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Title: Éducation et sociologie
Author: Durkheim, Émile
Language: French
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ÉDUCATION

ET

SOCIOLOGIE

PAR

ÉMILE DURKHEIM

Professeur à la Sorbonne.

INTRODUCTION DE PAUL FAUCONNET

Maître de conférences à la Sorbonne.

L'ÉDUCATION: SA NATURE, SON RÔLE.
NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE.
PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE.
L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE.

BIBLIOTHÈQUE DE PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE

PARIS

LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN

108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VIe

1922



ÉDUCATION ET SOCIOLOGIE

INTRODUCTION

L'œuvre pédagogique de Durkheim.


Durkheim a enseigné toute sa vie la pédagogie, en même temps que la
sociologie. À la Faculté des lettres de Bordeaux, de 1887 à 1902, il a
toujours donné, hebdomadairement, une heure de cours à la pédagogie.
Ses auditeurs étaient surtout des membres de renseignement primaire.
À la Sorbonne, c'est dans la chaire de _Science de l'Éducation_ qu'en
1902 il suppléa, qu'en 1906 il remplaça M. Ferdinand Buisson. Jusqu'à
sa mort, il y a réservé, à la pédagogie, un tiers au moins, et souvent
les deux tiers de son enseignement: cours publics, conférences pour les
membres de l'Enseignement primaire, cours aux élèves de l'École Normale
Supérieure. Cette œuvre pédagogique est presque entièrement inédite.
Nul de ses auditeurs, sans doute, ne l'a embrassée dans toute son
étendue. Nous voudrions ici la présenter en raccourci.


I

Durkheim n'a pas partagé son temps ni sa pensée entre deux activités
distinctes, coordonnées l'une à l'autre d'une manière accidentelle.
C'est par le côté où elle est un fait social qu'il aborde l'éducation:
sa doctrine de l'éducation est un élément essentiel de sa sociologie.
«Sociologue, dit-il, c'est surtout en sociologue que je vous parlerai
d'éducation. D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à
voir et à montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis,
au contraire, convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre
en évidence leur véritable nature.» L'éducation est chose éminemment
sociale.

L'observation le prouve. D'abord, dans chaque société, il y a autant
d'éducations spéciales qu'il y a de milieux sociaux différents. Et,
même dans des sociétés égalitaires comme les nôtres, qui tendent
à éliminer les différences injustes, l'éducation varie et doit
nécessairement varier, selon les professions. Sans doute, toutes
ces éducations spéciales reposent sur une base commune. Mais cette
éducation commune varie d'une société à l'autre. Chaque société se
fait un certain idéal de l'homme. C'est cet idéal «qui est le pôle de
l'éducation». Pour chaque société, l'éducation est «le moyen par lequel
elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de
sa propre existence». Ainsi, «chaque type de peuple a son éducation
qui lui est propre et qui peut servir à le définir au même titre que
son organisation morale, politique et religieuse». L'observation
des faits conduit donc à la définition suivante: «L'éducation est
l'action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont
pas encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter
et de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
destiné». Plus brièvement, «l'éducation est une socialisation... de la
jeune génération».

Mais pourquoi en est-il nécessairement ainsi? C'est «qu'en chacun de
nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
nous-mêmes et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
de sentiments et d'habitudes, qui expriment en nous, non pas notre
personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
les opinions collectives de toutes sortes. Leur ensemble forme l'être
social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
l'éducation.» Sans la civilisation, l'homme ne serait qu'un animal.
C'est par la coopération et par la tradition sociales que l'homme
s'est fait homme. Moralités, langages, religions, sciences sont des
œuvres collectives, des choses sociales. Or, c'est par la moralité
que l'homme forme en lui la volonté, qui dépasse le désir; c'est le
langage qui l'élève au-dessus de la pure sensation; c'est dans les
religions d'abord, puis dans les sciences, que s'élaborent les notions
cardinales dont est faite l'intelligence proprement humaine. «Cet
être social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive
de l'homme... C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est
formée et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces
morales... L'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
nature d'individu. La société se trouve donc, à chaque génération
nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle il lui
faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les plus
rapides, à l'être égoïste et asocial qui vient de naître, elle en
surajoute un autre, capable de mener une vie morale et sociale. Voilà
quelle est l'œuvre de l'éducation.» L'hérédité transmet les mécanismes
instinctifs qui assurent la vie organique et, chez les animaux qui
vivent en sociétés, une vie sociale assez simple. Mais elle ne suffit
pas à transmettre les aptitudes que suppose la vie sociale de l'homme,
aptitudes trop complexes pour pouvoir «se matérialiser sous la forme de
prédispositions organiques». La transmission des attributs spécifiques
qui distinguent l'homme se fait par une voie qui est sociale, comme ils
sont sociaux: c'est l'éducation.

Pour l'esprit exercé à regarder les choses de ce biais, cette
conception sociologique de la nature et du rôle de l'éducation s'impose
avec la force de l'évidence. Durkheim l'appelle: un axiome fondamental.
Disons plus exactement: une vérité d'expérience. Nous voyons
clairement, quand nous pensons en historien, que l'éducation à Sparte,
c'est la civilisation lacédémonienne faisant des Spartiates pour la
cité lacédémonienne;-—que l'éducation athénienne, au temps de Péricles,
c'est la civilisation athénienne faisant des hommes conformes au type
idéal de l'homme, tel que le conçoit Athènes à cette époque, pour la
cité athénienne et, en même temps, pour l'humanité, telle qu'Athènes se
la représente dans ses rapports avec elle. Il nous suffit d'anticiper
sur l'avenir pour comprendre comment les historiens interpréteront
l'éducation française au XXe siècle: même dans ses tentatives les
plus audacieusement idéalistes et humanitaires, elle est un produit
de la civilisation française; elle consiste à la transmettre; bref,
elle cherche à faire des hommes, conformes au type idéal de l'homme
qu'implique cette civilisation, à faire des hommes pour la France, et
aussi pour l'humanité, telle que la France se la représente dans ses
rapports avec elle.

Pourtant, cette vérité d'évidence a été généralement méconnue, surtout
au cours des derniers siècles. Philosophes et pédagogues sont d'accord
pour voir, dans l'éducation, une chose éminemment individuelle. «Pour
Kant, écrit Durkheim, pour Kant comme pour Mill, pour Herbart comme
pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet de réaliser,
en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut point de
perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce humaine
en général.» Mais cet accord n'est pas une présomption de vérité. Car
nous savons que la philosophie classique a presque toujours oublié
de considérer l'homme réel d'un temps et d'un pays, le seul qui soit
observable, pour spéculer sur une nature humaine universelle, produit
arbitraire d'une abstraction faite, sans méthode, sur un nombre très
restreint d'échantillons humains. On admet généralement aujourd'hui
que son caractère abstrait a faussé, dans une large mesure, la
spéculation politique du XVIIIe siècle, par exemple: individualiste à
l'excès, trop détachée de l'histoire, elle légifère souvent pour un
homme de convention, indépendant de tout milieu social défini. Les
progrès qu'ont accompli, au XIXe siècle, les sciences politiques, sous
l'influence de l'histoire et des philosophies inspirées de l'histoire,
progrès vers lequel s'orientent, à la fin du siècle, toutes les
sciences morales, la philosophie de l'éducation doit l'accomplir à son
tour.

L'éducation est chose sociale: c'est-à-dire qu'elle met en contact
l'enfant avec une société déterminée, et non avec la société _in
genere._ Si cette proposition est vraie, elle ne commande pas seulement
la réflexion spéculative sur l'éducation, elle doit faire sentir son
influence sur l'activité éducative elle-même. En fait, cette influence
est incontestable; en droit, elle est souvent contestée. Examinons
quelques-unes des résistances que soulève, quand il l'énonce, la
proposition de Durkheim.

On entend d'abord la protestation qu'on peut appeler universaliste ou
humaniste. Elle fera grief à la sociologie d'encourager un nationalisme
étroit, voire d'immoler les intérêts de l'humanité à ceux de l'État,
bien plus même, aux intérêts d'un régime politique. Au cours de la
guerre, on a souvent opposé l'éducation germanique à l'éducation
latine, celle-là purement nationale et tout au bénéfice de l'État,
celle-ci libérale et humaine. Sans doute, a-t-on dit, l'éducation élève
l'enfant pour la Patrie, mais aussi pour l'Humanité. Bref, de diverses
manières, on établit un antagonisme entre ces termes: éducation
sociale, éducation humaine, société et humanité. Or la pensée de
Durkheim plane bien au-dessus d'objections de ce genre. Il n'a jamais
eu l'intention, comme éducateur, de faire prévaloir les fins nationales
sur les fins humaines. Dire que l'éducation est chose sociale, ce
n'est pas formuler un programme d'éducation; c'est constater un
fait. Durkheim tient ce fait pour vrai, partout, quelle que soit la
tendance qui prévaut, ici ou là. Le cosmopolitisme n'est pas moins
social que le nationalisme. Il y a des civilisations qui poussent
l'éducateur à mettre sa Patrie au-dessus de tout, d'autres qui le
poussent à subordonner les fins nationales aux fins humaines, ou mieux,
à les harmoniser. L'idéal universaliste est lié à une civilisation
synthétique qui tend à combiner toutes les autres. D'ailleurs, dans
le monde contemporain, chaque nation a son cosmopolitisme, son
humanisme propre, où se reconnaît son génie. Quelle est, en fait,
pour nous, Français du XXe siècle, la valeur relative des devoirs
envers l'Humanité et des devoirs envers la Patrie; comment peuvent-ils
entrer en conflit; comment peut-on les concilier? Nobles et difficiles
questions, que le sociologue ne résout pas, au profit du nationalisme,
en définissant, comme il le fait, l'éducation. Quand il abordera ces
problèmes, il aura les mains libres. Reconnaître le caractère social
qui appartient réellement à l'éducation, ne préjuge rien de la manière
dont on analysera les forces morales, qui sollicitent l'éducateur dans
des directions diverses ou opposées.

La même réponse vaudra contre les objections individualistes.
Durkheim définit l'éducation une socialisation de l'enfant. Mais
alors, pensent quelques-uns, que deviennent la valeur de la personne
humaine, l'initiative, la responsabilité, le perfectionnement propres
de l'individu. On est si accoutumé à opposer la société à l'individu,
que toute doctrine, qui fait du mot société un usage fréquent,
semble sacrifier l'individu. Ici encore, on se méprend. Si un homme
a été un individu, une personne, dans tout ce que le terme implique
d'originalité créatrice et de résistance aux entraînements collectifs,
c'est Durkheim. Et sa doctrine morale correspond si bien à son propre
caractère qu'on n'avancerait pas un paradoxe, en donnant à cette
doctrine le nom d'individualisme. Son premier ouvrâge, _la Division
du Travail social_, propose toute une philosophie de l'histoire,
où la genèse, la différenciation, l'affranchissement de l'individu
apparaissent comme le trait dominant du progrès de la civilisation,
l'exaltation de la personne humaine, comme son terme actuel. Et cette
philosophie de l'histoire aboutit à cette règle morale: distingue-toi,
sois une personne. Comment donc une pareille doctrine verrait-elle,
dans l'éducation, je ne sais quel procédé de dépersonnalisation?
Si faire une personne est actuellement le but de l'éducation, et
si éduquer, c'est socialiser, concluons donc que, selon Durkheim,
il est possible d'individualiser en socialisant. Telle est bien sa
pensée. On pourra discuter la manière dont il conçoit l'éducation de
l'individualité. Mais sa définition de l'éducation est d'un penseur
qui, pas un instant, ne méconnaît ou ne sous-estime le rôle ni la
valuer de l'individu. Et il faut signaler aux sociologues que c'est
dans son analyse de l'éducation qu'ils apercevront le mieux le fond de
la pensée de Durkheim, sur les rapports de la société et de l'individu
et sur le rôle des individus d'élite dans le progrès social.

Au nom de l'idéal, enfin, il arrive qu'on résiste au réalisme de
Durkheim. On lui reprochera d'humilier la raison et de décourâger
l'effort, comme s'il se faisait l'apologiste systématique de ce qui
est, et restait indifférent à ce qui doit être. Pour comprendre
comment, au contraire, ce réalisme sociologique lui parait apte à
diriger l'action, voyons quelle idée il s'est faite de la pédagogie.


II

Tout l'enseignement de Durkheim répond à un besoin profond de son
esprit, qui est l'exigence essentielle de l'esprit scientifique
lui-même. Durkheim éprouve une véritable répulsion pour les
constructions arbitraires, pour les programmes d'action qui traduisent
seulement les tendances de leur auteur. Il a besoin de réfléchir sur
un donné, sur une réalité observable, sur ce qu'il appelle une chose.
Considérer les faits sociaux comme des choses, telle est la première
règle de sa méthode. Quand il prenait la parole sur des sujets de
morale, on le voyait d'abord présenter des faits, des choses; et sa
mimique même marquait que, bien qu'il s'agît de choses spirituelles,
non matérielles, il ne se bornait pas à analyser des concepts, mais
qu'il saisissait, montrait, maniait des réalités. L'éducation est
une chose, ou, d'un autre mot, un fait. En fait, dans toutes les
sociétés, il se donne une éducation. Conformément à des traditions, à
des habitudes, à des règles explicites ou implicites, dans un cadre
déterminé d'institutions, avec un outillâge propre, sous l'influence
d'idées et de sentiments collectifs, en France, au XXe siècle, des
éducateurs éduquent, des enfants sont éduqués. Tout cela peut être
décrit, analysé, expliqué. La notion d'une science de l'éducation
est donc une idée parfaitement claire. Elle a pour rôle unique de
connaître, de comprendre ce qui est. Elle ne se confond ni avec
l'activité effective de l'éducateur, ni même avec la pédagogie, qui
vise à diriger cette activité. L'éducation est son objet: entendons
par là, non pas qu'elle tend aux mêmes fins que l'éducation, mais au
contraire qu'elle la suppose, puisqu'elle l'observe.

Cette science, Durkheim ne conteste nullement qu'elle soit, dans une
large mesure, d'ordre psychologique. Seule, la psychologie, appuyée sur
la biologie, élargie par la pathologie, permet de comprendre pourquoi
l'enfant humain a besoin d'éducation, en quoi il diffère de l'adulte,
comment se forment et évoluent ses sens, sa mémoire, ses facultés
d'association, d'attention, son imagination, sa pensée abstraite, son
langage, ses sentiments, son caractère, sa volonté. La psychologie
de l'enfant, rattachée à celle de l'homme adulte, complétée par la
psychologie propre de l'éducateur, telle est l'une des voies par où la
science peut aborder l'étude de l'éducation. L'idée est universellement
reçue.

Mais la psychologie n'est qu'une des deux voies d'accès possibles.
Qui la suit exclusivement s'expose à n'aborder le fait éducation
que par l'une de ses deux faces. Car la psychologie est évidemment
incompétente, quand il s'agit de dire, non plus ce qu'est l'enfant, qui
reçoit l'éducation, sa manière propre de l'assimiler et d'y réagir,
mais la nature même de la civilisation que l'éducation transmet et
de l'outillâge qu'elle emploie pour le transmettre. La France du
XXe siècle a quatre enseignements: primaire, secondaire, supérieur,
technique, dont les rapports ne sont pas du tout ce qu'ils sont
en Allemagne, en Angleterre ou aux États-Unis. Son enseignement
secondaire porte sur le français, les langues classiques, les langues
vivantes, l'histoire, les sciences; vers 1600, il portait exclusivement
sur le latin et le grec; au moyen âge, sur la dialectique. Notre
enseignement fait une part à la méthode intuitive et expérimentale;
celui des États-Unis une part bien plus grande; l'éducation médiévale
et humaniste était exclusivement livresque. Or, il est clair que les
institutions scolaires, les disciplines, les méthodes sont des faits
sociaux. Le livre lui-même est un fait social; le culte du livre,
le déclin de ce culte dépendent de causes sociales. On ne voit pas
comment la psychologie pourrait en connaître. L'éducation physique,
morale, intellectuelle, que donne une société, à un moment de son
histoire, est manifestement du ressort de la sociologie. Pour étudier
scientifiquement l'éducation, comme un fait donné à l'observation, la
sociologie doit collaborer avec la psychologie. Sous l'un de ses deux
aspects, la science de l'éducation est une science sociologique. C'est
de ce biais que Durkheim l'abordait.

Ce faisant, il frayait une voie nouvelle, poussé par la logique
interne de sa propre pensée, précurseur, et non imitateur, de
doctrines aujourd'hui fort en vogue, que la sienne dépasse en netteté
et en fécondité. L'Allemagne a créé le terme _Sozialpädagogik_, les
États-Unis, le terme _Educational Sociology_, qui marquent assurément
la même tendance[1]. Mais, sous ces mots, se mêlent encore souvent des
choses bien distinctes, par exemple, d'une part, une orientation plus
ou moins incertaine vers l'étude sociologique de l'éducation, telle
que Durkheim la conçoit, et, d'autre part, un système d'éducation
qui se préoccupe plus particulièrement de préparer l'homme à la
vie sociale, de former le citoyen: _Staatsbürgerliche Erziehung_,
comme l'appelle Kerschensteiner[2]. L'idée américaine d'_Educational
Sociology_ s'applique confusément à l'étude sociologique de l'éducation
et, en même temps, à l'introduction de la sociologie dans les classes,
comme matière d'enseignement. La science de l'éducation, définie par
Durkheim, est sociologique, dans une acception beaucoup plus claire du
terme.

Quant à ce qu'il entend par _Pédagogie_, ce n'est ni l'activité
éducative elle-même, ni la science spéculative de l'éducation. C'est
la réaction systématique de la seconde sur la première, l'œuvre de
la réflexion qui cherche, dans les résultats de la psychologie et de
la sociologie, des principes pour la conduite ou pour la réforme de
l'éducation. Ainsi conçue, la pédagogie peut être idéaliste, sans
verser dans l'utopie.

Que bon nombre de pédagogues illustres aient cédé à l'esprit de
système, assigné à l'éducation un but inaccessible ou arbitrairement
choisi, proposé des procédés artificiels, non seulement Durkheim ne le
nie pas, mais il met mieux en garde que quiconque contre leur exemple.
La sociologie combat ici l'ennemi qu'elle a l'habitude de trouver en
face d'elle: dans tous les domaines, en morale, en politique, même
en économie politique, l'étude scientifique des institutions a été
précédée par une philosophie essentiellement _artificialiste_, qui
prétendait formuler des recettes pour assurer aux individus ou aux
peuples le maximum de bonheur, sans connaître d'abord suffisamment
leurs conditions d'existence. Rien n'est plus contraire aux habitudes
intellectuelles du sociologue que de dire d'emblée: voici comme il faut
élever l'enfant, en faisant table rase de l'éducation qu'on lui donne
réellement. Cadres scolaires, programmes d'enseignement, méthodes,
traditions, habitudes, tendances, idées, idéaux des maîtres, ce sont là
des faits, dont elle cherche à découvrir pourquoi ils sont ce qu'ils
sont, bien loin de prétendre d'abord les changer. Si l'éducation
française est largement traditionnelle, peu disposée à se couler dans
les formes techniques de méthodes concertées; si elle fait largement
crédit aux facultés d'intuition, de tact, d'initiative des maîtres;
si elle est respectueuse de l'évolution libre de l'enfant; si même
elle résulte, pour la majeure partie, non de l'action systématique des
maîtres, mais de l'action diffuse et non volontaire du milieu, c'est
là un fait, qui a ses causes, et qui répond, en gros, aux conditions
d'existence de la société française. La pédagogie, inspirée par la
sociologie, ne risque donc pas de se faire l'apologiste d'un _système_
aventureux, ou de conseiller une _mécanisation_ de l'enfant, qui
contrarierait son développement spontané. Ainsi, tombent les objections
de penseurs éminents, qui s'obstinent à opposer Éducation et Pédagogie,
comme si réfléchir sur l'action qu'on exerce, c'était nécessairement se
condamner à fausser cette action.

Mais ce n'est pas à dire que la réflexion scientifique soit
pratiquement stérile, et que le réalisme soit le fait de l'esprit
conservateur, qui accepte paresseusement tout ce qui est Savoir, pour
prévoir et pourvoir, disait Auguste Comte, de la science positive.
En fait, mieux on connaît la nature des choses, mieux on a chance de
l'utiliser efficacement. L'éducateur est obligé, par exemple, de manier
l'attention de l'enfant. Personne ne niera qu'il la maniera mieux, s'il
en connaît plus exactement la nature. La psychologie comporte donc
des applications pratiques, dont la pédagogie formule les règles pour
l'éducation. De la même façon, la science sociologique de l'éducation
peut comporter des applications pratiques. En quoi consiste la
laïcisation de la moralité? Quelles sont ses causes? D'où proviennent
les résistances qu'elle soulève? Quelles difficultés l'éducation morale
a-t-elle à vaincre, quand elle se dissocie de l'éducation religieuse?
Problème manifestement social, problème d'actualité pour les sociétés
contemporaines: comment contester que son étude désintéressée puisse
conduire à formuler des règles pédagogiques, dont l'instituteur
français du XXe siècle aurait avantage à s'inspirer, dans sa pratique
éducative? Les crises sociales, les conflits sociaux ont des causes:
cela ne veut pas dire qu'il soit interdit de leur chercher des issues
et des remèdes. Les institutions ne sont ni absolument plastiques, ni
absolument réfractaires à toute modification délibérée. Les adapter
prudemment à leur rôle respectif, les adapter les unes aux autres et
chacune d'elles à la civilisation où elles s'incorporent: il y a là un
beau champ d'action pour une _politique_ rationnelle, et, s'il s'agit
des institutions de l'éducation, pour une _pédagogie_ rationnelle, ni
conservatrice ni révolutionnaire, efficace dans les limites où l'action
délibérée de l'homme peut être efficace.

Ainsi peuvent se concilier le réalisme et l'idéalisme. Les idéaux sont
des réalités. En fait, par exemple, la France contemporaine a un idéal
intellectuel; elle conçoit un type idéal d'intelligence qu'elle propose
à l'enfant. Mais cet idéal est complexe et confus. Les publicistes, qui
prétendent l'exprimer, n'en montrent généralement chacun qu'une des
faces, un des éléments: éléments de provenance, d'âge et, pour ainsi
dire, d'orientation divers, solidaires, les uns de certaines tendances
sociales, les autres de tendances différentes ou opposées. Il n'est pas
impossible de traiter cet idéal complexe comme une chose, c'est-à-dire
d'en analyser les composants, de déterminer leur genèse, leurs
causes et les besoins auxquels ils correspondent. Mais cette étude,
d'abord toute désintéressée, est la meilleure préparation au choix
qu'une volonté raisonnable peut se proposer de faire entre les divers
programmes d'enseignement concevables, entre les règles à suivre pour
l'application du programme choisi. On pourrait répéter la même chose,
_mutatis mutandis_, de l'éducation morale, et des questions de détail,
aussi bien que des problèmes les plus généraux. Bref, l'opinion, le
législateur, l'administration, les parents, les maîtres ont, à tout
instant, des choix à faire, qu'il s'agisse de réformer profondément
les institutions ou de les faire fonctionner au jour le jour. Or, ils
travaillent sur une matière résistante qui ne se laisse pas manier
arbitrairement: milieu social, institutions, habitudes, traditions,
tendances collectives. La pédagogie, en tant qu'elle dépend de la
sociologie, est la préparation rationnelle de ces choix.

Durkheim attachait la plus haute importance, non seulement comme
savant, mais comme citoyen, à cette conception rationaliste de
l'action. Hostile à l'agitation réformiste, qui trouble sans améliorer,
surtout aux réformes négatives, qui détruisent sans remplacer, il avait
cependant le sens et le goût de l'action. Mais, pour que l'action fût
féconde, il voulait qu'elle portât sur ce qui est possible, limité,
défini, déterminé dans les conditions sociales où elle s'exerce. Son
enseignement pédagogique, s'adressant à des éducateurs, a toujours eu
un caractère immédiatement pratique. Absorbé par ses autres travaux,
il n'a pas eu le temps de s'appliquer à des recherches purement
spéculatives sur l'éducation. Dans ses cours, les sujets sont abordés
selon la méthode scientifique définie tout à l'heure. Mais le choix
des sujets est dicté par les difficultés pratiques que rencontre
l'éducateur public dans la France contemporaine, et c'est à des
conclusions pédagogiques que le professeur aboutit.


III

Durkheim a laissé le manuscrit, complètement rédigé, d'un cours en
dix-huit leçons sur l'_Éducation morale à l'École primaire._ En voici
l'économie générale. La première leçon est une introduction sur la
morale laïque. Durkheim y définit la tâche morale qui, dans la France
contemporaine, incombe à l'instituteur: il s'agit, pour lui, de donner
une éducation morale laïque, rationaliste. Cette laïcisation de la
moralité est commandée par tout le développement historique. Mais elle
est difficile. La religion et la moralité ont été, dans l'histoire de
la civilisation, si intimement unies, que leur dissociation nécessaire
ne saurait être une opération simple. Si l'on se contente de vider
la moralité de tout contenu religieux, on la mutile. Car la religion
exprime, à sa manière, dans un langage symbolique, des choses vraies.
Ces vérités, il ne faut pas les laisser perdre, avec les symboles
qu'on élimine; il faut les retrouver, en les projetant sur le plan de
la pensée laïque. Les systèmes rationalistes, surtout les systèmes
non-métaphysiques, ont généralement présenté, de la moralité, une imâge
beaucoup trop simplifiée. En se faisant sociologique, l'analyse morale
peut donner un fondement rationnel, ni religieux ni métaphysique, à une
moralité aussi complexe, plus riche même, sous certains rapports, que
la moralité religieuse traditionnelle, et remonter jusqu'aux sources
d'où jaillissent les forces morales les plus énergiques.

Les leçons qui suivent se groupent en deux parties bien distinctes, et
ce plan illustre ce que nous avons dit de la contribution qu'apportent
respectivement, à la pédagogie, la sociologie d'une part, la
psychologie de l'autre. La première partie étudie la moralité en
elle-même, c'est-à-dire la civilisation morale que l'éducation transmet
à l'enfant: c'est une analyse sociologique. La seconde étudie la nature
de l'enfant qui devra s'assimiler cette moralité: ici la psychologie
est au premier plan.

Les huit leçons que Durkheim a consacrées à l'analyse de la moralité
sont ce qu'il a laissé de plus achevé sur ce sujet, puisque la mort
l'a interrompu au moment où il rédigeait, pour la publication, les
prolégomènes de sa _Morale._ Elles sont à rapprocher des pages qui ont
paru dans le _Bulletin de la Société française de philosophie_ sur _La
détermination du fait moral._ Il n'y traite pas des divers devoirs,
mais des caractères généraux de la moralité. C'est l'équivalent, chez
lui, de ce que les philosophes appellent la Morale théorique. Mais la
méthode qu'il applique renouvelle le sujet.

On conçoit aisément comment la sociologie peut étudier ce que sont,
en fait, la famille, l'État, la propriété, le contrat. Mais, quand il
s'agit du Bien et du Devoir, il semble qu'on ait affaire à de purs
concepts, non à des institutions, et qu'une méthode d'analyse abstraite
s'impose ici, à défaut d'une observation inapplicable. Voici le biais
par où Durkheim aborde son sujet. L'éducation morale a, sans doute,
pour rôle d'initier l'enfant aux divers devoirs, de susciter en lui les
vertus particulières, prises une à une. Mais elle a aussi pour rôle de
développer en lui l'aptitude générale à la moralité, les dispositions
fondamentales qui sont à la racine de la vie morale, de constituer
en lui l'agent moral, prêt aux initiatives qui sont la condition du
progrès. Quels sont, en fait, dans la société française contemporaine,
les éléments du tempérament moral, dont la réalisation est le but vers
lequel doit tendre l'éducation morale générale? Ces éléments, on peut
les décrire, comprendre leur nature et leur rôle. Et c'est, en somme,
cette description qui forme le contenu des morales dites théoriques.
Chaque philosophe définit, à sa manière, ces éléments fondamentaux.
Mais il construit, plutôt qu'il ne décrit. Nous pouvons refaire le même
travail, en prenant pour objet, non plus notre idéal personnel, mais
l'idéal qui est, en fait, celui de notre civilisation. Ainsi l'étude de
l'éducation morale nous permet de saisir, dans les faits, les réalités
auxquelles correspondent les concepts très abstraits que manient les
philosophes. Elle met la science des mœurs en mesure d'observer ce
qu'est la moralité, dans ses caractères les plus généraux, parce que,
dans l'éducation, nous apercevons la moralité au moment où elle se
transmet, au moment où, par conséquent, elle se distingue le plus
nettement des consciences individuelles, dans la complexité desquelles
elle est, habituellement, enveloppée.

Durkheim ramène à trois ces éléments fondamentaux de notre moralité.
Ce sont l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'esprit
d'autonomie. Indiquons, à titre d'exemple, quel plan suit Durkheim
dans l'analyse du premier élément. L'esprit de discipline est, à la
fois, le sens et le goût de la régularité, le sens et le goût de la
limitation des désirs, le respect de la règle, qui impose à l'individu
l'inhibition des impulsions et l'effort. Pourquoi la vie sociale
exige-t-elle régularité, limitation et effort? Puis, comment l'individu
trouve-t-il, finalement, à accepter ces exigences pénibles, les
conditions de son propre bonheur? Répondre à ces questions, c'est dire
quelle est la fonction de la discipline. Comment la société est-elle
apte à imposer la discipline et, notamment, à éveiller dans l'individu
le sentiment du respect dû à l'autorité d'un impératif catégorique,
qui apparaît comme transcendant? Répondre à cette question, c'est
traiter de la nature de la discipline et de son fondement rationnel.
Pourquoi, enfin, la règle peut-elle et doit-elle être conçue comme
indépendante de tout symbolisme religieux et même métaphysique? En
quoi cette laïcisation de la discipline modifie-t-elle le contenu même
de l'idée de discipline, ce qu'elle exige et ce qu'elle permet? Ici,
nous rattachons la nature et la fonction de la discipline, non plus
aux conditions de la civilisation en général, mais aux conditions
particulières d'existence de la civilisation où nous vivons. Et nous
recherchons si notre esprit de discipline, à nous, Français, est bien
tout ce qu'il doit être, s'il n'est pas pathologiquement affaibli, et
comment l'éducation, tout en respectant ses caractères propres, peut
améliorer notre moralité nationale.

Une analyse symétrique s'applique à l'esprit d'abnégation. Qu'est-il,
à quoi sert-il, du point de vue de la société, comme du point de vue
de l'individu? Quelles sont les fins auxquelles nous, Français du XIXe
siècle, nous devons nous dévouer? Quelle est la hiérarchie de ces fins,
et d'où proviennent, comment peuvent se concilier leurs antagonismes
partiels?--Mêmes questions pour l'esprit d'autonomie. L'analyse de
ce dernier élément est particulièrement féconde, parce qu'il s'agit
ici d'un des traits les plus récents de la moralité, du trait le plus
caractéristique de la moralité laïque et rationaliste de nos sociétés
démocratiques.

Ces indications sommaires suffisent à marquer l'une des principales
supériorités de la méthode suivie par Durkheim. Il réussit à montrer
toute la complexité, toute la richesse de la vie morale, richesse faite
d'oppositions qui ne peuvent jamais être que partiellement fondues
dans une synthèse harmonieuse, richesse telle qu'aucun individu, si
grand soit-il, ne peut jamais aspirer à porter en lui, à leur plus
haut degré de développement, tous ces éléments et, ainsi, à réaliser,
intégralement, en lui seul, la moralité tout entière. Personnellement,
Durkheim, comme l'avait été Kant, fut avant tout un homme de volonté
et de discipline. De la moralité, c'est l'aspect kantien qu'il voit
d'abord et le plus nettement. Et l'on a parfois voulu faire, de la
contrainte, la seule action qu'exerçait, selon lui, la société sur
l'individu. Sa véritable doctrine est infiniment plus compréhensive, et
il n'y a peut-être pas de philosophie morale qui le soit au même degré.
Il a bien montré, par exemple, que les forces morales, qui contraignent
et même violentent la nature animale de l'homme, exercent aussi, sur
l'homme, une attraction, une séduction, et que c'est à ces deux aspects
du fait moral que répondent les deux notions du devoir et du bien. Et
il a montré que, vers ces deux pôles, s'orientaient deux activités
morales distinctes, dont ni l'une ni l'autre n'est étrangère à l'agent
moral bien constitué, mais qui, selon que prévaut l'une ou l'autre,
distinguent les agents moraux en deux types différents, l'homme du
sentiment, de l'enthousiasme, chez qui domine l'aptitude à se donner,
et l'homme de volonté, plus froid et plus austère, chez qui domine le
sens de la règle. L'eudémonisme, l'hédonisme ont eux-mêmes leur place
dans la vie morale: il faut, disait un jour Durkheim, qu'il y ait des
épicuriens. Ainsi, des disparates, même des contraires, se fondent dans
la richesse de la civilisation morale, richesse que l'analyse abstraite
des philosophes se condamne généralement à appauvrir, parce qu'elle
veut, par exemple, déduire l'idée du bien de celle du devoir, concilier
les concepts d'obligation et d'autonomie, et réduire ainsi au jeu
logique de quelques idées simples une réalité très compliquée.

Les neuf leçons qui forment la deuxième partie du cours abordent le
problème proprement pédagogique. On vient de dénombrer et de définir
les éléments de la moralité qu'il s'agit, pour nous, de constituer
chez l'enfant. Comment la nature de l'enfant se prête-t-elle à la
recevoir, quelles ressources, quels ressorts, mais aussi quels
obstacles y rencontre l'éducateur? Les titres des leçons suffisent
à indiquer la marche de la pensée: _la discipline et la psychologie
de l'enfant_ d'abord, _la discipline scolaire, la pénalité et les
récompenses scolaires_; puis _l'altruisme chez l'enfant et l'influence
du milieu scolaire sur la formation du sens social_; enfin l'influence
générale de l'enseignement des sciences, des lettres, de l'histoire,
de la morale elle-même, et aussi de la culture esthétique, sur la
formation de l'esprit d'autonomie.

L'autonomie est l'attitude d'une volonté qui accepte la règle,
parce qu'elle la reconnaît rationnellement fondée. Elle suppose
l'application, libre mais méthodique, de l'intelligence à l'examen des
règles que l'enfant reçoit d'abord, toutes faites, de la société dans
laquelle il grandit, mais que, bien loin de les accepter passivement,
il doit, peu à peu, apprendre à vivifier, à concilier, à épurer de
leurs éléments caducs, à réformer, pour les adapter aux conditions
d'existence, changeantes, de la société dont il devient un membre
actif. C'est, dit Durkheim, la science qui confère l'autonomie. Elle
seule apprend à reconnaître ce qui est fondé dans la nature des choses,
nature physique, mais aussi nature morale, ce qui est inéluctable, ce
qui est modifiable, ce qui est normal, quelles sont donc les limites
de l'action efficace pour améliorer la nature, nature physique, nature
morale. Tout l'enseignement a, de ce point de vue, une destination
morale, celui des sciences cosmologiques, mais surtout l'enseignement
de l'homme lui-même, par l'histoire et par la sociologie. Et c'est
ainsi que l'éducation morale complète réclame, aujourd'hui, un
enseignement de la morale: deux choses que Durkheim distingue
nettement, bien que la seconde serve à achever la première. Il lui
paraît indispensable, même à l'École primaire, que le maître enseigne
à l'enfant ce que sont les sociétés où il est appelé à vivre: famille,
corporation, nation, communauté de civilisation qui tend à incorporer
l'humanité tout entière; comment elles se sont formées et transformées;
quelle action elles exercent sur l'individu et quel rôle il y joue. Du
cours qu'il a fait plusieurs fois sur cet _Enseignement de la morale à
l'École primaire_, nous n'avons que des ébauches de rédaction ou des
plans de leçons. Durkheim y montre, aux instituteurs, comment il est
possible de traduire, pour les mettre à la portée des intelligences
enfantines, les résultats de ce qu'il appelait la «Physiologie du
droit et des mœurs». C'est la vulgarisation de la science des mœurs, à
laquelle il a, par ailleurs, consacré la majeure partie de ses ouvrages
et de ses cours.


IV

L'_Éducation intellectuelle à l'École primaire_ fait l'objet d'un
cours, complètement rédigé, lui aussi, parallèle à celui qui concerne
l'éducation morale et construit à peu près sur le même plan. Durkheim
en était moins satisfait: il sentait la difficulté de mettre au point
son travail. C'est que l'idéal intellectuel de notre démocratie est
moins défini que son idéal moral, son étude scientifique a été moins
préparée, la matière est plus nouvelle.

Ici encore, deux parties d'orientations différentes: l'une regarde
le but visé, l'autre les moyens employés; la première demande à la
sociologie de définir le type intellectuel que notre société s'efforce
de réaliser; l'autre demande à la logique et à la psychologie quel
apport chaque discipline fournit, quelles ressources, quels ressorts,
quelles résistances l'esprit de l'enfant présente à l'éducateur qui
travaille à la réalisation de ce type. Parmi les leçons purement
psychologiques, signalons seulement celles qui traitent de l'attention:
elles témoignent de ce que Durkheim pouvait faire, quand il
s'appliquait à la psychologie.

Pour assigner à l'éducation intellectuelle primaire un but déterminé,
Durkheim étudie les origines de l'Enseignement primaire et recherche
comment il a, en fait, pris conscience de sa nature et de son
rôle propres. Il s'est développé postérieurement à l'enseignement
secondaire, et s'est défini, dans quelque mesure, par opposition
avec lui. C'est chez deux de ses principaux initiateurs, Comenius et
Pestalozzi, que Durkheim cherche à saisir son idéal en formation.
Tous deux se sont demandé comment un enseignement pouvait être à la
fois encyclopédique et élémentaire,--donner une idée du tout, former
un esprit juste et équilibré, c'est-à-dire capable d'appréhender le
réel tout entier, sans en méconnaître aucun élément essentiel,--mais
aussi s'adresser à tous les enfants sans exception, dont le plus grand
nombre devra se contenter de notions sommaires, faciles à assimiler
rapidement. Par l'interprétation critique des tentatives de Comenius
et de Pestalozzi, Durkheim élabore sa détermination de l'idéal à
réaliser. Comme la moralité, l'intellectualité requise chez le Français
contemporain exige la constitution, dans l'esprit, d'un certain nombre
d'aptitudes fondamentales. Durkheim les appelle des _catégories_,
notions-mères, centres d'intelligibilité, qui sont les cadres et
les outils de la pensée logique. Entendez, par catégories, non pas
seulement les formes les plus abstraites de la pensée, la notion de
cause ou celle de substance, mais les idées, plus riches de contenu,
qui président à notre interprétation du réel, à notre interprétation
actuelle: _notre_ idée du monde physique, _notre_ idée de la vie,
_notre_ idée de l'homme, par exemple. Ces catégories, on ne voit pas
qu'elles soient innées à l'esprit humain. Elles ont une histoire;
elles se sont, peu à peu, construites au cours de l'évolution de la
civilisation et, dans notre civilisation, par le développement des
sciences physiques et morales. Un bon esprit est un esprit dont les
idées maîtresses, qui règlent l'exercice de la pensée, sont en harmonie
avec les sciences fondamentales, telles qu'elles sont actuellement
constituées: ainsi armé, cet esprit peut se mouvoir dans la vérité,
telle que nous la concevons. Il faut donc enseigner à l'enfant les
éléments des sciences fondamentales, disons mieux, des disciplines
fondamentales, pour bien marquer que la grammaire ou l'histoire, par
exemple, coopèrent, elles aussi, et au plus haut degré, à la formation
de l'entendement.

Avec tant de grands pédagogues, Durkheim s'accorde donc à demander
ce qu'on appelle, d'un terme barbare, la culture _formelle_: former
l'esprit, non le remplir; ce n'est pas pour l'utilité qu'elles
procurent que valent surtout les connaissances. Rien de moins
utilitaire que cette conception de l'instruction. Mais son formalisme
est original et s'oppose nettement à celui d'un Montaigne, à celui
des humanistes. En effet, la transmission, par le maître à l'élève,
d'un savoir positif, l'assimilation par l'enfant d'une _matière_ lui
paraît être la condition d'une véritable formation intellectuelle.
On en voit la raison: l'analyse sociologique de l'entendement
entraîne des conséquences pédagogiques. La mémoire, l'attention,
la faculté d'association sont des dispositions congénitales chez
l'enfant, que l'exercice développe, dans le champ de la seule
expérience individuelle, quel que soit l'objet auquel ces facultés
s'appliquent. Les idées directrices élaborées par notre civilisation
sont, au contraire, des idées collectives qu'il faut transmettre à
l'enfant, parce qu'il ne saurait les élaborer seul. On ne refait pas
la science, par son expérience propre, parce qu'elle est sociale
et non individuelle; on l'apprend. Sans doute, elle ne se transvase
pas d'un esprit dans un autre: c'est le vase même, c'est-à-dire
l'intelligence, qu'il s'agit, par et sur la science, de modeler.
Ainsi, quoique les idées directrices soient des formes, il n'est pas
possible de les transmettre vides. Auguste Comte disait déjà qu'on ne
peut étudier la logique sans la science, la méthode des sciences sans
leur doctrine, s'initier à leur esprit sans s'assimiler quelques-uns
de leurs résultats. Durkheim pense avec lui qu'il faut apprendre des
choses, acquérir du savoir, abstraction faite même de la valeur propre
des connaissances, parce que des connaissances sont nécessairement
impliquées dans les formes constitutives de l'entendement.

Pour apercevoir tout ce que Durkheim tire de ces principes, il faudrait
entrer dans le détail de la seconde partie du cours. Il y étudie
successivement la didactique de quelques enseignements fondamentaux:
les mathématiques et les catégories de nombre et de forme; la physique
et la notion de réalité; la géographie et la notion de milieu
planétaire; l'histoire et les notions de durée et de développement
historiques. L'énumération est incomplète. Ailleurs, Durkheim a
traité de l'éducation logique par les langues. Il donne seulement
des exemples. La collaboration des spécialistes serait d'ailleurs
nécessaire pour suivre, dans le détail, toutes les conséquences
didactiques des principes posés.

Boit, par exemple, la notion de durée historique. L'histoire est
le développement, dans le temps, des sociétés humaines. Mais ce
temps dépasse infiniment les durées que connaît l'individu, dont il
a l'expérience directe. L'histoire ne peut avoir de sens pour un
esprit qui ne possède pas une certaine représentation de cette durée
historique; un bon esprit est, notamment, un esprit qui la possède.
Or l'enfant ne peut pas construire seul cette représentation, dont les
éléments ne lui sont pas fournis par la sensation, ni par la mémoire
individuelle. Il faut donc l'aider à la construire. En fait, c'est
l'une des fonctions que remplit l'enseignement historique. Mais il la
remplit, peut-on dire, sans le vouloir expressément. Il est remarquable
que le maître sente rarement l'inanité des dates et la nécessité de
travailler systématiquement à leur donner une signification. On apprend
à l'enfant: bataille de Tolbiac, 496. Comment l'enfant attacherait-il à
cette date un sens précis, alors que la représentation d'un passé, même
prochain, lui est si difficile? Tout un travail est nécessaire, dont
les étapes pourraient être les suivantes: donner l'idée d'un siècle,
en ajoutant, l'une à l'autre, la durée de trois ou quatre générations;
celle de l'ère chrétienne, en expliquant pourquoi la naissance du
Christ a été choisie comme origine. Entre le point de départ et
l'époque actuelle, jalonner la durée par des points de repère concrets,
biographies de personnages ou événements symboliques. Constituer ainsi
un premier canevas, dont on serrera peu à peu la trame. Puis, faire
sentir que le point initial de l'ère est conventionnel, qu'il y a
d'autres ères, d'autres histoires que la nôtre, que ces ères flottent
elles-mêmes dans une durée à laquelle la chronologie humaine ne
s'applique plus, que les premiers commencements nous échappent, etc.
Combien peu, parmi nous, se rappellent avoir reçu, de leurs professeurs
d'histoire, des leçons inspirées de pareils principes. Nous avons
bien acquis, à la longue, les notions dont il s'agit; on ne peut pas
dire que, sauf exception, elles aient été méthodiquement constituées.
L'un des résultats essentiels de l'enseignement historique est donc à
peu près obtenu, en fait, sans être clairement aperçu ni voulu. Or la
brièveté de l'éducation primaire exige qu'on marche tout droit au but,
si cette éducation veut donner sa pleine efficacité.

On peut dire que, jusqu'à nos jours, l'enseignement grammatical et
littéraire est le seul qui ait eu pleinement conscience de son rôle
logique: il apprend _pour former_; les connaissances qu'il transmet
sont volontairement utilisées à la constitution de l'entendement. Dans
quelque mesure, l'enseignement mathématique s'assigne le même rôle: ici
déjà, pourtant, la fonction éducative, créatrice des connaissances est
souvent perdue de vue, et les connaissances appréciées en elles-mêmes.
On le voit, la didactique de Durkheim s'apparente, en la renouvelant,
à celle de Herbart. Mise à sa place dans l'histoire des doctrines
pédagogiques, elle paraît trancher le conflit du _formalisme_ et de son
contraire, l'opposition du savoir et de la culture. Elle fournit le
principe qui permettra seul de résoudre les difficultés où se débattent
nos enseignements primaire et secondaire, pris entre les aspirations
encyclopédiques et le juste sentiment des dangers qu'elles font naître.
Chacune des disciplines fondamentales implique une philosophie latente,
c'est-à-dire un système de notions cardinales, qui résument les
caractères les plus généraux des choses, telles que nous les concevons,
et qui commandent leur interprétation. C'est cette philosophie,
fruit du travail accumulé des générations, qu'il faut transmettre à
l'enfant, parce qu'elle constitue l'ossature même de l'intelligence.
_Philosophique_ et _élémentaire_ ne sont pas des termes qui s'excluent.
Bien au contraire: l'enseignement le plus élémentaire doit être le plus
philosophique. Mais il va de soi que ce qu'on appelle ici philosophie
ne doit pas être exposé sous forme abstraite. Elle doit se dégager de
l'enseignement le plus familier, sans jamais se formuler. Mais, pour
s'en dégager ainsi, il faut d'abord qu'elle l'inspire.


V

L'éducation intellectuelle élémentaire ressortit à deux types,
l'enseignement primaire pour la masse, l'enseignement secondaire pour
l'élite. C'est l'éducation de l'élite qui soulève, dans la France
contemporaine, les problèmes les plus embarrassants. Depuis plus
d'un siècle, notre enseignement secondaire traverse une crise, dont
l'issue est encore incertaine. On peut parler, sans exagération, de la
question sociale de l'enseignement secondaire. Quelle est exactement sa
nature, et quel est son rôle? Quelles causes ont déterminé la crise,
en quoi consiste-t-elle au juste, comment peut-on prévoir qu'elle se
dénouera? C'est à traiter ces questions que Durkheim a consacré un de
ses plus beaux cours, sur l'_Évolution et le Rôle de l'Enseignement
secondaire en France_: cours qu'il a professé plusieurs fois et dont il
a laissé deux rédactions achevées. Il l'avait entrepris à la demande
du recteur Liard, quand celui-ci voulut organiser, pour la première
fois, un enseignement pédagogique à l'usage des futurs professeurs
de renseignement secondaire. Destiné aux candidats à toutes les
agrégations, tant scientifiques que littéraires, il avait pour but,
dans la pensée de Durkheim, d'éveiller, en même temps, chez tous, le
sentiment de la tache commune: sentiment indispensable, si l'on veut
que des disciplines diverses concourent à un enseignement qui, comme
l'esprit qu'il forme, doit avoir son unité. Il est vraisemblable que
les futurs professeurs de l'enseignement secondaire sentiront un jour,
d'eux-mêmes, le besoin de réfléchir méthodiquement, sous la direction
d'un maître, à la nature et à la fonction propres de l'institution
qu'ils ont à faire vivre. Et ce jour-là, le cours de Durkheim
apparaîtra comme le guide le plus sûr pour cette réflexion. Son auteur
estimait insuffisantes, sur plusieurs points, les recherches qu'il
avait entreprises, la documentation sur laquelle il s'était appuyé.
Qu'on n'oublie pas, avant de juger l'œuvre, qu'il n'a guère consacré,
à ce sujet immense, qu'une ou deux années de travail. Tel quel, ce
cours est un modèle incomparable de ce que peut donner l'application,
aux choses de l'éducation, de la méthode sociologique. C'est le seul
exemple achevé qu'ait pu laisser Durkheim de l'analyse historique d'un
système d'institutions scolaires.

Pour savoir ce qu'est l'enseignement secondaire actuel de la France,
Durkheim observe comment il s'est formé. Les cadres datent dû moyen
âge, qui a vu naître les Universités. C'est au sein de l'Université,
par l'internement progressif, dans les collèges, de renseignement
donné à la Faculté des arts, que l'enseignement secondaire a pris
naissance, en se différenciant de l'enseignement supérieur. Ainsi
s'expliquent leurs affinités: l'un prépare à l'autre. L'enseignement
dialectique est, au moyen âge, la propédeutique générale, parce que
la dialectique est alors la méthode universelle; enseignement formel,
culture générale donnée à l'aide d'une discipline très spéciale, il a
déjà les caractères que gardera, dans tout le cours de son histoire,
l'enseignement secondaire. Mais, si les cadres sont constitués dès
le moyen âge, la discipline éducative change au XVIe siècle: à la
logique se substituent les humanités gréco-latines. Originaire de la
Renaissance, l'humanisme, en France, a été mis en œuvre surtout par les
Jésuites. Ils lui ont imprimé leur marque propre; et, bien que leurs
rivaux, Oratoire, Port-Royal, Université, aient tempéré leur système,
c'est l'humanisme, tel que l'ont compris les Jésuites, qui a été
l'éducateur par excellence de l'esprit classique français. Dans aucune
société européenne, l'influence de l'humanisme n'a été aussi exclusive:
notre esprit national, par quelques-uns de ses caractères dominateurs,
s'y exprime et, à la fois, en résulte, avec ses qualités et ses
défauts. Mais, à partir du XVIIIe siècle surtout, d'autres tendances se
manifestent: la pédagogie, dite réaliste, bat l'humanisme en brèche.
Elle produit d'abord des doctrines, sans action immédiate sur les
institutions scolaires. Puis elle crée, avec les Écoles Centrales de
la Convention, un système scolaire complètement nouveau, dont la durée
est éphémère. Et le XIXe siècle met aux prises, sana réussir à éliminer
l'un ni l'autre, ni, non plus, à les concilier définitivement, l'ancien
système et le nouveau. Et c'est encore de ce conflit que nous cherchons
à sortir. En nous permettant de le comprendre, l'histoire nous arme
pour le résoudre.


VI

L'enseignement pédagogique fait, en général, une large part à
l'histoire critique des doctrines de l'éducation. Durkheim reconnaît
l'intérêt de cette étude. Il s'y est longuement appliqué. Dans les deux
cours sur l'éducation intellectuelle, primaire et secondaire, une place
est faite à l'histoire des doctrines: celle de Comenius, entre autres,
a retenu son attention. Il a laissé des plans de leçons et des notes de
cours qui forment une histoire des principales doctrines pédagogiques,
en France, depuis la Renaissance. _La Revue de Métaphysique et de
Morale_ a publié le plan développé de ses leçons sur Jean-Jacques
Rousseau. Enfin il a rédigé intégralement un Cours, d'une année
entière, sur Pestalozzi et Herbart. Disons seulement ici quelle méthode
il a suivie.

D'abord, il distingue nettement l'histoire des théories de l'Éducation
de l'histoire de l'Éducation elle-même. La confusion est souvent faite.
Il y a là pourtant deux choses aussi distinctes que l'histoire de la
philosophie politique et l'histoire des institutions politiques. Il
serait à souhaiter que nos éducateurs connussent mieux l'histoire
de nos institutions scolaires et ne crussent pas, comme il arrive,
l'apercevoir à travers Rousseau ou Montaigne.

Puis, Durkheim traite surtout les doctrines comme des faits, et c
est l'éducation de l'esprit historique qu'il entend poursuivre,
en les étudiant. C'est tout autrement, d'habitude, qu'on les
aborde. Qu'on prenne, par exemple, les livres de Gabriel Compayré,
manuels classiques d'histoire de la Pédagogie, familiers à tous nos
instituteurs. Malgré leur nom, ce ne sont pas, à proprement parler,
des histoires. Sans doute, ils rendent des services. Mais ils
rappellent fâcheusement une certaine conception de l'histoire de la
philosophie, heureusement désuète. Il semble que les grands pédagogues,
un Rabelais, un Montaigne, un Rollin, un Rousseau, y apparaissent
comme les collaborateurs du théoricien qui, actuellement, cherche
à fixer la doctrine pédagogique. On dirait qu'il y a une vérité
pédagogique éternelle, universellement valable, dont ils ont proposé
des approximations. Dans leur doctrine, on cherche à séparer l'ivraie
et le bon grain, à retenir les préceptes utilisables actuellement
pour les maîtres, à rejeter leurs paradoxes et leurs erreurs. La
critique dogmatique prend le pas sur l'histoire, l'éloge ou le blâme
sur l'explication des idées. Le résidu et le profit intellectuels
sont assez minces. Ce n'est pas par la confrontation dialectique
des théories du passé, théories plutôt riches d'intuitions confuses
que scientifiquement construites, qu'on a chance d'élaborer une
doctrine solide et pratiquement féconde. Il arrive communément que les
pédagogues de second ordre, éclectiques, modérés et assez platement
raisonnables, résistent beaucoup mieux à cette critique que les esprits
de premier ordre. La sagesse d'un Rollin s'oppose avec avantage aux
extravagances d'un Rousseau. Si la pédagogie était une science, son
histoire aurait ce caractère étrange que le génie l'aurait le plus
souvent conduite à l'erreur, et la médiocrité, maintenue dans le chemin
du vrai.

Assurément, Durkheim conçoit qu'on puisse chercher à dégager, par une
discussion critique, les éléments de vérité contenus dans une doctrine.
Dans la Préface qu'il a écrite pour le livre posthume d'Hamelin,
_Le Système de Descartes_, il a donné la formule d'une méthode
d'interprétation, à la fois historique et critique. Et il a lui-même
appliqué cette méthode à l'étude de Pestalozzi et de Herbart. Il aimait
la forte et riche pensée de ces grands initiateurs, et, loin d'en
méconnaître la fécondité, il se demandait même s'il ne leur prêtait pas
quelqu'une des idées dont il croyait reconnaître chez eux les premières
ébauches. Mais, quelle que puisse être leur valeur dogmatique,
Durkheim demande surtout aux doctrines de révéler les forces sociales
qui animent un système d'éducation ou travaillent à le modifier.
L'histoire de la Pédagogie n'est pas l'histoire de l'éducation, car
les théoriciens n'expriment pas exactement ce qui se passe en fait,
et n'annoncent pas exactement ce qui se réalisera en fait. Mais les
idées sont aussi des faits, et, quand elles ont du retentissement, des
faits sociaux. Le prodigieux succès de l'_Émile_ a d'autres causes
que le génie de J.-J. Rousseau: il manifeste des tendances confuses,
mais énergiques, de la société européenne du XVIIIe siècle. Il y a des
pédagogues conservateurs, tels un Jouvency, un Rollin, qui reflètent
l'idéal pédagogique des Jésuites ou de l'Université du XVIIe siècle. Et
surtout, puisqu'on voit les grandes doctrines foisonner aux heures de
crise, il y a des pédagogues révolutionnaires qui traduisent des choses
collectives qu'il est essentiel à l'observateur d'atteindre, qu'il
est presque impossible d'atteindre directement: aspirations, idéaux
en voie de formation, rébellions contre des institutions devenues
caduques. Durkheim a, par exemple, étudié de ce point de vue les idées
pédagogiques de la Renaissance et distingué, mieux qu'on ne l'avait
fait avant lui, les deux grands courants qui les emportent, celui qui
traverse l'œuvre de Rabelais, l'autre, tout différent, malgré leur
mélange partiel, qui traverse celle d'Érasme.


Telle est, dans ses grandes lignes, l'œuvre pédagogique de Durkheim.
Ce bref exposé suffit à marquer quelle est son étendue et les rapports
étroits qu'elle soutient avec l'ensemble de son œuvre sociologique. Aux
éducateurs, elle apporte, sur les principaux problèmes pédagogiques,
une doctrine originale et vigoureuse. Pour les sociologues, elle
éclaire, sur quelques points essentiels, les conceptions que Durkheim
a exposées ailleurs: rapports de l'individu et de la société, rapports
de la science et de la pratique, nature de la moralité, nature de
l'entendement. Éducateurs ou sociologues, nombreux sont ceux qui
demandent que cette œuvre pédagogique ne reste pas inédite. On
s'efforcera de publier les principaux Cours.

Le petit volume que nous donnons aujourd'hui leur servira
d'introduction. Nous y réimprimons les seules études pédagogiques que
Durkheim ait publiées lui-même[3]. Les deux premières reproduisent
les articles _Éducation et Pédagogie_ du _Nouveau Dictionnaire de
Pédagogie et d'Instruction primaire_, publié sous la direction de F.
Buisson, Paris, Hachette, 1911; la troisième est la leçon d'ouverture,
faite par Durkheim, lorsqu'il prit possession de sa chaire, à la
Sorbonne, en 1902; elle a paru dans la _Revue de Métaphysique et de
morale_, numéro de janvier 1903; la dernière est la leçon d'ouverture
du Cours organisé pour les candidats aux agrégations de l'enseignement
secondaire; faite en novembre 1905, cette leçon a paru dans la _Revue
Politique et Littéraire_ (_Revue Bleue_), numéro du 20 janvier 1906.

Quelques pages font double emploi; il y a même, dans les deux premiers
morceaux, des emprunts textuels au troisième. Nous avons pensé que des
remaniements auraient eu plus d'inconvénients que quelques répétitions.

P. F.

[Footnote 1: PAUL NATORP, _Sozialpädagogik, Theorie der
Willenserziehung auf der Grundlage der Gemeinschaft_, 3. Aufl.,
Stuttgart, 1909 (la 1re éd. est de 1899).--Voir les définitions de
l'_Educational Sociology_ dans MONROE, _A Cyclopedia of Education_, t.
V p. 361.]

[Footnote 2: _Der Begriff der staatsbürgerlichen Erziehung_, 4te Aufl.
Berlin et Leipzig, 1981(?).]

[Footnote 3: Mentionnons cependant: 1° l'article _Enfance_, dans le
_Dictionnaire de Pédagogie_, que Durkheim a signé, en collaboration
avec M. Buisson; 2° la communication sur l'_Éducation sexuelle_, faite
à la Société française de philosophie (Bulletin), qui s'apparente
surtout aux travaux de Durkheim sur la famille et le mariage.

L'étude posthume sur l'_Émile_, parue dans la _Revue de Métaphysique et
de Morale_, t. XXVI, 1919, p. 153, ne peut pas être séparée de l'étude
sur _Le Contrat social_ (même _Revue_, t. XXV, 1918).]



L'ÉDUCATION


SA NATURE ET SON RÔLE



1° _Les définitions de l'éducation. Examen critique._

Le mot d'éducation a été parfois employé dans un sens très étendu
pour désigner l'ensemble des influences que la nature ou les autres
hommes peuvent exercer soit sur notre intelligence, soit sur notre
volonté. Elle comprend, dit Stuart Mill, «tout ce que nous faisons
par nous-même et tout ce que les autres font pour nous dans le but de
nous rapprocher de la perfection de notre nature. Dans son acception
la plus large, elle comprend même les effets indirects produits sur
le caractère et sur les facultés de l'homme par des choses dont le
but est tout différent: par les lois, par les formes du gouvernement,
les arts industriels, et même encore par des faits physiques,
indépendants de la volonté de l'homme, tels que le climat, le sol et
la position locale.» Mais cette définition comprend des faits tout à
fait disparates et que l'on ne peut réunir sous un même vocable sans
s'exposer à des confusions. L'action des choses sur les hommes est très
différente, par ses procédés et ses résultats, de celle qui vient des
hommes eux-mêmes; et l'action des contemporains sur leurs contemporains
diffère de celle que les adultes exercent sur les plus jeunes. C'est
cette dernière seule qui nous intéresse ici et, par conséquent, c'est à
elle qu'il convient de réserver le mot d'éducation.

Mais en quoi consiste cette action _sui generis?_ Des réponses très
différentes ont été faites à cette question; elles peuvent se ramener à
deux types principaux.

Suivant Kant, «le but de l'éducation est de développer dans chaque
individu toute la perfection dont il est susceptible». Mais que
faut-il entendre par perfection? C'est, a-t-on dit bien souvent, le
développement harmonique de toutes les facultés humaines. Porter au
point le plus élevé qui puisse être atteint toutes les puissances
qui sont en nous, les réaliser aussi complètement que possible, mais
sans qu'elles se nuisent les unes aux autres, n'est-ce pas un idéal
au-dessus duquel il ne saurait y en avoir un autre?

Mais si, dans certaine mesure, ce développement harmonique est, en
effet, nécessaire et désirable, il n'est pas intégralement réalisable;
car il se trouve en contradiction avec une autre règle de la conduite
humaine qui n'est pas moins impérieuse: c'est celle qui nous ordonne de
nous consacrer à une tâche spéciale et restreinte. Nous ne pouvons pas
et nous ne devons pas nous vouer tous au même genre de vie; nous avons,
suivant nos aptitudes, des fonctions différentes à remplir, et il faut
nous mettre en harmonie avec celle qui nous incombe. Nous ne sommes
pas tous faits pour réfléchir; il faut des hommes de sensation et
d'action. Inversement, il en faut qui aient pour tâche de penser. Or,
la pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en
se repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action extérieure le
sujet qui s'y donne tout entier. De là une première différenciation
qui ne va pas sans une rupture d'équilibre. Et l'action, de son côté,
comme la pensée, est susceptible de prendre une multitude de formes
différentes et spéciales. Sans doute, cette spécialisation n'exclut
pas un certain fond commun, et, par suite, un certain balancement des
fonctions tant organiques que psychiques, sans lequel la santé de
l'individu serait compromise, en même temps que la cohésion sociale. Il
n'en reste pas moins qu'une harmonie parfaite ne peut être présentée
comme la fin dernière de la conduite et de l'éducation.

Moins satisfaisante encore est la définition utilitaire d'après
laquelle l'éducation aurait pour objet de «faire de l'individu un
instrument de bonheur pour lui-même et pour ses semblables» (James
Mill); car le bonheur est une chose essentiellement subjective que
chacun apprécie à sa façon. Une telle formule laisse donc indéterminé
le but de l'éducation, et, par suite, l'éducation elle-même,
puisqu'elle l'abandonne à l'arbitraire individuel. Spencer, il est
vrai, a essayé de définir objectivement le bonheur. Pour lui, les
conditions du bonheur sont celles de la vie. Le bonheur complet, c'est
la vie complète. Mais que faut-il entendre par la vie? S'il s'agit
uniquement de la vie physique, on peut bien dire ce sans quoi elle
serait impossible; elle implique, en effet, un certain équilibre entre
l'organisme et son milieu, et, puisque les deux termes en rapport sont
des données définissables, il en doit être de même de leur rapport.
Mais on ne peut exprimer ainsi que les nécessités vitales les plus
immédiates. Or, pour l'homme, et surtout pour l'homme d'aujourd'hui,
cette vie-là n'est pas la vie. Nous demandons autre chose à la vie que
le fonctionnement à peu près normal de nos organes. Un esprit cultivé
aime mieux ne pas vivre que de renoncer aux joies de l'intelligence.
Même au seul point de vue matériel, tout ce qui dépasse le strict
nécessaire échappe à toute détermination. Le _standard of life_,
l'étalon de vie, comme disent les Anglais, le minimum au-dessous
duquel il ne nous semble pas qu'on puisse consentir à descendre, varie
infiniment suivant les conditions, les milieux et les temps. Ce que
nous trouvions hier suffisant nous paraît aujourd'hui au-dessous de la
dignité de l'homme, telle que nous la sentons présentement, et tout
fait croire que nos exigences sur ce point iront en croissant.

Nous touchons ici au reproche général qu'encourent toutes ces
définitions. Elles partent de ce postulat qu'il y a une éducation
idéale, parfaite, qui vaut pour tous les hommes indistinctement; et
c'est cette éducation universelle et unique que le théoricien s'efforce
de définir. Mais d'abord, si l'on considère l'histoire, on n'y trouve
rien qui confirme une pareille hypothèse. L'éducation a infiniment
varié selon les temps et selon les pays. Dans les cités grecques et
latines, l'éducation dressait l'individu à se subordonner aveuglément
à la collectivité, à devenir la chose de la société. Aujourd'hui, elle
s'efforce d'en faire une personnalité autonome. À Athènes, on cherchait
à former des esprits délicats, avisés, subtils, épris de mesure
et d'harmonie, capables de goûter le beau et les joies de la pure
spéculation; à Rome, on voulait avant tout que les enfants devinssent
des hommes d'action, passionnés pour la gloire militaire, indifférents
à ce qui concerne les lettres et les arts. Au moyen âge, l'éducation
était avant tout chrétienne; à la Renaissance, elle prend un caractère
plus laïc et plus littéraire; aujourd'hui, la science tend à y prendre
la place que l'art y occupait autrefois.--Dira-t-on que le fait n'est
pas l'idéal; que si l'éducation a varié, c'est que les hommes se
sont mépris sur ce qu'elle devait être? Mais si l'éducation romaine
avait été empreinte d'un individualisme comparable au nôtre, la cité
romaine n'aurait pu se maintenir; la civilisation latine n'aurait pu se
constituer ni, par suite, notre civilisation moderne, qui en est, pour
partie, descendue. Les sociétés chrétiennes du moyen âge n'auraient
pu vivre si elles avaient fait au libre examen la place que nous lui
accordons aujourd'hui. Il y a donc là des nécessités inéluctables dont
il est impossible de faire abstraction. À quoi peut servir d'imaginer
une éducation qui serait mortelle pour la société qui la mettrait en
pratique?

Ce postulat si contestable tient lui-même à une erreur plus générale.
Si l'on commence par se demander ainsi quelle doit être l'éducation
idéale, abstraction faite de toute condition de temps et de lieu,
c'est qu'on admet implicitement qu'un système éducatif n'a rien
de réel par lui-même. On n'y voit pas un ensemble de pratiques et
d'institutions qui se sont organisées lentement au cours du temps,
qui sont solidaires de toutes les autres institutions sociales et qui
les expriment, qui, par conséquent, ne peuvent pas plus être changées
à volonté que la structure même de la société. Mais il semble que
ce soit un pur système de concepts réalisés; à ce titre, il paraît
relever de la seule logique. On imagine que les hommes de chaque temps
l'organisent volontairement pour réaliser une fin déterminée; que, si
cette organisation n'est pas partout la même, c'est que l'on s'est
trompé sur la nature soit du but qu'il convient de poursuivre, soit
des moyens qui permettent de l'atteindre. De ce point de vue, les
éducations du passé apparaissent comme autant d'erreurs, totales ou
partielles. Il n'y a donc pas à en tenir compte; nous n'avons pas à
nous solidariser avec les fautes d'observation ou de logique qu'ont
pu faire nos devanciers; mais nous pouvons et nous devons nous poser
le problème, sans nous occuper des solutions qui en ont été données,
c'est-à-dire que, laissant de côté tout ce qui a été, nous n'avons qu'à
nous demander ce qui doit être. Les enseignements de l'histoire peuvent
tout au plus servir à nous épargner la récidive des erreurs qui ont été
commises.

Mais, en fait, chaque société, considérée à un moment déterminé de son
développement, a un système d'éducation qui s'impose aux individus avec
une force généralement irrésistible. Il est vain de croire que nous
pouvons élever nos enfants comme nous voulons. Il y a des coutumes
auxquelles nous sommes tenus de nous conformer; si nous y dérogeons
trop gravement, elles se vengent sur nos enfants. Ceux-ci, une fois
adultes, ne se trouvent pas en état de vivre au milieu de leurs
contemporains, avec lesquels ils ne sont pas en harmonie. Qu'ils aient
été élevés d'après des idées ou trop archaïques ou trop prématurées,
il n'importe; dans un cas comme dans l'autre, ils ne sont pas de leur
temps et, par conséquent, ils ne sont pas dans des conditions de vie
normale. Il y a donc, à chaque moment du temps, un type régulateur
d'éducation dont nous ne pouvons pas nous écarter sans nous heurter à
de vives résistances qui contiennent les velléités de dissidences.

Or, les coutumes et les idées qui déterminent ce type, ce n'est pas
nous, individuellement, qui les avons faites. Elles sont le produit
de la vie en commun et elles en expriment les nécessités. Elles sont
même, en majeure partie, l'œuvre des générations antérieures. Tout le
passé de l'humanité a contribué à faire cet ensemble de maximes qui
dirigent l'éducation d'aujourd'hui; toute notre histoire y a laissé
des traces et même l'histoire des peuples qui nous ont précédés. C'est
ainsi que les organismes supérieurs portent en eux comme l'écho de
toute révolution biologique dont ils sont l'aboutissement. Lorsqu'on
étudie historiquement la manière dont se sont formés et développés les
systèmes d'éducation, on s'aperçoit qu'ils dépendent de la religion,
de l'organisation politique, du degré de développement des sciences,
de l'état de l'industrie, etc. Si on les détache de toutes ces causes
historiques, ils deviennent incompréhensibles. Comment, dès lors,
l'individu peut-il prétendre à reconstruire, par le seul effort de sa
réflexion privée, ce qui n'est pas une œuvre de la pensée individuelle?
Il n'est pas en face d'une table rase sur laquelle il petit édifier
ce qu'il veut, mais de réalités existantes qu'il ne peut ni créer, ni
détruire, ni transformer à volonté. Il ne peut agir sur elles que dans
la mesure où il a appris à les connaître, où il sait quelle est leur
nature et les conditions dont elles dépendent; et il ne peut arriver
à le savoir que s'il se met à leur école, que s'il commence par les
observer, comme le physicien observe la matière brute et le biologiste
les corps vivants.

Comment, d'ailleurs, procéder autrement? Quand on veut déterminer par
la seule dialectique ce que doit être l'éducation, il faut commencer
par poser quelles fins elle doit avoir. Mais qu'est-ce qui nous permet
de dire que l'éducation a telles fins plutôt que telles autres? Nous ne
savons pas a priori quelle est la fonction de la respiration ou de la
circulation chez l'être vivant. Par quel privilège serions-nous mieux
renseignés en ce qui concerne la fonction éducative? On répondra que,
de toute évidence, elle a pour objet d'élever les enfants. Mais c'est
poser le problème dans des termes à peine différents; ce n'est pas le
résoudre. Il faudrait dire en quoi consiste cet élevage, à quoi il
tend, à quelles nécessités humaines il répond. Or, on ne peut répondre
à ces questions qu'en commençant par observer en quoi il a consisté, à
quelles nécessités il a répondu dans le passé. Ainsi, ne serait-ce que
pour constituer la notion préliminaire de l'éducation, pour déterminer
la chose que l'on dénomme ainsi, l'observation historique apparaît
comme indispensable.


2° _Définition de l'éducation._

Pour définir l'éducation, il nous faut donc considérer les systèmes
éducatifs qui existent ou qui ont existé, les rapprocher, dégager
les caractères qui leur sont communs. La réunion de ces caractères
constituera la définition que nous cherchons.

Nous avons déjà déterminé, chemin faisant, deux éléments. Pour qu'il y
ait éducation, il faut qu'il y ait en présence une génération d'adultes
et une génération de jeunes, et une action exercée par les premiers sur
les seconds. Il nous reste à définir la nature de cette action.

Il n'est, pour ainsi dire, pas de société où le système d'éducation ne
présente un double aspect: il est, à la fois, un et multiple.

Il est multiple. En effet, en un sens, on peut dire qu'il y a autant
de sortes différentes d'éducation qu'il y a de milieux différents
dans cette société. Celle-ci est-elle formée de castes? L'éducation
varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était pas celle
des plébéiens; celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra. De même,
au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le jeune page,
instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du vilain
qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques maigres
éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui encore,
ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales, ou
même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de la
campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne
peut y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est
aisée à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne
devrait pas dépendre du hasard qui les fait naître ici ou là, de tels
parents plutôt que de tels autres. Mais alors même que la conscience
morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
même que la carrière de chaque enfant ne serait plus, en grande
partie, prédéterminée par une aveugle hérédité, la diversité morale
des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une grande
diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue un
milieu _sui generis_ qui réclame des aptitudes particulières et des
connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
de certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier
et à se spécialiser; et cette spécialisation devient tous les jours
plus précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas,
comme celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur
d'injustes inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une
éducation absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter
jusqu'aux sociétés préhistoriques au sein desquelles il n'existe aucune
différenciation; et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.

Mais, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
elles ne sont pas toute l'éducation. On peut même dire qu'elles ne
se suffisent pas à elles-mêmes; partout où on les observe, elles
ne divergent les unes des autres qu'à partir d'un certain point en
deçà duquel elles se confondent. Elles reposent toutes sur une base
commune. Il n'y a pas de peuple où il n'existe un certain nombre
d'idées, de sentiments et de pratiques que l'éducation doit inculquer
à tous les enfants indistinctement, à quelque catégorie sociale qu'ils
appartiennent. Là même où la société est divisée en castes fermées
les unes aux autres, il y a toujours une religion commune à tous,
et, par suite, les principes de la culture religieuse, qui est alors
fondamentale, sont les mêmes dans toute l'étendue de la population. Si
chaque caste, chaque famille a ses dieux spéciaux, il y a des divinités
générales qui sont reconnues de tout le monde et que tous les enfants
apprennent à adorer. Et comme ces divinités incarnent et personnifient
certains sentiments, certaines manières de concevoir le monde et la
vie, on ne peut être initié à leur culte sans contracter, du même coup,
toutes sortes d'habitudes mentales qui dépassent la sphère de la vie
purement religieuse. De même, au moyen âge, serfs, vilains, bourgeois
et nobles recevaient également une même éducation chrétienne. S'il en
est ainsi de sociétés où la diversité intellectuelle et morale atteint
ce degré de contraste, à combien plus forte raison en est-il de même
des peuples plus avancés où les classes, tout en restant distinctes,
sont pourtant séparées par un abîme moins profond! Là où ces éléments
communs de toute éducation ne s'expriment pas sous forme de symboles
religieux, ils ne laissent pas cependant d'exister. Au cours de notre
histoire, il s'est constitué tout un ensemble d'idées sur la nature
humaine, sur l'importance respective de nos différentes facultés, sur
le droit et sur le devoir, sur la société, sur l'individu, sur le
progrès, sur la science, sur l'art, etc., qui sont à la base même de
notre esprit national; toute éducation, celle du riche comme celle
du pauvre, celle qui conduit aux carrières libérales comme celle qui
prépare aux fonctions industrielles, a pour objet de les fixer dans les
consciences.

Il résulte de ces faits que chaque société se fait un certain idéal
de l'homme, de ce qu'il doit être tant au point de vue intellectuel
que physique et moral; que cet idéal est, dans une certaine mesure,
le même pour tous les citoyens; qu'à partir d'un certain point il
se différencie suivant les milieux particuliers que toute société
comprend dans son sein. C'est cet idéal, à la fois un et divers, qui
est le pôle de l'éducation. Elle a donc pour fonction de susciter
chez l'enfant: 1° un certain nombre d'états physiques et mentaux que
la société à laquelle il appartient considère comme ne devant être
absents d'aucun de ses membres; 2°certains états physiques et mentaux
que le groupe social particulier (caste, classe, famille, profession)
considère également comme devant se retrouver chez tous ceux qui
le forment. Ainsi, c'est la société, dans son ensemble, et chaque
milieu social particulier, qui déterminent cet idéal que l'éducation
réalise. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
une suffisante homogénéité: l'éducation perpétue et renforce cette
homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
essentielles que réclame la vie collective. Mais, d'un autre côté,
sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible:
l'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en
se diversifiant elle-même et en se spécialisant. Si la société est
arrivée à ce degré de développement où les anciennes divisions en
castes et en classes ne peuvent plus se maintenir, elle prescrira
une éducation plus une à sa base. Si, au même moment, le travail est
plus divisé, elle provoquera chez les enfants, sur un premier fonds
d'idées et de sentiments communs, une plus riche diversité d'aptitudes
professionnelles. Si elle vit en état de guerre avec les sociétés
ambiantes, elle s'efforce de former les esprits sur un modèle
fortement national; si la concurrence internationale prend une forme
plus pacifique, le type qu'elle cherche à réaliser est plus général et
plus humain. L'éducation n'est donc pour elle que le moyen par lequel
elle prépare dans le cœur des enfants les conditions essentielles de sa
propre existence. Nous verrons plus loin comment l'individu lui-même a
intérêt à se soumettre à ces exigences.

Nous arrivons donc à la formule suivante: L'_éducation est l'action
exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas
encore mûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et
de développer chez l'enfant un certain nombre d'états physiques,
intellectuels et moraux que réclament de lui et la société politique
dans son ensemble et le milieu spécial auquel il est particulièrement
destiné._

3° _Conséquence de la définition précédente: caractère social de
l'éducation._

Il résulte de la définition qui précède que l'éducation consiste en
une socialisation méthodique de la jeune génération. En chacun de
nous, peut-on dire, il existe deux êtres qui, pour être inséparables
autrement que par abstraction, ne laissent pas d'être distincts.
L'un est fait de tous les états mentaux qui ne se rapportent qu'à
nous-même et aux événements de notre vie personnelle: c'est ce qu'on
pourrait appeler l'être individuel. L'autre est un système d'idées,
de sentiments et d'habitudes qui expriment en nous, non pas notre
personnalité, mais le groupe ou les groupes différents dont nous
faisons partie; telles sont les croyances religieuses, les croyances et
les pratiques morales, les traditions nationales ou professionnelles,
les opinions collectives de toute sorte. Leur ensemble forme l'être
social. Constituer cet être en chacun de nous, telle est la fin de
l'éducation.

C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
l'homme; mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer et à se
sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
prédisposât nécessairement à devenir les serviteurs de divinités,
emblèmes symboliques de la société, à leur rendre un culte, à nous
priver pour leur faire honneur. C'est la société elle-même qui, à
mesure qu'elle s'est formée et consolidée, a tiré de son propre sein
ces grandes forces morales devant lesquelles l'homme a senti son
infériorité. Or, si l'on fait abstraction des vagues et incertaines
tendances qui peuvent être dues à l'hérédité, l'enfant, en entrant
dans la vie, n'y apporte que sa nature d'individu. La société se
trouve donc, à chaque génération nouvelle, en présence d'une table
presque rase sur laquelle il lui faut construire à nouveaux frais. Il
faut que, par les voies les plus rapides, à l'être égoïste et asocial
qui vient de naître, elle en surajoute un autre, capable de mener une
vie morale et sociale. Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation, et
l'on en aperçoit toute la grandeur. Elle ne se borne pas à développer
l'organisme individuel dans le sens marqué par sa nature, à rendre
apparentes des puissances cachées qui ne demandaient qu'à se révéler.
Elle crée dans l'homme un être nouveau.

Cette vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de
l'éducation humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux,
si l'on peut appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils
sont soumis de la part de leurs parents. Elle peut bien presser le
développement de certains instincts qui sommeillent dans l'animal,
mais elle ne l'initie pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des
fonctions naturelles, mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le
petit sait plus vite voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque
rien qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est
que les animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment
des sociétés assez simples, qui fonctionnent grâce à des mécanismes
instinctifs que chaque individu porte en soi, tout constitués, dès
sa naissance. L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la
nature, puisque celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à
celle de l'individu. Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de
toute sorte que suppose la vie sociale sont beaucoup trop complexes
pour pouvoir s'incarner, en quelque sorte, dans nos tissus et se
matérialiser sous la forme de prédispositions organiques. Il s'ensuit
qu'elles ne peuvent se transmettre d'une génération à l'autre par la
voie de l'hérédité. C'est par l'éducation que se fait la transmission.

Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir, en effet, que les
qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
laquelle il tend de lui-même, bien qu'il puisse y atteindre plus
rapidement grâce au concours de la société.

Mais ce qui montre bien, malgré les apparences, qu'ici comme ailleurs
l'éducation répond avant tout à des nécessités sociales, c'est qu'il
est des sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout,
et qu'en tout cas elles ont été entendues très différemment selon
les sociétés. Il s'en faut que les avantages d'une solide culture
intellectuelle aient été reconnus par tous les peuples. La science,
l'esprit critique, que nous mettons aujourd'hui si haut, ont été
pendant longtemps tenus en suspicion. Ne connaissons-nous pas une
grande doctrine qui proclame heureux les pauvres d'esprit? Il faut
se garder de croire que cette indifférence pour le savoir ait été
artificiellement imposée aux hommes en violation de leur nature. Ils
n'ont pas par eux-mêmes l'appétit instinctif de science qu'on leur a
souvent et arbitrairement prêté. Ils ne désirent la science que dans la
mesure où l'expérience leur a appris qu'ils ne peuvent pas s'en passer.
Or, pour ce qui concerne l'aménagement de leur vie individuelle, ils
n'en avaient que faire. Comme le disait déjà Rousseau, pour satisfaire
les nécessités vitales, la sensation, l'expérience et l'instinct
pouvaient suffire comme ils suffisent à l'animal. Si l'homme n'avait
connu d'autres besoins que ceux, très simples, qui ont leurs racines
dans sa constitution individuelle, il ne se serait pas mis en quête de
la science, d'autant plus qu'elle n'a pas été acquise sans laborieux et
douloureux efforts. Il n'a connu la soif du savoir que quand la société
l'a éveillée en lui, et la société ne l'a éveillée que quand elle-même
en a senti le besoin. Ce moment arriva quand la vie sociale, sous
toutes ses formes, fut devenue trop complexe pour pouvoir fonctionner
autrement que grâce au concours de la pensée réfléchie, c'est-à-dire
de la pensée éclairée par la science. Alors la culture scientifique
devint indispensable, et c'est pourquoi la société la réclame de ses
membres et la leur impose comme un devoir. Mais, à l'origine, tant que
l'organisation sociale est très simple, très peu variée, toujours égale
à elle-même, l'aveugle tradition suffit, comme l'instinct à l'animal.
Dès lors, la pensée et le libre examen sont inutiles et même dangereux,
puisqu'ils ne peuvent que menacer la tradition. C'est pourquoi ils sont
proscrits.

Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état du milieu
social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et l'éducation
physique sera rejetée au second plan. C'est un peu ce qui s'est produit
dans les écoles du moyen âge; et cet ascétisme était nécessaire, car
la seule manière de s'adapter à la rudesse de ces temps difficiles
était de l'aimer. De même, suivant le courant de l'opinion, cette même
éducation sera entendue dans les sens les plus différents. À Sparte,
elle avait surtout pour objet d'endurcir les membres à la fatigue;
à Athènes, elle était un moyen de faire des corps beaux à la vue;
au temps de la chevalerie, on lui demandait de former des guerriers
agiles et souples; de nos jours, elle n'a plus qu'un but hygiénique,
et se préoccupe surtout de contenir les dangereux effets d'une culture
intellectuelle trop intense. Ainsi, même les qualités qui paraissent,
au premier abord, si spontanément désirables, l'individu ne les
recherche que quand la société l'y invite, et il les recherche de la
façon qu'elle lui prescrit.

Nous sommes ainsi en mesure de répondre à une question que soulevait
tout ce qui précède. Tandis que nous montrions la société façonnant,
suivant ses besoins, les individus, il pouvait sembler que ceux-ci
subissaient de ce fait une insupportable tyrannie. Mais, en réalité,
ils sont eux-mêmes intéressés à cette soumission; car l'être nouveau
que l'action collective, par la voie de l'éducation, édifie ainsi en
chacun de nous, représente ce qu'il y a de meilleur en nous, ce qu'il y
a en nous de proprement humain. L'homme, en effet, n'est un homme que
parce qu'il vit en société. Il est difficile, au cours d'un article,
de démontrer avec rigueur une proposition aussi générale et aussi
importante, et qui résume les travaux de la sociologie contemporaine.
Mais, d'abord, on peut dire qu'elle est de moins en moins contestée. De
plus, il n'est pas impossible de rappeler sommairement les faits les
plus essentiels qui la justifient.

Tout d'abord, s'il est aujourd'hui un fait historiquement établi, c'est
que la morale est étroitement en rapports avec la nature des sociétés,
puisque, comme nous l'avons montré chemin faisant, elle change quand
les sociétés changent. C'est donc qu'elle résulte de la vie en commun.
C'est la société, en effet, qui nous tire hors de nous-même, qui nous
oblige à compter avec d'autres intérêts que les nôtres, c'est elle qui
nous a appris à dominer nos passions, nos instincts, à leur faire
la loi, à nous gêner, à nous priver, à nous sacrifier, à subordonner
nos fins personnelles à des fins plus hautes. Tout le système de
représentation qui entretient en nous l'idée et le sentiment de la
règle, de la discipline, tant interne qu'externe, c'est la société qui
l'a institué dans nos consciences. C'est ainsi que nous avons acquis
cette puissance de nous résister à nous-même, cette maîtrise sur nos
penchants qui est un des traits distinctifs de la physionomie humaine
et qui est d'autant plus développée que nous sommes plus pleinement des
hommes.

Nous ne devons pas moins à la société au point de vue intellectuel.
C'est la science qui élabore les notions cardinales qui dominent notre
pensée: notions de cause, de lois, d'espace, de nombre, notions des
corps, de la vie, de la conscience, de la société, etc. Toutes ces
idées fondamentales sont perpétuellement en évolution: c'est qu'elles
sont le résumé, la résultante de tout le travail scientifique, loin
qu'elles en soient le point de départ comme le croyait Pestalozzi. Nous
ne nous représentons pas l'homme, la nature, les causes, l'espace même,
comme on se les représentait au moyen âge; c'est que nos connaissances
et nos méthodes scientifiques ne sont plus les mêmes. Or la science
est une œuvre collective, puisqu'elle suppose une vaste coopération
de tous les savants non seulement d'un même temps, mais de toutes les
époques successives de l'histoire.--Avant que les sciences ne fussent
constituées, la religion remplissait le même office; car toute
mythologie consiste en une représentation, déjà très élaborée, de
l'homme et de l'univers. La science, d'ailleurs, a été l'héritière de
la religion. Or une religion est une institution sociale.--En apprenant
une langue, nous apprenons tout un système d'idées, distinguées et
classées, et nous héritons de tout le travail d'où sont sorties ces
classifications qui résument des siècles d'expériences. Il y a plus:
sans le langage, nous n'aurions pour ainsi dire pas d'idées générales;
car c'est le mot qui, en les fixant, donne aux concepts une consistance
suffisante pour qu'ils puissent être maniés commodément par l'esprit.
C'est donc le langage qui nous a permis de nous élever au-dessus de la
pure sensation; et il n'est pas nécessaire de démontrer que le langage
est, au premier chef, une chose sociale.

On voit par ces quelques exemples à quoi se réduirait l'homme, si l'on
en retirait tout ce qu'il tient de la société: il tomberait au rang
de l'animal. S'il a pu dépasser le stade auquel les animaux se sont
arrêtés, c'est d'abord qu'il n'est pas réduit au seul fruit de ses
efforts personnels, mais coopère régulièrement avec ses semblables;
ce qui renforce le rendement de l'activité de chacun. C'est ensuite
et surtout que les produits du travail d'une génération ne sont pas
perdus pour celle qui suit. De ce qu'un animal a pu apprendre au cours
de sort existence individuelle, presque rien ne peut lui survivre.
Au contraire, les résultats de l'expérience humaine se conservent
presque intégralement et jusque dans le détail, grâce aux livres, aux
monuments figurés, aux outils, aux instruments de toute sorte qui
se transmettent de génération en génération, à la tradition orale,
etc. Le sol de la nature se recouvre ainsi d'une riche alluvion qui
va sans cesse en croissant. Au lieu de se dissiper toutes les fois
qu'une génération s'éteint et est remplacée par une autre, la sagesse
humaine s'accumule sans terme, et c'est cette accumulation indéfinie
qui élève l'homme au-dessus de la bête et au-dessus de lui-même.
Mais, tout comme la coopération dont il était d'abord question, cette
accumulation n'est possible que dans et par la société. Car, pour que
le legs de chaque génération puisse être conservé et ajouté aux autres,
il faut qu'il y ait une personnalité morale qui dure par-dessus les
générations qui passent, qui les relie les unes aux autres: c'est la
société. Ainsi, l'antagonisme que l'on a trop souvent admis entre la
société et l'individu ne correspond à rien dans les faits. Bien loin
que ces deux termes s'opposent et ne puissent se développer qu'en sens
inverse l'un de l'autre, ils s'impliquent. L'individu, en voulant la
société, se veut lui-même. L'action qu'elle exerce sur lui, par la voie
de l'éducation notamment, n'a nullement pour objet et pour effet de le
comprimer, de le diminuer, de le dénaturer, mais, au contraire, de le
grandir et d'en faire un être vraiment humain. Sans doute il ne peut
se grandir ainsi qu'en faisant effort. Mais c'est que précisément le
pouvoir de faire volontairement effort est une des caractéristiques
les plus essentielles de l'homme.


4° _Le rôle de l'État en matière d'éducation._

Cette définition de l'éducation permet de résoudre aisément la
question, si controversée, des devoirs et des droits de l'État en
matière d'éducation.

On leur oppose les droits delà famille. L'enfant, dit-on, est d'abord
à ses parents: c'est donc à eux qu'il appartient de diriger, comme ils
l'entendent, son développement intellectuel et moral. L'éducation est
alors conçue comme une chose essentiellement privée et domestique.
Quand on se place à ce point de vue, on tend naturellement à réduire au
minimum possible l'intervention de l'État en la matière. Il devrait,
dit-on, se borner à servir d'auxiliaire et de substitut aux familles.
Quand elles sont hors d'état de s'acquitter de leurs devoirs, il est
naturel qu'il s'en charge. Il est naturel même qu'il leur rende la
tâche le plus facile possible, en mettant à leur disposition des écoles
où elles puissent, si elles le veulent, envoyer leurs enfants. Mais
il doit se renfermer strictement dans ces limites, et s'interdire
toute action positive destinée à imprimer une orientation déterminée à
l'esprit de la jeunesse.

Mais il s'en faut que son rôle doive rester aussi négatif. Si, comme
nous avons essayé de l'établir, l'éducation a, avant tout, une
fonction collective, si elle a pour objet d'adapter l'enfant au milieu
social où il est destiné à vivre, il est impossible que la société
se désintéresse d'une telle opération. Comment pourrait-elle en être
absente, puisqu'elle est le point de repère d'après lequel l'éducation
doit diriger son action? C'est donc à elle qu'il appartient de rappeler
sans cesse au maître quelles sont les idées, les sentiments qu'il
faut imprimer à l'enfant pour le mettre en harmonie avec le milieu
dans lequel il doit vivre. Si elle n'était pas toujours présente et
vigilante pour obliger l'action pédagogique à s'exercer dans un sens
social, celle-ci se mettrait nécessairement au service de croyances
particulières, et la grande âme de la patrie se diviserait et se
résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires
en conflit les unes avec les autres. On ne peut pas aller plus
complètement contre le but fondamental de toute éducation. Il faut
choisir: si l'on attache quelque prix à l'existence de la société,--et
nous venons de voir ce qu'elle est pour nous,--il faut que l'éducation
assure entre les citoyens une suffisante communauté d'idées et de
sentiments sans laquelle toute société est impossible; et pour qu'elle
puisse produire ce résultat, encore faut-il qu'elle ne soit pas
abandonnée totalement à l'arbitraire des particuliers.

Du moment que l'éducation est une fonction essentiellement sociale,
l'État ne peut s'en désintéresser. Au contraire, tout ce qui est
éducation doit être, en quelque mesure, soumis à son action. Ce
n'est pas à dire pour cela qu'il doive nécessairement monopoliser
l'enseignement. La question est trop complexe pour qu'il soit possible
de la traiter ainsi en passant: nous entendons la réserver. On peut
croire que les progrès scolaires sont plus faciles et plus prompts là
où une certaine marge est laissée aux initiatives individuelles; car
l'individu est plus volontiers novateur que l'État. Mais de ce que
l'État doive, dans l'intérêt public, laisser s'ouvrir d'autres écoles
que celles dont il a plus directement la responsabilité, il ne suit
pas qu'il doive rester étranger à ce qui s'y passe. Au contraire,
l'éducation qui s'y donne doit y rester soumise à son contrôle. Il
n'est même pas admissible que la fonction d'éducateur puisse être
remplie par quelqu'un qui ne présente pas des garanties spéciales dont
l'État seul peut être juge. Sans doute, les limites dans lesquelles
doit se renfermer son intervention peuvent être assez malaisées à
déterminer une fois pour toutes, mais le principe de l'intervention
ne saurait être contesté. Il n'y a pas d'école qui puisse réclamer le
droit de donner, en toute liberté, une éducation anti-sociale.

Il est toutefois nécessaire de reconnaître que l'état de division où
sont actuellement les esprits, dans notre pays, rend ce devoir de
l'État particulièrement délicat, en même temps, d'ailleurs, que plus
important. Il n'appartient pas, en effet, à l'État de créer cette
communauté d'idées et de sentiments sans laquelle il if y a pas de
société; elle doit se constituer d'elle-même, et il ne peut que la
consacrer, la maintenir, la rendre plus consciente aux particuliers.
Or, il est malheureusement incontestable que, chez nous, cette unité
morale n'est pas, sur tous les points, ce qu'il faudrait qu'elle
fût. Nous sommes partagés entre des conceptions divergentes et même
parfois contradictoires. Il y a dans ces divergences un fait qu'il est
impossible de nier et dont il faut tenir compte. Il ne saurait être
question de reconnaître à la majorité le droit d'imposer ses idées aux
enfants de la minorité. L'école ne saurait être la chose d'un parti,
et le maître manque à ses devoirs quand il use de l'autorité dont il
dispose pour entraîner ses élèves dans l'ornière de ses partis-pris
personnels, si justifiés qu'ils puissent lui paraître. Mais, en dépit
de toutes les dissidences, il y a dès à présent, à la base de notre
civilisation, un certain nombre de principes qui, implicitement ou
explicitement, sont communs à tous, que bien peu, en tous cas, osent
nier ouvertement et en face: respect de la raison, de la science, des
idées et des sentiments qui sont à la base de la morale démocratique.
Le rôle de l'État est de dégager ces principes essentiels, de les faire
enseigner dans ses écoles, de veiller à ce que nulle part on ne les
laisse ignorés des enfants, à ce que partout il en soit parlé avec le
respect qui leur est dû. Il y a, sous ce rapport, une action à exercer
qui sera peut-être d'autant plus efficace qu'elle sera moins agressive
et moins violente et qu'elle saura mieux se contenir dans de sages
limites.


5° _Pouvoir de l'éducation. Les moyens d'action._

Après avoir déterminé le but de l'éducation, il nous faut chercher à
déterminer comment et dans quelle mesure il est possible d'atteindre ce
but, c'est-à-dire comment et dans quelle mesure l'éducation peut être
efficace.

La question a été, de tout temps, très controversée. Pour Fontenelle,
«ni la bonne éducation ne fait le bon caractère, ni la mauvaise ne le
détruit». Au contraire, pour Locke, pour Helvétius, l'éducation est
toute-puissante. D'après ce dernier, «tous les hommes naissent égaux et
avec des aptitudes égales; l'éducation seule fait les différences». La
théorie de Jacotot se rapproche de la précédente.--La solution que l'on
donne au problème dépend de l'idée qu'on se fait de l'importance et de
la nature des prédispositions innées, d'une part; et, de l'autre, de la
puissance des moyens d'action dont dispose l'éducateur.

L'éducation ne fait pas l'homme de rien, comme le croyaient Locke et
Helvétius; elle s'applique à des dispositions qu'elle trouve toutes
faites. D'un autre côté, on peut concéder d'une manière générale
que ces tendances congénitales sont très fortes, très difficiles
à détruire ou à transformer radicalement; car elles dépendent de
conditions organiques sur lesquelles l'éducateur a peu de prise. Par
conséquent, dans la mesure où elles ont un objet défini, où elles
inclinent l'esprit et le caractère à des manières d'agir et de penser
étroitement déterminées, tout l'avenir de l'individu se trouve fixé par
avance, et il ne reste pas beaucoup à faire à l'éducation.

Mais heureusement, une des caractéristiques de l'homme, c'est que les
prédispositions innées sont chez lui très générales et très vagues.
En effet, le type de la prédisposition arrêtée, rigide, invariable,
qui ne laisse guère de place à l'action des causes extérieures, c'est
l'instinct. Or, on peut se demander s'il existe chez l'homme un
seul instinct proprement dit. On parle quelquefois de l'instinct de
conservation; mais l'expression est impropre. Car un instinct c'est un
système de mouvements déterminés, toujours les mêmes, qui, une fois
qu'ils sont déclanchés par la sensation, s'enchaînent automatiquement
les uns aux autres jusqu'à ce qu'ils arrivent à leur terme naturel,
sans que la réflexion ait nulle part à intervenir; or, les mouvements
que nous faisons quand notre vie est en danger n'ont nullement cette
détermination et cette invariabilité automatique. Ils changent suivant
les situations; nous les approprions aux circonstances: c'est donc
qu'ils ne vont pas sans un certain choix conscient, quoique rapide.
Ce qu'on nomme instinct de conservation n'est, en définitive, qu'une
impulsion générale à fuir la mort, sans que les moyens par lesquels
nous cherchons à l'éviter soient prédéterminés une fois pour toutes.
On en peut dire autant de ce qu'on appelle parfois, non moins
inexactement, l'instinct maternel, l'instinct paternel, et même
l'instinct sexuel. Ce sont des poussées dans une direction; mais les
moyens par lesquels ces poussées s'actualisent changent d'un individu à
l'autre, d'une occasion à l'autre. Une large place reste donc réservée
aux tâtonnements, aux accommodations personnelles, et, par conséquent,
à l'action de causes qui ne peuvent faire sentir leur influence
qu'après la naissance. Or, l'éducation est une de ces causes.

On a prétendu, il est vrai, que l'enfant héritait parfois d'une
tendance très forte vers un acte défini, comme le suicide, le vol, le
meurtre, la fraude, etc. Mais ces assertions ne sont nullement d'accord
avec les faits. Quoi qu'on en ait dit, on ne naît pas criminel; encore
moins est-on voué, dès la naissance, à tel ou tel genre de crime;
le paradoxe des criminologistes italiens ne compte plus aujourd'hui
beaucoup de défenseurs. Ce qui est hérité, c'est un certain manque
d'équilibre mental, qui rend l'individu plus réfractaire à une conduite
suivie et disciplinée. Mais un tel tempérament ne prédestine pas plus
un homme à être un criminel qu'un explorateur amoureux d'aventures, un
prophète, un novateur politique, un inventeur, etc. On en peut dire
autant de toutes les aptitudes professionnelles. Comme le remarque
Bain, «le fils d'un grand philologue n'hérite pas d'un seul vocable; le
fils d'un grand voyageur peut, à l'école, être surpassé en géographie
par le fils d'un mineur». Ce que l'enfant reçoit de ses parents, ce
sont des facultés très générales; c'est quelque force d'attention,
une certaine dose de persévérance, un jugement sain, de l'imagination,
etc. Mais chacune de ces facultés peut servir à toute sorte de fins
différentes. Un enfant doué d'une assez vive imagination pourra, selon
les circonstances, selon les influences qui se feront sentir sur lui,
devenir un peintre ou un poète, ou un ingénieur à l'esprit inventif, ou
un hardi financier. L'écart est donc considérable entre les qualités
naturelles et la forme spéciale qu'elles doivent prendre pour être
utilisées dans la vie. C'est dire que l'avenir n'est pas étroitement
prédéterminé par notre constitution congénitale. La Raison en est
facile à comprendre. Les seules formes d'activité qui puissent se
transmettre héréditairement sont celles qui se répètent toujours d'une
manière assez identique pour pouvoir se fixer sous une forme rigide
dans les tissus de l'organisme. Or là vie humaine dépend de conditions
multiples, complexes, et, par conséquent, changeantes; il faut donc
qu'elle-même change et se modifie sans cesse. Par suite, il est
impossible qu'elle se cristallise sous une forme définie et définitive.
Mais seules des dispositions très générales, très vagues, exprimant
les caractères communs à toutes les expériences particulières, peuvent
survivre et passer d'une génération à l'autre.

Dire que les caractères innés sont, pour la plupart, très généraux,
c'est dire qu'ils sont très malléables, très souples, puisqu'ils
peuvent recevoir des déterminations très différentes. Entre les
virtualités indécises qui constituent l'homme au moment où il vient
de naître, et le personnage très défini qu'il doit devenir pour jouer
dans la société un rôle utile, la distance est donc considérable. C'est
celle distance que l'éducation doit faire parcourir à l'enfant. On voit
qu'un vaste champ est ouvert à son action.

Mais, pour exercer cette action, a-t-elle des moyens d'une suffisante
énergie?

Pour donner une idée de ce qui constitue l'action éducative et en
montrer la puissance, un psychologue contemporain, Guyau, l'a comparé à
la suggestion hypnotique; et le rapprochement n'est pas sans fondement.

La suggestion hypnotique suppose, en effet, les deux conditions
suivantes: 1° L'état où se trouve le sujet hypnotisé se caractérise
par son exceptionnelle passivité. L'esprit est presque réduit à l'état
de table rase; une sorte de vide a été réalisé dans la conscience; la
volonté est comme paralysée. Par suite, l'idée suggérée, ne rencontrant
point d'idée contraire, peut s'installer avec un minimum de résistance;
2° Cependant, comme le vide n'est jamais complet, il faut de plus
que l'idée tienne de la suggestion elle-même une puissance d'action
particulière. Pour cela, il est nécessaire que le magnétiseur parle sur
un ton de commandement, avec autorité. Il faut qu'il dise: _Je veux_;
qu'il indique que le refus d'obéir n'est même pas concevable, que
l'acte doit être accompli, que la chose doit être vue telle qu'il la
montre, qu'il ne peut en être autrement. S'il faiblit, on voit le sujet
hésiter, résister, parfois même se refuser à obéir. Si seulement il
entre en discussion, c'en est fait de son pouvoir. Plus la suggestion
va contre le tempérament naturel de l'hypnotisé, plus le ton impératif
sera indispensable.

Or ces deux conditions se trouvent réalisées dans les rapports que
soutient l'éducateur avec l'enfant soumis à son action: 1° L'enfant
est naturellement dans un état de passivité tout à fait comparable à
celui où l'hypnotisé se trouve artificiellement placé. Sa conscience
ne contient encore qu'un petit nombre de représentations capables de
lutter contre celles qui lui sont suggérées; sa volonté est encore
rudimentaire. Aussi est-il très facilement suggestionnable. Pour la
même raison, il est très accessible à la contagion de l'exemple, très
enclin à l'imitation; 2° L'ascendant que le maître a naturellement
sur son élève, par suite de la supériorité de son expérience et de sa
culture, donnera naturellement à son action la puissance efficace qui
lui est nécessaire.

Ce rapprochement montre combien il s'en faut que l'éducateur soit
désarmé; car on sait toute la puissance de la suggestion hypnotique.
Si donc l'action éducative a, même à un moindre degré, une efficacité
analogue, il est permis d'en attendre beaucoup pourvu qu'on sache
s'en servir. Bien loin que nous devions nous décourager de notre
impuissance, nous avons plutôt lieu d'être effrayés par l'étendue de
notre pouvoir. Si maîtres et parents sentaient, d'une manière plus
constante, que rien ne peut se passer devant l'enfant qui ne laisse en
lui quelque trace, que la tournure de son esprit et de son caractère
dépend de ces milliers de petites actions insensibles qui se produisent
à chaque instant et auxquelles nous ne faisons pas attention à cause
de leur insignifiance apparente, comme ils surveilleraient davantage
leur langage et leur conduite! Assurément, l'éducation ne peut arriver
à de grands résultats quand elle procède par à-coups brusques et
intermittents. Comme le dit Herbart, ce n'est pas en admonestant
l'enfant avec véhémence de loin en loin que l'on peut agir fortement
sur lui. Mais quand l'éducation est patiente et continue, quand elle ne
recherche pas les succès immédiats et apparents, mais se poursuit avec
lenteur dans un sens bien déterminé, sans se laisser détourner parles
incidents extérieurs et les circonstances adventices, elle dispose de
tous les moyens nécessaires pour marquer profondément les âmes.

En même temps on voit quel est le ressort essentiel de l'action
éducative. Ce qui fait l'influence du magnétiseur, c'est l'autorité
qu'il tient des circonstances. Par analogie déjà, on peut dire
que l'éducation doit être essentiellement chose d'autorité. Cette
importante proposition peut, d'ailleurs, être établie directement.
En effet, nous avons vu que l'éducation a pour objet de superposer,
à l'être individuel et asocial que nous sommes en naissant, un être
entièrement nouveau. Elle doit nous amener à dépasser notre nature
initiale; c'est à cette condition que l'enfant deviendra un homme. Or,
nous ne pouvons nous élever au-dessus de nous-même que par un effort
plus ou moins pénible. Rien n'est faux et décevant comme la conception
épicurienne de l'éducation, la conception d'un Montaigne, par exemple,
d'après laquelle l'homme peut se former en se jouant et sans autre
aiguillon que l'attrait du plaisir. Si la vie n'a rien de sombre et
s'il est criminel de l'assombrir artificiellement sous le regard de
l'enfant, elle est cependant sérieuse et grave, et l'éducation, qui
prépare à la vie, doit participer de cette gravité. Pour apprendre à
contenir son égoïsme naturel, à se subordonner à des fins plus hautes,
à soumettre ses désirs à l'empire de sa volonté, à les renfermer
dans de justes bornes, il faut que l'enfant exerce sur lui-même une
forte contention. Or, nous ne nous contraignons, nous ne nous faisons
violence que pour l'une ou l'autre des deux raisons suivantes: c'est
parce qu'il le faut d'une nécessité physique, ou parce que nous le
devons moralement. Mais l'enfant ne peut pas sentir la nécessité qui
nous impose physiquement ces efforts, car il n'est pas immédiatement en
contact avec les dures réalités de la vie qui rendent cette attitude
indispensable. Il n'est pas encore engagé dans la lutte; quoi qu'en
ait dit Spencer, nous ne pouvons pas le laisser exposé aux trop rudes
réactions des choses. Il faut déjà qu'il soit, en grande partie, formé
quand il les abordera pour de bon. Ce n'est donc pas sur leur pression
que l'on peut compter pour le déterminer à tendre sa volonté et à
acquérir sur lui-même la maîtrise nécessaire.

Reste le devoir. Le sentiment du devoir, voilà, en effet, quel est,
pour l'enfant et même pour l'adulte, le stimulant par excellence de
l'effort. L'amour-propre lui-même le suppose. Car, pour être sensible,
comme il convient, aux punitions et aux récompenses, il faut déjà
avoir conscience de sa dignité et, par conséquent, de son devoir.
Mais l'enfant ne peut connaître le devoir que par ses maîtres ou ses
parents; il ne peut savoir ce que c'est que par la manière dont ils
le lui révèlent, par leur langage et par leur conduite. Il faut donc
qu'ils soient, pour lui, le devoir incarné et personnifié. C'est dire
que l'autorité morale est la qualité maîtresse de l'éducateur. Car
c'est par l'autorité qui est en lui que le devoir est le devoir. Ce
qu'il a de tout à fait _sui generis_, c'est le ton impératif dont il
parle aux consciences, le respect qu'il inspire aux volontés et qui les
fait s'incliner dès qu'il a prononcé. Par suite, il est indispensable
qu'une impression du même genre se dégage de la personne du maître.

Il n'est pas nécessaire de montrer que l'autorité ainsi entendue n'a
rien de violent ni de compressif: elle consiste tout entière dans un
certain ascendant moral. Elle suppose réalisées chez le maître deux
conditions principales. Il faut d'abord qu'il ait de la volonté.
Car l'autorité implique la confiance, et l'enfant ne peut donner sa
confiance à quelqu'un qu'il voit hésiter, tergiverser, revenir sur ses
décisions. Mais cette première condition n'est pas la plus essentielle.
Ce qui importe avant tout, c'est que l'autorité dont il doit donner le
sentiment, le maître la sente réellement en lui. Elle constitue une
force qu'il ne peut manifester que s'il la possède effectivement. Or
d'où peut-elle lui venir? Serait-ce du pouvoir matériel dont il est
armé, du droit qu'il a de punir et de récompenser? Mais la crainte
du châtiment est tout autre chose que le respect de l'autorité. Elle
n'a de valeur morale que si le châtiment est reconnu comme juste
par celui-là même qui le subit: ce qui implique que l'autorité qui
punit est déjà reconnue comme légitime. Ce qui est en question. Ce
n'est pas du dehors que le maître peut tenir son autorité, c'est de
lui-même; elle ne peut lui venir que d'une foi intérieure. Il faut
qu'il croie, non en lui, sans doute, non aux qualités supérieures de
son intelligence ou de son cœur, mais à sa tâche et à la grandeur de
sa tâche. Ce qui fait l'autorité dont se colore si aisément la parole
du prêtre, c'est la haute idée qu'il a de sa mission; car il parle au
nom d'un dieu dont il se croit, dont il se sent plus proche que la
foule des profanes. Le maître laïc peut et doit avoir quelque chose
de ce sentiment. Lui aussi, il est l'organe d'une grande personne
morale qui le dépasse: c'est la société. De même que le prêtre est
l'interprète de son dieu, lui, il est l'interprète des grandes idées
morales de son temps et de son pays. Qu'il soit attaché à ces idées,
qu'il en sente toute la grandeur, et l'autorité qui est en elles et
dont il a conscience ne peut manquer de se communiquer à sa personne
et à tout ce qui en émane. Dans une autorité qui découle d'une source
aussi impersonnelle, il ne saurait entrer ni orgueil, ni vanité, ni
pédanterie. Elle est faite tout entière du respect qu'il a de ses
fonctions et, si l'on peut ainsi parler, de son ministère. C'est
ce respect qui, par le canal de la parole, du geste, passe de sa
conscience dans la conscience de l'enfant.

On a quelquefois opposé la liberté et l'autorité, comme si ces deux
facteurs de l'éducation se contredisaient et se limitaient l'un
l'autre. Mais cette opposition est factice. En réalité, ces deux termes
s'impliquent loin de s'exclure. La liberté est fille de l'autorité
bien entendue. Car être libre, ce n'est pas faire ce qui plaît; c'est
être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire son devoir.
Or c'est justement à doter l'enfant de cette maîtrise de soi que
l'autorité du maître doit être employée. L'autorité du maître n'est
qu'un aspect de l'autorité du devoir et de la raison. L'enfant doit
donc être exercé à la reconnaître dans la parole de l'éducateur et à
en subir l'ascendant; c'est à cette condition qu'il saura plus tard la
retrouver dans sa conscience et y déférer.



II

NATURE ET MÉTHODE DE LA PÉDAGOGIE


On a souvent confondu les deux mots d'éducation et de pédagogie, qui
demandent pourtant à être soigneusement distingués.

L'éducation, c'est l'action exercée sur les enfants par les parents
et les maîtres. Cette action est de tous les instants, et elle est
générale. Il n'y a pas de période dans la vie sociale, il n'y a
même, pour ainsi dire, pas de moment dans la journée où les jeunes
générations ne soient pas en contact avec leurs aînés, et où, par
suite, elles ne reçoivent de ces derniers l'influence éducatrice. Car
cette influence ne se fait pas seulement sentir aux instants très
courts où parents ou maîtres communiquent consciemment, et par la voie
d'un enseignement proprement dit, les résultats de leur expérience à
ceux qui viennent après eux. Il y a une éducation inconsciente qui ne
cesse jamais. Par notre exemple, par les paroles que nous prononçons,
par les actes que nous accomplissons, nous façonnons d'une manière
continue l'âme de nos enfants.

Il en est tout autrement de la pédagogie. Celle-ci consiste, non
en actions, mais en théories. Ces théories sont des manières de
concevoir l'éducation, non des manières de la pratiquer. Parfois elles
se distinguent des pratiques en usage au point de s'y opposer. La
pédagogie de Rabelais, celle de Rousseau ou de Pestalozzi, sont en
opposition avec l'éducation de leur temps. L'éducation n'est donc que
la matière de la pédagogie. Celle-ci consiste dans une certaine manière
de réfléchir aux choses de l'éducation.

C'est ce qui fait que la pédagogie, au moins dans le passé, est
intermittente, tandis que l'éducation est continue. Il y a des peuples
qui n'ont pas eu de pédagogie proprement dite; elle n'apparaît même
qu'à une époque relativement avancée de l'histoire. On ne la rencontre
en Grèce qu'après l'époque de Périclès, avec Platon, Xénophon,
Aristote. C'est à peine si elle a existé à Rome. Dans les sociétés
chrétiennes, ce n'est guère qu'au seizième siècle qu'elle produit des
œuvres importantes; et l'essor qu'elle prit alors se ralentit au siècle
suivant, pour ne reprendre toute sa vigueur qu'au cours du dix-huitième
siècle. C'est que l'homme ne réfléchit pas toujours, mais seulement
quand il est nécessité à réfléchir, et que les conditions de la
réflexion ne sont pas toujours et partout données.

Ceci posé, il nous faut rechercher quels sont les caractères de la
réflexion pédagogique et de ses produits. Faut-il y voir des doctrines
proprement scientifiques et doit-on dire de la pédagogie qu'elle est
une science, la science de l'éducation? Ou convient-il de lui donner un
autre nom, et lequel? La nature de la méthode pédagogique sera entendue
très différemment, suivant la réponse qu'on donnera à cette question.

I. Que les choses de l'éducation, considérées d'un certain point de
vue, puissent être l'objet d'une discipline qui présente tous les
caractères des autres disciplines scientifiques, c'est, tout d'abord,
ce qu'il est facile de démontrer.

En effet, pour qu'on puisse appeler science un ensemble d'études, il
faut et il suffit qu'elles présentent les caractères suivants:

1° Il faut qu'elles portent sur des faits acquis, réalisés, donnés à
l'observation. Une science, en effet, se définit par son objet; elle
suppose par conséquent que cet objet existe, qu'on peut le désigner du
doigt, en quelque sorte, marquer la place qu'il occupe dans l'ensemble
de la réalité;

2° Il faut que ces faits présentent entre eux une homogénéité
suffisante pour pouvoir être classés dans une même catégorie. S'ils
étaient irréductibles les uns aux autres, il y aurait, non pas une
science, mais autant de sciences différentes que d'espèces distinctes
de choses à étudier. Il arrive bien souvent aux sciences en train de
naître et de se constituer d'embrasser assez confusément une pluralité
d'objets différents; c'est le cas, par exemple, de la géographie, de
l'anthropologie, etc. Mais ce n'est jamais là qu'une phase transitoire
dans le développement des sciences;

3° Enfin, ces faits, la science les étudie pour les connaître, et
seulement pour les connaître, d'une manière absolument désintéressée.
Nous nous servons à dessein de ce mot un peu général et vague
de connaître, sans préciser autrement en quoi peut consister la
connaissance dite scientifique. Peu importe, en effet, que le savant
s'attache à constituer des types plutôt qu'à découvrir des lois,
qu'il se borne à décrire ou bien qu'il cherche à expliquer. La
science commence dès que le savoir, quel qu'il soit, est recherché
pour lui-même. Sans doute, le savant sait bien que ses découvertes
seront vraisemblablement susceptibles d'être utilisées. Il peut même
se faire qu'il dirige de préférence ses recherches sur tel ou tel
point parce qu'il pressent qu'elles seront ainsi plus profitables,
qu'elles permettront de satisfaire à des besoins urgents. Mais en tant
qu'il se livre à l'investigation scientifique, il se désintéresse des
conséquences pratiques. Il dit ce qui est; il constate ce que sont les
choses, et il s'en tient là. Il ne se préoccupe pas de savoir si les
vérités qu'il découvre seront agréables ou déconcertantes; s'il est bon
que les rapports qu'il établit restent ce qu'ils sont, ou s'il vaudrait
mieux qu'ils fussent autrement. Son rôle est d'exprimer le réel, non
de le juger.

Ceci posé, il n'y a pas de raison pour que l'éducation ne devienne pas
l'objet d'une recherche qui satisfasse à toutes ces conditions et qui,
par conséquent, présente tous les caractères d'une science.

En effet, l'éducation, en usage dans une société déterminée et
considérée à un moment déterminé de son évolution, est un ensemble
de pratiques, de manières de faire, de coutumes qui constituent des
faits parfaitement définis et qui ont la même réalité que les autres
faits sociaux. Ce ne sont pas, comme on l'a cru pendant longtemps,
des combinaisons plus ou moins arbitraires et artificielles, qui
ne doivent l'existence qu'à l'influence capricieuse de volontés
toujours contingentes. Elles constituent, au contraire, de véritables
institutions sociales. Il n'est pas d'homme qui puisse faire qu'une
société ait, à un moment donné, un autre système d'éducation que celui
qui est impliqué dans sa structure, de même qu'il est impossible à un
organisme vivant d'avoir d'autres organes et d'autres fonctions que
ceux qui sont impliqués dans sa constitution. Si, à toutes les raisons
qui ont été données à l'appui de cette conception, il est nécessaire
d'en ajouter de nouvelles, il suffit de prendre conscience de la
force impérative avec laquelle ces pratiques s'imposent à nous. Il
est vain de croire que nous élevons nos enfants comme nous voulons.
Nous sommes forcés de suivre les règles qui règnent dans le milieu
social où nous vivons. L'opinion nous les impose, et l'opinion est une
force morale dont le pouvoir contraignant n'est pas moindre que celui
des forces physiques. Des usages auxquels elle prête son autorité
sont par cela même soustraits, dans une large mesure, à l'action des
individus. Nous pouvons bien y contrevenir, mais alors les forces
morales contre lesquelles nous nous insurgeons ainsi réagissent contre
nous, et il est difficile que, en raison de leur supériorité, nous ne
soyons pas vaincus. C'est ainsi que nous pouvons bien nous révolter
contre les forces matérielles dont nous dépendons; nous pouvons
tenter de vivre autrement que ne l'implique la nature de notre milieu
physique; mais, alors, la mort ou la maladie sont la sanction de notre
révolte. De même, nous sommes plongés dans une atmosphère d'idées et
de sentiments collectifs que nous ne pouvons pas modifier à volonté;
et c'est sur des idées et des sentiments de ce genre que reposent les
pratiques éducatives. Elles sont donc des choses distinctes de nous,
puisqu'elles nous résistent, des réalités qui ont par elles-mêmes une
nature définie, acquise, qui s'impose à nous; par conséquent, il peut
y avoir lieu de l'observer, de chercher à la connaître dans le seul
but de la connaître. D'autre part, toutes les pratiques éducatives,
quelles qu'elles puissent être, quelque différence qu'il y ait entre
elles, ont en commun un caractère essentiel: elles résultent toutes
de l'action exercée par une génération sur la génération suivante en
vue d'adapter celle-ci au milieu social dans lequel elle est appelée à
vivre. Elles sont donc toutes des modalités diverses de cette relation
fondamentale. Par conséquent, elles sont des faits d'une même espèce,
elles ressortissent à une même catégorie logique; elles peuvent donc
servir d'objet à une seule et même science, qui serait la science de
l'éducation.

Il n'est pas impossible d'indiquer dès maintenant, dans le seul but de
préciser les idées, quelques-uns des principaux problèmes que cette
science aurait à traiter.

Les pratiques éducatives ne sont pas des faits isolés les uns des
autres; mais, pour une même société, elles sont liées en un même
système dont toutes les parties concourent à une même fin: c'est le
système d'éducation propre à ce pays et à ce temps. Chaque peuple
ale sien, comme il a son système moral, religieux, économique, etc.
Mais, d'un autre côté, des peuples de même espèce, c'est-à-dire des
peuples qui se ressemblent par des caractères essentiels de leur
constitution, doivent pratiquer des systèmes d'éducation comparables
entre eux. Les similitudes que présente leur organisation générale
doivent nécessairement en entraîner d'autres, de même importance, dans
leur organisation éducative. Par conséquent, on peut certainement,
par comparaison, en dégageant les ressemblances et en éliminant
les différences, constituer les types génériques d'éducation qui
correspondent aux différentes espèces de sociétés. Par exemple,
sous le régime de la tribu, l'éducation a pour caractéristique
essentielle qu'elle est diffuse; elle est donnée pour tous les membres
du clan indistinctement. Il n'y a pas de maîtres déterminés, pas de
surveillants spéciaux préposés à la formation de la jeunesse; c'est
tous les anciens, c'est l'ensemble des générations antérieures qui joue
ce rôle. Tout au plus arrive-t-il que, pour certains enseignements
particulièrement fondamentaux, certains anciens sont plus spécialement
désignés. Dans d'autres sociétés, plus avancées, cette diffusion prend
fin, ou, du moins, elle s'atténue. L'éducation se concentre entre les
mains de fonctionnaires spéciaux. Dans l'Inde, en Égypte, ce sont
les prêtres qui sont chargés de cette fonction. L'éducation est un
attribut du pouvoir sacerdotal. Or cette première caractéristique
différentielle en entraîne d'autres. Quand la vie religieuse, au lieu
de rester elle-même complètement diffuse comme elle l'est à l'origine,
se crée un organe spécial chargé de la diriger et de l'administrer,
c'est-à-dire quand il se forme une classe ou une caste sacerdotale, ce
qu'il y a de proprement spéculatif et intellectuel dans la religion
prend un développement jusqu'alors inconnu. C'est dans ces milieux
sacerdotaux que sont apparus les premiers prodromes, les formes
premières et rudimentaires de la science: astronomie, mathématique,
cosmologie. C'est un fait que Comte avait remarqué depuis longtemps
et qui s'explique aisément. Il est tout naturel qu'une organisation
qui a pour effet de concentrer dans un groupe restreint tout ce qui
existe alors de vie spéculative stimule et développe cette dernière.
Par suite, l'éducation ne se borne plus, comme dans le principe, à
inculquer à l'enfant des pratiques, à le dresser à certaines manières
d'agir. Il y a dès lors de la matière pour une certaine instruction. Le
prêtre enseigne les éléments de ces sciences qui sont en train de se
former. Seulement, cette instruction, ces connaissances spéculatives
ne sont pas enseignées pour elles-mêmes, mais en raison des rapports
qu'elles soutiennent avec les croyances religieuses; elles ont un
caractère sacré, elles sont toutes pleines d'éléments proprement
religieux, parce qu'elles se sont formées au sein même de la religion
et en sont inséparables.--Dans d'autres pays, comme dans les cités
grecques et latines, l'éducation reste partagée suivant une proportion,
variable avec les cités, entre l'État et la famille. Point de caste
sacerdotale. C'est l'État qui est préposé à la vie religieuse. Par
suite, comme il n'a pas de besoins spéculatifs, comme il est avant
tout orienté vers l'action et la pratique, c'est en dehors de lui,
par conséquent aussi en dehors de la religion, que la science prend
naissance quand le besoin s'en fait sentir. Les philosophes, les
savants de la Grèce, sont des particuliers et des laïcs. La science
même y a très vite une tendance antireligieuse. Il en résulte, au point
de vue qui nous intéresse, que l'instruction, elle aussi, dès qu'elle
apparaît, a un caractère laïc et privé. Le «grammateus» d'Athènes
est un simple citoyen, sans attaches officielles et sans caractère
religieux.

Il est inutile de multiplier ces exemples, qui n'ont qu'un intérêt
d'illustration. Ils suffisent à montrer comment, en comparant des
sociétés de même espèce, on pourrait constituer des types d'éducation,
de même que l'on constitue des types de famille, d'État ou de religion.
Cette classification n'épuiserait pas, d'ailleurs, les problèmes
scientifiques qui peuvent se poser au sujet de l'éducation; elle
ne fait que fournir les éléments nécessaires pour en résoudre un
autre, plus important. Une fois les types établis, il y aurait à les
expliquer, c'est-à-dire à chercher de quelles conditions dépendent
les propriétés caractéristiques de chacun d'eux, et comment ils sont
sortis les uns des autres. On obtiendrait ainsi les lois qui dominent
l'évolution des systèmes d'éducation. On pourrait apercevoir alors et
dans quel sens l'éducation s'est développée et quelles sont les causes
qui ont déterminé ce développement et qui en rendent compte. Question
toute théorique assurément, mais dont la solution, on l'entrevoit sans
peine, serait féconde en applications pratiques.

Voilà déjà un vaste champ d'études ouvert à la spéculation
scientifique. Et pourtant, il est d'autres problèmes encore qui
pourraient être abordés dans le même esprit. Tout ce que nous venons
de dire se rapporte au passé; de telles recherches auraient pour
résultat de nous faire comprendre de quelle manière se sont constituées
nos institutions pédagogiques. Mais elles peuvent être considérées
sous un autre point de vue. Une fois formées, elles fonctionnent,
et l'on pourrait rechercher de quelle manière elles fonctionnent,
c'est-à-dire quels résultats elles produisent et quelles sont les
conditions qui font varier ces résultats. Pour cela, il faudrait une
bonne statistique scolaire. Il y a dans chaque école une discipline,
un système de peines et de récompenses. Combien il serait intéressant
de savoir, non pas seulement sur la foi d'impressions empiriques, mais
par des observations méthodiques, de quelle façon ce système fonctionne
dans les différentes écoles d'une même localité, dans les différentes
régions, aux différents moments de l'année, aux différents moments de
la journée; quels sont les délits scolaires les plus fréquents; comment
leur proportion varie sur l'ensemble du territoire ou suivant les pays,
comment elle dépend de l'âge de l'enfant, de son état de famille, etc.!
Toutes les questions qui se posent à propos des délits de l'adulte
peuvent se poser ici non moins utilement. Il y a une criminologie
de l'enfant, comme il y a une criminologie de l'homme fait. Et la
discipline n'est pas la seule institution éducative qui pourrait être
étudiée d'après cette méthode. Il n'est pas de méthode pédagogique dont
les effets ne pourraient être mesurés de la même manière, à supposer,
bien entendu, que l'instrument nécessaire pour une telle étude,
c'est-à-dire une bonne statistique, ait été institué.

II. Voilà donc deux groupes de problèmes dont le caractère purement
scientifique ne peut être contesté. Les uns sont relatifs à la genèse,
les autres au fonctionnement des systèmes d'éducation. Dans toutes ces
recherches, il s'agit simplement ou de décrire des choses présentes ou
passées, ou d'en rechercher les causes, ou d'en déterminer les effets.
Elles constituent une science; voilà ce qu'est, ou plutôt voilà ce que
serait la science de l'éducation.

Mais de l'esquisse même que nous venons d'en tracer, il ressort avec
évidence que les théories que l'on appelle pédagogiques sont des
spéculations d'une tout autre sorte. En effet, ni elles ne poursuivent
le même but, ni elles n'emploient les mêmes méthodes. Leur objectif
n'est pas de décrire ou d'expliquer ce qui est ou ce qui a été, mais
de déterminer ce qui doit être. Elles ne sont orientées ni vers le
présent, ni vers le passé, mais vers l'avenir. Elles ne se proposent
pas d'exprimer fidèlement des réalités données, mais d'édicter des
préceptes de conduite. Elles ne nous disent pas: voilà ce qui existe
et quel en est le pourquoi, mais voilà ce qu'il faut faire. Même,
les théoriciens de l'éducation ne parlent généralement des pratiques
traditionnelles du présent et du passé qu'avec un dédain presque
systématique. Ils en signalent surtout les imperfections. Presque tous
les grands pédagogues, Rabelais, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi, sont
des esprits révolutionnaires, insurgés contre les usages de leurs
contemporains. Ils ne mentionnent les systèmes anciens ou existants
que pour les condamner, pour déclarer qu'ils sont sans fondement
dans la nature. Ils en font plus ou moins complètement table rase et
entreprennent de construire à la place quelque chose d'entièrement
nouveau.

Si donc on veut s'entendre soi-même, il faut distinguer avec soin deux
sortes de spéculations aussi différentes. La pédagogie est autre chose
que la science de l'éducation. Mais alors qu'est-ce donc? Pour faire un
choix motivé, il ne nous suffit pas de savoir ce qu'elle n'est pas; il
nous faut indiquer en quoi elle consiste.

Dirons-nous que c'est un art? La conclusion paraît s'imposer; car
d'ordinaire on ne voit pas d'intermédiaire entre ces deux extrêmes et
l'on donne le nom d'art à tout produit de la réflexion qui n'est pas
la science. Mais c'est étendre le sens du mot art au point d'y faire
rentrer des choses très différentes.

En effet, on appelle également art l'expérience pratique acquise
par l'instituteur au contact des enfants et dans l'exercice de sa
profession. Or cette expérience est manifestement une chose très
différente des théories du pédagogue. Un fait d'observation courante
rend très sensible cette différence. On peut être un parfait éducateur
et pourtant être tout à fait impropre aux spéculations de la
pédagogie. Le maître habile sait faire ce qu'il faut, sans pouvoir
toujours dire les raisons qui justifient les procédés qu'il emploie;
inversement le pédagogue peut manquer de toute habileté pratique; nous
n'aurions pas confié une classe ni à Rousseau ni à Montaigne. Même de
Pestalozzi, qui pourtant était un homme du métier, on peut dire qu'il
ne devait posséder que très incomplètement l'art de l'éducateur, comme
le prouvent ses échecs répétés. La même confusion se retrouve dans
d'autres domaines. On appelle art le savoir-faire de l'homme d'État,
expert au maniement des affaires publiques. Mais on dit aussi que les
écrits de Platon, d'Aristote, de Rousseau, sont des traités d'art
politique; et il est certain qu'on ne peut y voir des œuvres vraiment
scientifiques, puisqu'elles ont pour objet non d'étudier le réel,
mais de construire un idéal. Et pourtant, il y a un abîme entre les
démarches de l'esprit qu'implique un livre comme le _Contrat social_
et celles que suppose l'administration de l'État; Rousseau eût été
vraisemblablement aussi mauvais ministre que mauvais éducateur. C'est
ainsi encore que les meilleurs théoriciens des choses médicales ne sont
pas, il s'en faut, les meilleurs cliniciens.

Il y a donc intérêt à ne pas désigner par un même mot deux formes
d'activité aussi différentes. Il faut, croyons-nous, réserver le nom
d'art à tout ce qui est pratique pure sans théorie. C'est 'ainsi que
tout le monde s'entend quand on parle de l'art du soldat, de l'art de
l'avocat, de l'art de l'instituteur. Un art est un système de manières
de faire qui sont ajustées à des fins spéciales et qui sont le produit
soit d'une expérience traditionnelle communiquée par l'éducation, soit
de l'expérience personnelle de l'individu. On ne peut les acquérir
qu'en se mettant en rapport avec les choses sur lesquelles doit
s'exercer l'action et en agissant soi-même. Sans doute, il peut se
faire que l'art soit éclairé par la réflexion, mais la réflexion n'en
est pas un élément essentiel, puisqu'il peut exister sans elle. Même il
n'existe pas un seul art où tout soit réfléchi.

Mais entre l'art ainsi défini et la science proprement dite, il y a
place pour une attitude mentale intermédiaire. Au lieu d'agir sur les
choses ou sur les êtres suivant des modes déterminés, on réfléchit
sur les procédés d'action qui sont ainsi employés, en vue non de les
connaître et de les expliquer, mais d'apprécier ce qu'ils valent, s'ils
sont ce qu'ils doivent être, s'il n'est pas utile de les modifier et de
quelle manière, voire même de les remplacer totalement par des procédés
nouveaux. Ces réflexions prennent la forme de théories; ce sont des
combinaisons d'idées, non des combinaisons d'actes, et, par là, elles
se rapprochent de la science. Mais les idées qui sont ainsi combinées
ont pour objet, non d'exprimer la nature des choses données, mais de
diriger l'action. Elles ne sont pas des mouvements, mais sont toutes
proches du mouvement, qu'elles ont pour fonction d'orienter. Si ce
ne sont pas des actions, ce sont, du moins, des programmes d'action,
et, par là, elles se rapprochent de l'art. Telles sont les théories
médicales, politiques, stratégiques, etc. Pour exprimer le caractère
mixte de ces sortes de spéculations, nous proposons de les appeler des
théories pratiques. La pédagogie est une théorie pratique de ce genre.
Elle n'étudie pas scientifiquement les systèmes d'éducation, mais elle
y réfléchit en vue de fournir à l'activité de l'éducateur des idées qui
le dirigent.

III. Mais la pédagogie ainsi entendue est exposée à une objection dont
on ne peut se dissimuler la gravité. Sans doute, dit-on, une théorie
pratique est possible et légitime quand elle peut s'appuyer sur une
science constituée et incontestée dont elle n'est que l'application.
Dans ce cas, en effet, les notions théoriques d'où sont déduites les
conséquences pratiques ont une valeur scientifique qui se communique
aux conclusions qu'on en tire. C'est ainsi que la chimie appliquée est
une théorie pratique qui n'est que la mise en œuvre des théories de
la chimie pure. Mais une théorie pratique ne vaut que ce que valent
les sciences auxquelles elle emprunte ses notions fondamentales. Or,
sur quelles sciences la pédagogie peut-elle s'appuyer? Il devrait
d'abord y avoir la science de l'éducation. Car, pour savoir ce que
l'éducation doit être, il faudrait avant tout savoir quelle en est la
nature, quelles sont les conditions diverses dont elle dépend, les
lois suivant lesquelles elle a évolué dans l'histoire. Mais la science
de l'éducation n'existe guère qu'à l'état de projet. Restent, d'une
part, les autres branches de la sociologie qui pourraient aider la
pédagogie à fixer le but de l'éducation avec l'orientation générale des
méthodes; de l'autre, la psychologie dont les enseignements pourraient
être très utiles pour la détermination, dans le détail, des procédés
pédagogiques. Mais la sociologie est une science à peine naissante;
elle ne compte que bien peu de propositions établies, si tant est qu'il
y en ait. La psychologie elle-même, bien qu'elle se soit constituée
plus tôt que les sciences sociales, est l'objet de toutes sortes de
controverses; il n'est pas de questions psychologiques sur lesquelles
on ne soutienne encore les thèses les plus opposées. Dès lors, que
peuvent valoir des conclusions pratiques qui reposent sur des données
scientifiques à la fois aussi incertaines et aussi incomplètes? Que
peut valoir une spéculation pédagogique qui manque de toutes bases, ou
dont les bases, quand elles ne font pas totalement défaut, manquent à
ce point de solidité?

Le fait que l'on invoque ainsi pour dénier tout crédit à la pédagogie
est, en lui-même, incontestable. Il est certain que la science
de l'éducation est tout entière à faire, que la sociologie et la
psychologie sont encore bien peu avancées. Si donc il nous était permis
d'attendre, il serait prudent et méthodique de patienter jusqu'à ce
que ces sciences eussent fait des progrès et pussent être utilisées
avec plus d'assurance. Mais c'est que, justement, la patience ne
nous est pas permise. Nous ne sommes pas libres de nous poser ou
d'ajourner le problème: il nous est posé, ou plutôt imposé par les
choses elles-mêmes, par les faits, par la nécessité de vivre. La
question n'est pas entière. Nous sommes embarqués et il faut suivre.
Sur bien des points, notre système traditionnel d'éducation n'est
plus en harmonie avec nos idées et nos besoins. Nous n'avons donc de
choix qu'entre les deux partis suivants: Ou bien essayer de maintenir
quand même les pratiques que nous a léguées le passé, bien qu'elles
ne répondent plus aux exigences de la situation, ou bien entreprendre
résolument de rétablir l'harmonie troublée en cherchant quelles sont
les modifications nécessaires. De ces deux partis, le premier est
irréalisable et ne peut aboutir. Rien n'est vain comme ces tentatives
pour donner une vie artificielle et une autorité d'apparence à des
institutions vieillies et discréditées. L'échec est inévitable. On ne
peut pas étouffer les idées que ces institutions contredisent: on ne
peut pas faire taire les besoins qu'elles froissent. Les forces contre
lesquelles on entreprend ainsi de lutter ne peuvent pas ne pas avoir le
dessus.

Il n'y a donc qu'à se mettre courageusement à l'œuvre, qu'à rechercher
les changements qui s'imposent et à les réaliser. Mais comment les
découvrir si ce n'est par la réflexion? Seule, la conscience réfléchie
peut suppléer aux lacunes de la tradition, quand celle-ci vient à faire
défaut. Or qu'est-ce que la pédagogie, sinon la réflexion appliquée
le plus méthodiquement possible aux choses de l'éducation en vue d'en
régler le développement? Sans doute, nous n'avons pas entre les mains
tous les éléments qui seraient désirables pour résoudre le problème;
mais ce n'est pas une raison pour ne pas chercher à le résoudre
puisqu'il faut qu'il soit résolu. Nous n'avons donc rien d'autre à
faire qu'à faire pour le mieux, qu'à rassembler le plus de faits
instructifs qu'il nous est possible, qu'à les interpréter avec le
plus de méthode que nous pouvons y mettre, afin de réduire au minimum
les chances d'erreur. Tel est le rôle du pédagogue. Rien n'est vain
et stérile comme ce puritanisme scientifique qui, sous prétexte que
la science n'est pas faite, conseille l'abstention et recommande aux
hommes d'assister en témoins indifférents, ou tout au moins résignés,
à la marche des événements. A côté du sophisme d'ignorance, il y a le
sophisme de science qui n'est pas moins dangereux. Sans doute, à agir
dans ces conditions, on court des risques. Mais l'action ne va jamais
sans risques; la science, si avancée qu'elle puisse être, ne saurait
les supprimer. Tout ce qu'on peut nous demander, c'est de mettre tout
ce que nous avons de science, si imparfaite qu'elle soit, et tout ce
que nous avons de conscience, à prévenir ces risques autant qu'il
est en nous. Et c'est précisément en cela que consiste le rôle de la
pédagogie.

Mais la pédagogie ne sera pas seulement utile dans ces périodes
critiques où il faut, en toute urgence, remettre un système scolaire en
harmonie avec les besoins du temps; aujourd'hui, tout au moins, elle
est devenue un auxiliaire constamment indispensable de l'éducation.

C'est que, en effet, si l'art de l'éducateur est fait, avant tout,
d'instincts et d'habitudes devenues presque instinctives, il est
cependant nécessaire que l'intelligence ne s'en retire pas. La
réflexion ne saurait en tenir lieu, mais il ne saurait se passer de la
réflexion, du moins à partir du moment où les peuples ont atteint un
certain degré de civilisation. En effet, une fois que la personnalité
individuelle est devenue un élément essentiel de la culture
intellectuelle et morale de l'humanité, l'éducateur doit tenir compte
du germe d'individualité qui est en chaque enfant. Il doit, par tous
les moyens possibles, chercher à en favoriser le développement. Au lieu
d'appliquer à tous, d'une manière invariable, la même réglementation
impersonnelle et uniforme, il devra, au contraire, varier, diversifier
les méthodes suivant les tempéraments et la tournure de chaque
intelligence. Mais, pour pouvoir accommoder avec discernement les
pratiques éducatives à la variété des cas particuliers, il faut
savoir à quoi elles tendent, quelles sont les raisons des différents
procédés qui les constituent, les effets qu'elles produisent dans les
différentes circonstances; il faut, en un mot, les avoir soumises à
la réflexion pédagogique. Une éducation empirique, machinale, ne
peut pas ne pas être compressive et niveleuse. D'autre part, à mesure
qu'on avance dans l'histoire, l'évolution sociale devient plus rapide;
une époque ne ressemble pas à celle qui précède; chaque temps a sa
physionomie. Des besoins nouveaux et de nouvelles idées surgissent
sans cesse; pour pouvoir répondre aux changements incessants qui
surviennent ainsi dans les opinions et dans les mœurs, il faut que
l'éducation elle-même change, et, par conséquent, reste dans un état
de malléabilité qui permette le changement. Or, le seul moyen de
l'empêcher de tomber sous le joug de l'habitude et de dégénérer en
automatisme machinal et immuable, c'est de la tenir perpétuellement
en haleine par la réflexion. Quand l'éducateur se rend compte des
méthodes qu'il emploie, de leur but et de leur raison d'être, il est en
état de les juger et, par suite, il se tient prêt à les modifier s'il
arrive à se convaincre que le but à poursuivre n'est plus le même ou
que les moyens à employer doivent être différents. La réflexion est,
par excellence, la force antagoniste de la routine, et la routine est
l'obstacle aux progrès nécessaires.

C'est pourquoi, s'il est vrai, comme nous le disions en commençant,
que la pédagogie n'apparaît dans l'histoire que d'une manière
intermittente, il faut cependant ajouter qu'elle tend de plus en plus
à devenir une fonction continue de la vie sociale. Le moyen âge n'en
avait pas besoin. C'était une époque de conformisme où tout le monde
pensait et sentait de la même manière, où tous les esprits étaient
comme coulés dans le même moule, où les dissidences individuelles
étaient rares, et d'ailleurs proscrites. Aussi l'éducation était-elle
impersonnelle; le maître, dans les écoles médiévales, s'adressait
collectivement à tous ses élèves sans qu'il eût l'idée d'approprier
son action à la nature de chacun. En même temps, l'immutabilité des
croyances fondamentales s'opposait à ce que le système éducatif évoluât
très rapidement. Pour ces deux raisons, il avait donc moins besoin
d'être guidé par la pensée pédagogique. Mais, à la Renaissance, tout
change: les personnalités individuelles se dégagent de la masse sociale
où elles étaient, jusque-là, absorbées et confondues; les esprits se
diversifient; en même temps le développement historique s'accélère;
une nouvelle civilisation se constitue. Pour répondre à tous ces
changements, la réflexion pédagogique s'éveille, et, bien qu'elle n'ait
pas toujours brillé d'un même éclat, cependant, elle ne devait plus
s'éteindre complètement.

IV. Mais, pour que la réflexion pédagogique puisse produire les effets
utiles qu'on est en droit d'attendre d'elle, il faut qu'elle soit
soumise à une culture appropriée.

1° Nous avons vu que la pédagogie n'est pas l'éducation et ne saurait
en tenir lieu. Son rôle n'est pas de se substituer à la pratique, mais
de la guider, de l'éclairer, de l'aider, au besoin, à combler les
lacunes qui viennent à s'y produire, à remédier aux insuffisances
qui y sont constatées. Le pédagogue n'a donc pas à construire de
toutes pièces un système d'enseignement, comme s'il n'en existait pas
avant lui; mais il faut, au contraire, qu'il s'applique, avant tout,
à connaître et à comprendre le système de son temps; c'est à cette
condition qu'il sera en mesure de s'en servir avec discernement et de
juger ce qu'il peut s'y trouver de défectueux.

Mais, pour pouvoir le comprendre, il ne suffit pas de le considérer
tel qu'il est aujourd'hui, car ce système d'éducation est un produit
de l'histoire que l'histoire seule peut expliquer. C'est une véritable
institution sociale. Même il n'en est guère où toute l'histoire du
pays vienne aussi intégralement retentir. Les écoles françaises
traduisent, expriment l'esprit français. On ne peut donc rien entendre
à ce qu'elles sont, au but qu'elles poursuivent, si l'on ne sait pas
ce qui constitue notre esprit national, quels en sont les divers
éléments, quels sont ceux qui dépendent de causes permanentes et
profondes, ceux, au contraire, qui sont dus à l'action de facteurs
plus ou moins accidentels et passagers: toutes questions que, seule,
l'analyse historique peut résoudre. On discute souvent pour savoir
quelle place doit revenir à l'école primaire dans l'ensemble de notre
organisation scolaire et dans la vie générale de la société. Mais
le problème est insoluble si l'on ignore comment s'est formée notre
organisation scolaire, d'où viennent ses caractères distinctifs, ce
qui a déterminé, dans le passé, la place qui y a été faite h l'école
élémentaire, quelles sont les causes qui en ont favorisé ou entravé le
développement, etc.

Ainsi, l'histoire de l'enseignement, au moins de l'enseignement
national, est la première des propédeutiques à une culture pédagogique.
Naturellement, si c'est de pédagogie primaire qu'il s'agit, c'est
l'histoire de l'enseignement primaire que l'on s'attache de préférence
à connaître. Mais, pour la raison que nous venons d'indiquer, il ne
saurait être détaché complètement du système scolaire plus vaste dont
il n'est qu'une partie.

2° Mais ce système scolaire n'est pas fait uniquement de pratiques
établies, de méthodes consacrées par l'usage, héritage du passé. Il
s'y trouve, de plus, des tendances vers l'avenir, des aspirations vers
un idéal nouveau, plus ou moins clairement entrevu. Ces aspirations,
il importe de les bien connaître pour pouvoir apprécier quelle place
il convient de leur faire dans la réalité scolaire. Or, elles viennent
s'exprimer dans les doctrines pédagogiques; l'histoire de ces doctrines
doit donc compléter celle de l'enseignement.

On pourrait croire, il est vrai, que, pour remplir sa fin utile, cette
histoire n'a pas besoin de remonter très loin dans le passé et peut,
sans inconvénient, être très courte. Ne suffit-il pas de connaître les
théories entre lesquelles se partagent les esprits des contemporains?
Toutes les autres, celles des siècles, antérieurs, sont aujourd'hui
périmées et n'ont plus, semble-t-il, qu'un intérêt d'érudition.

Mais ce modernisme ne peut, croyons-nous, que raréfier une des
principales sources auxquelles doit s'alimenter la réflexion
pédagogique.

En effet, les doctrines les plus récentes ne sont pas nées d'hier;
elles sont la suite de celles qui ont précédé, sans lesquelles, par
conséquent, elles ne peuvent être comprises; et ainsi, de proche
en proche, pour découvrir les causes déterminantes d'un courant
pédagogique de quelque importance, il faut généralement revenir
assez loin en arrière. C'est même à cette condition que l'on aura
quelque assurance que les vues nouvelles qui passionnent le plus les
esprits ne sont pas de brillantes improvisations, destinées à sombrer
rapidement dans l'oubli. Par exemple, pour pouvoir comprendre la
tendance actuelle à l'enseignement par les choses, à ce qu'on peut
appeler le réalisme pédagogique, il ne faut pas se borner à voir
comment elle s'exprime chez tel ou tel contemporain; il faut remonter
jusqu'au moment où elle prend naissance, c'est-à-dire au milieu du
dix-huitième siècle en France, et vers la fin du dix-septième dans
certains pays protestants. Par cela seul quelle se trouvera ainsi
rattachée à ses origines premières, la pédagogie réaliste se présentera
sous un tout autre aspect; on se rendra mieux compte qu'elle tient à
des causes profondes, impersonnelles, agissantes chez tous les peuples
de l'Europe. Et en même temps, on sera dans de meilleures conditions
pour apercevoir quelles sont ces causes, et, par conséquent, pour
juger de la portée véritable de ce mouvement. Mais, d'un autre côté,
ce courant pédagogique s'est constitué en opposition avec un courant
contraire, celui de l'enseignement humaniste et livresque. On ne pourra
donc apprécier sainement le premier qu'à condition de connaître aussi
le second; et nous voilà obligés de remonter bien plus haut encore
dans l'histoire. Cette histoire de la pédagogie, pour porter tous
ses fruits, ne doit pas, d'ailleurs, être séparée de l'histoire de
l'enseignement. Bien que nous les ayons distinguées dans l'exposition,
elles sont, en réalité, solidaires l'une de l'autre. Car, à chaque
moment du temps, les doctrines dépendent de l'état de l'enseignement,
qu'elles reflètent alors même qu'elles réagissent contre lui, et,
d'autre part, dans la mesure où elles exercent une action efficace,
elles contribuent à le déterminer.

La culture pédagogique doit donc avoir une base largement historique.
C'est à cette condition que la pédagogie pourra échapper à un reproche
qu'on lui a souvent adressé et qui a fortement nui à son crédit. Trop
de pédagogues, et parmi les plus illustres, ont entrepris d'édifier
leurs systèmes en faisant abstraction de ce qui avait existé avant eux.
Le traitement auquel Ponocrates soumet Gargantua avant de l'initier
aux méthodes nouvelles est, sur ce point, significatif: il lui purge
le cerveau «avec élébore d'Anticyre» de manière à lui faire oublier
«tout ce qu'il auoit apprins soubz ses anticques precepteurs». C'était
dire, sous une forme allégorique, que la pédagogie nouvelle ne devait
rien avoir de commun avec celle qui avait précédé. Mais c'était du même
coup se placer en dehors des conditions du réel. L'avenir ne peut être
évoqué du néant: nous ne pouvons le construire qu'avec les matériaux
que nous a légués le passé. Un idéal que l'on construit en prenant le
contre-pied de l'état de choses existant n'est pas réalisable puisqu'il
n'a pas de racines dans la réalité. D'ailleurs, il est clair que le
passé avait ses raisons d'être; il n'aurait pu durer s'il n'avait
répondu à des besoins légitimes qui ne sauraient disparaître totalement
du jour au lendemain; on ne peut donc en faire aussi radicalement table
rase sans méconnaître des nécessités vitales. Voilà comment il se fait
que la pédagogie n'a trop souvent été qu'une forme de littérature
utopique. Nous plaindrions des enfants auxquels on appliquerait
rigoureusement la méthode de Rousseau ou celle de Pestalozzi. Sans
doute, ces utopies ont pu jouer un rôle utile dans l'histoire. Leur
simplisme même leur a permis de frapper plus vivement les esprits et
de les stimuler à l'action. Mais, d'abord, ces avantages ne sont pas
sans inconvénients; de plus, pour cette pédagogie de tous les jours,
dont chaque maître a besoin en vue d'éclairer et de guider sa pratique
quotidienne, il faut moins d'entraînement passionnel et unilatéral,
et, au contraire, plus de méthode, un sentiment plus présent de la
réalité et des difficultés multiples auxquelles il est nécessaire de
faire face. C'est ce sentiment que donnera une culture historique bien
entendue.

3° Seule, l'histoire de l'enseignement et de la pédagogie permet de
déterminer les fins que doit poursuivre l'éducation à chaque moment
du temps. Mais, pour ce qui regarde les moyens nécessaires à la
réalisation de ces fins, c'est à la psychologie qu'il faut les demander.

En effet, l'idéal pédagogique d'une époque exprime avant tout l'état
de la société à l'époque considérée. Mais, pour que cet idéal devienne
une réalité, encore faut-il y conformer la conscience de l'enfant. Or,
la conscience a ses lois propres qu'il faut connaître pour pouvoir les
modifier, si, du moins, on veut s'épargner, autant que possible, les
tâtonnements empiriques que la pédagogie a précisément pour objet de
réduire au minimum. Pour pouvoir exciter l'activité à se développer
dans une certaine direction, encore faut-il savoir quels sont les
ressorts qui la meuvent et quelle est leur nature; car c'est à cette
condition qu'il sera possible d'y appliquer, en connaissance de cause,
l'action qui convient. S'agit-il, par exemple, d'éveiller ou l'amour de
la patrie ou le sens de l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner
la sensibilité morale des élèves dans l'un ou l'autre sens, que nous
aurons des notions plus complètes et plus précises sur l'ensemble des
phénomènes que l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions,
etc., sur les conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme
qu'ils présentent chez l'enfant. Suivant qu'on voit dans les tendances
un produit des expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire
l'espèce, ou bien, au contraire, un fait primitif antérieur aux
états affectifs qui en accompagnent le fonctionnement, on devra s'y
prendre de manières très différentes pour en régler le fonctionnement.
Or, c'est à la psychologie et, plus spécialement, à la psychologie
infantile qu'il appartient dé résoudre ces questions. Si donc elle est
incompétente pour fixer la fin,-—puisque la fin varie suivant les états
sociaux,--il n'est pas douteux qu'elle n'ait un rôle utile à jouer
dans la constitution des méthodes. Même, comme aucune méthode ne peut
s'appliquer de la même manière aux différents enfants, c'est encore la
psychologie qui devrait nous aider à nous reconnaître au milieu de la
diversité des intelligences et des caractères. On sait malheureusement
que nous sommes encore loin du moment où elle sera vraiment en état de
satisfaire à ce desideratum.

Il y a une forme spéciale de la psychologie qui a pour le pédagogue
une importance toute particulière: c'est la psychologie collective.
Une classe, en effet, est une petite société, et il ne faut pas la
conduire comme si elle n'était qu'une simple agglomération de sujets
indépendants les uns des autres. Les enfants en classe pensent, sentent
et agissent autrement que quand ils sont isolés. Il se produit dans
une classe des phénomènes de contagion, de démoralisation collective,
de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutaire, qu'il faut
savoir discerner afin de prévenir ou de combattre les uns, d'utiliser
les autres. Assurément, cette science est encore tout à fait dans
l'enfance. Cependant, il y a, dès à présent, un certain nombre de
propositions qu'il importe de ne pas ignorer.

Telles sont les principales disciplines qui peuvent éveiller et
cultiver la réflexion pédagogique. Au lieu de chercher à édicter, pour
la pédagogie, un code abstrait de règles méthodologiques,--entreprise
qui, en un mode de spéculation aussi composite et aussi complexe,
n'est guère réalisable d'une manière satisfaisante,--il nous a paru
préférable d'indiquer de quelle manière le pédagogue nous paraît devoir
être formé. Une certaine attitude de l'esprit en face des problèmes
qu'il lui appartient de traiter se trouve, par cela même, déterminée.



III

PÉDAGOGIE ET SOCIOLOGIE


Messieurs,

C'est pour moi un très grand honneur, et dont je sens vivement tout
le prix, d'avoir à suppléer dans cette chaire l'homme de haute raison
et de ferme volonté à qui la France doit, pour une si large part, la
rénovation de son enseignement primaire. En contact intime avec les
maîtres de nos écoles depuis quinze ans que je professe la pédagogie à
l'Université de Bordeaux, j'ai pu voir de près l'œuvre à laquelle le
nom de M. Buisson restera définitivement attaché, et j'en connais, par
suite, toute la grandeur. Surtout quand on se reporte par la pensée à
l'état dans lequel se trouvait cet enseignement au moment où la réforme
en fut entreprise, il est impossible de ne pas admirer l'importance
des résultats obtenus et la rapidité des progrès accomplis. Les écoles
multipliées et matériellement transformées, des méthodes rationnelles
substituées aux vieilles routines d'autrefois, un véritable essor donné
à la réflexion pédagogique, une stimulation générale de toutes les
initiatives, tout cela constitue certainement une des plus grandes et
des plus heureuses révolutions qui se soient produites dans l'histoire
de notre éducation nationale. Ce fut donc pour la science une véritable
bonne fortune quand M. Buisson, jugeant sa tâche achevée, renonça à
ses absorbantes fonctions pour communiquer au public, par la voie de
l'enseignement, les résultats de son incomparable expérience. Une
pratique aussi étendue des choses, éclairée d'ailleurs par une large
philosophie, à la fois prudente et curieuse de toutes les nouveautés,
devait nécessairement donner à sa parole une autorité que venaient
rehausser encore le prestige moral attaché à sa personne et le souvenir
des services rendus dans toutes les grandes causes auxquelles M.
Buisson a consacré sa vie.

Je ne vous apporte rien qui ressemble à une compétence aussi
particulière. Aussi aurais-je lieu de me sentir singulièrement effrayé
devant les difficultés de ma tâche, si je ne me rassurais un peu à la
pensée que des problèmes aussi complexes peuvent être utilement étudiés
par des esprits divers et de points de vue différents. Sociologue,
c'est surtout en sociologue que je vous parlerai d'éducation.
D'ailleurs, bien loin qu'à procéder ainsi on s'expose à voir et à
montrer les choses par un biais qui les déforme, je suis, au contraire,
convaincu qu'il n'est pas de méthode plus apte à mettre en évidence
leur véritable nature. Je considère, en effet, comme le postulat même
de toute spéculation pédagogique que l'éducation est chose éminemment
sociale, par ses origines comme par ses fonctions, et que, par suite,
la pédagogie dépend de la sociologie plus étroitement que de toute
autre science. Et puisque cette idée est appelée à dominer tout mon
enseignement, comme elle dominait déjà l'enseignement similaire que je
donnais naguère dans une autre Université, il m'a paru qu'il convenait
d'employer ce premier entretien à la dégager et à la préciser afin que
vous puissiez mieux en suivre les applications ultérieures. Ce n'est
pas qu'il puisse être question d'en faire une démonstration expresse
au cours d'une seule et unique leçon. Un principe aussi général et
dont les répercussions sont aussi étendues ne peut se vérifier que
progressivement, au fur et à mesure que l'on avance dans le détail des
faits et qu'on voit comment il s'y applique. Mais ce qui est possible
dès maintenant, c'est de vous en donner un aperçu d'ensemble; c'est de
vous indiquer les principales raisons qui doivent le faire accepter,
dès le début de la recherche, à titre de présomption provisoire et
sous réserve des vérifications nécessaires; c'est, enfin, d'en marquer
la portée en même temps que les limites, et ce sera l'objet de cette
première leçon.


I

Il est d'autant plus nécessaire d'appeler tout de suite votre attention
sur cet axiome fondamental qu'il est plus généralement méconnu.
Jusqu'à ces dernières années--et encore les exceptions peuvent-elles
se compter[4]--les pédagogues modernes étaient presque unanimement
d'accord pour voir dans l'éducation une chose éminemment individuelle
et pour faire, par conséquent, de la pédagogie un corollaire immédiat
et direct de la seule psychologie. Pour Kant comme pour Mill, pour
Herbart comme pour Spencer, l'éducation aurait avant tout pour objet
de réaliser en chaque individu, mais en les portant à leur plus haut
point de perfection possible, les attributs constitutifs de l'espèce
humaine en général. On posait comme une vérité d'évidence qu'il y a une
éducation, et une seule, qui, à l'exclusion de toute autre, convient
indifféremment à tous les hommes, quelles que soient les conditions
historiques et sociales dont ils dépendent, et c'est cet idéal
abstrait et unique que les théoriciens de l'éducation se proposaient
de déterminer. On admettait qu'il y a _une_ nature humaine, dont les
formes et les propriétés sont déterminables une fois pour toutes, et le
problème pédagogique consistait à rechercher de quelle manière l'action
éducatrice doit s'exercer sur la nature humaine ainsi définie. Sans
doute, nul n'a jamais pensé que l'homme soit d'emblée, dès qu'il entre
dans la vie, tout ce qu'il peut et doit être. Il est trop manifeste
que l'être humain ne se constitue que progressivement, au cours d'un
lent devenir qui commence à la naissance pour ne s'achever qu'à la
maturité. Mais on supposait que ce devenir ne fait qu'actualiser des
virtualités, que mettre au jour des énergies latentes qui existaient,
toutes préformées, dans l'organisme physique et mental de l'enfant.
L'éducateur n'aurait donc rien d'essentiel à ajouter à l'œuvre de
la nature. Il ne créerait rien de nouveau. Son rôle se bornerait à
empêcher que ces virtualités existantes ne s'atrophient par inaction,
ou ne dévient de leur direction normale, ou ne se développent avec trop
de lenteur. Dès lors, les conditions de temps et de lieu, l'état où se
trouve le milieu social perdent tout intérêt pour la pédagogie. Puisque
l'homme porte en lui-même tous les germes de son développement, c'est
lui et lui seul qu'il faut observer quand on entreprend de déterminer
dans quel sens et de quelle manière ce développement doit être dirigé.
Ce qui importe, c'est de savoir quelles sont ses facultés natives et
quelle est leur nature. Or la science qui a pour objet de décrire et
d'expliquer l'homme individuel, c'est la psychologie. Il semble donc
qu'elle doive suffire à tous les besoins du pédagogue.

Malheureusement, cette conception de l'éducation se trouve en
contradiction formelle avec tout ce que nous apprend l'histoire: il
n'est pas un peuple, en effet, où elle ait jamais été mise en pratique.
Tout d'abord, bien loin qu'il y ait une éducation universellement
valable pour tout le genre humain, il n'y a, pour ainsi dire, pas de
société où des systèmes pédagogiques différents ne coexistent et ne
fonctionnent parallèlement. La société est-elle formée de castes?
L'éducation varie d'une caste à l'autre; celle des patriciens n'était
pas celle des plébéiens, celle du Brahmane n'était pas celle du Çudra.
De même, au moyen âge, quel écart entre la culture que recevait le
jeune page, instruit dans tous les arts de la chevalerie, et celle du
vilain qui s'en allait apprendre à l'école de sa paroisse quelques
maigres éléments de comput, de chant et de grammaire! Aujourd'hui
encore ne voyons-nous pas l'éducation varier avec les classes sociales
ou bien même avec les habitats? Celle de la ville n'est pas celle de
la campagne, celle du bourgeois n'est pas celle de l'ouvrier. On dira
que cette organisation n'est pas moralement justifiable, qu'on ne peut
y voir qu'une survivance destinée à disparaître? La thèse est aisée
à défendre. Il est évident que l'éducation de nos enfants ne devrait
pas dépendre du hasard qui les fait naître ici plutôt que là, de tels
parents et non de tels autres. Mais alors même que la conscience
morale de notre temps aurait reçu sur ce point la satisfaction qu'elle
attend, l'éducation ne deviendrait pas pour cela plus uniforme. Alors
même que la carrière de chaque enfant ne serait plus prédéterminée,
au moins en grande partie, par une aveugle hérédité, la diversité
morale des professions ne laisserait pas d'entraîner à sa suite une
grande diversité pédagogique. Chaque profession, en effet, constitue
un milieu sui generis qui réclame des aptitudes particulières et des
connaissances spéciales, où règnent certaines idées, certains usages,
certaines manières de voir les choses; et comme l'enfant doit être
préparé en vue de la fonction qu'il sera appelé à remplir, l'éducation,
à partir d'un certain âge, ne peut plus rester la même pour tous les
sujets auxquels elle s'applique. C'est pourquoi nous la voyons, dans
tous les pays civilisés, qui tend de plus en plus à se diversifier et
à se spécialiser: et cette spécialisation devient tous les jours plus
précoce. L'hétérogénéité qui se produit ainsi ne repose pas, comme
celle dont nous constations tout à l'heure l'existence, sur d'injustes
inégalités; mais elle n'est pas moindre. Pour trouver une éducation
absolument homogène et égalitaire, il faudrait remonter jusqu'aux
sociétés pré-historiques au sein desquelles il n'existe aucune
différenciation, et encore ces sortes de sociétés ne représentent-elles
guère qu'un moment logique dans l'histoire de l'humanité.

Or il est évident que ces éducations spéciales ne sont nullement
organisées en vue de fins individuelles. Sans doute, il arrive parfois
qu'elles ont pour effet de développer chez l'individu des aptitudes
particulières qui y étaient immanentes et qui ne demandaient qu'à
entrer en acte: en ce sens, on peut dire qu'elles l'aident à réaliser
sa nature. Mais nous savons combien ces vocations étroitement définies
sont exceptionnelles. Le plus généralement, nous ne sommes pas
prédestiné par notre tempérament intellectuel ou moral aune fonction
bien déterminée. L'homme moyen est éminemment plastique; il peut
être également utilisé dans des emplois très variés. Si donc il se
spécialise et s'il se spécialise sous telle forme plutôt que sous telle
autre, ce n'est pas pour des raisons qui lui sont intérieures; il n'y
est pas poussé par les nécessités de sa nature. Mais c'est la société
qui, pour pouvoir se maintenir, a besoin que le travail se divise entre
ses membres et se divise entre eux de telle façon plutôt que de telle
autre. C'est pourquoi elle se prépare de ses propres mains, par la voie
de l'éducation, les travailleurs spéciaux dont elle a besoin. C'est
donc pour elle et c'est aussi par elle que l'éducation s'est ainsi
diversifiée.

Il y a plus. Bien loin que cette culture spéciale nous rapproche
nécessairement de la perfection humaine, elle ne va pas sans une
déchéance partielle, et cela alors même qu'elle se trouve en harmonie
avec les prédispositions naturelles de l'individu. Car nous ne pouvons
développer avec l'intensité nécessaire les facultés qu'implique
spécialement notre fonction, sans laisser les autres s'engourdir dans
l'inaction, sans abdiquer, par conséquent, toute une partie de notre
nature. Par exemple, l'homme, en tant qu'individu, n'est pas moins
fait pour agir que pour penser. Même, puisqu'il est avant tout un être
vivant et que la vie c'est l'action, les facultés actives lui sont
peut-être plus essentielles que les autres. Et cependant, à partir du
moment où la vie intellectuelle des sociétés a atteint un certain degré
de développement, il y a et il doit nécessairement y avoir des hommes
qui s'y consacrent exclusivement, qui ne fassent que penser. Or la
pensée ne peut se développer qu'en se détachant du mouvement, qu'en se
repliant sur elle-même, qu'en détournant de l'action le sujet qui s'y
donne. Ainsi se forment ces natures incomplètes où toutes les énergies
de l'activité se sont, pour ainsi dire, converties en réflexion, et
qui, pourtant, quelque tronquées qu'elles soient par certains côtés,
constituent les agents indispensables du progrès scientifique. Jamais
l'analyse abstraite de la constitution humaine n'aurait permis de
prévoir que l'homme était susceptible d'altérer ainsi ce qui passe pour
être son essence, ni qu'une éducation était nécessaire qui préparât ces
utiles altérations.

Cependant, quelle que soit l'importance de ces éducations spéciales,
on ne saurait contester qu'elles ne sont pas toute l'éducation. Même
on peut dire qu'elles ne se suffisent pas à elles-mêmes; partout où
on les rencontre, elles ne divergent les unes des autres qu'à partir
d'un certain point en deçà duquel elles se confondent. Elles reposent
toutes sur une base commune. Il n'y a pas de peuple, en effet, où il
n'existe un certain nombre d'idées, de sentiments et de pratiques
que l'éducation doit inculquer à tous les enfants indistinctement,
à quelque catégorie sociale qu'ils appartiennent. C'est même cette
éducation commune qui passe généralement pour être la véritable
éducation. Elle seule semble pleinement mériter d'être appelée de ce
nom. On lui accorde sur toutes les autres une sorte de prééminence.
C'est donc d'elle surtout qu'il importe de savoir si, comme on le
prétend, elle est impliquée tout entière dans la notion de l'homme et
si elle en peut être déduite.

À vrai dire, la question ne se pose même pas pour tout ce qui concerne
les systèmes d'éducation que nous fait connaître l'histoire. Ils sont
si évidemment liés à des systèmes sociaux déterminés qu'ils en sont
inséparables. Si, en dépit des différences qui séparaient le patriciat
de la plèbe, il y avait pourtant à Rome une éducation commune à
tous les Romains, cette éducation avait pour caractéristique d'être
essentiellement romaine. Elle impliquait toute l'organisation de la
cité en même temps qu'elle en était la base. Et ce que nous disons de
Rome pourrait se répéter de toutes les sociétés historiques. Chaque
type de peuple a son éducation qui lui est propre et qui peut servir
à le définir au même titre que son organisation morale, politique et
religieuse. C'est un des éléments de sa physionomie. Voilà pourquoi
l'éducation a si prodigieusement varié suivant les temps et les
pays; pourquoi, ici, elle habitue l'individu à abdiquer complètement
sa personnalité entre les mains de l'État, alors qu'ailleurs, au
contraire, elle s'attache à en faire un être autonome, législateur
de sa propre conduite; pourquoi elle était ascétique au moyen âge,
libérale à la renaissance, littéraire au XVIIe siècle, scientifique de
nos jours. Ce n'est pas que, par une suite d'aberrations, les hommes se
soient mépris sur leur nature d'hommes et sur leurs besoins, mais c'est
que leurs besoins ont varié, et ils ont varié parce que les conditions
sociales dont dépendent les besoins humains ne sont pas restées les
mêmes.

Mais, par une inconsciente contradiction, ce que l'on accorde
facilement pour le passé, on se refuse à l'admettre pour le présent
et, plus encore, pour l'avenir. Tout le monde reconnaît sans peine
qu'à Rome, en Grèce, l'éducation avait pour unique objet de faire
des Grecs et des Romains et, par conséquent, se trouvait solidaire
de tout un ensemble d'institutions politiques, morales, économiques
et religieuses. Mais nous nous plaisons à croire que notre éducation
moderne échappe à la loi commune, que, dès à présent, elle est moins
directement dépendante des contingences sociales et qu'elle est
appelée à s'en affranchir complètement dans l'avenir. Ne répétons-nous
pas sans cesse que nous voulons faire de nos enfants des hommes
avant même que d'en faire des citoyens, et ne semble-t-il pas que
notre qualité d'homme soit naturellement soustraite aux influences
collectives puisqu'elle leur est logiquement antérieure?

Et pourtant, ne serait-ce pas une sorte de miracle que l'éducation,
après avoir eu pendant des siècles et dans toutes les Sociétés connues
tous les caractères d'une institution sociale, ait pu changer aussi
complètement de nature? Une pareille transformation paraîtra plus
surprenante encore si l'on songe que le moment où elle se serait
accomplie se trouve être précisément celui ou l'éducation a commencé
à devenir un véritable service public: car c'est depuis la fin du
siècle dernier qu'on la voit, non seulement en France, mais dans
toute l'Europe, tendre à se placer de plus en plus directement sous
le contrôle et la direction de l'État. Sans doute, les fins qu'elle
poursuit se détachent tous les jours davantage des conditions locales
ou ethniques qui les particularisaient autrefois; elles deviennent
plus générales et plus abstraites. Mais elles n'en restent pas moins
essentiellement collectives. N'est-ce pas, en effet, la collectivité
qui nous les impose? N'est-ce pas elle qui nous commande de développer
avant tout chez nos enfants les qualités qui leur sont communes avec
tous les hommes? Il y a plus. Non seulement elle exerce sur nous par la
voie de l'opinion une pression morale pour que nous entendions ainsi
nos devoirs d'éducateur, mais elle y attache un tel prix que, comme
je viens de le rappeler, elle se charge elle-même de la tâche. Il est
aisé de prévoir que, si elle y tient à ce point, c'est qu'elle s'y sent
intéressée. Et, en effet, seule, une culture largement humaine peut
donner aux sociétés modernes les citoyens dont elle a besoin. Parce que
chacun des grands peuples européens couvre un immense habitat, parce
qu'il se recrute dans les races les plus diverses, parce que le travail
y est divisé à l'infini, les individus qui le composent sont tellement
différents les uns des autres qu'il n'y a presque plus rien de commun
entre eux, sauf leur qualité d'homme en général. Ils ne peuvent donc
garder l'homogénéité indispensable à tout _consensus_ social qu'à
condition d'être aussi semblables que possible par le seul côté où ils
se ressemblent tous, c'est-à-dire en tant qu'ils sont tous des êtres
humains. En d'autres termes, dans des sociétés aussi différenciées, il
ne peut guère y avoir d'autre type collectif que le type générique de
l'homme. Qu'il vienne à perdre quelque chose de sa généralité, qu'il se
laisse entamer par quelque retour de l'ancien particularisme, et l'on
verra ces grands États se résoudre en une multitude de petits groupes
parcellaires et se décomposer. Ainsi notre idéal pédagogique s'explique
par notre structure sociale, tout comme celui des Grecs et des Romains
ne pouvait se comprendre que par l'organisation de la cité. Si notre
éducation moderne n'est plus étroitement nationale, c'est dans la
constitution des nations modernes qu'il faut en aller chercher la
raison.

Ce n'est pas tout. Non seulement c'est la société qui a élevé le
type humain à la dignité de modèle que l'éducateur doit s'efforcer
de reproduire, mais c'est elle encore qui le construit et elle le
construit suivant ses besoins. Car c'est une erreur de penser qu'il
soit tout entier donné dans la constitution naturelle de l'homme,
qu'il n'y ait qu'à l'y découvrir par une observation méthodique, sauf
à l'embellir ensuite par l'imagination en portant par la pensée à leur
plus haut développement tous les germes qui s'y trouvent. L'homme que
l'éducation doit réaliser en nous, ce n'est pas l'homme tel que la
nature l'a fait, mais tel que la société veut qu'il soit; et elle le
veut tel que le réclame son économie intérieure. Ce qui le prouve,
c'est la manière dont notre conception de l'homme a varié suivant les
sociétés.

Car les anciens, eux aussi, croyaient faire de leurs enfants des
hommes, tout comme nous. S'ils se refusaient à voir leur semblable dans
l'étranger, c'est précisément parce qu'à leurs yeux l'éducation de la
cité pouvait seule faire des êtres vraiment et proprement humains.
Seulement ils concevaient l'humanité à leur manière qui n'est plus
la nôtre. Tout changement un peu important dans l'organisation d'une
société a pour contre-coup un changement de même importance dans
l'idée que l'homme se fait de lui-même. Que, sous la pression de la
concurrence accrue, le travail social se divise davantage, que la
spécialisation de chaque travailleur soit, à la fois, plus marquée et
plus précoce, le cercle des choses que comprend l'éducation commune
devra nécessairement se restreindre et, par suite, le type humain
s'appauvrira en caractères. Naguère, la culture littéraire était
considérée comme un élément essentiel de toute culture humaine; et
voilà que nous approchons d'un temps où elle ne sera peut-être plus
elle-même qu'une spécialité. De même, s'il existe une hiérarchie
reconnue entre nos facultés, s'il en est auxquelles nous attribuons
une sorte de précellence et que nous devons, pour cette raison,
développer plus que les autres, ce n'est pas que cette dignité leur
soit intrinsèque; ce n'est pas que la nature elle-même leur ait, de
toute éternité, assigné ce rang éminent; mais c'est qu'elles ont
pour la société une plus haute valeur. Aussi, comme l'échelle de ces
valeurs change nécessairement avec les sociétés, cette hiérarchie
n'est jamais restée la même à deux moments différents de l'histoire.
Hier, c'était le courage qui était au premier plan, avec toutes les
facultés qu'implique la vertu militaire; aujourd'hui, c'est la pensée
et c'est la réflexion; demain, ce sera peut-être la finesse du goût, la
sensibilité aux choses de l'art. Ainsi, dans le présent comme dans le
passé, notre idéal pédagogique est, jusque dans ses détails, l'œuvre
de la société. C'est elle qui nous trace le portrait de l'homme que
nous devons être, et dans ce portrait viennent se refléter toutes les
particularités de son organisation.


II

En résumé, bien loin que l'éducation ait pour objet unique ou principal
l'individu et ses intérêts, elle est avant tout le moyen par lequel
la société renouvelle perpétuellement les conditions do sa propre
existence. La société ne peut vivre que s'il existe entre ses membres
une suffisante homogénéité? L'éducation perpétue et renforce cette
homogénéité en fixant d'avance dans l'âme de l'enfant les similitudes
essentielles que suppose la vie collective. Mais, d'un autre côté,
sans une certaine diversité, toute coopération serait impossible?
L'éducation assure la persistance de cette diversité nécessaire en se
diversifiant elle-même et en se spécialisant. Elle consiste donc, sous
l'un ou l'autre de ses aspects, en une socialisation méthodique de
la jeune génération. En chacun de nous, peut-on dire, il existe deux
êtres, qui, pour être inséparables autrement que par abstraction, ne
laissent pas d'être distincts. L'un est fait de tous les états mentaux
qui ne se rapportent qu'à nous-même et aux événements de notre vie
personnelle. C'est ce qu'on pourrait appeler l'être individuel. L'autre
est un système d'idées, de sentiments, d'habitudes qui expriment
en nous, non pas notre personnalité, mais le groupe ou les groupes
différents dont nous faisons partie; telles sont les croyances
religieuses, les croyances et les pratiques morales, les traditions
nationales ou professionnelles, les opinions collectives de toute
sorte. Leur ensemble forme l'être social. Constituer cet être en chacun
de nous, telle est la fin de l'éducation.

C'est par là, d'ailleurs, que se montre le mieux l'importance de son
rôle et la fécondité de son action. En effet, non seulement cet être
social n'est pas donné tout fait dans la constitution primitive de
l'homme, mais il n'en est pas résulté par un développement spontané.
Spontanément, l'homme n'était pas enclin à se soumettre à une autorité
politique, à respecter une discipline morale, à se dévouer, à se
sacrifier. Il n'y avait rien dans notre nature congénitale qui nous
prédisposât à devenir les serviteurs de divinités, emblèmes symboliques
de la société, à leur rendre un culte, à nous priver pour leur faire
honneur. C'est la société elle-même qui, à mesure qu'elle s'est formée
et consolidée, a tiré de son propre sein ces grandes forces morales
devant lesquelles l'homme a senti son infériorité. Or, si l'on fait
abstraction des vagues et incertaines tendances qui peuvent être dues
à l'hérédité, l'enfant, en entrant dans la vie, n'y apporte que sa
nature d'individu. La société se trouve donc, pour ainsi dire, à chaque
génération nouvelle, en présence d'une table presque rase sur laquelle
il lui faut construire à nouveaux frais. Il faut que, par les voies les
plus rapides, à l'être égoïste et social qui vient de naître, elle
en surajoute un autre, capable de mener une vie sociale et morale.
Voilà quelle est l'œuvre de l'éducation et vous en apercevez toute la
grandeur. Elle ne se borne pas à développer l'organisme individuel
dans le sens marqué par la nature, à rendre apparentes des puissances
cachées qui ne demandaient qu'à se révéler. Elle crée dans l'homme un
homme nouveau et cet homme est fait de tout ce qu'il y a de meilleur
en nous, de tout ce qui donne du prix et de la dignité à la vie. Cette
vertu créatrice est, d'ailleurs, un privilège spécial de l'éducation
humaine. Tout autre est celle que reçoivent les animaux, si l'on peut
appeler de ce nom l'entraînement progressif auquel ils sont soumis de
la part de leurs parents. Elle peut bien presser le développement de
certains instincts qui sommeillent dans l'animal; mais elle ne l'initie
pas à une vie nouvelle. Elle facilite le jeu des fonctions naturelles;
mais elle ne crée rien. Instruit par sa mère, le petit sait plus vite
voler ou faire son nid; mais il n'apprend presque rien de ses parents
qu'il n'eût pu découvrir par son expérience personnelle. C'est que les
animaux ou vivent en dehors de tout état social ou forment des sociétés
assez simples qui fonctionnent grâce à des mécanismes instinctifs
que chaque individu porte en lui, tout constitués, dès sa naissance.
L'éducation ne peut donc rien ajouter d'essentiel à la nature, puisque
celle-ci suffit à tout, à la vie du groupe comme à celle de l'individu.
Au contraire, chez l'homme, les aptitudes de toute sorte que suppose
la vie sociale sont beaucoup trop complexes pour pouvoir s'incarner,
en quelque sorte, dans nos tissus, se matérialiser sous la forme
de prédispositions organiques. Il s'ensuit qu'elles ne peuvent se
transmettre d'une génération à l'autre par la voie de l'hérédité. C'est
par l'éducation que se fait la transmission.

Une cérémonie que l'on rencontre dans une multitude de sociétés met
bien en évidence ce trait distinctif de l'éducation humaine et montre
même que l'homme en a eu très tôt le sentiment. C'est la cérémonie de
l'initiation. Elle a lieu une fois l'éducation terminée; généralement
même, elle clôt une dernière période où les anciens parachèvent
l'instruction du jeune homme en lui révélant les croyances les plus
fondamentales et les rites les plus sacrés de la tribu. Une fois
qu'elle est accomplie, le sujet qui l'a subie prend rang dans la
société; il quitte les femmes au milieu desquelles s'était passée toute
son enfance; il a désormais sa place marquée parmi les guerriers;
en même temps, il prend conscience de son sexe dont il a dès lors
tous les droits et tous les devoirs. Il est devenu un homme et un
citoyen. Or, c'est une croyance universellement répandue chez tous ces
peuples que l'initié, par le fait même de l'initiation, est devenu
un homme entièrement nouveau; il change de personnalité, il prend un
autre nom, et l'on sait que le nom n'est pas alors considéré comme un
simple signe verbal, mais comme un élément essentiel de la personne.
L'initiation est considérée comme une seconde naissance. Cette
transformation, l'esprit primitif se la représente symboliquement en
imaginant qu'un principe spirituel, une sorte de nouvelle âme, est venu
s'incarner dans l'individu. Mais si l'on écarte de cette croyance les
formes mythiques dans lesquelles elle s'enveloppe, ne trouve-t-on pas
sous le symbole cette idée, obscurément entrevue, que l'éducation a eu
pour effet de créer dans l'homme un être nouveau? C'est l'être social.

Cependant, dira-t-on, si l'on peut concevoir en effet que les
qualités proprement morales, parce qu'elles imposent à l'individu
des privations, parce qu'elles gênent ses mouvements naturels, ne
peuvent être suscitées en nous que sous une action venue du dehors,
n'y en a-t-il pas d'autres que tout homme est intéressé à acquérir
et recherche spontanément? Telles sont les qualités diverses de
l'intelligence qui lui permettent de mieux approprier sa conduite
à la nature des choses. Telles sont aussi les qualités physiques,
et tout ce qui contribue à la vigueur et à la santé de l'organisme.
Pour celles-là, tout au moins, il semble que l'éducation, en les
développant, ne fasse qu'aller au-devant du développement même de la
nature, que mener l'individu à un état de perfection relative vers
laquelle il tend de lui-même, bien qu'il y atteigne plus rapidement
grâce au concours de la société.--Mais ce qui montre bien, malgré les
apparences, qu'ici comme ailleurs l'éducation répond avant tout à
des nécessités externes, c'est-à-dire sociales, c'est qu'il est des
sociétés où ces qualités n'ont pas été cultivées du tout et qu'en tout
cas elles ont été entendues très différemment selon les sociétés. Il
s'en faut que les avantage d'une solide culture intellectuelle aient
été reconnus par tous les peuples. La science, l'esprit critique, que
nous mettons aujourd'hui si haut, ont été pendant longtemps tenus en
suspicion.

Ne connaissons-nous pas une grande doctrine qui proclame heureux les
pauvres d'esprit? Et il faut se garder de croire que cette indifférence
pour le savoir ait été artificiellement imposée aux hommes en violation
de leur nature. D'eux-mêmes, ils n'avaient alors aucun désir de la
science, tout simplement parce que les sociétés dont ils faisaient
partie n'en sentaient aucunement la nécessité. Pour pouvoir vivre,
elles avaient avant tout besoin de traditions fortes et respectées. Or
la tradition n'éveille pas, mais tend plutôt à exclure, la pensée et la
réflexion. Il n'en est pas autrement des qualités physiques. Que l'état
du milieu social incline la conscience publique vers l'ascétisme, et
l'éducation physique sera spontanément rejetée au dernier plan. C'est
un peu ce qui s'est produit dans les écoles du moyen âge. De même,
suivant les courants de l'opinion, cette même éducation sera entendue
dans les sens les plus différents. À Sparte, elle avait surtout pour
objet d'endurcir les membres à la fatigue; à Athènes, elle était un
moyen de faire des corps beaux à la vue; au temps de la chevalerie, on
lui demandait de former des guerriers agiles et souples; de nos jours,
elle n'a plus qu'un but hygiénique et se préoccupe surtout de contenir
les dangereux effets d'une culture intellectuelle trop intense. Ainsi,
même ces qualités qui paraissent, au premier abord, si spontanément
désirables, l'individu ne les recherche que quand la société l'y
invite, et il les recherche de la façon qu'elle lui prescrit.

Vous voyez à quel point la psychologie toute seule est une ressource
insuffisante pour le pédagogue. Non seulement, comme je vous le
montrais tout d'abord, c'est la société qui trace à l'individu l'idéal
qu'il doit réaliser par l'éducation, mais encore, dans la nature
individuelle, il n'y a pas de tendances déterminées, pas d'états
définis qui soient comme une première aspiration vers cet idéal, qui en
puissent être regardés comme la forme intérieure et anticipée. Ce n'est
pas sans doute qu'il n'existe en nous des aptitudes très générales
sans lesquelles il serait évidemment irréalisable. Si l'homme peut
apprendre à se sacrifier, c'est qu'il n'est pas incapable de sacrifice;
s'il a pu se soumettre à la discipline de la science, c'est qu'il n'y
était pas impropre. Par cela seul que nous faisons partie intégrante
de l'univers, nous tenons à autre chose que nous-même; il y a ainsi
en nous une première impersonnalité qui prépare au désintéressement.
De même, par cela seul que nous pensons, nous avons une certaine
inclination à connaître. Mais entre ces vagues et confuses
prédispositions, mêlées d'ailleurs à toute sorte de prédispositions
contraires, et la forme si définie et si particulière qu'elles prennent
sous l'action de la société, il y a un abîme. Il est impossible à
l'analyse même la plus pénétrante de percevoir par avance dans ces
germes indistincts ce qu'ils sont appelés à devenir une fois que la
collectivité les a fécondés. Car celle-ci ne se borne pas à leur donner
un relief qui leur manquait; elle leur ajoute quelque chose. Elle leur
ajoute son énergie propre et, par cela même, elle les transforme et
en tire des effets qui n'y étaient pas primitivement contenus. Ainsi,
quand même la conscience individuelle n'aurait plus pour nous de
mystère, quand même la psychologie serait une science achevée, elle ne
saurait renseigner l'éducateur sur le but qu'il doit poursuivre. Seule,
la sociologie peut, soit nous aider à le comprendre, en le rattachant
aux états sociaux dont il dépend et qu'il exprime, soit nous aider à
le découvrir, quand la conscience publique, troublée et incertaine, ne
sait plus quel il doit être.

III

Mais, si le rôle de la sociologie est prépondérant dans la
détermination des fins que l'éducation doit poursuivre, a-t-elle la
même importance pour ce qui regarde le choix des moyens?

Ici il est incontestable que la psychologie reprend ses droits. Si
l'idéal pédagogique exprime avant tout des nécessités sociales, ils
ne peut cependant se réaliser que dans et par des individus. Pour
qu'il soit autre chose qu'une simple conception de l'esprit, une vaine
injonction de la société à ses membres, il faut trouver le moyen d'y
conformer la conscience de l'enfant. Or la conscience a ses lois
propres qu'il faut connaître pour pouvoir la modifier, si du moins
on veut s'épargner les tâtonnements empiriques que la pédagogie a
précisément pour objet de réduire au minimum. Pour pouvoir exciter
l'activité à se développer dans une direction déterminée, encore
faut-il savoir quels sont les ressorts qui la meuvent et quelle est
leur nature; car c'est à cette condition qu'il sera possible d'y
appliquer, en connaissance de cause, l'action qui convient. S'agit-il,
par exemple, d'éveiller ou l'amour de la patrie, ou le sens de
l'humanité? Nous saurons d'autant mieux tourner la sensibilité morale
de nos élèves dans l'un ou l'autre sens que nous aurons des notions
plus complètes et plus précises sur l'ensemble de phénomènes que
l'on appelle tendances, habitudes, désirs, émotions, etc., sur les
conditions diverses dont ils dépendent, sur la forme qu'ils présentent
chez l'enfant. Suivant que l'on voit dans les tendances un produit des
expériences agréables ou désagréables qu'a pu faire l'espèce, ou bien,
au contraire, un fait primitif, antérieur aux états affectifs qui en
accompagnent le fonctionnement, on devra s'y prendre de manières très
différentes pour en régler le développement. Or c'est à la psychologie
et, plus spécialement, à la psychologie infantile qu'il appartient de
résoudre ces questions. Si donc elle est incompétente pour fixer la
fin, ou plutôt les fins de l'éducation, il n'est pas douteux qu'elle
n'ait un rôle utile à jouer dans la constitution des méthodes. Même,
comme aucune méthode ne peut s'appliquer de la même manière aux
différents enfants, c'est encore la psychologie qui devrait nous aider
à nous reconnaître au milieu de la diversité des intelligences et des
caractères. On sait malheureusement que nous sommes encore loin du
moment où elle sera vraiment en état de satisfaire à ce _desideratum._

Il ne saurait donc être question de méconnaître les services que peut
rendre à la pédagogie la science de l'individu, et nous saurons lui
faire sa part. Et cependant, même dans ce cercle de problèmes où elle
peut utilement éclairer le pédagogue, il s'en faut qu'elle puisse se
passer du concours de la sociologie.

D'abord, parce que les fins de l'éducation sont sociales, les moyens
par lesquels ces fins peuvent être atteintes doivent nécessairement
avoir le même caractère. Et, en effet, parmi toutes les institutions
pédagogiques, il n'en est peut-être pas une qui ne soit l'analogue
d'une institution sociale dont elle reproduit, sous une forme réduite
et comme en raccourci, les traits principaux. Il y a une discipline
à l'école comme dans la cité. Les règles qui fixent à l'écolier ses
devoirs sont comparables à celles qui prescrivent à l'homme fait
sa conduite. Les peines et les récompenses qui sont attachées aux
premières ne sont pas sans ressembler aux peines et aux récompenses
qui sanctionnent les secondes. Nous enseignons aux enfants la science
faite? Mais la science qui se fait s'enseigne elle aussi. Elle ne reste
pas renfermée dans le cerveau de ceux qui la conçoivent, mais elle ne
devient vraiment agissante qu'à condition de se communiquer aux autres
hommes. Or cette communication, qui met en œuvre tout un réseau de
mécanismes sociaux, constitue un enseignement qui, pour s'adresser à
l'adulte, ne diffère pas en nature de celui que l'élève reçoit de son
maître. Ne dit-on pas d'ailleurs que les savants sont des maîtres pour
leurs contemporains et ne donne-t-on pas le nom d'écoles aux groupes
qui se forment autour d'eux[5]? On pourrait multiplier les exemples.
C'est qu'en effet, comme la vie scolaire n'est que le germe de la vie
sociale, comme celle-ci n'est que la suite et l'épanouissement de
celle-là, il est impossible que les principaux procédés par lesquels
l'une fonctionne ne se retrouvent pas dans l'autre. On peut donc
s'attendre à ce que la sociologie, science des institutions sociales,
nous aide à comprendre ce que sont ou à conjecturer ce que doivent
être les institutions pédagogiques. Mieux nous connaîtrons la société,
mieux nous pourrons nous rendre compte de tout ce qui se passe dans ce
microcosme social qu'est l'école. Au contraire, vous voyez avec quelle
prudence et quelle mesure, même quand il s'agit de la détermination
des méthodes, il convient d'utiliser les données de la psychologie. À
elle seule, elle ne saurait nous fournir les éléments nécessaires à la
construction d'une technique qui, par définition, a son prototype, non
dans l'individu, mais dans la collectivité.

D'ailleurs, les états sociaux dont dépendent les fins pédagogiques
ne bornent pas là leur action. Ils affectent aussi la conception des
méthodes: car la nature du but implique en partie celle des moyens. Que
la société, par exemple, s'oriente dans un sens individualiste, et tous
les procédés d'éducation qui peuvent avoir pour effet de faire violence
à l'individu, de méconnaître sa spontanéité interne, apparaîtront
comme intolérables et seront réprouvés. Au contraire, que, sous la
pression de circonstances durables ou passagères, elle ressente le
besoin d'imposer à tous un conformisme plus rigoureux, tout ce qui peut
provoquer outre mesure l'initiative de l'intelligence sera proscrit.
En fait, toutes les fois où le système des méthodes éducatives a été
profondément transformé, c'est sous l'influence de quelqu'un de ces
grands courants sociaux dont l'action s'est fait sentir sur toute
l'étendue de la vie collective. Ce n'est pas à la suite de découvertes
psychologiques que la Renaissance a opposé tout un ensemble de méthodes
nouvelles à celles que pratiquait le Moyen Âge. Mais c'est que,
par suite des changements survenus dans la structure des sociétés
européennes, une nouvelle conception de l'homme et de sa place dans
le monde avait fini par se faire jour. De même, les pédagogues qui, à
la fin du XVIIIe siècle ou au commencement du XIXe, entreprirent de
substituer la méthode intuitive à la méthode abstraite, étaient avant
tout l'écho des aspirations de leur temps. Ni Basedow, ni Pestalozzi,
ni Frœbel n'étaient de bien grands psychologues. Ce qu'exprime surtout
leur doctrine, c'est ce respect pour la liberté intérieure, cette
horreur pour toute compression, cet amour de l'homme et, par suite, de
l'enfant qui sont à la base de notre individualisme moderne.


Ainsi, sous quelque aspect que l'on considère l'éducation, elle se
présente partout à nous avec le même caractère. Qu'il s'agisse des fins
qu'elle poursuit ou des moyens qu'elle emploie, c'est à des nécessités
sociales qu'elle répond; ce sont des idées et des sentiments collectifs
qu'elle exprime. Sans doute, l'individu lui-même y trouve son profit.
N'avons-nous pas expressément reconnu que nous devons à l'éducation
le meilleur de nous-même? Mais c'est que ce meilleur de nous-même est
d'origine sociale. C'est donc toujours à l'étude de la société qu'il
en faut revenir; c'est là seulement que le pédagogue peut trouver les
principes de sa spéculation. La psychologie pourra bien lui indiquer
quelle est la meilleure manière de s'y prendre pour appliquer à
l'enfant ces principes une fois posés, elle ne pourra guère nous les
faire découvrir.

J'ajoute en terminant que s'il fut jamais un temps et un pays où le
point de vue sociologique se soit imposé d'une façon particulièrement
urgente aux pédagogues, c'est certainement notre pays et notre temps.
Quand une société se trouve dans un état de stabilité relative,
d'équilibre temporaire, comme, par exemple, la société française au
XVIIe siècle; quand, par suite, un système d'éducation s'est établi
qui, pour un temps également, n'est contesté de personne, les seules
questions pressantes qui se posent sont des questions d'application.
Aucun doute grave ne s'élève ni sur le but à atteindre, ni sur
l'orientation générale des méthodes; il ne peut donc y avoir de
controverse que sur la meilleure manière de les mettre en pratique,
et ce sont des difficultés que la psychologie peut résoudre. Je n'ai
pas à vous apprendre que cette sécurité intellectuelle et morale
n'est pas de notre siècle; c'est à la fois sa misère et sa grandeur.
Les transformations profondes qu'ont subies ou que sont en train de
subir les sociétés contemporaines nécessitent des transformations
correspondantes dans l'éducation nationale. Mais si nous sentons bien
que des changements sont nécessaires, nous savons mal ce qu'ils doivent
être. Quelles que puissent être les convictions particulières des
individus ou des partis, l'opinion publique reste indécise et anxieuse.
Le problème pédagogique ne se pose donc pas pour nous avec la même
sérénité que pour les hommes du XVIIe siècle. Il ne s'agit plus de
mettre en œuvre des idées acquises, mais de trouver des idées qui nous
guident. Comment les découvrir si nous ne remontons pas jusqu'à la
source même de la vie éducative, c'est-à-dire jusqu'à la société? C'est
donc la société qu'il faut interroger, ce sont ses besoins qu'il faut
connaître, puisque ce sont ses besoins qu'il faut satisfaire. Se borner
à regarder au dedans de nous-même, ce serait détourner nos regards de
la réalité même qu'il nous faut atteindre; ce serait nous mettre dans
l'impossibilité de rien comprendre au mouvement qui entraîne le monde
autour de nous et nous-même avec lui. Je ne crois donc pas obéir à un
simple préjugé ni céder à un amour immodéré pour une science que j'ai
cultivée toute ma vie, en disant que jamais une culture sociologique
n'a été plus nécessaire à l'éducateur. Ce n'est pas que la sociologie
puisse nous mettre en main des procédés tout faits et dont il n'y ait
plus qu'à se servir. En est-il, d'ailleurs, de cette sorte? Mais elle
peut plus et elle peut mieux. Elle peut nous donner ce dont nous avons
le plus instamment besoin, je veux dire un corps d'idées directrices
qui soient l'âme de notre pratique et qui la soutiennent, qui donnent
un sens à notre action, et qui nous y attachent; ce qui est la
condition nécessaire pour que cette action soit féconde.

[Footnote 4: L'idée fut déjà exprimée par Lange, dans une leçon
d'ouverture publiée dans les _Monatshefte der Comeniusgesellschaft_,
Bd. III, p. 107. Elle fut reprise par Lorenz von Stein dans sa
_Verwaltungslehre_, Bd. V. À la même tendance se rattachent Willmann,
_Didaktik als Bildungslehre_, 2 vol., 1894; Natorp, _Social-pædagogik_,
1899; Bergemann, _Soziale Pædagogik_, 1900. Nous signalerons également
G. Edgard Vincent, _The social mind and éducation_; Elslander,
L'_Éducation au point de vue sociologique_, 1899.]

[Footnote 5: V. Willmann, _op. cit._, I, p. 40.]


IV

L'ÉVOLUTION ET LE RÔLE DE L'ENSEIGNEMENT SECONDAIRE EN FRANCE[6]

1. Mon rôle, Messieurs, n'est pas de vous enseigner la technique de
votre métier: elle ne peut s'apprendre que par l'usâge et c'est par
l'usâge que vous l'apprendrez l'an prochain[7]. Mais une technique,
quelle qu'elle soit, dégénéré vite en un vulgaire empirisme, si celui
qui s'en sert n'a jamais été mis à même de réfléchir au but qu'elle
poursuit et aux moyens qu'elle emploie. Tourner votre réflexion vers
les choses de l'enseignement et vous apprendre à l'y appliquer avec
méthode, voilà précisément quelle sera ma tâche. Un enseignement
pédagogique doit, en effet, se proposer, non de communiquer au futur
praticien un certain nombre de procédés et de recettes, mais de lui
donner une pleine conscience de sa function.

Mais, précisément parce que cet enseignement a nécessairement un
caractère théorique, certains doutent qu'il puisse être utile. Ce
n'est pas qu'on aille jusqu'à soutenir que la routine puisse se
suffire et que la tradition n'ait pas besoin d'être guidée par une
réflexion informée et avertie. En un temps où, dans toutes les
sphères de l'activité humaine, on voit la science, la théorie, la
spéculation, c'est-à-dire en somme la réflexion, pénétrer de plus
en plus la pratique et l'éclairer, il serait par trop étrange que,
seule, l'activité de l'éducateur fît exception. Sans doute, il est
permis de critiquer sévèrement l'emploi que trop de pédagogues ont
fait de leur raison; on peut légitimement trouver que leurs systèmes,
si artificiels, si abstraits, si pauvres au regard de la réalité,
sont sans grande utilité pratique. Pourtant, ce n'est pas un motif
suffisant pour proscrire à tout jamais la réflexion pédagogique et
la déclarer sans raison d'être; et on reconnaît en effet volontiers
que la conclusion serait excessive. Seulement on estime que, par
une véritable grâce d'état, le professeur de lycée n'a pas besoin
d'être spécialement entraîné et exercé à cette forme particulière
de réflexion. Passe encore, dit-on, pour les maîtres de nos écoles
primaires! En raison de la culture plus limitée qu'ils ont reçue, il
peut être nécessaire de les provoquer à méditer sur leur profession,
de leur expliquer les raisons des méthodes qu'ils emploient, afin
qu'ils puissent s'en servir avec discernement. Mais avec un maître de
l'enseignement secondaire dont l'esprit a été, au lycée d'abord, puis à
l'Université, aiguisé de toutes les manières, rompu à toutes les hautes
disciplines, toutes ces précautions ne sont que du temps perdu. Qu'on
le mette en face de ses élèves, et aussitôt la puissance de réflexion
qu'il a acquise au cours de ses études s'appliquera naturellement à
sa classe, alors même qu'elle n'aurait été soumise à aucune éducation
préalable.

Il y a pourtant un fait qui ne paraît guère témoigner en faveur de
cette aptitude native que l'on prête au professeur de lycée pour la
réflexion professionnelle. Dans toutes les formes de la conduite
humaine où la réflexion s'introduit, on voit, au fur et à mesure
qu'elle s'y développe, la tradition devenir plus malléable et plus
accessible aux nouveautés. La réflexion, en effet, est l'antagoniste
naturelle, l'ennemie née de la routine. Elle seule peut empêcher les
habitudes de se prendre sous une forme immuable, rigide, qui les
soustraie au changement; elle seule peut les tenir en haleine, les
entretenir dans l'état de souplesse et de flexibilité nécessaires
pour qu'elles puissent varier, évoluer, s'adapter à la diversité et à
la mobilité des circonstances et des milieux. Inversement, moindre est
la part de la réflexion, plus grande est celle de l'immobilisme. Or
il se trouve que l'enseignement secondaire se fait remarquer, non par
un appétit immodéré de nouveautés, mais par un véritable misonéisme.
Nous verrons, en effet, comment en France, alors que tout a changé,
alors que le régime politique, économique, moral, s'est transformé, il
y a eu cependant quelque chose qui est resté relativement immuable: ce
sont les conceptions pédagogiques qui sont à la base de ce qu'on est
convenu d'appeler l'enseignement classique. Sauf quelques additions qui
ne touchaient pas au fond des choses, les hommes de ma génération ont
encore été élevés d'après un idéal qui ne différait pas sensiblement
de celui dont s'inspiraient les collèges de Jésuites au temps du grand
Roi. Il n'y a vraiment rien là qui permette de penser que l'esprit de
critique et d'examen ait joué dans notre vie scolaire un rôle bien
considérable.

C'est qu'en effet il n'est pas vrai qu'on soit apte à réfléchir sur un
ordre déterminé de faits, par cela seul qu'on a l'occasion d'exercer
sa réflexion dans un cercle de choses différentes. Nombreux sont les
grands savants, qui ont illustré leur science, et qui pourtant, pour
tout ce qui est en dehors de leur spécialité, sont comme des enfants.
Ces hardis novateurs se comportent, par ailleurs, comme de simples
routiniers qui ne pensent ni n'agissent autrement que le vulgaire
ignorant. La raison en est que les préjugés qui entravent l'essor de la
réflexion diffèrent selon l'ordre de choses auquel ils se rapportent;
il peut donc se faire que les uns aient cédé, alors que les autres
gardent toute leur force de résistance, qu'un même esprit se soit
libéré sur un point, alors que sur l'autre il reste en servitude.
J'ai connu un très grand historien, dont je garde fidèlement et
respectueusement le souvenir, et qui, en matière d'enseignement, en
était resté, ou peu s'en faut, à l'idéal de Rollin. D'ailleurs, chaque
catégorie de faits demande à être réfléchie à sa façon, d'après les
méthodes qui lui sont propres; et ces méthodes ne s'improvisent pas,
mais doivent s'apprendre. Il ne suffit donc pas d'avoir réfléchi aux
finesses des langues mortes, ou aux lois des mathématiques, ou aux
événements de l'histoire soit ancienne, soit moderne, pour être _ipso
facto_ en état et en disposition de réfléchir méthodiquement aux choses
de l'enseignement. Mais cette forme déterminée de réflexion constitue
une spécialité qui réclame une initiation préalable; la suite de ce
cours en sera la preuve.

2. Non seulement rien ne justifie le privilège que l'on entend conférer
ainsi aux maîtres de l'enseignement secondaire; non seulement on ne
voit pas pourquoi il serait inutile d'éveiller chez eux la réflexion
pédagogique par une culture appropriée, mais, sous certains rapports,
elle leur est plus indispensable qu'à d'autres.

En premier lieu, l'enseignement secondaire est un organisme autrement
complexe que ne l'est l'enseignement primaire. Or, plus un être est
complexe et vit une vie complexe, plus il a besoin de réflexion pour
pouvoir se conduire. Dans une école élémentaire, chaque classe, au
moins en principe, est entre les mains d'un seul et unique maître;
par suite, l'enseignement qu'il donne se trouve avoir une unité toute
naturelle et très simple; c'est l'unité même de la personne qui
enseigne. Comme elle a sous les yeux la totalité de l'enseignement,
il lui est relativement facile de faire à chaque discipline sa part,
de les ajuster les unes aux autres et de les faire toutes concourir
à une même fin. Mais il en est tout autrement au lycée, où les
divers enseignements, reçus simultanément par un même élève, sont
généralement donnés par des maîtres différents. Ici, il existe une
véritable division du travail pédagogique et qui croît tous les jours
davantage, modifiant la vieille physionomie de nos lycées et soulevant
une grave question dont nous aurons à nous occuper un jour. Par quel
miracle l'unité pourrait-elle résulter de cette diversité? Comment
ces enseignements pourraient-ils s'accorder les uns avec les autres,
se compléter de manière à former un tout, si ceux qui les donnent
n'ont pas le sentiment de ce tout et de la manière dont chacun y doit
concourir. Bien que nous ne soyons pas actuellement en état de définir
le but de renseignement secondaire--question qui ne pourra venir
utilement qu'à la fin du cours--cependant nous pouvons bien dire qu'au
lycée il ne s'agit de faire ni un mathématicien, ni un littérateur, ni
un naturaliste, ni un historien, mais de former un esprit au moyen des
lettres, de l'histoire, des mathématiques, etc. Mais comment chaque
maître pourra-t-il s'acquitter de sa fonction, de la part qui lui
revient dans l'œuvre totale, s'il ne sait pas quelle est cette œuvre,
comment ses divers collaborateurs y concourent avec lui, de manière que
ses efforts rejoignent les leurs?

Très souvent, il est vrai, on raisonne comme si tout cela allait de
soi, comme si cette fin commune n'avait rien d'obscur, comme si tout
le monde savait ce que c'est que former un esprit. Mais, en réalité,
cette vague formule est vide de tout contenu positif; et c'est pourquoi
je pouvais l'employer tout à l'heure sans rien préjuger des résultats
que donneront nos recherches ultérieures. Tout ce qu'elle énonce, c'est
qu'il ne faut pas spécialiser les esprits; mais elle ne nous apprend
pas pour autant sur quel modèle il faut les former. La manière dont
on formait un esprit au XVIIe siècle ne saurait convenir aujourd'hui;
on forme aussi un esprit à l'école primaire, mais autrement qu'au
lycée. Tant donc que les maîtres n'auront pour centre de ralliement
que des adages aussi imprécis, il est inévitable que leurs efforts se
dispersent et se paralysent par suite de cette dispersion.

Et c'est trop souvent ce spectacle que nous donne l'enseignement de nos
lycées. Chacun y professe sa spécialité comme si elle était une fin
en soi, alors qu'elle n'est qu'un moyen en vue d'une fin à laquelle
elle devrait être, à tout moment, rapportée. Au temps où j'enseignais
dans les lycées, un ministre, pour lutter contre ce morcellement
anarchique, institua des assemblées mensuelles où tous les professeurs
d'un même établissement devaient venir s'entretenir des questions
qui leur sont communes. Hélas! ces assemblées ne furent jamais que
de vaines formalités. Nous nous y rendions avec déférence, mais nous
pûmes constater bien vite que nous n'avions rien à nous dire, parce
que tout objectif commun nous faisait défaut. Comment en serait-il
autrement tant que, à l'Université, chaque groupe d'étudiants reçoit
son enseignement préféré dans une sorte de compartiment étanche? Le
seul moyen de prévenir cet état de division, c'est d'amener tous ces
collaborateurs de demain à se réunir et à penser en commun à leur tâche
commune. Il faut qu'à un moment donné de leur préparation, ils soient
mis à même d'embrasser du regard, dans toute son étendue, le système
scolaire à la vie duquel ils seront appelés à participer; il faut
qu'ils voient ce qui en fait l'unité, c'est-à-dire quel idéal il a pour
fonction de réaliser, et comment toutes les parties qui le composent
doivent concourir à ce but final. Or, cette initiation ne peut se faire
qu'au moyen d'un enseignement, dont je déterminerai tout à l'heure le
plan et la méthode.

3. Mais il y a plus. L'enseignement secondaire se trouve aujourd'hui
dans des conditions très spéciales qui rendent cette culture
exceptionnellement urgente. Depuis la seconde moitié du XVIIIe siècle,
il traverse une crise très grave qui n'est pas encore parvenue à son
dénouement. Tout le monde se rend compte qu'il ne peut pas rester ce
qu'il a été dans le passé: mais on ne voit pas avec la même clarté
ce qu'il est appelé à devenir. De là ces réformes qui, depuis près
d'un siècle, se succèdent périodiquement, attestant, à la fois, la
difficulté et l'urgence du problème. Certes, on ne pourrait, sans
injustice, méconnaître l'importance des résultats obtenus: l'ancien
système s'est ouvert à des idées nouvelles; un système nouveau est en
train de se constituer qui paraît plein de jeunesse et d'ardeur. Mais
est-il excessif de dire qu'il se cherche encore, qu'il n'a de lui-même
qu'une conscience encore incertaine, et que le premier s'est tempéré
par d'heureuses concessions beaucoup plus qu'il ne s'est renouvelé?
Un fait rend particulièrement sensible le désarroi où sont, sur ce
point, nos idées. À toutes les périodes antérieures de notre histoire,
on pouvait définir d'un mot l'idéal que les éducateurs se proposaient
de réaliser chez les enfants. Au Moyen Âge, le maître de la Faculté
des arts voulait avant tout faire de ses élèves des dialecticiens.
Après la Renaissance, les Jésuites et les régents de nos collèges
universitaires se donnèrent comme but de faire des humanistes.
Aujourd'hui, toute expression manque pour caractériser l'objectif que
doit poursuivre l'enseignement de nos lycées; c'est que cet objectif,
nous ne voyons que bien confusément quel il doit être.

Et qu'on ne croie pas résoudre la difficulté, en disant que notre
devoir est tout simplement de faire de nos élèves des hommes! La
solution est toute verbale; car il s'agit précisément de savoir quelle
idée nous devons nous faire de l'homme, nous. Européens, ou, plus
spécialement encore, nous, Français du XXe siècle. Chaque peuple a,
à chaque moment de son histoire, sa conception propre de l'homme; le
Moyen Âge a eu la sienne, la Renaissance a eu la sienne, et la question
est de savoir quelle doit être la notre. Cette question, d'ailleurs,
n'est pas spéciale à notre pays. Il n'est pas de grand État européen
où elle ne se pose et dans des termes presque identiques. Partout,
pédagogues et hommes d'État ont conscience que les changements survenus
dans l'organisation matérielle et morale des sociétés contemporaines
nécessitent des transformations parallèles et non moins profondes dans
cette partie spéciale de notre organisme scolaire.--Pourquoi est-ce
surtout dans l'enseignement secondaire que la crise sévit avec cette
intensité? C'est une question que nous aurons à examiner un jour; pour
l'instant, je me borne à constater le fait, qui n'est pas contestable.

Or, pour sortir de cette ère de trouble et d'incertitude, on ne
saurait compter sur la seule efficacité des arrêtés et des règlements.
Quelle qu'en soit l'autorité, règlements et arrêtés ne sont jamais que
des mots qui ne peuvent devenir des réalités qu'avec le concours de
ceux qui sont chargés de les appliquer. Si donc vous, qui aurez pour
fonction de les faire vivre, vous ne les acceptez qu'à contre-cœur, si
vous les subissez sans y adhérer, ils resteront lettre morte et sans
résultats utiles; et, suivant la manière dont vous les entendrez, ils
pourront produire des effets tout à fait différents ou même opposés.
Ce ne sont guère que des projets dont le sort finalement dépendra
toujours de vous et de votre état d'opinion. Combien il importe,
par conséquent, de vous mettre en mesure de vous faire une opinion
éclairée! Tant que l'indécision sera dans les esprits, il n'est pas de
décision administrative qui puisse y mettre un terme. On ne décrète
pas l'idéal, il faut qu'il soit compris, aimé, voulu par tous ceux
qui ont le devoir de le réaliser. Il faut, en un mot, que le grand
travail de réfection et de réorganisation qui s'impose soit l'œuvre du
corps même qui est appelé à se refaire et à se réorganiser. Il faut
donc lui fournir tous les moyens nécessaires pour qu'il puisse prendre
conscience de lui-même, de ce qu'il est, des causes qui le sollicitent
à changer, de ce qu'il doit vouloir devenir. On entend sans peine que,
pour obtenir un tel résultat, il ne suffit pas de dresser les futurs
maîtres à la pratique de leur métier; il faut, avant tout, provoquer de
leur part un énergique effort de réflexion, qu'ils devront poursuivre
dans toute la suite de leur carrière, mais qui doit commencer ici,
à l'Université; car, ici seulement, ils trouveront les éléments
d'information sans lesquels leurs réflexions sur la matière ne seraient
que des constructions idéologiques et des rêveries sans efficacité.

Et c'est à cette condition qu'il sera possible de réveiller, sans
aucun procédé artificiel, la vie un peu languissante de notre
enseignement secondaire. Car, il est impossible de se le dissimuler,
par suite du désarroi intellectuel où il se trouve, incertain, entre
un passé qui meurt et un avenir encore indéterminé, l'enseignement
secondaire ne manifeste plus la même vitalité ni la même ardeur à
vivre qu'autrefois. La remarque en peut être faite librement, car
elle n'implique aucune critique qui s'adresse aux personnes; le fait
qu'elle constate est le produit de causes impersonnelles. D'une part,
l'ancien enthousiasme pour les lettres classiques, la foi qu'elles
inspiraient sont irrémédiablement ébranlés. Certes, il ne saurait être
question d'oublier le glorieux passé de l'humanisme, les services qu'il
a rendus et continue même à rendre; cependant, il est difficile de se
soustraire à l'impression qu'il se survit en partie à lui-même. Mais,
d'un autre côté, aucune foi nouvelle n'est encore venue remplacer celle
qui disparaît. Il en résulte que le maître se demande souvent avec
inquiétude à quoi il sert et où tendent ses efforts; il ne voit pas
clairement comment ses fonctions se relient aux fonctions vitales de
la société. De là une certaine tendance au scepticisme, une sorte de
désenchantement, un véritable malaise moral, en un mot, qui ne peut pas
se développer sans danger. Un corps enseignant sans foi pédagogique,
c'est un corps sans âme. Votre premier devoir et votre premier intérêt
sont donc de refaire une âme au corps dans lequel vous devez entrer; et
vous seuls le pouvez. Assurément, pour vous mettre en état de remplir
cette tâche, ce ne sera pas assez d'un cours de quelques mois. Ce sera
à vous d'y travailler toute votre vie. Mais encore faut-il commencer
par éveiller chez vous la volonté de l'entreprendre et par vous mettre
entre les mains les moyens les plus nécessaires pour vous en acquitter.
Tel l'objet de l'enseignement que j'inaugure aujourd'hui.


4. Vous connaissez maintenant le but que je voudrais poursuivre de
concert avec vous. Je voudrais poser devant vous le problème de
l'enseignement secondaire dans sa totalité et cela pour deux raisons:
d'abord, pour que vous puissiez vous faire une opinion sur ce que cette
culture doit devenir; puis, pour que, de cette recherche faite en
commun, se dégage un sentiment commun qui facilite votre coopération de
demain. Et maintenant, le but ainsi posé, cherchons par quelle méthode
il peut être atteint.

Un système scolaire, quel qu'il soit, est formé de deux sortes
d'éléments. Il y a, d'une part, tout un ensemble d'arrangements définis
et stables, de méthodes établies, en un mot d'institutions; car il
y a des institutions pédagogiques, comme il y a des institutions
juridiques, religieuses ou politiques. Mais, en même temps, à
l'intérieur de la machine ainsi constituée, il y a des idées qui la
travaillent et qui la sollicitent à changer. Sauf peut-être à de
rares moments d'apogée et de stationnement, il y a toujours, même
dans le système le plus arrêté et le mieux défini, un mouvement vers
autre chose que ce qui existe, une tendance vers un idéal plus ou
moins clairement entrevu. Vu du dehors, l'enseignement secondaire se
présente à nous comme un ensemble d'établissements dont l'organisation
matérielle et morale est déterminée; mais, d'un autre côté, cette même
organisation abrite en elle des aspirations qui se cherchent. Sous
cette vie fixée, consolidée, il y a une vie en mouvement qui, pour être
plus cachée, n'est point négligeable. Sous le passé qui dure, il y a
toujours du nouveau qui se fait et qui tend à être. Vis-à-vis de ces
deux aspects de la réalité scolaire, quelle sera notre attitude?

Du premier, les pédagogues se désintéressent d'ordinaire. Peu leur
importent ces arrangements divers que le passé nous a légués: le
problème, tel qu'ils se le posent, les dispense d'y attacher aucune
importance. Esprits éminemment révolutionnaires, au moins pour la
plupart, la réalité présente est sans intérêt à leurs yeux; ils ne
la supportent qu'avec impatience et rêvent de s'en affranchir, pour
édifier de toutes pièces un système scolaire entièrement nouveau où
se réalise adéquatement l'idéal auquel ils aspirent. Dès lors, que
peuvent leur faire les pratiques, les méthodes, les institutions qui
existaient avant eux? C'est vers l'avenir qu'ils ont les yeux fixés, et
ils croient pouvoir l'évoquer du néant.

Mais nous savons aujourd'hui tout ce qu'il y a de chimérique et même
de dangereux dans ces ardeurs d'iconoclastes. Il n'est ni possible
ni désirable que l'organisation présente s'effondre en un instant;
vous aurez à y vivre et à la faire vivre. Mais, pour cela, il faut la
connaître.--Et il faut la connaître aussi pour pouvoir la changer.
Caries créations _ex nihilo_ sont tout aussi impossibles dans l'ordre
social que dans l'ordre physique. L'avenir ne s'improvise pas; on ne
peut le construire qu'avec les matériaux que nous tenons du passé. Nos
innovations les plus fécondes consistent bien souvent à couler des
idées nouvelles dans des moules antiques, qu'il suffit de modifier
partiellement pour les mettre en harmonie avec leur nouveau contenu.
De même, le meilleur moyen de réaliser un nouvel idéal pédagogique est
d'utiliser l'organisation établie, sauf à la retoucher secondairement,
si c'est utile, pour la plier aux fins nouvelles auxquelles elle doit
servir. Que de réformes sont faciles, sans qu'il soit nécessaire
de bouleverser les programmes et les cours d'études! Il suffit de
savoir mettre à profit ceux qui sont en vigueur, en les animant d'un
esprit nouveau. Mais, pour pouvoir se servir ainsi des institutions
pédagogiques qui existent, encore faut-il ne pas ignorer en quoi elles
consistent. On n'agit efficacement sur les choses que dans la mesure
où l'on connaît leur nature. On ne peut bien diriger l'évolution d'un
système scolaire que si l'on commence par savoir ce qu'il est, de quoi
il est fait, quelles sont les conceptions qui sont à sa base, les
besoins auxquels il répond, les causes qui l'ont suscité. Et ainsi
toute une étude, scientifique et objective, mais dont les conséquences
pratiques ne sont pas difficiles à apercevoir, apparaît comme
indispensable.

Il est vrai que, d'ordinaire, cette étude ne semble pas devoir être
très complexe. Comme une longue pratique nous a familiarisés avec les
choses de la vie scolaire, elles nous paraissent toutes simples et de
nature à ne soulever aucune question qui réclame, pour être résolue,
un grand appareil de recherches. Depuis de longues années, nous avons
connu, sous nom de secondaire, un enseignement intermédiaire entre
l'école primaire et l'Université; nous avons toujours vu, autour do
nous, des collèges et, dans les collèges, des classes, et, par suite,
nous sommes portés à croire que tous ces arrangements vont de soi et
qu'il n'est pas besoin de les étudier longuement pour savoir d'où ils
viennent et à quelles nécessités ils répondent. Mais dès qu'au lieu de
regarder les choses dans le présent, on les considère dans l'histoire,
l'illusion se dissipe. Cette hiérarchie scolaire à trois degrés n'a
pas existé de tout temps, même chez nous; elle date d'hier; jusqu'à
des temps tout récents, l'enseignement secondaire était indistinct
de l'enseignement supérieur; aujourd'hui, la solution de continuité
qui le séparait de l'enseignement primaire tend à s'effacer. Les
collèges, avec leur système déclassés, ne remontent pas au delà du
XVIe siècle et nous verrons qu'à l'époque révolutionnaire il y eut un
moment où ce système disparut. Tant s'en faut qu'elles correspondent
à une sorte de nécessité éternelle! C'est donc que ces institutions
tiennent, non à des besoins universels de l'homme parvenu à un certain
degré de civilisation, mais à des causes définies, à des états sociaux
très particuliers que, seule, l'analyse historique peut nous déceler.
Or, c'est seulement dans la mesure où nous serons parvenus à les
déterminer, que nous saurons vraiment ce qu'est cet enseignement.
Car savoir ce qu'il est, ce n'est pas simplement en connaître la
forme extérieure et superficielle; c'est savoir quelle en est la
signification, quelle place il tient, quel rôle il joue dans l'ensemble
de la vie nationale.

Gardons-nous donc de croire qu'il suffit d'un peu de sens et de culture
pour résoudre au pied levé des questions comme celle-ci: Qu'est-ce que
l'enseignement secondaire, qu'est-ce qu'un collège, qu'est-ce qu'une
classe? Nous pouvons bien, par une analyse mentale, dégager assez
facilement la notion que nous nous faisons personnellement de l'une
ou de l'autre de ces réalités. Mais de quel intérêt peut être cette
conception toute subjective? Ce qu'il nous faut arriver à démêler,
c'est la nature objective de l'enseignement secondaire, les courants
d'idées d'où il est résulté, les besoins sociaux qui l'ont appelé à
l'existence. Or, pour les connaître, il ne suffît pas de regarder
en nous-mêmes; puisque c'est dans le passé qu'ils ont produit leurs
effets, c'est dans le passé qu'il nous faut les voir agir. Bien loin
que nous soyons fondés à poser comme évidente la notion que nous en
portons en nous, il faut, au contraire, la tenir pour suspecte; car,
produit de notre expérience restreinte d'individu, fonction de notre
tempérament personnel, elle ne peut être que tronquée et trompeuse.
Il faut en faire table rase, nous obliger à un doute méthodique, et
traiter ce monde scolaire, qu'il s'agit d'explorer, comme une terre
inconnue où il y a de véritables découvertes à faire.--La même méthode
s'impose pour tous les problèmes, même les plus spéciaux, que peut
soulever l'organisation de l'enseignement. D'où vient notre système
d'émulation (car il est vraiment trop simple d'en imputer toute la
responsabilité aux jésuites)? D'où vient notre système de discipline
(car nous savons qu'il a varié selon les temps)? D'où viennent nos
principaux exercices scolaires? Autant de questions à côté desquelles
on passe sans même les soupçonner, tant qu'on se renferme dans le
présent, et dont la complexité n'apparaît que quand on les étudie
dans l'histoire. Nous verrons, par exemple, comment la place prise et
gardée dans nos classes par l'exégèse des textes, soit anciens, soit
modernes, tient à un des traits essentiels de notre mentalité et de
notre civilisation; et c'est en étudiant l'enseignement médiéval que
nous serons amenés à faire cette constatation.


5. Mais il ne suffit pas de connaître et de comprendre notre machine
scolaire, telle qu'elle est présentement organisée. Puisqu'elle
est appelée à évoluer sans cesse, il faut pouvoir apprécier les
tendances au changement qui la travaillent; il faut pouvoir décider,
en connaissance de cause, ce qu'elle doit être dans l'avenir. Pour
résoudre cette seconde partie du problème, la méthode historique et
comparative est-elle également indispensable?

Elle peut, au premier abord, paraître superflue. Toute réforme
pédagogique n'a-t-elle pas finalement pour objet de faire en sorte
que les élèves soient davantage des hommes de leur temps? Or, pour
savoir ce que doit être un homme de notre temps, que peut nous
apprendre, dit-on, l'étude du passé? Ce n'est ni au Moyen Âge, ni à la
Renaissance, ni au XVIIe, ni au XVIIIe siècle que nous emprunterons
le modèle humain que l'enseignement d'aujourd'hui doit avoir pour but
de réaliser. Ce sont les hommes d'aujourd'hui qu'il faut considérer;
c'est de nous-mêmes qu'il faut prendre conscience; et, en nous, c'est
surtout l'homme de demain qu'il faut tâcher d'apercevoir et de dégager.

Mais, tout d'abord, il s'en faut qu'il soit si facile de savoir quelles
sont les exigences de l'heure présente. Les besoins qu'éprouve une
grande société comme la nôtre sont infiniment multiples et complexes,
et un regard, même attentif, jeté en nous et autour de nous, ne
saurait suffire à nous les faire découvrir dans leur intégralité. Du
petit milieu où chacun de nous est placé, nous ne pouvons apercevoir
que ceux qui nous touchent de très près, ceux que notre tempérament
et notre éducation nous préparent le mieux à comprendre. Quant aux
autres, ne les voyant que de loin et confusément, nous n'en avons
que des sensations faibles et nous sommes portés, par suite, à n'en
tenir aucun compte. Sommes-nous hommes d'action, vivons-nous dans un
milieu d'affaires? Nous sommes enclins à faire de nos enfants des
hommes pratiques. Sommes-nous épris de spéculation? Nous vanterons
les bienfaits de la culture scientifique, etc. Quand donc on pratique
cette méthode, on aboutit fatalement à des conceptions unilatérales
et exclusives qui se nient mutuellement. Si nous voulons échapper
à cet exclusivisme, si nous voulons nous faire de notre temps une
notion un peu plus complète, il nous faut sortir de nous-mêmes, il
faut élargir notre point de vue et entreprendre tout un ensemble
de recherches en vue de saisir ces aspirations si diverses que
ressent la société. Heureusement, elles viennent, pour peu qu'elles
soient intenses, se traduire au dehors sous une forme qui les rend
observables. Elles prennent corps dans ces projets de réformes, ces
plans de reconstruction qu'elles inspirent. C'est là qu'il faut
aller les atteindre. Voilà notamment à quoi peuvent nous servir les
doctrines édifiées par les pédagogues. Elles sont instructives, non
comme théories, mais comme faits historiques. Chaque école pédagogique
correspond à l'un de ces courants d'opinion que nous avons tant
intérêt à connaître, et nous le révèle. Toute une étude se trouve donc
nécessaire qui aura pour objet de les comparer, de les classer et de
les interpréter.

Mais ce n'est pas assez de connaître ces courants; il faut pouvoir les
apprécier; il faut pouvoir décider s'il y a lieu de les suivre ou de
leur résister, et, au cas où il convient de leur faire une place dans
la réalité, sous quelle forme. Or, il est clair que nous ne serons pas
en état d'estimer leur valeur par cela seul que nous les connaîtrons
dans la lettre de leur expression la plus récente. On ne peut les juger
que par rapport aux besoins réels, objectifs, qui les ont provoqués,
et aux causes qui ont éveillé ces besoins. Suivant ce que seront ces
causes, suivant que nous aurons ou non des raisons de les croire
liées à l'évolution normale de notre société, nous devrons céder à
leur impulsion ou leur faire obstacle. Ce sont donc ces causes qu'il
nous faut atteindre. Mais comment y arriver, sinon en reconstituant
l'histoire de ces courants, en remontant jusqu'à leurs origines, en
cherchant de quelle manière et en fonction de quels facteurs ils se
sont développés? Ainsi, pour pouvoir anticiper ce que le présent doit
devenir, tout comme pour pouvoir le comprendre, il nous faut en sortir
et nous retourner vers le passé. Vous verrez, par exemple, comment,
pour nous rendre compte de la tendance qui nous porte aujourd'hui à
constituer un type scolaire différent du type classique, nous devrons
remonter, par-dessus les controverses récentes, jusqu'au XVIIIe et même
jusqu'au XVIIe siècle. Et déjà le seul fait d'établir que ce mouvement
d'idées dure depuis près de deux siècles, que, depuis le moment où
il est apparu, il a pris toujours plus de force, en démontrera mieux
la nécessité que ne pourraient le faire toutes les controverses
dialectiques du monde.

D'ailleurs, pour pouvoir conjecturer l'avenir avec un minimum de
risques, ce n'est pas assez de s'ouvrir aux tendances réformatrices et
d'en prendre méthodiquement conscience. Car, en dépit des illusions
que nourrissent trop souvent les réformateurs, il n'est pas possible
que l'idéal de demain soit original de toutes pièces; mais il y
entrera certainement beaucoup de notre idéal d'hier, qu'il importe,
par conséquent, de connaître. Notre mentalité ne va pas changer
totalement du jour au lendemain; il faut donc savoir ce qu'elle a été
dans l'histoire, et, parmi les causes qui ont contribué à la faire,
quelles sont celles qui continuent à agir. Il est d'autant plus
nécessaire de procéder avec cette prudence, qu'un idéal nouveau se
présente toujours comme dans un état d'antagonisme naturel avec l'idéal
ancien qu'il aspire à remplacer, bien qu'il n'en soit, en fait, que
la suite et le développement. Et, au cours de cet antagonisme, il est
toujours à craindre que l'idéal d'autrefois ne sombre complètement;
car les idées neuves, ayant la force et la vitalité de la jeunesse,
écrasent aisément les conceptions anciennes. Nous verrons comment une
destruction de ce genre s'est produite à la Renaissance, au moment où
s'est constitué l'enseignement humaniste: de renseignement médiéval, il
n'est presque rien resté, et il est fort possible que cette abolition
totale ait laissé une grave lacune dans notre éducation nationale. Il
importe que nous prenions toutes les précautions possibles pour ne pas
retomber dans la même erreur, et que si, demain, nous devons clore
l'ère de l'humanisme, nous sachions en garder ce qui en doit être
retenu.--Ainsi, à quelque point de vue qu'on se place, nous ne pouvons
connaître avec quelque assurance la route qui nous reste à parcourir,
que si nous commençons par considérer attentivement celle qui s'étend
derrière nous.

6. Vous vous expliquez maintenant ce que signifie le titre que j'ai
donné à ce cours. Si je me propose d'étudier avec vous la manière dont
s'est formé et développé notre enseignement secondaire, ce n'est pas
pour me livrer à des recherches de pure érudition; c'est pour aboutir
à des résultats pratiques. Assurément, la méthode que je suivrai sera
exclusivement scientifique; c'est celle qu'emploient les sciences
historiques et sociales. Si j'ai pu parler tout à l'heure de foi
pédagogique, ce n'est pas que j'aie l'intention d'en prêcher aucune; je
resterai ici un homme de science. Seulement, je crois que la science
des choses humaines peut servir à guider utilement la conduite humaine.
Pour se bien conduire, dit un vieil adage, il faut se bien connaître.
Mais nous savons aujourd'hui que, pour se bien connaître, il ne suffit
pas de tourner notre attention sur la partie superficielle de notre
conscience; car les sentiments, les idées qui viennent y affleurer
ne sont pas, il s'en faut, celles qui ont le plus d'efficacité sur
notre conduite. Ce qu'il faut atteindre, ce sont les habitudes, les
tendances qui se sont constituées peu à peu au cours de notre vie
passée, ou que nous a léguées l'hérédité; ce sont là les vraies forces
qui nous mènent. Or elles se dissimulent dans l'inconscient. Nous ne
pouvons donc arriver à les découvrir qu'en reconstituant notre histoire
personnelle et l'histoire de notre famille. De même, pour pouvoir
remplir, comme il convient, notre fonction dans un système scolaire,
quel qu'il soit, il faut le connaître, non du dehors, mais du dedans,
c'est-à-dire par l'histoire. Car, seule, l'histoire peut pénétrer au
delà du revêtement superficiel qui le recouvre dans le présent; seule,
elle en peut faire l'analyse; seule, elle peut nous montrer de quels
éléments il est formé, de quelles conditions dépend chacun d'eux, de
quelle manière ils se sont composés les uns avec les autres; seule, en
un mot, elle peut nous faire assister au long enchaînement de causes et
d'effets dont il est la résultante.

Tel sera, Messieurs, l'enseignement que vous receviez ici. Ce sera,
au sens propre du mot, un enseignement pédagogique, mais qui, par
la méthode employée, différera singulièrement de ce qu'on appelle
ordinairement de ce nom, puisque les travaux des pédagogues seront pour
nous, non des modèles à imiter, non des sources d'inspiration, mais
des documents sur l'esprit du temps. J'espère donc que la pédagogie,
ainsi renouvelée, réussira enfin à se relever du discrédit, injuste en
partie, où elle est tombée; j'espère que vous saurez vous affranchir
d'un préjugé qui a trop duré, que vous comprendrez l'intérêt et la
nouveauté de l'entreprise, et que vous me prêterez, par suite, le
concours actif que je vous demande et sans lequel je ne saurais faire
œuvre utile.

[Footnote 6: Cette leçon d'ouverture avait été précédée d'une première
séance où M. le Recteur Liard, M. Lavisse, M. Langlois, directeur du
Musée pédagogique, avaient mis les étudiants au courant des mesures
prises pour organiser leur préparation professionnelle. L'allocution de
M. Langlois a paru dans la Revue Bleue, n° du 25 novembre 1905.]

[Footnote 7: Pendant leur seconde année de préparation, les candidats à
l'agrégation font un stage dans les lycées de Paris.]



TABLE DES MATIÈRES

Introduction

L'œuvre pédagogique de Durkheim

I
L'Éducation, sa nature, son rôle

II
Nature et Méthode de la Pédagogie

III
Pédagogie et Sociologie

IV
L'évolution et le rôle de l'Enseignement secondaire en France





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