serait-il pas aussi bien de s'en
tenir à saint Augustin, que Dieu permet toutes ces choses, parce qu'il
en tire sa gloire par des voies qui nous sont inconnues? Saint Augustin
ne connaît ni de règle ni d'ordre que la volonté de Dieu; et si nous ne
suivons pas cette doctrine, nous aurons le déplaisir de voir que, rien
dans le monde n'étant quasi dans l'ordre, tout s'y passera contre la
volonté de celui qui l'a fait: cela me paraît bien cruel[870].» Et
ensuite:

«Je voudrais bien me plaindre au P. Malebranche des souris qui mangent
tout ici; cela est-il dans l'ordre? Quoi! de bon sucre, du fruit, des
compotes!... Et l'année passée était-il dans l'ordre que de vilaines
chenilles dévorassent toutes les feuilles de notre forêt (de Livry) et
de nos jardins, et tous les fruits de la terre? Et le père Païen, qui
s'en revient paisiblement et à qui on casse la tête, cela est-il dans la
règle? Oui, mon père, tout cela est bon, Dieu sait en tirer sa gloire;
nous ne voyons pas comment, mais cela est vrai; et si vous ne mettez sa
volonté pour toute règle et pour tout ordre, vous tomberez dans de
grands inconvénients[871]... Si vous lisez l'arianisme, vous serez
étonné de cette histoire; elle vous empêchera de rêver. Vraiment, vous y
verrez bien des choses contre l'ordre: vous y verrez triompher
l'arianisme et mettre en pièces les serviteurs de Dieu; vous y verrez
l'_impulsion_ de Dieu, qui veut que tout le monde l'aime, très-rudement
repoussée; vous y verrez le vice couronné, les défenseurs de
Jésus-Christ outragés: voilà un beau désordre; et moi, petite femme, je
regarde tout cela comme la volonté de Dieu, qui en tire sa gloire, et
j'adore cette conduite, quelque extraordinaire qu'elle me paraisse; mais
je me garde bien de croire que si Dieu eût voulu cela eût été autrement,
cela n'eût pas été[872].»

  [870] _Lettres de_ MARIE RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ
  (31 juillet 1680), édit. de la Haye, 1726, ou t. VI, p. 400,
  édit. de M.; t. VII, p. 141, édit. de G. de S.-G.

  [871] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (4 avril 1680), t. VII, p. 145 et 146,
  édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 405, édit. de M.--_Ibid._, sur
  l'aventure du P. Païen (7 juillet 1680), t. VI, p. 364, édit. M.;
  t. VII, p. 94, édit. G.

  [872] SÉVIGNÉ, _Lettres_, _ibid._, t. VII, p. 140, édit. de G.;
  t. VI, p. 407, édit. de M.

«Il y a un endroit de la _Recherche de la vérité_, contre lequel
Corbinelli a écrit; on y dit «que Dieu nous donne une _impulsion_ à
l'aimer, que nous arrêtons et détournons à volonté.» Cela me paraît bien
rude qu'un être très-parfait et par conséquent tout-puissant soit ainsi
arrêté au milieu de sa course[873]...» Ce sujet occupe si fortement la
pensée de madame de Sévigné qu'elle y revient encore dans la lettre
suivante: «Je suis toujours choquée, dit-elle, de cette _impulsion_ que
nous arrêtons tout court; mais si le P. Malebranche a besoin de cette
liberté de choix qu'il nous donne, comme à Adam, pour justifier la
justice de Dieu envers les adultes, que fera-t-il pour les petits
enfants? il faudra en revenir à l'_altitudo_. J'aimerais autant m'en
servir pour tout, comme saint Thomas, qui ne marchande pas[874].»

  [873] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (3 juillet 1680), t. VI, p. 359, édit.
  de M.; t. VII, p. 89, édit. de G.

  [874] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (31 mai 1680), t. VII, p. 5 et 6, édit.
  de G.

Enfin, c'est lorsque avaient lieu les persécutions contre les plus
fervents soutiens du jansénisme, lorsque Nicole était exilé dans les
Ardennes, qu'Arnauld était obligé de se cacher, que madame de Sévigné
éprouve plus que jamais le besoin de faire prévaloir ses opinions dans
l'esprit de sa fille. «Je ne vous obligerais plus, lui dit-elle, de
répondre sur cette divine Providence que j'adore et que je crois qui
fait et ordonne tout; je suis assurée que vous n'oseriez traiter cette
opinion de mystère inconcevable avec les disciples de votre père
Descartes; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût
fait le monde sans régler tout ce qui s'y fait; les gens qui font de si
belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien
mieux et plus dignement quand ils ne sont pas contraints ni étranglés
par la politique[875].»

  [875] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 juillet 1680), t. VI, p. 363, édit.
  de M.; t. VII, p. 93, édit. de G.

Les principes des jansénistes étaient mal vus à la cour; et madame de
Sévigné recommandait à sa fille de ne pas montrer au comte de Grignan
les passages de ses lettres qui avaient trait à ces matières; elle avait
fini par éviter de lui en écrire; mais comme sa fille était revenue à la
charge, et lui avait cité saint Augustin et saint Paul, le souvenir des
écrits de ces deux grands confesseurs de la foi la ranime, et, avec
l'impétuosité ordinaire de sa plume, elle répond: «Vous lisez donc saint
Paul et saint Augustin? Voilà les bons ouvriers pour rétablir la
souveraine volonté de Dieu; ils ne marchandent point à dire que Dieu
dispose de ses créatures: comme le potier, il en choisit, il en rejette;
ils ne sont point en peine de faire des compliments pour sauver la
justice, car il n'y a point d'autre justice que sa volonté; c'est la
justice même, c'est la règle; et, après tout, que doit-il aux hommes?
que leur appartient-il? rien du tout. Il leur fait donc justice quand il
les laisse à cause du péché originel, qui est le fondement de tout, et
il fait miséricorde au petit nombre de ceux qu'il sauve par son fils.
JÉSUS-CHRIST le dit lui-même; «Je connais mes brebis, je les mènerai
paître moi-même: je n'en perdrai aucune, je les connais, elles me
connaissent. Je vous ai choisis, dit-il à ses apôtres; ce n'est pas vous
qui m'avez choisi.» Je trouve mille passages sur ce ton, je les entends
tous; et quand je vois le contraire, je dis: C'est qu'ils ont voulu
parler communément; c'est comme quand on dit que _Dieu s'est repenti,
qu'il est en furie_; c'est qu'ils parlent aux hommes; et je me tiens à
cette première et grande vérité, qui est toute divine, qui me
représente Dieu comme Dieu, comme un maître, comme un souverain créateur
et auteur de l'univers et comme un être enfin très-parfait, selon la
réflexion de votre _père_ (Descartes). Voilà mes petites pensées
respectueuses, dont je ne tire point de conséquences ridicules, et qui
n'ôtent point l'espérance d'être, du nombre choisi, après tant de
grâces, qui sont des préjugés et des fondements de cette confiance. Je
hais mortellement à vous parler de tout cela; pourquoi m'en parlez-vous?
Ma plume va comme une étourdie[876].»

  [876] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (14 juillet 1680), t. VII, p. 102 à 104,
  édit. de G. de S.-G.; t. VI, p. 371, édit. de M.

Le contraste que l'on remarque entre madame de Sévigné et madame de
Grignan, relativement à leurs goûts en littérature et à leurs opinions
religieuses, est encore plus prononcé et plus étrange si on les
considère toutes deux dans leurs sentiments maternels et dans leur
conduite et leurs relations avec le monde.

Les larmes mouillaient souvent les yeux de madame de Sévigné pour peu
qu'elle fût fortement émue; madame de Grignan, calme et froide,
trahissait rarement par des signes extérieurs les impressions faites sur
son cœur; sa mère en fait la remarque: «Vous pleurâtes, lui dit-elle,
ma très-chère fille, et c'est une affaire pour vous; ce n'est pas la
même chose pour moi, c'est mon tempérament[877].»

  [877] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 avril 1671), t. II, p. 19, 20 et 22,
  édit. G.; t. II, p. 16, édit. M.--_Ibid._ (18 décembre 1671), t.
  II, p. 316, édit. G.; t. II, p. 267, édit. de M.--_Ibid._ (20 mai
  1672), t. III, p. 30, édit. de G., t. II, p. 440, édit. de
  M.--_Ibid._ (21 octobre 1671), t. II, p. 297, édit. de G.; t. II,
  p. 225, édit. de M. (Voyez ci-dessus, p. 320, ch. XVI.)

Madame de Sévigné, on le sait, poussait jusqu'à l'excès son amour pour
sa fille; elle lui accordait sur son fils, sur l'unique héritier du nom
de Sévigné, une injuste préférence, et elle se laissait dominer par
cette inclination au point de négliger quelquefois ses devoirs envers
Dieu et d'oublier sa charité envers le prochain. La tendresse maternelle
de madame de Grignan pour ses deux filles ne fut jamais assez forte pour
l'empêcher de vouloir sacrifier le bonheur de leur vie entière à la
grandeur de sa maison, à la fortune et à l'élévation de celui qui
pouvait seul continuer la noble race des Adhémar. Madame de Grignan
exécuta ce projet à l'égard de Blanche, l'aînée de ses filles, qu'elle
contraignit à se faire religieuse; et si la jolie figure, les grâces et
l'esprit de Pauline, la plus jeune, n'avaient pas convaincu sa mère
qu'elle la marierait facilement et sans une forte dot, madame de Sévigné
aurait été impuissante à lui persuader[878] de ne pas commettre cette
seconde immolation[879].

  [878] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 octobre 1679), t. V, p. 453, édit.
  M.; t. VI, p. 150, édit. G.

  [879] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (10 novembre 1688), t. VIII, p. 150,
  édit. de M.--_Ibid._ (6 janvier 1687), t. VII, p. 406.--_Ibid._
  (8 décembre 1679), t. VI, p. 61.

Mais c'est dans ses relations avec le monde, dans la conduite de la vie,
dans la gestion des affaires que madame de Sévigné montre une grande
supériorité sur sa fille. Quel jugement exquis! quel prompt et juste
discernement! quels admirables conseils! quels beaux et utiles préceptes
de sagesse et de savoir-vivre, heureusement exprimés! Les lettres de
madame de Sévigné nous font admirer une mère tendre, mais non aveugle;
elle cherche à empêcher que madame de Grignan ne se fasse tort par son
caractère hautain, ou ne devienne victime de sa vanité et de son
orgueil.

Madame de Grignan, retranchée sur les hauteurs de ses pensées
philosophiques, faisait profession de mépriser les jugements du public.
Capricieuse et indolente, elle était sujette à des accès de mélancolie
et de misanthropie; elle fuyait alors la société, et se complaisait dans
ce qu'elle appelait sa _tigrerie_[880]; élevée à la cour et dans le
grand monde, les manières et les habitudes cérémonieuses des provinces
lui déplaisaient[881], et elle ne prenait guère alors la peine de
dissimuler son ennui. Madame de Sévigné, qui prévoyait combien ces
défauts et ces travers étaient nuisibles à sa fille dans la position
élevée où elle était placée, cherche à lui démontrer la nécessité de
s'en corriger ou du moins de les dissimuler. Dans une lettre écrite en
réponse à une de celles où madame de Grignan lui disait qu'elle était
heureuse de se trouver retirée dans la solitude de son château, madame
de Sévigné lui dit: «Je trouve votre esprit dans une philosophie et dans
une tranquillité qui me paraît bien plus au-dessus des brouillards et
des grossières vapeurs que le château de Grignan. C'est tout de bon que
les nuages sont sous vos pieds; vous êtes élevée dans la moyenne région,
et vous ne m'empêcherez pas de croire que ces beaux noms que vous dites,
que vous donnez à des qualités naturelles, sont un effet de votre raison
et de la force de votre esprit. Dieu vous le conserve si droit! il ne
vous sera pas inutile; mais il faut un peu agir, afin que votre
philosophie ne se tourne pas en paresse, et que vous puissiez être en
état de revoir un pays où les nues seront au-dessous de vous. Il me
semble que je vous vois dans l'indolence que vous donne l'impossibilité;
ne vous y abandonnez qu'autant qu'il est nécessaire pour votre repos, et
non pas assez pour vous ôter l'action et le courage[882].»

  [880] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (7 septembre 1671), t. II, p. 220, édit.
  G.; t. II, p. 184, édit. M.--_Ibid._ (4 mai 1672), t. III, p. 1,
  édit. G.; t. II, p. 416, édit. M.

  [881] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 206, édit. G.;
  t. II, p. 172, édit. M.

  [882] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 août 1671), t. II, p. 210, édit. G.;
  t. II, p. 175, édit. M.

Ce que madame de Sévigné combat le plus souvent dans madame de Grignan,
c'est le mépris que celle-ci affichait pour l'opinion publique; et ce
désaccord était entre elles déjà ancien, car madame de Sévigné, écrivant
à M. de Grignan au sujet des louanges que le monde donnait à sa fille,
dit: «Voilà mon ancienne thèse, qui me fera lapider un jour. C'est que
le public n'est ni fou ni injuste[883].»

  [883] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (6 août 1670), t. I, p. 265, édit. de
  G.; t. I, p. 196, édit de M.

A peine madame de Grignan est-elle arrivée en Provence que sa mère
l'encourage à ne pas se lasser de répondre aux politesses ennuyeuses
dont elle est l'objet. «Il est vrai, dit madame de Sévigné, que c'est un
métier tuant que cet excès de cérémonies et de civilités; cependant ne
vous relâchez sur rien; tâchez, mon enfant, de vous ajuster aux mœurs
et aux manières des gens avec qui vous avez à vivre; accommodez-vous un
peu de ce qui n'est pas mauvais; ne vous dégoûtez point de ce qui n'est
que médiocre; faites-vous un plaisir de ce qui n'est pas ridicule[884].»

  [884] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (18 mars 1671), t. I, p. 379, édit. de
  G.; t I, p. 293, édit. de M.

Madame de Sévigné rappelle souvent à sa fille que, quand par sa haute
position on se doit au public, il ne suffit pas d'_être_, mais qu'il
faut aussi _paraître_.

Comme la Rochefoucauld avait mis les _maximes_ à la mode, madame de
Sévigné commence une de ses lettres par cette réflexion, qu'elle
intitule, en badinant, MAXIME: _La grande amitié n'est jamais
tranquille_[885]. Et en effet, ce qui était pour elle l'objet de
continuelles inquiétudes, ce qui excitait le plus sa sollicitude et lui
paraissait toucher le plus au bonheur de sa fille dans l'avenir, c'était
la conservation et, s'il se pouvait, l'augmentation de sa fortune; car,
étant beaucoup plus jeune que M. de Grignan, il était probable qu'elle
lui survivrait. Aussi madame de Sévigné termine une de ses lettres par
cet aveu bien sincère: «Votre santé, votre repos, vos affaires, ce sont
les trois points de mon esprit, d'où je tire une conclusion que je vous
laisse à méditer[886].»

  [885] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (16 septembre 1671), t. II, p. 228,
  édit. de G.

  [886] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (15 mars 1671), t. I, p. 378, édit. de
  G.; t. I, p. 292, édit. de M.

Madame de Sévigné ne pouvait ignorer le caractère du comte de Grignan,
facile jusqu'à la faiblesse, fastueux jusqu'à la prodigalité[887]. Une
partie de la dot de sa femme avait servi à réparer le désordre de ses
affaires. Madame de Sévigné craignit qu'avec le luxe coûteux de
représentation qu'exigeait le rang de lieutenant général gouverneur M.
de Grignan ne dérangeât de nouveau sa fortune; et elle ne voyait de
salut pour lui et pour madame de Grignan que dans l'intervention de
celle-ci, qu'elle avait habituée, par ses leçons et ses exemples, à
l'ordre et à l'économie. Dès que madame de Grignan eut rejoint son mari
en Provence, madame de Sévigné s'empressa d'exhorter sa fille à profiter
de l'ascendant qu'elle avait sur lui pour le faire consentir à lui
abandonner sans réserve la direction de ses affaires et la gestion de
ses biens, et à régler ses dépenses de manière à ce qu'elles
n'excédassent pas ses revenus. De son côté, elle se montrait généreuse,
et adoucissait par des cadeaux la sévérité de ses remontrances[888].

  [887] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (21 août 1680, 16 février 1690), t. VII,
  p. 171; t. X, p. 274, édit. de G. de S.-G.; et ci-dessus, ch.
  VIII, p. 139 et 143, et _Catalogue des archives de la maison de
  Grignan_, par M. VALLET DE VIRIVILLE, p. 31 à 36, nos 191, 199,
  202, 203, 206 et 207.

  [888] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars 1671), t. I, p. 393, édit. G.;
  t. I, p. 304, édit. M.--_Ibid._ (10 avril 1671), t. II, p. 13,
  édit. G.; t. II, p. 10, édit. M.--_Ibid._ (22 avril 1672), t. II,
  p. 469, édit. G.; t. II, p. 396, édit. M.--_Ibid._ (9 mars 1672),
  t. II, p. 419, édit. G.; t. II, p. 355, édit. M.

Dans une lettre qui a été étrangement altérée dans toutes les éditions,
hors la première, madame de Sévigné dit à madame de Grignan: «Vous me
donnez une belle espérance de votre affaire; suivez-la constamment, et
n'épargnez aucune civilité pour la faire réussir. Si vous la faites,
soyez assurée que cela vaudra mieux qu'une terre de dix mille livres.»
Ceci s'applique à la demande faite à l'assemblée des états de Provence,
par le comte de Grignan, d'une augmentation d'appointements pour
subvenir au payement de ses gardes et à la splendeur de ses hautes
fonctions[889]. Madame de Sévigné continue ensuite ainsi: «Pour vos
autres affaires, je n'ose y penser, et j'y pense pourtant toujours;
rendez-vous la maîtresse de toutes choses, c'est ce qui vous peut
sauver; et mettez au rang de vos desseins celui de ne vous point abîmer
par une extrême dépense, et de vous mettre en état, autant que vous le
pourrez, de ne pas renoncer à ce pays-ci. J'espère beaucoup de votre
habileté et de votre sagesse; vous avez de l'application, c'est la
meilleure qualité que l'on puisse avoir pour ce que vous avez à
faire[890].» Et plus loin elle lui répète encore: «L'abbé est fort
content du soin que vous voulez prendre de vos affaires; ne perdez pas
cette envie, ma bonne, soyez seule maîtresse: c'est le salut de la
maison de Grignan[891].»

  [889] Voyez ci-dessus, chap. XVI, p. 307, et conférez l'_Abrégé
  des délibérations faites en assemblée générale des communautés du
  pays de Provence, tenue à Lambesc dans les mois de décembre 1670,
  janvier, février et mars 1671, par autorité et permission de
  monseigneur le comte_ DE GRIGNAN, _lieutenant général pour le roi
  et autres pays, et par mandement de messieurs les procureurs
  généraux dudit pays_; à Aix, par Charles David, imprimeur du roi
  et du clergé de la ville, 1671, in-4º, p. 43-45 (séance du 21
  mars 1671).

  [890] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ,
  _à madame la comtesse de Grignan, sa fille_; la Haye, 1726,
  in-12, t. I, p. 34 et 35 (13 mars 1671).

  [891] _Lettres de madame_ RABUTIN-CHANTAL, _marquise_ DE SÉVIGNÉ;
  la Haye, 1726, in-12, t. I, p. 40.--Tout ce que nous citons ici a
  été retranché dans les autres éditions.--Conférez, avec cette
  édition de la Haye, dans celle de Monmerqué, deux lettres à
  madame de Grignan, en date du 18 mars 1671, t. I, p. 292 et 296;
  ou dans l'édit. de G. de S.-G., t. I, p. 379 à 383.

Mais malheureusement les conseils de madame de Sévigné ne furent pas
strictement suivis. Madame de Grignan, soit que sa vanité le trouvât
nécessaire à sa position, soit qu'elle ne pût résister aux volontés de
son mari, eut un état de maison beaucoup trop somptueux pour que les
émoluments du lieutenant général pussent y suffire. Le jeu vint encore
accroître son déficit; et quoique ce jeu fût assez modéré pour le temps,
cependant, comme madame de Grignan et son mari perdaient très-souvent,
les dépenses, par cet article seul, se trouvaient considérablement
augmentées. Madame de Sévigné, justement alarmée de cet état de choses,
n'épargne pas à sa fille les avertissements. «Prenez garde, lui
dit-elle, que votre paresse ne vous fasse perdre votre argent au jeu;
ces petites pertes fréquentes sont comme les petites pluies, qui gâtent
bien les chemins. Je vous embrasse, ma chère fille. Si vous pouvez,
aimez-moi toujours, puisque c'est la seule chose que je souhaite en ce
monde. Pour la tranquillité de mon âme, je fais bien d'autres souhaits
pour ce qui vous regarde; enfin tout tourne ou sur vous, ou de vous, ou
par vous[892].» Elle revient encore à la charge peu de temps après:
«Quelle folie de perdre tant d'argent à ce chien de brelan!... Vous
jouez d'un malheur insurmontable, vous perdez toujours; croyez-moi, ne
vous opiniâtrez point; songez que tout cet argent s'est perdu sans vous
divertir; au contraire, vous avez payé cinq ou six mille francs pour
vous ennuyer et être houspillée de la fortune[893].» Enfin, elle déclare
que ces pertes continuelles que font madame de Grignan et son mari au
jeu ne sont pas naturelles, et qu'elle croit qu'ils ont affaire à des
fripons[894]. Ce genre d'improbité n'a jamais été rare parmi les plus
hauts personnages adonnés au jeu, et il était loin de l'être à cette
époque.

  [892] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 mars 1671), t. I, p. 393 et 394,
  édit. G.; t. I, p. 305, édit. M.--Madame de Sévigné revient
  encore sur ce sujet (18 mai 1671), t. II, p. 79, édit. de G.; t.
  II, p. 66, édit. de M.

  [893] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (9 mars 1672), t. II, p. 419, édit. de
  G.; t. II, p. 356, édit. de M.

  [894] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (30 mars 1672), t. II, p. 441, édit. de
  G.; t. II, p. 372, édit. de M.

Madame de Grignan semblait cependant s'être décidée à suivre les
conseils de sa mère, qui, en lui témoignant combien elle est satisfaite
de la résolution qu'elle a prise, lui en inculque encore plus fortement
la nécessité. En l'entretenant du voyage de Provence, qu'elle a le
projet de faire avec l'abbé de Coulanges, et après lui avoir dit qu'elle
sera charmée de voir toutes les antiquités de ce pays et les
magnificences du château de Grignan, elle ajoute: «L'abbé aura bien des
affaires; après les ordres doriques et les titres de votre maison, il
n'y a rien à souhaiter que l'ordre que vous y allez mettre; car, sans un
peu de subsistance, tout est dur, tout est amer. Ceux qui se ruinent me
font pitié; c'est la seule affliction dans la vie qui se fasse sentir
également et que le temps augmente, au lieu de la diminuer[895].»

  [895] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (28 juin 1671), t. II, p. 117 et 118,
  édit. de G.; t. II, p. 98, édit. de M.

Nous avons vu que madame de Sévigné portait, dans l'intérêt de madame de
Grignan, ses regards sur le gouvernement de la Provence[896], et qu'elle
se tenait au courant de tout ce qui se faisait à cet égard. Les conseils
qu'elle donne sur ces graves matières à son gendre et à sa fille ne sont
pas moins sages et moins salutaires que ceux qu'elle leur adressait pour
leurs affaires domestiques.

  [896] Voyez ci-dessus, chap. XVI, p. 302-309.

Louis XIV avait mal accueilli les délais et les refus des états de
Provence, qui ne voulaient point accorder la totalité des subsides
demandés en son nom par le lieutenant général gouverneur, et la
résolution qu'on avait prise de lui envoyer une députation. Il avait
transmis au comte de Grignan l'ordre de dissoudre l'assemblée, et en
même temps de faire part aux membres qui la composaient de
l'indignation du roi, en leur annonçant qu'à l'avenir le mode de lever
les impôts serait changé et que la province serait assujettie, pour
punir sa désobéissance, à loger un plus grand nombre de troupes[897].
Madame de Sévigné avait fait en vain, de concert avec l'évêque d'Uzès,
des démarches auprès de le Tellier, pour que des ordres moins rigoureux
fussent expédiés; et, n'ayant pu y réussir, elle avait écrit à sa fille
le 1er janvier 1672, à dix heures du soir, pour la prévenir que ces
ordres sévères allaient être envoyés. Elle conseille d'en suspendre
l'exécution et de faire écrire au roi, par le lieutenant général
gouverneur, «une lettre d'un homme qui est sur les lieux et qui voit
que, pour le bien de son service, il faut tâcher d'obtenir un pardon de
sa bonté pour cette fois.» Ce conseil fut suivi, et eut un plein succès;
car nous lisons dans les procès-verbaux de l'assemblée des états que M.
de Grignan se rendit, le 9 janvier au matin[898], dans la salle des
_états_, pour leur faire part de ce qui s'était passé, leur défendre
d'envoyer une députation au roi, leur recommander d'attendre la réponse
à la supplique qu'il avait adressée à Sa Majesté et de suspendre toute
délibération jusqu'au retour du courrier qu'il avait envoyé. Ce courrier
ne revint à Aix que le 22 janvier, et le même jour[899] l'assemblée fut
convoquée. Il lui fut donné lecture de la lettre du roi, qui acceptait
l'offre des états; tout fut terminé à la satisfaction du lieutenant
général gouverneur, qui cependant avait reçu des lettres de cachet pour
exiler les consuls, en raison de ce que le roi n'avait pas été obéi
ponctuellement. Madame de Sévigné fut aussi informée de cet envoi par
l'évêque d'Uzès; et elle écrit à sa fille de manière à nous prouver
combien elle désapprouvait ces mesures despotiques. Elle engage son
gendre à ne point faire usage des lettres, et trace avec un admirable
bon sens le principe qui doit diriger toute son administration. «Ce
qu'il faut faire en général, c'est d'être toujours très-passionné pour
le service de Sa Majesté; mais il faut tâcher aussi de ménager les
cœurs des Provençaux, afin d'être plus en état de faire obéir au roi
dans ce pays-là[900].» Le roi demandait cinq cents mille francs à
l'assemblée des communautés. L'assemblée offrit quatre cent cinquante
mille francs, et l'offre fut acceptée. La misère de la Provence était
grande alors[901].

  [897] _Abrégé des délibérations faites en assemblée générale des
  communautés de Provence_, etc.; à Aix, par Charles David, 1671,
  in-4º, «séance du neuvième du même mois de janvier, du matin,» p.
  41.

  [898] _Abrégé des délibérations_, etc., p. 41, 42, 43.

  [899] _Ibid._, «séance du vingt-deuxième du même mois, de
  relevée,» p. 52.

  [900] SÉVIGNÉ, _Lettres_ (1er janvier 1672), t. II, p. 329 et
  330, édit. de G.; t. II, p. 579, édit. de M.

  [901] _Lettre de M._ DE GRIGNAN _à Colbert_, insérée dans
  l'_Histoire de Colbert_, par M. P. Clément, 1846, in-8º, p. 352
  et 353.



NOTES

ET

ÉCLAIRCISSEMENTS.



NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.


CHAPITRE PREMIER.

    Page 4, lignes 7 et 8: En écriture du temps.

Dans le recueil manuscrit, en 6 vol. in-folio, que nous avons souvent
cité dans nos deux premières parties, on trouve plusieurs des couplets
du cantique attribués à Bussy, mais détachés et mêlés avec d'autres, et
non sous la forme d'un seul noël. Il y a celui sur _Deodatus_, celui sur
mademoiselle de Vandis, avec laquelle Bussy n'a pas cessé d'entretenir
des relations amicales, ainsi qu'avec MADEMOISELLE, qui figure dans le
même couplet et qui cependant écrivit à Bussy de sa propre main après la
publication de l'édition de l'_Histoire amoureuse de France_, où ce
cantique, attribué à Bussy, était inséré, le 12 septembre 1666. (Voyez
_Nouvelles Lettres de messire_ ROGER DE RABUTIN, chez la veuve Delaulne,
1727, in-12, t. V, p. 2.)--Mais je n'en finirais pas si j'entrais dans
le détail des preuves qui établissent, d'après le seul texte de ce
cantique, que Bussy n'a pu en être l'auteur.

    Page 4, ligne 12: L'éditeur de l'_Histoire amoureuse de France_.

L'_Histoire amoureuse des Gaules_ n'était pas encore imprimée en mai
1664, mais elle l'était en mars ou avril 1665 (voyez les _Mémoires de_
BUSSY; Amsterdam, 1721, t. II, p. 212 et 213); d'où je présume que les
deux éditions anonymes portant sur le titre _Liége_ avaient paru au
commencement de l'année 1665. Il est difficile de dire quelle est la
première des deux; peut-être est-ce la moins bien imprimée, qui n'a pas
la croix de Saint-André.--La troisième édition est nécessairement celle
avec la date de 1666 et le nom _Liége_, que je cite seulement d'après
Barbier; quant aux éditions de cet ouvrage, dont l'intitulé est
l'_Histoire amoureuse de France_, celles que je connais portent les
dates de 1666, 1671, 1677, 1708, 1709 et 1710. Il y (a) aussi dans les
bibliothèques plusieurs copies manuscrites de cet ouvrage; et, en
comparant la copie qui est à la Bibliothèque de l'Institut, j'ai vu
qu'elle différait en plusieurs endroits des éditions imprimées. Je
possède les trois éditions primitives de cet ouvrage de Bussy, portant
pour titre _Histoire amoureuse des Gaules_, avec la rubrique de _Liége_
sur le frontispice, les deux premières sans date: la première la plus
belle, et avec les types d'Elzevier, avec une croix de Saint-André; la
seconde sans croix ni aucune figure sur le titre; la troisième avec la
date 1666 et une sphère sur le titre, qui porte _Nouvelle édition_.
Toutes les trois ont la même clef, mais aucune ne contient le fameux
cantique qui est dans l'édition de 1666, avec nom d'auteur et un autre
titre; celle-ci a été la tige de toutes les éditions qui portent pour
titre _Histoire amoureuse de France_.

    Page 8, lignes 16 et 17: Quatre hommes à cheval, également armés.

J'ai cité Ménage en note, parce qu'il se vengea à sa manière du ridicule
rôle que Bussy lui fit jouer dans son _Histoire amoureuse des Gaules_,
et que l'épigramme qu'il composa contre lui prouve que l'on connaissait
la colère de Condé et de Turenne contre Bussy, et que les insultes que
l'on suppose avoir été faites par ce dernier au roi et à la reine mère
n'entraient pour rien dans les causes de sa détention. Voici l'épigramme
de Ménage contre Bussy, qu'on ne trouve que dans la 8e édition de ses
_Poésies_; Amstelodami, 1687, p. 147, no CXXXVIII.

    IN BUSSIADEN.

    Francorum proceres, media (quis credat?) in aula
      Bussiades scripto læserat horribili.
    Pœna levis: Lodoix, nebulonem carcere claudens,
      Detrahit indigno munus equestre duci.
    Sic nebulo gladiis quos formidabat Iberis,
      Quos meruit Francis fustibus eripitur.

Ménage cite aussi un couplet de Bussy contre Turenne qui peut nous
donner une idée de ceux qui furent chantés à Roissy:

    Son altesse de Turenne,
    Soi-disant prince très-haut,
    Ressent l'amoureuse peine
    Pour l'infante Guénégaud;
    Et cette grosse Clymène
    Partage avec lui sa peine.

    _Ménagiana_, t. IV, p. 216.

Dans le paragraphe précédent (p. 215) Ménage dit: «C'est un bel et bon
esprit que M. Bussy de Rabutin; je ne puis m'empêcher de lui rendre
cette justice, quoiqu'il ait tâché de me donner un vilain tour dans son
_Histoire des Gaules_.» Certes Ménage ne se fût point exprimé ainsi s'il
avait cru Bussy capable d'écrire contre le roi les couplets publiés sous
son nom.

    Page 9, ligne 22: Les blessures qu'elle lui fait sont incurables.

C'est certainement faute d'avoir lu, comme nous avons été obligé de le
faire, tous les écrits de Bussy imprimés et un grand nombre de ceux qui
sont restés manuscrits que des auteurs d'ailleurs studieux ont pu, sans
faire attention à ses dénégations, croire Bussy l'auteur de tous les
couplets du cantique. Si l'on venait m'apporter une histoire sans style,
sans esprit, sans goût, sans jugement, sans critique, imprimée à
Bruxelles et portant le nom de l'auteur de l'_Histoire de France sous le
ministère du cardinal Mazarin_, je prononcerais aussitôt que c'est une
piraterie de nos voisins, et que cette histoire n'est pas de l'élégant
et spirituel écrivain auquel on l'attribue. Comment donc, lors même
qu'il n'y aurait pas bien d'autres raisons, ne pas croire Bussy
lorsqu'il n'a pas, lui si indiscret, écrit une seule ligne qui puisse le
démentir; quand il déclare devant un juge, devant un lieutenant
criminel, après avoir levé la main et prêté serment, qu'il n'est point
auteur des couplets qu'on lui attribue; lorsqu'il offre sa tête à
l'échafaud si on peut administrer la moindre preuve contraire à cette
assertion? (_Mémoires_, 1721, t. III, p. 304.) Sa vanité, son
libertinage, son orgueil si déplaisant doivent-ils empêcher, à son
égard, la critique d'être juste? Je m'étonne surtout que, pour la seule
raison que Bussy, dans une de ses lettres à sa cousine, parlait de ce
cantique impie autrefois chanté dans le repas de Roissy, on n'ait pas
compris que ce noël, ou alléluia, ne pouvait être composé de tous les
immondes couplets qui sont insérés dans l'_Histoire amoureuse de
France_, très-connue et très-souvent réimprimée, lorsque Bussy écrivit
cette lettre. Il est probable que le cantique chanté à Roissy était
encore plus impie que libertin. Il y en a un de ce genre dans le recueil
de vaudevilles mss., où la sainte Vierge est chansonnée avec les
beautés galantes de l'époque, mais avec esprit et sans aucun terme
obscène. Je reconnaîtrais plus volontiers dans cette pièce le cantique
chanté à Roissy que dans celui qu'on a inséré dans l'_Histoire amoureuse
de France_: ce qui appuie cette opinion, c'est la manière dont Bussy
parle du premier dans le passage de la lettre dont j'ai fait mention, et
que je vais citer:

«J'ai mille choses à vous dire et à vous montrer; je vous dirai que je
viens de faire une version du cantique de Pâques, _O filii et filiæ_;
car je ne suis pas toujours profane. Vivonne, le comte de Guiche,
Manicamp et moi fîmes autrefois des _alléluia_ à Roissy, qui ne furent
pas aussi approuvés que le seraient ceux-ci et qui nous firent chasser
tous quatre. Je dois cette réparation, pour mes amis et pour moi, à Dieu
et au monde.» SÉVIGNÉ, _Lettres_ (17 avril 1692), t. X, p. 436, édit.
G.; t. IX, p. 498, édit M.

CHAPITRE II.

    Page 41, note 3: _Ballet royal des Muses_.

Dans la troisième entrée du _Ballet des Muses_, avant de commencer la
pièce de _Mélicerte_, composée par Molière pour ce ballet, un des
personnages du ballet récita ces vers, que Benserade avait composés pour
le grand comique:

    Le célèbre MOLIÈRE est dans un grand éclat;
    Son mérite est connu de Paris jusqu'à Rome.
    Il est avantageux partout d'être honnête homme;
    Mais il est dangereux, avec lui, d'être un fat.

    BENSERADE, _OEuvres_, t. II, p. 359.

Ces vers seraient plats et insignifiants si on donnait aux mots _honnête
homme_ le sens qu'on leur donne aujourd'hui. Mais alors cette expression
était le plus souvent employée dans le sens d'homme élégant, d'homme
aimable et aimant le plaisir, à manières distinguées et qui cherchait à
plaire aux femmes et à les séduire. L'exagération de ce caractère
produisait la fatuité; le fat était à l'honnête homme ce que les
précieuses ridicules étaient aux véritables précieuses. La comédie
s'attaquait aux défauts, mais elle épargnait les vices.

    Page 43, ligne 12: Il créa, en 1665, la compagnie des Indes.

Colbert fut nommé président; le prévôt des marchands, le président de
Thou et Berner, un des premiers commis de Colbert, directeurs. Les
commerçants, véritables directeurs de cette compagnie, furent Pocquelin
(était-il de la famille de Molière?), Langlois de Faye, de Varennes,
Cadeau, Hérin, Bachelier, Jaback et Chanlate.--Forbonnais ne dit rien de
cette création, qui est rappelée cependant par le président Hénault.

    Page 44, ligne 23, note 1: BUSSY, _Lettres_.

Nous apprenons par la lettre du P. Rapin à Bussy, en date du 24 juillet
1671 (t. III, p. 378), que le livre du P. Rapin qui fut envoyé par
madame de Scudéry à Bussy, avec sa lettre du 5 juillet 1671, était les
_Réflexions sur l'éloquence_. M. Daunou, dans son article RAPIN
(_Biographie universelle_, t. XXXVII, p. 94), dit que ces Réflexions sur
l'éloquence sont de 1672 (in-12). Peut-être le livre n'était-il pas
encore rendu public.--Rapin dit dans cette même lettre à Bussy: «Je dois
faire imprimer un recueil de trois comparaisons des six premiers savants
de l'antiquité, de Platon et d'Aristote, de Démosthène et de Cicéron,
d'Homère et de Virgile, pour faire, dans un même volume, une
philosophie, une rhétorique et une poétique historique; et, dans l'idée
du livre qui me paraît le plus faible des trois, un rayon de votre
esprit que vous laisserez écouler sur ce livre le recommandera et le
corrigera (p. 379).» Ce projet a-t-il reçu son exécution? Je le crois;
et je présume que c'est le recueil qui parut en 1684, en 2 vol. in-4º;
et Amsterdam, 2 vol. in-12.

CHAPITRE III.

    Page 53, ligne 16: Ils ont eu tort de supprimer de ces lettres les
      passages qui concernaient les envois de pièces de vers.

Ainsi la lettre de Bussy à sa cousine, du 1er mai 1672, se termine par
ces mots, qui ne se trouvent dans aucune édition des lettres de Sévigné:

«Je me suis amusé à traduire les épîtres d'Ovide; je vous envoie celle
de Pâris à Hélène. Qu'en dites-vous?»

Madame de Sévigné n'en dit rien dans sa réponse (lettre du 16 mai 1672,
t. III, p. 18-23, édit. de G. de S.-G.--BUSSY, _Lettres_, p. 94 à 98. A
la page 94 il faut lire, de madame S..., au lieu de madame B..., qui est
une faute d'impression); elle dit seulement: «Je vous laisse à votre
ami;» elle ne veut pas flatter ni courroucer ce poëte vaniteux, et elle
charge Corbinelli, qui écrit dans sa lettre, de mentir pour elle. La
louange que Corbinelli donne à Bussy paraîtrait aujourd'hui une
dérision, et cependant je crois qu'elle était sincère.--Les deux pièces
de vers de Bussy, quoique annoncées comme des traductions d'Ovide, ne
sont ni des traductions ni même des imitations; ce sont des paraphrases
de deux héroïdes d'Ovide, où les pensées de cet ancien sont travesties
en ce style facile, cavalier et presque burlesque si fort à la mode
alors, et qui semblait caractériser ce qu'on appelait la _poésie
galante_. Considérées sous ce point de vue, ces deux pièces de vers de
Bussy, qui sont fort longues, ne paraissent pas aussi mauvaises qu'elles
le sont en effet. On n'y trouve aucune trace de l'antiquité: images,
tournures, comparaisons, tout est à la française; et sans doute l'auteur
se félicitait de cela comme d'un grand mérite.

Pâris, dans sa lettre à Hélène, lui dit, dans Ovide:

    Interea, credo, versis ad prospera fatis,
      Regius agnoscor per rata signa puer.
    Læta domus, nato post tempora longa recepto;
      Addit et ad festos hunc quoque Troja diem.
    Utque ego te cupio, sic me cupiere puellæ.

Voici comme Bussy traduit ces vers:

        Cependant le Destin, peut-être
        Las de me faire tant de mal,
        Me fait à la fin reconnaître
            Enfant royal.
        Pour dire la métamorphose
    De tristesse en plaisir que cause mon retour
        A la ville comme à la cour,
        Il faudrait plus d'un jour,
        A ne faire autre chose.
        J'avais tout le monde charmé;
        Et comme à présent je vous aime,
        En ce temps-là j'étais aimé
        Des princesses, des nymphes même.

Voilà ce que Corbinelli appelle embellir Ovide!

    Page 55, ligne 3: Madame de Montmorency, etc.

L'auteur de la notice sur madame de Montmorency insérée dans l'édition
des _Lettres_ citée en note, p. XXVI, présume que cette dame était la
mère du maréchal de Luxembourg. Cela n'est pas. La mère du maréchal de
Luxembourg était Élisabeth, fille de Jean de Vienne, président de la
chambre des comptes. Elle avait épousé Bouteville, cet ami du baron de
Chantal, père de madame de Sévigné, qui, ainsi que nous l'avons dit (t.
I, p. 5), eut la tête tranchée pour cause de duel. Sa veuve, après
soixante-neuf ans de viduité, mourut en 1696, à l'âge de
quatre-vingt-neuf ans. (Voyez SAINT-SIMON, _Mémoires_, t. I, p. 143 à
149.) Je crois qu'Isabelle de Palaiseau, qui correspondait avec Bussy et
qui est un peu compromise par cette correspondance et par l'inscription
de son portrait, était la femme de Montmorency-Laval.

    Page 58, ligne 17: Madame de Scudéry..... on la confond avec la
      sœur de Scudéry.

Il est dit, dans le _Carpenteriana_, p. 383, que le continuateur de
Moréri, en anglais, depuis 1688 jusqu'en 1705, a commis cette faute. M.
Roederer avait aussi fait cette confusion dans son _Essai sur la société
polie_. Nous l'en avertîmes lorsqu'il nous lut, avant l'impression, cet
écrit spirituel, mais peu exact. Il a effacé ce qu'il avait dit des
prétendues lettres «de mademoiselle de Scudéry, la sœur de Scudéry, à
Bussy-Rabutin.» Cependant il a encore laissé des traces de cette
méprise, comme lorsqu'il dit, p. 169, chap. XIV, que le bon duc de
Saint-Aignan se montrait très-assidu aux cercles de mademoiselle de
Scudéry.--Charpentier dit: «Scudéry s'est marié avec une demoiselle de
basse Normandie, nommée mademoiselle Martinvas, qui n'écrit pas moins
bien que mademoiselle Scudéry.»

CHAPITRE V.

    Page 89, lignes 13 et 17: «Elle eut lieu dans le château et les
      jardins de Versailles, qui, quoique non encore achevés,
      surpassaient déjà en magnificence toutes les demeures royales.»

J'ai, dans les notes de la deuxième partie (p. 506), fait observer de
quelle manière les auteurs les plus sérieux et les plus renommés, qui
subissaient l'influence des idées et des mouvements révolutionnaires de
1789, écrivaient l'histoire.

Mirabeau évaluait à douze cents millions les dépenses de Louis XIV pour
Versailles; Volney, à quatre milliards, (Leçons d'histoire prononcées en
l'an III, 1799, in-8º, p. 141.)

Les vérifications des états originaux de toutes les dépenses de
constructions, d'embellissement, d'entretien, depuis 1661 jusqu'en 1689,
pendant près de vingt ans qu'elles ont duré, ont constaté que la
totalité de ces dépenses a été, au cours du temps, de 116,257,330{lt}
2s 7d, correspondant à 280,643,326 fr. 32 c. (Voyez ECKARD, _Dépenses
effectives de Louis XIV en bâtiments_; 1838, in-8º, p. 44.--Id., _États
au vrai de toutes les sommes employées par Louis XIV_, p. 38.) Il faut
ajouter à la somme ci-dessus 3,260,341{lt} 19s, pour les dépenses de
la chapelle, depuis 1690 jusqu'en 1719. (Conférez encore ECKARD,
_Recherches historiques et biographiques sur Versailles_, p. 142 à
152.)--_Id._, A. JULES TASCHEREAU, _au sujet des dépenses de Louis XIV_,
1836, in-8º.--GUILLAUMOT, _Observations sur le tort que font à
l'architecture les déclamations hasardées et exagérées contre la dépense
qu'occasionne la construction des monuments publics_; Paris, an IX
(1801). Guillaumot n'estimait cette dépense, d'après les états, qu'à 83
millions, cours d'alors; 165 millions, cours actuel.--Volney exagérait
de même la dépense des monuments construits de son temps; ainsi il
avançait que le Panthéon avait coûté 30 millions, et il avait coûté au
plus 12 millions.--(Voyez PEIGNOT, _Dépenses de Louis XIV_; 1827, in-8º,
p. 167 et 173.)

Au reste, il paraît que, pour pouvoir apprécier au juste la dépense
réelle de Versailles dans toute la durée du règne de Louis XIV en
valeurs du jour, il faudrait consulter les archives de la Liste civile,
où l'on peut puiser les matériaux nécessaires pour obtenir le chiffre
total de toutes ces dépenses, et le combiner avec le prix moyen des
journées de travail, celui des denrées, les salaires des artistes, etc.
M. Eckard se plaint, dans un de ses écrits, qu'on lui ait refusé la
faculté de compulser, dans les archives de l'administration de la Liste
civile, les pièces relatives aux dépenses de Versailles sous Louis XIV.
Je suis informé que des calculs ont été faits dans cette administration
pour évaluer le montant de ces dépenses. Mon opinion est que, quels que
soient les efforts que l'on fasse pour accroître le chiffre de ces
dépenses, si l'on opère avec sincérité, il n'excédera pas, et
probablement n'atteindra pas, 400 millions de notre monnaie actuelle,
dans toute la durée du règne de Louis XIV.

CHAPITRE VI

    Page 108, ligne 1 et 2: Je la mettrais volontiers dans mon
      Dictionnaire.

Bayle ajoute à cet endroit de sa lettre: «Elle sera sans doute dans le
Moréri de Paris, et madame Deshoulières aussi;» et Prosper Marchand,
éditeur des œuvres de Bayle, a mis en note (p. 653, note 16): «Elles ne
sont ni l'une ni l'autre dans le Moréri de Hollande ni dans la dernière
édition du _Dictionnaire_ de Bayle, 1702.»

Les premiers renseignements sur madame de Sévigné furent donnés par M.
de Bussy (qui n'est pas le comte de Bussy de Rabutin), dans la préface
du recueil des _Lettres_ de madame de Sévigné à sa fille, publié en
1726, sans nom de lieu, 2 vol. in-12; et dans l'édition de la Haye, chez
P. Gosse et Jean Néaulme, 2 vol. in-12, donnée en 1726, simultanément
avec l'autre, et dont l'éditeur, d'après une note de mon exemplaire,
était un nommé Gendebien. Le chevalier Perrin donna enfin une notice
plus détaillée dans l'édition de 1734, notice qui fut considérablement
augmentée dans l'édition de 1754. C'est avec ces matériaux que
Chauffepié, dans son _Nouveau Dictionnaire historique et critique, pour
servir de supplément ou de continuation_, in-folio, 1756, à celui de
Bayle, réalisa le vœu que Bayle avait formé, et composa un article
SÉVIGNÉ, qu'il inséra dans son _Dictionnaire_, t. IV, p. 245-258. Cet
article est à la manière de Bayle, c'est-à-dire que le texte est
accompagné de très-longues notes qui l'éclaircissent, le développent ou
le complètent; de sorte que ce texte n'est autre chose que des sommaires
de chapitres qui se composent des notes qui leur correspondent. Cette
manière est fatigante pour les lecteurs, surtout pour les lecteurs
paresseux; mais il faut convenir qu'elle est très-favorable à
l'instruction; et, s'il faut dire toute notre pensée, malgré les
notices, les volumes même que l'on a composés sur madame de Sévigné
depuis Chauffepié, son article SÉVIGNÉ, si peu vanté, si peu lu
peut-être, était encore ce qu'on avait écrit de plus propre à la faire
bien connaître; et cela parce que cet honnête compilateur a compris que,
pour faire un bon article sur madame de Sévigné selon le plan de Bayle,
il fallait joindre de longs et judicieux extraits de ses lettres aux
faits que l'on pourrait puiser ailleurs que dans sa correspondance.

CHAPITRE VIII.

    Page 126, lignes 26 et 28: Lorsque madame de Sévigné recevait
      quittance de deux cent mille livres tournois, etc.

Le propos de mauvais ton et de mauvais goût qu'on prête à madame de
Sévigné au sujet de cette somme payée à compte sur la dot de sa fille
est un conte absurde, qui n'est appuyé sur aucun témoignage valable et
qui, inséré longtemps après sa mort dans un mauvais recueil d'_ana_, a
été répété par tous ceux qui, en écrivant sur la vie de personnages
célèbres, se croient obligés de n'omettre aucune des sottises qui ont
été débitées sur leur compte. M. de Saint-Surin, qui a rapporté cette
anecdote dans sa notice (t. I, p. 86 de l'édit. des _Lettres de_
SÉVIGNÉ, par Monmerqué), ne cite pas d'autre autorité que l'_Histoire
littéraire des dames françaises_.

    Page 133, ligne 1: Du duc de Retz, grand-oncle.

La procuration dressée à Machecoul, transcrite dans l'acte, par le
_duché de Rais et duc de Rais_. Dans l'acte dressé à Paris, il est
toujours écrit _Retz_.

    Page 135, ligne 4: Marie d'Hautefort, veuve de François
      de Schomberg.

Dans sa note sur la lettre de madame de Sévigné, du 5 janvier 1674, un
commentateur a dit (édit. de G. de S.-G., t. III, p. 294) que madame de
Schomberg était la mère du maréchal, alors vivant: il y a deux erreurs
dans ce peu de mots. Madame de Schomberg, dont parle madame de Sévigné,
était la femme et non la mère du maréchal; et le maréchal avait alors
cessé de vivre depuis plusieurs années.

    Page 135, ligne 16: Olivier Lefèvre d'Ormesson, seigneur d'Amboille.

Ce nom d'Amboille ou Amboile a occasionné de fortes méprises de la part
de nos rédacteurs de dictionnaires géographiques de la France, et sur
nos cartes. Amboille est un hameau près de Paris, entre Chenevière et
Noiseau, par delà le parc ou bois de Saint-Maur. Amboille, vers le
milieu du XVIIIe siècle, en 1745, ne contenait que trente-huit feux, et
formait cependant une paroisse distincte de celle de Noiseau, qui, sur
le coteau opposé, n'en est séparée que par un ruisseau. Il est souvent
fait mention d'Amboile sous le nom d'_Amboella_, dans les titres du
XIIe siècle; mais l'héritier d'Olivier Lefèvre d'Ormesson ayant réuni à
la terre d'Amboile celle de Noiseau et de la Queue, on laissa le nom
d'Amboile au lieu où se trouvait le château d'Ormesson, et l'on attribua
le nom d'Ormesson à Noiseau. (Voyez la carte des environs de Paris, de
dom Coutance, no 11.) C'était une erreur: la carte de France dressée
récemment par l'administration de la guerre (no 48, Paris) a fait
disparaître le nom d'Amboile et inscrit en place Ormesson, et n'a rien
ajouté au nom de Noiseau. Amboile se trouve encore sur la carte de
Cassini (no 1, Paris), ainsi que Noiseau, tous deux sans le nom
d'Ormesson; mais, dans le _Dictionnaire universel de la France_, de
Prudhomme, il n'en est pas même fait mention. Sous le nom d'_Ormesson_,
le compilateur a confondu l'Ormesson de la paroisse d'Amboile avec le
lieu du même nom qui se trouve près de Nemours.--Valois a aussi omis
Amboile, _Amboella_, dans sa notice du diocèse de Paris. Hurtaut, dans
son _Dictionnaire historique de la ville de Paris_, t. I, p. 244, dit
que c'est un village situé près de Villeneuve-Saint-George, et il en est
éloigné de près de douze kilomètres. Ainsi le nom de ce lieu, important
pour l'intelligence des écrits du XIIe et du XIIIe siècle, deviendrait,
si on n'y mettait ordre, un _desiderata_ en géographie. Cependant la
famille d'Ormesson est encore, au moment où j'écris, propriétaire de la
seigneurie d'Amboile, et y réside. Il y a une église à Amboile ou
Ormesson, mais elle est moderne. Le château est curieux; il fut, dit-on,
construit par Henri IV pour une demoiselle de Centeny ou Santeny, dont
il était amoureux; son portrait y est encore comme en 1758, au temps de
l'abbé le Boef, qui rapporte cette tradition, souvent reproduite depuis,
sans qu'on ait encore découvert rien qui la justifie. (Conférez LE BOEF,
_Histoire du diocèse de Paris_, t. XIV, p. 38 à 385.)

    Page 136, ligne 4: Épouse du marquis de la Fayette; et en note,
      ligne 26: Delort, _Voyage aux environs de Paris_, t. I, p. 217
      à 224.

La huitième des _Lettres_ de madame de la Fayette, publiée par Delort,
indiquée par cette citation, était depuis longtemps publiée lorsque M.
Sainte-Beuve l'a redonnée, d'après le manuscrit, comme inédite, dans la
_Revue des Deux Mondes_ (t. VII, p. 325, 4e série, 5e livraison, 1er
septembre 1836).

    Page 136, ligne 15: Jean-Baptiste Adhémar de Monteil de Grignan,
      coadjuteur de son oncle l'archevêque d'Arles.

Je présume que c'est à celui-ci qu'est dédié un petit ouvrage de
Pontier, prêtre et docteur en théologie, intitulé _le Fare de la
vérité_; à Paris chez Michel Vavyon, 1660, in-12.--La dédicace commence
ainsi: _A monsieur de Grignan, abbé de Notre-Dame d'Aiguebelle_; et à
côté sont gravées, sur une feuille à part, les armes de la maison de
Grignan, presque en tout semblables à celles que M. Monmerqué a fait
graver dans son édition de Sévigné.

Pontès dit, dans cette dédicace:

    «Monsieur,

   «Vous tirez la naissance d'une maison dont l'ancienne grandeur est
   connue de toute la terre... Elle reluit encore aujourd'hui d'une
   manière extraordinaire en la personne de ses deux princes de
   l'Église, d'Arles et d'Uzez.»

Jean-Baptiste de Grignan, en 1660, étudiait probablement en théologie et
recevait peut-être des leçons de Pontès.

Dans toutes les éditions des _Lettres_ de madame de Sévigné (même celle
de 1754, t. III, p. 35) on a imprimé, dans la lettre du 31 mai 1675:
«L'abbé de Grignan reprendra le nom qu'il avait quitté depuis
vingt-quatre heures, pour se cacher sous celui d'_abbé d'Aiguebère_.» Il
faut lire l'_abbé d'Aiguebelle_. L'édition de 1754 est la première où
cette lettre ait été donnée et où se trouve la faute: les éditeurs
suivants s'y sont conformés.

    Page 140, lignes 6 et 7: Avait perdu sa première femme,
      Angélique-Clarice d'Angennes, en janvier 1665.

Voilà pourquoi, dans une édition du troisième acte de la traduction du
_Berger fidèle_ de Guarini (_Gabriel Quinet_, 1665, in-12), l'auteur,
dans la dédicace au comte de Grignan, le félicite de s'être allié «à une
maison qui a toujours été l'asile des Muses, de l'honneur et de la
vertu,» ce qui désigne les d'Angennes de Rambouillet, et non les
Sévigné, comme l'a cru le savant auteur du catalogue de la bibliothèque
dramatique de M. de Soleinne, p. 60. Voyez la seconde partie de ces
_Mémoires_, p. 381, note du chapitre IV de la première partie.

    Page 140, lignes 10 et 11: La seconde femme qu'il avait épousée
      était d'une noblesse encore plus ancienne, quoique moins illustre
      que les d'Angennes.

La famille du Puy du Fou prétendait descendre de Renaud, seigneur du Puy
du Fou, qui épousa Adèle de Thouars, fille d'Émery, vicomte de Thouars,
en 1197, sous Philippe-Auguste.--Voyez le _tableau_ cité.

    Page 140, ligne 26: A cette époque, le gouvernement militaire
      du Languedoc.

Le gouvernement civil et financier de cette province était, comme celui
de toutes les autres provinces, confié à un ou deux intendants. De 1665
à 1669, il y en eut deux, M. de Besons et M. de Tubœuf; de 1669 à 1673,
M. de Besons fut le seul intendant; de 1674 à 1687, ce fut M.
d'Aguesseau; de 1687 à 1719, M. de Basville. Conférez l'_Essai
historique sur les états généraux de la province de Languedoc_, par le
baron Trouvé; 1818, in-4º, chap. XIX, XX et XXI, p. 161, 191, 200, 211.

    Page 141, ligne 17: Que vous connaissez il y a longtemps.

Sur ces mots, M. Monmerqué, t. I, p. 154, de son édition des _Lettres_
de Sévigné, a mis cette note: «Mademoiselle de Sévigné avait vingt et un
ans, le comte de Grignan trente-neuf.» Je crois qu'il y a erreur dans ce
dernier chiffre soit de la part de l'imprimeur, soit de celle de
l'auteur.--Saint-Simon, dans ses _Mémoires_ (chap. V, t. XII, p. 59),
dit, sous l'année 1715: «Le comte de Grignan, seul lieutenant général en
Provence et chevalier de l'Ordre, gendre de madame de Sévigné, qui en
parle tant dans ses _Lettres_, mourut à quatre-vingt-trois ans, dans une
hôtellerie, allant de Lambesc à Marseille.» Donc le comte de Grignan
était né en 1632, et au commencement de l'année 1669 il ne pouvait avoir
que trente-sept ans accomplis ou trente-six ans et quelques mois; ce qui
fait soupçonner que, dans la note de M. Monmerqué, le 9 est un 6
retourné. Madame de Grignan avait, lors de son mariage, vingt-trois ans
et non vingt-deux ans; il n'y avait donc que douze ans de différence
entre elle et son mari.

CHAPITRE IX.

    Page 149, ligne 18: A Bouchet, le savant généalogiste.

Jean Bouchet, dont parle madame de Sévigné, a été un des plus savants
généalogistes. Il fut chevalier de l'Ordre du roi, maître d'hôtel
ordinaire, et mourut, en 1684, à l'âge de quatre-vingt cinq ans. On a de
lui six à sept ouvrages in-folio, sur l'histoire et les généalogies,
pleins de recherches et de pièces justificatives curieuses.

    Page 159, ligne 18: Je ne sais pas ce que j'aurais fait d'un
      _jobelin_.

Cette épithète de _jobelin_, appliquée à un jeune homme novice auprès
des femmes, était alors souvent employée à cause du fameux sonnet de
Job; elle prouve que, dès l'époque où écrivait madame de Sévigné, cette
patience auprès des femmes, ce respect qu'on leur portait, qui avait
fait le succès du sonnet de Job, était tourné en ridicule, et que les
_uraniens_ avaient triomphé des _jobelins_. Ce qui dut y contribuer,
c'est la paraphrase un peu longue, mais spirituelle, du poëte Sarrazin,
contre le sonnet de Benserade. On sait que ce célèbre sonnet se
terminait ainsi:

    Il eut des peines incroyables;
    Il s'en plaignit, il en parla:
    J'en connais de plus misérables.

La paraphrase de Sarrazin finit ainsi:

    Mais, à propos, hier, au Parnasse,
    De sonnets Phébus se mêla;
    Et l'on dit que, de bonne grâce
    Il s'en plaignit, il en parla:
    J'aime les vers _uraniens_,
    Dit-il; mais je me donne au diable
    Si, pour les vers des _jobelins_,
    J'en connais de plus misérables.

(Conférez SALLENGRE, _Mémoires de littérature_, 1715, in-12, t. I, p.
127 à 134.)

Le mot _jobelin_ n'a jamais été admis dans le _Dictionnaire_ de
l'Académie française; du moins il ne se trouve ni dans la première ni
dans la dernière édition; il ne se trouve pas non plus dans le
dictionnaire de Trévoux. Cependant Richelet l'avait inséré dans le sien,
publié en 1680, et l'avait ainsi défini: «JOBELIN, s. m., manière de
c***. C'est un _jobelin_.» Boiste, de nos jours, l'a aussi inséré dans
son lexique, avec la signification que lui donne madame de Sévigné, un
_niais_, un _sot_; il le donne comme synonyme d'homme patient comme Job,
et il cite Rabelais. Alors l'emploi de ce mot serait, dans notre langue,
plus ancien que le sonnet de Job; et cela est certain, car je trouve
_jobelin_ dans le _Dictionnaire anglais_ de Randle Cotgrave (1632) avec
la signification que lui donne madame de Sévigné: JOBELIN _a sot_,
_gull_, _doult_, _asse_, _cokes_. Ainsi l'Académie a eu tort de ne pas
admettre ce mot, qui n'a jamais cessé d'être en usage dans le langage
familier.

CHAPITRE X.

    Page 166, lignes 1 et 2: De la Rivière, son second mari, dont
      elle ne porta jamais le nom.

Elle prit celui de comtesse d'Aletz, et c'est de ce nom qu'elle a signé
la fastueuse épitaphe qu'elle composa pour son père et qu'elle fit
graver sur sa tombe dans l'église de Notre-Dame d'Autun. Cette épitaphe
fait tous les frais de la notice que d'Olivet a insérée, sur Bussy, dans
l'_Histoire de l'Académie française_, t. II, p. 251, édition in-4º.

Louise-Françoise de Bussy, marquise de Coligny, veuve de Gilbert de
Langheac, avait trente-huit ans lorsqu'elle épousa de la Rivière; elle
s'était mariée à M. de Coligny, à Chaseu, le 5 novembre 1675; le marquis
de Coligny mourut en 1676, à Condé, dans l'armée de M. de Schomberg.
Madame de Coligny en eut un enfant et tout son bien. (Voyez _Lettres
choisies de M._ DE LA RIVIÈRE, t. I, p. 25 et 26, et sur la Rivière,
avant le mariage, BUSSY, _Lettres_, t. III, p. 233 et 234; et t. V, p.
165.)

CHAPITRE XII.

    Page 199, ligne 27, note 1: DARU, _Histoire de Venise_.

M. Daru ne paraît point avoir connu les Mémoires du duc de Navailles;
s'il les avait consultés, il n'aurait pas fait de cette partie de la
guerre de Candie, à laquelle les Français prirent part, un récit si peu
exact; il ne se serait pas contenté des seules assertions des auteurs
vénitiens. Sans doute on ne saurait excuser l'historien qui, même dans
un but patriotique, permet à sa plume d'altérer la vérité: c'est pour
lui un devoir de n'épargner aucun soin pour la connaître, et d'avoir le
courage de la dire même lorsqu'elle lui répugne; mais ce devoir est
encore plus impérieux quand l'honneur national se trouve, comme dans
cette circonstance, inculpé par des témoins suspects et intéressés à
rejeter sur nos compatriotes leurs fautes et leurs malheurs.

    Page 203, lignes 15 et 17: Il semble qu'on ne peut guère douter
      du fait, puisqu'il est attesté par une lettre de Boileau.

Je ne parle pas du témoignage de Louis Racine, parce que dans les
_Mémoires sur la vie de Jean Racine_ (Lausanne, 1747, p. 80) il s'appuie
sur la lettre de Boileau, ce qui prouve qu'il ne savait pas la chose par
son père ni même par tradition de famille; et Louis Racine n'a publié
ses _Mémoires_ que soixante-dix-sept ans après la première
représentation de _Britannicus_.

    Page 206, note 3, ligne dernière: GEOFFROY, _OEuvres de Racine_,
      t. III, p. 11.

Les doutes de l'éditeur ne sont pas fondés; Henriette mourut avant
l'impression de la pièce de Racine.

    Page 207, lignes 19 et 21: L'abbé de Villars, le spirituel auteur
      des _Lettres du comte de Gabalis sur les sylphes, les gnomes
      et les salamandres_.

Pope a mis à profit ces lettres dans son poëme badin et médiocre, selon
nous, de la _Boucle de cheveux enlevée_ (The _rape of the lock_).

    Page 209, ligne 23: _Pour envoyer l'effroi de l'un à l'autre pôle_.

Dans l'édition de 1692, donnée par Thomas Corneille, il y a:

    Pour envoyer l'effroi sous l'un et l'autre pôle.

Si l'autre variante est autorisée par quelque édition antérieure, il
faut la préférer; sinon, il faut rétablir celle de l'édition de Thomas
Corneille, qui est la bonne.

    Page 213, ligne 1: Un gentilhomme nommé Mathonnet.

Voici le passage de la lettre de Louvois: «Il est à propos que vous
continuiez à garder soigneusement le sieur Mathonnet pour le faire
parler, Sa Majesté sachant très-bien que, pendant qu'il a été à Paris,
il allait souvent à Chaillot voir mademoiselle d'Argencourt; et il faut
qu'il soit de cette cabale-là.»

    Page 218, ligne 6: La Feuillade,..... laid de visage, ayant un
      teint bilieux et bourgeonné.

La mère du duc de la Feuillade fut cette demoiselle de Roannès à
laquelle Pascal inspira de tels sentiments de dévotion qu'elle ainsi que
son frère le duc de Roannès ne voulaient pas se marier, et firent vœu
de chasteté; ce qui mit dans une telle fureur le père de ces deux
personnes que le concierge de l'hôtel de Roannès monta à l'appartement
de Pascal, logé dans cet hôtel, pour le tuer. M. de la Feuillade, cadet
de l'archevêque d'Embrun, épousa mademoiselle de Roannès, à laquelle son
frère qui voulut rester célibataire, transmit tous ses biens et son
titre. Elle eut de ce mariage trois enfants avant de mettre au monde le
duc de la Feuillade, qui fut maréchal. Le premier de ces enfants mourut
en naissant, le second fut un fils contrefait et le troisième une fille
naine, qui mourut à dix-neuf ans. Conférez un morceau curieux sur la
biographie de mademoiselle de Roannès, par M. Victor Cousin,
_Bibliothèque de l'École des chartes_, t. V, p. 1 à 7.

    Page 221, ligne 12: S'abandonnant sans scrupule à des plaisirs
      réprouvés.

Nous avons déjà signalé les dangers de ces travestissements d'hommes en
femmes, que la trop indulgente Anne d'Autriche permettait dans les
ballets durant l'enfance et l'adolescence même du roi. L'exemple de
l'abbé de Choisy, dans sa jeunesse, en fut une preuve bien étrange. Il a
lui-même pris plaisir à écrire toutes les aventures amoureuses que ces
travestissements lui ont procurées, et elles passent en libertinage
licencieux les fictions du détestable roman de Louvet, auquel il a servi
de modèle (Voyez l'_Histoire de la comtesse Desbarres_; Anvers, 1735,
in-12, in-18, p. 138.--_Vie de l'abbé de Choisy_, 1742. in-8º, p.
22-26.--MONMERQUÉ, _Notice sur l'abbé_ _de Choisy et sur ses Mémoires_,
t. LXIII de la collection des _Mém. sur l'hist. de Fr._, p. 123 à 146.)

    Page 224, ligne 19: Mais lui n'eut aucun doute.

Sismondi est, de tous les historiens, celui qui a le mieux raconté cette
mort; il hésite dans son opinion, et ne semble pas bien persuadé que le
duc d'Orléans ne fut pas coupable; puis il incline ensuite pour le
_cholera-morbus_. Les caractères de l'agonie de la princesse et de ses
derniers moments, si bien décrits dans la relation de Feuillet, n'ont
point le caractère de cette maladie; et le procès-verbal d'autopsie,
quoique concluant qu'il n'y a pas eu d'empoisonnement, constate, suivant
nous, le poison par la description de l'état des viscères. Ce
procès-verbal a été publié par Bourdelot, et se trouve dans les _Pièces
intéressantes_, de Poncet de la Grave, que j'ai citées. Les médecins
anglais envoyèrent en Angleterre une relation toute contraire à celle
des médecins français. Henriette elle-même, aussitôt qu'elle eut avalé
le verre d'eau de chicorée et éprouvé des douleurs, déclara qu'elle
était empoisonnée. Enfin, le rapport fait à Louis XIV par Vallot, son
médecin, daté de Versailles le 1er juillet 1670, dont M. Gault de
Saint-Germain a publié la conclusion, implique que l'opinion de ce
médecin était pour l'empoisonnement. La lettre de Bossuet aura été
fabriquée dans le temps, comme les avis des médecins, pour donner le
change à l'opinion. Philibert de la Mare, qui demeurait en province, a
pu croire à son authenticité, mais à la cour personne n'aurait pu s'y
tromper; c'est probablement ce qui aura été cause qu'on n'a pas osé lui
donner une grande publicité.

CHAPITRE XIII.

    Page 227, ligne 31, note 3: SÉVIGNÉ, _Lettres_ (23 janvier 1671).

Cette lettre a été publiée pour la première fois par M. Monmerqué. Dans
le recueil des _Lettres de_ BUSSY, comme dans celui des _Lettres de
madame de_ SÉVIGNÉ _au comte de Bussy_, 1775, p. 21, no 12, on en avait
donné les premières lignes, où il n'est pas dit un mot de la princesse
de Condé. Ce récit, fait par MADEMOISELLE (_Mémoires_, t. XIII, p. 297),
s'accorde plus complétement avec celui de Guy-Patin qu'avec celui de
madame de Sévigné; MADEMOISELLE dit: «Un joueur qui avait été son valet
de pied, à qui elle avait accoutumé de faire quelques largesses, entra
dans sa chambre pour lui demander de l'argent; sa demande fut
accompagnée de manières qui firent croire qu'il avait envie d'en prendre
ou de s'en faire donner. L'abbé Lainé, sur l'avis qu'on avait donné que
le valet de pied s'était sauvé dans le Luxembourg, me vint demander la
permission de le laisser prendre; il ne s'y trouva point, et il fut pris
hors la ville.»

    Page 229, lignes 5 et 6: Des gens que le prince avait chargés de
      garder.

MADEMOISELLE accuse le duc d'Enghien, qu'elle n'aimait pas, d'avoir
conseillé à Condé ce traitement envers sa mère: «Il était bien aise,
disait-on, d'avoir trouvé un prétexte de la mettre dans un lieu où elle
ferait moins de dépense que dans le monde.» D'après ce que mande madame
de Montmorency à Bussy, ceci paraît être calomnieux. Le duc d'Enghien
était un caractère dur, il est vrai; mais les autres mémoires du temps
ne permettent pas de croire qu'il fût à ce point méchant, ingrat, fils
dénaturé. Lord Mahon, dans sa _Vie du grand Condé_, a pris fait et cause
avec chaleur pour la princesse, et il transcrit à ce sujet l'extrait
d'une correspondance secrète tirée de la secrétairerie d'État de la cour
de Londres, qui prouve seulement que le correspondant avait été mal
informé, ou plutôt qu'il donnait le récit de cette affaire comme on
désirait que la cour de Londres en fût instruite et conformément au
bruit que l'on fit courir dans Paris. Cependant l'extrait de cette
correspondance est curieux, et nous apprend que la princesse fit tous
ses efforts pour sauver Duval, dont Condé voulait la mort. Il est facile
d'atténuer les torts de la princesse par ceux que son époux eut envers
elle, mais il n'est pas possible d'en douter. Le silence des
contemporains après son malheur, et leur insensible indifférence, en dit
encore plus que leurs témoignages accusateurs. Conférez lord MAHON'S,
_Life of great Condé_, 1845, in-12, part. II, p. 269 à 275.--Voici le
passage de Coligny, p. 26, sur la conduite de la princesse en 1650: «Le
marquis de Cessac, dont j'ai dit un mot, s'attacha à madame la
princesse, ou plutôt la princesse à lui; car il faut que ces dames-là
fassent plus de la moitié du chemin si elles veulent avoir des galants,
qu'autrement le respect ferait taire. Comme elle n'était pas pourvue
d'un grand esprit, ce défaut et la passion lui firent faire tant de
minauderies indiscrètes que tout le monde connut aisément ses affaires.»

Ce témoignage est celui du plus virulent ennemi de Condé et de son plus
grand détracteur.

    Page 234, ligne 9, et page 235, ligne 7: La maréchale de la Ferté.

Quand il est fait mention, dans les mémoires et les libelles du temps,
de madame de la Ferté ou de la duchesse de la Ferté, il faut se garder
de confondre la belle-mère et la belle-fille, toutes deux pouvant être
désignées de la même manière. La maréchale était Madeleine d'Angennes de
la Loupe; la belle-fille était Marie-Isabelle-Gabrielle-Angélique de la
Mothe-Houdancourt, duchesse de la Ferté, fille de la maréchale de la
Mothe-Houdancourt, ancienne gouvernante des enfants de France et sœur
cadette des duchesses d'Aumont et de Ventadour. La maréchale de la Ferté
était la sœur de Catherine-Henriette d'Angennes, comtesse d'Olonne,
dont les mœurs furent encore plus déréglées que celles de la duchesse.

CHAPITRE XIV.

    Page 246, ligne 9: La faiblesse de la santé de la princesse de
      Condé.

Guy-Patin dit que dans cette prévision la reine mère écrivit à Gaston
pour mettre obstacle à ce mariage.

    Page 282, ligne 3: Il finit par subir une rigoureuse détention.

La chronologie des faits relatifs à la biographie de Lauzun n'est pas
facile à déterminer. Saint-Simon place en 1669 l'affaire relative à
l'espionnage de madame de Montespan par le moyen d'une femme de chambre
séduite par Lauzun, et celle de la place de grand maître de l'artillerie
sollicitée par lui, et le beau trait du roi jetant sa canne par la
fenêtre dans la crainte de se laisser aller à en frapper un gentilhomme.
Mais alors tout cela paraît antérieur au mariage, ce qui n'est pas
probable. Saint-Simon a écrit plus de quarante ans après ces faits, et
s'est évidemment trompé sur les dates. Je pense, avec M. Petitot (t. XL,
p. 356), que ce fut la conduite insolente de Lauzun avec madame de
Montespan qui détermina le roi à le faire arrêter.

    Page 283, lignes 1 et 2: Il obtint par ses services de nouveaux
      grades et de nouveaux honneurs.

Des lettres de duc furent données à Lauzun en 1692. Lauzun mourut en
1723 et survécut huit ans à Louis XIV.

CHAPITRE XV.

    Page 296, ligne 22: Mademoiselle Dugué-Bagnols.

Le chevalier Perrin nous apprend, dans son édition des _Lettres de
madame de Sévigné_, que mademoiselle Dugué-Bagnols fut mariée depuis à
M. Dugué-Bagnols, son cousin.

    Page 297, ligne 19: C'était la première femme de Claude de
      Saint-Simon; elle succomba le 2 décembre 1670.

Diane-Henriette de Budos, duchesse de Saint-Simon, mourut, selon
l'assertion de M. Monmerqué (_Lettres de Sévigné_, t. I, p. 208), à
quarante ans; et comme Saint-Simon dit que son père l'épousa en 1644, il
en résulterait qu'elle n'aurait eu que quatorze ans lorsqu'elle s'est
mariée. Comme l'âge nubile était alors fixé par les lois à douze ans,
cela n'est pas impossible, mais cela est peu probable.

C'est en 1743 que Saint-Simon a écrit le volume de ses _Mémoires_ qui
concerne les années 1722 et 1723. J'avais dit cela dans une note qui est
à la page 453 de mon deuxième volume, 1re édition; mais je suis obligé
de le répéter, parce qu'il y a deux fautes d'impression dans les
chiffres de cette note. J'ajouterai ici que Saint-Simon, pour ce qui
concerne les dates et les généalogies, s'est beaucoup servi des Mémoires
manuscrits de Dangeau, c'est-à-dire de ses portefeuilles.

    Page 298, ligne 12: Et, par la grande mortalité qu'éprouva
      la population.

D'après un recueil statistique de Paris, déposé à la Bibliothèque du
Roi, le nombre des naissances dans cette capitale fut de 16,810, celui
des décès de 21,460; le nombre des décès surpassa donc les naissances de
4,651.

CHAPITRE XVI.

    Page 303, ligne 29: Le gouverneur et son lieutenant se trouvèrent
      tous les deux absents.

Dans une semblable circonstance, en 1673, Brulart, premier président du
parlement de Bourgogne, écrivit à Louvois qu'en l'absence du gouverneur
et de son lieutenant général le gouvernement de la province lui
appartenait de droit. Voyez la lettre de BRULART à Louvois, dans
l'ouvrage intitulé _Une province sous Louis XIV_, par M. Thomas, 1844,
in-8º, p. 431.

    Page 312, lignes 3 et 4: Elle écrivait à madame de Sévigné.

Il est probable que madame de Sévigné avait conçu cette aversion pour
les filles de Sainte-Marie d'Aix par les lettres de sa filleule; elle la
manifeste en toute occasion, et elle appelle ces religieuses des
baragouines. Elle montre, au contraire, une prédilection particulière
pour les filles de cet ordre, fondé par son aïeule, qui étaient dans
d'autres couvents. Il est évident aussi, d'après le passage suivant de
la lettre de madame de Sévigné, du 24 juillet 1680, que, pour avantager
les autres enfants de madame de Grignan, on voulait que Marie-Blanche
fît des vœux; sa vocation paraît au moins douteuse. «Votre petite d'Aix
me fait pitié, d'être destinée à demeurer dans ce couvent _perdu_ pour
vous; en attendant une vocation, vous n'oseriez la remuer, de peur
qu'elle ne se dissipe. Cette enfant est d'un esprit chagrin et jaloux,
tout propre à se dévorer. Pour moi, je tâterais si la Providence ne
voudrait pas bien qu'elle fût à Aubenas; elle serait moins _égarée_.» La
sœur de M. de Grignan était abbesse du couvent d'Aubenas, et madame de
Sévigné espérait que sa petite-fille pourrait un jour lui succéder. Nous
reviendrons, dans la suite de ces _Mémoires_, sur ce passage de la
lettre de madame de Sévigné et sur les mots _perdu_ et _égarée_, que
Grouvelle, M. Monmerqué et Gault de Saint-Germain ont expliqués
diversement.

CHAPITRE XVII.

    Page 325, ligne 12: Une très-belle femme, madame de Valence,
      qui s'était faite religieuse.

J'ai cité ici l'édition de la Haye, t. I, p. 20, parce que c'est la
seule qui dans cet endroit nous semble donner le vrai texte de madame de
Sévigné. Ce texte est ainsi:

«Vous me dites des merveilles du tombeau de Montmorency et de la beauté
de madame de Valence.»

Les premiers éditeurs des _Lettres de madame de Sévigné_, ne trouvant
aucune mention de cette madame de Valence dans toute la correspondance
de madame de Sévigné, ont substitué aux mots qui la concernent «et de
la beauté de mesdemoiselles de Valançai» (lettre du 18 février 1671, t.
I, p. 332, édit. G.), parce qu'en effet madame de Sévigné, en passant
aussi à Moulins cinq ans après madame de Grignan, lui avait écrit de
cette ville que les petites-filles de madame de Valançai, que madame de
Grignan y avait vues, sont _belles et aimables_ (lettre du 17 mai 1676,
t. IV, p. 440, édit. G.). Mais elles étaient, lorsque madame de Grignan
les vit, trop jeunes et trop petites pour qu'il fût question de leur
beauté; et la lettre de madame de Sévigné au comte de Guitaud, publiée
pour la première fois dans l'édition de M. Gault de Saint-Germain
(lettre 1693, t. X, p. 445, édit. G.), qui nous apprend que madame de
Valence a été au couvent de la Visitation, explique celle qu'elle avait
écrite précédemment, et ne laisse aucun doute sur l'exactitude de
l'édition de la Haye. La preuve que les éditeurs ont altéré le texte de
cette lettre en voulant la corriger se tire encore du passage qui suit
immédiatement, où madame de Sévigné dit à sa fille (t. I, p. 20):
«Personne n'écrit mieux que vous; ne quittez jamais le naturel, votre
tour s'y est formé, et cela _surpasse_ un style parfait.» Tous les
éditeurs subséquents ont substitué (t. I, p. 332): «Vous écrivez
entièrement bien, personne n'écrit mieux; ne quittez jamais le naturel,
votre tour s'y est formé, et cela _compose_ un style parfait.»
Indépendamment du pléonasme dans les deux premiers membres de phrase,
qui n'était pas dans madame de Sévigné, en mettant le mot _compose_ à la
place du mot _surpasse_ on a fait disparaître une expression énergique
et piquante pour y substituer une expression impropre et plate; et de
plus, en croyant rendre la pensée plus logique, on l'a dénaturée, et on
lui a ôté tout ce qu'elle a d'original et de profond. L'intention de
madame de Sévigné est de faire distinguer ici l'écrivain du grammairien,
le talent d'écrire d'avec l'art d'écrire. Le naturel dans le style,
c'est la grâce:

    Et la grâce, plus belle encor que la beauté,

dit la Fontaine quand il veut donner une idée des séduisants attraits de
Vénus. C'est la même pensée que celle de madame de Sévigné, exprimée
d'une manière analogue. Je dois dire que le savant et exact éditeur des
_Lettres de madame de Sévigné_ n'a pu ni rectifier ce texte ni éviter
cette méprise, puisqu'il n'avait pu se procurer l'édition de la Haye,
1726, lorsqu'il fit la sienne; et que la publication de la lettre de
madame de Sévigné au comte de Guitaud, qui fait mention de madame de
Valence, est bien postérieure à celle de son édition. Voyez _Lettres_ DE
SÉVIGNÉ, édit. de Monmerqué, in-8º, t. I, p. 48.

    Page 329, lignes 4-7: Une relation admirable, selon elle, adressée
      à M. de Coulanges par M. de Ripert, homme d'affaires de M. de
      Grignan.

Voici le texte de l'édition de la Haye:

«M. de Coulanges vient de m'apporter une relation admirable de tout
votre voyage, que lui fait très-agréablement M. Ripert; voilà justement
ce que nous souhaitons (p. 38).» ... «M. le marquis de Saint-Andiol
m'est venu voir; je lui ai montré la relation de Ripert, dont il a été
ravi pour l'honneur de la Provence... J'attends celle de Corbinelli (p.
39).»

On peut voir aux endroits cités de l'_Histoire de Sévigné_, par M.
Aubenas, et surtout dans la note, p. 588, qui termine l'ouvrage de cet
auteur, quelles sont les prétentions de la famille de Ripert. Du temps
de madame de Sévigné, il y avait au moins quatre frères de ce nom; car,
dans la lettre du 6 septembre 1676, t. V, p. 113, de l'édition de G. de
S.-G., madame de Sévigné dit: «Mon fils me mande que les frères Ripert
ont fait des prodiges de valeur à la défense de Maestricht; j'en fais
mes compliments au doyen et à Ripert.» Ce doyen était le Ripert du
chapitre de Grignan, et le dernier mentionné celui qui était attaché à
M. de Grignan comme homme d'affaires.

Des deux lettres du 18 mars 1671 des éditions modernes, il n'y en a
qu'une dans l'édition de la Haye; et dans les éditions modernes il y a
beaucoup de suppressions, qui portent principalement sur les noms
propres. Ainsi ces mots, «Bandol vous est d'un grand secours,» p. 34,
ont été supprimés. Suppression ensuite d'un long paragraphe important,
qui remplit la page 35; puis, page 36, le nom de _Sessac_, donné
intégralement, remplacé par S***. Tout le paragraphe 37 de madame de
Janson supprimé; page 39, le passage sur d'Harouys supprimé.

CHAPITRE XVIII.

    Page 359, lignes 29 et 30, note 1: 20 septembre, _Lettres de
      madame_ RABUTIN-CHANTAL; la Haye, 1726, 20 septembre 1671.

Toute la première page de cette lettre ne se trouve que dans l'édition
de la Haye, et a été supprimée dans toutes les autres.

    Page 371, lignes 16 et 17: Molière lui lira samedi _Trissotin_.

On a écrit (voyez TASCHEREAU, _Histoire de Molière_, 3e édit., 1844,
grand in-12, p. 256) que, lors des premières représentations des _Femmes
savantes_, le personnage de _Trissotin_ portait le nom de _Tricotin_,
pour que la satire contre l'abbé Cotin, dont ce rôle était l'objet, en
pût ressortir sans aucun détour. Mais la lettre de madame de Sévigné
semble être contraire à cette assertion peu vraisemblable, puisqu'elle
désigne ce rôle, et par ce rôle toute la pièce, par le nom de
_Trissotin_, qui est le seul qu'on trouve dans la pièce imprimée. _Les
Femmes savantes_ furent jouées le 11 mars 1672 (TASCHEREAU, _Histoire de
Molière_, 3e édition, p. 169). La lettre de madame de Sévigné est datée
du mercredi 9 mars, c'est-à-dire de deux jours antérieure à la
représentation, qui eut lieu le vendredi: ainsi dès lors le rôle portait
le nom de _Trissotin_. La lecture de cette pièce par Molière, annoncée
dans la lettre de madame de Sévigné pour le samedi 12 mars, n'eut
probablement pas lieu, puisque le jour fixé au samedi était le lendemain
même de la représentation. Cette pièce fut achevée d'imprimer le 10
décembre 1672, comme nous l'apprend le catalogue de la _Bibliothèque
dramatique de M. de Soleinne_, no 1296, p. 298. La mention de cette
édition manque dans la bibliographie de Molière, de M. Taschereau.

    Page 378, ligne 7: Pour laisser écrire dans ses lettres.

Surtout par Corbinelli. Des lettres de Corbinelli à Bussy, qui se
trouvent dans la correspondance de ce dernier, il n'y en a qu'un petit
nombre qui portent le nom de Corbinelli; il y en a beaucoup qui n'ont
que l'initiale du nom C***; enfin il y en a sans initiale. Un lecteur
familiarisé à la lecture des auteurs de ce siècle les reconnaît
facilement. Toutes sont très-mal rangées, ainsi que toute cette
intéressante correspondance, qui mériterait bien de trouver un éditeur
savant et intelligent.

CHAPITRE XIX.

    Page 387, ligne 12: Ce fut une grande joie pour madame de Sévigné
      lorsque de Pomponne...

Nous apprenons par le Portefeuille de Dangeau, manuscrit de la
Bibliothèque du Roi, A, 253, que de Pomponne fut nommé secrétaire
d'État, en remplacement de M. de Lyonne, le 10 septembre, et qu'il
prêta serment le 12 septembre; la lettre de madame de Sévigné, qui donne
cette nouvelle à sa fille, est datée du 13 septembre. Il ne faut pas
confondre les Portefeuilles de Dangeau que nous citons ici et que nous
citerons peut-être encore avec le Journal de Dangeau; c'est tout autre
chose.

    Page 396, ligne 4: Les lettres les plus remarquables qu'elle
      ait écrites.

Deux de ces lettres étaient ainsi désignées, la lettre sur _le cheval_
et celle sur _la prairie_. Cette dernière est, comme on l'a très-bien
remarqué, celle qui est relative au renvoi de _Picard_ (du 22 juillet
1671) et où madame de Sévigné explique si agréablement à son cousin de
Coulanges, tout à fait étranger, comme un vrai citadin, aux travaux
ruraux, en quoi consiste l'opération du fanage.

    Page 396, ligne 9: Elle gardait soigneusement les lettres du
      spirituel chansonnier.

«Ce petit Coulanges vaut trop d'argent; je garde toutes ses lettres.»
(SÉVIGNÉ, _Lettre_ du 29 janvier 1685, t. VII, p. 229, édit. de M.)

    Page 397, lignes 7 et 8: Elle avait dix ans moins que lui.

Philippe-Manuel de Coulanges était né à Paris vers 1631, Marie-Angélique
Dugué en 1641. Elle se maria le 16 décembre 1659, et n'avait alors que
dix-sept ans et quelques mois.

    Page 399, lignes 16 et 17: Auxquels s'applique plus particulièrement
      le nom d'esprit.

Comme, par exemple, lorsqu'elle dit du duc de Villeroi, qui était
amoureux d'une femme nullement éprise de lui: «Il est plus charmé qu'il
n'est _charmant_.» Ce dernier mot, ainsi placé, est à la fois verbe et
adjectif et applicable au duc dans sa double et maligne signification.
(Voyez la lettre du 24 février 1673.)

    Page 399, lignes 21 et 22: Son écriture et son orthographe ne
      répondaient pas à l'élégance de son style.

Coulanges a inséré ces mots dans une lettre de sa femme à madame de
Grignan:

«Je viens de prendre la liberté de lire tout ce que madame de Coulanges
vous écrit; c'est grand dommage que ce ne soit une meilleure écriture et
une meilleure orthographe; son style assurément le mériterait bien,
convenez-en, madame; mais il ne faut pas espérer qu'elle s'en corrige.
Tout ce qui est à souhaiter, c'est que vous puissiez lire ce qu'elle
vous mande.» (Lettre de madame de Coulanges à madame de Grignan, 7
juillet 1703, t. XI, p. 398.)

    Page 401, lignes 3 et 4: Madame de Sévigné se plut toujours dans
    la société de la femme de son cousin.

Madame de Sévigné ne voulait pas que son cousin quittât la rue du
Parc-Royal pour aller demeurer au Temple, parce que cela éloignait
d'elle madame de Coulanges. «Au lieu de trouver, comme je faisais, cette
jolie madame de Coulanges sous ma main, prendre du café avec elle, y
courir après la messe, y revenir le soir comme chez soi; enfin, mon
pauvre cousin, ne m'en parlez pas: je suis trop heureuse d'avoir
quelques mois pour m'accoutumer à ce bizarre dérangement.» (Lettre du
1er décembre 1690, t. IX, p. 427.)

CHAPITRE XX.

    Page 415, lignes 23 et 24: SOLI DEO HONOR ET GLORIA.

Cette inscription, qui est tirée du texte de l'épître de saint Paul aux
Romains, a donné lieu au continuateur de Bayle (Chauffepié, Supplément
au Dictionnaire de Bayle) de prêter à madame de Sévigné, dans l'intérêt
du protestantisme, des sentiments contraires à l'invocation des saints,
que ses lettres démentent en un grand nombre d'endroits.

    Page 416, ligne 26: Racine passera comme le café.

L'usage du café n'ayant été introduit en France que vers l'an 1669, il
en résulte que les premiers chefs-d'œuvre de Racine lui sont
antérieurs; _Andromaque_ date de 1669, les _Plaideurs_ de 1668,
_Britannicus_ de 1669, _Bajazet_ de 1672. Le premier traité, je crois,
publié sur le café, en français, est celui qui est intitulé _De l'usage
du caphé, du thé, et chocolate_ (sic); Lyon, chez Girin, 1671, in-8º. Il
est traduit du latin, et il est dit, page 30, «que la plupart de ceux
qui usent du café y sont réduits par nécessité, et le prennent plutôt
comme un médicament que comme un régal.» Il en était de même du thé et
du chocolat. Mais dix ans plus tard il se faisait de toutes ces
substances, et surtout du café, une très-grande consommation à Londres
et à Paris, «non-seulement, dit de Blégny, chez les marchands de
liqueurs, mais encore dans les maisons particulières et dans les
communautés.» _Du bon usage du thé, du café et du chocolat, pour la
préservation et la guérison des maladies_, par M. de Blégny; Paris,
1687, in-12, p. 96 et 166. De Blégny, d'après Bernier, dit que dans
l'Inde et la Perse on use très-peu de café, et seulement dans les ports
de mer; mais que par toute la Turquie on en fait un fort grand usage.
«Peu s'en faut, ajoute de Blégny, que les Anglais et les Hollandais ne
suivent l'exemple des Turcs, et peu s'en faut aussi que nous ne soyons
aussi avancés que ceux-là sur cette habitude; mais en revanche les
Espagnols, les Italiens et les Flamands ne s'y portent pas volontiers.»
(P. 166.) Bien loin de dénigrer le café, et surtout le café au lait,
madame de Sévigné fut une des premières à en prendre, et elle en
recommandait l'usage à sa fille. (SÉVIGNÉ, _Lettres_, 19 février 1690,
t. X, p. 263, édit. de G.)



SUPPLÉMENT AUX NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS DE LA PREMIÈRE PARTIE.

En développant dans la première et la seconde partie de cet ouvrage la
politique de Mazarin, j'ai souvent eu occasion de citer des lettres
autographes de Mazarin, de Colbert et de Louis XIV[902], qui
appartiennent à la Bibliothèque royale. Des fragments de ces lettres
avaient déjà été imprimés, mais très-incorrectement, par Soulavie, dans
les _OEuvres de Saint-Simon_. Elles ont été très-bien publiées dans les
_Documents historiques sur l'histoire de France_, par M.
Champollion-Figeac, qui me les avait indiquées. Mais j'ai cité à la page
215 de la première partie une _lettre autographe d'Anne d'Autriche au
cardinal Mazarin_, que je ne trouve point dans le recueil de M.
Champollion-Figeac. Cette lettre n'a point été publiée ailleurs, et il
est intéressant de la faire connaître, parce qu'elle vient à l'appui de
ce que j'ai dit du refroidissement d'Anne d'Autriche pour le cardinal
Mazarin, lorsque celui-ci, afin de conserver le pouvoir, se fit un appui
du jeune roi, dont il avait capté toute la confiance, contre la reine sa
mère, ou plutôt contre les intrigues des personnes qui l'entouraient.

LETTRE D'ANNE D'AUTRICHE AU CARDINAL MAZARIN.

    «A Saintes, ce 30 juin 1660.

«Vostre letre ma donnee une grande joye je ne say si je seray asses
heureuse pour que vous le croies et que si eusse creu qune de mes letres
vous eust autant pleut j'en aurays escrit de bon cœur et il est vray
que den voir tant et des transports avec lon les recent et je les voyes
lire me fesoit fort souvenir d'un autre tant[903] don je me souviens
presque a tout momants quoy que vous en puissiez croire et douter je
vous asseure que tous ceux de ma vie seront enploies à vous tesmoigner
que jamais il ni a euee damitie plus veritable que la mienne et si vous
ne le croies pas jespere de la justice que jay que vous vous
repâtires[904] quelque jour den avoir jamais douté et si je vous pouves
aussi bien faire voir mon cœur que ce que je vous dis sur ce papier je
suis asseurée que vous series contant, ou vous series le plus ingrat
homme du monde et je ne croie pas que cela soiet. La Reyne[905] qui
escrit eicy sur ma table me dit de vous dire que ce que vous me mandes
du confidant[906] ne lui déplait pas et que je vous asseure de son
affession, mon fils[907] vous remercie aussi et 22[908] me prie de vous
dire que jusques au dernier soupir (symboles) quoique vous en croies
(symboles)

«Et au dos est escrit: _A Monsieur le Cardinal_.»

       *       *       *       *       *

  [902] Voyez IIe partie, p. 155, 161, 229.

  [903] Temps.

  [904] Repentirez.

  [905] La jeune reine, la femme de Louis XIV.

  [906] Le confident, c'est le roi. Voyez les _Lettres inédites de_
  MAZARIN; publiées par M. Ravenel.

  [907] Philippe de France, le frère de Louis XIV. La lettre était
  fermée par une petite faveur rouge, scellée des deux côtés du cachet
  d'Anne d'Autriche, et dont les bouts subsistent encore, ainsi que les
  cachets. Cette lettre, ployée, n'a que la grandeur d'un billet.

  [908] Le numéro 22 est, dit-on, la reine elle-même; et aux
  conjecture que ces (symboles) remplacent les mots par lesquels elle
  était convenue d'exprimer sa tendresse pour Mazarin. Voyez la clef
  dans les _Lettres inédites de_ MAZARIN, publiées par M. Ravenel, 1836,
  in-8º, p. 491.

       *       *       *       *       *

Cette lettre a été écrite lorsque Louis XIV, après son mariage, revint
avec toute la cour, de Saint-Jean-de-Luz à Paris. D'après les nombreuses
relations de ce voyage, le 23 juin on était à Bordeaux, le 27 à Blaye.
«Le 29, dit Colletet dans sa relation (pag. 5), les reines partirent
pour Saintes,» où elles arrivèrent le 30; c'est de là et de ce jour
qu'est datée la lettre. Le roi s'était écarté, et avait été au Brouage
avec le cardinal, qui rejoignit les reines le lendemain à
Saint-Jean-d'Angely.



TABLE SOMMAIRE

DES CHAPITRES DE CE VOLUME.

   CHAPITRE PREMIER.--1664-1666.

   Pages.

   Occupation de Bussy dans son exil.--Louis XIV et sa cour.--Madame
   de Sévigné et madame Duplessis-Guénégaud.--De Pomponne,
   ambassadeur en Suède.--Société réunie à Fresnes.--Correspondance
   de M. de Pomponne et de madame de Sévigné.                          1


   CHAPITRE II.--1666-1667.

   Mademoiselle de Sévigné est produite dans le monde.--Partis qui se
   présentent pour elle.--Madame de Sévigné aux Rochers.--Guerre
   d'Espagne.--De Louis XIV et de son gouvernement.--De ses victoires
   et de ses maîtresses.                                              31


   CHAPITRE III.--1667.

   De Bussy et des personnes avec lesquelles il était en
   correspondance.                                                    48


   CHAPITRE IV.--1666-1667.

   Madame de Sévigné passe l'automne au château de Fresnes.--Arnauld
   d'Andilly.--Le comte de la Rochefoucauld.--Madame de la
   Fayette.--Madame de Motteville.--Le comte de Cessac.--Madame de
   Caderousse.--Lettre de mademoiselle de Sévigné à l'abbé le
   Tellier.                                                           70


   CHAPITRE V.--1668-1669.

   Conquête de la Franche-Comté.--Paix d'Aix-la-Chapelle.--Fête
   donnée à Versailles.--Place qu'y occupaient madame de Sévigné et
   sa fille.--Bruits qui couraient de l'inclination de Louis XIV pour
   mademoiselle de Sévigné.--Intrigues du roi.--La duchesse de
   Sully.--La Vallière, madame Scarron et madame de Montespan.        82


   CHAPITRE VI.--1668-1669.

   Versailles.--Goût de madame de Sévigné pour les divertissements du
   théâtre.--Influence du grand mouvement littéraire de l'époque sur
   le talent de madame de Sévigné.--Sa correspondance avec le
   cardinal de Retz.--Occupations de celui-ci.                        98


   CHAPITRE VII.--1668-1669.

   Siége de Candie.--Sévigné s'embarque pour aller au secours de
   cette ville.--Tristes résultats de cette expédition.--Sévigné
   revient avec la Feuillade, et rejoint sa mère.                    116


   CHAPITRE VIII.--1668-1669.

   Mariage de mademoiselle de Sévigné avec le comte de
   Grignan.--Détails et réflexions sur ce mariage.                   125


   CHAPITRE IX.--1669.

   Altercations de madame de Sévigné avec Bussy.--Politique de Louis
   XIV.--Madame de Sévigné veut que Bussy écrive au comte de
   Grignan.--Bussy résiste, et ensuite consent.                      146


   CHAPITRE X.--1669-1671.

   Bussy.--Sa famille.--Société qui fréquentait son château.--Son
   animosité envers madame de Monglat.--Son commerce de lettres avec
   madame de Scudéry.--Bussy écrit ses Mémoires.                     163


   CHAPITRE XI.--1670-1671.

   Correspondance de Bussy avec madame de Sévigné.--Claude Frémyot
   institue madame de Sévigné son légataire universel.--Bussy saisit
   cette occasion de renouer avec elle son commerce de
   lettres.--Nouvelles altercations entre eux.                       181


   CHAPITRE XII.--1670-1671.

   Louis XIV envoie de nouveaux secours à Candie.--Beaufort y
   périt.--Traité secret avec Charles II.--Prospérité de la
   France.--Molière, Racine et Corneille continuent à travailler pour
   le théâtre.--Madame de Montespan devient maîtresse en titre.--Ses
   enfants sont confiés à madame Scarron.--Retraite de la Vallière à
   Chaillot.--Détails sur les favoris de Louis XIV.--Henriette
   d'Angleterre périt par le poison.--Madame de Sévigné parle de
   tous ces événements.                                              196


   CHAPITRE XIII.--1670-1671.

   Duel entre Duval, valet de pied de la princesse de Condé, et
   Bussy-Rabutin, son page.--Celui-ci s'enfuit en Allemagne.--Madame
   de Sévigné entre en correspondance avec lui et avec sa femme, la
   duchesse de Holstein.--Madame de Sévigné est bien instruite des
   intrigues de cour.--Du comte de Saint-Paul et du comte de
   Fiesque.--Pouvoir de madame de Montespan.--La Vallière se retire
   encore à Chaillot.--Colbert la ramène à la cour.                  226


   CHAPITRE XIV.--1671.

   Mademoiselle et Lauzun.--Lettre de madame de Sévigné sur leur
   mariage.                                                          242


   CHAPITRE XV.--1669-1671.

   Madame de Sévigné à Livry.--Mort de Saint-Pavin.--Le comte de
   Grignan est nommé lieutenant général gouverneur de la
   Provence.--Correspondance de madame de Sévigné avec toute la
   famille de Coulanges à Lyon.--Nouvelles diverses.--M. de Grignan
   musicien.--Éloges donnés par madame de Sévigné aux ouvrages de
   Nicole et de la Fontaine et aux prédications de Bourdaloue.       285


   CHAPITRE XVI.--1670-1671.

   Affaires de la Provence.--Conseils donnés par madame de Sévigné
   au comte de Grignan.--Madame de Grignan se dispose pour aller en
   Provence rejoindre son mari.                                      302


   CHAPITRE XVII.--1671.

   Départ de madame de Grignan.--Son voyage de Paris à Aix.--Elle
   rencontre à Moulins madame de Guénégaud.--Madame de Grignan
   arrive à Aix.--Honneurs qui lui sont rendus par M. de Vivonne.    319


   CHAPITRE XVIII.--1671-1672.

   Etats de Bretagne.--Motifs qui forcent madame de Sévigné d'aller
   en Bretagne.--Examen de sa correspondance avec sa fille.          337


   CHAPITRE XIX.--1671-1672.

   Détails sur la correspondance de madame de Sévigné avec diverses
   personnes:--avec d'Hacqueville,--Corbinelli,--madame de la
   Fayette,--M. et madame de Coulanges,--avec Sévigné, son fils.     385


   CHAPITRE XX.--1671-1672.

   Parallèle entre madame de Sévigné et madame de
   Grignan.--Caractères, habitudes, inclinations de l'une et de
   l'autre.--Leur goût et leurs opinions en littérature,--en
   philosophie,--en religion.--Bons conseils donnés par madame de
   Sévigné à sa fille.                                               406


   NOTES ET ÉCLAIRCISSEMENTS.                                        449


   SUPPLÉMENT AUX ÉCLAIRCISSEMENTS DE LA PREMIÈRE PARTIE.            477


   Lettre inédite d'Anne d'Autriche au cardinal Mazarin.         _ibid._


FIN DE LA TABLE DES CHAPITRES.



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    BERNARDIN DE SAINT-PIERRE, Paul et Virginie                1
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    BOSSUET, Sermons                                           1
       --    Oraisons                                          1
       --    Discours sur l'Histoire universelle               1

    BUFFON,  Epoques de la nature                              1
       --    Les Animaux                                       1

    CHATEAUBRIAND, Atala                                       1
       --    Génie du christianisme                            2
       --    Martyrs                                           1
       --    Natchez                                           1
       --    Itinéraire de Paris à Jérusalem                   2
       --    Mélanges politiques et littéraires                1
       --    Études historiques                                1
       --    Analyse de l'histoire de France                   1

    CHEFS-D'OEUVRE TRAGIQUES                                   2

    CHEFS-D'OEUVRE COMIQUES                                    8

    CHEFS-D'OEUVRE HISTORIQUES                                 2

    CLASSIQUES DE LA TABLE                                     2

    CORNEILLE, Théâtre                                         2

    COURIER (Paul-Louis)                                       1

    CUVIER, Révolutions du globe                               1

    D'AGUESSEAU (le chancelier)                                1

    DEFOE, Robinson Crusoé                                     1

    DELILLE (Choix)                                            1

    DESJARDINS, Vie de Jeanne d'Arc                            1

    DIDEROT                                                    2

    DUREAU DE LA MALLE, L'Algérie                              1

    FÉNELON, Télémaque                                         1
       --    Éducation des filles                              1
       --    Existence de Dieu                                 1

    FLORIAN, Fables                                            1
       --    Don Quichotte                                     1

    GENOUDE (DE), Vie de Jésus-Christ                          1

    GONCOURT (DE), Marie Antoinette                            1

    HAMILTON, Mémoires de Grammont                             1

    LA BRUYÈRE, Caractères                                     1

    LA FONTAINE, Fables                                        1

    LA ROCHEFOUCAULD                                           1

    LE SAGE, Gil Blas                                          1

    MALHERBE, J.-B ROUSSEAU, LEBRUN                            1

    MARMONTEL, Littérature                                     3

    MASSILLON, Petit Carême                                    1

    MAURY, Éloquence                                           1

    MIGNET, Révolution française, 7 fr                         2

    MOLIÈRE, Théâtre                                           2

    MONTESQUIEU, Grandeur des Romains                          1

    MONTESQUIEU, Esprit des lois                               1

    NAPOLÉON, par M. Kermoysan                                 4

    PASCAL, Provinciales                                       1
      --    Pensées                                            1

    RACINE, Théâtre                                            1

    RACINE (LOUIS), Poëme de la Religion                       1

    REGNARD, Theâtre                                           1

    ROLAND, Histoire d'Angleterre, d'Écosse et d'Irlande       1

    ROLLIN, Traité des études                                  3
      --    Histoire ancienne                                 10
      --    Histoire romaine                                  10

    ROUSSEAU, Nouvelle Héloïse                                 1
       --     Émile                                            1
       --     Confessions                                      1
       --     Petits chefs-d'œuvre                             1

    RULHIÈRE (DE), Révolutions de Pologne                      3

    SAINT-ÉVREMOND, 4 fr.                                      1

    SCRIBE, Théâtre                                            5

    SÉVIGNÉ, Lettres complètes                                 6
       --    Choix                                             1

    SOUZA (DE), Lettres portugaises                            1

    SILVIO PELLICO, Mes Prisons                                1

    STAËL (DE), Corinne                                        1
        --      De l'Allemagne                                 1
        --      Delphine                                       1

    VIENNET, Mélanges de poésies                               1
       --    Le Cimetière du Père-Lachaise                     1

    VIES DES SAINTS                                            2

    VOLTAIRE, Commentaires sur Corneille                       1
        --    Henriade                                         1
        --    Théâtre                                          1
        --    Louis XIV                                        1
        --    Louis XV                                         1
        --    Charles XII                                      1
        --    Contes                                           1
        --    Romans                                           1

    WALCKENAER, Mémoires sur madame de Sévigné, 24 fr.         6
        --    Vie d'Horace, 8 fr.                              2
        --    Vie de la Fontaine, 8 fr.                        2
        --    Géographie des Gaules, 8 fr.                     2
        --    Lettres sur les contes des fées, 4 fr.           1


    LITTÉRATURE ANCIENNE
    (TRADUCTION FRANÇAISE).

    ARISTOPHANE, trad. par Artaud, 7 fr.                       2

    EURIPIDE, trad. par le même, 7 fr.                         2

    HÉRODOTE, traduction par Miot                              2

    HOMÈRE, Iliade, trad. par Dugas-Montbel                    1
      --    Odyssée, trad. par le même                         1


    LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE.

    ARIOSTE, L'Orlando furioso                                 2

    BOCCACE, Il Decamerone                                     2

    CAMOËNS, Os Lusiadas                                       1

    DANTE, La Divina Commedia                                  1
      --   Traduction par Artaud                               1

    GOLDONI, Commedie scelte                                   1

    TASSE, La Gerusalemme liberata                             1
      --   Traduction française                                1


TYPOGRAPHIE FIRMIN-DIDOT.--MESNIL (EURE).





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