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Title: Les Bourgeois de Witzheim
Author: Maurois, André
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Les Bourgeois de Witzheim" ***


LES BOURGEOIS

DE

WITZHEIM

PAR

ANDRÉ MAUROIS

ILLUSTRATIONS
DE PAUL WELSCH

PARIS

BERNARD GRASSET, ÉDITEUR

61, rue des Saints-Pères, 61



[Illustration 01]


I


J'aime le français tel qu'on le parle à Witzheim, avec un accent gras
et savoureux comme la cuisine du pays, mais le patois alsacien a bien
aussi son charme bourru.

C'est un langage honnête et solide, tout plein d'une sorte d'humour
rustique. La solennité de la phrase allemande, si rigide dans sa
charpente, fait place ici à la bonhomie de grognements familiers.

L'Allemand dit: _Ia_; l'Alsacien dit: _Iô._ Ia est net, tranchant,
affirmatif; Iô est traînant, ironique, dubitatif. Tout est là, et
vous pouvez aller de Bischwiller à Mulhouse si vous prononcez Iô comme
il faut.

Les mots français, semés dans la phrase alsacienne comme des truffes
dans un pâté, retrouvent parfois dans ce terrain nouveau un parfum
évaporé. Alors que chez nous: «Nom d'une pipe» est sans force, le
«Nundepip» de mon ami Deck est encore un brillant juron.

Sur la place d'armes de Witzheim, entre le restaurant «Au Canon» et le
restaurant «Au Saumon», je sonne à la porte de sa maison enveloppée
d'un toit en pèlerine et coiffée de tuiles imbriquées que percent des
mansardes en gradins:

--_Nundepip!_ s'écrie-t-il en m'apercevant... Joséphine!...
Süzele!... _Wos e surprise!_



[Illustration 02]


II


Dans le salon de Mme Deck, aucun meuble n'a changé de place depuis le
traité de Francfort. Les fauteuils et les tentures sont du Second
Empire le plus pur. Au mur deux gravures naïves montrent Bonaparte au
pont d'Arcole et Napoléon à Eylau. La médaille de Sainte-Hélène
surmonte le congé du grand-père. Avec elle est encadré le ruban
d'Italie de l'oncle Deck qui refusa d'acheter un remplaçant. Sur une
console, deux statuettes en bonnet à poil veillent un casque de
cuirassier ramassé à Reichoffen.

Je dis à mon ami Deck.

--Ils ont du cran, tes grenadiers.

--Iô!... répond-il... des bibelots!

Car M. Deck, en bon Alsacien, raille ses sentiments les plus vifs. De
race forte et militaire, il aime les soldats et la gloire. Vivant
malgré lui une histoire étrangère, il s'est attaché à des souvenirs
que rien ne venait effacer. La fidélité alsacienne se cramponnait
alors à l'image d'une France un peu désuète. Ici les vétérans ont
conservé leur uniforme, les pompiers leur plumet rouge, et le langage
des archaïsmes.

--Quel est le régiment français entré le premier à Witzheim?

--Le cent soixante toûssième _te ligne_, a répondu fièrement M. Deck.



[Illustration 03]


III


Bien qu'il soit dix heures du matin, Joséphine apporte la tarte aux
quetsches. Cinq ans de guerre ne m'ont pas fait oublier ce que Mme Deck
appelle un petit morceau et j'observe depuis huit jours un demi-jeûne
préparatoire.

Qui n'a pas vécu en Alsace pendant la saison des quetsches ignore les
plaisirs du goût. Les fruits sont serrés comme les tuiles du toit; le
jus sucré garde cependant encore une nuance d'âpreté qui le relève;
la tarte immense est le symbole même de l'abondance heureuse.

Tout en savourant, j'interroge.

--Comme vous avez dû souffrir?

--Iô! souffrir!... On sait s'arranger... Ce qui a été dur, c'est le
début... quand on les croyait victorieux... Ah! nundepip!

--Süzele, intervient Mme Deck, raconte voir un peu papa et les cloches.

Et Suzanne raconte son père et les cloches.

--Pendant le mois d'août 1914, presque tous les jours à midi, les
cloches de l'église carillonnaient. La première fois on ne savait pas,
et papa est sorti pour voir. Il a trouvé dans la rue tous les
Allemands, toutes ces dames et filles d'officiers, tous pomponnés et
radieux qui agitaient des drapeaux pour leur victoire de Sarrebourg.
Papa est rentré en serrant les poings, la figure rouge.

Le lendemain à midi: les cloches. Papa s'est levé, a empoigné une
chaise, et l'a brisée contre le mur. Cinq minutes plus tard l'agent de
police frappait au carreau et demandait pourquoi nous n'avions pas sorti
le drapeau. J'ai répondu que nous n'en avions pas. Il a ordonné d'en
acheter un.

A la «victoire» suivante nous arborions le drapeau alsacien blanc et
rouge. Le directeur du gymnase de garçons, un Allemand, est venu nous
menacer. Papa est descendu à la cave pour ne plus entendre les cloches,
mais le son arrivait jusque-là.

Alors quand un employé de chemin de fer nous a un matin appris
Charleroi, papa a dit: «Moi, je ne peux plus. Ils vont encore sonner à
midi: je vais à la campagne jusqu'au soir.» Il est parti; il a
traversé toute la grande forêt, et il est monté jusqu'au sommet du
Walburg. Et comme il s'asseyait, sur l'herbe, les cloches de Woerth se
sont mises à sonner dans la vallée; celles de Witzheim ont répondu,
puis celles de Lensbach, puis celles de Matstall, et, comme le vent
portait de ce côté, papa, du haut de sa montagne, a pu entendre
carillonner toutes les cloches de la basse Alsace.

--Oui, dit M. Deck, et c'était ma foi tellement bête d'être monté si
haut pour ça que je n'ai pas pu m'empêcher de rire et que depuis ce
jour-là j'ai supporté les «victoires» avec résignation. D'ailleurs
la Marne est arrivée.

Après cela, quand le branle-bas commençait, les Alsaciens sortaient
comme les autres dans les rues. Ils s'abordaient en se disant tout bas:

«Entends-tu comme on sonne le glas?»

Sur le visage il fallait l'air content pour ne pas être dénoncé, mais
on se distinguait encore en ayant l'air trop content. On riait avec
bruit, et les Allemands, qui se croient toujours mystifiés, disaient:
«Qu'est-ce qu'ils sont encore à se moquer de nous, ces Welches?

Quand ils affichaient cent mille prisonniers, devant les dépêches on
feignait l'admiration: «Croyez-vous? Ces Allemands! Encore cent mille!
Où vont-ils les mettre? Et le Roth Sepel répondait: «Dans les
journaux.»

Si les gamins s'ennuyaient, ils allaient sous les fenêtres de M. le
Directeur Kruspe crier: «Extrablatt! Extrablatt! 10.000 canons!» Les
volets s'ouvraient et le Herr Direktor congestionné hélait un vendeur
invisible.

--En ce temps-là déjà, reprend Suzanne, la sœur Jules consolait
maman qui ne voyait pas comment les Français seraient vainqueurs: «Il
ny a pas de comment, madame Deck... Un matin quand on se réveillera,
les Français seront là et les autres seront partis.» Ce qui est
curieux, c'est que cela a été comme ça.



[Illustration 04]


IV


Mme Deck me demande la permission d'aller s'occuper du déjeuner; Deck
veut sortir pour inviter son ami Roth et M. Tubinger, professeur. On
laisse à Suzanne le soin de me distraire.

--Süzele, pendant ce temps-là, raconte voir un peu Bergmann et les
draps.

Et Suzanne raconte Bergmann et les draps.

--Avant la guerre, nous avions en garnison à Witzheim un régiment de
dragons badois. Les officiers étaient tous de ces agrariens vaniteux,
pour lesquels l'homme commence au lieutenant. Papa m'aurait giflée si
j'avais parlé à l'un d'eux, mais il tolérait Bergmann.

C'était un capitaine, très intelligent, qui, étant resté à Witzheim
pendant quinze ans, s'y était fait respecter. Il connaissait Paris et
Londres, l'Amérique et le Japon, et les voyages lui avaient fait voir
qu'il n'y a pas au monde que des Allemands.

Il avait fait la conquête de papa en lui parlant patois, et celle de
maman en faisant l'éloge de la cuisine alsacienne.

--Et toi, Süzele, me disait-il, épouserais-tu un Allemand?

--Jamais de la vie, monsieur le capitaine.

--Ah! petite Welche, tu y viendras.

Pendant la guerre, on le revit deux ou trois fois, quand il venait en
permission. Il avait toujours une bonne parole pour les Français: il
les trouvait courageux. Il écrivit une fois pour donner des nouvelles
de parents à nous qu'il avait protégés près de Lille. Puis on
l'oublia.

Huit jours avant l'armistice, dans chaque maison, en grand mystère, on
se préparait. On découpait des cocardes tricolores; on apprenait la
_Marseillaise_ aux enfants, et, pour en faire des drapeaux, on taillait
dans les draps de lit. J'avais obtenu de maman son plus grand drap que
j'avais coupé en trois morceaux, et j'avais acheté du bleu et du rouge
pour les teindre, dans ma cuvette.

Ma teinture avait très bien pris, et le lendemain soir, j'étais assise
sur mon lit en train de coudre mon drapeau, quand j'entendis dans la rue
un bruit de pas et presque tout de suite maman frappa à ma porte et me
dit:

--Süzele, c'est le capitaine Bergmann qui revient, et qui cherche une
chambre pour la nuit.

J'ai voulu cacher mon travail, mais maman avait ouvert trop vite, et
Bergmann, qui était derrière elle, regardait mon drapeau bleu blanc
rouge.

J'ai cru que mon cœur s'arrêterait tant j'ai eu peur. Car il était
là avec ses hommes, les Français étaient encore loin, et Dieu sait ce
qu'il aurait pu faire.

Mais il est devenu tout blanc lui aussi; il a dit d'une voix lente et
triste:

--Ah oui! C'est donc comme cela maintenant?

Il a salué et il est sorti.



[Illustration 05]


V


M. Deck revient avec ses invités: il me présente M. Tubinger,
professeur, et Roth Sepel, qui est Directeur de la musique des pompiers.

Roth est son meilleur ami: quand l'un dit blanc, l'autre dit noir; l'un
est catholique, l'autre est protestant; l'un est libéral, l'autre est
radical; quand l'un est absent, l'autre est malheureux.

Joséphine apporte aussitôt un plat de foies gras chauds en sauce, Deck
débouche ce Riquevihr qui est le Clos-Vougeot de l'Alsace, et M.
Tubinger dogmatise.

--Cette façon de servir le foie d'oie est dans la vraie tradition
alsacienne: le pâté est une invention assez moderne, faite par un
Normand nommé Close, qui vint à Strasbourg comme chef de M. le
Maréchal de Contades. Quand le maréchal quitta l'Alsace, ce Close
épousa une pâtissière de la rue de la Mésange et fabriqua les
premières terrines.

--Malheureusement, soupire Mme Deck, les foies sont très rares cette
année: on faisait venir beaucoup d'oies de Russie et la Révolution
empêche le commerce. Cependant les Allemands ont inventé une machine
à gaver qui rend l'élevage plus facile.

--Ah! dit Roth: ils sont ingénieux...

--Iô, dit Deck, ingénieux! Ce n'était pas difficile à trouver.

--Écoute Joseph, dit Mme Deck, il faut reconnaître ce qui est: tu dis
toi-même que dans les chemins de fer et les postes...

--Ça, on ne peut pas dire le contraire dit Deck: quand on voulait un
renseignement, on n'avait pas besoin de courir de bureau en bureau.

--On ne peut nier, dit M. Tubinger, leur générosité pour les
écoles... Ah! c'est une sale race.

--Une sale race, approuvent Deck et Roth avec un ensemble inattendu.

Je me permets de demander par quelle nuance de sentiment ils
choisissent, pour les maudire, le moment où ils viennent de
reconnaître certaines vertus à nos ennemis.

--Vous autres, Français de l'intérieur, dit M. Deck, vous ne
comprendrez jamais rien aux Allemands.

Tenez, en ce moment, vous les conservez dans beaucoup d'administrations.
Ils y sont très polis, très dévoués. Ils observent les règlements
avec une conscience admirable.

Voyez celui qui donne encore aujourd'hui les billets à la gare de
Witzheim. Il fait et refait le compte de chaque voyageur: «Funf und
zwanzig... und acht und dreissig... und neun und neunzig».

Maintenant le supplément de guerre: «Zwei und fünfzig...» Et le
supplément de Schnellzug: «Acht und dreissig». Il additionne,
multiplie, recommence, ouvre des livres, consulte ses camarades; par
moments un vrai Soviet examine vos trois billets.

Ah! qu'ils se donnent du mal! Ils s'en donnent tellement qu'une douzaine
de bons Alsaciens manque chaque matin le train de Strasbourg.

Le soir l'Allemand les rencontre à la brasserie et les plaint: «Cette
administration française! Si compliquée!»

Évidemment, c'est l'administration française, qui a inventé le
Zuschlag et le Schnelzug... C'est elle qui a forcé le chef de gare
allemand de Niederhausen à arrêter le train une heure par suite d'une
erreur, bien involontaire, de signaux...

--Mais enfin monsieur Deck, que voulez-vous que nous fassions d'eux?
Pouvons-nous expulser trois cents mille personnes? Nous ne saurions
comment les remplacer.

--Nous ne demandons pas qu'on les expulse, mais nundepip, ne les mettez
pas dans des postes où ils peuvent entraver la bonne marche des
services.

--Et surtout, dit M. Roth, que l'Alsacien soit toujours bien au-dessus
de l'Allemand: en ce moment il y a des administrations qui font examiner
les compétences techniques des Alsaciens par des Allemands: ça ne peut
pas aller.

--Enfin, monsieur Roth, nous les assimilerons.

--Iô!... Assimiler!... Un Allemand est toujours un Allemand.



[Illustration 06]


VI


Joséphine apporte un cuissot de chevreuil et le Riquevihr circule à
nouveau.

--Süzele, dit Mme Deck, raconte voir un peu Plashke et sa femme.

Et Suzanne raconte Plashke et sa femme.

--Lui est né en Alsace, de parents Allemands: il a la carte B. Elle est
une Badoise authentique. Au temps des Allemands, Plashke était un grand
homme. Inspecteur pour la Basse-Alsace d'une compagnie d'assurances de
Berlin, il recevait beaucoup. Des officiers venaient prendre le thé
chez lui et les médecins militaires ont trouvé ce thé si bon, qu'au
moment de la mobilisation Herr Plashke s'est trouvé malade. Il s'est
dévoué pour les blessés et a été proposé pour l'Aigle rouge de
quatrième classe.

Vers le mois d'août 1918, Frau Plashke, une personne énergique, a
commencé à apprendre le Français. Herr Plashke est venu demander à
papa les noms des meilleures Compagnies d'Assurances françaises. Quand
le 172e de ligne est entré, ils ont sorti un drapeau français.
Maintenant Plashke est inspecteur pour la Basse-Alsace d'une grande
Compagnie d'Assurances de Paris. L'autre jour, Frau Plashke est venue
nous faire une visite et, croyez-moi, son accent français est meilleur
que le nôtre. Sa grande ambition, dit-elle, est que sa fille épouse un
officier français. Ils sont déjà nombreux à ses thés. Quant à Herr
Plashke, ayant raté son Aigle rouge, il voudrait les palmes
académiques. Il les aura.

--Oui, dit Roth, peut-être même avant le Directeur de la musique des
pompiers.

--Les palmes académiques! Vous ne direz pas que celui-là n'est pas
assimilé.

--Iô!... Assimilé!... dit M. Deck,  Inspecteur d'assurances, voilà
ce qu'il est.



[Illustration 07]


VII


L'autre jour, dit Roth, j'avais été convoqué à une réunion de
commerçants alsaciens... Iô! alsaciens!..Plus de la moitié de la
salle était allemande. Enfin je me suis assis et j'ai écouté. Mais
quand j'ai entendu des messieurs de Darmstadt et de Kœnigsberg parler
de leur patriotisme, j'ai aussi voulu dire un mot.

--Messieurs, je ne veux nommer personne, mais comment s'appelait le
père de la jeune fille qui a embrassé un lieutenant allemand sur la
place d'Armes de Witzheim le jour de la prise de Douaumont par les
fidèles Brandebourgeois?... Encore une fois je ne nomme personne, mais
s'il y a quelqu'un que ça démange, il peut cependant se gratter.

Un certain nombre de ces messieurs se sont regardés et les vieux
Alsaciens qui comme moi, s'étaient galvaudés là-dedans se sont mis à
rire.

--Je ne veux toujours pas faire de personnalités, ai-je continué, mais
qui a fait afficher en 1916 à la porte de sa boutique que le montant
total des achats de la semaine irait à l'emprunt de guerre allemand? Je
ne nomme personne, mais s'il y a ici quelqu'un qui vient de prendre une
prise, qu'il éternue.

--Assez... Silence... m'a crié le banquier Schumann.

--Wos? Silence?... C'est ici la République Française... Liberté,
Egalité... et si M. le Grand Lama n'est pas content, il a droit à un
billet pour l'autre côté du Rhin et à cinquante kilos de bagages...
Ce sera cinquante de plus qu'il n'en avait en arrivant.

--Tenez, m'a dit M. Tubinger, vous tenez-là une des clefs de nos
sentiments à leur égard. Quand ces gens-là nous ont envahi, après
70, leur misère grossière, leur avarice ont choqué même nos paysans.
Nous ne sommes pas des délicats, mais nous savons ce qui est bon. Nous
avons senti que nous appartenions à une civilisation plus ancienne que
la leur. On peut dire que c'est là un orgueil assez vain; on peut dire
que la jeunesse est un beau défaut et que souvent dans l'histoire du
monde des races barbares ont subjugué des empires plus affinés, mais
vous n'empêcherez pas qu'à nos yeux, avec toute sa puissance
industrielle, l'Allemand sera toujours un parvenu.

--Comment? appuie M. Roth, des gens qui sont venus ici avec une chemise
dans le coin de leur mouchoir! Et ils voulaient faire les messieurs du
monde. Ça ne pouvait pas aller!... Ces gens-là, ils sont très bien
chez eux. Quand je vais en Allemagne je veux bien admirer leurs usines
et leurs banques. Car ils travaillent, vous savez, ces Allemands: ils
travaillent plus que vous et que nous... Mais quand je suis ici en
Alsace, je veux être chez moi: voilà.

--Iô, dit Deck, en voilà des phrases: nous aimons les Français parce
que nous sommes Français, et nous n'aimons pas les Allemands parce que
nous ne sommes pas Allemands... Et ça suffit... Joséphine, ma fille,
repassez le chevreuil, au lieu de m'écouter la bouche ouverte... Cette
Joséphine, encore une qui m'a fait une belle peur le jour où la
dernière brigade allemande a traversé Witzheim. Nous étions aux
fenêtres et, au moment où le général passait, notre cheval s'est mis
à hennir dans l'écurie: «Herr Deck! Herr Deck, m'a crié Joséphine,
les chevaux eux-mêmes rient de les voir partir!» Le général a
regardé en l'air...



[Illustration 08]


VIII


--Si on pouvait aussi leur dire pendant la guerre ce qu'on pensait? Cela
dépendait. Si on avait la réputation d'être un homme à bons mots, on
pouvait dire beaucoup de choses.

Ainsi, moi Roth, j'avais mon franc parler, parce que je passais auprès
d'eux pour un cerveau un peu brûlé... Si Deck ou Tubinger avaient dit
la moitié de ce que je racontais, le Kreisdirektor les aurait fait
coffrer, mais moi, il disait: «Ce n'est rien: c'est le Sepel!» Et ça
passait.

J'ai longtemps logé dans ma maison un colonel, un Oberst, qui n'était
pas un mauvais bougre. Il était fixé sur mes sentiments depuis le jour
où il m'avait demandé:

--Eh bien, Herr Roth, quand tombera Verdun?

--Verdun ne tombera jamais, Herr Oberst, avais-je répondu avant d'avoir
eu le temps de savoir ce que je disais.

Il ne m'en voulait pas trop: il essayait de me convertir.

--Que vous pensiez en Français, me disait-il, je l'admets encore: vous
êtes né avant la conquête. Mais enfin pourquoi les Français, et les
Russes, et les Italiens sont-ils assez bêtes pour «danser comme le
fifre de l'Angleterre»? C'est pour elle seule que vous travaillez et
que vos jeunes gens se font tuer.

--Herr Oberst, lui ai-je répondu, je ne sais pas si vous avez entendu
parler d'un temps, encore pas très lointain, où l'Autriche, la Russie,
et si j'ai bonne mémoire, la Prusse, dansaient assez volontiers comme
le fifre de l'Angleterre. Pourquoi écoutaient-ils sa musique? Parce
qu'il y avait alors en France un certain empereur très dangereux pour
la paix du monde et quelles avaient besoin de l'Angleterre pour
l'abattre: Herr Oberst, concluez vous-même.

--Et il tolérait ça?

--Iô... Tolérer... Il remerciait par-dessus le marché... Vous ne
connaissez pas les Allemands. C'est quand on parle fort qu'ils sont
polis.

--Les Alsaciens, dit M. Deck, avaient toujours le dernier mot. Tenez, un
jour les Allemands avaient organisé une tournée de journalistes
neutres en Alsace pour leur faire constater à quel point nous étions
attachés à la patrie allemande.

Dans chaque ville la propagande germanique offrait un banquet aux gens
du pays et les neutres pouvaient interroger librement tous les convives.

Vous pensez bien que lorsqu'ils sont venus ici le Kreisdirektor ne nous
avait pas invités, ni moi ni Roth ni Tubinger. En ce temps-là nous
passions notre temps à nous promener dans les récoltes et quand elles
étaient bien mauvaises, les épis bien pauvres, les chaumes bien
couchés par la grêle, nous nous réjouissions en pensant aux greniers
qui se vidaient.

Les neutres banquetaient donc «Au Canon» et tout allait bien, car les
convives avaient été choisis, quand un sacré Suédois s'avisa
d'interroger Hauser, l'aubergiste, un vrai alsacien d'Alsace.

--Et vous, mon brave, lui dit-il, êtes-vous heureux sous le régime
allemand ou souhaitez-vous le retour à la France?

Hauser, étonné, le regardait sans rien dire.

--Allons, cria le Kreisdirektor rageur, répondez! Répondez librement.

Il paraît en effet qu'il était surprenant de voir ce qu'il y avait à
ce moment de libéralisme dans son regard.

Hauser ne voulait pas d'histoires: ce n'est pas possible pour un
aubergiste. Il ne voulait pas non plus renier la France. Mais il n'est
pas embarrassé.

--Herr Kreis Direktor, a-t-il dit lentement, moi, quand je veux me
confesser, je vais à l'église.



[Illustration 09]


IX


Un plat de cèpes vient m'achever: le professeur explique que ce légume
a été négligé par les Alsaciens jusqu'à l'arrivée de Stanislas,
roi de Pologne, qui leur en révéla l'usage, et M. Roth me raconte
l'arrivée des Français à Witzheim:

--C'était quelque chosse de vraiment bien... On avait décoré la rue
du Marché d'un arc de triomphe avec une inscription: Salut à nos
frères! J'avais appris la _Marseillaise_ à la musique des pompiers et
aux enfants des écoles. Tous les vétérans étaient là, avec leurs
médailles et leurs cylindres...

--Wos? Cylindres? interrompt Deck... En français on dit gibus.

--Pour moi, dit Mme Deck timidement, cela a été comme le jour de mon
mariage: un instant pour lequel il semble qu'on ait vécu toute sa vie.
Quand ces soldats bleus ont défilé, quand ces clairons ont joué, j'ai
cru encore avoir dix-huit ans.

Elle s'arrête, rougit et continue:

--Seulement, que voulez-vous, c'est comme dans tous les mariages. Après
les premiers jours on s'aperçoit que le mari n'est pas tout à fait
aussi parfait que le fiancé.

--Comment? s'indigne son mari... Wos? Ça, c'est un peu fort: _dies isch
dort zu aehrik._

Madame se défend, éplorée:

--Écoute, Joseph, on s'habitue vite aux défauts... on finit même par
ne plus pouvoir s'en passer... mais enfin on a un homme, on n'a plus un
rêve.

Je murmure, pour M. Tubinger:

--«Il peut y avoir de bons mariages: il n'y en a pas de délicieux».

--Très juste, dit-il. Pendant quarante-huit ans, la France a été pour
nous une idole. Pour beaucoup d'entre nous, l'arrivée des Français
devait marquer le début de l'âge d'or.

«Les Français, me disait le vieux savetier Jacob, les Français... ça
veut dire du vin rouge et jamais de travail.» Un autre prédisait:
«Ils installeront un tonneau sur la grand'place et tout le monde pourra
boire pour rien.»

Le plus drôle c'est que tout arriva ainsi. Les poilus avaient du vin en
abondance et le distribuaient généreusement. Après le départ des
autres, maigres et affamés, cela parut miraculeux. Pendant un mois
l'Alsace devint un pays de Cocagne: ce n'étaient que banquets et
danses. Mais c'est un régime difficile à prolonger. Bien que les
Français soient revenus, il faut encore travailler pour vivre: cela
surprend.

J'ai rencontré ce matin le savetier Jacob; je lui ai dit: «Jacob,
quand vas-tu t'y remettre?» Et Jacob m'a répondu: «Quand nous aurons
une garnison à demeure.»



[Illustration 10]


X


Il est quatre heures: on sort de table, et Deck, qui fabrique quelque
chose, va faire un tour dans son usine. En l'attendant je déguste son
kirsch et M. Tubinger m'instruit.

--Vous nous trouverez un peu grinchus; c'est pour vous que nous le
sommes devenus. Trop bien séparés de vous pour partager votre vie,
nous avons vécu pendant quarante-huit ans dans une retraite volontaire.

Vous nous trouverez puritains: il fallait l'être ou céder. Pour
conserver les mœurs françaises, nous avons tenu nos jeunes filles
enfermées et inaccessibles. Cette jeune Suzanne que vous voyez n'a
jamais été dans un théâtre: c'est qu'on y jouait en allemand.
Dépouillés par la défaite du droit de nous gouverner, nous nous
sommes ankylosés dans l'attitude du spectateur sarcastique. La critique
est devenue pour nous une habitude de l'esprit. Nous nous considérons
comme des êtres un peu différents de tous les autres.

--Et alors, Monsieur Tubinger?

--D'abord et avant tout, liberté! L'Alsacien aime qu'on le laisse
tranquille. Il y a une chanson là-dessus:


_Ce qu'il a, il ne le veut pas,
Et ce qu'il veut, il ne l'a pas..._


Dites-lui que les lois françaises ne s'appliqueront pas à l'Alsace, et
il en réclamera l'application. Dites-lui de parler alsacien tout son
saoûl, et il parlera français. Le patois, monsieur, voilà la grande
question. Il y a deux façons de gouverner l'Alsace: celle de Saint-Just
qui voulait transplanter sa population en Champagne pour lui faire
apprendre le français et qui ne comprenait pas qu'un paysan pût avoir
un beau gilet rouge. Et celle de Napoléon qui disait: «Laissez à ces
braves gens leur dialecte: ils sabreront toujours en Français».

Ne parlez jamais de franciser l'Alsace: elle est française autant que
province en France. Mais elle l'est à sa manière qui n'est pas celle
de la Bretagne ou de l'Artois.

Donnez les emplois à des hommes instruits de nos besoins et parlant
notre langue. Envoyez-nous des gens qui nous ressemblent, des gens
solides, un peu graves et qui aient bon estomac. Employez beaucoup les
Alsaciens eux-mêmes.

--Voilà le grand secret, dit Roth qui écoute... Il y a dans toutes nos
petites villes, et même parmi les artistes, des gens qui auraient fait
d'excellents sous-préfets...

--Il est certain, dit M. Tubinger, qu'on ne comprend pas très bien
pourquoi on envoie de France des directeurs d'écoles alors que parmi
les professeurs... Enfin...

Quoi encore? Ne parlez pas trop d'Alsace-Lorraine: c'est une création
des Allemands. Il n'y a pas d'Alsace-Lorraine. Il y a l'Alsace, et il y
a la Lorraine.

--Il y a, dit Roth, qui est radical, la République Française Une et
Indivisible... Département du Bas-Rhin... Et n'oubliez pas, monsieur
Tubinger, de lui rappeler le principal: ..._E Schwobe isch immer e
Schwobe._

--C'est vrai, dit M. Tubinger. Vous en viendrez un jour à estimer
certains aspects du caractère allemand: nous y sommes venus. Vous en
viendrez à faire des affaires avec eux, et vous aurez raison. Mais
n'oubliez jamais ce que vous dit M. Roth: un Allemand est toujours un
Allemand.



[Illustration 11]


XI


Deck était déjà revenu. Il dirige fort bien son affaire, mais comme
on le fait en Alsace où l'on sait mêler au travail des loisirs assez
bien nourris. Il serait très malheureux s'il ne pouvait aller à son
usine tous les matins à sept heures; il le serait aussi s'il était
privé de sa chope à la brasserie et de la promenade en ville qu'il
fait tous les jours à cinq heures.

Je l'ai accompagné dans sa tournée. Par la rue du Maréchal-Foch, nous
avons gagné le Pfalz, où se trouvait autrefois la caserne des dragons
allemands.

En face de la caserne j'ai remarqué deux boutiques où l'on vend des
cartes postales. Sur la vitrine de l'une d'elles, une large bande
tricolore: «Ici, maison française; à côté, maison boche.»

La maison allemande, petite et basse, semble rentrer la tête dans les
épaules et encaisse le coup sans répondre. Beaucoup de passants y
arrivent avant d'avoir vu l'écriteau et elle ne fait pas de mauvaises
affaires.

Comme une petite campagnarde y entrait, nous nous sommes arrêtés Deck
et moi, sur le pas de la porte.

--Je n'ai plus «Vive le France!» répondait l'Allemande, mais j'ai le
soldat, avec «Vive l'Alsace!»

--Non, dit la petite, je veux: «Vive le France!...» C'est plus chentil.

Nous avons continué notre promenade sous les marronniers du Pfalz et
j'ai risqué:

--Un symbole?

--Iô!... m'a répondu mon ami Deck, avec un mélange assez alsacien
de tendresse et d'ironie.



Strasbourg, Août 1919.





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