Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: OEuvres de Marcel Schwob - Volume 1 of 2
Author: Schwob, Marcel
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "OEuvres de Marcel Schwob - Volume 1 of 2" ***


  ŒUVRES

  DE

  MARCEL SCHWOB



  ŒUVRES

  DE

  MARCEL SCHWOB

  SPICILÈGE

  FRANÇOIS VILLON--ROBERT-LOUIS STEVENSON--GEORGE MEREDITH
  PLANGON ET BACCHIS--SAINT JULIEN L'HOSPITALIER
  LA TERREUR ET LA PITIÉ--LA PERVERSITÉ
  LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE--LE RIRE--L'ART DE LA BIOGRAPHIE
  L'AMOUR--L'ART--L'ANARCHIE

  PARIS

  MERCVRE DE FRANCE

  XXVI, RVE DE CONDÉ, XXVI

  MCMXXI



IL A ÉTÉ TIRÉ:


  39 exemplaires sur vergé d'Arches
  numérotés à la presse de 1 à 39.

  550 exemplaires sur papier vergé
  pur fil Lafuma numérotés de 40 à 589.


JUSTIFICATION DU TIRAGE:

1353



SPICILÈGE



FRANÇOIS VILLON



FRANÇOIS VILLON


Les poèmes de François Villon étaient célèbres dès la fin du XVe
siècle. On savait par cœur le _Grand_ et le _Petit Testament_.
Bien qu'au XVIe siècle la plupart des allusions satiriques des
legs fussent devenues inintelligibles, Rabelais appelle Villon «le
bon poète parisien». Marot l'admirait tellement qu'il corrigea son
œuvre et l'édita. Boileau le considéra comme un des précurseurs
de la littérature moderne. De notre temps, Théophile Gautier,
Théodore de Banville, Dante-Gabriel Rossetti, Robert-Louis
Stevenson, Algernon Charles Swinburne l'ont passionnément aimé.
Ils ont écrit des essais sur sa vie, et Rossetti a traduit
plusieurs de ses poèmes. Mais jusqu'aux travaux de MM. Auguste
Longnon et Byvanck, qui parurent de 1873 à 1892, on ne savait
rien de positif sur le texte de ses œuvres ou sur sa véritable
biographie. On peut aujourd'hui étudier l'homme et son milieu.

Quoique François Villon ait emprunté à Alain Chartier la plupart
de ses idées morales, à Eustache Deschamps le cadre de ses poèmes
et sa forme poétique; bien que, près de lui, Charles d'Orléans
ait été un poète de grâce infinie et que Coquillart ait exprimé
la nuance satirique et bouffonne du caractère populaire, c'est
l'auteur des _Testaments_ qui a pris la grande part de gloire
poétique de son siècle. C'est parce qu'il a su donner un accent
si personnel à ses poèmes que le style et l'expression littéraire
cédaient au frisson nouveau d'une âme «hardiment fausse et
cruellement triste». Il faisait parler et crier les choses, dit
M. Byvanck, jusque-là enchâssées dans de grandes machines de
rhétorique qui branlaient sans cesse leur tête somnolente. Il
transformait tout le legs du moyen âge en l'animant de son propre
désespoir et des remords de sa vie perdue. Tout ce que les autres
avaient inventé comme des exercices de pensée ou de langage, il
l'adaptait à des sentiments si intenses qu'on ne reconnaissait
plus la poésie de la tradition. Il avait la mélancolie
philosophique d'Alain Chartier devant la vieillesse et la mort;
la tendre grâce et les doux pensers d'exil du pauvre Charles
d'Orléans, qui vit si longtemps éclore les fleurs des prairies
d'Angleterre au jour de la Saint-Valentin; le réalisme cynique
d'Eustache Deschamps; la bouffonnerie et la satire dissimulée de
Guillaume Coquillart; mais les expressions qui, chez les autres,
étaient des modes littéraires, paraissent devenir chez Villon des
nuances d'âme; lorsqu'on songe qu'il fut pauvre, fuyard, criminel,
amoureux et pitoyable, condamné à une mort honteuse, emprisonné
de longs mois, on ne peut méconnaître l'accent douloureux de
son œuvre. Pour la bien comprendre et juger de la sincérité du
poète, il faut rétablir, avec autant de vérité qu'il est possible,
l'histoire de cette vie si mystérieusement compliquée.


I

Il est impossible d'arriver à une certitude sur l'endroit où
naquit François Villon, non plus que sur la condition de ses
parents. Quant à son nom, il est probable qu'il faut accepter
définitivement celui de François de Montcorbier. C'est ainsi qu'il
figure sur les registres de l'Université de Paris. Une lettre de
rémission lui donne le nom de François des Loges, et il devint
connu sous celui de François Villon.

On sait aujourd'hui que ce nom de Villon fut donné au poète par
son père d'adoption, maître Guillaume de Villon, chapelain de
l'église Saint-Benoît-le-Bétourné. Ce chapelain, suivant un usage
du temps, portait le surnom de la petite ville d'où il était
originaire, Villon, située à cinq lieues de Tonnerre. Sa nièce,
Étiennette Flastrier, y demeurait encore après sa mort, en 1481.

Villon nous dit qu'il était lui-même pauvre, de petite naissance;
si l'on en juge par la ballade qu'il composa pour sa mère,
c'était une bonne femme pieuse et illettrée. Il naquit en 1431,
pendant que Paris était encore sous la domination anglaise. On
ne sait à quelle époque maître Guillaume de Villon le prit sous
sa protection et le fit étudier à l'Université; en mars 1449, il
était reçu bachelier ès-arts et, vers le mois d'août 1452, il
passa l'examen de licence et fut admis à la maîtrise. On peut,
entre 1438 et 1452, se faire une idée assez juste de la manière
de vivre et des relations du jeune homme. Il avait sa chambre
dans l'hôtel de maître Guillaume de Villon, à la _Porte Rouge_,
au cloître de Saint-Benoît-le-Bétourné. Probablement, malgré les
accidents de son existence, il la conserva jusqu'à la fin de sa
vie; car le dernier document qui nous ait transmis un détail de
sa vie intime nous montre qu'en 1463 il pouvait encore recevoir
des amis dans cette chambre de la Porte Rouge, sous le cadran de
Saint-Benoît.

Ce fut un triste temps pour les Parisiens, après l'entrée du roi
Charles VII, en 1437. Ils venaient de subir l'occupation des
Anglais; et l'hiver qui suivit, en 1438, fut terrible. La peste
éclata dans la cité, et la famine fut si dure que les loups
erraient par les rues et attaquaient les hommes. On a conservé
de curieux mémoires qui nous renseignent sur un petit cercle de
la société à cette époque. C'est le registre des dépenses de
table du prieur de Saint-Martin-des-Champs, Jacques Seguin, du 16
août 1438 au 21 juin 1439. Jacques Seguin était un pieux homme,
simple et frugal, faisant parfois lui-même ses achats, car il
était friand de poisson et il aimait le choisir. Son receveur
tenait un compte exact de ses dépenses. D'ailleurs, le prieur de
Saint-Martin-des-Champs était un grand seigneur ecclésiastique, et
pendant cette famine de l'hiver 1438-1439, il invita souvent ses
amis à dîner. Nous connaissons les noms des convives, grâce aux
notes consciencieuses du receveur Gilles de Damery. C'étaient des
gens de marque, prélats, capitaines, bouteillers, procureurs et
avocats. Entre autres, maître Guillaume de Villon apparaît comme
un commensal ordinaire du prieur de Saint-Martin-des-Champs. On
peut supposer sans trop de hardiesse qu'il avait des relations
communes avec le prieur, et que les convives de Jacques Seguin
étaient pour la plupart choisis dans le cercle de ses amis.
Les dîners n'étaient point très graves, puisque deux femmes y
assistaient, que le receveur appelle la Davie et Regnaulde.
Mais ce qui frappe d'abord, c'est le nombre de procureurs et
d'avocats au Châtelet. Il y a là maîtres Jacques Charmolue,
Germain Rapine, Guillaume de Bosco, Jean Tillart, examinateur à la
chambre criminelle, Raoul Crochetel, Jean Chouart, Jean Douxsire
et d'autres encore, jusqu'à Jean Truquan, lieutenant criminel
du prévôt de Paris. Voilà quelle était la société habituelle
du chapelain de Saint-Benoît-le-Bétourné. On comprend dès lors
que François Villon ait connu nombre de gens du Châtelet, outre
ceux avec qui il eut relation par force, et qu'il ait entretenu
commerce d'amitié avec le prévôt Robert d'Estouteville. On est
moins surpris que le chapelain de Saint-Benoît ait pu tirer
son fils adoptif «de maint bouillon»; on apprend par quelles
influences François Villon put se faire accorder deux lettres
de rémission pour le même crime, sollicitées sous deux noms
différents, et comment il obtint gain de cause par un appel au
parlement, dans un temps où l'appel était d'institution si récente
et où les appelants réussissaient si rarement. Il est possible
que Jean de Bourbon, Ambroise de Loré, peut-être même Charles
d'Orléans aient intercédé pour lui; mais sans doute, le plus
souvent, il eut recours aux amis de Guillaume de Villon parmi
lesquels il fut élevé.

Ainsi il entendit de fort bonne heure les conversations des gens
de robe et il fut marqué pour être clerc, peut-être suivant ses
goûts, et envoyé à l'Université, où sa bourse, qu'il versait
toutes les semaines entre les mains de l'économe, était de deux
sous parisis. Il y étudia sous maître Jean de Conflans. Aristote
et la Logique ne paraissent pas l'avoir attiré, car il les raille
sans pitié dans sa première œuvre. Mais les légendes de l'Ancien
et du Nouveau Testament, l'histoire d'Ammon, celle de Samson, le
conte grec d'Orphée, la vie de Thaïs, les touchantes aventures
d'Hélène et de Didon lui laissèrent de vifs souvenirs. Il eut
assez tôt le goût des vieux romans français et des héros de nos
traditions. En fait, son premier poème, la première ébauche qu'il
esquissa, encore écolier, et que nous avons perdue, fut un roman
héroï-comique. L'histoire de ce roman est liée si intimement à
l'existence même de François Villon pendant cette période qu'il
faut l'exposer succinctement ici.

L'Université en 1452 était dans un désordre très grand, et
François Villon y entra au moment où les écoliers y devenaient
rebelles et tumultueux. Les troubles duraient depuis l'année
1444. Le recteur, sous prétexte qu'il avait été insulté pour son
refus de payer une imposition, fit cesser les prédications du
4 septembre 1444 au 14 mars 1445, dimanche de la Passion. Il y
avait des précédents, et dans une affaire de ce genre l'Université
avait eu gain de cause en 1408. Cependant la justice laïque
devint sévère; quelques écoliers furent emprisonnés, et malgré
les réclamations de l'Université, le roi Charles VII fit juger
le procès au parlement et menaça de poursuites les auteurs
de la cessation des leçons et sermons. Le cardinal Guillaume
d'Estouteville fut délégué par le pape Nicolas V, afin de rédiger
un acte de réformation (1er juin 1452). Mais les écoliers
n'acceptèrent pas les nouveaux règlements. Ils s'étaient habitués
à la licence. Le procureur du roi, Popaincourt, plaidant au
parlement en juin 1453, dit «que depuis _quatre_ ans ençà est venu
à notice qu'aucuns de l'Université faisoient plusieurs excès dont
on murmuroit à Paris, comme d'avoir arrachié bornes et estre venuz
à l'Ostel du Roy[1] à port d'armes et comment depuis naguère ils
s'estoient transportés à la Porte Baudet avec des échelles et y
avoient arrachié enseignes d'hôtel attachiées à crampons de fer et
s'estoient vantez avoir d'autres enseignes».

[Note 1: Palais royal ou de justice.]

Parmi les bornes qu'ils arrachèrent ainsi, se trouvait une pierre
très remarquable, située devant l'hôtel de Mlle de Bruyères, dans
la rue du Martelet-Saint-Jean, en face de Saint-Jean en Grève[2].
On trouve cet hôtel mentionné dès 1322, sous le nom d'Hôtel du
Pet-au-Diable. La borne qui était plantée devant sa façade était
une des curiosités de Paris. Sans doute elle était sculptée et
couverte d'ornements. Elle fut volée en 1451 et le parlement
commit au mois de novembre de la même année Jean Bezon, lieutenant
criminel, pour s'informer de son transport, avec ordre de se
saisir de tous ceux qui seraient trouvés coupables. Jean Bezon la
fit reprendre, et, en attendant le procès, apporter à l'Hôtel du
Roi ou Palais de Justice. Mais elle disparut de nouveau et on ne
la retrouva que le 9 mai 1453. D'ailleurs, Mlle de Bruyères, qui
était une vieille personne quinteuse, aimant à plaider, fière de
son hôtel et de la tour qui en faisait une sorte de construction
féodale, et refusant à cause de cela depuis de longues années de
payer le cens à la Commanderie du Temple, se lassa d'attendre
et fit remplacer sa borne. A peine la nouvelle pierre fut-elle
plantée devant l'hôtel de la rue du Martelet-Saint-Jean, qu'elle
fut enlevée comme la première.

[Note 2: A l'emplacement de la caserne Lobau.]

On n'ignorait pas que les coupables étaient les écoliers de
l'Université. Ils avaient apporté les pierres, l'une sur la
montagne Sainte-Geneviève, l'autre sur le mont Saint-Hilaire,
un peu plus bas, à l'emplacement du Collège de France. Là, avec
des cérémonies burlesques, ils avaient marié les deux bornes et
consacré leurs privilèges. Tous les passants, et surtout les
officiers du roi, étaient tenus de tirer leur chaperon aux pierres
et de respecter leurs prérogatives. Les dimanches et fêtes, on
couronnait ces bornes avec des «chapeaux» de romarin, et la nuit
les écoliers dansaient autour «à son de fleutes et de bedons».
Ceux de la basoche s'étaient unis dans ces réjouissances avec
les autres. Ils rompaient la nuit les enseignes à grand tumulte,
en criant: «Tuez! tuez!» pour faire mettre les bourgeois aux
fenêtres. Ils étaient allés aux Halles pour décrocher l'enseigne
de la Truie Qui File, et l'un d'eux, tombant de l'échelle qui
était trop courte, se tua sur le coup. A la porte Baudet, ils
avaient pris l'enseigne de l'Ours, ailleurs le Cerf et le
Papegault. Ils se proposaient de célébrer le mariage de la Truie
et de l'Ours par-devant le Cerf, et d'offrir le Perroquet à la
nouvelle mariée, en manière de présent de noces. A Vanves, ils
avaient enlevé une jeune femme qu'ils maintenaient depuis dans
leur forteresse. A Saint-Germain-des-Prés, ils avaient volé trente
poules et poulets. Les bouchers de la montagne Sainte-Geneviève
portaient plainte à la prévôté: les écoliers leur avaient emporté
les crochets de fer où ils pendaient leurs pièces de viande.
Enfin, ils s'étaient retranchés sur la montagne, dans l'hôtel
Saint-Étienne, où ils avaient les enseignes, deux leviers pleins
de sang, les crochets de fer, un petit canon et de grandes épées.

Cette étrange turbulence dura jusqu'au mois de mai 1453. Les
écoliers «pullulaient», disent les témoins, sur la montagne
Sainte-Geneviève. Les bourgeois se lamentaient, et les marchands
se complaignaient. Il est probable que François Villon, qui était
encore à l'Université dans l'été de 1452, prit quelque part
à ces réjouissances. Une tradition constante lui attribue de
fameux tours qu'il fit sans doute pendant ces années joyeuses.
Quelques-uns de ses compagnons composèrent là-dessus des contes
en vers, qu'on nomme _Repues franches_, et qui ont été publiés
sous le nom de François Villon jusqu'à ce que M. Longnon les
ait résolument classés parmi les pièces justificatives. On voit
par ces contes que Villon et ses amis escroquaient, pour dîner,
du poisson à la poissonnerie, des tripes chez une tripière du
Petit-Pont, du pain chez le boulanger, des pièces de viande à
la rôtisserie, et du vin de Beaune à la taverne de la Pomme de
Pin. Ce fameux «trou» de la Pomme de Pin était un cabaret de la
Cité, dans la rue de la Juiverie, avec une double entrée dans la
rue aux Fèves, non des mieux renommés, car, dès 1389, un commun
larron, Jeannin la Grève, venait y faire, avec un sien camarade,
la répartition d'une douzaine d'écuelles volées. Il demeura
célèbre jusqu'au temps de Rabelais, et plus tard, avec toutes ses
traditions de vie de bohème. Au temps où François Villon fréquenta
cette taverne, elle était tenue par Robin Turgis. Villon parle de
Robin Turgis, à plusieurs reprises, dans le _Grand Testament_, et
avoue ce larcin, qui devint si connu par les _Repues franches_.
On sait d'ailleurs que Villon quitta Paris en 1456, et qu'il n'y
rentra qu'après la publication du _Grand Testament_, en 1461. On
ne peut donc placer l'escroquerie du broc de vin de Beaune que
dans les années qui précèdent le départ de Villon, c'est-à-dire
en 1452 et 1453, quand les écoliers prenaient des poules à
Saint-Germain-des-Prés et des crochets de fer aux bouchers de la
montagne Sainte-Geneviève. Voilà le temps que Villon déplore:

    Je plaings le temps de ma jeunesse,
    Ouquel j'ay plus qu'autre gallé...

       *       *       *       *       *

    Hé Dieu! se j'eusse estudié
    Au temps de ma jeunesse folle,
    Et à bonnes meurs dedié,
    J'eusse maison et couche molle
    Mais quoy? je fuyoie l'escolle,
    Comme fait le mauvais enfant...
    En escripvant ceste parolle,
    A peu que le cueur ne me fent.

C'est quand il avait ainsi la vie facile, logeant chez le
chapelain, vivant sur l'habitant, et plein de «nonchaloir»,
que François Villon put regarder autour de lui et prendre
goût à la peinture réaliste du vrai Paris. Au coin d'une rue,
entre Isabeau et Jehanneton, il rencontra «la belle qui fut
heaulmière», vieille, chenue, et dont le rusé garçon était mort
passé trente ans. Elle était parvenue à un âge extraordinaire:
car dès 1410 elle avait fait scandale à Paris avec le fameux
Nicolas d'Orgemont. Il en eut pitié. Comme Mlle de Bruyères, dont
le caractère semble avoir été difficile, devait injurier les
étudiants, avec ses chambrières «qui ont le bec si affilé», quand
ils venaient en tumulte déterrer les bornes à l'hôtel de la rue du
Martelet-Saint-Jean, Villon fit sur elle la ballade:

    Il n'est bon bec que de Paris.

Enfin il se lia, pendant ces années, avec deux clercs de mauvaise
vie, Regnier de Montigny et Colin de Cayeux. En août 1452, Regnier
de Montigny, qui était d'une famille noble de Bourges, fut
condamné au bannissement pour avoir rossé une nuit deux sergents
du guet à la porte de «l'ostel de la Grosse Margot». Regnier de
Montigny était avec deux compagnons, Jehan Rosay, et un nommé
Taillelamine. Rosay fut pris avec lui, et nous les retrouverons,
plus tard encore, signalés ensemble dans un terrible procès. Là
il faut convenir qu'il ne s'agissait que d'une lourde frasque
d'écolier. L'un des sergents, qui était de service, ayant tiré sa
dague, Montigny la lui arracha et frappa du manche le bourrelet de
son chaperon. Il ne paraît pas que François Villon ait aidé ses
camarades cette nuit-là. Mais il connaissait fort bien l'hôtel
à l'enseigne de la Grosse Margot, qu'il fréquentait sans doute
avec Montigny. La peinture de la planche dressée au-dessus du
porche, «très douce face et pourtraicture,» lui donna l'idée d'une
ballade cynique. Ce n'est pas à dire que ce poème ne retrace un
épisode vrai de l'existence irrégulière du poète: le procès de
ceux qui devaient être ses compagnons quelques années après laisse
peu de doute à cet égard; mais il y a une équivoque littéraire.
Si on réfléchit d'ailleurs que le premier vers de l'envoi, si
horriblement désabusé,

    Vente, gresle, gelle, j'ai mon pain cuit!

a été choisi pour faire la première lettre de l'acrostiche du nom
de Villon, il sera clair que cette ballade est surtout un tour
de force en poésie. Mais rien n'y semble contraint ni ajusté, et
c'est en cela que consiste l'art supérieur de ce poète.

Colin de Cayeux était fils d'un serrurier qui paraît avoir habité
dans le quartier de Saint-Benoît-le-Bétourné, près de la Sorbonne.
Il y connut probablement de bonne heure François Villon. Ce Colin
était clerc, et, en 1452, il avait eu déjà deux fois maille à
partir avec la justice pour piperie. On l'avait rendu à l'évêque
de Paris. C'était donc, dès ce temps, un homme de fort mauvaises
mœurs. Nous le retrouverons aussi plus tard, en compagnie de
François Villon et de Regnier de Montigny. Ces deux amis donnèrent
à Villon le moyen de passer sur-le-champ de la vie universitaire
et collégiale à une existence de crime et de vagabondage. En
même temps, ses relations avec eux lui créaient une manière de
seconde existence, obscure et basse, qui devait plaire à une
nature déjà perverse. C'est pendant des courses nocturnes, où
il fréquentait des gens de toute espèce, qu'il dut connaître des
voituriers par eau, des égouttiers de fossés, comme Jehan le Loup,
ou des meneurs de hutin, comme Casin Cholet, avec lesquels il
allait voler des canards qu'on mettait en sac au revers des murs
de Paris. Ce Casin Cholet qui était grand querelleur, se battit
avec un autre compagnon de Villon, Guy Tabarie, avant 1456, et
plus tard, en 1465, le 8 juillet, s'amusa à donner faussement
l'alarme aux Parisiens, la nuit, criant: «Boutez-vous tous en vos
maisons, et fermez vos huis, car les Bourguignons sont entrez
dedans Paris!» Pour ce méfait, il fut emprisonné au mois d'août
suivant, et fustigé de verges par les carrefours. Il était alors
sergent au Châtelet, et Villon eut plusieurs compagnons parmi ces
Unze-Vingts, comme on les appelait: Denis Richier, Jehan Valette,
Michault du Four, et Hutin du Moustier, tous gens de mauvaise vie,
tapageurs et ivrognes; il fréquenta Hutin du Moustier au moins
jusqu'en 1463. Quant à Guy Tabarie, nous le retrouverons tout à
l'heure mêlé à une affaire criminelle.

Cependant, les habitants des montagnes Sainte-Geneviève et
Saint-Hilaire, ainsi que Mlle de Bruyères, continuaient à se
plaindre de la licence des écoliers à la prévôté de Paris. Le
matin de la Saint-Nicolas (9 mai 1453), le prévôt de Paris, Robert
d'Estouteville, le lieutenant-criminel, Jean Bezon, quelques
examinateurs au Châtelet, avec des sergents à verge, se rendirent
au quartier des Écoles.

Les étudiants avaient annoncé qu'il y aurait des «têtes battues»
si on les troublait; mais ce matin-là un grand nombre d'entre
eux assistaient à la messe de leurs «nations». Les sergents
forcèrent les portes de trois hôtels de la rue Saint-Jacques,
où ils avaient enfermé les enseignes décrochées, arrachèrent les
bornes et les mirent dans une charrette. Puis ils défoncèrent une
«queue» de vin dans l'une des maisons, et burent et mangèrent
les provisions des écoliers pour déjeuner, étant en service
extraordinaire. Après boire, ils trouvèrent la jeune femme enlevée
à Vanves, qui hachait de la porée, et la mirent aussi dans la
charrette, coiffée de la chape d'un étudiant. Un des sergents
s'affubla plaisamment d'une robe d'écolier et d'un chaperon;
et les autres le menaient, par dérision, sous les bras, comme
représentant les étudiants de l'Université, le frappant de droite
et de gauche et lui criant: «Où sont tes compagnons?» Sans doute
le lieutenant-criminel avait abandonné l'exécution des ordres à
ses sergents, après avoir fait saisir les bornes et les enseignes.
Enfin, dans l'hôtel du prévôt d'Amiens, où logeaient beaucoup
d'écoliers sous la direction d'un pédagogue, on en arrêta une
quarantaine qu'on mena au Châtelet. L'aventure leur sembla
plaisante, et ils en rirent. Le lieutenant-criminel s'indigna, et
comme un écolier était venu voir son camarade prisonnier, il le
retint au Châtelet. Tandis qu'il les interrogeait, ils éclatèrent
encore de rire. Le lieutenant donna deux soufflets à l'un d'eux
et s'écria: «Mort-Dieu! si j'avois été en la place, j'aurois fait
tuer!»

C'est ce qui arriva l'après-midi. En effet, le recteur, à la
tête de huit cents étudiants, en colonne par neuf, vint réclamer
ses prisonniers chez le prévôt, Robert d'Estouteville, qui
habitait rue de Jouy. Le prévôt consentit à rendre les écoliers.
Malheureusement, Robert d'Estouteville ayant mandé, par son
barbier, le lieutenant-criminel et les sergents, il y eut des
insultes entre écoliers et gens du guet. Une terrible bagarre
suivit. Les écoliers attaquèrent à coups de pierre, et les
sergents se défendirent avec leurs masses et des arcs. Un jeune
étudiant en droit fut tué sur place. L'archer Clouet avait visé
déjà le recteur; on détourna la flèche. Un pauvre prêtre fut jeté
dans le ruisseau; plus de quatre-vingts personnes lui passèrent
sur le corps; il perdit son chaperon et son bonnet; rencontrant
un sergent vêtu d'une cotte violette, il fit voir qu'il était
prêtre,--mais le sergent lui envoya un coup de dague. Il courut
chez un bourrelier, en fut chassé, et s'enfuit devant des gens
armés de pelles et de bûches. Deux fillettes lui offrirent asile;
mais il n'osa, par honnêteté. Enfin il se traîna chez un barbier,
et là trouva nombre d'étudiants blottis dans les huches et sous
les lits; lui-même se réfugia sous l'étal, et cria pour avoir à
boire.

Telle fut cette querelle, jugée au Parlement à la requête de
l'Université, qui obtint gain de cause, comme d'ordinaire, le
12 septembre 1453. L'origine de la guerre avait été la pierre
du Pet-au-Diable, enlevée devant l'hôtel de Mlle de Bruyères.
L'aventure inspira Villon, et, en 1461, il léguait à maître
Guillaume de Villon le manuscrit de son premier poème:

    Je luy donne ma librairie
    Et le _Rommant du Pet-au-Diable_
    Lequel maistre Guy Tabarie,
    Grossa qui est homs véritable.
    Par cayers est soubz une table.
    Combien qu'il soit rudement fait,
    La matière est si tres notable
    Qu'elle amende tout le meffait.

Ce roman du _Pet-au-Diable_, qui ne nous est pas parvenu, devait
être une œuvre héroï-comique où Villon racontait la vie joyeuse
des écoliers et leur déconvenue. Elle contenait probablement
des ballades intercalaires, comme le _Roman de la Rose_, de
Guillaume de Dol, le _Roman de la Violette_, de Gérard de Nevers,
ou le roman de _Meliador_, de Froissart. Parmi celles-là on
peut désigner en toute sûreté la _Ballade des femmes de Paris_.
D'ailleurs, le jeu des enseignes donnait «notable matière» à
plaisanterie. Ces équivoques restèrent familières à François
Villon. Elles étaient dans le goût de son temps. A la même époque
on écrivit une facétie en prose, le _Mariage des IV fils Hemon_,
que l'on fiance à une autre enseigne, les _Trois filles Dan
Simon_. Les _Trois Pucelles_, devant l'hôtel de Jean Truquan,
devaient tenir compagnie aux épousées, et le _Chevalier au
Cygne_ de la rue des Lavandières les conduirait au moustier. On
voyait sans doute, dans le roman de François Villon, un mariage
tout pareil entre l'_Ours_ de la Porte-Baudet et la _Truie qui
file_ des Halles, avec le _Papegault_ pour amuser la mariée et
le _Cerf_ pour célébrer les noces. Ailleurs, François Villon
parlait peut-être des brocs de vin d'Aulnis que buvaient les
écoliers à la Pomme de Pin, et des mauvais tours qu'ils firent rue
Saint-Jacques, rue de la Juiverie et au Petit-Pont. Ce sont les
fragments de tout cela que nous avons dans les _Repues franches_.

Villon prit-il lui-même une part active aux désordres de
l'Université? Rien ne le démontre, et il était plutôt de caractère
à regarder faire. Quand il fut mêlé directement aux choses, il
garda toujours, dans l'action, une mine d'attente. Puis les
relations qu'il avait dans ce temps avec le prévôt de Paris
lui auraient rendu difficile une opposition ouverte. Tout fait
supposer, en effet, qu'il était reçu, en 1452, chez Ambroise de
Loré, femme de Robert d'Estouteville, dans son hôtel de la rue de
Jouy. C'était une charmante personne, affable et intelligente.
Quand Robert d'Estouteville tomba en disgrâce, en 1460, Jehan
Advin, conseiller au Parlement, fit une perquisition chez lui; on
fouilla les boîtes et les coffres; «et fist plusieurs rudesses
audit hostel, écrit l'auteur de la _Chronique scandaleuse_, à
dame Ambroise de Loré, femme dudit d'Estouteville, qui estoit
moult sage, noble et honneste dame. Dieu de ses exploicts le
veuille pugnir, car il le a bien desservy!» Le même chroniqueur,
rapportant la mort d'Ambroise de Loré, le 5 mai 1468, répète
qu'elle était «noble dame, bonne et honneste, et en l'hostel
de laquelle toutes nobles et honnestes personnes estoient
honorablement receuës». Il y avait peut-être des poètes qui
étaient accueillis auprès d'Ambroise de Loré. La fortune et la
haute naissance de son mari permettent de le croire. Les œuvres
d'Alain Chartier contiennent une complainte de quatorze huitains
«présentée à Paris l'an 1452». Les premières lettres de chaque
huitain donnent le nom d'Ambroise de Loré. La complainte n'est pas
d'Alain Chartier; elle fut recueillie dans ses œuvres par erreur.
Les poètes composaient donc des vers pour cette dame, qui les
recevait. François Villon adressa aussi à Robert d'Estouteville
une ballade qui porte en acrostiche le nom d'Ambroise de Loré.
On a cru jadis que c'était à l'occasion de son mariage. Mais il
y a une allusion très claire à l'enfant, qui ressemble à Robert
d'Estouteville. La ballade fut donc écrite probablement dans cette
année 1452, où un autre poète chantait aussi Ambroise de Loré.

Nous ne savons pas quelles furent les occupations sérieuses de
François Villon quand il quitta l'Université, au début de l'année
1453. Il demeurait toujours au cloître Saint-Benoît. Peut-être
qu'il obtint, par l'entremise du chapelain, l'autorisation de
tenir une petite école. C'est vers ce temps qu'il dut avoir
pour élèves les trois «pauvres orphelins»: Colin Laurens,
Girard Gossouin et Jean Marceau. On peut juger de ce qu'il leur
enseignait par la liste des livres que la reine Marie d'Anjou fit
acheter pour le dauphin Louis XI, quand il avait environ l'âge
de onze ans. Ces livres de classe étaient «le Donat», traité de
grammaire du IVe siècle d'Ælius Donatus; «ung sept pseaumes»,
c'est-à-dire les psaumes de la pénitence, qu'on faisait apprendre
aux enfants avant les _Heures_; «ung accidens», sans doute une
grammaire traitant des déclinaisons et conjugaisons; «ung Caton»
ou les Distiques moraux de Dionysius Cato; enfin «ung doctrinal»,
le _Doctrinale puerorum_ d'Alexandre de Villedieu. Un peu plus
tard, on passait à la _Logique_ d'Okam. Villon paraît avoir bien
connu le Donat, et c'était pour l'avoir appris à ces trois petits
enfants pendant les années 1453 et 1454. D'ailleurs on peut
penser qu'il continuait de fréquenter à l'hôtel d'Ambroise de
Loré, en même temps qu'il nouait de plus étroites relations avec
les mauvais compagnons qui l'entraînèrent dans les aventures.
Ce doit être pour une intrigue amoureuse qu'il eut la triste
querelle du 5 juin 1455. Ce jour-là, il prenait le frais, après
souper, assis sur une pierre, sous le cadran de l'horloge de
Saint-Benoît-le-Bétourné, dans la rue Saint-Jacques. Il causait
avec un prêtre, du nom de Gilles, et une demoiselle nommée
Isabeau. La soirée d'été s'avançait; il était neuf heures.
François Villon avait jeté, de crainte du froid, un petit manteau
sur ses épaules. Comme ils devisaient, survint un prêtre, Philippe
Sermoise, accompagné d'un étudiant de Tréguier, maître Jehan
le Mardi. Philippe semblait excité. A peine aperçut-il Villon
qu'il cria: «Je renie Dieu! maître François, je vous ai trouvé!»
Sur quoi Villon se leva doucement et lui offrit de s'asseoir
auprès de lui. Mais Philippe refusa, avec de mauvaises paroles.
Et Villon lui dit avec étonnement: «Beau sire, de quoi vous
courroucez-vous?» Le ton vexa sans doute Philippe, non moins que
la calme insolence des paroles. Il repoussa durement Villon et le
fit rasseoir. Les assistants, voyant qu'une rixe se préparait,
s'esquivèrent prudemment, tandis que Philippe, tirant une grande
dague, en frappait Villon à la lèvre supérieure. Villon, la lèvre
fendue, la bouche pleine de sang, sortit sa dague de sa ceinture,
sous son petit manteau, et blessa Philippe à l'aine; mais Jehan
le Mardi, qui était revenu, lui arracha la dague, qu'il tenait de
la main gauche. Alors Villon ramassa une pierre et la lança au
visage de Philippe, qui tomba aussitôt. A peine Villon eut-il vu
le prêtre à terre qu'il s'enfuit chez un barbier pour se faire
panser. Le barbier, devant faire un rapport, lui demanda son nom
et celui de l'homme qui l'avait blessé. Et Villon lui donna le nom
de Sermoise «afin que le lendemain il fût atteint et constitué
prisonnier»; mais lui-même déclara se nommer Michel Mouton. Il est
impossible de ne pas remarquer dans cette scène, racontée par deux
lettres de rémission qui furent rédigées sur les propres notes
de François Villon, quelques traits qui caractérisent l'homme.
On ne peut douter qu'il savait avoir irrité Philippe Sermoise.
Pourtant il se lève à son arrivée, et l'invite à s'asseoir au
frais; lui donne du «beau sire», fait l'étonné; et, quand il se
défend, frappe au bas-ventre et de la main gauche. Il y a quelque
traîtrise dans le coup de pierre de la fin. Et, après avoir blessé
grièvement son adversaire, il se hâte de le dénoncer pour le faire
arrêter. Quant à lui, il craint les démêlés avec la justice. Il
trouve sur-le-champ ce nom de «Michel Mouton», comme s'il l'eût
préparé dès longtemps pour de semblables aventures. C'était la
première affaire grave où il était compromis; mais son attitude
restera la même, dans les circonstances pareilles, jusqu'en 1463.
Il aura la même crainte d'être poursuivi, essaiera, comme ici, de
dissimuler, aimera mieux préparer les affaires et en profiter que
les mettre à exécution; et, dans la rixe de 1463, il ira jusqu'à
pousser ses compagnons dans une bagarre, pour certaines raisons
qu'il a, en se gardant de s'y mêler, et en prenant la fuite aux
premiers coups de dague. Le mensonge reste un des traits les mieux
fixés de son caractère, et on verra, au cours du séjour qu'il fit
à Blois, que Charles d'Orléans semble l'avoir noté.

Cependant, on porta d'abord Philippe Sermoise aux prisons du
cloître Saint-Benoît, où il fut interrogé par un examinateur au
Châtelet. Là il aurait déclaré qu'il pardonnait à son meurtrier
«pour certaines causes qui à ce le mouvoient». Mais c'est la
lettre de rémission rédigée sur les indications de François Villon
qui l'affirme. Puis on le transporta à l'Hôtel-Dieu, où il mourut
le samedi suivant. Malgré les protections de maître Guillaume,
et le prétendu pardon du prêtre, François Villon fut arrêté, mené
au Châtelet et jugé par la prévôté. Le meurtre d'un prêtre était
chose fort grave, et on n'admettait guère l'escrime de la dague
dans la ligne basse. Villon fut condamné à être pendu. On n'a
aucun détail sur son procès. Mais il crut être en grand danger de
supplice. Suivant la coutume, les meurtriers devaient être traînés
avant d'être pendus. Il y a des obscurités dans cette question du
procès de Villon. On ne s'explique pas comment il ne se réclama
pas de sa qualité de clerc pour se soumettre à la juridiction de
l'évêque de Paris. La justice ecclésiastique était en général plus
douce, et la plus grave condamnation y était la prison perpétuelle
au pain et à l'eau. Aussi les malfaiteurs se faisaient faire de
fausses tonsures et s'apprenaient la cérémonie d'initiation,
la récitation des psaumes, et les deux soufflets de l'évêque.
Mais les juges laïques exigeaient, pour accorder le privilège
de clergie, une lettre de tonsure ou la déposition des témoins
de la cérémonie. D'ailleurs, l'évêque se montrait jaloux de ses
prérogatives: on dut condamner, en 1390, un greffier qui dressait
pour les tribunaux ecclésiastiques la liste des prisonniers du
Châtelet qui se disaient clercs. Il faut supposer que Villon usa
de ce moyen. Mais il était facile de démontrer qu'il fréquentait
des femmes, sans doute cette Isabeau qui était près de lui le soir
du meurtre. Alors le clerc était dit _bigame_, ayant épousé une
femme en dehors de l'Église, et il retombait sous la juridiction
laïque. Le prévôt le condamnait à avoir la tête entièrement rasée,
«être rez tout jus,» afin de faire disparaître la tonsure. Puis on
procédait contre lui, comme de coutume. Villon dut être «rez tout
jus», puisqu'il écrit de lui-même, dans le _Grand Testament_, et à
propos de son appel:

    Il fut rez, chief, barbe et sourcil,
    Comme ung navet qu'on ret ou pelle.

La prévôté, l'ayant ainsi condamné à être rasé, le traita en pur
homme lay. On le mit à la question du petit et du grand tréteau,
et on lui fit boire de l'eau à travers des linges. Alors Villon
eut l'idée d'en appeler au Parlement. Il fut transporté, ainsi
qu'on faisait d'ordinaire pour les appelants, dans les prisons
de la Conciergerie du Palais. En tout cela, on peut supposer que
Robert d'Estouteville montra quelque indulgence pour un poète ami
de sa femme. Il n'opposa pas de difficultés à l'appel de Villon,
bien que le prévôt se souciât peu des demandes de ce genre. Elles
réussissaient rarement. Étienne Garnier, qui était geôlier à
cette Conciergerie, regarda le nouveau prisonnier avec quelque
scepticisme. Il ne pensait pas que le Parlement dût juger que
Villon «avait bien appelé». Nous ignorons comment cet appel fut
plaidé, car les registres du Parlement ne le mentionnent pas. Mais
on le prit en considération, et la peine de Villon fut transformée
en bannissement. Il devait vider Paris sur l'heure. Là, Villon
se retrouva poète. Il remercia le Parlement par une ballade où
ses cinq sens étaient chargés de rendre grâces pour la vie qu'on
leur avait donnée. Dans l'envoi, il demandait trois jours pour se
pourvoir, dire adieu aux siens et les prier de lui donner un peu
d'argent. Pour Étienne Garnier, il le raille:

    Que vous semble de mon appel,
    Garnier? feis-je sens ou folie?

       *       *       *       *       *

    Cuidiez-vous que soubz mon cappel
    Y eust tant de philosophie,
    Comme de dire: «J'en appel?»
    S'y avoit, je vous certiffie,
    Combien que point trop ne m'y fie.
    Quand on me dit, present notaire:
    «Pendu serez!» je vous affie,
    Estoit-il lors temps de me taire?

C'est grâce à cette pièce que l'on peut fixer la date de la
condamnation de Villon. Étienne Garnier était geôlier de la
Conciergerie en 1453. Mais, le 10 février 1456, il était remplacé
par Jean Papin, qui garda ces fonctions jusqu'en 1470. Dans un
des bons manuscrits du _Grand Testament_ (celui qui appartint au
président Fauchet), la _Ballade de l'Appel_ avait pour titre:
_la Question que fit Villon au clerc du guichet_. Garnier, à
qui s'adressa Villon, est donc bien Étienne Garnier. Seulement
il faut que la condamnation de Villon soit antérieure à février
1456. Comme il était à l'Université en 1452, et que son seul crime
suivant les lettres de rémission de janvier 1455, était le meurtre
de Philippe Sermoise, on est amené à conclure qu'il fut condamné à
être pendu et banni pour cette affaire de juin 1455. D'ailleurs,
la seconde lettre de rémission mentionne le bannissement.
L'histoire ainsi rétablie fait voir la célèbre _Ballade des
Pendus_ sous un jour différent. Le titre disait que Villon la fit
pour lui et ses compagnons, s'attendant à être pendu avec eux.
Parlant du haut du gibet de Montfaucon, Villon criait:

    Vous nous voiez cy atachez cinq, six.

Comme Villon commit plus tard des crimes d'association, il était
facile d'imaginer qu'il parlait au nom de plusieurs condamnés.
Mais cette ballade fut composée après la rixe de juin 1455, où
Villon n'avait pas de complices. Les compagnons dont il parle ne
sont que des voisins de potence. L'effort littéraire est plus
grand, et la vue de l'imagination plus forte. Villon se plaint au
gibet avec les camarades que le hasard a accrochés près de lui,
pour des crimes bien différents. Et cependant il se sent lié à eux
par une sorte de solidarité. Il semble qu'il n'ait commis qu'un
acte de violence, et déjà il a éprouvé la fraternité du crime.

Vers la fin du mois de juin 1455, Villon quitta donc Paris, banni
par la justice. Il y laissait le bon gîte de Saint-Benoît, les
relations de maître Guillaume de Villon, Ambroise de Loré et les
causeries à l'hôtel de la rue de Jouy. Il entrait dans une vie de
vagabond, presque sans argent, ne sachant d'autre métier que celui
de clerc. Rien ne devait lui servir parmi tout ce qui avait fait
jusque-là l'existence qu'il pouvait reconnaître. Mais il avait
d'autres amis; et si Casin Cholet et Jehan le Loup n'avaient que
la courte expérience de l'enceinte immédiate de Paris, Regnier
de Montigny et Colin de Cayeux pouvaient indiquer à François
Villon des moyens de vivre et des relations rapides sur toutes les
grand'routes du royaume.


II

Les gens du moyen âge ont beaucoup vagabondé. Un grand nombre
de clercs allaient de ville en ville; ce leur était une manière
de vivre après qu'ils en eurent fait un prétexte à s'instruire.
Certains écoliers traversaient les frontières, passaient en
Espagne, en Italie, en Flandre, en Allemagne. Ils discutaient
solennellement avec les docteurs étrangers et les défiaient à des
joutes de connaissances. Ainsi ce singulier étudiant espagnol,
Fernand de Cordoue, qui vint à Paris vers le milieu du XVe siècle,
étonna les docteurs de Sorbonne par son érudition dans les langues
anciennes, l'hébreu, les langues vivantes et sa subtilité dans
les sciences, puis disparut et passa en Allemagne. On crut qu'il
avait fait un pacte avec le démon et qu'il usait de magie. Mais
la plupart du temps les clercs vagabonds et mendiants étaient
moins instruits. Dès le XIe siècle, ils se mirent à fréquenter
les grand'routes de France et d'Allemagne. Ceux qui allaient
d'abbaye en abbaye transportaient des rouleaux de parchemins où
les moines inscrivaient le nom du dernier mort de leur confrérie,
avec des pensées pieuses. Les clercs vagabonds qui avaient reçu
l'hospitalité d'un couvent étaient chargés d'annoncer ainsi la
mort d'un frère en religion aux moines des couvents du même
ordre. Ils payaient de ce prix l'hospitalité qu'on leur donnait.
C'étaient de sinistres messagers qui arrivaient dans les abbayes,
à la nuit tombante, avec le rouleau des morts. On ajoutait des
noms à la liste, et ils promettaient de prier pour les âmes
pendant leur route. Quelques-uns de ces rouleaux des morts ont
plus de vingt mètres de long, tant les clercs y avaient fait
inscrire de décès, tant ils avaient été hébergés dans les couvents
de tous les pays. On donna à ces vagabonds le nom de _goliards_,
qui fut très rapidement pris dans un mauvais sens. Déjà, au XIe
siècle et au XIIe, les goliards d'Allemagne composaient des
chansons en latin et en allemand. Un manuscrit les a conservées
sous le nom de _Carmina Burana_. Ce sont souvent de véritables
chansons de route, où les vagabonds se réjouissent du printemps,
des prairies vertes pleines de fleurs, et des auberges où on leur
donne du vin à boire. D'autres sont extrêmement licencieuses
et justifient pleinement le mépris où tomba le nom de goliard.
Au XVe siècle, la goliardise faisait perdre le privilège de
clerc, comme la bigamie ou l'exercice de certains métiers. Entre
1450 et 1460, lorsque Regnier de Montigny et Colin de Cayeux
se réclamèrent de la justice ecclésiastique, on leur opposa
au Parlement qu'ils étaient pipeurs et goliards. Les écoliers
errants répandirent partout leur mauvais renom. Dans une liste de
proverbes qui fut ajoutée à une des plus anciennes éditions de
Villon figure celui-ci: «Pire ne trouverez que escouliers.» Le
_Liber vagatorum_, qui parut d'abord à Bâle entre 1494 et 1499,
catalogue les goliards parmi les classes dangereuses. Ce _Liber
vagatorum_ n'est d'ailleurs que le développement d'une enquête sur
les vagabonds que le conseil de Bâle fit faire au commencement
du XVe siècle et qui fut insérée dans les annales de Johannes
Knebel en 1475. «La sixième classe, lit-on dans le _Liber
vagatorum_, est celle des _Kammesierer_. Ce sont des mendiants
ou jeunes écoliers, jeunes étudiants, qui ne suivent ni père,
ni mère, n'obéissent plus à leurs maîtres, tombent en apostasie
et fréquentent la mauvaise société. Ils sont fort instruits
dans l'art du vagabondage, par lequel ils boivent, gaspillent,
jouent, et perdent leur argent en débauches. Ils se font faire
de fausses tonsures, quoiqu'ils n'aient souvent pas reçu les
ordres et ne possèdent aucune lettre de confirmation.» La septième
classe est celle des _Vagierer_, qui sont aussi des mendiants,
et se disent écoliers voyageurs (_farnder Schuler_), maîtres de
magie et conjurateurs du diable. On reconnaît là le _Fahrender
scolasticus_, sous l'habit duquel Méphistophélès apparaît à Faust
dans le drame de Gœthe. Les clercs vagabonds étaient souvent
aussi ménétriers ou vielleurs, allaient jouer «par les festes
de menestrerie et portoient les poupetes». D'autres étaient
«pardonneurs», comme ceux dont parle Chaucer en Angleterre ou
«porteurs de bulles», comme ceux que cite Villon dans la _Ballade
de bonne doctrine_. Ils étaient faux pèlerins et montraient des
lettres attestant qu'ils revenaient de Rome ou de Saint-Jacques de
Compostelle, ou ils «contrefaisoient l'homme de guerre», portant
vouges, cranequins et plançons crêtelés à la ceinture.

En effet, les routes étaient infestées d'hommes armés. La guerre
de Cent ans avait désorganisé la société. A la fin du XIVe siècle,
certaines bandes, qui s'étaient formées avec les débris des
grandes compagnies, continuèrent à tenir le pays, «échellant»
les villes et les «appâtissant», vivant des provisions qu'ils
obtenaient par force des habitants du plat pays, détroussant ou
rançonnant les marchands. A l'ouest, la Normandie fut désolée par
une bande de criminels qu'on appelait Faux-Visages, parce qu'ils
portaient des masques. Ils arrêtaient les convois de marchands qui
circulaient de nouveau dans un pays à peu près pacifié. A l'est,
après la bataille de Saint-Jacques, les bandes des Écorcheurs se
rompirent et vécurent sur le pays autour de Dijon et de Mâcon. Il
y avait là de vieux routiers qui avaient fait campagne avec les
capitaines espagnols, comme Rodrigue de Villandrando et Salazar,
jusque sur les marches de Gascogne; des Écossais, des Lombards et
des Bretons, qui gardaient la terrible tradition de chefs tels que
Fortépice et Tempête. Ils errèrent entre Langres, Toul et Auxonne,
et passèrent souvent en Alsace. Les villes étaient si pleines de
terreur qu'elles refusaient même de recevoir les soldats réguliers
qui devaient les protéger contre ces invasions. Les Écorcheurs
avaient coutume de ravager en été les pays situés plus au sud,
et d'attaquer les villes du Dijonnais pendant le froid, afin d'y
hiverner. Ainsi, cette population errante des routes de France,
faite de mendiants, de faux clercs, de pillards et de traîneurs
d'armée, était prête à accueillir les gens qui fuyaient la
justice; et on comprend aisément que ces éléments variés aient
pu constituer une grande association criminelle qui tint le pays
pendant plus de sept ans, de 1453 à 1461, dont faisaient partie
presque tous les malfaiteurs de profession, et où François Villon
allait entrer pendant sa vie vagabonde.

A sa sortie de Paris, Villon erra d'abord dans les environs.
Il nous dit lui-même qu'il resta huit jours à Bourg-la-Reine,
où Perrot Girard, barbier juré, le nourrit de cochons gras.
L'abbesse de Pourras, c'est-à-dire du Port-Royal, comme l'a
fort judicieusement reconnu M. Longnon, assista à ces franches
repues. Les legs de Villon sont si satiriques, et la compagnie de
l'abbesse de Port-Royal si étrange, qu'on est tenté d'imaginer que
ces cochons gras furent pris la nuit dans le parc du bon Perrot
Girard et mangés dans l'abbaye à grande réjouissance.

On ne sait pas vers quelle province François Villon se dirigea
après avoir quitté Bourg-la-Reine. Mais précisément en juin 1455
on trouvait sur toutes les routes entre Lyon, Dijon, Auxonne,
Toul, Mâcon, Salins et Langres, des malfaiteurs qui appartenaient
à la compagnie de la Coquille. Il est hors de doute que Villon
entra en relation avec ces compagnons coquillards. Deux ballades
en jargon leur sont adressées. Regnier de Montigny faisait partie
de l'association. Jouant sur le nom de Colin de Cayeux, François
Villon écrit Colin l'Escailler, c'est-à-dire le Coquillart. C'est
dans la ballade où il donne comme exemple tragique la mort de
Regnier de Montigny et de Colin de Cayeux. Le jargon dans lequel
sont écrites les six ballades de Villon est le même que le jargon
des compagnons de la Coquille. Enfin, Jehan Rosay, Jehan le Sourd
de Tours, Petit-Jehan, tous trois coquillards, furent à Paris
ou à Poitiers compagnons de Regnier de Montigny et complices de
François Villon dans le vol du collège de Navarre en 1456. Quand
Villon quitta Paris, au mois de juin, il est probable que Regnier
de Montigny l'avait préparé à rencontrer ses amis de la Coquille.
Le poète dut gagner le Dijonnais; il parle dans ses poèmes de
Dijon et de Salins. On peut bien croire qu'il n'aurait pas connu
la petite ville de Salins s'il n'y avait passé. Les coquillards
fréquentaient Salins; mais leur capitale était alors Dijon.

C'est vers 1453 qu'arriva dans la ville de Dijon cette compagnie
de gens inconnus, oisifs et vagabonds. Ils firent bientôt
connaissance avec un carrier du duc de Bourgogne, Regnault
Daubourg, qui les conduisait dans la campagne. «Il étoit, dit un
témoin, le père conduiseur des coquillards ès foires et marchés de
Bourgogne», comme Villon avait été à Paris «la mère nourricière de
ceux qui n'avoient point d'argent». A Dijon, ils passaient leur
temps dans le bordel tenu par un sergent de la mairie, Jaquot
de la Mer. On ne savait de quoi ils vivaient. Ils allaient et
venaient dans la boutique d'un barbier, Perrenet le Fournier, où
ils jouaient aux dés, aux tables et aux marelles, après s'être
fait peigner et couper la barbe. Ils s'étaient liés aussi avec des
filles communes de Dijon, et certains en avaient amené avec eux
de Paris. Quand ils n'avaient plus d'argent, ils disparaissaient
pendant quinze jours, un mois ou six semaines. Revenant à Dijon,
ils étaient les uns à cheval, les autres à pied, «bien vestuz
et habilliez, bien garnis d'or et d'argent et recommencent à
mener avec aulcuns aultres qui les ont attenduz ou aultres qui
sont venuz de nouvel leurs jeux et dissolucions accoustumez».
Souvent ils se disputaient, ivres, dans la boutique du barbier.
Ils criaient: _Estoffe! ou je faugeray!_ et se donnaient des noms
extraordinaires qu'ils prononçaient à la manière des injures,
tels que _beffleurs_, _vendengeurs_, _planteurs_, _bazisseurs_,
_desbochilleurs_, _dessarqueurs_, _baladeurs_, _blancs coulons_,
_esteveurs_. Puis, furieux, ils se battaient à coups de dague.
Quelques-uns marchandaient chez les orfèvres des gobelets
d'argent, et on ne savait pour quel usage. D'autres négociaient
la vente de chevaux, sans oser sortir de l'hôtel de Jaquot de
la Mer. Le prix qu'ils en demandaient était si bas que les
acheteurs devinaient des chevaux volés. D'autres se promenaient
au bras de Jaquot de la Mer, jour et nuit, riant, chantant, et ne
faisant rien. Un cordelier apostat, nommé Johannes, achetait les
provisions pour ses compagnons à l'hôtel de Jaquot; et quand il
donnait un écu au boucher, il escroquait subtilement le change, et
reprenait trop de monnaie. Certains mettaient en gage de belles
robes et de riches manteaux, des anneaux à pierre et des chaînes
d'or. On s'apercevait bientôt que les chaînes étaient de cuivre
doré, aussi bien que les anneaux, et les pierreries fausses.
Enfin, sous prétexte de faire faire une targette à verrouiller,
ils avaient porté un patron en bois chez un maréchal, qui reconnut
aussitôt le modèle d'un crochet à ouvrir les serrures.

Cependant, la ville de Dijon ne paraissait plus sûre la nuit. Le
maire fit faire des rondes, et lui-même en commanda. Une nuit
Jaquot courut prévenir ses compagnons que le maire allait arriver.
Ils étaient douze environ qui jouaient dans son hôtel. Les
chandelles furent soufflées; ils sortirent doucement, gagnèrent
le quarroy de la rue des Petits-Champs et la boutique de Perrenet
le Fournier, où ils se couchèrent, immobiles, dans l'obscurité,
l'un çà, l'autre là, jusqu'à ce que le maire fût passé. Pourtant,
le maire avait été informé, ainsi que Jehan Rabustel, procureur
syndic de la vicomté mairie de Dijon, et on avait fait des
dénonciations précises. Le 1er octobre 1455, Jehan Rabustel
interrogea Regnault Daubourg, déjà détenu dans les prisons de
Dijon. Les réponses lui parurent si graves que deux jours après
il commença une information régulière contre les compagnons de
la Coquille. Il fit venir d'abord Perrenet le Fournier, qui
semblait connaître les noms de tous les malfaiteurs, leurs
habitudes et leurs projets. Ce barbier, qui avait reçu et caché
les coquillards pendant deux ans, faisait probablement partie
de la bande. Il laissait jouer chez lui à des jeux de fraude et
vendait aux compagnons des «dés d'advantaige et de forte cire»,
c'est-à-dire des dés pipés. Il recélait et recevait en gage des
vêtements et des faux bijoux. Enfin, il savait les noms de la
plupart des associés et il parlait leur jargon avec une science
rare. Perrenet le Fournier s'excusa d'abord sur ce qu'ayant appris
dans sa jeunesse quelques mots de «jargon ancien», et joué aux
dés, aux cartes et aux marelles, la vie des coquillards l'avait
intéressé. Puis il révéla les noms des principaux compagnons et
l'organisation de la bande; enfin, il dicta un vocabulaire de leur
langage. Il tenait tous les détails, disait-il, d'un coquillard du
nom de Jehanin Cornet, d'Arras.

Ainsi que l'association criminelle qui porte aujourd'hui en Italie
le nom de _Camorra_, la société de la Coquille était disposée
comme une corporation, et elle avait ses apprentis, ses maîtres
et son chef. Le nombre des affiliés, suivant Perrenet, était de
mille, et, d'après des documents de 1459, de cinq cents seulement.
Ils avaient un roi qui se nommait le Roi de la Coquille. Ceux qui
entraient dans la bande comme apprentis s'appelaient _gascâtres_.
Une fois instruits, ils devenaient _maîtres_; et quand ils étaient
«bien subtils en toutes les sciences, ou aucune d'icelles», on
les nommait _longs_. Car les coquillards avaient différentes
professions. Les _vendengeurs_ coupaient les bourses; les
_beffleurs_ escroquaient aux dés (_gourds_), aux cartes (_la
taquinade_), aux marelles (_Saint-Marry_ ou _Saint-Joyeux_),
au jeu de la courroie (_queue de chien_). Les _envoyeurs_ et
les _bazisseurs_ assassinaient. Les _desrocheurs_ dépouillaient
entièrement l'homme qu'ils volaient, et les _desbochilleurs_ ne
laissaient rien aux niais qui se laissaient entraîner à jouer avec
eux. Quand il s'agissait de vendre de faux bijoux ou des lingots
fraudés, chacun avait son rôle particulier. Le _dessarqueur_
allait examiner l'endroit et causer avec la dupe pour préparer
l'affaire. Le _baladeur_ venait parler à l'homme d'église ou
au paysan qu'on voulait tromper, et engager la négociation. Le
_confermeur de la balade_ était chargé d'affirmer l'honnêteté
de la vente et l'intégrité de la marchandise. Enfin, c'était
le _planteur_ qui apportait les fausses chaînes, les pierres
contrefaites ou les lingots. On appelait les bijoux falsifiés
des _plants_. Les _blancs coulons_ ou pigeons blancs allaient
coucher dans les hôtelleries avec les marchands de passage. Ils
les volaient, se volaient eux-mêmes et jetaient le butin par la
fenêtre aux _fourbes_ qui l'attendaient. Puis ils se lamentaient
et se plaignaient avec le marchand dérobé.

Pour le jargon des coquillards, il est de tous points semblable à
celui des ballades de François Villon. Ils appelaient la justice
_marine_ ou _roue_. Tromper la justice, c'était _blanchir la
marine_. L'homme qu'on décevait était _blanc_, _sire_, _dupe_ ou
_cornier_. Ils nommaient les sergents _gaffres_ et les prêtres
_ras_; le crochet à ouvrir les coffres était le _roi David_. Une
bourse, c'était une _feullouze_, et de l'argent de l'_aubert_ ou
du _caire_; le pain, _arton_, et le feu Saint-Antoine _rufle_.
Ils avaient donné au jour le nom de _torture_; et inversement la
torture, c'était le _jour_. L'un des témoins dit qu'on ne pourra
rien obtenir des accusés «senon à grand'force du jour». _Estoffe_
était la part du butin. Quand ils se criaient: _Estoffe! ou je
faugeray!_ cela signifiait: «Ma part, ou je dénoncerai!» Une robe
se nommait _jarte_; un cheval _galier_; l'_ance_ était l'oreille,
les _quilles_ les jambes, et la _serre_ la main. S'ils étaient
poursuivis par le guet, en faisant un crochet pour s'échapper,
ils disaient qu'ils _baillaient la cantonade_. Un homme résolu à
battre ceux qui voudraient l'arrêter était _ferme à la louche_[3]
(ferme à la main). Celui qui refusait de confesser ses crimes
quand on le mettait à la question était _ferme en la mauhe_[4]
(ferme en la bouche).

[Note 3: Dans le petit livre de jargon de Pechon de Ruby
(1596), _louche_ (cuiller) signifie main.]

[Note 4: _Mauhe_ (mohe, mowe, moe, moue), bouche, dans la
langue vulgaire du XVe siècle.]

Parmi les noms que dicta Perrenet le Fournier, on reconnaît des
Picards, des Gascons, des Provençaux, des Normands, des Savoyards,
des Bretons, des Espagnols et des Écossais, sans compter les
Bourguignons, qui sont en nombre supérieur. Ainsi on peut voir
que la société de la Coquille fut formée des débris de bandes
d'écorcheurs revenus de la bataille de Saint-Jacques et qui
vivaient sur le pays depuis 1445.

La bande avait ses recéleurs et ses fabricants de faux bijoux et
de faux lingots à Paris, bien qu'elle comptât plusieurs ouvriers
orfèvres comme Denisot Leclerc et Christophe Turgis. L'un d'eux
était Jaquet Legrant, âgé de cinquante-six ans, emprisonné cinq
fois depuis 1448 pour dorer des anneaux de cuivre. Ce Jaquet
Legrant avait deux filles de seize ou dix-sept ans, ce qui rendit
la justice indulgente. On trouva dans sa boutique un anneau de
cuivre doré avec une pierre vermeille, un grand nombre de «signets
et verges» en cuivre doré, et une chaîne de laiton qu'il se
préparait à dorer en même temps qu'un écu d'argent. Regnier de
Montigny connaissait fort la boutique de Jaquet Legrant, où il
devait aller souvent pour ses compagnons de la Coquille. Une nuit,
avec Nicolas de Launay, il vola dans l'église de Saint-Jean en
Grève un calice d'argent. Ils le mirent en pièces et apportèrent
le tout à Jaquet Legrant. Il y avait là 2 marcs 6 «esterlins»
d'argent que Jaquet leur prit à raison de 8 francs le marc.
D'ailleurs l'orfèvre avoua qu'il avait déjà acheté à Regnier de
Montigny 4 onces d'argent cassé, fondu, et qui provenait d'une
burette. On peut supposer que les coquillards apportèrent souvent
à Jaquet Legrant de l'argenterie fondue, en échange de laquelle
il leur donnait les faux anneaux à pierres contrefaites, et les
chaînes de cuivre doré, que les «planteurs» allaient vendre par
les villes et les campagnes.

Une compagnie comme celle des coquillards ne pouvait se développer
et se suffire que sur les grands chemins. Aussi passaient-ils de
province en province; ils volaient des chevaux à Salins et les
ramenaient à Dijon; Regnault Daubourg allait de Genève à Besançon
avec des tissus volés et trois livres de safran, passait à Mâcon
où il rencontrait un autre coquillard, Philippot de Marigny,
auquel il donnait rendez-vous à Dijon. Puis avec Dimanche le
Loup, dit Bar-sur-Aube, le cordelier Johannes et Jehanin Cornet,
d'Arras, ils préparaient un voyage en Lorraine pour «aller à
l'estève», «faire un coup de roi», et on les arrêtait à Toul.
Là, Regnault Daubourg se réclama de sa qualité de «pierrier»
du duc de Bourgogne; Johannes et Bar-sur-Aube s'échappèrent;
et Jehanin Cornet contrefit l'homme de guerre. Pour des bandes
ainsi organisées la grand'route était la liberté, puisqu'il n'y
avait ni surveillance, ni gendarmerie. Le danger n'était que dans
les villes où la police avait quelques rigueurs. La bande de la
Coquille comptait à peu près toutes les professions de malfaiteurs
qui se sont perpétuées jusqu'à notre société; mais elles ont sans
exception cette nuance particulière qu'elles s'exerçaient sur les
routes et non dans les cités. Les coquillards quittaient Dijon
pour se fournir d'argent: ils y revenaient pressurer les fillettes
du bordel, mener joyeuse vie, jouer aux marelles et aux dés. Voilà
pourquoi leur établissement à demeure dans la ville de Dijon
causa la perte de leur association. Dénoncés par un informateur,
Regnault Daubourg arrêté, Perrenet le Fournier ayant livré tous
les secrets, les coquillards furent très rapidement traqués. Avant
le 7 novembre 1455, le maire fit prendre Bar-sur-Aube, l'un des
chefs de la bande, qui était couché avec Philippot de Marigny à
l'hôtel du Veau, dans la rue Saint-Nicolas. Comme les sergents
saisissaient Philippot, il fouilla dans son sein et en tira des
objets qu'il cacha dans la paille au chevet du lit. C'étaient des
crochets de l'espèce que les coquillards appelaient «roi David
et roi Davyot». Malgré la torture Bar-sur-Aube ne voulut rien
avouer. Finalement, on le confronta avec Perrenet le Fournier,
et il reconnut presque toutes les charges qu'on avait assemblées
contre lui. Le 18 décembre 1455[5], trois coquillards furent
bouillis vivants dans une chaudière sur la place de Morimont, à
Dijon, comme faux-monnayeurs, et six autres traînés et pendus
aux fourches de la ville. Parmi ces derniers était Jaquot de la
Mer. Le procureur, Jehan Rabustel, ne se contenta pas de cette
exécution. Il nota de sa main les noms de plus de soixante-dix
affiliés de la Coquille et les signala aux justices des villes de
France. Ainsi Christophe Turgis fut emprisonné à Sens et interrogé
par commission rogatoire de Dijon. Plus tard, à mesure que Jehan
Rabustel reçut la nouvelle de l'exécution des criminels qu'il
avait dénoncés, il inscrivit en face de leurs noms leur mort et
le genre de supplice: _bouilli, pendu, jeté en un puits_, etc.,
suivant la coutume du royaume ou des provinces. Il y en eut de
suppliciés à Lyon, à Grenoble, à Amiens, à Avignon. Près du nom de
Regnier de Montigny figure la mention: _mort et pendu_. Pourtant
la procédure de 1455 ne paraît pas avoir détruit la société de
la Coquille. Certains malfaiteurs, Tassin et Andet de Durax, ne
furent pris et exécutés à Dijon même que dans les années 1456 et
1457. En juillet 1458, Jehan Rabustel demanda au maire de Dijon
un édit sévère contre plusieurs «compaignons incognuz qui sont
oyseulx, lesquels ne font que aler et venir parmi cestedite ville
par nuyt et par jour; et ne savent les aucuns que de jouer les
ungs aux dez, les autres à la paume et à plusieurs aultres jeux
et les aultres que de ruffianaige». Ces vagabonds se retiraient
aussi dans l'ancien bordel de Jaquot de la Mer. Ils avaient les
mêmes mœurs que les coquillards, et sans doute cette nouvelle
compagnie de 1458 n'était qu'une autre partie de la bande. En
effet, un document[6] conservé aux archives de Dijon montre que
les coquillards circulaient encore librement dans la ville et les
environs en juillet 1459. On disait que les clercs chantant au
chœur de la Sainte-Chapelle du duc de Bourgogne étaient affiliés
à la Coquille. Ils menaient une vie dissolue et se mêlaient aux
compagnons inconnus qui troublaient Dijon la nuit. Le 25 juillet
1459, une douzaine de ces clercs de la Sainte-Chapelle, étant en
gaîté, sortirent à dix heures du soir, affublés de draps blancs,
de «couvre-chiefz et autres desguisemens», prirent dans une
taverne un gros fagot de branches sèches qu'ils traînèrent par
la ville en criant et chantant. Près de la porte Saint-Pierre,
ils virent l'huis de l'hôtel d'un boulanger encore ouvert. Il y
avait une chandelle allumée dans l'ouvroir, et le valet tirait
de l'eau à un puits dans la rue. Les clercs crièrent au valet
d'aller se coucher et lui jetèrent une grosse pierre qui frappa
contre l'ouvroir et fit un tel bruit que le boulanger se leva et
sortit de son hôtel. Les clercs lui souhaitèrent «le maul soir».
Sur quoi le boulanger alla quérir un huissier d'armes du duc de
Bourgogne, échevin de Dijon, Ogier Nauldin, qui mit sa robe et
vint faire remontrance aux clercs de la chapelle. Ceux-ci lui
répondirent que s'il «ne se aloit couchier, ils lui bouteroient
le doigt en l'œil». Ogier Nauldin, jugeant que les clercs étaient
rebelles, rentra dans son hôtel et y prit un «bâton d'armes».
Puis il s'avança vers eux et demanda qui l'avait menacé. Ils lui
crièrent qu'on allait lui faire «le droit du jeu», lui ôter son
«bâton», et le lui faire manger par la pointe. Comme deux des
clercs l'attaquaient, l'huissier d'armes se débattit et essaya de
les saisir; mais il ne put en approcher et ils s'enfuirent dans
la nuit. Peu de jours après, Ogier Nauldin fut cité à comparaître
devant le doyen de Mâcon, accusé d'avoir violé les privilèges des
clercs de la Sainte-Chapelle. On a les éléments de sa défense dans
le mémoire qu'il fit établir; mais, sans doute, le chapitre de la
Sainte-Chapelle eut gain de cause. Toutefois, Ogier Nauldin prouva
que les clercs du chœur étaient affiliés aux coquillards, et que,
malgré l'exécution de 1455, la bande troublait encore la ville.
«_Item_ est vray que depuis environ quatre ans se sont mis sus
une grant compaignie de gens estrangiers qui se nomment en leur
jargon les Enfans de la Coquille, lesquels sont par ce royalme ou
nombre de cinq cens ou plus, qui vont de bonne ville à aultre et
commettent plusieurs larcins et sacrilèges, ainsi qu'il est assez
notoire. Pour obvier aux malices desquels et à fin d'empescher
leurs damnables entreprises, le Mayeur et ses eschevins ont
establi et mis sus de faire guet chacun soir de nuyt parmi les
quarrefours de la ville et par toute icelle assez tost après la
dite heure de huit heures sonnés et meismement tantost qu'il est
nuyt.» Ainsi la compagnie de la Coquille existait encore en 1459.
François Villon ne l'ignorait pas, car il entretint des relations
avec les deux bons coquillards Regnier de Montigny et Colin de
Cayeux jusqu'en 1460 au moins, et prit part avec eux à l'affaire
de Montpipeau, qui fit pendre Colin et emprisonner Villon à
Meung-sur-Loire. Ce n'est qu'après le mois de juillet 1461 qu'il
proposa ses amis en exemple aux enfants perdus. Peut-être qu'il
eut alors quelque regret d'avoir si longtemps vécu dans la
Coquille.

[Note 5: Date donnée par M. Joseph Garnier, archiviste de la
Côte-d'Or; mais il est impossible de retrouver les documents d'où
elle a été tirée.]

[Note 6: Cette pièce m'a été signalée par M. Bernard Prost, et
elle a été copiée par M. George Dottin, maître de conférences à la
Faculté des lettres de Dijon.]

Ces informations criminelles donnent une idée assez juste du genre
de vie que mena Villon depuis le mois de juin 1455 jusqu'au mois
de janvier 1456. Cependant ses protecteurs, à Paris, s'occupaient
de lui. Maître Guillaume de Villon et ses amis les procureurs
du Châtelet, Ambroise de Loré, peut-être le prévôt Robert
d'Estouteville, intercédèrent et payèrent à la chancellerie royale
pour avoir des lettres de rémission. Avec sa prudence habituelle,
François Villon fit présenter deux requêtes, sous deux noms
différents, à Paris et à Saint-Pourçain. La chancellerie délivra,
au mois de janvier 1456, deux lettres de rémission pour le meurtre
du prêtre Philippe Sermoise, aux noms de François des Loges, dit
de Villon, et de François de Montcorbier. La seconde relevait
Villon de la peine de bannissement prononcée contre lui par le
Parlement et le poète put regagner Paris. Il ne semble pas qu'il
ait changé de conduite pendant cette année. Le vagabondage et la
vie des coquillards avaient laissé en lui une forte impression. On
peut penser qu'il fréquenta beaucoup avec ses mauvais amis le Trou
Perrette, qui était une maison de jeu de paume ou un tripot, dans
la rue aux Fèves, en face de la Pomme de Pin. Il avait besoin de
beaucoup d'argent. Les gains faciles de la Coquille lui avaient
donné l'habitude de la dépense, et il s'était épris de Catherine
de Vaucelles, qui était insatiable. Il semble bien que cette
Catherine est la même que Rose, à qui Villon lègue une bourse de
soie pleine d'écus, «combien qu'elle ait assez monnoye». Mais il
est difficile de rien affirmer à cet égard. Il eut avec elle une
triste aventure, où il fut battu «comme la toile au ruisseau», et
on le railla publiquement, puisqu'on l'appelait partout «l'amant
remis et renyé». Cependant, à Noël 1456, lorsqu'il se plaint de
sa maîtresse, dont il a pris «en sa faveur les doux regards et
beaux semblants», mais qui lui a été «félonne et dure», il est
peu probable qu'il dise la vérité. Il invoque avec douleur celle
qui veut sa mort; il déclare qu'il va la fuir, n'ayant plus la
force de supporter ses feintes, et qu'il part pour Angers afin
de se séparer d'elle. Son voyage à Angers avait, comme on va le
voir, d'autres raisons; si bien qu'on est tenté d'admettre que la
cruelle amoureuse n'exista guère qu'à la façon de la Dame d'amour
dont se plaignaient si assidûment les poètes de ce temps. Villon
dessina cette figure avec des traits plus réalistes, comme il
convenait à son talent; mais il tint sans doute à employer un
procédé poétique dont s'étaient servis tous ses prédécesseurs,
dans cette satire du _Petit Testament_ où il essayait de railler
la manière d'Alain Chartier.

Au mois de décembre 1456, Villon errait à travers la cité avec
Colin de Cayeux. Ils passaient de la taverne de la Chaire au
Petit-Pont, à l'hôtellerie de la Mule, en face de l'église des
Mathurins. Ils soupaient au Trou de la Pomme de Pin, «le dos aux
rais, au feu la plante» car la Noël est «morte saison, où les
loups se vivent de vent», où les gens se tiennent cois, enfermés
et tisonnent l'âtre. On voyait avec eux maître Guy Tabarie, clerc,
qui avait copié le roman du _Pet-au-Diable_, Petit Jehan, un bon
crocheteur, aussi «maître de l'épée», Petit Thibaud, qui savait
forger des «rois David», et un religieux picard, dom Nicolas. Une
après-midi, Guy Tabarie rencontra Villon avec Colin, et Villon
lui dit d'acheter des provisions pour dîner, à la taverne de la
Mule. Là ils se retrouvèrent tous les six et dînèrent jusque vers
neuf heures du soir. Après le dîner, François Villon, Colin de
Cayeux et dom Nicolas adjurèrent Guy Tabarie de ne rien dire de ce
qu'il allait voir ou entendre, ce qu'il promit. Puis ils passèrent
tous dans la maison de maître Robert de Saint-Simon, en escaladant
un petit mur bas, où ils se dépouillèrent de leurs _gippons_,
c'est-à-dire de leurs tuniques à manches. Guy Tabarie resta pour
garder les vêtements et faire le guet. Les autres emportèrent
un râtelier de la maison de maître Robert, à l'aide duquel ils
franchirent le grand mur de la cour du collège de Navarre.
Il était dix heures quand ils disparurent sur la crête de la
muraille. Guy Tabarie les attendit jusqu'à minuit. Ils revinrent,
portant un sac de grosse toile et lui dirent qu'ils avaient
«gagné» 100 écus d'or, dont ils lui donnèrent 10 aussitôt afin
d'être sûrs de son silence. Après quoi ils le mirent à l'écart et
firent le partage entre eux; d'où Tabarie se douta qu'il y avait
plus de 100 écus. Enfin, ils le rappelèrent et lui dirent qu'il y
avait encore «2 écus de bon» dont ils pourraient bien tous dîner
le lendemain,--car Guy Tabarie, qui copiait les manuscrits, était
aussi l'intendant de bouche de la petite bande. Le jour suivant,
ils avouèrent à Tabarie que chacun d'eux avait eu pour sa part
100 écus d'or. Pour François Villon, il annonça presque aussitôt
à ses complices qu'il partait pour Angers. Il y avait, disait-il,
un oncle religieux dans une abbaye. Là il voulait se renseigner
sur «l'estat» d'un autre vieux moine qui devait avoir 500 ou 600
écus. Après avoir étudié l'affaire, il reviendrait en parler à
ses compagnons, et ils iraient tous à Angers pour «desbourser»
le moine. Ce mot «desbourser», dont se servait Villon, est l'un
de ceux qui figurent dans ses ballades en jargon. De sorte que la
petite bande parisienne «devoit quelque jour apprester toute son
artillerie pour destrousser quelque homme et ils n'attendoient
autre chose qu'ils peussent trouver quelque bon _plant_ pour
frapper dessus».

Il paraît bien que le départ de Villon pour Angers n'était pas
une fuite pour l'amour de Rose ou de Catherine de Vaucelles. Ce
sont là de belles raisons littéraires qu'il donna dans le _Petit
Testament_. Il ne dit pas plus vrai, quand il parle de ses vieux
habits, ses pauvres châssis tissus d'araignées, son encre gelée,
faute de feu, par la bise de décembre, ou quand il cherche à nous
attendrir:

    Fait au temps de la dicte date
    Par le bien renommé Villon,
    Qui ne mengue figue ni date.
    Sec et noir comme escouvillon,
    Il n'a tente ne pavillon
    Qu'il n'ait laissé à ses amis
    Et n'a mais qu'un peu de billon
    Qui sera tantost à fin mis.

Car il avait eu 100 écus d'or du petit sac de grosse toile volé
au collège de Navarre; 100 écus d'or étaient une somme importante
en 1456 et qui aurait suffi à lui assurer une vie aisée pendant
deux ou trois ans. Il voulut peut-être les mettre en sûreté, ou
il craignit les poursuites et laissa ses compagnons se tirer
d'affaire, ou il essaya véritablement de préparer un nouveau vol
à Angers. En effet, le 16 décembre 1456, un nommé Chevalier
appela au parlement du juge d'Angers, sous prétexte qu'il
avait été injustement emprisonné. A quoi le juge d'Angers fit
répondre «que, à Angiers, ont esté faiz puis naguères plusieurs
larrecins, pilleries et roberies... et fut sceu que avoient esté
fais par Jehan Doubte et Jehan Chevalier qui sont compaignons
vagabonds; et aprez information sur ce faitte, fut pris Doubte
et Chevalier se mit en franchise. Dit que les appelans estoient
cause de tous lesdicts larrecins et pilleries et recevoient en
leur hostel lesdicts larrecins et les robeurs et toutes gens de
mauvais gouvernement». Il serait peu étonnant que cette bande, qui
volait à Angers entre août et décembre 1456, se fût composée de
coquillards et que Villon eût été tenté de préparer des affaires
pour eux, puisqu'il en connaissait de bonnes dans le pays.

Il est certain que François Villon partit pour Angers à la fin de
l'année 1456. Avant de quitter Paris, il avait laissé à ses amis
un poème satirique, auquel il donnait le titre de _Lays_, où il
voyait le double sens de _Legs_, puisque c'était un testament. Le
poème eut beaucoup de succès aussitôt, et fut copié et répandu,
mais avec le titre nouveau de _Testament_, que Villon n'approuva
point. Il ne devait, d'ailleurs, rentrer à Paris qu'à la fin de
l'année 1461, avec le manuscrit du _Grand Testament_, qui fut
composé en province. Il craignait d'être poursuivi dans l'affaire
du collège de Navarre, et n'ignorait point qu'il avait été dénoncé
à l'officialité. On ne découvrit le vol qu'au mois de mars 1457.
La somme dérobée appartenait à la communauté des doyen, maîtres,
régents et écoliers de la Faculté de théologie, et elle avait été
placée dans un petit coffre de noyer, à trois serrures, enfermé
dans un grand coffre bandé de fer, à quatre serrures. Toutes ces
serrures avaient été crochetées. Voilà pourquoi les compagnons
mirent deux heures à leur vol. L'un des sergents qui assistèrent à
l'enquête fut Michault du Four, que Villon connaissait bien. Les
serruriers jurés firent un rapport très détaillé sur le crochetage
des serrures, furent d'avis qu'on y avait employé «crochets,
marteaux, ciseaux et truquoises» et que le vol remontait au moins
à deux ou trois mois. Mais on n'eut d'information sur les voleurs
que le 17 mai 1457. Ce fut par une déposition de Pierre Marchand,
prieur, curé à Paray-lez-Ablis, près de Chartres. Pierre Marchand,
de passage à Paris, se trouva déjeuner à la taverne de la Chaire,
au Petit-Pont, avec un autre prêtre et Guy Tabarie, qui sortait
des prisons de l'official. Pendant le déjeuner, comme Guy Tabarie
racontait qu'on l'avait accusé d'être crocheteur, le curé de Paray
essaya de le faire causer, ayant appris qu'on venait de voler
600 écus à un religieux des Augustins, frère Guillaume Coiffier.
Il feignit même de vouloir prendre part à un vol. Sur quoi Guy
Tabarie lui parla de Petit Thibault, qui savait fabriquer des
crochets, le mena à Notre-Dame et lui montra quatre ou cinq jeunes
compagnons qui y tenaient franchise, s'étant échappés des prisons
de l'évêque de Paris. Il lui désigna l'un d'eux «qui estoit petit
homme et jeune de vingt-six ans ou environ, lequel avoit longs
cheveux par derrière et lui dit que c'estoit le plus soutil de
toute la compaignie et le plus habile à crocheter et que rien ne
lui estoit impossible en tel cas». Les compagnons qui tenaient
franchise causèrent très bien avec le curé de Paray, qui les
laissa dans Notre-Dame. Ensuite Guy Tabarie, prenant confiance,
raconta au curé le vol du collège de Navarre, une entreprise à
Saint-Mathurin, où les chiens, aboyant de nuit, les avaient fait
enfuir, et l'affaire de Guillaume Coiffier. Enfin, il parla de
François Villon et du rapport qu'on attendait de lui pour aller à
Angers. Le curé de Paray fit bonne mine à Tabarie, mais alla le
dénoncer. Pourtant, on ne put l'arrêter qu'en juillet 1458, un an
après. Mis à la question de la courte-pointe et du petit tréteau,
Guy Tabarie reconnut tout, en présence des docteurs en décrets et
des licenciés en droit canon. Parmi ces derniers étaient François
de La Vacquerie et François Ferrebouc.

On ne sait quelle fut la condamnation de Guy Tabarie, ni les
poursuites que l'officialité ordonna contre ses complices. Mais
François Villon apprit la dénonciation. Il ne la pardonna pas à
Guy Tabarie, ni la procédure aux juges de l'official. Dans le
_Grand Testament_, il raille Guy Tabarie sur l'habitude qu'il
a de dire la vérité, Guy Tabarie, «qui est hom véritable»; il
lègue à François, promoteur de La Vacquerie, «un haut gorgerin
d'Écossois,» c'est-à-dire sans doute une corde de chanvre pour
le faire pendre; pour François Ferrebouc, il devait le retrouver
cinq ans après, en 1463, et se venger de lui plus sérieusement.
Ainsi Villon quittait Paris une seconde fois, en hiver, allant
vers l'Ouest, mais avec 100 écus d'or dans sa poche. C'était
sa véritable vie errante qui commençait. La fuite de 1455 n'en
avait été que la préparation. Il savait qu'on lui pardonnerait
bien difficilement un vol comme celui du collège de Navarre.
Il ne comptait plus sur Guillaume de Villon, ni sur les amis
de Mme Ambroise de Loré. L'exil dont il s'est plaint fut
volontaire, et il s'imposa son bannissement. Les coquillards
lui avaient enseigné toutes les façons de vivre sur la route. Il
espérait peut-être, dans les villes où il passerait, composer
quelque «farce, faincte ou moralité», qui lui donnerait un peu
d'argent. Enfin il avait l'intention de gagner les domaines de
la Loire pour faire un séjour à la cour de Charles d'Orléans
et probablement d'aller vivre auprès de Jean II de Bourbon qui
pourrait l'entretenir d'une pension. Car il devait savoir composer
sa figure, changer de manières pour se conformer à l'étiquette,
rire à ceux qui lui riaient, bouffonner pour gagner son pain et
recevoir les plaisanteries et les brocards à la table des grands,
pourvu qu'on lui donnât de l'hospitalité et de l'admiration pour
son extraordinaire talent de poète.


III

La partie de la vie de François Villon qui s'étend de janvier 1457
à octobre 1461 est encore très mal connue. On peut espérer que des
découvertes dans les archives de province, à Angers, à Bourges,
à Orléans, à Dijon, nous apprendront un jour comment il vécut et
où il alla. Il est impossible de déterminer s'il a visité Angers
ou s'il y a été mêlé à l'affaire criminelle qu'il projetait. Mais
il parcourut l'ouest de la France. C'est à Saint-Géneroux, dans
les Deux-Sèvres, ainsi que l'a reconnu M. Longnon, qu'il devint
l'ami de deux dames très belles et gentes qui lui apprirent à
parler poitevin et auxquelles il fait allusion bien discrètement
dans ses vers. Il passa par Saint-Julien-de-Vouventes, dans la
Loire-Inférieure. Sans doute remontant le cours de la Loire, il
arriva vers la fin de l'année 1457 dans un des châteaux du duc
d'Orléans. Charles d'Orléans avait alors soixante-six ans; mais
moralement il était encore plus âgé. Depuis Azincourt, pendant
vingt-cinq ans, il avait traîné en Angleterre une douloureuse
captivité. Rien n'avait pu l'en distraire que la composition de
poèmes charmants, doux et résignés. Il avait appris l'anglais
pour écrire des rondeaux d'une exquise fraîcheur, quoique les
critiques anglais pensent qu'il en fit seulement trois et que les
autres furent traduits par des poètes de ce temps. Dès l'âge de
quarante-trois ans, il fut infirme, avec quelque coquetterie, et
déclara qu'il abandonnait le dieu d'Amours. Étant vieux, grave,
estimé pour ses souffrances et la noblesse de son esprit, il
avait de par son état de prince du sang une situation haute et
imposante. Son cou était long, sa figure maigre et sèche avec
la bouche grande, le nez fin un peu retroussé et tout l'air de
son visage était austère et timide. En 1457, il devait être déjà
bien las, car il ne put plus écrire ni même signer à partir de
l'an 1463. Pourtant, l'année d'avant, en 1456, au conseil du roi,
il demandait une croisade, peut-être désireux d'aller mourir
en Terre Sainte. Toutes les semaines, le vendredi, il donnait
à dîner à treize pauvres et les servait lui-même. Il était
pieux et indulgent. Sa cour de Blois fut à la fois paisible et
brillante. Charles d'Orléans désirait de plus en plus ce royaume
de Nonchaloir, où il parut entrer enfin vers 1462. Le nonchaloir
est un peu ce que les stoïciens et les épicuriens appelaient
l'ataraxie. Le vieux duc voulait le calme moral, sans souci. Et il
ne prenait plaisir qu'à une société raffinée, artistique, qu'il
recevait à Blois et gardait le plus longtemps possible. Mais un
homme si grave ne pouvait supporter les élégants de la cour et les
minauderies des jeunes gens délicats.

Il raille les nouvelles modes, les pourpoints déchiquetés et
crevés, les souliers à longue pointe. Ce n'est pas là ce qu'il
demandait aux gens de goût avec lesquels il aimait à vivre. Il les
voulait surtout poètes, avec un esprit soudain qui leur permît
d'improviser une réponse à un problème d'amour. Les bouts-rimés
étaient en honneur, autant que les concours de ballades ou de
rondeaux où le premier vers était proposé à plusieurs poètes.
Charles d'Orléans correspondait ainsi avec Olivier de La Marche,
Meschinot, Jean de Lorraine, Jean de Bourbon, Jacques de la
Trémoille; Robertet vint à la cour de Blois; enfin il avait dans
sa maison Guiot, Philippe Pot, Boulainvilliers, Blosseville,
Fredet, Gilles des Ormes, Simonet Caillau et Jehan Caillau, qui
était son médecin. Entre ceux-là, il y avait comme des tournois
de poésie, auxquels le duc d'Orléans prenait part. Cependant il
jouait aux échecs, et la duchesse aux dames, aux marelles et au
glic, avec les officiers du duc. Les états de dépenses de la
maison d'Orléans pour ce temps montrent qu'il passa souvent à la
cour des ménestrels, que l'on traitait avec de l'argent. Charles
d'Orléans aimait les fêtes traditionnelles, même un peu libres.
Il fit faire des cadeaux aux enfants de chœur de Saint-Sauveur à
Blois, pour fêter l'évêque qu'ils nommaient par plaisanterie le
jour des Innocents. Les réjouissances de ces clercs du chœur de
Saint-Sauveur durent ressembler aux plaisirs un peu violents que
prenaient les clercs du chœur de la Sainte-Chapelle à Dijon. Le
duc d'Orléans fit aussi des cadeaux à l'évêque des Fous et au roi
que nommaient les pages le jour des Rois.

Comment François Villon fut-il reçu dans cette société? Il est
probable que Charles d'Orléans prit d'abord un grand plaisir à
une conversation qui devait être fort spirituelle. Le 14 décembre
1457 naquit sa fille Marie, et Villon composa pour elle un Dit.
Ce n'est pas un de ses bons poèmes; mais il y demande à la petite
princesse de donner au monde la paix. Le _Problème ou ballade au
nom de la Fortune_ fut écrit aussi sous l'influence de Charles
d'Orléans et composé probablement à la cour de Blois. Enfin il y
eut un concours de ballades entre plusieurs poètes de l'entourage
du duc. Le premier vers proposé était:

    Je meurs de soif auprès de la fontaine.

Robertet, Simonet Caillau et Charles d'Orléans composèrent leurs
ballades. Villon fit aussi la sienne. Elle est incontestablement
supérieure. A travers la contradiction qu'on lui imposait dans
chaque vers, il a montré le malheur de sa nature. «Je riz en
pleurs,» dit-il. Deux vers de cette ballade font croire que le
poète fut pensionné par Charles d'Orléans:

    Que fais-je plus? Quoy? Les gaiges ravoir,
    Bien recueully, debouté de chascun.

Mais les comptes de la maison d'Orléans qui sont conservés pour
cette période ne mentionnent pas de dépense en faveur de François
Villon. D'ailleurs l'amitié de Charles d'Orléans pour lui eut
peu de durée, si l'on en croit le témoignage d'un manuscrit des
poésies de Charles d'Orléans, le no 25.458 du fonds français à
la Bibliothèque Nationale. C'est un petit volume sur parchemin
composé de cahiers de huit feuilles, qui furent reliés ensemble
plus tard. Il a été étudié de près par M. Byvanck; et le savant
hollandais y a fait une importante découverte qu'il justifiera
dans la _Romania_. Ce petit manuscrit, très personnel à Charles
d'Orléans, contient deux poésies écrites de la main même de
François Villon. Voici comment on peut établir ce point. M.
Byvanck a remarqué que certaines poésies de ce manuscrit avaient
été transcrites de la main propre de Charles d'Orléans, et que
les ballades du concours _Je meurs de soif..._ sont chacune
d'une écriture différente et bien caractérisée. Au-dessus de ces
ballades un scribe a noté les noms des auteurs: Robertet, Caillau,
Villon, etc. On ne retrouve l'écriture de la ballade de Villon
qu'une autre fois dans le manuscrit: et c'est l'écriture du _Dit
de la naissance Marie_, qui est signé: «Votre povre escolier
Françoys». D'ailleurs l'orthographe de ces deux pièces est de tous
points conforme à celle de Villon, qu'on avait rétablie à l'aide
de la méthode critique. Tandis que les autres poètes écrivaient
_soif_, Villon note _seuf_, à la parisienne. Il orthographie _je
pourré_ pour _je pourrai_, _perdent_ pour _perdant_. Quand M.
Byvanck aura apporté l'ensemble de preuves philologiques qu'il
se propose de donner, le petit manuscrit 25.458 deviendra bien
célèbre. L'encre avec laquelle sont écrites les deux pièces est
la même aussi, différente des autres encres du manuscrit, qui
ont un ton plus noir. Elle est jaune, fine et pâle. En effet,
chacun portait alors son encrier à la ceinture, un galimart avec
les plumes et l'encre que l'on préférait. L'écriture est petite,
serrée, ronde et nette, peu gothique d'aspect et assez analogue
à celle de Rabelais dans la minuscule. Mais les grandes lettres
sont gothiques, quoique Villon en ait simplifié quelques-unes
par un procédé tout à fait personnel. Elles sont disposées en
colonne, avec soin, au début des vers, séparées par un blanc du
mot qu'elles commencent. On voit très bien que le poète avait la
grande habitude des acrostiches, et qu'il mettait les lettres
initiales de ses vers en lumière. Enfin il traçait au-dessus de
tous les _y_ un petit signe courbe très délicat.

Voici maintenant la conjecture que l'on peut faire, d'après ce
manuscrit, sur les relations de Charles d'Orléans et de François
Villon. Le _Dit de la naissance Marie_ est copié sur le premier
feuillet des cahiers reliés qui composent le manuscrit. Mais les
quatorze pages qui suivent sont restées en blanc. Peut-être que
le cahier avait été remis à Villon et que le poète fut paresseux
ou qu'il cessa de plaire à la cour. Rien ne peut être fixé à cet
égard. Toutefois, M. Byvanck a pu constater, au moyen de remarques
philologiques qu'il exposera tout au long, que Charles d'Orléans a
écrit de sa main, au recto de la page qui contient le poème sur la
_Naissance Marie_ et peu après, une réponse indirecte au _Dit_ de
Villon, où il demandait la paix.

    Chascun s'esbat au mieulx mentir
    Et voulentiers je l'apprendroye,
    Mais maint mal j'en voy advenir,
    Parquoy savoir ne le vouldroye...

       *       *       *       *       *

    Paix crie; Dieu la nous ottroye!
    C'est ung trésor qu'on doit chérir,
    Tous bien s'en peuvent ensuir,
    Si faulceté ne s'y employe.

On serait moins tenté d'appliquer ces vers à François Villon,
si l'on ne savait qu'il fut menteur en attitude et en action,
littérairement et avec ses compagnons. Il paraît peu douteux que
Charles d'Orléans ait esquissé son portrait dans ce rondeau,
qui fait nettement allusion aux deux premiers vers du _Grand
Testament_.

    En l'an de mon trentiesme aage,
    Que toutes mes hontes j'eus beues...

Voici la pièce du duc d'Orléans:

    Qui a toutes ses hontes beues,
    Il ne lui chault que l'on lui die.
    Il laisse passer mocquerie
    Devant ses yeulx, comme les nues.

    S'on le hue par my les rues,
    La teste hoche à chiere lie.
    Qui a toutes ses hontes beues,
    Il ne lui chault que l'on lui die.

    Truffes sont vers lui bien venues
    Quant gens rient, il faut qu'il rie
    Rougir on ne le feroit mie;
    Contenances n'a point perdues
    Qui a toutes ses hontes beues.

Ce portrait est grave et triste. On n'est point surpris que le
prince austère ait été choqué par la bouffonnerie forcée de
François Villon. Deux esprits si différents ne pouvaient guère
se comprendre ni s'aimer. Puis nous ne savons pas si Villon ne
provoqua pas la mésestime du duc d'Orléans.

Il ne put rester à Blois, bien qu'y ayant à la maison ducale «les
gages». Il se dirigea vers le Bourbonnais. Nous savons qu'il passa
à Saint-Satur, sous Sancerre, parce qu'il y releva une inscription
tombale très naïve, qu'il replaça dans le _Grand Testament_.
L'indication topographique, ainsi que l'a montré M. Longnon, est
rigoureusement exacte, puisque Saint-Satur est au pied de la
montagne où s'élève Sancerre. Puis il vint auprès du duc Jean
II de Bourbon, qui aimait les poètes, puisqu'il correspondait
avec Charles d'Orléans. Les comptes de la maison de Bourbon sont
malheureusement détruits, pour cette période. Nous y aurions
trouvé à coup sûr note de la pension que Villon reçut de Jean
II. La _Requête_ en vers que le poète lui adressa pour avoir de
l'argent montre bien que Villon en recevait habituellement. Mais
il ne resta pas à la cour de Bourbon. Il alla, comme l'a reconnu
M. Longnon, jusque dans le Dauphiné, à Roussillon, en dehors du
royaume de France. Et il revint, toujours errant, incertain, ne
sachant où se reposer. Dans l'été de 1461, il était prisonnier
depuis de longs mois à Meung-sur-Loire, dans les prisons de
l'évêque d'Orléans, Thibault d'Aussigny. Villon conseille aux
enfants perdus, dans sa ballade, d'éviter Montpipeau, où fut
compromis Colin de Cayeux. Montpipeau est une forteresse isolée,
à dix kilomètres au nord de Meung. Probablement les coquillards,
et François Villon avec eux, firent près de Montpipeau quelque
vol ou quelque meurtre. L'affaire devait être grave, car Villon
fut mis à l'oubliette, au pain et à l'eau, et enferré. Jamais
il ne pardonna à l'évêque d'Orléans. Il lui parut qu'on l'avait
traité d'horrible façon. Il prétendit avoir subi dans ce cachot
de Meung toutes les peines de sa vie. Il s'attendait à la prison
perpétuelle, et il maudissait Thibault d'Aussigny.

    Large ou estroit, moult me fut chiche.
    Tel lui soit Dieu qu'il m'a esté.

Mais Charles VII, heureusement pour Villon, mourut le 22 juillet
1461. Pour le droit de joyeux avènement, Louis XI donna des
lettres de rémission aux prisonniers des villes où il passa après
son sacre. Ainsi, à Reims, à Meaux, à Paris, à Bordeaux. Il
passa à Meung le 2 octobre 1461. Nous n'avons pas la lettre de
rémission qu'il accorda à François Villon. Elle nous aurait appris
la série de ses délits et son dernier crime. Parmi les notes que
le suppliant remit à la chancellerie royale, il dut indiquer
l'affaire du collège de Navarre, pour laquelle il eut rémission,
comme pour les autres. Villon ne se connaît plus de joie. Il
remercie Jésus:

    Loué soit-il, et Nostre-Dame,
    Et Loys, le bon roy de France!

Il allait pouvoir rentrer à Paris et reprendre sa chambre au
cloître Saint-Benoît. Pourtant il écrivit le _Grand Testament_
avant de revenir auprès de maître Guillaume de Villon. Beaucoup
des pièces qu'il y inséra avaient été composées depuis longtemps.
Mais divers indices montrent que, contrairement au témoignage
de son contemporain Éloy d'Amerval, ce n'est pas à Paris qu'il
termina son poème. Il croit d'abord que Robert d'Estouteville est
encore prévôt de Paris en 1461, quoique le roi Charles VII lui
eût retiré ses fonctions dès 1460, et que Louis XI eût confirmé
sa disgrâce. Il ne fut rétabli à la charge de prévôt qu'en 1465.
Villon parle aussi de la Maschecroüe, comme si elle était encore
vendeuse de volailles près de la porte du Grand Châtelet. M.
Longnon a retrouvé cette poulaillière dans les censiers du Temple.
Elle se nommait vraiment Machico, veuve d'Arnoul Machico, et au
moins depuis 1443 elle habitait cette maison de la Porte de Paris.
Sa réputation était ancienne. Mais, en 1461, la Machico était
morte, et sans doute depuis une année; sa maison était inhabitée,
et personne ne lui avait succédé dans son commerce. François
Villon l'ignorait aussi, et certes, s'il avait été à Paris, il
aurait souvent passé devant la Machico, à la porte du Grand
Châtelet.

Sa dernière captivité l'avait impressionné plus fortement. Il y
a dans le _Grand Testament_ de sérieuses préoccupations morales,
et la tentative évidente de composer un traité édifiant. Comme
il fallait nécessairement dans une œuvre de ce genre placer
l'invocation traditionnelle à Notre-Dame, François Villon inséra
dans le _Grand Testament_ la ballade qu'il fit pour sa mère. Il
parle à la sainte Vierge au nom de sa pauvre mère illettrée. Le
poème est admirable. Villon a su merveilleusement adapter ses
sentiments et leur expression. Là, comme ailleurs, il a fait œuvre
littéraire. On ne saurait demander tant de foi naïve à l'homme
qui avait écrit, pourtant dans un moment de haute sincérité, pour
éloigner ses amis du vol et du meurtre:

    Ce n'est pas ung jeu de trois mailles,
    Où va corps, et _peut-estre_ l'âme,

et qui terminait son œuvre, en parlant de sa propre mort, par cet
envoi:

    Prince, gent comme esmerillon,
    Sachez qu'il fist, au departir:
    Ung traict but de vin morillon,
    Quant de ce monde voult partir.

Enfin, après avoir terminé le _Grand Testament_, François Villon
rentra à Paris. On dut aussitôt copier et répandre son poème. Mais
Villon, ayant retrouvé le chapelain de Saint-Benoît, et sa chambre
au cloître, reprit son ancienne vie. Quoiqu'il eût «toutes ses
hontes bues», il ne s'était pas amendé. Ce petit homme sec, noir,
futé et prudent, ayant repris sa tonsure depuis que la justice
laïque l'avait fait entièrement raser, continuait à errer dans
la cité, et n'oubliait pas ses vieilles haines. La rancune est
son moindre défaut. M. Longnon a eu le bonheur de le retrouver en
novembre 1463.

François Villon vint visiter un soir, vers six heures, Robin
Dogis, à un hôtel où pendait l'enseigne du Chariot, dans la rue
des Parcheminiers. Il demanda à Robin Dogis de lui donner à
souper. Avec eux mangèrent Rogier Pichart et Hutin du Moustier,
qui fut plus tard sergent à verge au Châtelet. Pendant le souper,
ils convinrent tous qu'ils iraient passer la soirée dans la
chambre de maître François Villon. Vers sept ou huit heures
donc, ils quittèrent l'hôtel du Chariot, et s'en allèrent à
Saint-Benoît, par la rue Saint-Jacques. On ne sait si François
Villon conseilla à ses compagnons une mauvaise plaisanterie,
mais il y a tout lieu de le croire. Car ils s'arrêtèrent devant
la fenêtre de l'écritoire de maître François Ferrebourg (qui
est le même que le François Ferrebouc, licencié en droit canon,
examinateur dans l'affaire du collège de Navarre). Là, Rogier
Pichart se mit à railler les clercs de François Ferrebourg,
les insulta et cracha dans leur écritoire par la fenêtre. Les
clercs sortirent, la chandelle allumée au poing, criant: «Quels
paillards sont-ce là?» Et Rogier Pichart leur demanda s'ils
voulaient acheter des flûtes, entendant qu'il leur donnerait des
coups de bâton. Il y eut une bagarre. Les clercs saisirent Hutin
du Moustier et l'entraînèrent dans l'hôtel de Ferrebourg, tandis
qu'il hurlait: «Au meurtre! on me tue! je suis mort!» Les cris
firent sortir François Ferrebourg, qui heurta Robin Dogis, et
en reçut un coup de dague. Puis Robin laissa Ferrebourg à terre
et remonta la rue Saint-Jacques. Il retrouva Rogier Pichart
devant l'église Saint-Benoît. François Villon était rentré, et
Rogier s'était enfui, la rixe devenant sérieuse. Robin Dogis dit
à Rogier Pichart «qu'il estoit ung très mauvais paillart» et
rentra se coucher à l'hôtel du Chariot. Plus tard, Dogis, étant
sujet savoyard, obtint rémission pour l'entrée à Paris du duc de
Savoie. On voit bien que, dans cette affaire, Rogier Pichart fut
l'agresseur, et que François Villon disparut aussitôt qu'on se
battit. Dogis appela Pichart «paillard» pour l'avoir laissé seul
aux prises avec les clercs après avoir été la cause du tumulte.
Mais le véritable instigateur de l'injure dut être François
Villon. Il avait de la rancune contre François Ferrebourg, comme
il en avait contre François de La Vacquerie. Tous deux avaient
ordonné contre lui des poursuites pour le vol du collège de
Navarre. C'étaient des griefs que Villon n'oubliait pas. Ainsi il
ne reçut pas ses compagnons dans sa chambre de Saint-Benoît, après
la rixe. Il craignait probablement d'être encore une fois accusé.

Cette date de novembre 1463 est la dernière où l'on trouve la
preuve de l'existence de François Villon. Il nous dit, en 1461,
qu'il était malade, qu'il toussait. Peut-être qu'il mourut vers
l'année 1464. Le testament de maître Guillaume de Villon, dressé
en 1468, est malheureusement perdu. On y aurait eu des détails
sur François Villon, s'il était encore vivant. Suivant Rabelais,
il se serait retiré sur ses vieux jours à Saint-Maixent, en
Poitou; mais les autres anecdotes que conte Rabelais sur Villon
sont apocryphes, et il est difficile d'admettre que Rabelais
ait reçu celle-là par une tradition orale de Saint-Maixent. Il
est plus probable que François Villon mourut, encore jeune, à
Saint-Benoît-le-Bétourné. Si sa vie s'était prolongée bien au delà
de 1463, il aurait laissé d'autres œuvres pour la première édition
de ses poèmes en 1489.

Telle est donc la biographie de François Villon, encore imparfaite
sans doute et pleine de lacunes; mais elle permet de juger plus
sérieusement l'homme à côté de son œuvre. Il passa dans des
sociétés bien différentes, fut écolier de l'Université, ami des
procureurs, du prévôt de Paris et reçu chez sa femme, et mena une
vie paisible avec le chapelain de Saint-Benoît. En même temps,
il fréquentait les écoliers turbulents et les compagnons de la
Coquille. Devenu criminel, il sut pourtant se faire accueillir
chez Charles d'Orléans et Jean de Bourbon. Deux ans après qu'il
avait écrit une œuvre de repentir, il se faisait encore venger
par ses compagnons d'un souvenir rancunier de sa mauvaise vie. La
complication d'une pareille existence, la difficulté de composer
des attitudes pour ces différentes sociétés, le goût même pour une
mascarade continuelle, font voir que François Villon n'avait pas
l'âme naïve. Il posséda au plus haut point la belle expression
littéraire. C'était un grand poète. Dans un siècle où la force,
le pouvoir et le courage avaient seuls quelque valeur, il fut
petit, faible, lâche, il eut l'art du mensonge. S'il fut subtil
par perversité, c'est de sa perversité même que sont nés ses plus
beaux vers.



ROBERT LOUIS STEVENSON



ROBERT LOUIS STEVENSON


Je me souviens clairement de l'espèce d'émoi d'imagination où me
jeta le premier livre de Stevenson que je lus. C'était _Treasure
Island_. Je l'avais emporté pour un long voyage vers le Midi.
Ma lecture commença sous la lumière tremblotante d'une lampe de
chemin de fer. Les vitres du wagon se teignaient du rouge de
l'aurore méridionale quand je m'éveillai du rêve de mon livre,
comme Jim Hawkins, au glapissement du perroquet: «_Pieces of
eight! pieces of eight!_» J'avais devant les yeux John Silver,
_with a face as big as a ham--his eye a mere pinpoint in his big
face, but gleaming like a crumb of glass_. Je voyais le visage
bleu de Flint, râlant, ivre de rhum, à Savannah, par une journée
chaude, la fenêtre ouverte; la petite pièce ronde de papier,
découpée dans une Bible, noircie à la cendre, dans la paume
de Long John; la figure couleur de chandelle de l'homme à qui
manquaient deux doigts; la mèche de cheveux jaunes flottant au
vent de la mer sur le crâne d'Allardyce. J'entendais les deux
ahans de Silver plantant son couteau dans le dos de la première
victime; et le chant vibrant de la lame d'Israël Hands clouant
au mât l'épaule du petit Jim; et le tintement des chaînes des
pendus sur Execution Dock; et la voix mince, haute, tremblante,
aérienne et douce s'élevant parmi les arbres de l'île pour chanter
plaintivement: «_Darby M'Graw! Darby M'Graw!_»

Alors je connus que j'avais subi le pouvoir d'un nouveau créateur
de littérature et que mon esprit serait hanté désormais par des
images de couleur inconnue et des sons point encore entendus. Et
cependant ce trésor n'était pas plus attirant que les coffres d'or
du Capitaine Kidd; je connaissais le crâne cloué sur l'arbre dans
_The Gold Bug_; j'avais vu Blackbeard boire du rhum, comme le
Capitaine Flint, dans le récit d'Oexmelin; je retrouvais Ben Gunn,
changé en homme sauvage, comme Ayrton dans l'île Tabor; je me
souvenais de la mort de Falstaff, agonisant comme le vieux pirate,
et des paroles de Mrs. Quickly:

 _«A parted even just betwen twelve and one, e'en at the turning o'
 the tide; for after I saw him fumble with the sheets, and play with
 flowers, and smile upon his fingers' ends, I knew there was but one
 way; for his nose was as sharp as a pen and' a babbled of green
 fields.».... «They say, he cried out of sack.»--«Ay, that' a did.»_

J'avais entendu ce même ballottement des pendus noircis par le
hâle, dans la ballade de François Villon; et l'attaque de la
maison solitaire, au milieu de la nuit, me rappelait le conte
populaire, _The Hand of Glory_. «Tout est dit, depuis six mille
ans qu'il y a des hommes, et qui pensent.» Mais ceci était dit
avec un accent nouveau. Pourquoi, et quelle était l'essence de ce
pouvoir magique? C'est ce que je voudrais tâcher de montrer dans
ces quelques pages.

On pourrait caractériser la différence de l'ancien régime en
littérature et de nos temps modernes par le mouvement inverse du
style et de l'orthographe. Il nous paraît que tous les écrivains
du quinzième et du seizième siècle usaient d'une langue admirable,
alors qu'ils écrivaient les mots chacun à leur manière, sans se
soucier de leur forme. Aujourd'hui que les mots sont fixés et
rigides, vêtus de toutes leurs lettres, corrects et polis, dans
leur orthographe immuable, comme des invités de soirée, ils ont
perdu leur individualisme de couleur. Les gens s'habillaient
d'étoffes différentes: maintenant les mots, comme les gens, sont
habillés de noir. On ne les distingue plus beaucoup. Mais ils sont
tous correctement orthographiés. Les langues, comme les peuples,
parviennent à une organisation de société raffinée d'où on a banni
les bariolages indécents. Il n'en est pas autrement des histoires
ou des romans. L'orthographe de nos contes est parfaitement
régulière; nous les façonnons suivant des modèles exacts.

    _The actors are, it seems, the usual three,_

dit George Meredith. Il y a une _manière_ de raconter et de
décrire. L'humanité littéraire suit si volontiers les routes
tracées par les premiers découvreurs que la comédie n'a guère
changé depuis la «maquette» fabriquée par Ménandre, ni le roman
d'aventures depuis l'esquisse que Pétrone a dessinée. L'écrivain
qui rompt l'orthographe traditionnelle prouve véritablement sa
force créatrice. Or, il faut bien se résigner: on ne peut jamais
changer que l'orthographe des phrases et la direction des lignes.
Les idées et les faits restent les mêmes, comme le papier et
l'encre. Ce qui fait la gloire de Hans Holbein dans le dessin de
la famille de Thomas Morus, ce sont les courbes qu'il a imaginé
de faire décrire à son calame. La matière de la Beauté est restée
identique depuis le Chaos. Le poète et le peintre sont des
inventeurs de formes: ils se servent des idées communes et des
visages de tout le monde.

Prenez maintenant le livre de Robert Louis Stevenson. Qu'est-ce?
Une île, un trésor, des pirates. Qui raconte? Un enfant à qui
arriva l'aventure. Odysseus, Robinson Crusoe, Arthur Gordon Pym
ne s'en seraient pas tirés d'autre manière. Mais ici il y a un
entrecroisement de récits. Les mêmes faits sont exposés par deux
narrateurs--Jim Hawkins et le docteur Livesey. Robert Browning
avait déjà imaginé quelque chose de semblable dans _the Ring
and the Book_. Stevenson fait jouer en même temps le drame par
ses récitants; et au lieu de s'appesantir sur les mêmes détails
saisis par d'autres personnes, il ne nous présente que deux ou
trois points de vue différents. Puis l'obscurité est faite à
l'arrière-plan, pour nous donner l'incertitude du mystère. Nous ne
savons pas exactement ce qu'avait fait Billy Bones. Deux ou trois
touches de Silver suffisent pour nous inspirer le regret ardent
d'ignorer à jamais la vie de Captain Flint et de ses compagnons
de fortune. Qu'était-ce que la négresse de Long John, et dans
quelle auberge de quelle ville d'Orient retrouverons-nous, avec un
tablier de cuisinier, _the seafaring man with one leg_? L'art,
ici, consiste à ne point dire. J'ai eu une triste déception le
jour où j'ai lu dans Charles Johnson la vie de Captain Kidd:
j'aurais préféré ne la lire jamais. Je suis sûr de ne jamais
lire la vie de Captain Flint ou de Long John. Elles reposent,
informulées, dans le tombeau du Mont Pala, dans l'île d'Apia.

                        _And may I
    And all my pirates share the grave
    Where these and their creations lie!_

Ces espèces de silences du récit, qui sont peut-être ce qu'il y a
de plus passionnant dans les fragments du _Satiricon_, Stevenson
a su les employer avec une extraordinaire maîtrise. Ce qu'il ne
nous dit pas de la vie d'Alan Breck, de Secundra Dass, d'Olalla,
d'Attwater, nous attire plus que ce qu'il nous en dit. Il sait
faire surgir les personnages des ténèbres qu'il a créées autour
d'eux.

Mais pourquoi le récit même, en dehors de la composition, et des
coupures de silence qui y sont ménagées, a-t-il cette intensité
particulière qui ne vous permet pas de déposer un livre de
Stevenson quand vous l'avez pris en main? J'imagine que le
secret de ce pouvoir a été transmis de Daniel De Foe à Edgar Poe
et à Stevenson, et que Charles Dickens en a eu quelques lueurs
dans _Two Ghost Stories_. C'est essentiellement l'application
des moyens les plus simples et les plus réels aux sujets les
plus compliqués et les plus inexistants. Le récit minutieux de
l'apparition de Mrs. Veal, le compte rendu scrupuleux du cas de
M. Valdemar, l'analyse patiente de la faculté monstrueuse de
Dr. Jekyll, sont les exemples les plus frappants de ce procédé
littéraire. L'illusion de réalité naît de ce que les objets qu'on
nous présente sont ceux que nous voyons tous les jours, auxquels
nous sommes bien accoutumés; la puissance d'impression, de ce
que les rapports entre ces objets familiers sont soudainement
modifiés. Faites croiser à un homme l'index par-dessus le médius
et mettez une bille entre les extrémités des doigts croisés: il
en sentira deux, et sa surprise sera beaucoup plus grande que
lorsque M. Robert Houdin fait jaillir une omelette ou cinquante
mètres de ruban d'un chapeau préparé à l'avance. C'est que cet
homme connaît parfaitement ses deux doigts et la bille: il ne
doute donc point de la réalité de ce qu'il essaie. Mais les
rapports de ses sensations sont changés: voilà où il est touché
par l'extraordinaire. Ce qu'il y a de plus saisissant dans _The
Journal of the Plague_, ce ne sont ni les fosses prodigieuses
creusées dans les cimetières, ni les entassements de cadavres, ni
les portes marquées de croix rouges, ni les appels de cloche des
enterreurs des morts, ni les affres solitaires des fuyards, ni
même _the blazing star, of a faint dull, languid colour, and its
motion very heavy, solemn, and slow_. Mais l'épouvante est extrême
dans ce récit: le sellier, parmi le profond silence des rues,
entre dans la cour de la maison de poste. Un homme est au coin;
un autre à la fenêtre; un autre à la porte du bureau. Tous trois
regardent, au centre de la cour, une petite bourse de cuir, avec
deux clefs qui y pendent; personne _n'ose_ y toucher. Enfin l'un
d'eux se décide, saisit la bourse avec des pincettes rougies au
feu, et l'ayant brûlée fait tomber le contenu dans un seau plein
d'eau. _The money, as I remember_, dit De Foe, _was about thirteen
shillings, and some smooth groats and brass farthings_. Voilà
une pauvre aventure des rues--une bourse abandonnée--mais toutes
les conditions d'action sont modifiées, et aussitôt l'horreur de
la peste nous entoure. Deux des incidents les plus terrifiants
en littérature sont la découverte par Robinson de l'empreinte
d'un pied inconnu dans le sable de son île, et la stupeur de Dr.
Jekyll, reconnaissant, à son réveil, que sa propre main, étendue
sur le drap de son lit, est devenue la main velue de M. Hyde. Le
sentiment du mystère dans ces deux événements est insurmontable.
Et pourtant aucune force psychique n'y paraît intervenir: l'île
de Robinson est inhabitée--il ne devrait y avoir là d'empreinte
d'autre pied que du sien; le docteur Jekyll n'a pas au bout du
bras, dans l'ordre naturel des choses, la main velue de M. Hyde.
Ce sont de simples oppositions de fait.

Je voudrais en arriver maintenant à ce que cette faculté a
de spécial chez Stevenson. Si je ne me trompe, elle est plus
saisissante et plus magique chez lui que chez tous les autres. La
raison m'en paraît être dans le romantisme de son réalisme. Autant
vaudrait écrire que le réalisme de Stevenson est parfaitement
irréel, et que c'est pour cela qu'il est tout-puissant. Stevenson
n'a jamais regardé les choses qu'avec les yeux de son imagination.
Aucun homme n'a la figure comme un jambon; l'étincellement des
boutons d'argent d'Alan Breck, lorsqu'il saute sur le vaisseau
de David Balfour, est hautement improbable; la rigidité de la
ligne de lumière et de fumée des flammes de chandelles dans le
duel du _Master of Ballantrae_ ne pourrait s'obtenir dans une
chambre d'expériences; jamais la lèpre n'a ressemblé à la tache
de lichen que Keawe découvre sur sa chair; quelqu'un croira-t-il
que Cassilis, dans _the Pavilion on the Links_, ait pu voir luire
dans les prunelles d'un homme la clarté de la lune, _though he
was a good many yards distant_? Je ne parle point d'une erreur
que Stevenson avait reconnue lui-même, et par laquelle il fait
accomplir à Alison une chose impraticable: «_She spied the sword,
picked it up... and thrust it to the hilt into the frozen ground_».

Mais ce ne sont pas là, en vérité, des erreurs: ce sont des images
plus fortes que les images réelles. Nous avions trouvé chez bien
des écrivains le pouvoir de hausser la réalité par la couleur des
mots; je ne sais pas si on trouverait ailleurs des images qui,
sans l'aide des mots, sont plus violentes que les images réelles.
Ce sont des images romantiques, puisqu'elles sont destinées à
accroître l'éclat de l'action par le décor; ce sont des images
irréelles, puisqu'aucun œil humain ne saurait les voir dans le
monde que nous connaissons. Et cependant elles sont, à proprement
parler, la quintessence de la réalité.

En effet, ce qui reste en nous d'Alan Breck, de Keawe, de Thevenin
Pensete, de John Silver, c'est ce pourpoint aux boutons d'argent,
cette tache irrégulière de lichen, stigmate de la lèpre, ce crâne
chauve avec sa double touffe de cheveux rouges, cette face large
comme un jambon, avec les yeux scintillants comme des éclats de
verre. N'est-ce pas là ce qui les dénote dans notre mémoire? ce
qui leur donne cette vie factice qu'ont les êtres littéraires,
cette vie qui dépasse tellement en énergie la vie que nous
percevons avec nos yeux corporels qu'elle anime les personnes qui
nous entourent? Car l'agrément et l'intérêt que nous éprouvons
dans les autres est excité, la plupart du temps, par leur
degré de ressemblance avec ces êtres littéraires, par la teinte
romantique qui se répand sur eux. Nos contemporains existent avec
d'autant plus de force, nous apparaissent avec d'autant plus
d'individualité, que nous les attachons plus étroitement à ces
créations irréelles des temps anciens. Cette haleine littéraire
fait fleurir toutes nos affections en beauté. Nous vivons rarement
avec plaisir de notre vraie vie. Nous essayons presque toujours
de mourir d'une autre mort que de la nôtre. C'est une sorte de
convention héroïque qui donne de l'éclat à nos actions. Quand
Hamlet saute dans la tombe d'Ophélie, il songe à sa propre saga,
et s'écrie:

    _It is I, Hamlet the Dane!_

Et combien se sont enorgueillis de vivre de la vie d'Hamlet,
qui voulait vivre de la vie d'Hamlet le Danois. Souvenez-vous
de Peer Gynt, qui ne peut pas vivre de sa propre vie, et qui,
revenu dans son pays, vieux et inconnu, voit vendre à l'encan
les accessoires de sa propre légende. Nous devrions être
reconnaissants à Stevenson pour avoir élargi le cercle de ces
amis de l'irréel. Ceux qu'il nous a donnés sont stigmatisés si
vivement par son réalisme romantique que nous risquons fort de ne
jamais les rencontrer ici-bas. Souvent nous voyons Don Quichotte,
_de complexion recia, seco de carnes, enjuto de rostro_; ou Frère
Jean des Entommeures, _hault, maigre, bien fendu de gueulle, bien
advantaigé en nez_; ou le prince Hal, avec _a villainous trick
of his eye and a foolish hanging of his nether-lip_: tous traits
de visage et de corps que la nature a mis en réserve pour nous,
et qu'elle nous montrera souvent encore. La valeur imaginative
résulte du choix et de la couleur des mots, de la coupure de la
phrase, de leur appropriation au personnage qu'ils décrivent; et
cette combinaison artistique est si miraculeuse que ces traits
communs et fréquents dénotent pour l'éternité Don Quichotte, Frère
Jean, le Prince Hal: ils leur appartiennent, c'est à eux que nous
sommes obligés d'aller les demander.

Rien de pareil pour ceux que nous a créés Stevenson. Nous ne
pouvons modeler personne à leur image, parce qu'elle est trop
vive et trop singulière, ou qu'elle est liée au costume, à un jeu
de lumière, à un accessoire de théâtre, pourrait-on dire. Je me
souviens que lorsqu'on fit jouer ici la pièce de John Ford, _'T
is pity she's a whore_, nous supposâmes qu'il faudrait piquer sur
le poignard de Giovanni un vrai cœur sanglant. A la répétition,
l'acteur entra, brandissant au bout de sa dague un cœur de mouton
frais. Nous demeurâmes stupéfaits. Au delà de la rampe, sur la
scène, parmi les décors, rien ne ressemblait moins à un cœur
qu'un vrai cœur. Ce morceau de viande avait l'air d'une pièce de
boucherie, toute violette. Ce n'était point le cœur saignant de
la belle Annabella. Nous pensâmes alors que, puisqu'un vrai cœur
paraissait faux en scène, un faux cœur devait paraître vrai. On
fit le cœur d'Annabella avec un morceau de flanelle rouge. La
flanelle était découpée selon la forme qu'on voit sur les images
saintes. Le rouge était d'un éclat incomparable, tout à fait
différent de la couleur du sang. Quand nous vîmes paraître une
seconde fois Giovanni avec sa dague, nous eûmes tous un petit
frémissement d'angoisse, car c'était bien là, à n'en pas douter,
le cœur sanglant de la belle Annabella. Il me semble que les
personnages de Stevenson ont justement cette espèce de réalisme
irréel. La large figure luisante de Long John, la couleur blême du
crâne de Thevenin Pensete s'attachent à la mémoire de nos yeux en
vertu de leur irréalité même. Ce sont des fantômes de la vérité,
hallucinants comme de vrais fantômes. Notez en passant que les
traits de John Silver hallucinent Jim Hawkins, et que François
Villon est hanté par l'aspect de Thevenin Pensete.

J'ai essayé de montrer jusqu'ici comment la puissance de Stevenson
et de quelques autres résultait du contraste entre l'ordinaire
des moyens et l'extraordinaire de la chose signifiée; comment
le réalisme des moyens chez Stevenson a une vivacité spéciale;
comment cette vivacité naît de l'irréalité du réalisme de
Stevenson. Je voudrais aller encore un peu plus loin. Ces images
irréelles de Stevenson sont l'essence de ses livres. Comme le
fondeur de cire perdue coule le bronze autour du «noyau» d'argile,
Stevenson coule son histoire autour de l'image qu'il a créée.
La chose est très visible dans _The Sire de Malétroit's Door_.
Le conte n'est qu'un essai d'explication de cette vision: une
grosse porte de chêne, qui semble encastrée dans le mur, cède
au dos d'un homme qui s'y appuie, tourne silencieusement sur
des gonds huilés et l'enferme automatiquement dans des ténèbres
inconnues. C'est encore une porte qui hante d'abord l'imagination
de Stevenson au début de _Dr. Jekyll and Mr. Hyde_. Dans _The
Pavilion on the Links_, le seul intérêt du récit c'est le mystère
d'un pavillon fermé, solitaire au milieu des dunes, avec des
lumières errantes derrière ses volets clos. _The New Arabian
Nights_ sont construites autour de l'image d'un jeune homme, qui
entre la nuit dans un bar avec un plateau de tartes à la crème.
Les trois parties de _Will o' the Mill_ sont essentiellement
faites avec une file de poissons argentés qui descendent le
courant d'une rivière, une fenêtre éclairée dans la nuit bleue
(_one little oblong patch of orange_) et le profil d'une voiture,
_and above that a few black pine tops, like so many plumes_.
Le danger d'un tel procédé de composition, c'est que le récit
n'ait pas l'intensité de l'image. Dans _The Sire de Malétroit's
Door_, l'explication est fort au-dessous de la vision. Quant aux
tartes à la crème de _Suicide Club_, Stevenson a renoncé à dire
pourquoi elles étaient là. Les trois parties de _Will o' the
Mill_ sont juste à la hauteur de leurs images, qui semblent ainsi
être de véritables symboles. Enfin, dans les romans, _Kidnapped_,
_Treasure Island_, _The Master of Ballantrae_, etc., le récit est
incontestablement très supérieur à l'image, qui cependant a été
son point de départ.

Maintenant le créateur de tant de visions repose dans l'île
fortunée des mers australes.

    Ἐν νἠσοις μαϰαρῶν σἐ φασιν εἶναι

Hélas! nous ne verrons plus rien avec _his mind's eye_. Toutes
les belles fantasmagories qu'il avait encore en puissance
sommeillent dans un étroit tombeau polynésien, non loin d'une
frange étincelante d'écume: dernière imagination, peut-être aussi
irréelle, d'une vie douce et tragique. «_I do not see much chance
of our meeting in the flesh_», m'écrivait-il. C'était tristement
vrai. Il reste entouré pour moi d'une auréole de rêve. Et ces
quelques pages ne sont que l'essai d'explication que je me suis
donnée des rêves que m'inspirèrent les images de _Treasure Island_
par une radieuse nuit d'été.



GEORGE MEREDITH



GEORGE MEREDITH

I


Je sens bien qu'il faut présenter M. Meredith au public français,
et j'y trouve une grande difficulté. Les œuvres du comte Tolstoï
sont dans toutes les mains; les drames de Henrik Ibsen ont
été joués et acclamés à Paris; il est facile au lecteur de se
reporter à des traductions. Rien de pareil pour les livres de M.
Meredith. On ne les connaît point ici. Il y a sept ans, on ne
les connaissait point en Angleterre. J'entends que le public des
romans ne trouvait pas encore d'intérêt à ceux de George Meredith.
Mais les plus nobles écrivains anglais, Swinburne, Henley, Robert
Louis Stevenson, s'inclinaient dès longtemps devant lui avec
déférence. Car George Meredith publie depuis 1849, et on peut dire
que son premier chef-d'œuvre date de 1856.

Les raisons de l'indifférence de la masse à l'égard de tels livres
sont aisées à dire. Le langage de George Meredith est d'une
extrême difficulté, par suite de la complexité des idées qui se
pressent dans ses phrases. Toutes les nuances de sentiment,
toutes les antinomies d'esprit, toutes les constructions
d'imagination sont exprimées avec une richesse de métaphores qu'on
retrouverait seulement dans les œuvres de l'époque d'Élisabeth.
Ses personnages parlent une langue si individuelle qu'on reconnaît
le mode de la pensée française dans le babil de l'exquise Renée
(_Beauchamp's Career_), et la gauche lourdeur de la réflexion
allemande dans les balbutiements mignons de la petite princesse
Ottilia (_Harry Richmond_). Le mécanisme de l'intelligence est
si minutieusement étudié dans _One of our Conquerors_ que les
cinquante premières pages sont consacrées à nous énumérer toutes
les associations d'idées qui naissent dans la tête de M. Victor
Radnor à la vue d'une tache de boue sur son gilet blanc. Enfin,
et pour en venir à l'essence même de son œuvre, George Meredith a
traité les problèmes du radicalisme dans _Beauchamp's Career_, du
socialisme dans _The Tragic Comedians_ (l'histoire de Ferdinand de
Lassalle), de l'esprit révolutionnaire dans _Vittoria_, des années
d'apprentissage d'un jeune homme dans _Richard Feverel_ et _Harry
Richmond_; et dans _l'Égoïste_, qui est un livre unique au monde,
il a exploré le plus terrible mystère du cœur humain. Tout cela
était bien ardu pour des lecteurs accoutumés aux émotions plus
simples et plus faciles que leur donnaient les romans de Charles
Dickens et de George Éliot.

Comment donc M. Meredith a-t-il été accepté du public? D'abord,
par les efforts et les articles répétés de Swinburne, de Henley,
de Stevenson, et de beaucoup d'autres encore; ensuite, par la
force des conflits en jeu dans son œuvre, par la puissance
passionnelle de ses héros qui égalent les plus fortes créations
des poètes du XVIe siècle, par le charme pénétrant de ses femmes:
Rose Jocelyn, Lucy Desborough, Clara Middleton, «douces créatures
aux doux noms, écrit Stevenson, les filles de George Meredith»;
et surtout parce que la poussée d'un génie qui ne cesse de se
développer durant plus de trente ans à travers douze grands romans
et quatre volumes de poèmes doit être finalement irrésistible.


II

Tandis que le train m'emportait assez lentement vers Dorking, je
cherchais le mot caractéristique dans l'œuvre de George Meredith
et la tendance générale de ses livres. Et je me rappelai ce cri à
la fin des cinquante sonnets qui composent le poème de _l'Amour
moderne_:

    _More brain, o Lord, more brain!_

La femme n'a pas assez de cerveau. Elle ne peut pas comprendre
l'homme. Il faut qu'elle se hausse jusqu'à son intellectualisme.
Les cordes de la lyre sur laquelle jouait l'Amour ne rendent plus
qu'un son discordant.

Concevons une nouvelle corde «ajoutée dans la pensée»:
alors, l'harmonie sera rétablie, et l'amour pénétrera dans
l'intelligence; deviendra, en vérité, un bien commun à la femme et
à l'homme. Mais «le sens des femmes est encore tout mêlé de leurs
sens». Que la femme augmente son cerveau pour comprendre l'homme;
que l'homme augmente son cerveau pour comprendre la Nature. «Je
joue pour des saisons, non des éternités, dit la nature, souriant
sur son chemin... Vers sa rose mourante elle laisse tomber un
regard de tendresse et passe, à peine une lueur de souvenir dans
la prunelle... Car elle connaît très profondément les lois de la
croissance, elle dont les mains portent ici un sac de graines,
là une urne... Cette leçon de notre seule amie visible, ne
pouvons-nous pas l'apprendre à nos cœurs insensés?» Mais «nous
ne nous nourrissons pas des heures qui s'avancent et nos cœurs
désirent les jours enterrés». Nous résistons à la Nature parce que
nous ne la comprenons pas assez. _More brain, o Lord, more brain!_
L'activité exaltée du cerveau fera cesser l'éternel conflit,
l'incompréhension entre l'homme et la femme, entre les sociétés
factices et les passions de la nature.


III

Et l'homme que j'allais voir a exalté son activité cérébrale au
delà de toutes les limites humaines.

Près de Dorking, au pied de la colline de Box-Hill, en face
des prairies blondissantes de Surrey, semées d'arbres trapus,
mamelonnés, d'un doux vert d'émeraude, entre des ormes et des
frênes, la maison de George Meredith est nichée contre la pente
fertile du sol. Plus haut, sur le versant de la colline, après
des massifs de bleuets et de coquelicots, un cottage de bois,
à deux pièces seulement. C'est là que M. Meredith travaille.
Jadis, il y couchait. Il s'y enferme depuis dix heures du matin
jusqu'à six heures du soir. Il interdit, sous peine de son plus
sévère déplaisir, qu'on le dérange pendant cette période de la
journée. Même son fidèle Cole, son domestique, «le meilleur
de l'Angleterre», qui le sert depuis quatorze ans, n'oserait
affronter l'orage. S'il y a urgence, on communique de la maison
avec M. Meredith par une sonnerie électrique et un appareil
téléphonique.

Je fus d'abord frappé du résultat d'une telle surchauffe
cérébrale, quand je vis s'avancer M. Meredith, qui venait de
quitter la page commencée. M. Meredith est de haute taille; les
cheveux et la barbe sont gris; la figure droite, belle, imposante,
les yeux d'un bleu profond: mais ces yeux, pendant les premières
minutes où il me parla, étaient littéralement _ivres de pensée_.

En me conduisant vers sa cellule, M. Meredith me dit: «On prétend
que le cerveau se fatigue. N'en croyez rien. Le cerveau ne se
lasse jamais. C'est l'estomac qu'on surmène. Et moi, je suis né
avec un mauvais estomac», ajouta-t-il en souriant.

Dans le cabinet de travail, une grande baie vitrée s'ouvre sur les
larges pâturages et les bouquets de grands arbres bas du gras pays
de Surrey; une autre petite fenêtre donne sur un taillis noir de
pins qui gravissent la colline. C'est là qu'est la table où écrit
M. Meredith. «Le cerveau a besoin d'obscurité pour que les pensées
puissent jaillir et se mouvoir librement», m'a-t-il dit.

Il ne cessait de regarder un oiseau qui volait, infatigable,
çà et là, à travers le ciel. «Voyez-vous cet oiseau, me dit
M. Meredith, il m'intéresse extraordinairement; tout le jour,
il volète sans jamais se poser, sans jamais s'arrêter: nous
l'appelons _swift_ (martinet); et chaque fois que je le regarde,
je pense que son mouvement éternel est semblable au mouvement
inlassable de notre cerveau qui ne se pose et ne s'arrête jamais
(_just like the flitting of the brain_).»

Je ne sais comment je vins à parler de la vieille tour d'Utrecht,
dont la grosse cloche ne sonne qu'à la mort du roi.--«Et je ne
voudrais pas qu'elle sonnât même alors, s'écria M. Meredith. Je
hais le son des cloches (_loathe the bells_), avec leur rythme
persistant; à Bruges, je m'en souviens, elles m'empêchaient de
_penser_ pendant la nuit; oh! je les hais!».

A une intelligence si constamment tendue, on voit bien que les
figures et les voix doivent se présenter avec une intensité
hallucinatoire. Balzac annonçait à ses visiteurs la mort de Lucien
de Rubempré, les larmes aux yeux. M. Meredith a vécu dans son
cottage de bois avec tous les personnages qui sont sortis de son
imagination.

Parmi cette solitude de cloître, devant la petite fenêtre obscure,
il a écrit sous leur dictée. «Quand le père de Harry Richmond
est venu me trouver d'abord, m'a-t-il dit, quand j'ai entendu
la pompeuse parole de ce fils d'un duc de sang royal et d'une
actrice de dix-sept ans, je me souviens d'avoir ri aux éclats.»
(_I perfectly roared with laughter._) Puis, comme nous causions
de Renée dans _Beauchamp's Career_: «N'est-ce pas que c'était une
délicieuse créature? Je crois que je suis encore un peu amoureux
d'elle.» (_Was she not a sweet girl? I think I am a little in love
with her yet._)

Et c'est ici le lieu de fixer le caractère le plus étrange et le
plus frappant de la conversation de M. Meredith. Son langage est
semblable à celui de ses personnages qui traduisent en anglais
ce qu'ils ont pensé en italien, en allemand ou en français. On
éprouve vivement que M. Meredith traduit ce qu'il dit, et que ses
métaphores sont le résultat d'une transposition de signes. En
d'autres termes, de même que le calculateur Jacques Inaudi ne se
sert pas de chiffres pour son travail mental, mais de symboles qui
lui sont propres, M. Meredith ne pense ni en anglais, ni en aucune
langue connue: il pense en _meredith_. Et comme Inaudi transcrit
en chiffres le résultat de ses opérations, M. Meredith traduit en
paroles son mouvement cérébral, donnant ainsi le spectacle de la
fonction intellectuelle la plus prodigieuse de ce siècle.


IV

La substance de ce qu'il m'a dit? Comment pourrais-je la donner?
L'évolution du génie mène à un point où les paroles n'ont plus
pour celui qui les emploie le sens qu'on leur prête. Pour des
hommes tels que Tolstoï, Ibsen, Meredith, les mots _intelligence_,
_amour_, _nature_, enveloppent beaucoup plus d'idées que nous
ne saurions concevoir. La dernière simplicité de l'art et de la
philosophie dissimule un _nexus_ d'expériences et de méditations
que leur première simplicité ne soupçonnait pas. Renan, à la
fin de sa vie, se rencontre mélancoliquement avec un pauvre
Gavroche qui dit les mêmes choses, presque avec les mêmes mots.
M. Meredith m'a parlé de la leçon que donnait la nature à ceux
qui avaient appris à la voir, du conflit de l'homme avec la
femme qui ne comprend encore que «l'épiderme de la paume du
mâle», et de l'incessant vol du martinet à travers le ciel.
Invinciblement, je me souvenais des paroles d'Agur, fils d'Iaké,
au livre des _Proverbes_, et des choses qu'il déclare les plus
incompréhensibles et les plus merveilleuses: la trace de l'oiseau
dans l'air, et la trace de l'homme dans la vierge. Et je me
souvenais aussi de la préface que fit le vieil Hokusaï pour les
_Cent vues du Fousiyama_: «C'est à l'âge de soixante-treize ans
que j'ai compris à peu près la forme et la nature vraie des
oiseaux, des poissons et des plantes».

--La mort? m'a dit M. Meredith. J'ai assez vécu; je ne la crains
pas: ce n'est que l'autre côté de cette porte (_the inside and the
outside of the door_).

Et je garde dans les yeux l'image de la haute taille de George
Meredith, avec sa noble figure entourée de cheveux gris, tandis
que, debout sous la porte de sa maison fleurie, il suivait du
regard la voiture qui m'emmenait par la route verte de Box-Hill.



PLANGÔN ET BACCHIS



PLANGÔN ET BACCHIS

I


Voici l'aventure de _la Chaîne d'or_ telle qu'on la lit dans
Athénée, livre XIII, chapitre LXVI.

«Une célèbre hétaïre fut aussi Plangôn la Milésienne. Sa beauté
était si parfaite qu'un jeune homme de Kolophôn devint amoureux
d'elle, bien qu'il eût pour maîtresse la Samienne Bacchis. Il
la pressa de supplications. Mais Plangôn apprit la beauté de
Bacchis, et voulut détourner le jeune homme de cet amour. Comme
cela semblait impossible, elle exigea pour prix de sa faveur le
collier de Bacchis, qui était très célèbre. L'amant, enflammé,
jugea que Bacchis ne souffrirait pas de le voir périr. Et Bacchis
eut pitié de sa passion et lui donna le joyau. Alors Plangôn, émue
de voir que Bacchis n'était point jalouse, lui renvoya le collier
et reçut le jeune homme dans ses bras. Et à partir de ce temps
elles devinrent amies et choyèrent leur amant ensemble. Pleins
d'admiration, les Ioniens, ainsi que le dit Ménétôr dans le _Livre
des Offrandes_, donnèrent à Plangôn le nom de Pasiphilê. C'est
elle qu'Archiloque[7] a citée dans ces vers:

    Figuier des roches becqueté par les volées de corneilles,
    Charmante accueilleuse d'étrangers, Pasiphilê.

[Note 7: Cet Archiloque ne peut pas être le célèbre auteur des
_Iambes_, qui vivait au commencement du VIIe siècle--ou on doit
comprendre que les Ioniens du temps de Plangôn lui appliquèrent un
ancien distique.]

Plangôn était de Milet, son ami de Kolophôn, et Bacchis de Samos.
L'histoire du collier est une histoire d'Ionie. Ce furent les
Ioniens qui inventèrent le nom de Pasiphilê. L'Ionie est un pays
de merveilles. Tout notre trésor des contes a été pillé dans
Milet. C'était une cité entourée de pins odorants et remplie de
laine et de roses. Elle s'allongeait sur une des pointes de la
baie de Latmos, en face de l'embouchure du Méandre. Les petites
îles de Ladé, de Dromiskos et de Perné abritaient ses quatre
ports. Les Milésiens vivaient dans le même luxe que les Sybarites,
dont ils étaient les amis. Ils portaient des tuniques amorgines
transparentes, des robes de lin couleur de violette, de pourpre,
et de crocos, des sarapides blanches et rouges, des robes d'Égypte
qui avaient la nuance de l'hyacinthe, du feu et de la mer, et
des calasiris de Perse toutes semées de grains d'or. Leurs
couvertures, dit Théocrite, étaient plus molles que le sommeil.
C'était là que des pêcheurs avaient tiré dans leur filet, sur
la grève, le trépied d'or d'Apollon; là aussi que les vierges,
lasses de vivre, n'avaient cessé de se pendre jusqu'au jour où
les magistrats ordonnèrent de les enterrer nues, la cordelette
au cou; là encore que les femmes, au témoignage d'un scoliaste
de Lysistrata, usaient de spéciales débauches. Cité de voluptés,
d'étoffes précieuses, de fleurs, de courtisanes et de légendes!
Sa trace est effacée de la terre; de l'extrémité de Samos on ne
voit plus ses maisons peintes, et la baie même de Latmos a disparu
depuis que les alluvions ont changé le rivage.

Et comme la cité parfumée de l'odeur des roses et des pins, la
tendre histoire de Bacchis et de Plangôn aurait été effacée de la
terre si Théophile Gautier ne l'eût amoureusement recueillie. Il
la transplanta pour la faire refleurir; il précisa les contours
un peu frustes de ses personnages, et les éclaira de lumières
magnifiques et vivantes. Il supposa que Plangôn quitta les rives
fabuleuses de l'Ionie, comme Aspasie, qui, elle aussi, était née à
Milet; il en fit la contemporaine de Périklès et d'Alcibiade, un
si délicat admirateur de la beauté du corps qu'il brisa la flûte
de son maître de musique, Antigenidas, parce que la distorsion
de la bouche du joueur lui semblait peu gracieuse. Il donna au
jeune homme de Kolophôn le nom de Ctésias, et ne laissa sans
doute Bacchis dans son île de Samos que pour faire voguer vers
elle l'amant éploré sur la superbe trirème _l'Argo_. Il rendit le
sacrifice de Bacchis plus grave en nous disant que son collier
fameux était une grosse chaîne d'or, qui faisait toute sa fortune,
et il inspira au cœur de Plangôn une délicieuse émotion où sa
jalousie se fond pour consentir au partage de l'amour.

Nous savons peu de chose sur Plangôn de Milet. Timoklès la nomme,
déjà vieille, entre Nannion et Lykê. Anaxilas, un autre poète
comique, l'invective dans _Neottis_:

    Il faut voir, pour commencer, d'abord Plangôn;
    Semblable à la Chimère, elle incendie les barbares.
    Mais un seul chevalier lui a ôté la vie;
    Il a emporté tous ses meubles et a quitté sa maison.

L'aventure du chevalier n'est pas surprenante, si Plangôn l'avait
aimé. Seulement il ne faut pas croire Anaxilas. Il n'avait
aucune indulgence pour les hétaïres. A ses yeux, Sinôpê, c'est
l'Hydre; Gnathaina, la Peste; Phrynê, Kharybde; et Nannion,
Skylla; elles sont toutes bien vieilles, et semblent des «sirènes
épilées». Tenons-nous en plutôt au récit d'Athénée, où Plangôn
est charmante. Plangôn devait être son surnom. C'est ainsi qu'on
appelait des poupées de cire faites à l'image d'Aphrodite.

Il est plus aisé de deviner l'histoire de la Samienne Bacchis.
Elle était joueuse de flûte et elle avait été esclave de la grande
hétaïre Sinôpê. Affranchie et devenue riche, elle eut pour esclave
Pythioniké, qui devint hétaïre à son tour, et ruina l'opulent
Macédonien Harpale. Sinôpê tenait une espèce d'école d'hétaïres,
à la manière d'Aspasie. Elle était Thrace, et elle amena toutes
ces femmes qu'elle avait instruites d'Égine à Athènes. Voilà ce
que rapporte l'historien Théopompe dans une lettre qu'il écrivit
au roi Alexandre. Sinôpê avait deux filles. L'une, Gnathaina,
devint hétaïre aussi. L'autre (elle n'a pas laissé de nom) eut
une fillette, Gnathainion, à qui sa tante servit de marraine et
d'éducatrice. Il faut penser que Bacchis, tandis qu'elle était
l'esclave de Sinôpê, fut la compagne de Gnathaina. Cette Gnathaina
avait une grande réputation d'esprit. On a conservé beaucoup de
ses bons mots. Elle fut l'amie du poète comique Diphile, rival de
Ménandre et de Philémon. Ceci nous permet de fixer l'époque où
vécurent Bacchis et Plangôn. Elles durent se connaître et s'aimer
vers la fin du IVe siècle avant Jésus-Christ. On ne put conter
leur histoire dans les soupers du temps de Périklès, et Alcibiade
ne les vit point: elles naquirent seulement cent ans après.

Les histoires des courtisanes sont toutes pleines d'anecdotes sur
Gnathaina. Car les courtisanes d'Athènes ont eu leurs poètes,
leurs historiens et leurs peintres. D'abord elles donnèrent
leur nom à des comédies: _Koriannô_, de Phérécrate; _Thaïs_ et
_Phanion_, de Ménandre; _Opora_, d'Alexis. Ensuite Machon, de
Sicyone, qui vécut à Alexandrie, composa sur elles des contes en
vers. Machon fit jouer des pièces et fut le maître du grammairien
Aristophane de Byzance. Ce grammairien, qui rythma les arguments
des comédies de son grand homonyme, reçut sans doute de Machon
l'idée d'écrire une histoire des hétaïres. Il recueillit les vies
de cent trente-cinq d'entre elles; mais Apollodore, Ammônios,
Antiphane et Gorgias en ont nommé davantage et on assure qu'ils
en oublièrent. Aristophane de Byzance négligea de mentionner
une fille qu'on appelait Paroinos, et qui buvait immodérément;
Euphrosynê, dont le père était foulon; Theokleia la Corneille
et Synoris la Lanterne, et la Grande, et Mouron, et le Petit
Miracle, et Silence, et la Mèche, et la Lampe, et Torchon. Dans
le livre d'Apollodore, on trouve que deux sœurs, Stagônion et
Anthis, étaient connues sous le nom de «loches», parce qu'elles
étaient blanches, minces, et qu'elles avaient de grands yeux.
Antiphane nous apprend que Nannion était surnommée «Avant-scène»
parce qu'elle portait des robes magnifiques et des bijoux
splendides, mais qu'elle était laide quand elle se déshabillait.
Un autre de leurs historiens n'a laissé que son nom: Kallistratos.
Lyncée de Samos collectionna leurs traits d'esprit; il parle de
Kalliction, qu'on appelait «la pauvre Hélène», et de Leontion, qui
fut la maîtresse d'Épicure. Les peintres des courtisanes furent
Pausanias, Aristide et Nicophanês. La plupart de leurs tableaux
étaient dans la galerie de Sicyone, où les vit le voyageur
Polémôn. Sicyone était une cité de peintres, au milieu d'une terre
boisée, fertile et charmante, sur la mer Corinthienne, entourée de
champs de courges et de pavots. Sitôt que les hétaïres se furent
établies à Corinthe, leur légende dut venir se fixer près des
lourdes fleurs du sommeil. Plus tard, Machon en reçut les derniers
échos, et les porta jusque dans Alexandrie. Et ce sont les
_Chries_ de Machon de Sicyone qui nous donnent la juste impression
des courtisanes grecques.

Machon n'était pas un poète de talent. On se demande comment il
put même réussir à nouer des intrigues de comédie. Ses vers sont
fort loin d'égaler des pièces du même genre qui abondèrent en
France et en Angleterre au siècle dernier. Mais ils ressemblent
plutôt aux poésies un peu grossières de notre moyen âge: le
recueil des _Repues franches_ en donnerait une assez bonne idée.
Il faut avouer que les contes de Machon ne sont point délicats.
Les plaisanteries y sont remplies d'équivoques et les quolibets
des halles sont bien au-dessus de la bassesse d'une conversation
entre Lamia et Démétrios de Phalère. Machon a choisi pour héroïne
Gnathaina. C'est à elle qu'il attribue presque tous les mots
qu'on trouvait spirituels. Ce sont, en général, des injures
de filles. Il paraît que Diphile ne pouvait se passer de la
société de Gnathaina, et de son côté elle semble avoir eu quelque
sentiment pour lui. Les jours d'insuccès au théâtre, Diphile
courait se faire consoler chez son amie. Mais, à en juger par
les récits de Machon, elle ne lui apprenait pas la poésie, comme
Aspasie avait enseigné la rhétorique à Périklès. Gnathaina,
élevée avec l'esclave de sa mère, dut avoir sur Bacchis quelque
influence. Nous devons donc nous résigner à voir dans Bacchis
de Samos une femme un peu vulgaire. Ce n'est pas pour déprécier
sa bonté. Au contraire, elle dut se sacrifier franchement à
Plangôn comme une brave fille qui a le cœur sur la main. Mais on
aurait tort d'évoquer, pour l'histoire de la Poupée et de cette
joueuse de flûte, les noms d'Aspasie, de Phryné ou de Laïs. Il
est vrai que ces grands noms sont bien enveloppés de fictions.
Nous ne saurions oublier qu'elles furent les amies de Périklès,
d'Hypéride, d'Aristippe, de Diogène et de Démosthène. Pourtant,
à en croire Aristophane, la savante Aspasie entretenait dans sa
maison non pas des hétaïres, mais des filles de condition plus
vile, qu'il appelle _pornaï_. Épikratès, dans son _Anti-Laïs_,
montrait une vieille courtisane devenue oisive et aimant à boire.
Phryné fut vieille aussi, avec Plangôn et Gnathaina, au témoignage
de Timoklès. Ce ne sont pas là des images gracieuses. Mais il
est bien difficile d'avoir quelque certitude sur tout cela. En
effet, un scoliaste du _Plutus_ et Athénée (XIII, LV) sont en
contradiction avec Épikratès. Ils content la mort tragique
de Laïs, encore jeune et belle. Laïs était née à Hykkares, en
Sicile. Les uns disent qu'elle y fut prise, âgée de sept ans,
pendant l'expédition de Nikias, et qu'un Corinthien l'acheta
pour l'envoyer à sa femme; d'autres, que sa mère Timandre fut
donnée au poète dithyrambique Philoxène par Denis le Tyran, vint
à Corinthe avec Philoxène et y fut célèbre, mais que Laïs devint
plus fameuse qu'elle. On connaît d'ailleurs la vie de Laïs à
Corinthe. Mais elle s'éprit d'un certain Euryloque, Aristonikos
(ou Pausanias) et le suivit en Thessalie. D'autres Thessaliens
devinrent amoureux d'elle: ils arrosaient de vin les marches de
sa porte. Les femmes thessaliennes, jalouses, s'indignèrent. Le
jour de la fête d'Aphrodite, où les hommes n'ont point accès
au temple, elles se ruèrent sur Laïs et l'écrasèrent avec les
escabeaux en bois du sanctuaire. Ainsi fut tuée, devant sa déesse,
Laïs qui avait introduit à Corinthe le service des hiérodoules,
esclaves sacrées d'Aphrodite. On voit combien toutes ces aventures
des courtisanes sont contradictoires et vagues. Il est malaisé
de dégager nettement leur personnalité parmi tant de confusion.
Cependant, les récits de Machon doivent peindre assez exactement
le genre de vie et l'esprit des femmes qui entouraient Gnathaina.
Et nous ne risquons guère de nous tromper en pensant que Plangôn
et Bacchis n'étaient point très différentes. C'étaient de jolies
filles grossières, aux élans généreux, un peu bestiales, sans
doute, comme d'autres qui vivaient dans le même temps, Kallistô la
Truie, Nikô la Chèvre, et Hippê la Jument.


II

Si Bacchis et Plangôn n'eurent pas l'esprit relevé, elles furent
du moins capables d'abnégation et de tendresse. Elles en avaient
eu de grands exemples. L'hétaïre Leaina, qui fut amoureuse
d'Harmôdios, se laissa mettre à la torture par les bourreaux
d'Hippias, et se coupa la langue, dit-on, afin de ne pas déclarer
le nom de son amant parmi ses cris de douleur. Mais il y a une
femme mieux connue et dont l'histoire fait songer davantage à
celle des deux hétaïres de Samos et de Milet. C'est Théodota, qui
fut l'amie d'Alcibiade. Théodota était Athénienne, et elle connut
Socrate. Xénophon nous fait là-dessus, dans les _Mémorables_, un
précieux récit où il montre très bien ce qu'était une courtisane
grecque de son temps. Quoique Plangôn et Bacchis aient vécu
plus tard, elles ne durent pas être différentes. Le portrait de
Théodota nous servira pour nous les représenter.

Ainsi qu'on l'a vu, la fille d'une hétaïre devenait souvent
courtisane elle-même, aussi bien que les jeunes esclaves de la
maison. Il y avait là une sorte de tradition qui dura près d'un
siècle. L'origine de leurs mœurs était presque divine, et le
souvenir religieux les maintint dans une caste assez uniforme.
Diverses traditions prétendent que ce fut Solon qui les fit
venir à Athènes. Mais auparavant elles se consacraient au
service d'Aphrodite dans les cités ioniennes. On avait élevé
des temples d'Aphrodite Hétaïre à Magnésie, à Abydos, à Milet,
à Éphèse, et on y célébrait annuellement sa fête. En Grèce, ces
fonctions sacrées furent établies d'abord à Corinthe où les
hétaïres hiérodoules étaient des esclaves affranchies qui se
vouaient au culte de la déesse. Voilà d'où vint sans doute la
grande renommée des courtisanes corinthiennes. Quant à l'aspect
religieux que les hétaïres conservèrent si longtemps, il devait
être extrêmement ancien. Pythagore, qui fut l'initiateur d'un
dogme, semble avoir admiré, dès le VIe siècle, les hiérodoules
de Samos, où on adorait Aphrodite sous deux noms, «l'Aphrodite
des roseaux» et «l'Aphrodite des marécages». En effet, lorsqu'il
fit à ses disciples le récit de ses métamorphoses passées, il
prétendit qu'il avait été d'abord Euphorbe, puis Pyrandre, ensuite
Kalliklée, mais que, dans sa quatrième vie, il était apparu
sous la forme d'une courtisane au beau visage, nommée Alké. Ces
souvenirs sacrés donnèrent aux hétaïres un privilège qu'elles
se transmettaient de mère en fille, d'éducatrice en esclave;
et, à part les grandes amoureuses qui allumèrent les guerres
ou qui troublèrent la République, il faut s'attendre à trouver
chez la plupart d'entre elles les mêmes traits de caractère.
Or, la manière dont Bacchis vécut avec Plangôn et son amant de
Kolophôn ressemble tout à fait à la vie que mena Théodota auprès
d'Alcibiade et de Timandre.

Alcibiade eut toujours infiniment de goût pour les courtisanes.
Le fameux rapt que firent les gens de Mégare de deux filles qui
appartenaient à Aspasie n'était qu'une vengeance dont Alcibiade
était la cause. Il avait fait enlever une courtisane de
Mégare, nommée Simaitha. Mais il ne la garda pas longtemps. Au
contraire, la Sicilienne Timandre, mère de Laïs, ne le quitta
plus, dès qu'il l'eut aimée. Une note très brève nous apprend
qu'Alcibiade emmenait toujours avec lui Timandre et Théodota.
Elles acceptèrent, comme Plangôn et Bacchis, un amour en commun.
L'Athénienne et la Sicilienne sacrifièrent toute jalousie à
leur amant. Mais la fin de leur histoire fut plus tragique que
celle de la Milésienne et de la fille de Samos. Après la prise
d'Athènes par Lysandre, Alcibiade, redoutant le gouvernement des
Trente, se réfugia en Phrygie, où il se logea dans une maison du
petit bourg de Mélissa. Il y vivait paisiblement entre Timandre
et Théodota. Cependant, Lysandre obtint de Pharnabase, satrape
de Phrygie, la promesse qu'il ferait tuer Alcibiade. Une nuit,
des soldats barbares cernèrent la maison. Alcibiade rêvait, dans
les bras de Timandre, qu'elle venait de lui passer une robe de
femme, et qu'elle le coiffait et le fardait. Puis une odeur
de fumée âcre l'éveilla. Les barbares avaient mis le feu aux
quatre coins des murs. Alcibiade, à moitié nu, roula son manteau
autour de son bras gauche, et se rua au milieu des assaillants,
l'épée au poing. Ils n'osèrent approcher et l'abattirent à coups
de flèche. Le corps gisait devant la maison fumante. Timandre
et Théodota le soulevèrent, le lavèrent, le roulèrent dans un
linceul et l'ensevelirent de leurs mains. Plutarque attribue cette
action à Timandre; Athénée à Théodota; c'est la preuve qu'elles
l'accomplirent toutes deux. Elles restèrent unies pour honorer
leur amant mort. Il était dangereux de donner la sépulture à ceux
qui étaient tués par ordre politique. Ces deux simples filles
bravèrent le danger. On s'imagine volontiers qu'après de longues
années d'amour le jeune homme de Kolophôn fut couché dans son
sarcophage entre les corps aimés de sa chère Bacchis et de sa
chère Plangôn. Il n'y eut rien pour interrompre leur félicité
jusqu'au jour où la Moïre les réclama. Tel ne fut pas le sort
d'Alcibiade. Des mains tendres et chéries l'allongèrent seul dans
sa tombe à Mélissa, et on ne sait ce que devinrent Timandre et
Théodota. Une statue en marbre de Paros marquait encore, au temps
d'Athénée, dans l'humble bourg de Phrygie, leur œuvre de pieux
dévouement et d'amour sans jalousie.

Or, cette Théodota, dont le dévouement passa la mort d'Alcibiade,
n'était pas une fille d'intelligence ou d'esprit. Athénée dit
que la forme de sa gorge était parfaite. Xénophon, qui l'avait
vue, ne la décrit point, mais assure que sa beauté excédait toute
expression, et que les peintres venaient la supplier de leur
servir de modèle. C'est ainsi que la curiosité de Socrate fut
excitée. Il voulut la voir. Il la trouva qui posait justement
devant un peintre. Sa mère était assise près d'elle, fort
convenablement habillée par ses soins, et il y avait de jolies
servantes dans la chambre. La pauvre fille répondit à Socrate
avec beaucoup de simplicité. Il lui demanda si elle avait des
champs, des revenus, ou des ouvrières. Théodota, surprise, dit que
non. Alors Socrate la pria de lui expliquer de quoi elle payait
son train de maison. «Quand je trouve un ami,» dit bonnement
Théodota, «qui veut bien être gentil, voilà comment je vis.»
Aussitôt Socrate lui démontra qu'il ne fallait point attendre
qu'un ami vînt «au vol comme une mouche», mais que son artifice
devait s'appliquer à chasser les amis, à les faire tomber dans
ses filets, à se refuser pour se faire désirer, à leur donner
faim pour qu'ils eussent envie d'elle. «Quels artifices,» disait
Théodota, «quelle chasse, quels filets, quelle faim?» Elle ne
comprenait rien à toutes ces subtilités. Elle crut que Socrate
lui proposait de lui aider à trouver des amis. Elle l'en pria
ingénument. Elle ne voyait pas qu'elle servait au philosophe de
texte à apologue. «Veux-tu m'aider à chercher des amis?» lui
dit-elle.--«Si tu me le persuades,» répondit Socrate.--«Mais
comment faire?»--«Cherche, et tu trouveras.» Théodota réfléchit.
Elle ne put imaginer d'autre réponse que celle dont elle avait
une grande expérience. «Il faut venir souvent me voir,» lui
dit-elle.--«Ah!» répondit Socrate, «c'est que je ne suis pas très
libre; j'ai mes occupations, et puis les affaires publiques;
et puis j'ai des amies, moi aussi, qui ne me permettent de les
quitter ni le jour, ni la nuit, parce que je leur apprends des
philtres et des incantations.» Ici, la bonne fille eut l'idée, à
sa manière, de la science du philosophe. «C'est vrai,» dit-elle,
«que tu connais ces choses, Socrate?»--«Mais comment donc
penses-tu que je m'y prendrais pour garder mon ami Apollodore
ou Antisthène, ou pour faire venir de Thèbes Cébès et Simmias?
Sois sûre que je n'y parviens pas sans beaucoup de philtres et
d'incantations et de torcols magiques.»--«Alors, prête-moi ton
torcol magique pour que je t'attire.»--«Non, je ne veux pas être
attiré, je veux que tu viennes me trouver.»--«Mais je viendrai
bien», dit la simple Théodota: «seulement me recevras-tu?»--«Je
te recevrai», dit Socrate, «si je n'ai pas là dedans quelque amie
plus chère.»

La pauvre Théodota dut être bien mystifiée. Elle crut assurément
que Socrate avait chez lui une courtisane plus jolie qu'elle.
Elle ne sut point que Socrate parlait de son âme. Et le railleur
impitoyable n'essaya pas de la détromper. Quelquefois Socrate
s'amusait à faire jaillir l'idée divine qu'il croyait innée aux
plus ignorants. On voit dans le _Ménon_ comment il prétendait
avoir fait démontrer à un esclave qui ne savait rien le théorème
du carré de l'hypoténuse. Mais il quitta la courtisane sans lui
avoir révélé l'idée de l'amour. Peut-être il vit que c'était
inutile. Théodota la connaissait par instinct bien mieux que
Socrate par dialectique. Elle n'eut besoin d'aucun artifice pour
rester fidèle à Alcibiade et à sa dépouille. Toutes les subtilités
du moraliste n'auraient pu lui apprendre à rouler tendrement
dans un linceul le corps sanglant de son ami. Elles n'auraient
point appris davantage à Bacchis qu'il fallait sacrifier son beau
collier d'or à une rivale pour que le jeune homme de Kolophôn
ne mourût pas de douleur. Car Bacchis et Plangôn durent être
semblables à Théodota. Élevées grossièrement, n'ayant pas l'esprit
plus raffiné que cette simple fille, elles furent bonnes comme
elle, et comprirent l'amour de même. Elles sont plus touchantes
dans cette innocence que la savante politicienne Aspasie.



SAINT JULIEN L'HOSPITALIER



SAINT JULIEN L'HOSPITALIER

I


On ne connaît ni le pays de Julien ni le temps où il vivait.
Jacques de Voragine fixe sa fête au 27 janvier, tandis que
d'ordinaire on la célèbre le 20; mais en Italie, en Sicile et en
Belgique, elle tombe le 12 février, près de Barcelone, le 28 août.

Ferrarius, dans le catalogue des saints d'Italie, affirme qu'on
honore saint Julien dans le diocèse d'Aquilée, en Istrie;
Domeneccus, dans l'_Histoire des saints de Catalogne_, cite la
vénération qu'on a pour lui au bourg de Del Fou, qui fait partie
du diocèse de Barcelone; en Belgique, les hôpitaux étaient placés
sous son invocation, et on l'adorait pareillement à la bonne
_Landgraefin_ sainte Élisabeth; enfin on a imaginé qu'il aurait pu
vivre chez les Carnes, en Vénétie, parce que les fleuves y sont
tumultueux et dangereux au passage.

Maurolycus rapporte qu'on le représentait en Sicile sous les
vêtements et l'attirail d'un chasseur; tandis qu'en Belgique
les peintres en faisaient un chevalier ou un seigneur, avec une
petite barque à la main et un cerf à son côté; on trouve enfin
son histoire, «telle à peu près» que l'écrivit Flaubert, sur un
vitrail de la cathédrale de Rouen.

La vie de Julien a été recueillie dans la Légende Dorée, par
Jacques de Voragine, évêque de Gênes (mort en 1298), et c'est le
même texte, sauf d'insignifiantes variations, qu'on pouvait lire
dans saint Antonin et dans le _Speculum historiale_ de Vincent de
Beauvais (mort vers 1264). Nous n'avons pas d'autres documents
sur saint Julien; et la diversité de ses insignes et de ses fêtes
ne permet pas de conjectures sur sa patrie, sur le siècle où il
vécut, sur la noblesse de sa race. La tradition religieuse, pour
lui, est brève et obscure.

Voici la légende, telle qu'on la trouve dans saint Antonin:


VIE DE SAINT JULIEN L'HOSPITALIER TIRÉE DE SAINT ANTONIN.

Un jour que Julien allait à la chasse, étant jeune homme et noble,
il rencontra un cerf et se mit à le poursuivre.

Soudain, le cerf se retourna vers lui et dit:

--Pourquoi me poursuis-tu, toi qui seras meurtrier de ton père et
de ta mère?

A ces paroles, Julien fut frappé de stupeur. Et afin qu'il ne lui
arrivât pas ce que le cerf avait prédit, il s'enfuit et abandonna
tout. Il alla vers une région très lointaine, où il s'attacha au
service d'un prince. Là, il se conduisit avec tant de vaillance
à la guerre et au palais, que le prince le fit chevalier et lui
donna pour femme une noble veuve châtelaine, qui lui apporta son
château en dot.

Cependant, les parents de Julien, éplorés d'amour pour leur
fils, erraient, vagabonds, à sa recherche. Ils parvinrent enfin
au château fort que commandait Julien. Mais Julien se trouvait
absent. Sa femme les vit et leur demanda qui ils étaient. Et eux
lui racontèrent ce qui était arrivé à leur fils et comment ils
voyageaient pour le chercher. Alors elle comprit que c'étaient les
parents de Julien, d'autant que son mari lui avait souvent dit
les mêmes choses. Et elle les reçut avec honneur et leur donna sa
propre couche pour s'y reposer, et se fit préparer un autre lit.
Le matin venu, la châtelaine alla à l'église, laissant dormir
dans son lit les parents de Julien, lassés. Cependant Julien,
rentrant chez lui, et, pénétrant dans la chambre nuptiale afin de
réveiller sa femme, y trouva ses parents qui dormaient. Mais il
ne savait pas que c'étaient ses parents: et ayant soupçonné tout
d'un coup que sa femme était couchée là avec un amant, il tira
silencieusement son glaive et les égorgea tous deux.

Puis il sortit du château et rencontra sa femme qui revenait de
l'église. Et il lui demanda qui étaient ces gens qu'il avait
trouvés dans son lit. Elle lui dit que c'étaient ses parents qui
très doucement le cherchaient et qu'elle avait avec grand honneur
reçus dans sa propre chambre.

Alors Julien manqua de se pâmer et commença à pleurer très
amèrement, disant: «Malheur à moi, qui viens d'égorger mes très
doux parents! Que ferai-je? Voici qu'elle est accomplie, la parole
du cerf; et j'ai trouvé ici le crime dont la peur m'a fait fuir
ma maison et ma patrie. Adieu donc, ma très douce sœur; car je
ne prendrai plus de repos que je ne sache si Dieu a agréé mon
repentir.»

Et la femme de Julien lui dit: «Oh! non, mon très doux frère,
je ne t'abandonnerai pas; mais puisque j'ai pris ma part de tes
joies, je prendrai ma part de tes douleurs et de ta pénitence.»

Ils quittèrent le pays. Près d'un grand fleuve très périlleux
à traverser, ils construisirent un grand hôpital. Et là ils
restèrent leur temps de pénitence, et ils servaient de passeurs
à ceux qui voulaient traverser le fleuve, et ils donnaient
l'hospitalité aux pauvres.

Et beaucoup de temps après, une nuit que Julien, lassé, reposait
(la gelée dehors était intense), il entendit une voix qui pleurait
et se lamentait et criait: «Julien! Fais-moi passer le fleuve!»
Julien, réveillé, se leva et trouva un homme qui déjà défaillait
de froid. Il le porta dans sa maison, alluma du feu pour le
réchauffer, et le fit coucher dans son lit, sous ses propres
couvertures. Et un peu après, celui qui avait paru d'abord si
faible et comme lépreux devint rayonnant et s'éleva vers le ciel.
Et il dit à son hôte:

--Julien, le Seigneur m'a envoyé vers toi pour te montrer qu'il a
accepté ta pénitence (c'était un ange du Seigneur) et dans peu de
temps vous reposerez tous deux dans le Seigneur.

Et ainsi il disparut.

Et peu de temps après, Julien et sa femme, pleins d'aumônes et de
bonnes œuvres, rendirent leurs âmes au Seigneur.

Telle est la vie de saint Julien consacrée par la religion.
Petrus, _De natalibus_, liv. III, c. 116, ajoute:

«Et parce qu'il fut l'hôte des pauvres et des pèlerins, les
voyageurs l'invoquent pour trouver bon gîte sous le nom de Julien
l'Hospitalier.»

Et saint Antonin:

«On récite donc en son honneur le _Notre Père_ ou une autre
oraison quand on demande bon gîte et protection contre les périls.»

C'est l'oraison de saint Julien. On la récitait ordinairement au
temps de Boccace, ainsi qu'il apparaît d'un conte équivoque du
_Decamerone_ que La Fontaine a imité.


II

La tradition religieuse ne nous donne rien de précis sur Julien
l'Hospitalier. Ce n'est pas un saint martyr. Ce n'est pas un
saint local, et nous ignorons près de quel fleuve dangereux il
put construire son hôpital. Car l'invention de Ferrarius, où il
suppose que peut-être Julien aurait vécu en Vénétie parmi les
Carnes, est réfutée par les Bollandistes. Et si on l'a adoré en
Belgique, en Istrie, en Sicile et en Catalogne, il ne paraît pas
qu'aucun récit affirme sa présence en ces pays. Tantôt il est
peint comme un chasseur, tantôt comme un passeur de rivière,
tantôt avec le cerf qui lui annonça son crime. Il ne faut pas
s'attacher davantage aux termes de _Chevalier_, de _Château
fort_ et de _Châtelaine_, qui nous fixent tout au plus la date
approximative à laquelle son histoire fut rédigée. S'il avait vécu
près de l'époque de saint Antonin ou de Vincent de Beauvais, dans
le temps où la féodalité était établie, nous saurions son pays et
le nom du prince au service duquel il entra.

Mais les vies des saints ont été composées souvent avec des
éléments étrangers à l'hagiographie. La légende des saints Barlaam
et Josaphat, qui figure avec celle de Julien dans le _Speculum
historiale_ de Vincent de Beauvais et dans la _Legenda Aurea_ de
Jacques de Voragine, est l'adaptation de la vie de Siddârtha, ou
de Bouddha, ainsi qu'il a été reconnu par Laboulaye, Liebrecht,
Max Muller et Yule. M. Amélineau a pu extraire de l'hagiographie
copte deux volumes de contes chrétiens d'Égypte. Les histoires
populaires qui servaient à Aristophane se retrouvent encore
partiellement dans les vies des saints russes.

Si on examine à ce point de vue la légende de Julien, on y
reconnaît aussitôt les caractères déterminants d'un conte
populaire. Le thème général est l'histoire d'un homme qui
accomplit par destinée un meurtre involontaire, et dans ce thème
général sont compris trois thèmes épisodiques: un oracle est
prononcé par un animal; le héros est condamné, en expiation de son
crime, à devenir passeur sur une rivière; un ange vient éprouver
sa charité sous la forme d'un pauvre ou d'un lépreux.

On sait que l'idée générale d'un conte populaire est exprimée
par différents thèmes épisodiques qui varient et se combinent
diversement suivant les temps, les nations ou les provinces.

Or, parmi les contes populaires que nous connaissons, aucun ne
reproduit la combinaison de thèmes qui se trouve dans l'histoire
de Julien. Mais il arrive souvent qu'un conte emprunte des thèmes
à un conte qui appartient à un autre cycle. M. Cosquin en a donné
des exemples dans sa belle étude du _folklore_ de Lorraine.

Il suffira donc de comparer les épisodes de l'histoire de Julien
à d'autres épisodes recueillis parmi les cycles du _folklore_
pour s'assurer de l'origine populaire de cette admirable légende.
Peut-être trouvera-t-on plus tard dans la littérature orale une
construction où les épisodes du conte seront disposés dans le même
ordre. Et comme l'histoire de Julien devait être fort ancienne
déjà, puisque son origine était oubliée lorsqu'elle entra, au
XIIIe siècle, dans le _Speculum historiale_, on peut imaginer
qu'elle représente pour nous un type archaïque dont les éléments
ont été plus tard démembrés. Elle faisait sans doute partie d'un
cycle d'autres contes analogues. Enclavée dans la littérature
religieuse, c'est l'unique variante qui nous reste.

Le thème général du conte est absolument identique aux thèmes de
l'histoire d'Œdipe, du prince Agib, du troisième calandar des
_Mille et une Nuits_, et de la _Belle au Bois dormant_. Œdipe est
contraint par un oracle à tuer son père Laïos; on l'expose; on
l'écarte du pays; malgré toutes les précautions, il accomplit la
prédiction à son insu. Les astrologues ont annoncé au père d'un
jeune homme que son fils serait assassiné à l'âge de quinze ans
par le prince Agib. Le vieillard fait enfermer son enfant dans
un souterrain, au milieu d'une île. Agib aborde dans l'île,
découvre la cachette, devient l'ami du jeune homme; et, à l'heure
assignée, le cinquantième jour, au moment où il va prendre un
couteau pour découper un melon au sucre, son pied glisse, et il
frappe l'enfant au cœur. Enfin, dans le conte de Perrault, une fée
prédit que la petite princesse se percera la main d'un fuseau, et
qu'il y aura de cruelles conséquences. Le roi interdit de filer
dans son royaume. Pourtant, la belle trouve une vieille femme au
rouet, dans un donjon, joue avec le fuseau, se blesse, et l'oracle
s'accomplit fatalement. C'est la forme affaiblie du même thème de
_folklore_: et on se souvient que la première fée annonce que la
belle mourra de sa blessure.

Dans l'histoire de Julien, l'oracle est prononcé par un animal
et c'est la caractéristique du premier épisode. Ici les
rapprochements seraient innombrables et oiseux. C'est l'inverse
du thème que les folkloristes ont coutume d'appeler le «thème
des animaux reconnaissants». Nous sentons bien que l'histoire de
Julien est mutilée à cet endroit, sous sa forme primitive. On ne
nous dit point que Julien commit une mauvaise action en allant à
la chasse. Au contraire, le texte sacré explique: _cum Julianus
quâdam die venationi insisteret, ut juvenis et nobilis_. Le cerf
ne se plaint pas. Il se retourne simplement, et dit: _Tu me
sequeris, qui patris et matris tuae occisor eris?_

Il faut donc supposer--puisque la cruauté de Julien ne saurait
être mise en cause--que dans le type archaïque du conte le cerf
était un homme métamorphosé. Car telle est l'apparence de tous
les animaux qui font de semblables prédictions dans les contes
populaires. Et on trouve là probablement l'influence d'une
tradition indoue et de nombreux apologues religieux qui illustrent
la doctrine de la métempsychose.

Après l'oracle, Julien se cache et s'enfuit, pour échapper au
destin. C'est l'épisode des précautions, qu'on retrouve avec des
variantes dans les contes grec, arabe et français.

L'oracle s'accomplit et Julien devient, par pénitence, passeur sur
une rivière. Nous reconnaissons là un épisode que nous retrouvons
non seulement dans la légende de saint Christophe, mais encore
dans un conte recueilli par les frères Grimm, _le Diable aux
trois cheveux d'or_. Le héros du conte trouve sur son chemin une
grosse rivière qu'il lui faut traverser. Le passeur lui explique
qu'il est contraint de mener incessamment sa barque de l'un à
l'autre bord et le supplie de vouloir bien le délivrer. Le héros
fait interroger à ce sujet le diable. La réponse, c'est qu'il
suffira au passeur de placer sa gaffe dans la main de son premier
passager: alors il sera libre, et l'autre sera damné à son tour.
Grâce aux péripéties du conte, le premier passager se trouve
être un méchant roi. Le passeur fait ainsi qu'on lui a dit; et
«désormais, dit le conte, le roi est passeur sur la rivière en
punition de ses péchés».

Quant à la légende de saint Christophe, elle est formée d'éléments
si semblables à ceux dont fut composée celle de Julien qu'il faut
citer toute la partie commune. Voici l'admirable traduction de
frère Jehan du Vignay, publiée en 1554.

       *       *       *       *       *

«L'hermite dit à Christofle:

--Sçais-tu tel fleuve?

Et Christofle lui dist:

--Moult de gens y passent qui y périssent.

Et l'hermite lui dist:

--Tu es de noble stature et fort vertueux; se tu demouroys delez
ce fleuve et passoys tous les gens, ce seroit moult aggreable
chose à Dieu. Et i'ay esperance à celluy que tu convoites servir
qu'il s'apparoistra à toy.

Et Christofle luy dit:

--Certes ce service puis-ie bien faire, et si te promets que ie le
feray.

Adonc s'en alla Christofle à ce fleuve et feit là un habitacle
pour luy; et portoit une grande perche en lieu de baston et
s'apuyoit en l'eaue d'icelle, et portoit oultre toutes gens sans
cesser et là fut plusieurs iours.

Et si comme il se dormoit en sa maisonnette, il ouït la voix d'un
enfant qui l'appelloit et disoit:

--Christofle, viens hors, et me porte oultre.

Et lors s'esveilla, et il yssit hors, mais ne trouva âme. Et quant
il fut en la maison, il ouyt arriere une mesme voix et courut
hors et ne trouva nul. Tiercement il fut appelé et vint là; si
trouva un enfant delez la rive du fleuve qui luy pria doulcement
qu'il le portast outre l'eaue. Et lors Christofle leva l'enfant
sur ses espaules et print son baston et entra au fleuve pour le
passer oultre; et l'eaue s'enfla petit à petit, et l'enfant pesoit
griefvement comme plomb. Et tant comme il alloit plus avant, de
tant croissoit plus l'eaue et l'enfant pesoit de plus en plus sur
ses espaules, si que Christofle avoit moult grans angoisses, et se
doubtoit fort de noyer. Et quant il fut eschappé à grand'peine et
il fut passé oultre, il mit l'enfant sur la rive et lui dist:

--Enfant, tu m'as mis en grant péril et pesois tant que si i'eusse
eu tout le monde sur moy, ie ne sentisse à peine greigneur faix.

Et l'enfant respondit:

--Christofle, ne te esmerveille pas: car tu n'as pas seulement
eu tout le monde sur toy--mais celluy qui créa tout le monde tu
as porté sur tes espaules. Je suis Christ ton roy à qui tu sers
en ceste œuvre. Et affin que tu saches que ie dis vray, quand tu
seras passé, fische ton baston en terre delez la maisonnette, et
tu verras demain qu'il portera fleur et fruictz.

Et tantost il se esvanouit de ses yeulx.

Lors Christofle alla et fischa son baston en terre, et quand il
se leva au matin, il le trouva ainsi comme un palmier, portant
fueilles et fruict.»

       *       *       *       *       *

C'est là essentiellement la même combinaison thématique que dans
la seconde partie de l'histoire de Julien. Mais l'épisode du
passeur y est joint à l'épisode de l'inconnu qui se trouve être un
ange ou le Seigneur. Dans les _Contes populaires de la Gascogne_,
l'épisode du pauvre ressemble vivement à la variante de l'histoire
de Julien[8].

[Note 8: J.-F. BLADÉ, _Contes pop. de la Gascogne_, I, 6.]

C'est un fils de roi qui cherche l'épée de saint Pierre.

«A minuit il s'arrête tout proche d'une rivière. Au bord de l'eau
grelottait un vieux pauvre à barbe grise.

--Bonsoir, pauvre. Mauvais temps pour voyager. Tu grelottes.
Tiens: bois un coup à ma gourde, cela te réchauffera.

Le vieux pauvre but un coup à la gourde, et ne grelotta plus.

--Merci, mon ami. Maintenant porte-moi de l'autre côté de l'eau.

--Avec plaisir, pauvre. Monte sur mon dos et tiens-toi ferme.
Jésus! tu ne pèses pas plus qu'une plume.

--Patience, je pèserai davantage au milieu de l'eau.

--C'est vrai. Jésus! tu m'écrases!

--Patience, sur l'autre bord je ne pèserai pas plus qu'une plume.

--C'est vrai. Tiens, pauvre, te voilà passé. Bois encore un coup à
ma gourde et que le bon Dieu te conduise!

--Jeune homme, je ne suis pas un pauvre, je suis saint Pierre.
Jeune homme, tu m'as fait un grand service. Je te paierai selon
mon pouvoir...»

Dans un autre conte de la même collection[9], la belle Madeleine
rencontre trois vieux pauvres au bord d'une rivière, elle les
passe sur son dos. Puis les trois vieux pauvres se trouvent être
saint Jean, saint Pierre et le bon Dieu. Ils promettent à la belle
Madeleine de récompenser sa charité.

[Note 9: J.-F. BLADÉ, _Contes pop. de la Gascogne_, II, III,
3.]

Malheureusement, pour ces deux derniers exemples, nous nous
trouvons dans une grande incertitude. Il est impossible d'assurer
que les deux contes de Gascogne n'ont pas été influencés par
l'hagiographie. C'est peut-être là tout simplement une variante de
la légende de saint Christophe redevenue populaire. Il ne faut pas
omettre de remarquer pourtant que saint Christophe lui-même n'a
d'existence qu'en vertu de cet épisode de sa légende, puisque son
nom est Χριστόφορος--celui qui porte le Christ. C'est là une forte
présomption pour croire que ce personnage a été véritablement créé
dans le domaine du _folklore_.

Et l'histoire de Julien n'a sans doute point d'autre origine.
Gustave Flaubert, qui en fit un conte si riche, la recueillit à
peine entr'ouverte, comme une timide fleur du peuple. C'est une
églantine sauvage près de la somptueuse chair de velours d'une
rose cultivée. Il faut se pencher très bas pour ne pas perdre
son parfum. Elle naquit parmi d'autres contes qui ne sont pas
chrétiens, où les bêtes et les prêtres prononcent des oracles,
où les fils de rois sont enfermés dans des tours solitaires pour
échapper aux prédictions, où les héros criminels sont condamnés à
passer éternellement les voyageurs sur des rivières tumultueuses,
où les pauvres et les lépreux sont reconnaissants et divins. Elle
est si lointaine et si humble que tout y est incertain.


III

«Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, dit Gustave
Flaubert, telle à peu près qu'on la trouve sur un vitrail d'église
dans mon pays.»

C'est un vitrail de la cathédrale de Rouen, et M. Langlois en a
publié un dessin dans ses collections. Lorsque Flaubert donna la
_Légende de saint Julien_ à son éditeur, il lui écrivit pour lui
demander de reproduire à la fin du livre la pieuse composition
normande. Mais il avait peu d'estime pour le vitrail de Rouen.
Il voulait faire admirer au lecteur l'extraordinaire différence
qu'on trouve entre le conte orné splendidement et la naïve image
provinciale. L'éditeur ne put réaliser le désir de Flaubert.
Aujourd'hui encore nous avons peine à imaginer la miraculeuse
transformation d'art et de style qui habilla de pourpre et d'or
ces simples figures, qui suspendit à des parois de palais les
sanglantes tapisseries de chasses et de batailles, qui fit d'un
lépreux aux lèvres bleuâtres un saint aux yeux d'étoiles dont les
narines soufflaient l'odeur de la rose.

       *       *       *       *       *

Il faut lire le conte de Julien dans la _Légende dorée_ pour
apprécier le génie de transformation de Gustave Flaubert.

Julien, dans le récit du _folklore_, n'a aucun caractère
personnel. C'est un homme soumis au destin, et qui n'est point
coupable. Il n'éprouve pas l'impérieux besoin de solitude de ceux
qui ont l'âme criminelle. Voilà pourquoi il accepte de partager la
pénitence avec sa femme «sa très douce sœur» qui ne l'abandonne
pas et qui meurt saintement avec lui. Julien, dans le conte de
Flaubert, se présente devant sa femme après le meurtre: «Et d'une
voix différente de la sienne il lui commanda premièrement de
ne pas lui répondre, de ne pas l'approcher, de ne plus même le
regarder.» Seul il subit un châtiment qui n'est pas immérité.

Car Julien, ainsi que l'a conçu Flaubert, a la passion voluptueuse
du sang. Elle le saisit tout jeune. Il commence par le meurtre
d'une souris pendant la messe. «Chaque dimanche il l'attendait,
en était importuné, _fut pris de haine contre elle, et résolut
de s'en défaire_.» Il l'épie une baguette à la main. «Il frappa
un coup léger et demeura stupéfait devant ce petit corps qui ne
bougeait plus.»

Un peu plus tard, Julien tue un pigeon à coups de pierres. «Le
pigeon, les ailes cassées, palpitait, suspendu aux branches d'un
troène. _La persistance de la vie irrita l'enfant._ Il se mit à
l'étrangler, et les convulsions de l'oiseau _faisaient battre son
cœur_, l'emplissaient d'une _joie tumultueuse et sauvage_. Au
dernier raidissement, il se _sentit défaillir_.»

Dès lors l'amour de tuer s'élève en lui. Il a une sorte de foi
destructrice. Il touche véritablement au mystère sacré qui
fera de lui un saint; car la destruction et la création ne
sont-elles point sœurs? Hanté par les spectres de ses victimes,
il ira jusqu'au meurtre le plus affreux. C'est un assassinat
involontaire. Et cependant il y a une seconde où il se dit: «Si
je le voulais pourtant!--Et il avait peur que le diable ne lui en
inspirât l'envie.»

L'oracle du cerf devient ici une punition prononcée avec une
autorité terrible:

«Le prodigieux animal s'arrêta; et les yeux flamboyants, solennel
comme un patriarche et comme un justicier, pendant qu'une cloche
au loin tintait, il répéta trois fois:

«Maudit! maudit! maudit! Un jour, _cœur féroce_, tu assassineras
ton père et ta mère!»

Le conte de Flaubert est plein d'apparitions. Les pauvres victimes
muettes viennent reprocher à Julien sa voluptueuse cruauté. On
croirait que Flaubert est allé puiser aux sources mêmes de la
légende l'horreur sacrée du meurtre des animaux.

       *       *       *       *       *

De même que l'âme de Julien a été faite humaine, le décor
du conte s'est précisé. Julien vit en fils de seigneur dans
un château à quatre tours avec des toits pointus recouverts
d'écailles de plomb. Son père est «toujours enveloppé d'une
pelisse de renard»; quant à sa mère, «les cornes de son hennin
frôlaient le linteau des portes». Nous sommes à une époque
imprécise, mais entre le Xe et le XVe siècle. Le Prince de la
légende devient «empereur d'Occitanie». La Châtelaine a de grands
yeux noirs qui «brillaient comme deux lampes très douces. Un
sourire charmant écartait ses lèvres. Les anneaux de sa chevelure
s'accrochaient aux pierreries de sa robe entr'ouverte, et sous
la transparence de sa tunique on devinait la jeunesse du corps».
Le Château qu'elle apporte en dot à Julien «était un palais de
marbre blanc, bâti à la moresque, sur un promontoire, dans un bois
d'orangers... Les chambres, pleines de crépuscule, se trouvaient
éclairées par les incrustations des murailles. De hautes
colonnettes minces comme des roseaux supportaient la voûte des
coupoles, décorées de reliefs imitant les stalactites des grottes.
Il y avait des jets d'eau dans les salles, des mosaïques dans les
cours, des cloisons festonnées, mille délicatesses d'architecture,
et partout un tel silence que l'on entendait le frôlement d'une
écharpe ou l'écho d'un soupir». Flaubert nous décrit tous les
chiens de la meute de Julien, les bêtes qu'il chassait, la
manière dont il «volait le héron, le milan, la corneille et le
vautour». Au lieu que saint Antonin nous dit qu'il «se conduit
avec vaillance à la guerre», nous apprenons ici qu'il combat
«les templiers de Jérusalem, le suréna des Parthes, le négud
d'Abyssinie et l'empereur de Calicut, les Scandinaves, des Nègres,
des Indiens, des Troglodytes», et que «c'est lui, et pas un
autre, qui assomma la guivre de Milan et le dragon d'Oberbirbach».

A l'aide de ces moyens, Flaubert nous transporte parmi le luxe
fabuleux du monde de la chevalerie. Cependant il n'oublie jamais
que l'histoire de Julien est un conte populaire. Il y a introduit
des épisodes empruntés à des contes semblables.

L'aventure qui arrive à Julien avec une épée sarrasine est toute
pareille à celle du prince Agib, qui fait tomber un couteau pointu
d'une haute étagère.

«Son père, le voulant réjouir, lui fit cadeau d'une grande épée
sarrasine.

«Elle était au haut d'un pilier, dans une panoplie. Pour
l'atteindre, il fallut une échelle. Julien y monta. L'épée trop
lourde lui échappa des doigts, et en tombant frôla le bon seigneur
de si près que sa houppelande en fut coupée. Julien crut avoir tué
son père, et s'évanouit.»

De même que les pauvres des _Contes de Gascogne_, le Lépreux a une
extraordinaire lourdeur:

«Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodigieusement,
écrasée par son poids; une secousse la remonta, et Julien se mit à
ramer.»

La gradation des demandes du misérable est triple, ainsi que dans
le _folklore_: J'ai faim, j'ai soif, j'ai froid! Et il y a comme
un vague souvenir de la cruauté du Loup dans le _Petit Chaperon
rouge_, sous l'insistance du Lépreux: «Viens près de moi...
Déshabille-toi... Réchauffe-moi; pas avec tes mains--non--toute ta
personne.»

       *       *       *       *       *

Ainsi Gustave Flaubert a réussi à fondre et à unir dans un
miraculeux émail littéraire tout l'appareil de la chevalerie
avec le plus simple des contes pieux du peuple. Et parmi cette
éblouissante fusion, nous voyons se dessiner les attitudes d'un
Julien cruellement passionné, dont l'âme est tout près de la
nôtre. C'est ainsi que les nobles poètes de l'âge d'Élisabeth
créaient avec les ballades des pauvres gens de la campagne les
héros que nous admirons dans leurs drames. Une des gloires de
Flaubert sera d'avoir senti si vivement que la grande force de
création vient de l'imagination obscure des peuples et que les
chefs-d'œuvre naissent de la collaboration d'un génie avec une
descendance d'anonymes.



LA TERREUR ET LA PITIÉ



LA TERREUR ET LA PITIÉ

I


La vie humaine est d'abord intéressante pour elle-même; mais, si
l'artiste ne veut pas représenter une abstraction, il faut qu'il
la place dans son milieu. L'organisme conscient a des racines
personnelles profondes; mais la société a développé en lui tant
de fonctions hétérogènes qu'on ne saurait trancher ces milliers
de suçoirs par où il se nourrit sans le faire mourir. Il y a un
instinct égoïste de la conservation de l'individu; il y a aussi le
besoin des autres êtres, parmi lesquels l'individu se meut.

Le cœur de l'homme est double; l'égoïsme y balance la charité;
la personne y est le contre-poids des masses; la conservation de
l'être compte avec le sacrifice aux autres; les pôles du cœur sont
au fond du moi et au fond de l'humanité.

Ainsi l'âme va d'un extrême à l'autre, de l'expansion de sa propre
vie à l'expansion de la vie de tous. Mais il y a une route à faire
pour arriver à la pitié, et voici comment on pourrait en marquer
les étapes.

L'égoïsme vital éprouve des craintes personnelles: c'est le
sentiment que nous appelons TERREUR. Le jour où la personne se
représente, chez les autres êtres, les craintes dont elle souffre,
elle est parvenue à concevoir exactement ses relations sociales.

Or, la marche de l'âme est lente et difficile, pour aller de la
terreur à la pitié.

Cette terreur est d'abord extérieure à l'homme. Elle naît de
causes surnaturelles, de la croyance aux puissances magiques,
de la foi au destin que les anciens ont si magnifiquement
représentée; mais une rencontre fortuite d'accidents réels
peut exciter une terreur intense causée par des circonstances
indépendantes de l'homme.

La terreur est intérieure à l'homme, bien que déterminée encore
par des causes qui ne dépendent pas de nous, dans la folie, la
double personnalité, la suggestion; mais elle peut être provoquée
par l'homme lui-même, et par sa recherche de sensations--que
ce soit la quintessence de l'amour, de la littérature, ou de
l'étrangeté qui le conduise à l'au-delà.

Quand la vie intérieure l'a mené jusqu'au néant de ces
excitations, il considère les choses terribles avec une certaine
ironie, mais où l'énervement se traduit encore par une excessive
acuité de sensations. La placidité béate de l'existence s'oppose
vivement dans son esprit à l'influence des terreurs provoquées,
extérieures, ou surnaturelles,--mais cette existence matérielle ne
semble pas le dernier but de l'activité humaine et on peut encore
y être troublé par la superstition.

A cet extrême, l'homme entrevoit le terme inférieur de la
terreur, pénètre dans l'autre moitié de son cœur, essaye de se
représenter dans les autres êtres la misère, la souffrance et la
crainte, chasse de lui toutes terreurs humaines ou surhumaines
pour ne plus connaître que la pitié.

Or, toutes les terreurs que l'homme a pu éprouver, la longue
série des criminels les a reproduites d'âge en âge jusqu'à nos
jours. Les actions des simples et des gueux sont des effets de
la terreur et répandent la terreur. La superstition et la magie,
la soif de l'or, la recherche de la sensation, la vie brutale et
inconsciente, autant de causes des crimes qui mènent à la vision
de l'échafaud futur, ou à l'échafaud lui-même, avec son horrible
réalité.

L'homme devient pitoyable, après avoir ressenti toutes les
terreurs, après les avoir rendues concrètes en les incarnant dans
ces pauvres êtres qui en souffrent.

On a pitié de cette misère, et on tente de recréer la société,
d'en bannir toutes les terreurs par la Terreur, de faire un monde
neuf où il n'y ait plus ni pauvres, ni gueux. L'incendie devient
mathématique, l'explosion raisonnée, la guillotine volante. On
tue pour le principe; sorte d'homœopathie du meurtre. Le ciel
est plein d'étoiles rouges. La fin de la nuit sera une aurore
sanglante.

Tout cela serait bon, serait juste, si l'extrême terreur
n'entraînait autre chose; si la pitié présente de ce qu'on
supprime n'était plus forte que la pitié future de ce qu'on
veut créer; si le regard d'un enfant ne faisait chanceler les
meurtriers des générations d'hommes; si le cœur n'était double,
enfin, même dans les poitrines des ouvriers de la terreur future.

Ainsi est atteint le but et nous sommes venus par le chemin du
cœur et par le chemin de l'histoire de la terreur à la pitié; nous
avons compris que les événements du monde extérieur peuvent être
parallèles aux émotions du monde intérieur; nous avons pressenti
que dans une seconde de vie intense nous revivons virtuellement et
actuellement l'univers.


II

Les anciens ont saisi le double rôle de la terreur et de la pitié
dans la vie humaine. L'intérêt des autres passions semblait
inférieur, tandis que ces deux émotions extrêmes emplissaient
l'âme entière. L'âme devait être en quelque manière une harmonie,
une chose symétrique et équilibrée. Il ne fallait pas la laisser
en état de trouble; on cherchait à balancer la terreur par la
pitié. L'une de ces passions chassait l'autre, et l'âme redevenait
calme; le spectateur sortait satisfait. Il n'y avait pas de
moralité dans l'art; il y avait à faire l'équilibre dans l'âme.
Le cœur, sous l'empire d'une seule émotion, eût été trop peu
artistique à leurs yeux.

La purgation des passions, ainsi que l'entendait Aristote, cette
purification de l'âme, n'était peut-être que le calme ramené
dans un cœur palpitant. Car il n'y avait dans le drame que
deux passions, la terreur et la pitié, qui devaient se faire
contre-poids, et leur développement intéressait l'artiste à un
point de vue bien différent du nôtre. Le spectacle que cherchait
le poète n'était pas sur la scène. mais dans la salle. Il se
préoccupait moins de l'émotion éprouvée par l'acteur que de ce que
sa représentation soulevait dans le spectateur. Les personnages
étaient vraiment de gigantesques marionnettes terrifiantes ou
pitoyables. On ne raisonnait pas sur la description des causes,
mais on percevait l'intensité des effets.

Or, les spectateurs n'éprouvaient que les deux sentiments extrêmes
qui emplissent le cœur. L'égoïsme menacé leur donnait la terreur;
la souffrance partagée leur donnait la pitié. Ce n'était pas la
fatalité dans l'histoire d'Œdipe ou des Atrides qui occupait le
poète, mais l'impression de cette fatalité sur la foule.

Le jour où Euripide analysa l'amour sur la scène, on put l'accuser
d'immoralité; car on ne lui reprochait pas le développement de
la passion chez ses personnages, mais celle qui pourrait se
développer chez ceux qui les voyaient.

On aurait pu concevoir l'amour comme un mélange de ces deux
passions extrêmes qui se partageaient le théâtre. Car il y a
en lui de l'admiration, de l'attendrissement et du sacrifice,
un sentiment du sublime qui participe de la terreur, une
commisération délicate, et un désintéressement suprême qui
viennent de la pitié; si bien que peut-être les deux moitiés de
l'amour se joignent avec une force supérieure là où d'un côté il y
a l'admiration la plus effrayée, où de l'autre il y a la pitié qui
se sacrifie le plus sincèrement.

Ainsi, l'amour perd son égoïsme exclusif qui fait des amants deux
centres d'attraction tour à tour: car l'amant doit être tout pour
son amante, comme l'amante doit être tout pour son amant. Il est
devenu l'alliance la plus noble d'un cœur plein de sublime avec un
cœur plein de désintéressement. Les femmes ne sont plus Phèdre ni
Chimène, mais Desdémone, Imogène, Miranda, ou Alceste.

L'amour a sa place entre la terreur et la pitié. Sa représentation
est le plus délicat passage d'une de ces passions à l'autre; et
elle les soulève toutes deux dans le spectateur, dont l'âme prend
ainsi plus d'intérêt que celle du personnage qui joue.

L'analyse des passions dans la description des héros ou dans
le rôle des acteurs est déjà une pénétration de l'art par la
critique. L'examen que la personne représentée fait d'elle-même
provoque un examen imité chez le spectateur. Il perd la sincérité
de ses impressions; il ratiocine, discute, compare; les femmes
cherchent parfois dans ces développements des moyens matériels
pour tromper, et les hommes des moyens moraux pour découvrir; la
déclamation rhétorique est vide; la déclamation psychologique est
pernicieuse.

Les passions représentées non plus pour l'acteur, mais pour le
spectateur, ont une haute portée morale. En entendant les _Sept
contre Thèbes_, dit Aristophane, on était plein d'Arès. La fureur
guerrière et la terreur des armes ébranlait tous les assistants.
Puis les deux frères se tuant, les deux sœurs les enterrant,
malgré des ordres cruels et une mort imminente, la pitié chassait
la terreur; le cœur se calmait, l'âme reprenait de l'harmonie.

A de semblables effets une composition spéciale est nécessaire.
Le drame implexe diffère systématiquement du drame complexe. La
situation dramatique tout entière est dans l'exposition d'un
état tragique, qui contient en puissance le dénouement. Cet état
est exposé symétriquement, avec une mise en place rigoureuse et
définie du sujet et de la forme. D'un côté ceci; de l'autre cela.

Il suffit de lire Eschyle avec quelque attention pour percevoir
cette permanente symétrie qui est le principe de son art. La fin
des pièces est pour lui une rupture de l'équilibre dramatique.
La tragédie est une crise, et sa solution une accalmie. En même
temps, à Égine, un peu plus tard à Olympie, des sculpteurs de
génie, obéissant aux mêmes principes d'art, ornaient les frontons
des temples de figures humaines et de compositions scéniques
symétriquement groupées des deux côtés d'une rupture d'harmonie
centrale. Les crises des attitudes, réelles mais immobiles, sont
placées dans une composition dont le total explique chacune des
parties.

Phidias et Sophocle furent en art des révolutionnaires réalistes.
Le type humain qui nous paraît idéalisé dans leurs œuvres est la
nature même, telle qu'ils la concevaient. Le mouvement de la vie
fut suivi jusque dans ses courbes les plus molles. Au témoignage
d'Aristote, un acteur d'Eschyle reprochait à un acteur de Sophocle
de _singer_ la nature, au lieu de l'imiter. Le drame implexe avait
disparu de la scène artistique. Le mouvement réaliste devait
encore s'accentuer avec Euripide.

La composition d'art cessa d'être la représentation d'une crise.
La vie humaine intéressa par son développement. L'_Œdipe_ de
Sophocle est une sorte de roman. Le drame fut découpé en tranches
successives; la crise devint finale, au lieu d'être initiale;
l'exposition, qui était dans l'art antérieur la pièce elle-même,
fut réduite pour permettre le jeu de la vie.

Ainsi naquit l'art postérieur à Eschyle, à Polygnote, et aux
maîtres d'Égine et d'Olympie. C'est l'art qui est venu jusqu'à
nous par le théâtre et le roman.

Comme toutes les manifestations vitales, l'action, l'association
et le langage, l'art a passé par des périodes analogues qui
se reproduisent d'âge en âge. Les deux points extrêmes entre
lesquels l'art oscille semblent être la Symétrie et le Réalisme.
Dans la Symétrie, la vie est assujettie à des règles artistiques
conventionnelles; dans le Réalisme, la vie est reproduite avec
toutes ses inflexions les plus inharmoniques.

De la période symétrique du XIIe et du XIIIe siècle, l'art a passé
à la période psychologique, réaliste et naturiste des XIVe, XVe et
XVIe siècles. Sous l'influence des règles antiques au XVIIe, il
s'est développé un art conventionnel que le mouvement du XVIIIe
et du XIXe siècle a rompu. Nous touchons aujourd'hui, après le
romantisme et le naturalisme, à une nouvelle période de symétrie.
L'Idée qui est fixe et immobile semble devoir se substituer de
nouveau aux Formes Matérielles, qui sont changeantes et flexibles.

Au moment où se crée un art nouveau, il est utile de ne pas
s'attacher uniquement à la considération de la floraison
indépendante des Primitifs et des Préraphaélites; il ne faut pas
négliger les belles constructions des crises de l'âme et du corps
qu'ont exécutées Eschyle et les maîtres d'Égine et d'Olympie.


III

Avant d'examiner le rôle que peuvent jouer dans l'art ces crises
de l'âme et du corps, il n'est pas inutile de regarder derrière
nous et autour de nous la forme littéraire prépondérante dans les
temps modernes, c'est-à-dire le roman.

Sitôt que la vie humaine parut intéressante par son développement
même, qu'il fût intérieur ou extérieur, le roman était né. Le
roman est l'histoire d'un individu, qu'il soit Encolpe, Lucius,
Pantagruel, Don Quichotte, Gil Blas ou Tom Jones. L'histoire était
extérieure plutôt avant la fin du siècle dernier et Clarisse
Harlowe; mais pour être devenue intérieure, la trame de la
composition n'a pas changé. _Historiola animæ, sed historiola._

Les tourments de l'âme avec Gœthe, Stendhal, Benjamin Constant,
Alfred de Vigny, devinrent prédominants. La liberté personnelle
avait été dégagée par la révolution américaine, par la révolution
française. L'homme libre avait toutes les aspirations. On sentait
plus qu'on ne pouvait. Un élève notaire se tua en 1810, et laissa
une lettre où il annonçait sa résolution, parce qu'à la suite de
sérieuses réflexions il avait reconnu qu'il était incapable de
devenir aussi grand que Napoléon. Tous éprouvaient ceci dans tous
les rayons de l'activité humaine. Le bonheur personnel devait être
au fond des bissacs que chacun de nous porte devant et derrière
lui.

La maladie du siècle commença. On voulut être aimé pour
soi-même. Le cocuage devint triste. La vie aussi: c'était un
tissu d'aspirations excessives que chaque mouvement déchirait.
Les uns se jetèrent dans des mysticismes singuliers, chrétiens,
extravagants, ou immondes; les autres, poussés du démon de la
perversité, se scarifièrent le cœur, déjà si malade, comme on
taquine une dent gâtée. Les autobiographies vinrent au jour sous
toutes les formes.

Alors la science du XIXe siècle, qui devenait géante, se mit à
envahir tout. L'art se fit biologique et psychologique. Il devait
prendre ces deux formes positives, puisque Kant avait tué la
métaphysique. Il devait prendre une apparence d'érudition. Le XIXe
siècle est gouverné par la naissance de la chimie, de la médecine
et de la psychologie, comme le XVIe est mené par la renaissance
de Rome et d'Athènes. Le désir d'entasser des faits singuliers et
archéologiques y est remplacé par l'aspiration vers les méthodes
de liaison et de généralisation.

Mais, par un recul étrange, les généralisations des esprits
artistiques ayant été trop hâtives, les lettres marchèrent vers la
déduction, tandis que la science marchait vers l'induction.

Il est singulier que, dans le temps où on parle synthèse, personne
ne sache en faire. La synthèse ne consiste pas à rassembler les
éléments d'une psychologie individuelle, ni à réunir les détails
de description d'un chemin de fer, d'une mine, de la Bourse ou de
l'Armée.

Ainsi entendue, la synthèse est de l'énumération; et si des
ressemblances que présentent les moments de la série l'auteur
cherche à tirer une idée générale, c'est une banale abstraction,
qu'il s'agisse de l'amour des salons ou du ventre de Paris. La
vie n'est pas dans le général, mais dans le particulier; l'art
consiste à donner au particulier l'illusion du général.

Présenter ainsi la vie des entités partielles de la société, c'est
faire de la science moderne à la façon d'Aristote. La généralité
engendrée par l'énumération complète des parties est une variété
du syllogisme. «L'homme, le cheval, le mulet vivent longtemps,
écrit Aristote.--Or, l'homme, le cheval et le mulet sont tous
les animaux sans fiel.--Donc tous les animaux sans fiel vivent
longtemps.»

Ceci n'est pas une désespérante tautologie, mais c'est le
syllogisme énumératif, qui n'a aucune rigueur scientifique.
Il repose en effet sur une énumération complète; et il est
impossible, dans la nature, de parvenir à un tel résultat.

La monotone nomenclature des détails psychologiques ou
physiologiques ne peut pas servir à donner les idées générales de
l'âme et du monde; et cette manière d'entendre et d'appliquer la
synthèse est une forme de la déduction.

Ainsi le roman analyste et le roman naturaliste, en faisant usage
de ce procédé, pèchent contre la science qu'ils invoquent tous
deux.

Mais s'ils emploient faussement la synthèse, ils appliquent aussi
la déduction en plein développement de la science expérimentale.

Le roman analyste pose la psychologie du personnage, la commente
finement et déduit de là une vie entière.

Le roman naturaliste pose la physiologie du personnage, décrit
ses instincts, son hérédité, et déduit de là l'ensemble de ses
actions.

Cette déduction unie à la synthèse énumérative constitue la
méthode propre des romans analystes et naturalistes.

Car le romancier moderne prétend avoir une méthode scientifique,
réduire les lois naturelles et mathématiques en formules
littéraires, observer comme un naturaliste, expérimenter comme un
chimiste, déduire comme un algébriste.

L'art véritablement entendu semble au contraire se séparer de la
science par son essence même.

Dans la considération d'un phénomène de la nature, le savant
suppose le déterminisme, cherche les causes de ce phénomène et
ses conditions de détermination; il l'étudie au point de vue de
l'origine et des résultats; il se l'asservit à lui-même, pour le
reproduire, et l'asservit à l'ensemble des lois du monde pour l'y
lier; il en fait un déterminable et un déterminé.

L'artiste suppose la liberté, regarde le phénomène comme un tout,
le fait entrer dans sa composition avec ses causes rapprochées, le
traite comme s'il était libre, lui-même libre dans sa manière de
le considérer.

La science cherche le général par le nécessaire; l'art doit
chercher le général par le contingent; pour la science, le monde
est lié et déterminé; pour l'art, le monde est discontinu et
libre; la science découvre la généralité extensive; l'art doit
faire sentir la généralité intensive; si le domaine de la science
est le déterminisme, le domaine de l'art est la liberté.

Les êtres vivants, spontanés, libres, dont la synthèse
psychologique et physiologique, malgré certaines conditions
déterminées, dépendra des séries qu'ils rencontreront, des
milieux qu'ils traverseront, tels seront les objets de l'art. Ils
ont des facultés de nutrition, d'absorption et d'assimilation;
mais il faut tenir compte du jeu compliqué des lois naturelles
et sociales, que nous appelons hasard, que l'artiste n'a pas à
analyser, qui est véritablement pour lui le Hasard, et qui amène
à l'organisme physique et conscient les choses dont il peut se
nourrir, qu'il peut absorber et s'assimiler.

Ainsi la synthèse sera celle d'un être vivant.

Si toutes les conditions de la vie humaine pouvaient être
déterminées ou prévues, a écrit Kant, on calculerait les actions
des hommes comme des éclipses.

La science des choses humaines n'a pas encore atteint la science
des choses célestes.

La physiologie et la psychologie ne sont malheureusement pas
beaucoup plus avancées que la météorologie; et les actions que
prédit la psychologie de nos romans sont d'ordinaire aussi faciles
à prévoir que la pluie pendant l'orage.

Mais il faut trouver le moyen de nourrir artistiquement l'être
physique et conscient des événements que le Hasard lui offre. On
ne peut pas donner de règles pour cette synthèse vivante. Ceux qui
n'en ont pas d'idée, et qui clament sans cesse _à la synthèse_,
retardent en art, comme Platon retardait en science.

«Quand j'ajoute _un à un_, disait Platon dans sa _République_,
qu'est-ce qui devient _deux_, l'unité à laquelle j'ajoute, ou
celle qui est ajoutée?»

Pour un esprit aussi profondément déductif, la série des nombres
devait naître analytiquement; le nouvel être _deux_ devait être
enveloppé dans l'une des unités dont la jonction l'engendrait.

Nous disons que le nombre _deux_ est produit synthétiquement,
qu'il intervient dans l'addition un principe différent de
l'analyse; et Kant a montré que la sériation des nombres était le
résultat d'une synthèse _à priori_.

Or, dans la vie la synthèse qui s'opère est aussi radicalement
différente de l'énumération générale des détails psychologiques et
physiologiques ou du système déductif.

Il y a peu d'exemples meilleurs de la représentation de la vie
qu'un passage d'_Hamlet_.

Deux actions dramatiques se partagent la pièce, l'une extérieure à
Hamlet, l'autre intérieure. A la première se rattache le passage
des troupes de Fortinbras (act. IV, sc. V) qui traversent le
Danemark pour attaquer la Pologne. Hamlet les voit passer. Comment
l'action intérieure à Hamlet se nourrira-t-elle de cet événement
extérieur? Voici; Hamlet s'écrie:

        Comment, je reste immobile,
    Moi qui ai, par mon père tué, ma mère souillée,
    Des excitations de la raison et du sang,
    Et je laisse tout dormir? Quand, à ma honte, je vois
    L'imminente mort de vingt mille hommes
    Qui, pour une fantaisie et un jeu de gloire,
    Vont vers leurs tombes!

Ainsi la synthèse est accomplie; et Hamlet s'est assimilé pour
sa vie intérieure un fait de la vie extérieure. Claude Bernard
distinguait dans les êtres vivants le milieu intérieur et le
milieu extérieur; l'artiste doit considérer en eux la vie intime
et la vie externe, et nous faire saisir les actions et les
réactions, sans décrire ni discuter.

Or, les émotions ne sont pas continues; elles ont un point
extrême et un point mort. Le cœur éprouve, au moral, une systole
et une diastole, une période de contraction, une période de
relâchement. On peut appeler _crise_ ou _aventure_ le point
extrême de l'émotion. Chaque fois que la double oscillation du
monde extérieur et du monde intérieur amène une rencontre, il y a
une «aventure» ou une «crise». Puis les deux vies reprennent leur
indépendance, chacune fécondée par l'autre.

Depuis la grande renaissance romantique, la littérature a parcouru
tous les moments de la période de relâchement du cœur, toutes
les émotions lentes et passives. A cela devaient aboutir les
descriptions de la vie psychologique et de la vie physiologique
déterminées. A cela aboutira le roman des masses, si on y fait
disparaître l'individu.

Mais la fin du siècle sera peut-être menée par la devise du poète
Walt Whitman: _Soi-Même et en Masse._ La littérature célébrera
les émotions violentes et actives. L'homme libre ne sera pas
asservi au déterminisme des phénomènes de l'âme et du corps.
L'individu n'obéira pas au despotisme des masses, ou il les suivra
volontairement. Il se laissera aller à l'imagination et à son goût
de vivre.

Si la forme littéraire du roman persiste, elle s'élargira sans
doute extraordinairement. Les descriptions pseudo-scientifiques,
l'étalage de psychologie de manuel et de biologie mal digérée en
seront bannis. La composition se précisera dans les parties, avec
la langue; la construction sera sévère; l'art nouveau devra être
net et clair.

Alors le roman sera peut-être un roman d'_aventures_ dans le sens
le plus large du mot, le roman des crises du monde intérieur et
du monde extérieur, l'histoire des émotions de l'individu et des
masses, soit que les hommes cherchent du nouveau dans leur cœur,
dans l'histoire, dans la conquête de la terre et des choses, ou
dans l'évolution sociale.



LA PERVERSITÉ



LA PERVERSITÉ

I


«Vivre, a écrit Ibsen, c'est combattre avec les êtres fantastiques
qui naissent dans les chambres secrètes de notre cœur et de notre
cerveau; être poète, c'est tenir jugement sur soi-même.»

Ces vers sont terribles. Ils disent toute la perversité qui hante
les têtes de notre temps. Je voudrais esquisser ce que j'y vois,
et dire quelques mots sur cette perversité.

Le premier aspect du monde, centralisateur, égoïste et logique,
est la continuité. L'expérience de Weber pourrait se formuler
ainsi: la notion de continuité croît en raison inverse de la
spécialisation tactile. Nous mettons la continuité dans les choses
par la centralisation nerveuse, qui nous donne le continu dans
la quantité et par la généralisation logique, qui nous donne le
continu dans la qualité. Tel est l'aspect simple et extérieur de
l'univers, qui résulte de la position de notre unité au milieu
d'une multiplicité que nous coordonnons.

La spécialisation tactile, la science qui en est comme le
prolongement instrumental, nous apprennent que le monde est en
réalité discontinu. L'espace interstellaire ne diffère de l'espace
intermoléculaire que parce que nous sommes placés entre les deux
et que nous mesurons leurs rapports. La notion de temps qui est
engendrée par celle de l'espace n'est pas plus exacte sous son
premier aspect continu. Il peut y avoir de l'infini entre les
moments d'un temps divisé à l'infini. On perçoit très bien que
le temps psychologique (et le temps astronomique se mesure par
des différences de position dans l'espace) est essentiellement
variable. Notre notion du temps se transforme du sauvage à l'homme
civilisé, de l'enfant à l'adulte, du rêve à la veille.

Ainsi l'aspect dernier du monde, après le perfectionnement des
sens et de la connaissance, est la discontinuité. (Il serait
facile de montrer que qualitativement c'est aussi la notion de
ressemblance qui précède la notion de l'extrême différenciation,
et que là encore s'affirme la loi du passage de l'homogène à
l'hétérogène.)

La vision passionnelle et morale de l'univers s'adapte
successivement aux mêmes points de vue. L'âme est une d'abord, et
qu'elle regarde, raisonne ou désire, elle s'applique tout entière.
La notion de la diversité des objets et de la diversité de ses
propres parties ne lui vient que plus tard. Elle se conçoit alors
sous forme de sensation, de raison, ou de volonté, et accorde
une prépondérance à ses espèces. Si elle réalise des créations
esthétiques, elle les sépare et leur donne à chacune leur domaine;
elle ne produit pas l'homme tout entier, fin et courageux,
aventureux et prudent, comme Odysseus; elle jette sur la scène
un ambitieux, un jaloux, un irrésolu, Macbeth. Othello, Hamlet.
De même que les modernes distinguent dans la gamme des couleurs
des nuances que les anciens n'apercevaient pas, l'âme a fait
aussi son éducation des nuances: là où elle était pourpre, elle
se voit violette, et mauve, et cerise, et orange, et plus elle se
différencie, plus elle donne de valeur à ses molécules.

Le point de départ moral de l'homme est l'égoïsme. C'est le
reflet sentimental de la loi de l'existence, par laquelle
l'être tend à persister dans son être. La perversité morale (et
j'entends perversité en me plaçant au point de vue de la nature)
naît au moment même où l'homme conçoit qu'il y a d'autres êtres
semblables à lui et leur sacrifie une part de son moi. La fleur
douloureuse de cette perversité est le plaisir du sacrifice. Et
si le sacrifice n'est accompli que pour lui-même cette perversité
est absolue: car l'être s'annule dans le but positif du plaisir,
au lieu que l'hédoniste ne se tuait que pour éviter la négation
douleur. Mais si le sacrifice est accompli en vue des autres
hommes, au profit de la masse, si l'être tend à persister dans
d'autres êtres, de la perversité première est sortie une moralité
plus haute, supérieure à la nature même.


II

«Ces êtres fantastiques qui naissent dans les chambres de notre
cœur et de notre cerveau» sont des créations ou des fantômes.
Je vois que l'effroyable perversité de Shakespeare a engendré
dans sa tête Lear, Richard III, Antoine, Caliban, Falstaff,
Miranda, et tant d'autres si divers, qu'il avait voulus tels, et
que l'extrême différenciation de ses passions lui a permis de
projeter tous, après avoir lutté contre eux. Mais je vois que dans
les _Revenants_ le fantôme du père d'Oswald Alving germe dans
le cerveau du fils et l'opprime et le terrifie, et que le fils
succombe à la lutte. Je vois tous les pauvres êtres romantiques
éclos dans la tête de Mme Bovary ou de Frédéric Moreau les
assujettir et les mener à la mort ou au lamentable ennui de la vie.

Car ceux qui ont pu se différencier et cesser d'être eux-mêmes
savent appliquer leur volonté à la création esthétique, ou
l'ignorent, ont engendré les êtres fantastiques, ou sont leur
proie. Le plus terrible fantôme, sans apparence, sans forme, que
rencontre Peer Gynt, le héros d'Ibsen, qui se conçoit sous un
nombre infini de formes imaginaires aussitôt réalisées, répond
quand Peer Gynt lui demande son nom: «Je m'appelle Moi-même.»

On voit très clairement que dans la période que nous traversons
nous sommes _soumis_ aux fantômes de l'hérédité ou de l'extrême
littérature. Car notre volonté ne sait plus s'appliquer aux
choses extérieures, ni projeter les êtres qui naissent en nous.
Les poètes regardent passer l'action, et la regrettent,--mais ils
n'agissent pas. Le prince Florimond voyait s'enfuir le char où
se rouillaient ses glaives; la Belle au Bois Dormant sommeille
sous des berceaux d'épines neuf fois entrelacés; le plongeur
regarde passer le long des parois de sa cloche de verre, tiédie
par la vie ambiante, les pendules vivants de la mer. Et Florimond
reste prisonnier des fleurs victorieuses; et les haies de ronces
empêchent la Belle d'allonger sa main; et la vitre des serres
chaudes et des cloches de verre arrête en buée l'haleine de ceux
qui voudraient galoper par la forêt ou secouer les vagues. Et M.
Maurice Maeterlinck nous dit: «J'aurais voulu agir--mais à quoi
bon--la mort est là, tout de suite, qui anéantit l'activité.
Voyez, elle est parmi les aveugles, dans cette île de la vie,
entourée par la mer inconnue et montante, où ils sont arrivés
d'étranges pays; et quand l'action humaine est partie (--nous ne
reviendrons plus--) sur le vaisseau de guerre, l'intruse est venue
au milieu des sept princesses. Ayez pitié de nous! car la mort est
proche, et nous n'osons étendre la main, de peur de la toucher.»


III

Imaginons donc un être dont le cerveau soit hanté de fantômes
qui ont une tendance à la réalité, comme les images ont une
tendance hallucinatoire, et qui, en même temps, ne soit pas
encore doué de la volonté nécessaire pour agir, ou pour projeter
ses fantômes après avoir lutté contre eux. Je pense que cet
être n'est pas rare, et qu'il représente même un moment de
l'évolution intellectuelle de beaucoup d'artistes de notre temps.
L'intelligence et l'esthétique intérieure se forment bien plus tôt
que la volonté. Pour produire une œuvre d'art, il faut que la
volonté ait atteint son développement. Auparavant les créations
ou les fantômes de l'artiste, puisqu'il ne peut pas encore les
réaliser esthétiquement, s'interposeront entre lui et la société,
l'isoleront du monde, ou il les introduira dans l'univers, à la
manière de Don Quichotte, qui n'a point d'autre folie que celle-là.

Cet être m'apparaît nettement dans l'_Écornifleur_ de Jules Renard.

L'Écornifleur est un jeune homme dont le cerveau est peuplé de
littérature. Rien pour lui ne se présente comme un objet normal.
Il voit le XVIIIe siècle à travers Goncourt, les ouvriers à
travers Zola, la société à travers Daudet, les paysans à travers
Balzac et Maupassant, la mer à travers Michelet et Richepin. Il
a beau regarder la mer, il n'est jamais au niveau de la mer.
S'il aime, il se rappelle les amours littéraires. S'il viole, il
s'étonne de ne pas violer comme en littérature. Sa tête est pleine
de fantômes.

Il apporte ces fantômes dans un ménage bourgeois. Jamais il
ne sera au niveau de ce ménage, ni le ménage au sien. Il veut
intéresser des gens qu'il voit déformés, et il les déforme pour
les obliger à l'intéresser. Il se doit à sa littérature de traiter
le mari en Homais, la femme en Mme Bovary, et de violer la nièce
par un beau jour d'été. Entre temps, il vit aux crochets de la
famille--car l'Écornifleur est pauvre de nature.

Mais la volonté manque à ses créations. Il est encore trop
lui-même. Il rencontre le même être que Peer Gynt. Il a pitié
et peur du mari. Le baiser soudain de la femme l'effare, et
il se sent dans une action réelle sans soutien littéraire. La
jeune fille forcée pousse des cris, souffre, se lamente--et les
fantômes de son cerveau n'étaient pas ainsi. L'Écornifleur cède
devant lui-même; il ne sait pas réaliser dans la vie les êtres
fantastiques qui ont poussé dans sa tête; il faut qu'il attende le
jour où sa volonté formée les projettera dans l'art.

Un pouce de plus à son vouloir, et c'est Chambige. Un pouce de
moins, et c'est Poil-de-Carotte. Un peu plus d'énergie dans
l'action, et il est criminel. Un peu moins d'extériorisation, et
le pauvre enfant se plaint de ne pas être compris.

Et comme ce roman est bien celui des _crises_! L'être fantastique
conçu par l'Écornifleur est arrivé à sa pleine croissance,
il voit la femme qu'il se doit d'aimer; il va descendre à sa
chambre, au milieu de la nuit; déjà elle a les jambes levées. Mais
l'_aventure_ ne se produit pas; la femme ne l'attend pas--elle
dort--les portes seront fermées--l'Écornifleur sera pieds nus et
ridicule.--Il lit des vers en élevant son âme jusqu'au fumivore;
le miracle va se produire; on écoutera ses poèmes comme il conçoit
qu'on les écoute: le mari fait vibrer son couteau dans une rainure
de la table et dit: «C'est fini?»

Dans un roman fantastique comme Macbeth ou Hamlet, la crise
appelle l'aventure; l'état intérieur du personnage projette le
fantôme ou l'événement extérieur. Le pauvre Écornifleur ne trouve
jamais les aventures qu'il s'imaginait, quand elles étaient des
crises.

Ainsi la perversité de l'Écornifleur ne va pas jusqu'à pousser
ses fantômes dans la vie, ni son esthétique à se contenter de les
créer dans l'art. Il est heureusement égoïste. Il se rencontre sur
son chemin et recule. Il n'a pas encore pour ses créations assez
de pitié pour se soumettre à elles, et souffrir pour qu'elles
vivent.

La littérature a fait naître des êtres terribles dans les chambres
secrètes de son cœur et de son cerveau. Mais il est devenu poète;
et dans ce livre il a tenu jugement sur lui-même.



LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE



V

LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE


J'ai fait un livre où il y a des masques et des figures couvertes;
un roi masqué d'or, un sauvage au mufle de fourrure, des routiers
italiens à la face pestiférée et des routiers français avec des
faux visages, des galériens heaumés de rouge, des jeunes filles
subitement vieillies dans un miroir, et une singulière foule de
lépreux, d'embaumeuses, d'eunuques, d'assassins, de démoniaques
et de pirates, entre lesquels je prie le lecteur de penser que
je n'ai aucune préférence, étant certain qu'ils ne sont point
si divers. Et afin de le montrer plus clairement je n'ai pris
nulle garde à leur mascarade pour les accoupler dans la chaîne de
leurs histoires: car on les trouve liées parce qu'elles furent
semblables ou contraires. Si vous en êtes étonnés je dirai
volontiers que la différence et la ressemblance sont des points de
vue. Nous ne savons pas distinguer un Chinois d'un autre Chinois,
mais les bergers retrouvent leurs moutons à des signes qui nous
sont invisibles. Et pour une fourmi les autres fourmis paraissent
aussi diverses que nos prêtres, nos soldats et nos marchands. Si
les microbes sont doués de la plus faible conscience, ils ont des
nuances par où ils se connaissent. Nous ne sommes pas les seuls
individus de cet univers. Ainsi que dans le langage, les phrases
se séparent peu à peu des périodes, et les mots se libèrent des
phrases pour prendre leur indépendance et leur couleur, nous nous
sommes graduellement différenciés en une série de _moi_ de valeur
bien relative. Car une couple de siècles effacent tout cela, et
nous ne saurions dire les marques dont se servaient les Athéniens
pour comparer le style d'Aristophane à la manière d'Eupolis. Pour
un observateur venu d'un autre monde, mes embaumeuses et mes
pirates, mon sauvage et mon roi n'auraient aucune variété. Si par
une certaine convention on supposait à ce visiteur supérieur la
vue bornée d'un artiste en même temps que la généralisation d'un
savant, voici probablement ce qu'il dirait après avoir pris une
connaissance exacte de nos sociétés d'êtres animés:

«Je remarque chez les hommes un nombre d'actes instinctifs et
imperfectibles puisqu'ils les accomplissent depuis une dizaine
de milliers d'années. Vous avez coutume de broyer le grain, de
pétrir la farine avec de l'eau, d'y mêler de la levure de bière
et d'en faire une pâte que vous rôtissez jusqu'à ce qu'elle soit
dorée. Depuis qu'il y a des hommes, ils mangent du pain et le
goût n'en est pas devenu amer. Vous appliquez avec persistance le
feu à la plupart de vos aliments. Les abeilles ne construisent
pas avec moins d'obstination leurs rayons géométriques de cire
et c'est ainsi que les fourmis portent à des heures fixées leurs
œufs transparents au soleil. Je ne saisis pas très bien la nuance
qu'il peut y avoir entre le char de guerre du roi Agamemnôn et un
fiacre de la Compagnie des Petites-Voitures. Il faut classer dans
la même catégorie les feux successifs qui annoncèrent en Grèce
l'incendie de Troie avec le télégraphe de M. Hughes. Le fusil à
répétition et la flèche à pointe de silex sont des moyens bien
semblables d'un même instinct. J'estime infiniment au-dessus des
exceptions pratiques ou intellectuelles que vous pouvez apercevoir
un morceau de pain à croûte brune retrouvé dans un sarcophage
d'Égypte ou une humble écuelle phénicienne, pareille à celles que
tournent encore pour vous les potiers de Provence. Une telle force
de tradition et d'instinct représente peut-être l'unique chance
qu'a la race humaine de laisser d'elle quelque souvenir à travers
l'universelle destruction des choses; car la terre n'a même pas
conservé les monuments de vos anthropopithèques.

«Malgré le sens exquis des différences que vous entretenez avec
un souci d'artiste, l'un de vous a dit que l'homme est un animal
sociable. Votre congrégation en cités, provinces et nations n'a
donc rien de bien spécialisé; car les monères, qui sont les
plus simples des êtres faits de protoplasma, n'ont pas d'autres
habitudes. Et ces monères entretiennent une grande justice dans
la distribution de leur nourriture. Tout ce que mange l'une
d'elles est également réparti entre les autres. Lorsqu'une monère
est lassée de la colonie, il lui suffit de couper les filaments
qui la réunissaient à son peuple. Les autres individus ne la
poursuivent et ne la punissent jamais. Elle va flotter vers des
eaux nouvelles, parmi les monères libres que vos savants nomment,
je crois, _saprophytes_. Je respecte infiniment ces vénérables
monères, dont l'organisation primitive réalise le type de la vie
parfaite dans une société.

«Quoique vos psychologues aient divisé vos passions en des
bandelettes légères de nuances extrêmement délicates, leur jeu
me semble borné, en somme, au peu d'actes nécessaires à la
conservation de vos espèces.

«En adoptant le point de vue moral que vous affectionnez, on
ne saurait donner de réelle supériorité au plus subtil de vos
philosophes sur un petit globule de pus. Ces globules blancs
sont des éléments libres qui ont autant de facultés de choix.
Ils préfèrent les substances chimiques selon les mêmes lois que
vous trouvez plus d'agrément aux choses. Si la sensation humaine
est comme le logarithme de l'excitation, le goût des globules
blancs pour les proportions différentes des cultures ou des
solutions qu'on leur présente varie dans la même mesure. Vos
globules ont des individualités très fines, et il est possible
d'en faire, grâce à votre belle faculté de l'habitude qui les
mithridatise pour certains poisons, des automates bien semblables
à ceux que votre Pascal voulait construire en donnant la foi aux
êtres rationnels. La spécialisation de vos connaissances inspire
beaucoup de respect pour les individus qui vous composent. Il
faut tenir en considération l'idiosyncrasie d'un bâtonnet nerveux
de votre rétine ou d'un corpuscule de Paccini. Les fibres de
Corti sont les dégustatrices de vos affections musicales; et vos
cellules bipolaires ont droit d'interdiction sur les vibrations
qui leur déplaisent. Vous n'aimez les choses et vous ne les
haïssez qu'en raison de l'élection d'une majorité de petites
individualités dissemblables. Vos actions sont soumises à un
infini d'intermédiaires.

«Ces dernières réflexions, qui me coûtent un peu d'effort, puisque
je ne saisis guère bien que l'unité, le continu et le général,
peuvent vous être de quelque utilité. Par un retour aisé, vous
apprécierez mieux le rôle des éléments de vos associations. Dans
la ville d'Athènes, les sycophantes et les gardiens des mœurs,
avec les marchands de femmes, détenaient assez noblement les
fonctions d'élimination d'une cité où les habitants montraient
toutes les parties de leur corps. On pouvait librement se destiner
à de telles professions. Il n'était pas impossible aux chefs du
peuple de s'y adapter. C'est pourquoi Aristophane nous montre
Cléon, après son passage aux affaires publiques, vêtu d'une robe
verte et vendant des boudins parmi les garçons baigneurs. Je
suis enchanté de ce crieur de saucisses près d'une maison infâme
d'Athènes, et des filles de joie qui trempaient leurs doigts au
Pirée dans la sauce de ses tripes. A un tel point de vue, vos
ruffians ne semblent ni moins utiles ni moins respectables que le
chef de l'État.

       *       *       *       *       *

«Saisissez donc les différences charmantes par votre imagination,
mais apprenez à les confondre en la continuité des ressemblances,
qui font les lois explicatives, par l'exercice de votre raison. Ne
donnez pas plus de foi à ceux qui vous montrent la discontinuité
ou les différences individuelles, ou la liberté dans l'univers,
qu'à ceux qui vous exposent sa continuité ou ses lois nécessaires.
Souvenez-vous que vos mathématiques, fondées sur la continuité
dans le temps, l'espace et le nombre, suffisent à calculer des
mouvements d'atomes, qui sont des tourbillons discontinus.
Imaginez que la ressemblance est le langage intellectuel des
différences, que les différences sont le langage sensible de la
ressemblance. Sachez que tout en ce monde n'est que signes, et
signes de signes.

«Si vous pouvez supposer un Dieu qui ne soit pas votre personne
et une parole qui soit bien différente de la vôtre, concevez
que Dieu parle: alors l'univers est son langage. Il n'est pas
nécessaire qu'il nous parle. Nous ignorons à qui il s'adresse.
Mais ses choses tentent de nous parler à leur tour, et nous, qui
en faisons partie, nous essayons de les comprendre sur le modèle
même que Dieu a imaginé de les proférer. Elles ne sont que des
signes, et des signes de signes. Ainsi que nous-mêmes, ce sont les
masques de visages éternellement obscurs. Comme les masques sont
le signe qu'il y a des visages, les mots sont le signe qu'il y a
des choses. Et ces choses sont des signes de l'incompréhensible.
Nos sens perfectionnés nous permettent de les disjoindre et
notre raisonnement les calcule sous une forme continue, sans
doute parce que notre grossière organisation centralisatrice est
une sorte de symbole de la faculté d'unir du Centre Suprême. Et
comme tout ici-bas n'est que collection d'individus, cellules,
ou atomes, sans doute l'Être qu'on peut supposer n'est que la
parfaite collection des individus de l'Univers. Lorsqu'il raisonne
les choses, il les conçoit sous la ressemblance: lorsqu'il les
imagine, il les exprime sous la diversité.

«S'il est vrai que Dieu calcule des possibles, on doit ajouter
qu'il parle des réels; nous sommes ses propres mots arrivés à
la conscience de ce qu'ils portaient en eux, essayant de nous
répondre, de lui répondre; désunis, puisque nous sommes des mots,
mais joints dans la phrase de l'univers, jointe elle-même à la
glorieuse période qui est une en Sa pensée.»

Telle serait peut-être la péroraison de cet observateur, dont
l'examen et le langage sont des hypothèses, mais qui suffisent à
excuser la composition de mon livre.



LE RIRE



LE RIRE

I


Edgar Poe a écrit dans un conte que personne n'a voulu traduire:
«Savez-vous qu'à Sparte (qui est aujourd'hui Palaeochori), à
l'ouest de la citadelle, parmi un chaos de ruines à peine visibles
émerge un socle où on peut encore lire les lettres ΛΑΣΜ? C'est
évidemment la mutilation de ΓΕΛΑΣΜΑ. Or à Sparte mille temples et
autels étaient consacrés à mille divinités diverses. N'est-il pas
étrange que la stèle du RIRE ait survécu à toutes les autres?»

J'imaginerais volontiers que la lointaine postérité ne retiendra,
au milieu des décombres littéraires de notre temps, que deux ou
trois excellentes plaisanteries. On ne retrouve plus sur les rives
de l'Eurotas cette lourde et lugubre monnaie de fer dont les
Lacédémoniens se servaient pesamment. Leurs dieux ont disparu et
il devait y en avoir de fort célèbres. Sans doute les offrandes
que les Doriens firent au dieu Rire étaient payées avec ces
pièces graves. Semblablement de quelle grosse monnaie de romans
aurons-nous acheté les petits livres qui émergeront peut-être
de notre océan de papier noirci. Quand les dieux septentrionaux
se seront écroulés, quelques milliers d'années après les dieux
de Grèce et d'Italie, on ne retirera même pas de nos ruines le
socle du dieu Rire, et il faudra s'en aller en Chine pour admirer
l'idole en bois de la Miséricorde.


II

Le rire est probablement destiné à disparaître. On ne voit pas
bien pourquoi, entre tant d'espèces animales éteintes, le tic
de l'une d'elles persisterait. Cette grossière preuve physique
du sens qu'on a d'une certaine inharmonie dans le monde devra
s'effacer devant le scepticisme complet, la science absolue, la
pitié générale et le respect de toutes choses.

Rire, c'est se laisser surprendre par une négligence des lois: on
croyait donc à l'ordre universel et à une magnifique hiérarchie de
causes finales? Et quand on aura attaché toutes les anomalies à un
mécanisme cosmique, les hommes ne riront plus. On ne peut rire que
des individus. Les idées générales n'affectent pas la glotte.

Rire, c'est se sentir supérieur. Quand nous ferons à genoux,
dans les carrefours, des confessions publiques, quand nous nous
humilierons pour mieux pouvoir aimer, le grotesque sera au-dessus
de nous. Et ceux qui auront apprécié l'identique valeur, en dehors
de toute relativité, de leur moi et d'une cellule composante ou
solitaire, sans comprendre les choses, les respecteront. La
reconnaissance de l'égalité entre tous les individus de l'univers
ne fera pas hausser les lèvres sur les canines.

Voici comment on pourra interpréter dans ce temps un jeu aboli du
visage:

«Cette espèce de contraction des muscles zygomatiques était le
propre de l'homme. Elle lui servait à indiquer en même temps son
peu d'intelligence pour le système du monde et sa persuasion qu'il
était supérieur au reste.»

La religion, la science et le scepticisme du temps futur ne
contiendront qu'une faible partie de nos pénibles idées sur
ces matières. Il est certain toutefois que la contraction des
muscles zygomatiques n'y aura point de place. J'aimerais donc à
désigner à ceux qui s'éprendront des choses d'autrefois l'œuvre
qui excita dans notre époque barbare la plus grande somme de ce
rire disparu. Je sais qu'on s'étonnera de la bouche convulsée,
des yeux larmoyants, des épaules secouées, du ventre saccadé,
ainsi que nous nous étonnons nous-mêmes pour les singuliers usages
des premiers hommes; mais je supplie les personnes éclairées de
réfléchir au grand intérêt que présente un document historique, de
quelque ordre qu'il soit.


III

Quand le rire, donc, aura disparu, on en trouvera une
représentation complète dans les œuvres de Georges Courteline.

Cette représentation du rire sera complète, car elle unit le
comique des anciens à la variété d'hilarité qui fut spéciale au
dix-neuvième siècle.

Nous ne savons pas depuis quand l'incohérence dans la vision des
choses amenée par la confusion du langage ou de l'intelligence
excite la gaieté des hommes.

Avant l'ère chrétienne déjà le Carthaginois de Plaute réjouissait
le public quand les deux Romains jugeaient par son baragouin
_Mebarbocca_ qu'il devait se plaindre d'avoir mal à la bouche.
Il n'est pas moins plaisant d'entendre Piégelé, dans le rôle de
Roland, répéter: _Salut aux nez creux_, lorsqu'on lui souffle:
_Salut, ô mes preux._ La farce des deux esclaves qui interprètent
un oracle inintelligible dans les _Chevaliers_, d'Aristophane,
n'est pas très différente de celle des deux dragons qui examinent
sur le quai d'Orsay l'obscur problème du numéro 26, où demeure
Marabout. Le père Soupe fait cuire son chocolat, se lave les
pieds, va accomplir ses petits besoins avec l'innocente naïveté de
Strepsiade, et raisonne un peu comme lui.

Cependant la distinction essentiellement moderne entre le sujet et
l'objet nous permet un rire particulier. Le dialogue qu'imaginait
Ésope entre un renard et un masque de théâtre n'était pas comique.
On pouvait supposer, même avec mélancolie, que des pierres et
des arbres suivaient un musicien qui jouait de la lyre. Mais les
gens du dix-neuvième siècle rient du Jack, de Mark Twain, qui
attend sous un soleil brûlant qu'une tortue de Palestine veuille
bien se mettre à chanter. Ils rient encore si Courteline leur
raconte qu'un fou essaie de faire de mauvaises plaisanteries à des
fromages mous. Ils rient toujours du récit suivant:

_Voyage aux îles Bermudes._--Aux îles Bermudes on ne trouve pas
d'insecte ou de quadrupède digne d'être mentionné. Les habitants
prétendent que leurs araignées sont grandes. Je n'en ai pas vu
qui dépassât les dimensions d'une assiette à soupe ordinaire.--Un
matin, le révérend L..., qui voyageait avec moi entra dans ma
chambre, une bottine à la main.

--Cette bottine est à vous? dit-il.

--Oui, répondis-je.

--J'en suis heureux, reprit-il. Figurez-vous que je viens de
rencontrer une araignée qui l'emportait.

Le lendemain, au point du jour, cette même araignée soulevait ma
fenêtre à tabatière afin de venir prendre ma chemise.

--Elle a emporté votre chemise?

--Non.

--Comment avez-vous pu voir qu'elle venait l'emporter?

--Je l'ai vu dans son œil.

J'ai cité cette simple anecdote parce qu'elle semble révéler les
deux faces du rire.

Première face: Nous nous étonnons de voir un insecte classé
avec des quadrupèdes et nous sommes vivement frappés de la
contradiction qu'il y a entre la grandeur des araignées que nous
connaissons et celle d'une paire de bottines ordinaires.

Deuxième face: L'absurdité de supposer dans une araignée
l'intention préméditée de prendre des objets dont nous nous
servons seuls, et d'imaginer qu'on a vu cette disposition dans son
œil (ce qui nous ramène à la première face) excite notre hilarité.

Et je dis que dans notre temps cette seconde forme du comique
nous affecte spécialement. Les hommes ont pris conscience de
leur moi avec excès. La simple idée qu'on pourrait attribuer
à un objet ou à une bête les habitudes personnelles de l'âme
humaine leur apparaît grotesque. Courteline nous a montré le
capitaine Hurluret, qui menace de se changer en moulin à café ou
en saladier; et Lahrier promet à Soupe d'opérer sur lui une vague
métamorphose du même genre. Les personnages des _Mille et une
nuits_ craignaient ces choses qui se produisaient volontiers à une
époque où la personnalité de l'homme n'avait pas été violemment
séparée des objets par Kant. Aujourd'hui le moi glorieux se moque
de cette vaine parodie.

Fréquemment on trouvait autrefois, dans les asiles, des fous
accroupis qui se croyaient pots d'argile et d'autres qui,
s'imaginant fromages de Cordoue, vous offraient, le couteau
à la main, une tranche de leur mollet; d'autres encore, qui
fumaient comme des théières, moussaient comme des bouteilles de
champagne, se pliaient comme une chemise fraîchement blanchie.
Les statistiques nous apprennent que cette folie est devenue
extrêmement rare. Il n'en faut pas chercher d'autre cause que le
progrès de la conscience. Même les fous ont de la personnalité une
trop haute idée.


IV

Les biographes du poète américain Walt Whitman disent que personne
ne le vit rire une seule fois dans sa vie. C'était un homme doux
et gai, qui comprenait toutes choses. Les anomalies n'étaient pas
pour lui des miracles de l'absurde. Il ne se croyait supérieur à
aucun être. On peut mettre aux deux termes de l'humanité Philémon,
qui mourut de rire en voyant un âne manger des figues, et ce grand
poète Walt Whitman. Notez que Philémon ne rit avec tant d'excès
que parce qu'il était certain d'être supérieur à un âne, étant
poète, et que cet âne, si différent de Philémon, mangeait le
même dessert que lui. Nous avons un portrait de Walt Whitman où
ce vieux poète paralysé, le visage grave, seconde l'erreur d'un
papillon qui s'est posé sur son bras comme sur un tronc d'arbre
mort.

Les tics de l'humanité ne sont pas immuables. Même les dieux
changent quelquefois. On a déjà changé de manière de rire; sachez
avec constance prévoir un âge où l'on ne rira plus. Ceux qui
voudront modeler leur visage sur cette contraction s'imagineront
très bien ce que pouvait être une habitude disparue en lisant les
livres de Georges Courteline. Que ceux qui veulent rire maintenant
se hâtent de se réjouir. Nous n'en sommes pas encore à chercher le
socle du dieu Rire au milieu des ruines. Le dieu Rire habite parmi
nous. Quand nos statues seront tombées, nos coutumes abolies,
quand les hommes compteront les années dans une ère nouvelle, ils
se diront de celui qui sut nous rendre si joyeux cette simple
légende:

«C'était une charmante petite divinité, fine et bonne, qui vivait
dans Montmartre. Elle avait tant de grâce que les gros mots,
cherchant un sanctuaire indestructible, le trouvèrent dans son
œuvre.»



L'ART DE LA BIOGRAPHIE



L'ART DE LA BIOGRAPHIE


La science historique nous laisse dans l'incertitude sur les
individus. Elle ne nous révèle que les points par où ils furent
attachés aux actions générales. Elle nous dit que Napoléon était
souffrant le jour de Waterloo, qu'il faut attribuer l'excessive
activité intellectuelle de Newton à la continence absolue de son
tempérament, qu'Alexandre était ivre lorsqu'il tua Klitos et que
la fistule de Louis XIV put être la cause de certaines de ses
résolutions. Pascal raisonne sur le nez de Cléopâtre, s'il eût été
plus court, ou sur un grain de sable dans l'urèthre de Cromwell.
Tous ces faits individuels n'ont de valeur que parce qu'ils ont
modifié les événements ou qu'ils auraient pu en dévier la série.
Ce sont des causes réelles ou possibles. Il faut les laisser aux
savants.

L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que
l'individuel, ne désire que l'unique. Il ne classe pas; il
déclasse. Pour autant que cela nous occupe, nos idées générales
peuvent être semblables à celles qui ont cours dans la planète
Mars et trois lignes qui se coupent forment un triangle sur tous
les points de l'univers. Mais regardez une feuille d'arbre, avec
ses nervures capricieuses, ses teintes variées par l'ombre et le
soleil, le gonflement qu'y a soulevé la chute d'une goutte de
pluie, la piqûre qu'y a laissé un insecte, la trace argentée du
petit escargot, la première dorure mortelle qu'y marque l'automne;
cherchez une feuille exactement semblable dans toutes les grandes
forêts de la terre: je vous mets au défi. Il n'y a pas de science
du tégument d'une foliole, des filaments d'une cellule, de la
courbure d'une veine, de la manie d'une habitude, des crochets
d'un caractère. Que tel homme ait eu le nez tordu, un œil plus
haut que l'autre, l'articulation du bras noueuse; qu'il ait eu
coutume de manger à telle heure un blanc de poulet, qu'il ait
préféré le Malvoisie au Château-Margaux, voilà qui est sans
parallèle dans le monde. Aussi bien que Socrate, Thalès aurait pu
dire ΓΝΩΘΙ ΣΕΑΥΤΟΝ; mais il ne se serait pas frotté la jambe dans
la prison de la même manière, avant de boire la ciguë. Les idées
des grands hommes sont le patrimoine commun de l'humanité: chacun
d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries. Le livre qui
décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une œuvre d'art
comme une estampe japonaise où on voit éternellement l'image d'une
petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour.

Les histoires restent muettes sur ces choses. Dans la rude
collection de matériaux qui fournissent les témoignages, il
n'y a pas beaucoup de brisures singulières et inimitables. Les
biographes anciens surtout sont avares. N'estimant guère que
la vie publique ou la grammaire, ils nous transmirent sur les
grands hommes leurs discours et les titres de leurs livres.
C'est Aristophane lui-même qui nous a donné la joie de savoir
qu'il était chauve, et si le nez camard de Socrate n'eût servi
à des comparaisons littéraires, si son habitude de marcher les
pieds déchaussés n'eût fait partie de son système philosophique
de mépris pour le corps, nous n'aurions conservé de lui que ses
interrogatoires de morale. Les commérages de Suétone ne sont que
des polémiques haineuses. Le bon génie de Plutarque fit parfois
de lui un artiste; mais il ne sut pas comprendre l'essence de son
art, puisqu'il imagina des «parallèles»--comme si deux hommes
proprement décrits en tous leurs détails pouvaient se ressembler!
On est réduit à consulter Athénée, Aulu-Gelle, des scoliastes, et
Diogène Laërce, qui crut avoir composé une espèce d'histoire de la
philosophie.

Le sentiment de l'individuel s'est développé davantage dans les
temps modernes. L'œuvre de Boswell serait parfaite s'il n'avait
jugé nécessaire d'y citer la correspondance de Johnson et des
digressions sur ses livres. Les «Vies des personnes éminentes»
par Aubrey sont plus satisfaisantes. Aubrey eut, sans aucun
doute, l'instinct de la biographie. Comme il est fâcheux que le
style de cet excellent antiquaire ne soit pas à la hauteur de sa
conception! Son livre eût été la récréation éternelle des esprits
avisés. Aubrey n'éprouva jamais le besoin d'établir un rapport
entre des détails individuels et des idées générales. Il lui
suffisait que d'autres eussent marqué pour la célébrité les hommes
auxquels il prenait intérêt. On ne sait point la plupart du temps
s'il s'agit d'un mathématicien, d'un homme d'État, d'un poète,
ou d'un horloger. Mais chacun d'eux a son trait unique, qui le
différencie pour jamais parmi les hommes.

Le peintre Hokusaï espérait parvenir, lorsqu'il aurait cent dix
ans, à l'idéal de son art. A ce moment, disait-il, tout point,
toute ligne tracés par son pinceau seraient vivants. Par vivants,
entendez individuels. Rien de plus semblable que des points et
des lignes: la géométrie se fonde sur ce postulat. L'art parfait
de Hokusaï exigeait que rien ne fût plus différent. Ainsi l'idéal
du biographe serait de différencier infiniment l'aspect de deux
philosophes qui ont inventé à peu près la même métaphysique. Voilà
pourquoi Aubrey, qui s'attache uniquement aux hommes, n'atteint
pas la perfection, puisqu'il n'a pas su accomplir la miraculeuse
transformation qu'espérait Hokusaï de la ressemblance en la
diversité. Mais Aubrey n'était pas parvenu à l'âge de cent dix
ans. Il est fort estimable néanmoins, et il se rendait compte de
la portée de son livre. «Je me souviens, dit-il, dans sa préface
à Anthony Wood, d'un mot du général Lambert--_that the best of
men are but men at the best_--ce dont vous trouverez divers
exemples dans cette rude et hâtive collection. Aussi ces arcanes
ne devront-ils être exposés au jour que dans environ trente ans.
Il convient en effet que l'auteur et les personnages (semblables à
des nèfles) soient pourris auparavant.»

On pourrait découvrir chez les prédécesseurs d'Aubrey quelques
rudiments de son art. Ainsi Diogène Laërce nous apprend
qu'Aristote portait sur l'estomac une bourse de cuir pleine
d'huile chaude, et qu'on trouva dans sa maison, après sa mort,
quantité de vases de terre. Nous ne saurons jamais ce qu'Aristote
faisait de toutes ces poteries. Et le mystère en est aussi
agréable que les conjectures auxquelles Boswell nous abandonne
sur l'usage que faisait Johnson des pelures sèches d'orange qu'il
avait coutume de conserver dans ses poches. Ici Diogène Laërce se
hausse presque au sublime de l'inimitable Boswell. Mais ce sont
là de rares plaisirs. Tandis qu'Aubrey nous en donne à chaque
ligne. Milton, nous dit-il, «prononçait la lettre R très dure».
Spenser «était un petit homme, portait les cheveux courts, une
petite collerette et des petites manchettes». Barclay «vivait en
Angleterre à quelque époque _tempore R. Jacobi_. C'était alors un
homme vieux, à barbe blanche, et il portait un chapeau à plume,
ce qui scandalisait quelques personnes sévères». Érasme «n'aimait
pas le poisson, quoique né dans une ville poissonnière». Pour
Bacon «aucun de ses serviteurs n'osait apparaître devant lui sans
bottes en cuir d'Espagne; car il sentait aussitôt l'odeur du cuir
de veau, qui lui était désagréable». Le docteur Fuller «avait
la tête si fort en travail que, se promenant et méditant avant
dîner, il mangeait un pain de deux sous sans s'en apercevoir».
Sur Sir William Davenant, il fait cette remarque: «J'étais à
son enterrement; il avait un cercueil de noyer. Sir John Denham
assura que c'était le plus beau cercueil qu'il eût jamais vu.»
Il écrit à propos de Ben Johnson: «J'ai entendu dire à M. Lacy,
l'acteur, qu'il avait coutume de porter un manteau pareil à un
manteau de cocher, avec des fentes sous les aisselles.» Voici
ce qui le frappe chez William Prinne: «Sa manière de travailler
était telle. Il mettait un long bonnet piqué qui lui tombait d'au
moins 2 ou 3 pouces sur les yeux et qui lui servait d'abat-jour
pour protéger ses yeux de la lumière, et toutes les 3 heures
environ, son domestique devait lui apporter un pain et un pot
d'ale pour lui refociller ses esprits; de sorte qu'il travaillait,
buvait, et mâchonnait son pain, et ceci l'entretenait jusqu'à
la nuit où il faisait un bon souper.» Hobbes devint très chauve
dans sa vieillesse; pourtant, dans sa maison, il avait coutume
d'étudier nu-tête, et disait qu'il ne prenait jamais froid, mais
que son plus grand ennui était d'empêcher les mouches de venir
se poser sur sa calvitie. Il ne nous dit rien de _l'Oceana_ de
John Harrington, mais nous raconte que l'auteur «Ao. Dni. 1660,
fut envoyé prisonnier à la Tour, où on le garda, puis à Portsey
Castle. Son séjour dans ces prisons (étant un gentilhomme de haut
esprit et de tête chaude) fut la cause procatarctique de son
délire ou de sa folie qui ne fut pas furieuse--car il causait
assez raisonnablement et il était de société fort plaisante; mais
il lui vint la fantaisie que sa sueur se changeait en mouches et
parfois en abeilles, _ad cetera sobrius_; et il fit construire une
maisonnette versatile en planches dans le jardin de Mr. Hart (en
face St. James's Park) pour en faire l'expérience. Il la tournait
au soleil et s'asseyait en face; puis il faisait apporter ses
queues de renard pour chasser et massacrer toutes les mouches et
abeilles qu'on y découvrirait; ensuite il fermait les châssis.
Or il ne faisait cette expérience que dans la saison chaude, de
façon que quelques mouches se dissimulaient dans les fentes et
dans les plis des draperies. Au bout d'un quart d'heure peut-être,
la chaleur faisait sortir de leur trou une mouche, ou deux, ou
davantage. Alors il s'écriait: «Ne voyez-vous pas clairement
qu'elles sortent de moi?»

Voici tout ce qu'il nous dit de Meriton. «Son vrai nom était Head.
M. Bovey le connaissait bien. Né en... Était libraire dans Little
Britain. Il avait été parmi les bohémiens. Il avait l'air d'un
coquin avec ses yeux goguelus. Il pouvait se changer en n'importe
quelle forme. Fit banqueroute 2 ou 3 fois. Fut enfin libraire,
ou vers sa fin. Il gagnait sa vie par ses griffonnages. Il était
payé 20 sh. la feuille. Il écrivit plusieurs livres: _the English
Rogue_, _the Art of Wheadling_, etc. Il fut noyé en allant à
Plymouth par la pleine mer vers 1676, étant âgé d'environ 50 ans.»

Enfin il faut citer sa biographie de Descartes:


MEUR RENATUS DES CARTES

«Nobilis Gallus, Perroni Dominus, summus Mathematicus et
Philosophus, natus Turonum, pridie Calendas Aprilis 1596. Denatus
Holmiæ, Calendis Februarii, 1650. (Je trouve cette inscription
sous son portrait par C. V. Dalen.) Comment il passa son temps
en sa jeunesse et par quelle méthode il devint si savant, il
le raconte au monde en son traité intitulé de la Méthode. La
Société de Jésus se glorifie que l'ordre ait eu l'honneur de son
éducation. Il vécut plusieurs années à Egmont (près la Haye), d'où
il data plusieurs de ses livres. C'était un homme trop sage pour
s'encombrer d'une femme; mais, étant homme, il avait les désirs
et appétits d'un homme; il entretenait donc une belle femme de
bonne condition qu'il aimait, et dont il eut quelques enfants
(je crois 2 ou 3). Il serait fort surprenant qu'issus des reins
d'un tel père ils n'eussent point reçu une belle éducation. Il
était si éminemment savant que tous les savants lui rendaient
visite et beaucoup d'entre eux le priaient de leur montrer ses
.. d'instruments (à cette époque, la science mathématique était
fortement liée à la connaissance des instruments, et, ainsi que
le disait Sr. H. S., à la pratique des tours). Alors il tirait un
petit tiroir sous la table et leur montrait un compas dont l'une
des branches était cassée; et puis, pour règle, il se servait
d'une feuille de papier pliée en double.»

Il est clair qu'Aubrey a eu la conscience parfaite de son travail.
Ne croyez pas qu'il ait méconnu la valeur des idées philosophiques
de Descartes ou de Hobbes. Ce n'est pas là ce qui l'intéressait.
Il nous dit fort bien que Descartes lui-même a exposé sa méthode
au monde. Il n'ignore pas que Harvey découvrit la circulation
du sang; mais il préfère noter que ce grand homme passait ses
insomnies à se promener en chemise, qu'il avait une mauvaise
écriture, et que les plus célèbres médecins de Londres n'auraient
pas donné six sous d'une de ses ordonnances. Il est sûr de nous
avoir éclairé sur Francis Bacon, lorsqu'il nous a expliqué qu'il
avait l'œil vif et délicat, couleur noisette, et pareil à l'œil
d'une vipère. Mais ce n'est pas un aussi grand artiste que
Holbein. Il ne sait pas fixer pour l'éternité un individu par
ses traits spéciaux sur un fond de ressemblance avec l'idéal.
Il donne la vie à un œil, au nez, à la jambe, à la moue de ses
modèles: il ne sait pas animer la figure. Le vieil Hokusaï voyait
bien qu'il fallait parvenir à rendre individuel ce qu'il y a de
plus général. Aubrey n'a pas eu la même pénétration. Si le livre
de Boswell tenait en dix pages, ce serait l'œuvre d'art attendue.
Le bon sens du docteur Johnson se compose des lieux communs les
plus vulgaires; exprimé avec la violence bizarre que Boswell a
su peindre, il a une qualité unique dans ce monde. Seulement ce
catalogue pesant ressemble aux dictionnaires mêmes du docteur:
on pourrait en tirer une _Scientia Johnsoniana_, avec un index.
Boswell n'a pas eu le courage esthétique de choisir.

L'art du biographe consiste justement dans le choix. Il n'a pas à
se préoccuper d'être vrai; il doit créer dans un chaos de traits
humains. Leibnitz dit que pour faire le monde Dieu a choisi le
meilleur parmi les possibles. Le biographe, comme une divinité
inférieure, sait choisir parmi les possibles humains, celui qui
est unique. Il ne doit pas plus se tromper sur l'art que Dieu ne
s'est trompé sur la bonté. Il est nécessaire que leur instinct à
tous deux soit infaillible. De patients démiurges ont assemblé
pour le biographe des idées, des mouvements de physionomie,
des événements. Leur œuvre se trouve dans les chroniques, les
mémoires, les correspondances et les scolies. Au milieu de cette
grossière réunion, le biographe trie de quoi composer une forme
qui ne ressemble à aucune autre. Il n'est pas utile qu'elle soit
pareille à celle qui fut créée jadis par un dieu supérieur, pourvu
qu'elle soit unique, comme toute autre création.

Les biographes ont malheureusement cru d'ordinaire qu'ils étaient
historiens. Et ils nous ont privés ainsi de portraits admirables.
Ils ont supposé que seule la vie des grands hommes pouvait nous
intéresser. L'art est étranger à ces considérations. Aux yeux
du peintre le portrait d'un homme inconnu par Cranach a autant
de valeur que le portrait d'Érasme. Ce n'est pas grâce au nom
d'Érasme que ce tableau est inimitable. L'art du biographe serait
de donner autant de prix à la vie d'un pauvre acteur qu'à la vie
de Shakespeare. C'est un bas instinct qui nous fait remarquer avec
plaisir le raccourcissement du sterno-mastoïdien dans le buste
d'Alexandre, ou la mèche au front dans le portrait de Napoléon. Le
sourire de Monna Lisa, dont nous ne savons rien (c'est peut-être
un visage d'homme) est plus mystérieux. Une grimace dessinée par
Hokusaï entraîne à de plus profondes méditations. Si l'on tentait
l'art où excellèrent Boswell et Aubrey, il ne faudrait sans doute
point décrire minutieusement le plus grand homme de son temps, ou
noter la caractéristique des plus célèbres dans le passé, mais
raconter avec le même souci les existences _uniques_ des hommes,
qu'ils aient été divins, médiocres, ou criminels.



L'AMOUR



XI

L'AMOUR


_Dialogue entre_

  L'ACTEUR
  HYLAS
  RODION RASKOLNIKOFF
  HERR BACCALAUREUS
  SIR WILLOUGHBY

 Ainsi que d'ordinaire, à la fin des déjeuners sans femmes, le café
 et la cigarette ont amené au-dessus de la nappe l'éternel sujet de
 conversation entre hommes: l'amour et les interprètes de l'amour. La
 discussion s'est prolongée. C'est une claire après-midi d'été. On
 a pris place sur la pelouse dont la pente descend jusqu'à la Marne
 luisante comme un couperet d'argent. Les convives ont décidé qu'ils
 perdraient leur journée.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Puisque nous avons convenu de nous livrer
éperdument au bavardage, voulez-vous que nous choisissions chacun
notre rôle? Vous, mon cher helléniste...

HYLAS.--Je suis si enfoncé dans l'administration matérialiste
antique et si disposé à me montrer polymorphe et dialecticien,
que je vous demanderai de jouer ici un personnage vague dont les
idées générales seules auraient quelque précision. Je prendrai
donc le nom de Hylas.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Quant à vous, je n'ai point de doute sur
votre préférence,--vous aimez trop Dostoïewski...

RODION.--Pour ne pas désirer parler au nom de Rodion.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Et vous, qui m'avez fait connaître le
grand George Meredith...

WILLOUGHBY.--J'essayerai d'être ici le héros de l'égoïsme, sir
Willoughby.

BACCALAUREUS.--Pour moi, je fixerai humblement quelques citations,
et je rappellerai à la logique, si vous me le permettez: mes
leçons méphistophéliques sont encore toutes fraîches dans ma
mémoire.

LE MAÎTRE DE LA MAISON.--Et moi qui, à l'exemple de mon cher
Panurge, interrogerai tour à tour le philosophe Trouillogan,
le vieil poète françois Raminagrobis et l'Oracle, je ne veux
point d'autre titre que celui du protagoniste de nos ballades et
monologues du moyen âge; je parlerai tout ensemble pour moi, et
pour vous faire parler; je serai l'ACTEUR.

BACCALAUREUS.--Et donc, monsieur l'Acteur, puisqu'en toute
argumentation _pro et contra_ il est nécessaire de bien
déterminer l'objet et de le définir, c'est-à-dire le borner et
le limiter, voulez-vous nous rappeler ce que vous disiez tout à
l'heure grossièrement, c'est-à-dire _confusè_, et nous l'énoncer
maintenant clairement et dans l'ordre, _distributè_?

L'ACTEUR.--Je disais, Herr Baccalaureus, _confusè_ (puisqu'il vous
plaît), que la plupart des hommes ressemblent à Don Quichotte
assis devant les marionnettes de _maese_ Pedro, et protestant
que le spectacle qu'il contemple était vrai: «Réellement et en
vérité je vous le dis, Messeigneurs qui m'ouïssez, il m'a paru que
tout ce qui s'est passé ici se passait au pied de la lettre, que
Melisendre était Melisendre, D. Gaiferos D. Gaiferos, Marsilio
Marsilio, et Charlemagne Charlemagne». Et voilà pourquoi il a
grièvement meurtri le roi Marsile et fendu en deux la couronne et
le crâne de l'empereur à la barbe chenue. Car les marionnettes
lui semblaient les êtres mêmes, avec leurs passions et leurs
souffrances. Pareillement, nous nous intéressons profondément
au spectacle de l'amour; et, voyant les gestes des femmes, et
écoutant leurs paroles, nous croyons que les marionnettes sont
réelles, et elles nous font pleurer, et nous tâchons de les punir;
cependant qu'animés d'une noble folie, nous ne nous sommes pas
aperçus que l'âme et la chair de nos amantes étaient jouées et que
_maese_ Pedro restait accroupi derrière la toile. Je disais encore
que moins fou est celui qui demeure plongé dans son illusion, que
l'autre qui tâche à en sortir, et qui mutile son jeu à grands
coups d'épée. D'autant que lorsqu'il faudra payer la casse le
montreur de marionnettes risque fort de se tirer le bandeau de
l'œil pour faire reconnaître l'ancien ruffian, ce qu'il eût mieux
valu ignorer. Et je ne parle point seulement des gestes spéciaux
de l'amour qui, de l'aveu même des marionnettes, sont presque
toujours parfaitement imités d'un modèle sensible qu'elles ont
toutes copié, mais de tout l'attirail sentimental, depuis la
rougeur de l'aveu jusqu'au brisement jaloux de l'éventail, depuis
le furtif battement de cils et les petits soubresauts de la gorge
émus jusqu'au coup de sonnette irrité qui nous donne notre congé.

BACCALAUREUS.--Toutes métaphores peu claires, et teintes de
littérature imaginative, en sorte qu'elles ne sont nullement
propres à un dialogue philosophique ni à une enquête de
définitions comme celles qu'on trouve dans les entretiens
dogmatiques de Platon; bien loin même de pouvoir se prêter à
une argumentation plus concrète telle que nous pouvons en lire
dans les conversations philosophiques de M. Ernest Renan, un peu
alourdies par l'étude de la théologie.

HYLAS.--Je vous arrêterai ici, Herr Baccalaureus. Car notre ami
l'Acteur n'a point fait autre chose qu'exprimer à la mode de la
Renaissance un mythe inventé dès longtemps par le divin Platon
que vous venez de citer. Les marionnettes de _maese_ Pedro ne
sont-elles pas toutes pareilles aux statues et aux images d'objets
et d'êtres vivants faites de bois et de pierre qu'on transporte
sans cesse diligemment devant la petite muraille de la caverne où
nous sommes enchaînés; et, déçus par la lueur du grand feu qui
brûle devant la gueule de l'antre, nous prenons les ombres des
statues et des images qui dansent sur la muraille pour les hommes
et les objets réels: car nos cous et nos cuisses sont enserrés de
chaînes, et nous sommes astreints à garder les yeux fixés sur le
jeu d'ombres de la muraille, et nous ne pouvons tourner la tête
vers la vraie lumière qui nous éblouirait. Et le monde des hommes
n'est pas plus différent du monde des marionnettes que le monde
des idées du monde des images et des ombres. En sorte que si don
Quichotte s'indigne ridiculement contre les poupées du roi Marsile
et de l'empereur Charlemagne, nous ne sommes pas moins fous de
nous irriter contre les ombres de l'amour. Voilà ce qu'a écrit
Platon, mon cher Baccalaureus, et vous n'ignorez pas que c'est...

BACCALAUREUS.--A la première page du septième livre de la
_République_. Mais, Hylas, comment se peut-il que vous exposiez un
mythe aussi idéaliste?

HYLAS.--Aussi n'est-ce point mon opinion, mais celle d'un rêveur.
Je tiens que l'Acteur est parti d'une pétition de principes, en
ce qu'il suppose accordé qu'il y a dans l'univers autre chose
que des marionnettes adroitement combinées. Il insinue ainsi dès
le début qu'il y a quelque part une Amoureuse parfaite dont les
femmes imitent les mouvements et les passions. Or, cette Amoureuse
n'existe point réellement: ou bien nous pourrions la voir, et
toutes les femmes ne seraient pas d'adroites poupées. Donc, elle
est inexistante et immatérielle; c'est une idée platonicienne
et je la nie. Car je ne prêterai pas à l'Acteur une invention
d'automatisme semblable à celle qu'imagina Démocrite et longtemps
après lui Villiers de l'Isle-Adam. L'Acteur n'entend point, j'en
suis sûr, lorsqu'il nous parle de marionnette, une statue de bois
creuse, docile au glissement d'une bille de vif argent, ni même
une Ève future, mue à l'électricité par le Dr Édison.

WILLOUGHBY.--Vous n'avez tenu compte jusqu'ici, mon cher Hylas,
que de la femme imitant la Femme, ou construite comme une poupée
par un fabricant de pièces matérielles. Et, afin de satisfaire
l'esprit classificateur de notre Baccalaureus, je dirais
volontiers que vous êtes resté dans le domaine purement objectif.
Que faites-vous donc du Sujet, je vous prie; que faites-vous
de l'Homme? L'Acteur nous dit que la femme joue le rôle d'une
amoureuse, sans éprouver ses sentiments; vous niez qu'il y ait
dans ce monde autre chose que des rôles; ici Willoughby vous
interrompt tous deux et déclare: il y a Moi. Je veux bien que la
femme soit une marionnette; j'admets qu'elle exécute des gestes
sans éprouver d'émotions et qu'elle mime des sentiments qu'on
lui a appris. Mais vous êtes bien étranges d'aller chercher pour
expliquer son imitation une Amoureuse idéale ou une initiatrice
immatérielle de l'amour; où les petites femmes l'auraient-elles
connue, je vous le demande? Ce n'est pas dans le monde supérieur
fait de jaspe, d'or et de porphyre dont Socrate nous parle (comme
vous le savez, Hylas) au dialogue du Phédon. Car elles n'y sont
jamais allées. Mais vous vous souvenez, sans doute, mon cher
Baccalaureus, du mythe des Mères auquel Gœthe a fait allusion dans
_Faust_?

BACCALAUREUS.--Elles ne sont ni en haut, ni en bas.

WILLOUGHBY.--Et Gœthe a bien raison. Elles ne sont pas plus
situées que les Idées de Platon. Mais ce sont les matrices
éternelles de toutes choses. D'elles jaillissent les générations
immuables d'êtres et d'objets. Elles sont ce qu'il y a de féminin
dans la création. Cependant elles produisent, mais passivement.
Elles forment les formes, mais elles ont reçu leur forme. C'est
ainsi que je veux m'imaginer les amoureuses. Semblables aux Mères
de Gœthe, elles font jaillir d'elles éternellement les mêmes
formules d'amour. Voilà ce qu'entend l'Acteur lorsqu'il nous dit
qu'elles sont les marionnettes, ou Hylas quand il nous explique
qu'elles sont les ombres de l'amour. Mais elles en sont aussi
les créatrices perpétuelles, et elles le reproduisent toujours
semblable à lui-même. Sur quel modèle? Qui donc imposa leur
forme aux Mères? Qui imposa aux femmes la forme de l'Amour? Le
Dieu créateur fixa pour toujours les matrices perpétuelles des
choses. L'homme intelligent imagina l'apparence de l'amour. C'est
l'amoureux qui tend aux yeux des femmes l'image qu'il s'est faite
de l'amante. C'est sur cette image créée par le Moi que la femme
essaye de se modeler. C'est dans l'esprit de son amant que réside
l'amoureuse idéale dont les gestes sont imités par l'amoureuse. Et
si l'homme, déçu, s'aperçoit que les mouvements sont des motions
de marionnette et que les sentiments ont la fluidité des ombres,
c'est lui-même qui se trompe lui-même, car il n'étudie que l'image
qu'il a projetée. Hélas! moi seul j'existe, et il faut bien que
mes illusions dépendent de moi.

BACCALAUREUS.--Voir Fichte, _Doctrine de la science_. Mais de là
suivent...

L'ACTEUR.--Des considérations de philosophie allemande que vous
nous exposerez, Baccalaureus, une autre fois. Je ne croyais pas
m'être engagé dans un sentier aussi méditatif. Il est vrai que
tous les chemins mènent à la métaphysique. La clarté du soleil
d'aujourd'hui est trop vive pour y promener les êtres en soi. Si
vous voulez, Willoughby, nous attendrons un temps de brume. Je
me serai sans doute mal exprimé; oui, Baccalaureus, avec trop de
métaphores. En disant que les femmes étaient les marionnettes de
l'amour, j'entendais seulement qu'elles ont la dangereuse faculté
de le mimer avec une perfection telle que nous le supposons où
il n'y en a point. Elles s'accordent toutes à avouer qu'elles
simulent le plaisir; je voulais vous faire reconnaître qu'elles
simulent avec une égale aptitude l'intention de le donner. Je ne
me plaignais pas; je constatais. Nous jouons tous ici-bas quelque
rôle. Le nom même de «personne» vient de ce masque de comédie à
travers lequel sonnaient les voix de théâtre. On pourrait imaginer
un conte semblable à celui que fit Her le Pamphylien, fils
d'Armenios...

BACCALAUREUS.--Et que Platon rapporte au chapitre treizième du
dixième livre de la _République_.

L'ACTEUR.--Baccalaureus doit avoir raison. Donc Her le Pamphylien,
ayant été tué dans une bataille, demeura mort pendant dix
jours parmi les cadavres; et le douzième jour, comme on allait
l'enterrer, revécut soudain et parla de l'autre monde. Il avait vu
l'enfer et les tortures, et les huit cercles colorés des planètes,
sur lesquels étaient assises autant de sirènes. Il avait vu aussi
les âmes innocentes qui avaient bu l'eau du Léthé et qui s'étaient
attroupées autour de Lachésis. Et au giron de la Parque une espèce
de prophète saisissait des sorts qu'il jetait au hasard sur les
âmes. Chacune ramassait le sort qui était tombé près d'elle et s'y
conformait. C'est ainsi que Her le Pamphylien vit distribuer les
rôles de l'humanité. Et le prophète joint sans doute des masques à
ses sorts. Mais toutes les femmes, quel que soit le sort qu'elles
relèvent, prennent le masque de l'amour.

HYLAS.--Le récit est parfait: seulement Platon ne le termine pas
de même.

L'ACTEUR.--Je m'en doute. Or, ce masque devient leur propre
visage, en sorte qu'elles arrivent à prendre conscience de son
expression qu'elles n'avaient point consciemment composée.
Souvenez-vous du trait charmant que nota l'exquis philosophe qui
écrivit les _Quinze joies de Mariage_...

BACCALAUREUS.--Ce n'était autre qu'Anthoine de la Sale, ainsi que
le démontra, en 1836, M. André Pottier, bibliothécaire de Rouen.

L'ACTEUR.--Anthoine de la Sale, secrétaire de Louis III, roi de
Sicile, esquisse donc ce tableau du «déduit» forcé d'une femme
avec son mari. «Lors il la baise et l'accolle, et faict ce qui
luy plest: et la dame, à qui il souvient d'aultre chose, voulsist
estre ailleurs, et le laisse faire, et se tient pesantement, et
ne se aide point ne mais ne se hobe qu'une pierre. Et le bon home
travaille bien, qui est lourd et pesant, et ne se scet pas si bien
aider comme d'aultres feroient. _La dame tourne ung pou la chiere
à cousté_: car ce n'est pas le bon ypocras que elle a autresfois
eu, et pour ce li ennuye, et lui dit: «Mon amy, vous me affolez
toute, et aussi, mon amy, vous en vauldrés moins». La dame savait
bien que son visage exprimait mal l'amour: voilà pourquoi elle le
tourne «ung pou à cousté». Cette marionnette a pris conscience de
ses mouvements.

HYLAS.--Vous traitez bien subtilement de simples réflexes.

BACCALAUREUS.--Je ne savais pas que l'acte d'amour fût un réflexe.

HYLAS.--C'est le meilleur. Nous connaissons aussi les demoiselles
qui se livrent en fumant des cigarettes, et De Foe conte dans
_Moll Flanders_ l'histoire d'une jeune fille qui avait coutume de
retourner pendant ce temps les poches de ses amis et d'y glisser
même des jetons de cuivre à la place des pièces d'or.

L'ACTEUR.--Ces marionnettes-là se soucient peu de jouer mal. La
grosse Margot, de la ballade, répétant son rôle avec Villon, était
plus curieuse de sa réputation. Mais nous n'avons que faire de
deviser sur les prostituées. Ce sont les véritables poupées de
l'Aphrodite populaire. Et je ne songeais point à elles lorsque
je parlais comme je faisais. Elles sont marionnettes peintes,
habillées, exposées, louées et estampillées.

RODION.--Mais je vous défie, mon ami l'Acteur, et vous, cynique
Hylas, et vous, Willoughby le dandy, et vous, trop savant
Baccalaureus, de me prouver qu'elles soient des marionnettes
de l'amour. Ou plutôt je renverserais la proposition. Quand
vous dites que les femmes exécutent les gestes de l'amour sans
le ressentir, vous entendez qu'elles imitent une amoureuse
réelle. Vous, Hylas, vous avez placé cette image de l'amoureuse
dans le domaine objectif, avec les idées platoniciennes; vous,
Willoughby, après nous avoir railleusement demandé où les petites
femmes auraient fréquenté une si belle idée, vous avez placé
l'amoureuse idéale dans le domaine subjectif, puisque c'est
l'imagination de l'amant qui la crée. Hylas m'accordera bien
que les pauvres courtisanes sont tombées trop bas pour jamais
connaître l'Amoureuse assise dans le monde supérieur, sur un
trône de porphyre et d'or; et Willoughby n'osera soutenir que
c'est sur l'imagination de leurs amants qu'elles modèlent les
mouvements de leurs corps et de leurs âmes. Il faut donc que
«ces poupées de l'Aphrodite populaire» soient des marionnettes
différentes de celles que vous disiez. O Hylas! celles qui baisent
le pan de la robe de l'Aphrodite des carrefours sont bien les
poupées de l'amour, mais non point telles que vous l'entendiez.
Vos autres marionnettes sont imitatrices et vivantes; ce sont
des actrices qui n'éprouvent rien, mais qui ont étudié; ces
pauvres marionnettes-là ne savent point imiter ni vivre; elles
n'ont rien appris et n'éprouvent pas plus que les autres; et
elles sont vides, Hylas, tout à fait vides. Ce qui soutient les
autres, les gonfle et les fait paraître vraies, c'est l'espoir
d'imiter l'idéal, ou l'amour créateur de l'homme; mais celles-ci,
ô Hylas, n'ont rien de tout cela, et elles ne sont soutenues ni
par elles-mêmes ni par nous. Il faut donc que ce soit un dieu qui
les inspire. Ne voyez-vous pas, Willoughby et Hylas, qu'elles
sont toutes pleines du souffle de l'Amour? En vérité, elles sont
les poupées d'Éros; c'est lui qui les gonfle et qui les anime;
et leurs jeux sont ses jeux. Mais sitôt qu'elles ont cessé de
lui plaire, il les rejette impitoyablement; et voilà pourquoi
il y en a tant de vieilles et de fanées. Car Éros ne se plaît à
caresser de son haleine que les lèvres neuves et les seins frais.
Sans doute, elles sont les poupées de l'Aphrodite populaire--mais
quelles? Ce sont, vous le voyez, les poupées qu'Aphrodite donne à
son enfant pour qu'il s'en amuse à son plaisir. Et si ces poupées
ne sentent point l'affection qu'elles jouent, ne vous en irritez
pas et ne vous affligez pas; car le jeu n'est pas le leur, et
c'est un autre qui joue en elles, dont le souffle s'échappe de
leurs bouches et dont les doigts agitent leurs membres; en sorte
qu'il est impossible qu'elles éprouvent, puisque c'est un dieu
qui les a fait agir. Les peuples anciens qui consacrèrent les
prostituées et les firent saintes eurent quelque sentiment de ces
choses. Ils devinèrent qu'elles n'étaient que les intermédiaires
du dieu qui se manifestait à lui-même, et comme les prêtresses
qui exécutaient ses gestes ainsi que les prophétesses parlaient
avec sa voix. Et celle qui vint dans la maison de Simon et qui
mouilla de larmes les pieds du Seigneur et les lui essuya avec
ses cheveux ne fut point autre qu'une mandatrice de l'Amour
tout-puissant qui adorait l'Amour. Je vois que notre hôte,
l'Acteur, me considère en souriant, et qu'il me montre du doigt ce
livre de Dostoïewski que je porte partout avec moi. Cependant, je
ne vous parlerai ni de Sonia ni de la petite Nelly. Ces pauvres
filles divines furent aussi les marionnettes du Seigneur. Mais
elles jouèrent le rôle de la Pitié après avoir exécuté les gestes
de l'Amour. Car les dieux se servent d'elles tour à tour.

HYLAS.--J'admire vraiment l'éloquence persuasive de Rodion, qui
n'est point pour me déplaire, car il n'est pas le premier qui ait
songé à tirer de l'art des prostituées des enseignements divins.

BACCALAUREUS.--Je prévois que Hylas va nous citer le troisième
chapitre du _Banquet_ de Xénophon et peut-être le chapitre onzième
du livre III des _Mémorables_.

HYLAS.--Baccalaureus a la mémoire divinatrice. Il se souvient donc
que Critoboulos, Antisthène, Charmide et Socrate s'interrogent
mutuellement afin de savoir ce qu'ils désireraient le plus au
monde. Critoboulos voudrait être beau, Antisthène riche, Charmide
pauvre. Quand vient le tour de Socrate, il prend l'air grave et
son front se fait solennel: «Moi, je voudrais être entremetteur»,
dit-il. Les autres rient: «Vous pouvez rire, continue Socrate;
mais je deviendrais bien vite riche à ce métier, si je voulais
l'exercer». Chacun explique ses raisons. Le tour de Socrate venu:
«N'est-ce point le parfait entremetteur, dit-il, qui est capable
de reconnaître ceux qui se seront utiles les uns aux autres et qui
sait leur inspirer le désir de s'aimer; n'est-ce pas lui qui fera
les villes amies et les fidèles mariages, et les indissolubles
unions? Et quel plus beau métier peut-il y avoir que d'unir
ceux qui sont faits pour s'aimer?» Ainsi, mon cher Rodion, même
l'entremetteur a pour Socrate quelque chose de divin.

RODION.--Hylas, vous raillez.

HYLAS.--Pas plus que Socrate ni que vous-même tout à l'heure.
Baccalaureus s'est souvenu aussi de la visite que rendit le
philosophe à la belle courtisane Theodota, celle même qui fut
l'amie d'Alcibiade jusqu'à sa triste fin et qui l'ensevelit de ses
propres mains, suivant le récit d'Athénée, au bourg de Melissa,
en Phrygie. Elle était belle au point que les sculpteurs venaient
mouler ses seins afin de modeler sur la sienne les gorges de leurs
statues. Socrate l'interrogea et lui parla doucement, en la louant
de sa beauté, puis lui demanda par quels moyens elle trouvait ses
amis. Et comme Theodota ne savait lui répondre, il lui enseigna
qu'elle portait dans son corps une âme divine, qui était sa
meilleure amie, et qui lui aiderait à trouver des fidèles, si elle
apprenait à la consulter. Socrate raillait-il ce jour-là? Il se
peut; mais nous devons croire que Theodota sut entendre même la
leçon de cette raillerie, puisqu'elle aima Alcibiade à travers le
malheur jusque dans la mort.

RODION.--Mais, Hylas, n'avez-vous donc point d'avis?

HYLAS.--Mon cher Rodion, je ne vois pas pourquoi vous n'auriez
pas raison, comme Willoughby, notre hôte l'Acteur, et même
Baccalaureus, qui croit à la logique, et qui jure selon les
modes de _baroko_, _bocardo_ et _fresison_. Le hasard qui fait
rencontrer les atomes, monades ou tourbillons est infini. Nous
ignorons profondément la raison de leurs mouvements et de leur
rencontre. C'est ici que s'arrête mon matérialisme, et voilà
pourquoi je puis vous donner raison à tous trois. Notre hôte
l'Acteur (qui est resté un peu, malgré lui, du moyen âge) est
tout imbu du réalisme, sans qu'il s'en doute, et il aime Platon.
Aussi nous a-t-il dit que les mouvements de la marionnette étaient
causés par une Amoureuse idéale. Willoughby est plus moderne; il
est égotiste; il a enfermé l'univers dans son moi, et il veut que
ce moi soit la cause des mouvements de la poupée. Vous, Rodion,
dans votre profond sentiment de religion, vous ne pouvez attribuer
d'autre origine aux rencontres de l'univers que Dieu même; aussi
soutenez-vous que c'est l'être divin qui inspire tous les gestes
du jouet. Quant à moi, Hylas, j'avoue humblement que je ne sais
pas, et que je m'en tiens à la matière, puisque je ne peux rien
voir au delà. Et d'ailleurs, marionnette pour marionnette,
j'ignore autant les raisons de mes gestes que les femmes que
j'aime, quoique mon ignorance ne soit pas du même degré.

Seulement, pour faire plaisir à Willoughby, qui est bien digne
de cette histoire, je vous conterai l'aventure d'un fou qui fut
roi de Thrace et qui peut-être était plus sage que nous. Il se
nommait Cotys; son orgueil était arrivé à un point extrême,
ainsi que son opulence et l'organisation voluptueuse de sa vie.
Il parcourait les forêts de la Thrace, et, dans les endroits
qui lui plaisaient, il faisait dresser d'avance des tables pour
l'instant où il aurait l'envie d'y dîner avec ses amis. Ce Cotys
s'imagina de devenir amoureux de la déesse Athéné, et se décida
à l'épouser. Il fit préparer un grand festin et dresser à l'écart
un lit splendide incrusté d'or et de pierreries. Puis il s'attabla
et se mit à boire avec ceux qu'il avait invités à la cérémonie.
Il vida des cratères de vin mêlé et de vin pur. Ses courtisans le
félicitaient. Déjà hors de lui, il envoya un garde afin de voir
si la déesse ne l'attendait point encore sur sa couche. Le garde
revint et, s'inclinant, dit au roi que le lit était vide. Cotys
le tua roide d'un coup de javelot et envoya un second garde. Le
garde retourna, rampant, et dit au roi qu'il n'avait vu personne.
Un second javelot le cloua sur le sol. Puis Cotys envoya un
troisième garde. Et celui-ci, se prosternant devant le roi, lui
dit: «Seigneur, voici longtemps déjà que la déesse vous attend».

WILLOUGHBY.--Et lorsque le roi s'avança vers le lit splendide, il
y trouva, n'est-ce pas, toute nue et souriante, la déesse Athéné?

HYLAS.--Mon cher Willoughby, je n'en sais rien, mais nous pouvons
le supposer. Et Cotys ne vous déplaît pas pour avoir imaginé et
créé par sa volonté une marionnette divine qui pouvait exécuter
tous les gestes et répondre à tous ses désirs, puisqu'elle
n'existait que dans sa folie. Car le roi Cotys était fou,
Willoughby, et on le vit bien, plus tard, lorsque, dans un accès
de jalousie furieuse, il déchira de ses ongles une femme qu'il
aimait, en commençant par le bas-ventre. Cependant la marionnette
du roi Cotys ne nous satisferait-elle pas tous? C'était une
marionnette, et c'était l'amoureuse idéale, mon cher hôte; le
roi Cotys l'avait créée par son imagination, Willoughby; et, ami
Rodion, elle était divine, étant déesse.

BACCALAUREUS.--Mais elle n'existait pas.

HYLAS.--Si, dans Athénée, liv. XII, ch. XLII. Vous l'y trouverez,
Baccalaureus, pour peu que votre édition ait un index. Et, comme
le jour tombe déjà, nous pouvons même rentrer, s'il plaît à notre
hôte, afin que Baccalaureus puisse apaiser la soif d'exactitude
qui doit le posséder.



L'ART



L'ART


_Dialogue entre_

  DANTE ALIGHIERI
  CIMABUE
  GUIDO CAVALCANTI
  CINO DA PISTOIA
  CECCO ANGIOLIERI
  ANDREA ORGAGNA
  FRA FILIPPO LIPPI
  SANDRO BOTTICELLI
  PAOLO UCCELLO
  DONATELLO
  JAN VAN SCOREL

En l'année 1522, le pape Adrien VI, qui était d'Utrecht, nomma
conservateur du Belvédère de Rome le peintre Jan van Scorel.
C'était un jeune homme de vingt-six ans; il revenait de Palestine
où il avait accompagné une confrérie de pèlerins hollandais.
Jan van Scorel fit le portrait du pape Adrien et considéra
diligemment tous les tableaux de Raphaël et de Michel-Ange, qui
le transportaient. Dans le printemps de cette année, il eut une
aventure.

Il était sorti pendant la nuit de l'enceinte de la capitale pour
errer à travers la campagne romaine. La terre aride et ses
pierres sèches étincelaient sous la lune. Des tombes anciennes,
très blanches, tachaient les ténèbres. Et sur l'un des côtés de la
vieille route latine qui menait à Ostie, Jan van Scorel aperçut
une tranchée obscure. Quelques grandes dalles semblaient avoir
glissé. Il espéra aussitôt que c'était une niche à sculptures,
froissa les orties qui jaillissaient entre les pierres et pénétra
dans le couloir. D'abord il avança parmi l'obscurité; puis il
se fit une sorte de lueur qui n'était point la lueur lunaire.
Le chemin creux était pavé de carreaux de marbre lisse. Tout à
coup Jan van Scorel se trouva sous une coupole soutenue par des
piliers, et il lui sembla qu'il était revenu à la surface de la
terre dans la rase campagne. Mais il vit bientôt qu'il devait
se tromper. La coupole était à l'entrée d'une sorte de cirque
largement assis et illuminé doucement. Tout le sol était tapissé
d'une herbe longue et tendre. La brise était parfumée. Et au
milieu de cette prairie enclavée dans un lieu inconnu, où il n'y
avait point d'horizon, Jan van Scorel remarqua de grands sièges
candides où se tenaient des personnages vêtus de robes tombantes.
Ils portaient des chaperons de diverses couleurs, mais la plupart
avaient la tête couverte de l'aumusse rouge des citoyens de
Florence. A l'apparition de Jan van Scorel, ils se levèrent et
lui firent gravement signe d'approcher. Et quand il fut plus
près, Jan comprit bien qu'il était en présence d'une illusion de
la nuit. Car il reconnut les traits de morts illustres. Celui
qui se tenait au milieu semblait être Dante Alighieri, tel que
le peignit Giotto. Et auprès de lui étaient Guido Cavalcanti et
Cino da Pistoia. Et plus loin, Jan aperçut la face ricaneuse de
Cecco Angiolieri. Semblablement il vit Cimabue, tout roidi par
l'âge, et Andrea Orgagna, puis Paolo Uccello, le grand Donato,
Sandro Botticelli, et un moine carmélite, Fra Filippo Lippi. Ils
semblaient paisibles, debout parmi le pré nocturne.

Alors DANTE prit la parole et dit:

--Sois le bienvenu, Jan van Scorel, et ne crains pas de troubler
notre paix séculaire; car nous l'avons voulu. La divine
conductrice élue qui demeure dans le Grand Cycle et qui contemple
éternellement le visage de Celui _qui est per omnia sæcula
benedictus_ a intercédé pour nous auprès du Maître de la Grâce.
Il nous est permis de nous réunir en des temps fixés, et de nous
considérer tels que nous fûmes, et d'entendre nos voix telles
qu'elles résonnèrent, et de nous entretenir des choses que nous
avons aimées. Et cette nuit une grande controverse s'est élevée
entre nous; s'il te plaît, nous te la soumettrons, puisque tu es
né dans les temps postérieurs, et tu seras notre juge.

Et JAN VAN SCOREL répondit en tremblant:

--Maître, je n'oserai.

Mais DANTE reprit:

--Tu le dois: car le Destin t'a marqué du sceau; et tu répondras
en toute innocence; puis je t'avertirai; cependant, sache que
mes paroles ne te serviront pas. J'ai dit et je prétends que les
peintres, les sculpteurs et les poètes sont soumis aux femmes qui
leur révélèrent l'amour, et que tout leur art ne consiste qu'à se
laisser guider par la forme qui leur persuada de l'imiter dans les
chansons, ballades et assemblages de vers, ou sur les murailles
sacrées, ou dans le cœur du marbre étincelant. Et lorsque je parle
ainsi, mes compagnons Guido et Cino se taisent; mais le méchant
railleur Cecco éclate de rire; Cimabue demeure grave; Donato
réfléchit; Sandro a un sourire douteux; Orgagna et l'Oiseau rient
en secouant la tête, et je ne suis approuvé que par Fra Filippo;
mais je crains que nous n'entendions point la même chose.

Or, écoute-moi, Jan van Scorel, et pèse ce que je dirai. La vie
nouvelle commence, pour moi, dans le livre de ma mémoire, à la
fin de ma neuvième année, le jour où j'aperçus la très gracieuse
dame que certains nommèrent ici Béatrice. Elle avait une robe
de couleur cramoisie, soutenue par une ceinture; et dès que mes
yeux tombèrent sur elle, Amour gouverna mon âme et je désirai
être conduit par Béatrice durant ma vie. Et quand elle fut entrée
dans la cité de vie éternelle, je m'appliquai à la revoir dans
les chambres secrètes de mon intelligence et elle me prit par la
main et me mena parmi l'enfer, et dans les routes intermédiaires,
et parmi le ciel. D'abord, à la première heure du neuvième jour
de juin, en l'année 1290, je fus frappé de stupeur; car la
Douleur entra et me dit: «Je suis venue demeurer avec toi», et je
m'aperçus qu'elle avait amené en sa compagnie la Peine et la Bile.
Et je lui criai: «Va-t-en, éloigne-toi!» Mais, comme une Grecque,
elle me répondit, pleine de ruse, et argumenta souplement. Puis
voici que j'aperçus venir Amour silencieux, vêtu de vêtements
noirs, doux et nouveaux, avec un chapeau noir sur les cheveux;
et certes, les larmes qu'il versait étaient véritables. Alors je
lui demandai: «Qu'as-tu, joueur de bagatelles?» Et me répondant,
il dit: «Une angoisse à traverser; car _notre_ dame est mourante,
mon cher frère». Alors tout se voila pour moi dans ce monde,
et mes yeux devinrent las de pleurs, et voici que le jour qui
accomplissait l'année que ma dame avait été élue dans la cité de
la vie éternelle, me souvenant d'elle tandis que j'étais assis
seul, je me pris à dessiner la semblance d'un ange sur certaines
tablettes. Et cependant que je dessinais, comme je tournais la
tête, je perçus qu'il y avait auprès de moi des gens que je devais
courtoisement saluer et qui observaient ce que je faisais. Et je
me levai, par respect, et je leur dis: «Une autre était avec moi.»

Et depuis ce jour, Jan van Scorel, elle ne m'a point quitté. Quand
j'envoyai mon livre au temps de Pâques à mon maître Brunetto
Latini, ce fut ma fillette que je chargeai de le lui apporter. Et
quand, au milieu du chemin de ma vie, je traversai deux mondes
douloureux pour parvenir à entrevoir les gloires éternelles,
Béatrice était devant moi, Béatrice tendait le doigt vers les
choses que je devais voir.

Je me souviens, Guido, que je t'envoyai jadis un sonnet au sujet
de celles que nous aimions. O mon cher Guido, j'y nommais Monna
Giovanna, qui fut la compagne de ma chère Béatrice: les gens de
Florence, à cause de sa grâce, la surnommaient Primavera, et ainsi
que le printemps précède l'année, je la vis un jour marcher devant
ma divine dame. Or, dans mon sonnet, j'exprimais le souhait d'un
voyage. Il me semblait que je serais parfaitement heureux si le
temps de ma vie coulait au balancement d'une barque errante où
nous aurions été trois, Lapo Gianni et toi, Guido, et moi Dante.
Nous, compagnons anciens, nous nous serions tenus les mains. Et
notre barque aurait été guidée par la dame Giovanna, la dame
Béatrice, et celle qui était la trentième parmi les soixante
beautés de Florence, la dame Lagia. Et tout le temps de notre vie
se serait passé à deviser d'amour; car, en vérité, Guido, la vie
n'est faite que d'amour, et l'art, qui est une purification de
la vie, n'est que d'amour transfiguré. Et je ne crois pas, Guido
Cavalcanti, que tu puisses me contredire; car c'est toi qui me
donnas l'explication du cœur enflammé.

Alors GUIDO CAVALCANTI se mit à sourire et dit:

--Ce rêve t'avait troublé étrangement, Dante. Et, en effet,
c'était un inquiétant présage. Amour tenait ta dame endormie,
roulée dans un manteau; puis il la contraignait à manger ton cœur;
puis il disparaissait en pleurant. J'interprétai ton songe par son
contraire, sachant que douleur pendant le sommeil signifie joie.
Et dans ce temps tu fus heureux; mais il s'est trouvé qu'Amour ne
t'avait point trompé par ses larmes. A cause de ce rêve où tu as
nourri de ton cœur celle qui devait mener ta vie, je ne dirai pas
le contraire de tes paroles. Mais, Dante, tu nous as représentés
tous trois, Lapo, toi et moi, dans une barque guidée par Lagia,
Béatrice et Giovanna. Crois-tu que la barque ait été guidée par
les trois dames durant toute notre vie? J'étais assis à la poupe,
et je regardais le sillage; voici que je tournai la tête, et Monna
Giovanna n'était plus là. A sa place, je vis une autre dame qui
avait les mêmes yeux, et le même regard de printemps; mais elle se
nommait Mandetta, et elle était de Toulouse. Et Lapo considérait
la crête d'une vague; voici qu'il tourna la tête, et Monna Lagia
n'était plus là. A sa place, il vit une autre dame, dont les
cheveux étaient ceints d'une guirlande, et qui montrait ses dents
entre des lèvres très rouges; et elle n'avait même pas de nom. Et
toi, Dante, tu scrutais le fond ténébreux de l'Océan; voici que
tu tournas la tête, et Béatrice, oui, Béatrice, n'était plus là.
Dante, tu te frappas la poitrine, et tu gémis, et tu te maudis
toi-même; mais à la place de Béatrice était une dame froide et
blanche et dure comme la pierre, dont la tête était ceinte d'herbe
verte mêlée de fleurs; et sa robe était de couleur verte, non
pas cramoisie, et le blond de ses cheveux était uni au vert de
l'herbe fraîche; et cette dame était de Padoue, et son nom était
Pietra degli Scrovigni; et souviens-toi, Dante: sitôt que tu l'eus
aperçue, tu composas pour elle et tu récitas dans la barque une
admirable sextine. La barque semblait donc être conduite par les
trois dames; mais la force qui la menait était dans nos cœurs,
Dante, et c'était la force de l'Amour.

Mais CINO DA PISTOIA prit la parole:

--Tu accuses faussement Dante, dit-il. De Lapo Gianni je ne dirai
rien puisqu'il n'est pas là; et peut-être qu'il eût su défendre
ses obscures amours. Pour toi, Guido, s'il est vrai que tu aies
cessé d'adorer Giovanna de Firenze pour invoquer Mandetta de
Toulouse, n'est-ce pas parce que celle-ci avait les mêmes yeux?
Et n'est-il pas vrai que c'est la ressemblance qui t'a attiré
vers Mandetta, et que tu n'as pas cessé de te laisser conduire
par l'image de Monna Giovanna? N'est-ce pas cette image qui s'est
emparée de ton esprit et qui règne sur tes yeux et qui règne sur
ton cœur? Ainsi elle a mérité une fois de plus de porter le nom de
Giovanna, selon celui de saint Giovanno le Précurseur; car elle a
été l'Annonciatrice et véritablement la Prima-Vera, la première
saison. Et si Dieu eût voulu te donner, à l'égal de la noblesse,
le don de la poésie suprême, c'est Giovanna, la Primavera, qui
t'eût mené sur la route que suivit Homère ainsi que l'a fait pour
Dante la divine Béatrice. Maintenant que nous parles-tu de Monna
Pietra, de la sextine, et du caprice de Dante? Il ne s'est point
laissé conduire par cette Pietra, et c'est la même Béatrice qui
lui a montré les dames au Paradis. Ah! pourquoi ne lui a-t-elle
pas fait voir, au sommet de l'escalier sacré, ma chère Selvaggia,
dont le corps repose tristement sur le mont della Sambucca, dans
le sauvage Apennin?

CIMABUE interrompit Cino, d'une voix grave et comme lointaine.

--Béatrice n'a pas montré ta Selvaggia au Dante, parce que toi
seul, Cino, tu pouvais la voir. Il ne suffit pas de tendre la
main à la femme et de se laisser mener, les yeux bandés. J'ai dû
longtemps regarder celle que j'aimais pour y voir la sainte Mère
de Dieu; mais enfin je l'ai vue, et, avec l'aide divine, j'ai
essayé de la peindre.

Ici, CECCO ANGIOLIERI se mit à ricaner. Et tous se tournèrent vers
lui: car il semblait que la paix de la nuit fût troublée.

CIMABUE lui dit:

--Cecco, que nous veux-tu?

CECCO ANGIOLIERI répondit en grinçant des dents:

--Ce n'est pas à toi que je veux parler, mais à Dante Alighieri,
qui est trop fier. Je lui ai déjà crié de venir à mon école y
prendre des leçons; il ne vaut pas mieux que moi; j'ai menti, et
il ment encore; il a mangé la graisse, moi j'ai rongé les os; il
a jeté la navette, moi j'ai tondu le drap; et je le défie--car
je suis l'aiguillon, et il est le taureau. Que parle-t-il de
Béatrice, et des femmes qui l'ont conduit par la main? Moi aussi,
j'ai aimé--je vaux autant que lui. Et ma Becchina, la fille du
savetier, était aussi jolie que sa Bice Portarini. Mais j'étais
nu comme une pierre d'église; et mon plus haut souhait allait
jusqu'à désirer être souillon de cuisine, pour renifler l'eau
grasse de la vaisselle. Je n'avais pas un florin, non, pas la
millième partie d'un florin. Et à cause de cela le mari de
Becchina, qui était orgueilleux de ses sacs d'or, me méprisait, et
je ne pouvais la voir. N'est-ce point misérable? Car j'avais un
père vieux et riche, qui possédait de vastes domaines, et qui ne
me donnait rien. Ainsi j'ai vécu dans la boue du fossé. Un jour le
vieillard me refusa même un verre de vin maigre. Et j'écouterais
parler cet orgueilleux qui fait des fautes de poésie? Car dans le
dernier sonnet de la _Vie Nouvelle_ il commence par dire qu'il n'a
point compris le doux langage qu'un ange lui adressait au sujet de
Béatrice (c'est à l'endroit où les vers changent de mesure); puis
dans l'envoi, il dit aux dames qu'il a compris. C'est une indigne
contradiction; et je ne veux point continuer à souffrir que tout
le monde porte respect à un mauvais poète qui a été heureux.

CIMABUE reprit la parole et dit:

--O Cecco, pourquoi donc es-tu parmi nous?

Et Cecco ne répondit rien.

--Je parlerai pour toi, dit CIMABUE. Tu es avec nous parce que
malgré ta misère et l'affreux désir que tu avais de voir mourir
ton vieux père, l'amour de Becchina, la fille du savetier,
t'inspira de beaux vers, et que tu fus poète. Et nous n'avons
point à comparer ta Becchina à Béatrice; mais sache que c'est sa
petite main qui t'a tiré du fossé où tu croupissais pendant ta vie
pour t'amener dans le cycle heureux où Dieu t'a permis de reposer.

Alors il y eut un silence. Puis le moine carmélite se mit à rire.
CECCO se retourna vers lui, la bouche tordue, et cria:

--Ris-tu de moi, face encapuchonnée, faux dévot?

--O Cecco Angiolieri, dit FRA FILIPPO LIPPI, je ne me querellerai
pas avec toi; j'aime trop la bonne humeur. Ce n'est pas de toi que
je me moquais; mais je riais en songeant aux belles pensées de
Cino da Pistoia, avec son invention des images. Vois-tu pas qu'il
a excusé Guido Cavalcanti en le faisant convenir que Mandetta de
Toulouse ressemblait à Giovanna de Florence? Et n'a-t-il pas tiré
une admirable conclusion, lorsqu'il a dit que c'était toujours la
même image qui inspirait les vers de Guido? Pardieu, je ne suis
pas si subtil, et je n'y entends qu'une chose, c'est que Messer
Cavalcanti doit être bien peu capable d'aimer, pour aimer toujours
la même image. Moi j'en ai aimé beaucoup, et elles étaient
toutes bien différentes. Dante et Cino, vous aimiez des mortes,
et vous vous enfermiez dans des cellules. J'ai aimé des femmes
vivantes, et il aurait fallu être bien habile pour m'enfermer.
Cosimo de Medici a essayé pendant deux jours. La troisième nuit,
j'étais las de peindre l'Annonciation; j'ai fait une corde avec
mes draps de lit, et je suis allé rejoindre une belle fille qui
devait m'attendre juste au coin du Palazzo Medici. Du reste, elle
m'a servi et je l'ai figurée au moins dans deux tableaux; c'est
un ange dans l'un, et dans l'autre une sainte. Mes saintes ont
tous les visages, et ce sont les visages de filles dont je ne me
rappelle même pas les noms. Je les ai bien aimées, au moins; mais
j'en changeais. Et elles ne se ressemblaient aucunement, Cino,
aucunement.

CINO dit gaiement:

--Mais Lucrezia?

--Crois-tu donc que je lui aie été fidèle? répondit FRA FILIPPO
LIPPI, en éclatant de rire. On peut dire que celle-là était jolie,
pourtant. J'en ai été très amoureux. Je venais de quitter mon
frère carmélite Fra Diamante, qui avait été novice avec moi. Les
nonnes de Sainte-Marguerite me demandèrent un tableau pour leur
maître-autel. Et je vis parmi elles une novice, qui était fille
de Francesco Buti, citoyen de Florence. C'était l'image parfaite
d'une sainte. C'était Lucrezia. Il me la fallut pour modèle de la
Vierge; les stupides nonnes me permirent de la peindre. Ah! que
Lucrezia est belle dans ce tableau de la Nativité! Pouvais-je ne
point être amoureux d'elle? Le jour qu'elle alla en procession
visiter la Ceinture de Notre-Dame que l'on conserve au Prato, je
l'enlevai et je m'enfuis avec elle. Son père, Francesco, essaya
par tous les moyens de la reprendre, mais elle voulut rester avec
moi. Cependant, tu peux regarder mes vierges et mes saintes, Cino:
elles ne ressemblent pas toutes à Monna Lucrezia. Les femmes qu'on
aime sont bonnes à peindre: voilà ce que je pense.

Là SANDRO BOTTICELLI, qui souriait mystérieusement, parla, et
s'adressant à Fra Filippo:

--Mais n'est-il pas vrai, ô Maître, dit-il, que tu n'as point
possédé toutes les saintes qui sont dans tes peintures!

--C'est vrai, répondit FRA FILIPPO; je ne plaisais pas à toutes;
mais j'ai été amoureux d'elles toutes.

--Et n'ai-je point ouï dire, continua BOTTICELLI, que, lorsque
tu n'obtenais pas celles que tu désirais, tu t'appliquais à les
peindre, et que ta passion avait disparu lorsque tu les avais
représentées sur tes fresques?

--C'est vrai aussi, avoua FRA FILIPPO; mais Sandro, tu ne dois pas
trahir ton maître.

--Je ne te trahis pas, ô peintre divin, reprit SANDRO; je veux
seulement te montrer que tu n'es point différent de Dante ou de
Cino. Puisque ta passion cessait entièrement, sitôt que la femme
que tu aimais avait été transfigurée dans ton art, c'est que cette
femme gouvernait ton art, ou, si tu veux, que l'Amour t'attirait
vers l'art et que l'art suffisait à satisfaire ton amour. Si donc
tu te plaisais à peindre des créatures que tu ne pouvais point
toucher, et si ta passion parvenait ainsi à se repaître, tu n'es
nullement différent de Dante, ou de Cino qui ont aimé des mortes
et qui les ont chantées.

--Mais toi, dit FRA FILIPPO, Sandro, que penses-tu toi-même?

--Mon maître, dit SANDRO BOTTICELLI en souriant toujours, je
ne veux point avoir d'avis et j'écoute parler les autres.
Voici Andrea Orgagna qui vous instruira mieux que moi; je suis
fort illettré, ainsi que le déclara le vicaire de ma paroisse,
lorsqu'il me reprocha d'avoir gravé des estampes pour _l'Enfer_ de
Dante, puisque mon ignorance ne me permettait point de comprendre
ses vers. C'est ce que le vicaire n'eût pas osé dire au grand
Orgagna qui a devisé les mêmes scènes que peignit son frère au
Campo Santo; je le laisserai donc parler pour moi; il est plus
ancien et plus digne.

ORGAGNA prit alors la parole; il avait la barbe rase; un grand
chaperon lui entourait la tête, et son visage était arrondi et
plat.

--Je ne connais point l'amour, dit-il abruptement; je n'ai été
amoureux que d'une femme, et j'ai peint son triomphe. C'est la
Mort. Elle est enrobée de noir, et elle vole dans l'air, tenant
une faux, et elle épouvante les rois. Il y en a trois, couchés
dans trois sarcophages dorés, et ils pourrissent: et trois rois
à cheval les contemplent. Les chevaux eux-mêmes s'effarent et
l'un des rois vivants se bouche le nez. Cependant de l'autre
côté d'une haute montagne, au milieu d'une prairie, sous l'ombre
des orangers, de joyeuses jeunes filles sont assises, et des
chevaliers leur font l'amour. Le plus beau est coiffé d'un
chaperon azuré et un faucon est perché sur son poing. Monarques et
amoureux, ils sont tous soumis à la triomphatrice; car la mort est
plus forte que la puissance et que l'amour.

--Et le temps est plus fort que l'art qui s'inspire de la mort,
dit DONATELLO; car je t'instruirai, Orgagna, sur le sort de
la fresque du Campo Santo, dont tu sembles si fier. Elle est
entièrement détruite, et nous ne la connaissons que par de
mauvaises copies et le récit des écrivains. Au lieu que l'art de
Fra Filippo et de Sandro Botticelli, qui se laissèrent guider
par des femmes amoureuses, n'a pas péri. Ainsi tu avais raison
de peindre le triomphe de la Mort; car la Mort a triomphé de ton
œuvre.

Orgagna, triste, détourna la tête, enfonça son chaperon sur son
visage, et garda le silence.

Mais CIMABUE s'avança vers lui et lui toucha l'épaule.

--Ne t'afflige pas, Andrea, dit-il, car le peuple admire encore
ta composition de _l'Enfer_, sur la muraille de l'église de
Santa-Croce; et si elle n'arrive pas jusqu'aux âges futurs, du
moins la mémoire en sera éternelle. Car tu y as flagellé les
méchants, à l'exemple de notre Maître dans sa Comédie. Et par là
tu t'es soumis à la règle de celle qui le mena dans son douloureux
voyage; et tu vois que l'amour, malgré toi, a triomphé de toi, et
que Béatrice, par le moyen de Dante, t'a inspiré ton art.

CECCO ANGIOLIERI murmura:

--C'est sans doute de l'art que d'avoir placé ses amis au milieu
des élus, tels que le médecin Messer Dino del Garbo, avec son
chaperon rouge doublé de petit-gris, ou d'avoir envoyé ses
ennemis chez les damnés ainsi que Guardi, sergent de la commune
de Florence, qu'un diable traîne à son crochet, coiffé de son
bonnet blanc à trois lys rouges. Peut-être que la divine Béatrice
a ordonné tout cela; pour moi, même Becchina ne m'eût point fait
loger en enfer comme magicien le grand savant Cecco d'Ascoli, que
les cruels Florentins eurent l'audace de brûler. Mais patience et
écoutons. Voici l'Oiseau qui va gazouiller.

Et en effet, PAOLO DI DONO, que les Florentins nommèrent UCCELLO,
élevait timidement la voix. Il était très vieux et ses yeux
paraissaient troubles.

--Je m'étonne, dit-il, d'entendre de grands peintres disserter
sur l'art en cette façon. Pour ce qui est des poètes, ils ne
considèrent point de même que nous la nature et les hommes,
et je ne puis comprendre exactement ce qu'ils pensent. Sans
doute, Orgagna se trompe, lorsqu'il méprise tout ce qui vit,
en nous proposant la Mort pour divinité de la peinture; mais
il n'est pas juste non plus de prétendre que la femme règne
sur notre art, même si elle n'est, comme certains l'ont fait
entendre, que l'intermédiaire de l'Amour. La peinture est la
science d'assembler des lignes et de placer des couleurs selon
les lois de la perspective. Il faut étudier Euclide. Il faut
écouter Giovanni Manetti, qui connaît les mathématiques. Il faut
examiner attentivement les inventions d'architecture de Filippo
Brunelleschi. J'ai peint sur un tableau oblong les portraits des
cinq hommes qui, après Dieu, ont recréé l'univers. Et d'abord
j'ai placé l'image de Giotto, qui a inventé la peinture telle que
nous la connaissons; puis vient Filippo di Ser Brunellesco, pour
l'architecture; le troisième est Donatello, pour la sculpture; le
quatrième, c'est moi, Paolo, pour la perspective et les animaux;
le cinquième est Giovanni Manetti, pour les mathématiques. Il
n'existe rien en dehors de cela. Ce tableau résume tous les
aspects du monde. Car la seule réalité consiste dans les lignes et
dans la mesure des lignes, et les objets représentés n'ont point
d'importance. Et moi, Paolo Uccello, j'ai passé de longs jours à
dessiner des chaperons à plis, carrés ou coniques, ou ronds ou
cubiques, des _mazocchi_ dont certains se sont moqués. En quoi ils
se trompent: car il y a plus d'avantage pour l'art de la peinture
à faire voir les différents aspects de cent _mazocchi_ qu'à
creuser au hasard le sourire d'une Florentine. Ainsi m'aide Dieu,
donnez-moi trois beaux _mazocchi_, dont j'ignore les plis, et je
vous abandonne les femmes pour vous inspirer.

Alors SANDRO BOTTICELLI lui dit, railleusement:

--Te souviens-tu, l'Oiseau, de ta dernière peinture, qui devait
être un chef-d'œuvre et que tu avais entourée d'un enclos de
planches? Un jour, Donato te rencontra et te demanda: «L'Oiseau,
quelle est donc cette œuvre que tu enfermes si soigneusement?»
Et tu lui répondis: «Tu la verras un jour». Et lorsque tu l'eus
terminée, il se trouva que Donatello achetait des fruits au
Vieux-Marché dans le moment que tu la découvrais; et il considéra
ton tableau et te dit: «O Paolo, tu découvres ton œuvre à
l'instant même où tu devrais la cacher aux yeux de tous!» Et
Donatello ne se trompait nullement, l'Oiseau, car il n'y avait
dans ta peinture que des lignes. Tu n'en fis point d'autres après
celle-là. J'aimerais mieux pour ma part avoir dessiné le sourire
d'une fille.

Mais Donato, s'approchant de Paolo, l'embrassa en lui assurant
qu'il avait peint bien d'autres tableaux dont la renommée serait
immortelle.

Et voici que la nuit se faisait plus claire. Et DANTE parla de
nouveau à Jan van Scorel, et il lui dit:

--Juge-nous.

Et JAN VAN SCOREL répondit:

--J'ai été conduit par l'amour, et je le suivrai partout où il
me mène. Je suis né au bord d'une mer grise, dans un village
des dunes, et j'ai travaillé à Amsterdam chez mon maître Jacob
Kornelisz. Il avait une fillette de douze ans, modeste et blanche.
Je l'aime, et je suis parti au loin afin de gagner de l'argent
pour l'épouser. Et j'ai vu Spire et Strasbourg et Bâle, et à
Nuremberg j'ai visité Albert Durer, et j'ai traversé la Styrie
et la Carinthie. Or, il y avait dans cette contrée un grand
baron qui s'est épris de ma peinture. Il a une fille, ardente et
belle. Il m'a offert de l'épouser. Mais j'avais au cœur l'image
de la fillette de mon pays, si douce, si pure. J'ai refusé la
tentatrice. Et je suis allé à Venise, où un père des béguines m'a
emmené à Jérusalem, pour voir le Saint-Sépulcre. Là, j'ai connu
la religion. Puis je suis revenu par Rhodes et Malte jusqu'à
Venise. Et de là je suis arrivé à Rome, où le pape me tient en
faveur. Et je souffre, car mon amour est attiré vers ma tendre
fillette; mais mon désir va vers la tentatrice de Carinthie. Et
je ne puis peindre la Vierge sans la faire à la ressemblance de
ma petite fiancée; et je ne puis imaginer Ève et Madeleine qu'à
la ressemblance de celle dont les yeux solliciteurs m'invitèrent
à rompre mon serment. Telle est mon histoire: mais, ô Maître, je
tends la main à mon amour.

Et DANTE lui dit:

--Tu nous a donc jugés, car tu n'as point abandonné ta
conductrice. Et elle te mènera plus haut que tu ne penses, ainsi
que la mienne m'a mené. O Jan van Scorel, tu seras malheureux et
déçu! Celle que tu aimes est mariée à un marchand d'or; et tu ne
retrouveras point la tentatrice. Alors tu entreras en religion, et
tu proclameras ton art par elle et en elle. Car la religion est le
terme de l'amour, soit que la conductrice nous tienne par la main
pour gravir l'escalier sacré, soit qu'elle nous abandonne devant
la première marche.

Et DANTE, levant les yeux au ciel, aperçut une constellation
limpide comme de l'eau tremblante:

--Béatrice nous appelle, dit-il, et nous devons retourner.
Souviens-toi de la parole divine: «Cherche, et tu trouveras».

La prairie secrète disparut avec ses formes dans la nuit blanche.
Et le peintre Jan van Scorel reconnut qu'il était sur l'ancienne
route latine; et, les yeux baissés, il rentra dans Rome.



L'ANARCHIE



L'ANARCHIE

I


_Dialogue entre_

  PHÉDON
  CÉBÈS

CÉBÈS.--Phédon, étais-tu toi-même auprès de Démochole, le jour
où il fut mené de la prison au supplice, ou tiens-tu le récit de
quelqu'un?

PHÉDON.--Je n'y étais point, Cébès, car les magistrats avaient
interdit aux disciples de Démochole de se rendre auprès de lui,
et des gardes se tenaient sur les routes afin de nous éloigner de
la cité. Mais Xanthos, qui était chargé de la surveillance de la
prison, et qui d'ailleurs est un homme doux et juste, m'a raconté
très exactement ce qui se passa.

CÉBÈS.--Que dit Démochole avant de mourir, et de quelle manière
mourut-il? Je l'apprendrais avec plaisir.

PHÉDON.--Il me sera facile de te satisfaire, car je me souviens
des paroles mêmes de Xanthos. Voici donc ce qu'il m'a rapporté.
Avant le point du jour, me dit-il (car la coutume est que les
condamnés meurent au soleil levant), j'entrai dans la prison et
je m'avançai vers le lit de Démochole, qui s'était voilé la tête
pour dormir. Je lui frappai doucement sur l'épaule. «Tu sais, lui
dis-je, ce que je viens t'annoncer. Adieu; tâche de supporter avec
courage ce qui est inévitable.» Démochole, me regardant, répondit:
«Il serait malheureux, mon ami, que le courage m'abandonnât dans
une pareille circonstance. Mais n'aie point de craintes: je ferai
ce que tu dis.» En même temps, il s'assit sur son lit, et pliant
la jambe d'où on venait d'ôter l'entrave: «Quelle chose étrange»,
dit-il...

CÉBÈS.--Mais, mon cher, ne te trompes-tu pas, et n'est-ce point la
mort de Socrate que tu nous racontes une seconde fois?

PHÉDON.--Nullement, ô Cébès, bien qu'en effet il est possible que
tu trouves dans mon récit quelque ressemblance. Mais laisse-moi
achever; ensuite, si tu veux, nous examinerons ensemble par où
différa le langage de Démochole. Ainsi premièrement Démochole ne
fit point, à propos de sa jambe, un discours sur le plaisir et
la douleur, mais il remarqua simplement que ses pieds étaient
gonflés, et qu'il ne pourrait mettre ses chaussures pour marcher
jusqu'au lieu de supplice.

Ensuite, continua Xanthos, Démochole se leva et prit ses vêtements
en souriant, sans permettre qu'on l'aidât. «Je me ferai beau parmi
les beaux, dit-il, pour ce jour de fête.» On lui apporta une coupe
d'eau fraîche. Il la but d'un trait; se tourna vers ceux qui
étaient là et demanda: «Y a-t-il quelqu'un parmi vous qui veuille
causer et discuter avec moi? Par le nom de la Divinité, jamais je
ne me suis senti mieux disposé aux entretiens philosophiques!»
Mais ses disciples n'étaient point près de lui, et personne ne
put répondre. Le serviteur des magistrats, qui était un Scythe
nommé Teippeleros, s'approcha alors pour lui attacher les mains.
Démochole, le voyant: «Fort bien, mon ami, lui dit-il; mais que
faut-il que je fasse? Car c'est à toi de m'instruire. On voit,
en effet, que tu es habile dans ton art.» Le serviteur garda le
silence. «Voyez, dit Démochole, quelle honnêteté dans cet homme:
il a conscience de la laideur de sa fonction!» Puis il ajouta: «Si
j'étais parmi les sages, il me serait facile de parler du progrès
et de la civilisation. Mais je n'ai d'autre science que d'aimer
les hommes et j'ignore pourquoi ils respectent la Divinité plutôt
qu'eux-mêmes.» Tandis qu'on le menait au supplice, il chanta des
imprécations contre les riches et la Divinité afin qu'on les
précipitât dans le Tartare. Les aides s'emparèrent de lui et le
couchèrent. Il releva la tête et (ce furent ses dernières paroles)
il souhaita à haute voix le salut de la République.

CÉBÈS.--Ainsi, mon cher Phédon, il est impossible de conjecturer
quelles furent les occupations et les pensées de Démochole depuis
qu'il entra dans sa prison? Car, pour Socrate, nous avons pu le
voir tous les jours, tandis qu'on attendait le retour du vaisseau
que les Athéniens avaient envoyé à Délos.

PHÉDON.--Mais, Cébès, Démochole a laissé des traités de
philosophie qu'il s'amusa à composer dans la solitude, où il
parle de la vie et de l'association des citoyens, du travail et
de l'amour. Entre autres, il a écrit un très beau mythe, dans
lequel il imagine que les hommes, parvenus à l'existence parfaite,
renverseront les haies, les murailles et les bornes, mettront
les femmes en commun, cesseront de travailler, et mangeront à
leur fantaisie tous les jours du fromage de montagne, du poisson
salé, des pâtes bouillies à l'huile, des fruits mûrs et des herbes
confites dans le vinaigre. Telle est la vie que Démochole se
proposait de nous faire mener sur la terre.

CÉBÈS.--Et, par Héraklès, ne te souviens-tu pas que Socrate,
le dernier jour de sa vie, nous parla du monde supérieur, où
les montagnes sont couleur d'or, et les rochers de jaspe et
d'émeraude; en quoi il ne paraît nullement avoir entendu autre
chose que Démochole. Car les poètes comiques Téléclide et
Phérécrate ont aussi décrit cet âge heureux où les arbres portent
des saucisses et des boudins, où les fleuves roulent des quartiers
de viande chaude parmi la sauce, où les poissons, de leur propre
mouvement, viennent se griller, et répondent, quand on les
appelle: «Attends encore, je ne suis cuit que d'un côté!»

PHÉDON.--Tu pourrais dire aussi bien que Socrate, comme Démochole,
n'ayant jamais écrit, s'amusa dans sa prison à mettre en vers
moraux les fables d'Ésope; et qu'il désira de même discuter sur
la philosophie avant sa mort; et qu'on l'accusa aussi d'avoir
insulté les dieux; et qu'il causa doucement avec le serviteur des
Onze en l'interrogeant sur le poison, comme fit Démochole pour
le Scythe. Mais, mon cher Cébès, Socrate avait un esprit subtil
et il raillait doucement, s'étant comparé à un entremetteur qui
réunit, par de belles paroles, les gens faits pour s'aimer. Et il
est vrai qu'il dédaigna les recherches divines et les mythes sur
Borée, la Gorgone et Typhon, estimant qu'il n'avait point encore
assez étudié la maxime du temple de Delphes et ne sachant s'il
n'était point lui-même un monstre plus compliqué que ce Typhon
des mythologues. Nous savons qu'il chercha aussi le bonheur des
hommes, quoiqu'il préférât le placer dans une autre vie, et qu'il
discutait volontiers avec les gens du commun pour les amener à
connaître la vérité. Cependant, ô Cébès, son ironie était cachée;
il ne disait point directement les choses, comme Démochole, et son
amour n'était ni violent, ni désordonné, en sorte qu'il n'eût pas
détruit les cités pour parvenir à la vie idéale, mais qu'il se
contentait d'instruire et de persuader les jeunes gens.

CÉBÈS.--Il me semble, Phédon, que tu mets un peu de hâte dans
ta distinction; car je me souviens d'avoir entendu Socrate
essayer de démontrer à Callias que la richesse était une chose
pernicieuse; et il marchait lui-même pieds nus, buvant comme
chacun l'ordonnait; et il répondit directement aux juges qu'il se
condamnait à être nourri aux frais de la cité. Et, par Héraklès,
n'est-il pas clair que le souhait pour le salut de la République
est en tout semblable au sacrifice du coq à Esculape? Car Socrate
ne respectait point ce demi-dieu d'Athènes, non plus que Démochole
la République. Mais ils moururent tous deux, affectant de révérer
ce qui les avait fait condamner par le mépris qu'ils en avaient,
et ce qui les guérissait du pire des maux, la vie.

PHÉDON.--Si je jurais que je ne te crois point Cébès, il me
faudrait dire, avec Euripide, que la _bouche a juré, non le cœur_.
Toutefois, avant de rien décider, nous ferons sagement de demander
à Platon...


II

       *       *       *       *       *

.... L'esclave nous accompagna jusqu'au port de l'île des
Bons-Tyrans, où quelques oliviers agitent leurs feuilles grises et
luisantes. Il nous souhaita un heureux voyage et retourna vers ses
maîtres. Nous vîmes encore un peu de temps sa tête qui semblait
avancer seule dans le chemin creux, entre les dunes, parmi les
roseaux. Puis nous nous embarquâmes; et toute la journée suivante
le navire fut enveloppé dans la brume. Pendant la nuit, le ciel
s'éclaircit et le pilote nous guida à la lueur des étoiles pâles.
Ainsi nous naviguâmes douze jours et, le treizième, nous aperçûmes
une ligne brune à l'horizon et de minces colonnes fumeuses qui
montaient isolément dans l'air. Le pilote nous dit que c'était
l'île des Éleuthéromanes, et nous eûmes le désir de la visiter.
Il voulut nous persuader de ne point y atterrir; mais nous étions
lassés de la mer et curieux de ces hommes sauvages. Notre proue
fut donc tournée vers l'île nouvelle, où nous arrivâmes deux
heures après le lever du soleil.

Le débarquement fut pénible; je ne sais si les Éleuthéromanes
s'étaient avertis (car ils ont très peu de rapports les uns avec
les autres); mais ils coururent en foule sur le rivage, chacun
tenant une longue perche, au moyen desquelles ils s'efforcèrent de
nous écarter de la côte, imaginant que nous venions de l'île des
Bons-Tyrans qu'ils redoutent extrêmement. A peine eûmes-nous tiré
notre bateau sur le sable qu'ils s'enfuirent de tous les côtés,
laissant seulement un vieillard, qui agitait une branche d'arbre
autour de lui afin de se protéger. Nous essayâmes de lui parler:
mais il nous fit signe qu'il n'entendait pas--et, en effet, il
n'avait pas d'oreilles. Comme nous en témoignions notre surprise,
le pilote nous expliqua le genre de vie des Éleuthéromanes ainsi
qu'il suit:

On ne sait d'où ils viennent, ni s'ils furent semblables jadis
aux autres hommes; mais il y a des traditions parmi eux suivant
lesquelles on pense que les premiers Éleuthéromanes furent
gouvernés d'abord par des tyrans aristocratiques et, en second
lieu, par des chefs démocratiques choisis par le peuple. Ils
eurent aussi un code de lois, des usages et des mœurs, dont
il ne subsiste aucune trace actuellement. En effet, ils sont
possédés depuis de longues années d'une certaine manie libre qui
les porte à vivre chacun à leur guise. Dans ce but, sitôt qu'ils
sont parvenus à l'âge de raison, ils se coupent à eux-mêmes les
oreilles, et en bouchent l'orifice à l'aide d'une certaine terre
d'argile qui acquiert la dureté de l'os des tempes. En effet, les
premiers qui s'étaient délivrés des lois et des usages anciens
choisirent leurs amis et se réunirent entre eux afin de vivre
agréablement. Ils se dispersèrent ainsi par cinq ou par dix. Mais
au bout de peu de temps certains de ces groupes en méprisèrent
d'autres, comme il arrive dans les sociétés, et les raillèrent
par des chansons ou des discours. Ils se décidèrent alors, pour
détruire cette hiérarchie nouvelle, à la mutilation volontaire
qu'ils pratiquent. Ils s'y résolurent aussi par d'autres raisons;
car ils avaient remarqué combien la persuasion d'un homme par
un autre homme peut être funeste. Ainsi nul ne parvient ni à
les convaincre, ni à leur donner un ordre, ni à prendre aucune
puissance sur leur volonté. Quelques-uns d'entre eux, qui avaient
la cervelle faible, et qu'on pouvait contraindre à de certaines
décisions au moyen de gestes ou de regards, se couvrent les yeux
avec des valves de coquillage, ce qui a amené, chez les enfants
de plusieurs familles où cet usage s'était perpétué, la perte
complète des organes de la vue.

A partir du moment où ils eurent conçu un tel mode d'existence,
l'éleuthéromanie se tourna en monomanie: car ils vivent par
unités. Leur nourriture est de racines qu'ils vont arracher et
dont ils rejettent aussitôt la graine en terre, ne connaissant
ni temps de semailles, ni époque de moissons. Ils boivent à un
étang où ils peuvent plonger la bouche en se couchant sur la
rive. Personne ne tourne pour eux de poterie, et ils ont très peu
d'outils. Chacun entretient son propre feu dans un petit creux du
sol, et le couvre à demi avec une pierre plate. D'ordinaire ils
vont nus; l'hiver même est assez doux dans leur île. Rien ne les
étonne plus que l'ordre, la suite et la discipline. Ils permettent
les vols, les assauts de jeunes filles et les meurtres, et ils
ne reconnaissent aucune solidarité. Ceux d'entre eux qui sont
gais tournent parfois leur derrière vers le ciel et jettent leurs
excréments à la figure des autres hommes; puis ils se frappent
légèrement le ventre. En effet, ils méprisent l'autorité divine,
et ils se rappellent continuellement entre eux qu'un homme n'a
droit sur aucun autre homme, la mesure commune de toutes choses
étant l'individu.

Voici maintenant comment les Éleuthéromanes s'y prennent pour
qu'il ne s'élève dans leur île aucun tyran. Chacun a transmis aux
jeunes depuis l'origine une certaine quantité d'une substance qui
leur sert à se défendre. Cette substance fut autrefois composée
par celui qui les délivra de la tyrannie des élus du peuple, et
elle fut équitablement partagée entre tous les Éleuthéromanes.
Elle a l'aspect de l'argile et sa couleur est entre le jaune et
le blanc. Aussitôt qu'en en approche un tison enflammé, elle se
précipite avec un bruit effroyable, renverse les arbres, crevasse
la terre et la fait trembler. Aucun homme ne peut résister au
pouvoir de cette substance; chaque Éleuthéromane y est soumis
également et en possède une quantité égale; en sorte qu'ils ne
vivent pas en état de guerre. Ils ont donné à cette matière le nom
de «Puissance» ou d'«Énergie», que nous appelons _dynamis_.

Après que le pilote eut terminé son discours, nous nous
dirigeâmes vers l'intérieur du pays, où nous vîmes plusieurs
jeunes Éleuthéromanes qui faisaient chauffer séparément de l'eau
sur leurs feux dans de grandes coquilles non façonnées. Ils
consentirent à répondre au pilote, car tous les Éleuthéromanes
ont conservé l'usage de la bouche, de la langue et de la parole
pour chanter des hymnes à la Liberté. Parmi ceux-là on nous en
montra qui s'efforçaient de changer leurs décisions d'un instant
à l'autre, afin de ne dépendre même pas d'eux-mêmes; d'autres
versaient de l'eau sur la partie convexe des coquilles, ou
marchaient sur les mains, ou délayaient la poudre de racines
avec du feu, ou enfonçaient leur nourriture dans l'extrémité
inférieure de leur intestin côlon, ou tentaient d'uriner derrière
eux, ou mangeaient leurs excréments bouillis, afin de modifier
continuellement les habitudes de leur corps ou les instincts et de
ne pas se soumettre à la nature.

L'un d'eux était le fils du vieillard que nous avions aperçu le
long de la côte. Quand nous lui fîmes signifier par le pilote que
ses traits ressemblaient à ceux de son père, il entra en fureur et
voulut se jeter sur nous. Les autres Éleuthéromanes l'imitèrent
et chantèrent à pleine voix l'hymne de la Liberté. Soit parce
qu'ils sont privés d'oreilles, soit pour manifester leur haine de
l'harmonie universelle, ils commencèrent l'un çà, l'autre là, le
premier au milieu, l'autre à la fin, le troisième à rebours, si
bien que nous manquâmes avoir l'ouïe rompue.

Nous nous enfuîmes au plus tôt vers notre bateau, et nous le
lançâmes à la mer; car il nous semblait que les Éleuthéromanes
allaient déterrer leur «puissance» jaune et nous anéantir. Le
pilote reprit le gouvernail et nous exposa notre imprudence. Les
Éleuthéromanes craignent par-dessus tout de ressembler à quelque
autre homme, sachant bien que c'est une manière de contrainte
qui leur serait imposée à leur insu. De la pleine mer nous les
regardâmes encore plusieurs heures sur la côte, et tous faisaient
des gestes divers.



TABLE DES MATIÈRES



SPICILÈGE


  FRANÇOIS VILLON                     7

  ROBERT LOUIS STEVENSON             69

  GEORGE MEREDITH                    83

  PLANGÔN ET BACCHIS                 93

  SAINT JULIEN L'HOSPITALIER        109

  LA TERREUR ET LA PITIÉ            129

  LA PERVERSITÉ                     147

  LA DIFFÉRENCE ET LA RESSEMBLANCE  157

  LE RIRE                           167

  L'ART DE LA BIOGRAPHIE            177

  L'AMOUR                           189

  L'ART                             207

  L'ANARCHIE                        227



  _ACHEVÉ D'IMPRIMER_

  Le Quinze Novembre mil neuf cent vingt et un

  PAR

  FÉLIX LAINÉ

  A CHARTRES

  pour le

  MERCVRE

  DE

  FRANCE





*** End of this LibraryBlog Digital Book "OEuvres de Marcel Schwob - Volume 1 of 2" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home