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Title: Le Paradis Perdu
Author: Milton, John
Language: French
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generously made available by Gallica, Bibliothèque nationale
de France.)



LE
PARADIS PERDU

DE MILTON

TRADUCTION

DE CHATEAUBRIAND

PARIS

RENAULT ET Ce, LIBRAIRES-ÉDITEURS

48, RUE DE D'ULM. 48

1861



[Figure 01]



TABLE DES MATIÈRES
REMARQUES
LIVRE PREMIER
LIVRE SECOND
LIVRE TROISIÈME
LIVRE QUATRIÈME
LIVRE CINQUIÈME
LIVRE SIXIÈME
LIVRE SEPTIÈME
LIVRE HUITIÈME
LIVRE NEUVIÈME
LIVRE DIXIÈME
LIVRE ONZIÈME
LIVRE DOUZIÈME



LE

PARADIS PERDU

DE MILTON



REMARQUES


Je prie le lecteur de consulter l'Avertissement placé en tête de
l'_Essai sur la Littérature anglaise_, et de revoir dans l'_Essai_
même les chapitres relatifs _à la vie_ et _aux ouvrages de Milton._

Si je n'avais voulu donner qu'une traduction _élégante_ du _Paradis
perdu_, on m'accordera peut-être assez de connaissance de l'art pour
qu'il ne m'eût pas été impossible d'atteindre la hauteur d'une
traduction de cette nature; mais c'est une traduction littérale dans
toute la force du terme que j'ai entreprise, une traduction qu'un enfant
et un poëte pourront suivre sur le texte, ligne à ligne, mot à mot,
comme un dictionnaire ouvert sous leurs yeux. Ce qu'il m'a fallu de
travail pour arriver à ce résultat, pour dérouler une longue phrase
d'une manière lucide sans hacher le style, pour arrêter les périodes
sur la même chute, la même mesure, la même harmonie; ce qu'il m'a
fallu de travail pour tout cela ne peut se dire. Qui m'obligeait à
cette exactitude, dont il y aura si peu de juges et dont on me saura si
peu de gré? Cette conscience que je mets à tout, et qui me remplit de
remords quand je n'ai pas fait ce que j'ai pu faire. J'ai refondu trois
fois la traduction sur le _manuscrit_ et le _placard_; je l'ai remaniée
quatre fois d'un bout à l'autre sur les _épreuves_; tâche que je ne
me serais jamais imposée si je l'eusse d'abord mieux comprise.

Au surplus, je suis loin de croire avoir évité tous les écueils de ce
travail; il est impossible qu'un ouvrage d'une telle étendue, d'une
telle difficulté, ne renferme pas quelque contre-sens. Toutefois, il y
a plusieurs manières d'entendre les mêmes passages; les Anglais
eux-mêmes ne sont pas toujours d'accord sur le texte, comme on peut le
voir dans les glossateurs. Pour éviter de se jeter dans des
controverses interminables, je prie le lecteur de ne pas confondre un
_faux_ sens avec un sens _douteux_ ou susceptible d'interprétations
diverses.

Je n'ai nullement la prétention d'avoir rendu intelligibles des
descriptions empruntées de l'Apocalypse, ou tirées des prophètes,
telles que ces _mers de verre qui sont fondées en vue, ces roues qui
tournent dans des roues, etc._ Pour trouver un sens un peu clair à ces
descriptions, il eu aurait fallu retrancher la moitié: j'ai exprimé le
tout par un rigoureux mot à mot, laissant le champ libre à
l'interprétation des nouveaux Swedenborg qui entendront cela
couramment.

Milton emprunte quelquefois l'ancien jargon italien: _d'autour d'Ève
sont lancés des dards de désir qui souhaite la présence d'Ève._ Je
ne sais pas si c'est le désir qui _souhaite_; ce pourrait bien être le
_dard_; je n'ai donc pu exprimer que ce que je comprenais (si toutefois
je comprenais), étant persuadé qu'on peut comprendre dé pareilles
choses de cent façons.

Si de longs passages présentent des difficultés, quelques traits
rapides n'en offrent pas moins: que signifie ce vers:


Your fear itself of death removes the fear.


«Votre crainte même de la mort écarte la crainte.»

Il y a des commentaires immenses là-dessus; en voici un: «Le serpent
dit: Dieu ne peut vous punir sans cesser d'être juste: s'il n'est plus
juste il n'est plus Dieu; ainsi vous ne devez point craindre sa menace;
autrement vous êtes en contradiction avec vous-même, puisque c'est
précisément votre crainte qui détruit votre crainte.» Le commentateur
ajoute, pour achever l'explication, «qu'il est bien fâché de ne pouvoir
répandre un plus grand jour sur cet endroit.»

Dans l'invocation au commencement du VIIe livre, on lit:


I have presum'd
(An earthly guest) and drawn empireal air,
_Thy temp'ring._


J'ai traduit comme mes devanciers: _tempéré par toi._ Richardson
prétend que Milton fait ici allusion à ces voyageurs qui pour monter
au haut du Ténériffe emportent des éponges mouillées, et se
procurent de cette manière un air respirable; voilà beaucoup
d'autorités: cependant je crois que _Thy temp'ring_ veut dire
simplement _ta température. Thy_ est le pronom possessif, et non le
pronom personnel _thee. Temp'ring_ me semble un mot forgé par Milton,
comme tant d'autres: la _température_ de la muse, son air, son
_élément natal._ Je suis persuadé que c'est là le sens simple et
naturel de la phrase; l'autre sens me paraît un sens subtil et
détourné: toutefois, je n'ai pas osé le rejeter, parce qu'on a tort
quand on a raison contre tout le monde.

Dans la description du cygne, le poëte se sert d'une expression qui
donne également ces deux sens: «_Ses ailes lui servaient de manteau
superbe_,» ou bien: «_Il formait sur l'eau une légère écume._»
J'ai conservé le premier sens, adopté par la plupart des traducteurs,
tout en regrettant l'autre.

Dans l'invocation du livre IX, la ponctuation qui m'a semblé la
meilleure m'a fait adopter un sens nouveau: après ces mots: _Heroic
deemed_, il y a un point et une virgule, de sorte que _chief mastery_ me
paraît devoir être pris, par exclamation, dans un sens ironique: en
effet, la période qui suit est ironique. Le passage devient ainsi
beaucoup plus clair que quand on unit _chief mastery_ avec le membre de
phrase qui le précède.

Vers la fin du dernier discours qu'Adam tient à Ève pour l'engager à
ne pas aller seule au travail, il règne beaucoup d'obscurité; mais je
pense que cette obscurité est ici un grand art du poëte. Adam est
troublé, un pressentiment l'avertit, il ne sait presque plus ce qu'il
dit: il y a quelque chose qui fait frémir dans ces ténèbres étendues
tout à coup sur les pensées du premier homme prêt à accorder la
permission fatale qui doit le perdre lui et sa race.

J'avais songé à mettre à la fin de ma traduction un tableau des
différents sens que l'on peut donner à tels ou tels vers du _Paradis
perdu_, mais j'ai été arrêté par cette question que je n'ai cessé
de me faire dans le cours de mon travail: Qu'importe tout cela aux
lecteurs et aux auteurs d'aujourd'hui? Qu'importe maintenant la
conscience en toute chose? Qui lira mes commentaires? Qui s'en souciera?

J'ai calqué le poëme de Milton à la vitre; je n'ai pas craint de
changer le régime des verbes lorsqu'en restant plus _français_
j'aurais fait perdre à l'original quelque chose de sa précision, de
son originalité ou de son énergie: cela se comprendra mieux par des
exemples.

Le poëte décrit le palais infernal; il dit:


Many a row
Of starry lamps. . . . . . .
. . . . . . . . Yelded light
As from a sky.


J'ai traduit: «Plusieurs rangs de lampes étoilées... émanent la
lumière comme un firmament.» Or je sais qu'_émaner_, en français,
n'est pas un verbe actif: un firmament n'_émane pas de la lumière_, la
lumière _émane d'un firmament_: mais traduisez ainsi, que devient
l'image? Du moins le lecteur pénètre ici dans le génie de la langue
anglaise; il apprend la différence qui existe entre les régimes des
verbes dans cette langue et dans la nôtre.

Souvent, en relisant mes pages j'ai cru les trouver obscures ou
traînantes, j'ai essayé de faire mieux: lorsque la période a été
debout _élégante_ ou _claire_, au lieu de _Milton_ je n'ai rencontré
que _Bitaubé_; ma prose lucide n'était plus qu'une prose commune ou
artificielle, telle qu'on en trouve dans tous les écrits communs du
genre classique. Je suis revenu à ma première traduction. Quand
l'obscurité a été invincible, je l'ai laissée; à travers cette
obscurité on sentira encore le dieu.

Dans le second livre du _Paradis perdu_, on lit ce passage:


No rest: through many a dark and dreary vale
They pass'd and many a region dolorous,
O'er many a frozen, many a fiery Alp,
Rocks, caves, lakes, fens, bogs, dens, and shades of death,
A universe of death, which God by curse
Created evil, for evil only good,
Where all life dies, death lives, and nature breeds,
Perverse, all monstrous, all prodigious things,
Abominable, inutterable, and worse
Than fables yet have feign'd or fear conceiv'd,
Gorgons, and Hydras, and Chimaeras dire.


«Elles traversent maintes vallées sombres et désertes, maintes
régions douloureuses, par-dessus maintes Alpes de glace et maintes
Alpes de feu: rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et ombres de
mort; univers de mort, que Dieu dans sa malédiction créa mauvais, bon
pour le mal seulement; univers où toute vie meurt, où toute mort vit,
où la nature perverse engendre toutes choses monstrueuses, toutes
choses prodigieuses, abominables, inexprimables, et pires que ce que la
fable inventa ou la frayeur conçut: gorgones et hydres et chimères
effroyables.»

Ici le mot répété _many_ est traduit par notre vieux mot _maintes_,
qui donne à la fois la traduction littérale et presque la même
consonance. Le fameux vers monosyllabique si admiré des Anglais:


Rocks, caves, lakes, feus, bogs, dens, and shades of death,


J'ai essayé de le rendre par les monosyllabes _rocs, lacs, mares,
gouffres, antres et ombres de mort_, en retranchant les articles. Le
passage rendu de cette manière produit des effets d'harmonie
semblables; mais, j'en conviens, c'est un peu aux dépens de la syntaxe.
Voici le même passage, traduit dans toutes les règles de la grammaire
par Dupré de Saint-Maur:


«En vain traversaient-elles des vallées sombres et hideuses, des
régions de douleur, des montagnes de glace et de feu; en vain
franchissaient-elles des rochers, des fondrières, des lacs, des
précipices et des marais empestés; elles retrouvaient toujours
d'épouvantables ténèbres, les ombres de la mort, que Dieu forma dans
sa colère, au jour qu'il créa les maux inséparables du crime. Elles
ne voyaient que des lieux où la vie expire, et où la mort seule est
vivante: la nature perverse n'y produit rien que d'énorme et de
monstrueux; tout en est horrible, inexprimable, et pire encore que tout
ce que les fables ont feint, ou que la crainte s'est jamais figuré de
Gorgones, d'Hydres et de Chimères dévorantes.»


Je ne parle point de ce que le traducteur prête ici au texte; c'est au
lecteur à voir ce qu'il gagne ou perd par cette paraphrase ou par mon
mot à mot. On peut consulter les autres traductions, examiner ce que
mes prédécesseurs ont _ajouté_ ou _omis_ (car ils passent en
général les endroits difficiles), peut-être en résultera-t-il cette
conviction que la version littérale est ce qu'il y a de mieux pour
faire connaître un auteur tel que Milton.

J'en suis tellement convaincu que dans l'_Essai sur la Littérature
anglaise_, en citant quelques passages du _Paradis perdu_, je me suis
légèrement éloigné du texte: eh bien! qu'on lise les mêmes passages
dans la traduction _littérale_ du poëme, et l'on verra, ce me semble,
qu'ils sont beaucoup mieux rendus, même pour l'harmonie.

Tout le monde, je le sais, a la prétention d'exactitude: je ressemble
peut-être à ce bon abbé Leroy, _curé de Saint-Herbland de Rouen et
prédicateur du roi_: lui aussi a traduit Milton, et en vers! Il dit:
«Pour ce qui est de notre traduction, son principal mérite, comme nous
l'avons dit, _c'est d'être fidèle._»

Or, voici comme il est fidèle, de son propre aveu. Dans les notes du
VIIe chant, on lit: «J'ai substitué ceci à la fable de Bellérophon,
m'étant proposé d'en purger cet ouvrage............ J'ai adapté, au
reste, les plaintes de Milton de façon qu'elles puissent convenir
encore plus à un homme de mérite............ Ici j'ai changé ou
retranché un long récit de l'aventure d'Orphée, mis à mort par les
Bacchantes sur le mont Rhodope.»

_Changer_ ou _retrancher_ l'admirable passage où Milton se compare à
Orphée déchiré par ses ennemis!


«La Muse ne put défendre son fils!»


Je ne crois pas néanmoins qu'il faille aller jusqu'à cette précision
de Luneau de Boisjerman: «Ne pas avoir besoin de répétition, comme
qui serait non de pouvoir d'un seul coup». La traduction interlinéaire
de Luneau est cependant utile; mais il ne faut pas trop s'y fier; car,
par une inadvertance étrange, en suivant le mot à mot, elle fourmille
de contre-sens; souvent la glose au-dessous donne un sons opposé à la
traduction interlinéaire.

Ce que je viens de dire sera mon excuse pour les chicanes de langue que
l'on pourrait me faire. Je passe condamnation sur tout, pourvu qu'on
m'accorde que le portrait, quelque mauvais qu'on le trouve, est
ressemblant.

J'ai déjà signalé[1] les difficultés grammaticales de la langue de
Milton; une des plus grandes vient de l'introduction de plusieurs
nominatifs indirects dans une période régie par un principal
nominatif, de sorte que tout à coup vous trouverez un he, un their qui
vous étonnent, qui vous obligent à un effort de mémoire ou qui vous
forcent à remonter la période pour retrouver la _personne_ ou les
_personnes_ auxquelles ce _he_ ou ce _their_ appartiennent. Une autre
espèce d'obscurité naît de la concision et de l'ellipse; faut-il donc
s'étonner de la variété et des contre-sens des traductions dans ces
passages? Ai-je rencontré plus juste? Je le crois, mais je n'en suis
pas sûr: il ne me paraît même pas clair que Milton ait toujours bien
lui-même rendu sa pensée: ce haut génie s'est contenté quelquefois
de l'à peu près, et il a dit à la foule: «Devine, si tu peux.»

Le nominatif absolu des Grecs, si fréquent dans le style antique de
Milton, est très-inélégant dans notre langue. _Thou Looking on_ pour
_thee Looking on._ Je l'ai cependant employé sans égard à son
étrangeté, aussi frappante en anglais qu'en français.

Les ablatifs absolus du latin dont le _Paradis perdu_ abonde, sont un
peu plus usités dans notre langue; mais en les conservant j'ai parfois
été obligé d'y joindre un des temps du verbe _être_ pour faire
disparaître une amphibologie.

C'est ainsi encore que j'ai complété quelques phrases non complètes.
Milton parle des serpents _qui bouclent Mégère_: force est ici de dire
_qui forment des boucles sur la tête de Mégère._

Bentley prétend que, Milton étant aveugle, les éditeurs ont introduit
dans le _Paradis perdu_ des interpolations qu'il n'a pas connues: c'est
peut-être aller loin; mais il est certain que la cécité du chantre
d'Éden a pu nuire à la correction de son ouvrage. Le poëte composait
la nuit; quand il avait fait quelques vers, il sonnait; sa fille ou sa
femme descendait; il dictait: ce premier jet, qu'il oubliait
nécessairement bientôt après, restait à peu près tel qu'il était
sorti de son génie. Le poëme fut ainsi conduit à sa fin par
inspirations et par dictées; l'auteur ne put en revoir l'ensemble ni
sur le manuscrit ni sur les épreuves. Or il y a des négligences, des
répétitions de mots, des cacophonies qu'on n'aperçoit, et pour ainsi
dire, qu'on n'entend qu'avec l'œil, en parcourant les épreuves. Milton
isolé, sans assistance, sans secours, presque sans amis, était obligé
de faire tous les changements dans son esprit, et de relire son poëme
d'un bout à l'autre dans sa mémoire. Quel prodigieux effort de
souvenir! et combien de fautes ont dû lui échapper!

De là ces phrases inachevées, ces sens incomplets, ces verbes sans
régimes, ces noms et ces pronoms sans relatifs, dont l'ouvrage
fourmille. Le poëte commence une phrase au _singulier_ et l'achève au
_pluriel_, inadvertance qu'il n'aurait jamais commise s'il avait pu voir
les épreuves. Pour rendre en français ces passages, il faut changer
les _nombres_ des pronoms, des noms et des verbes; les personnes qui
connaissent l'art savent combien cela est difficile. Le poëte ayant à
son gré mêlé les nombres, a naturellement donné à ces mots la
quantité et l'euphonie convenables; mais le pauvre traducteur n'a pas
la même faculté; il est obligé de mettre sa phrase sur ses pieds:
s'il opte pour le _singulier_, il tombe dans les verbes de la première
conjugaison, sur un _aima_, sur un _parla_ qui viennent heurter une
voyelle suivante; s'en tient-il _au pluriel?_ il trouve un _aimaient_,
un _parlaient_ qui appesantissent et arrêtent la phrase au moment où
elle devrait voler. Rebuté, accablé de fatigue, j'ai été cent fois
au moment de planter là tout l'ouvrage. Jusqu'ici les traductions de ce
chef-d'œuvre ont été moins de véritables traductions que des
_épitomés_ ou des _amplifications paraphrasées_ dans lesquelles le
sens général s'aperçoit à peine à travers une foule d'idées et
d'images dont il n'y a pas un mot dans le texte. Comme je l'ai dit[2],
on peut se tirer tant bien que mal d'un morceau choisi; mais soutenir
une lutte sans cesse renouvelée pendant douze chants, c'est peut-être
l'œuvre de patience la plus pénible qu'il y ait au monde.

Dans les sujets riants et gracieux, Milton est moins difficile à
entendre, et sa langue se rapproche davantage de la nôtre. Toutefois
les traducteurs ont une singulière monomanie: ils changent les pluriels
en singuliers, les singuliers en pluriels, les adjectifs en substantifs,
les articles en pronoms, les pronoms en articles. Si Milton dit _le_
vent, _l_'arbre, _la_ fleur, _la_ tempête, etc., ils mettent _les_
vents, _les_ arbres, _les_ fleurs, _les_ tempêtes, etc.; s'il dit un
esprit _doux_, ils écrivent la _douceur_ de l'esprit; s'il dit _sa_
voix, ils traduisent _la_ voix, etc. Ce sont là de très-petites choses
sans doute: cependant il arrive, on ne sait comment, que de tels
changements répétés produisent à la fin du poëme une prodigieuse
altération: ces changements donnent au génie de Milton cet air de
lieu-commun qui s'attache à une phraséologie banale.

Je n'ai rien ajouté au texte; j'ai seulement quelquefois été obligé
de suppléer le mot _collectif_ par lequel le poëte a oublié de lier
les parties d'une longue énumération d'objets.

J'ai négligé çà et là des explétives redondantes qui
embarrassaient la phrase sans ajouter à sa beauté, et qui n'étaient
là évidemment que pour la mesure du vers: le sobre et correct Virgile
lui-même a recours à ces explétives. On trouvera dans ma traduction
_synodes, mémoriaux, recordés, conciles_, que les traducteurs n'ont
osé risquer et qu'ils ont rendus par _assemblées, emblèmes,
rappelés, conseils, etc._; c'est à tort, selon moi. Milton avait
l'esprit rempli des idées et des controverses religieuses; quand il
fait parler les démons, il rappelle _ironiquement_ dans son langage les
cérémonies de l'Église romaine; quand il parle _sérieusement_, il
emploie la langue des théologues protestants. Il m'a semblé que cette
observation oblige à traduire avec rigueur l'expression miltonienne,
faute de quoi on ne ferait pas sentir cette partie intégrante du génie
du poëte, la partie religieuse. Ainsi, dans une description du matin,
Milton parle de la charmante heure de _Prime_: je suis persuadé que
_Prime_ est ici le nom d'un office de l'église; il ne veut pas dire
_première_; malgré ma conviction je n'ai pas risqué le mot _prime_,
quoique à mon avis il fasse beauté, en rappelant la prière matinale
du monde chrétien.


L'astre avant-coureur de l'aurore,
Du soleil qui s'approche annonce le retour,
Sous le pâle horizon l'ombre se décolore:
Lève-toi dans nos cœurs, chaste et bienheureux jour.

RACINE.


Une autre beauté, selon moi, qui se tire encore du langage chrétien,
c'est l'affectation de Satan à parler comme le Très-Haut; il dit
toujours ma _droite_ au lieu de mon bras: j'ai mis une grande attention
à rendre ces tours; ils caractérisent merveilleusement l'orgueil du
prince des ténèbres.

Dans les cantiques que le poëte fait chanter aux anges, et qu'il
emprunte de l'Écriture, il suit l'hébreu, et il ramène quelques mots
en refrain au bout du verset: ainsi _praise_ termine presque toutes les
strophes de l'hymne d'Adam et d'Ève au lever du jour. J'ai pris garde
à cela, et je reproduis à la chute le mot _louange_: mes
prédécesseurs n'ayant peut-être pas remarqué le retour de ce mot,
ont fait perdre aux vers leur harmonie lyrique.

Lorsque Milton peint la création il se sert rigoureusement des paroles
de la Genèse, de la traduction anglaise: je me suis servi des mots
français de la traduction de Sacy, quoiqu'ils diffèrent un peu du
texte anglais: en des matières aussi sacrées j'ai cru ne devoir
reproduire qu'un texte approuvé par l'autorité de l'Église.

J'ai employé, comme je l'ai dit encore[3], de vieux mots; j'en ai fait
de nouveaux, pour rendre plus fidèlement le texte; c'est surtout dans
les mots négatifs que j'ai pris cette licence; on trouvera donc
_inadorée, imparité, inabstinence, etc._ On compte cinq ou six cents
mots dans Milton qu'on ne trouve dans aucun dictionnaire anglais.
Johnson, parlant du grand poëte, s'exprime ainsi:


_Through all his greater works there prevails an uniform peculiarity of_
DICTION, _a mode and cast of expression which bears little resemblance to
that of any former writer, and which is so far removed from common
use, that an unlearned reader when he first opens his book, finds himself
surprised by a new language... our language, says Addison, sunk under him._


«Dans tous les plus grands ouvrages de Milton prévalent une uniforme
singularité de diction, un mode et un tour d'expression qui ont peu de
ressemblance avec ceux d'aucun écrivain précédent, et qui sont si
éloignés de l'usage ordinaire, qu'un lecteur non lettré, quand il
ouvre son livre pour la première fois, se trouve surpris par une langue
nouvelle... Notre langue, dit Addison, s'abat (ou _s'enfonce_ ou _coule
bas_) sous lui.»


Milton imite sans cesse les anciens; s'il fallait citer tout ce qu'il
imite, on ferait un in-folio de notes: pourtant quelques notes seraient
curieuses et d'autres seraient utiles pour l'intelligence du texte.


Le poëte, d'après la Genèse, parle de l'esprit qui féconda l'abîme. Du
Bartas avait dit:


D'une même façon l'esprit de l'Éternel
Semble couver ce gouffre.


_L'obscurité_ ou les _ténèbres visibles_ rappellent l'expression de
Sénèque: _non ut per tenebras videamus, sed ut ipsas._

Satan élevant sa tête au-dessus du lac de feu est une image empruntée
à l'Énéide.


_Pectora quorum inter fluctus arrecta._


Milton faisant dire à Satan que régner dans l'Enfer est digne
d'ambition traduit Grotius: _Regnare dignum est ambitu, etsi in
Tartaro._

La comparaison des anges tombés aux feuilles de l'automne est prise de
l'Iliade et de l'Énéide. Lorsque, dans son invocation le poëte
s'écrie qu'il va chanter des choses qui n'ont encore été dites ni en
prose ni en vers, il imite à la fois Lucrèce et Arioste:


Cosa non detta in prosa mai, ne in rima.


Le _lasciate ogni speranza_ est commenté ainsi d'une manière sublime:
Régions de chagrins, obscurité plaintive où l'espérance ne peut
jamais venir, elle qui vient à tous: «_hope never comes that comes to
all._»

Lorsque Milton représente des anges _tournant les uns sur la lance_,
les _autres sur le bouclier_, pour signifier tourner à droite et à
gauche, cette façon de parler poétique est empruntée d'un usage
commun chez les Romains: le légionnaire tenait la lance de la main
droite et le bouclier de la main gauche: _declinare ad hastam vel ad
scutum_; ainsi Milton met à contribution les historiens aussi bien que
les poëtes; et en ayant l'air de ne rien dire, il vous apprend toujours
quelque chose. Remarquez que la plupart des citations que je viens
d'indiquer se trouvent dans les trois cents premiers vers du _Paradis
perdu_: encore ai-je négligé d'autres imitations d'Ézéchiel, de
Sophocle, du Tasse, etc.

Le mot _saison_ dans le poëme doit être quelquefois traduit par le mot
_heure_: le poëte, sans vous le dire, s'est fait Grec, ou plutôt s'est
fait Homère, ce qui lui était tout naturel; il transporte dans le
dialecte anglais une expression hellénique.

Quand il dit que le nom de la femme est tiré de celui de l'homme, qui
le comprendra si l'on ne sait que cela est vrai d'après le texte de la
Vulgate, _virago_, et d'après la langue anglaise, _woman_, ce qui n'est
pas vrai en français. Quand il donne à Dieu l'_empire carré_ et à
Satan l'empire _rond_, voulant par là faire entendre que Dieu gouverne
le ciel et Satan le monde, il faut savoir que saint Jean dans
l'Apocalypse dit: «_Civitas Dei in quadro posita._»

Il y aurait mille autres remarques à faire de cette espèce, surtout à
une époque où les trois quarts des lecteurs ne connaissent pas plus
l'Écriture Sainte et les Pères de l'Église qu'ils ne savent le
chinois.

Jamais style ne fut plus figuré que celui de Milton: ce n'est point
Ève qui est douée d'une majesté virginale, c'est la _majestueuse
virginité_ qui se trouve dans Ève; Adam n'est point inquiet, c'est
l'_inquiétude_ qui agit sur Adam; Satan ne rencontre pas Ève par
hasard, c'est le _hasard_ de Satan qui rencontre Ève; Adam ne veut pas
empêcher Ève de s'absenter, il cherche à dissuader l'_absence_
d'Ève. Les comparaisons, à cause même de ces tours, sont presque
intraduisibles: assez rarement empruntées des images de la nature,
elles sont prises des usages de la société, des travaux du laboureur
et du matelot, des réminiscences de l'histoire et de la mythologie; ce
qui rappelle, pour le dire en passant, que Milton était aveugle, et
qu'il tirait de ses souvenirs une partie de son génie. Une comparaison
admirable, et qui n'appartient qu'à lui, est celle de cet homme sorti
un matin des fumées d'une grande ville pour se promener dans les
fraîches campagnes, au milieu des moissons, des troupeaux, et
rencontrant une jeune fille plus belle que tout cela: c'est Satan
échappé du gouffre de l'Enfer qui rencontre Ève au milieu des
retraites fortunées d'Éden. On voit aussi par la vie de Milton qu'il
remémore dans cette comparaison le temps de sa jeunesse: dans une des
promenades matinales qu'il faisait autour de Londres s'offrit à sa vue
une jeune femme d'une beauté extraordinaire: il en devint
passionnément amoureux, ne la retrouva jamais, et fit le serment de ne
plus aimer.

Au reste, Milton n'était pas toujours logique; il ne faudra pas croire
ma traduction fautive quand les idées manqueront de conséquence et de
justesse.

Ce qu'il faut demander au chantre d'Éden, c'est de la poésie, et de la
poésie la plus haute à laquelle il soit donné à l'esprit humain
d'atteindre; tout vit chez cet homme, les êtres moraux comme les êtres
matériels: dans un combat ce ne sont pas les dards qui voûtent le ciel
ou qui forment une voûte enflammée, ce sont les _sifflements_ mêmes
de ces dards; les personnages n'accomplissent pas des actions, ce sont
leurs _actions_ qui agissent comme si elles étaient elles-mêmes des
personnages. Lorsqu'on est si divinement poëte, qu'on habite au plus
sublime sommet de l'Olympe, la critique est ridicule en essayant de
monter là: les reproches que l'on peut faire à Milton sont des
reproches d'une nature inférieure; ils tiennent de la terre où ce dieu
n'habite pas. Que dans un homme une qualité s'élève à une hauteur
qui domine tout, il n'y a point de taches que cette qualité ne fasse
disparaître dans son éclat immense.

Si Milton, très-admiré en Angleterre, est assez peu lu; s'il est moins
populaire que Shakespeare, qui doit une partie de cette popularité au
rajeunissement qu'il reçoit chaque jour sur la scène, cela tient à la
gravité du poëte, au sérieux du poëme et à la difficulté de
l'idiome miltonien. Milton, comme Homère, parle une langue qui n'est
pas la langue vulgaire; mais avec cette différence que la langue
d'Homère est une langue simple, naturelle, facile à apprendre, au lieu
que la langue de Milton est une langue composée, savante, et dont la
lecture est un véritable travail. Quelques morceaux choisis du _Paradis
perdu_ sont dans la mémoire de tout le monde; mais, à l'exception d'un
millier de vers de cette sorte, il reste onze mille vers qu'on a lus
rapidement, péniblement, ou qu'on n'a jamais lus.

Voilà assez de _remarques_ pour les personnes qui savent l'anglais et
qui attachent quelque prix à ces choses-là; en voilà beaucoup trop
pour la foule des lecteurs: à ceux-ci il importe fort peu qu'on ait
fait ou qu'on n'ait pas fait un contre-sens, et ils se contenteraient
tout aussi bien d'une version commune, amplifiée ou tronquée.

On dit que de nouvelles traductions de Milton doivent bientôt
paraître; tant mieux! on ne saurait trop multiplier un chef-d'œuvre:
mille peintres copient tous les jours les tableaux de Raphaël et de
Michel-Ange. Si les nouveaux traducteurs ont suivi mon système, ils
reproduiront à peu ma traduction; ils feront ressortir les endroits où
je puis m'être trompé: s'ils ont pris le système de la traduction
libre, le mot à mot de mon humble travail sera comme le germe de la
belle fleur qu'ils auront habilement développée.

Me serait-il permis d'espérer que si mon essai n'est pas trop
malheureux, il pourra amener quelque jour une révolution dans la
manière de traduire? Du temps d'Ablancourt les traductions s'appelaient
de _belles infidèles_; depuis ce temps-là on a vu beaucoup
d'infidèles qui n'étaient pas toujours belles: on en viendra
peut-être à trouver que la fidélité, même quand la beauté lui
manque, a son prix.

Il est des génies heureux qui n'ont besoin de consulter personne, qui
produisent sans effort avec abondance des choses parfaites: je n'ai rien
de cette félicité naturelle, surtout en littérature; je n'arrive à
quelque chose qu'avec de longs efforts; je refais vingt fois la même
page, et j'en suis toujours mécontent: mes _manuscrits_ et mes
épreuves sont, par la multitude des corrections et des renvois, de
véritables broderies, dont j'ai moi-même beaucoup de peine à
retrouver le fil[4]. Je n'ai pas la moindre confiance en moi; peut-être
même ai-je trop de facilité à recevoir les avis qu'on veut bien me
donner; il dépend presque du premier venu de me faire changer ou
supprimer tout un passage: je crois toujours que l'on juge et que l'on
voit mieux que moi.

Pour accomplir ma tâche, je me suis environné de toutes les
disquisitions des scoliastes: j'ai lu toutes les traductions
françaises, italiennes et latines que j'ai pu trouver. Les traductions
latines, par la facilité qu'elles ont à rendre _littéralement_ les
mots et à suivre des inversions, m'ont été très-utiles.

J'ai quelques amis que depuis trente ans je suis accoutumé à
consulter: je leur ai encore proposé mes doutes dans ce dernier
travail; j'ai reçu leurs notes et leurs observations; j'ai discuté
avec eux les points difficiles; souvent je me suis rendu à leur
opinion; quelquefois ils sont revenus à la mienne. Il m'est arrivé,
comme à Louis Racine, que les Anglais m'ont avoué ne pas comprendre le
passage sur lequel je les interrogeais. Heureux encore une fois ces
esprits qui savent tout et n'ont besoin de personne; moi, faible, je
cherche des appuis, et je n'ai point oublié le précepte du maître:


Faites choix d'un censeur solide et salutaire
Que la raison conduise et le savoir éclaire,
Et dont le crayon sûr d'abord aille chercher
L'endroit que l'on sent faible et qu'on se veut cacher.


Dans tout ce que je viens de dire, je ne fais point mon apologie, je
cherche seulement une excuse à mes fautes. Un traducteur n'a droit à
aucune gloire; il faut seulement qu'il montre qu'il a été patient,
docile et laborieux.

Si j'ai eu le bonheur de faire connaître Milton à la France, je ne me
plaindrai pas des fatigues que m'a causées l'excès de ces études:
tant il y a cependant que pour éviter de nouveau l'avenir probable
d'une vie fidèle, je ne recommencerais pas un pareil travail;
j'aimerais mieux mille fois subir toute la rigueur de cet avenir.


VERS.


Le vers héroïque anglais consiste dans la mesure sans rime, comme le
vers d'Homère en grec et de Virgile en latin: la rime n'est ni une
adjonction nécessaire ni le véritable ornement d'un poëme ou de bons
vers, spécialement dans un long ouvrage: elle est l'invention d'un âge
barbare, pour relever un méchant sujet ou un mètre boiteux. À la
vérité elle a été embellie par l'usage qu'en ont fait depuis
quelques fameux poëtes modernes, cédant à la coutume; mais ils l'ont
employée à leur grande vexation, gêne et contrainte, pour exprimer
plusieurs choses (et souvent de la plus mauvaise manière) autrement
qu'ils ne les auraient exprimées. Ce n'est donc pas sans cause que
plusieurs poëtes du premier rang, italiens et espagnols, ont rejeté la
rime des ouvrages longs et courts. Ainsi a-t-elle été bannie depuis
longtemps de nos meilleures tragédies anglaises, comme une chose
d'elle-même triviale, sans vraie et agréable harmonie pour toute
oreille juste. Cette harmonie naît du convenable nombre, de la
convenable quantité des syllabes, et du sens passant avec variété
d'un vers à un autre vers; elle ne résulte pas du tintement de
terminaisons semblables; faute qu'évitaient les doctes anciens, tant
dans la poésie que dans l'éloquence oratoire. L'omission de la rime
doit être comptée si peu pour défaut (quoiqu'elle puisse paraître
telle aux lecteurs vulgaires), qu'on la doit regarder plutôt comme le
premier exemple offert en anglais de l'ancienne liberté rendue au
poëme héroïque affranchi de l'incommode et moderne entrave de la
rime.


[Note 1: Avertissement de l'_Essai._]

[Note 2: Avertissement de l'_Essai._]

[Note 3: Avertissement de l'_Essai._]

[Note 4: C'est l'excuse pour les fautes d'impression, si nombreuses dans
mes ouvrages. Les compositeurs fatigués se trompent malgré eux, par la
multitude des changements, des retranchements ou des additions.]



LE PARADIS PERDU



LIVRE PREMIER


ARGUMENT


Ce premier livre expose d'abord brièvement tout le sujet, la
désobéissance de l'homme, et d'après cela la perte du Paradis, où
l'homme était placé. Ce livre parle ensuite de la première cause de
la chute de l'homme, du serpent, ou plutôt de Satan dans le serpent
qui, se révoltant contre Dieu et attirant de son côté plusieurs
légions d'anges, fut, par le commandement de Dieu, précipité du ciel
avec toute sa bande dans le grand abîme. Après avoir passé
légèrement sur ce fait, le poëme ouvre au milieu de l'action: il
présente Satan et ses anges maintenant tombés en enfer. L'enfer n'est
pas décrit ici comme placé dans le centre du monde (car le ciel et la
terre peuvent être supposés n'être pas encore faits et certainement
pas encore maudits), mais dans le lieu des ténèbres extérieures, plus
convenablement appelé Chaos. Là, Satan avec ses anges, couché sur le
lac brûlant, foudroyé et évanoui, au bout d'un certain espace de
temps revient à lui comme de la confusion d'un songe. Il appelle celui
qui, le premier après lui en puissance et en dignité, gît à ses
côtés. Ils confèrent ensemble de leur misérable chute. Satan
réveille toutes ses légions, jusqu'alors demeurées confondues de la
même manière. Elles se lèvent: leur nombre, leur ordre de bataille;
leurs principaux chefs, nommés d'après les idoles connues par la suite
en Chanaan et dans les pays voisins. Satan leur adresse un discours, les
console par l'espérance de regagner le ciel; il leur parle enfin d'un
nouveau monde, d'une nouvelle espèce de créatures qui doivent être un
jour formées selon une antique prophétie ou une tradition répandue
dans le ciel. Que les anges existassent longtemps avant la création
visible, c'était l'opinion de plusieurs anciens Pères. Pour discuter
le sens de la prophétie, et déterminer ce qu'on peut faire en
conséquence, Satan s'en réfère à un grand conseil; ses associés
adhèrent à cet avis: Pandæmonium, palais de Satan, s'élève
soudainement bâti de l'abîme: les pairs infernaux y siègent en
conseil.



La première désobéissance de l'homme et le fruit de cet arbre
défendu dont le mortel goût apporta la mort dans le monde, et tous nos
malheurs, avec la perte d'Éden, jusqu'à ce qu'un homme plus grand nous
rétablît et reconquît le séjour bienheureux, chante, Muse céleste!
Sur le sommet secret d'Oreb et de Sinaï tu inspiras le berger qui le
premier apprit à la race choisie comment, dans le commencement, le Ciel
et la Terre sortirent du chaos. Ou si la colline de Sion, le ruisseau de
Siloë, qui coulait rapidement près de l'oracle de Dieu, te plaisent
davantage, là j'invoque ton aide pour mon chant aventureux: ce n'est
pas d'un vol tempéré qu'il veut prendre l'essor au-dessus des monts
d'Aonie, tandis qu'il poursuit des choses qui n'ont encore été
tentées ni en prose ni en vers.

Et toi, ô Esprit! qui préfère à tous les temples un cœur droit et
pur, instruis-moi, car tu sais! Toi, au premier instant tu étais
présent: avec tes puissantes ailes éployées, comme une colombe tu
couvas l'immense abîme et tu le rendis fécond. Illumine en moi ce qui
est obscur, élève et soutiens ce qui est abaissé, afin que de la
hauteur de ce grand argument je puisse affirmer l'éternelle Providence,
et justifier les voies de Dieu aux hommes.

Dis d'abord, car ni le ciel ni la profonde étendue de l'enfer ne
dérobent rien à ta vue; dis quelle cause, dans leur état heureux si
favorisé du ciel, poussa nos premiers parents à se séparer de leur
Créateur, à transgresser sa volonté pour une seule restriction,
souverains qu'ils étaient du reste du monde. Qui les entraîna à cette
honteuse révolte? L'infernal serpent. Ce fut lui dont la malice animée
d'envie et de vengeance trompa la mère du genre humain: son orgueil
l'avait précipité du ciel avec son armée d'anges rebelles, par le
secours desquels, aspirant à monter en gloire au-dessus de ses pairs il
se flatta d'égaler le Très-Haut, si le Très-Haut s'opposait à lui.
Plein de cet ambitieux projet contre le trône et la monarchie de Dieu,
il alluma au ciel une guerre impie et un combat téméraire, dans une
attente vaine.

Le souverain pouvoir le jeta flamboyant, la tête en bas, de la voûte
éthérée; ruine hideuse et brûlante: il tomba dans le gouffre sans
fond de la perdition, pour y rester chargé de chaînes de diamant, dans
le feu qui punit: il avait osé défier aux armes le Tout-Puissant! Neuf
fois l'espace qui mesure le jour et la nuit aux hommes mortels, lui,
avec son horrible bande, fut étendu vaincu, roulant dans le gouffre
ardent, confondu quoique immortel. Mais sa sentence le réservait encore
à plus de colère, car la double pensée de la félicité perdue et
d'un mal présent à jamais, le tourmente. Il promène autour de lui des
yeux funestes, où se peignent une douleur démesurée et la
consternation, mêlées à l'orgueil endurci et à l'inébranlable
haine.

D'un seul coup d'œil et aussi loin que perce le regard des anges, il
voit le lieu triste dévasté et désert: ce donjon horrible, arrondi de
toute part, comme une grande fournaise flamboyait. De ces flammes point
de lumière! mais des ténèbres visibles servent seulement à
découvrir des vues de malheur; régions de chagrin, obscurité
plaintive, où la paix, où le repos, ne peuvent jamais habiter,
l'espérance jamais venir, elle qui vient à tous! mais là des
supplices sans fin, là un déluge de feu, nourri d'un soufre qui brûle
sans se consumer.

Tel est le lieu que l'éternelle justice prépara pour ces rebelles; ici
elle ordonna leur prison dans les ténèbres extérieures; elle leur fit
cette part trois fois aussi éloignée de Dieu et de la lumière du
ciel, que le centre de la création l'est du pôle le plus élevé. Oh!
combien cette demeure ressemble peu à celle d'où ils tombèrent!

Là bientôt l'archange discerne les compagnons de sa chute, ensevelis
dans les flots et les tourbillons d'une tempête de feu. L'un d'eux se
vautrait parmi les flammes à ses côtés, le premier en pouvoir après
lui et le plus proche en crime: longtemps après connu en Palestine, il
fut appelé Béelzébuth. Le grand ennemi (pour cela nommé Satan dans
le ciel), rompant par ces fières paroles l'horrible silence, commence
ainsi:

«Si tu es celui... Mais combien déchu, combien différent de celui
qui, revêtu d'un éclat transcendant parmi les heureux du royaume de la
lumière, surpassait en splendeur des myriades de brillants esprits!...
Si tu es celui qu'une mutuelle ligue, qu'une seule pensée, qu'un même
conseil, qu'une semblable espérance, qu'un péril égal dans une
entreprise glorieuse, unirent jadis avec moi et qu'un malheur égal unit
à présent dans une égale ruine, tu vois de quelle hauteur, dans quel
abîme, nous sommes tombés! tant il se montra le plus puissant avec son
tonnerre! Mais qui jusqu'alors avait connu l'effet de ces armes
terribles! Toutefois, malgré ces foudres, malgré tout ce que le
vainqueur dans sa rage peut encore m'infliger, je ne me repens point, je
ne change point: rien (quoique changé dans mon éclat extérieur) ne
changera cet esprit fixe, ce haut dédain né de la conscience du
mérite offensé, cet esprit qui me porta à m'élever contre le plus
Puissant, entraînant dans ce conflit furieux la force innombrable
d'esprits armés qui osèrent mépriser sa domination: ils me
préférèrent à lui, opposant à son pouvoir suprême un pouvoir
contraire; et dans une bataille indécise, au milieu des plaines du
ciel, ils ébranlèrent son trône.

«Qu'importe la perte du champ de bataille! tout n'est pas perdu. Une
volonté insurmontable, l'étude de la vengeance, une haine immortelle,
un courage qui ne cédera ni ne se soumettra jamais, qu'est-ce autre
chose que n'être pas subjugué? Cette gloire, jamais sa colère ou sa
puissance ne me l'extorquera. Je ne me courberai point; je ne demanderai
point grâce d'un genou suppliant; je ne déifierai point son pouvoir
qui, par la terreur de ce bras, a si récemment douté de son empire.
Cela serait bas en effet: cela serait une honte et une ignominie
au-dessous même de notre chute! puisque par le destin, la force des
dieux, la substance céleste ne peut périr; puisque l'expérience de ce
grand événement, dans les armes non affaiblies, ayant gagné beaucoup
en prévoyance, nous pouvons, avec plus d'espoir de succès, nous
déterminer à faire, par ruse ou par force, une guerre éternelle,
irréconciliable, à notre grand ennemi, qui triomphe maintenant, et
qui, dans l'excès de sa joie, régnant seul, tient la tyrannie du
Ciel.»

Ainsi partait l'ange apostat, quoique dans la douleur; se vantant à
haute voix, mais déchiré d'un profond désespoir. Et à lui répliqua
bientôt son fier compagnon:

«Ô prince! ô chef de tant de trônes! qui conduisis à la guerre sous
ton commandement les séraphins rangés en bataille! qui, sans frayeur,
dans de formidables actions, mis en péril le Roi perpétuel des cieux
et à l'épreuve son pouvoir suprême, soit qu'il le tînt de la force,
du hasard ou du destin; ô chef! je vois trop bien et je maudis
l'événement fatal qui, par une triste déroute et une honteuse
défaite, nous a ravi le ciel. Toute cette puissante armée est ainsi
plongée dans une horrible destruction, autant que des dieux et des
substances divines peuvent périr; car la pensée et l'esprit demeurent
invincibles, et la vigueur bientôt revient, encore que toute notre
gloire soit éteinte et notre heureuse condition engouffrée ici dans
une infinie misère. Mais quoi? Si lui notre vainqueur (force m'est de
le croire le Tout-Puissant, puisqu'il ne fallait rien moins qu'un tel
pouvoir pour dompter un pouvoir tel que le nôtre), si ce vainqueur nous
avait laissé entiers notre esprit et notre vigueur, afin que nous
puissions endurer et supporter fortement nos peines, afin que nous
puissions suffire à sa colère vengeresse, ou lui rendre un plus rude
service comme ses esclaves par le droit de la guerre, ici, selon ses
besoins, dans le cœur de l'enfer, travailler dans le feu, ou porter ses
messages dans le noir abîme? Que nous servirait alors de sentir notre
force non diminuée ou l'éternité de notre être, pour subir un
éternel châtiment?»

Le grand ennemi répliqua par ces paroles rapides:

«Chérubin tombé, être faible et misérable, soit qu'on agisse ou
qu'on souffre. Mais sois assuré de ceci: faire le bien ne sera jamais
notre tâche; faire toujours le mal sera notre seul délice, comme
étant le contraire de la haute volonté de celui auquel nous
résistons. Si donc sa providence cherche à tirer le bien de notre mal,
nous devons travailler à pervertir cette fin, et à trouver encore dans
le bien les moyens du mal. En quoi souvent nous pourrons réussir de
manière peut-être à chagriner l'ennemi et, si je ne me trompe, à
détourner ses plus profonds conseils de leur but marqué.

«Mais vois! le vainqueur courroucé a rappelé aux portes du ciel ses
ministres de poursuite et de vengeance. La grêle de soufre lancée sur
nous dans la tempête passée, a abattu la vague brûlante qui du
précipice du ciel nous reçut tombants. Le tonnerre, avec ses ailes de
rouges éclairs, et son impétueuse rage, a peut-être épuisé ses
traits, et cesse maintenant, de mugir à travers l'abîme vaste et sans
bornes. Ne laissons pas échapper l'occasion que nous cède le dédain
ou la fureur rassasiée de notre ennemi. Vois-tu au loin cette plaine
sèche, abandonnée et sauvage, séjour de la désolation, vide de
lumière, hors de celle que la lueur de ces flammes noires et bleues lui
jette pâle et effrayante? Là, tendons à sortir des ballottements de
ces vagues de feu; là, reposons-nous, si le repos peut habiter là.
Rassemblant nos légions affligées, examinons comment nous pourrons
dorénavant nuire à notre ennemi, comment nous pourrons réparer notre
perte, surmonter cette affreuse calamité; quel renforcement nous
pouvons tirer de l'espérance, sinon quelle résolution du désespoir.»

Ainsi parlait Satan à son compagnon le plus près de lui, la tête
levée au-dessus des vagues, les yeux étincelants; les autres parties
de son corps affaissées sur le lac, étendues longues et larges,
flottaient sur un espace de plusieurs arpents. En grandeur il était
aussi énorme que celui que les fables appellent, de sa taille
monstrueuse, Titanien, ou né de la Terre, lequel fit la guerre à
Jupiter; Briarée ou Tiphon, dont la caverne s'ouvrait près de
l'ancienne Tarse. Satan égalait encore cette bête de la mer,
Léviathan, que Dieu de toutes ses créatures, fit la plus grande entre
celles qui nagent dans le cours de l'Océan: souvent la bête dort sur
l'écume norwégienne; le pilote de quelque petite barque égarée au
milieu des ténèbres la prend pour une île (ainsi le racontent les
matelots): il fixe l'ancre dans son écorce d'écaille, s'amarre sous le
vent à son côté, tandis que la nuit investit la mer, et retarde
l'aurore désirée. Ainsi, énorme en longueur le chef ennemi gisait
enchaîné sur le lac brûlant; jamais il n'eût pu se lever ou soulever
sa tête, si la volonté et la haute permission du régulateur de tous
les cieux ne l'avaient laissé libre dans ses noirs desseins; afin que
par ses crimes réitérés il amassât sur lui la damnation, alors qu'il
cherchait le mal des autres; afin qu'il pût voir, furieux, que toute sa
malice n'avait servi qu'à faire luire l'infinie bonté, la grâce, la
miséricorde sur l'homme par lui séduit; à attirer sur lui-même,
Satan, triple confusion, colère et vengeance.

Soudain au-dessus du lac l'archange dresse sa puissante stature: de sa
main droite et de sa main gauche, les flammes repoussées en arrière
écartent leurs pointes aiguës, et, roulées en vagues, laissent au
milieu une horrible vallée. Alors, ailes déployées, il dirige son vol
en haut, pesant sur l'air sombre qui sent un poids inaccoutumé,
jusqu'à ce qu'il s'abatte sur la terre aride, si terre était ce qui
toujours brûle d'un feu solide, comme le lac brûle d'un liquide feu.
Telles apparaissent dans leur couleur (lorsque la violence d'un
tourbillon souterrain a transporté une colline arrachée du Pelore ou
des flancs déchirés du tonnant Etna), telles apparaissent les
entrailles combustibles et inflammables qui là concevant le feu, sont
lancées au ciel par l'énergie minérale à l'aide des vents, et
laissent un fond brûlé, tout enveloppé d'infection et de fumée:
pareil fut le sol de repos que toucha Satan de la plante de ses pieds
maudits. Béelzébuth, son compagnon le plus proche, le suit, tous deux
se glorifiant d'être échappés aux eaux stygiennes, comme les dieux,
par leurs propres forces recouvrées, non par la tolérance du suprême
pouvoir.

«Est-ce ici la région, le sol, le climat, dit alors l'archange perdu;
est-ce ici le séjour que nous devons changer contre le ciel, cette
morne obscurité contre cette lumière céleste? Soit! puisque celui qui
maintenant est souverain peut disposer et décider de ce qui sera
justice. Le plus loin de lui est le mieux, de lui qui, égalé en
raison, s'est élevé au-dessus de ses égaux par la force. Adieu,
champs fortunés où la joie habite pour toujours! salut, horreurs!
salut, monde infernal! Et toi, profond enfer, reçois ton nouveau
possesseur. Il t'apporte un esprit que ne changeront ni le temps ni le
lieu. L'esprit est à soi-même sa propre demeure, il peut faire en soi
un ciel de l'enfer, un enfer du ciel. Qu'importe où je serai, si je
suis toujours le même et ce que je dois être, tout, quoique moindre
que celui que le tonnerre a fait plus grand! Ici du moins nous serons
libres. Le Tout-Puissant n'a pas bâti ce lieu pour nous l'envier; il ne
voudra pas nous en chasser. Ici nous pourrons régner en sûreté; et,
à mon avis, régner est digne d'ambition, même en enfer; mieux vaut
régner en enfer que servir dans le ciel.

«Mais laisserons-nous donc nos amis fidèles, les associés, les
copartageants de notre ruine, étendus, étonnés sur le lac d'oubli? Ne
les appellerons-nous pas à prendre avec nous la part de ce manoir
malheureux, ou, avec nos armes ralliées, à tenter une fois de plus
s'il est encore quelque chose à regagner au ciel ou à perdre dans
l'enfer?»

Ainsi parla Satan, et Béelzébuth lui répondit:

«Chef de ces brillantes armées, qui par nul autre que le Tout-Puissant
n'auraient été vaincues, si une fois elles entendent cette voix, le
gage le plus vif de leur espérance au milieu des craintes et des
dangers; cette voix si souvent retentissante dans les pires
extrémités, au bord périlleux de la bataille quand elle rugissait;
cette voix, signal le plus rassurant dans tous les assauts, soudain
elles vont reprendre un nouveau courage et revivre, quoiqu'elles
languissent à présent, gémissantes et prosternées sur le lac de feu,
comme nous tout à l'heure assourdis et stupéfaits: qui s'en
étonnerait, tombées d'une si pernicieuse hauteur!»

Béelzébuth avait à peine cessé de parler, et déjà le grand ennemi
s'avançait vers le rivage: son pesant bouclier, de trempe éthérée,
massif, large et rond, était rejeté derrière lui; la large
circonférence pendait à ses épaules, comme la lune, dont l'orbe, à
travers un verre optique, est observé le soir par l'astronome toscan,
du sommet de Fiesole ou dans le Valdarno, pour découvrir de nouvelles
terres, des rivières et des montagnes sur son globe tacheté. La lance
de Satan (près de laquelle le plus haut pin scié sur les collines de
Norwége, pour être le mât de quelque grand vaisseau amiral, ne serait
qu'un roseau) lui sert à soutenir ses pas mal assurés sur la marne
brûlante; bien différents de ses pas sur l'azur du ciel! Le climat
torride voûté de feu le frappe encore d'autres plaies: néanmoins il
endure tout, jusqu'à ce qu'il arrive au bord de la mer enflammée. Là
il s'arrête.

Il appelle ses légions, formes d'anges fanées qui gisent aussi
épaisses que les feuilles d'automne jonchant les ruisseaux de
Vallombreuse, où les ombrages étruriens décrivent l'arche élevée
d'un berceau; ainsi surnagent des varechs dispersés, quand Orion, armé
des vents impétueux, a battu les côtes de la mer Rouge; mer dont les
vagues renversèrent Busiris et la cavalerie de Memphis tandis qu'ils
poursuivaient d'une haine perfide les étrangers de Gessen, qui virent
sur rivage les carcasses flottantes, les roues des chariots brisées:
ainsi semées, abjectes, perdues, les légions gisaient, couvrant le
lac, dans la stupéfaction de leur changement hideux.

Satan élève une si grande voix que tout le creux de l'enfer en
retentit.

«Princes, potentats, guerriers, fleurs du ciel, jadis à vous,
maintenant perdu! une stupeur telle que celle-ci peut-elle saisir des
esprits éternels, ou avez-vous choisi ce lieu après les fatigues de la
bataille, pour reposer votre valeur lassée, pour la douceur que vous
trouvez à dormir ici comme dans les vallées du ciel? ou bien, dans
cette abjecte posture, avez-vous juré d'adorer le vainqueur? Il
contemple à présent chérubins et séraphins roulant dans le gouffre
armes et enseignes brisées, jusqu'à ce que bientôt ses rapides
ministres découvrant des portes du ciel leurs avantages, et descendant,
nous foulent aux pieds ainsi languissants, ou nous attachent à coups de
foudre au fond de cet abîme. Éveillez-vous! levez-vous! ou soyez à
jamais tombés!»

Ils l'entendirent et furent honteux et se levèrent sur l'aile, comme
quand des sentinelles accoutumées à veiller au devoir, surprises
endormies par le commandant qu'elles craignent, se lèvent et se
remettent elles-mêmes en faction avant d'être bien éveillées. Non
que ces esprits ignorent le malheureux état où ils sont réduits, ou
qu'ils ne sentent pas leurs affreuses tortures; mais bientôt ils
obéissent innombrables à la voix de leur général.

Comme quand la puissante verge du fils d'Amram, au jour mauvais de
l'Égypte, passa ondoyante le long du rivage, et appela la noire nuée
de sauterelles, touées par le vent d'orient, qui se suspendirent sur le
royaume de l'impie Pharaon de même que la nuit, et enténébrèrent
toute la terre du Nil: ainsi sans nombre furent aperçus ces mauvais
anges, planant sous la coupole de l'enfer, entre les inférieures, les
supérieures et les environnantes flammes, jusqu'à ce qu'un signal
donné, la lance levée droite de leur grand sultan, ondoyant pour
diriger leur course, ils s'abattent, d'un égal balancement, sur le
soufre affermi, et remplissent la plaine. Ils formaient une multitude
telle que le Nord populeux n'en versa jamais de ses flancs glacés pour
franchir le Rhin ou le Danube, alors que ses fils barbares tombèrent
comme un déluge sur le Midi, et s'étendirent, au-dessous de Gibraltar,
jusqu'aux sables de la Libye.

Incontinent de chaque escadron et de chaque bande, les chefs et les
conducteurs se hâtèrent là où leur grand général s'était
arrêté. Semblables à des dieux par la taille et par la forme,
surpassant la nature humaine, royales dignités, puissances, qui
siégeaient autrefois dans le ciel, sur les trônes: quoique dans les
archives célestes on ne garde point maintenant la mémoire de leurs
noms, effacés et rayés par leur rébellion, du livre de vie. Ils
n'avaient pas encore acquis leurs noms nouveaux parmi les fils d'Ève;
mais lorsque, errant sur la terre, avec la haute permission de Dieu,
pour l'épreuve de l'homme, ils eurent, à force d'impostures et de
mensonges, corrompu la plus grande partie du genre humain, ils
persuadèrent aux créatures d'abandonner Dieu leur créateur, de
transporter souvent la gloire invisible de celui qui les avait faits,
dans l'image d'une brute ornée de gaies religions pleines de pompes et
d'or, et d'adorer les démons pour divinités: alors ils furent connus
aux hommes sous différents noms et par diverses idoles, dans le monde
païen.

Muse, redis-moi ces noms alors connus: qui le premier, qui le dernier se
réveilla du sommeil sur ce lit de feu, à l'appel de leur grand
empereur; quels chefs, les plus près de lui en mérites, vinrent un à
un où il se tenait sur le rivage chauve, tandis que la foule
pêle-mêle se tenait encore au loin.

Ces chefs furent ceux qui, sortis du puits de l'enfer, rôdant pour
saisir leur proie sur la terre, eurent l'audace, longtemps après, de
fixer leurs sièges auprès de celui de Dieu, leurs autels contre son
autel, dieux adorés parmi les nations d'alentour; et ils osèrent
habiter près de Jéhovah, tonnant hors de Sion, ayant son trône au
milieu des chérubins: souvent même ils placèrent leurs châsses
jusque dans son sanctuaire, abominations et avec des choses maudites,
ils profanèrent ses rites sacrés, ses fêtes solennelles, et leurs
ténèbres osèrent affronter sa lumière.

D'abord s'avance Moloch, horrible roi, aspergé du sang des sacrifices
humains, et des larmes des pères et des mères, bien qu'à cause du
bruit des tambours et des timbales retentissantes, le cri de leurs
enfants ne fût pas entendu, lorsque, à travers le feu, ils passaient
à l'idole grimée. Les Ammonites l'adorèrent dans Rabba et sa plaine
humide, dans Argob et dans Basan, jusqu'au courant de l'Arnon le plus
reculé: non content d'un si audacieux voisinage, il amena, par fraude,
le très-sage cœur de Salomon à lui bâtir un temple droit en face du
temple de Dieu, sur cette montagne d'opprobre; et il fit son bois sacré
de la riante vallée d'Hinnon, de là nommée Tophet et la noire
Géhenne, type de l'enfer.

Après Moloch vint Chamos, l'obscène terreur des fils de Moab, depuis
Aroer à Nébo et au désert du plus méridional Abarim; dans Hesébon
et Héronaïm, royaume de Séon, au-delà de la retraite fleurie de
Sibma, tapissée de vignes, et dans Eléadé, jusqu'au lac Asphaltite.
Chamos s'appelait aussi Péor, lorsqu'à Sittim il incita les
Israélites dans leur marche du Nil, à lui faire de lubriques oblations
qui leur coûtèrent tant de maux. De là il étendit ses lascives
orgies jusqu'à la colline du Scandale, près du bois de l'homicide
Moloch, l'impudicité tout près de la haine; le pieux Josias les chassa
dans l'enfer.

Avec ces divinités vinrent celles qui du bord des flots de l'antique
Euphrate jusqu'au torrent qui sépare l'Égypte de la terre de Syrie,
portent les noms généraux de Baal et d'Astaroth; ceux-là mâles,
celles-ci femelles; car les esprits prennent à leur gré l'un ou
l'autre sexe, ou tous les deux à la fois; si ténue et si simple est
leur essence pure: elle est ni liée ni cadenassée par des jointures et
des membres, ni fondée sur la fragile force des os, comme la lourde
chair; mais dans telle forme qu'ils choisissent, dilatée ou condensée,
brillante ou obscure, ils peuvent exécuter leurs résolutions
aériennes, et accomplir les œuvres de l'amour ou de la haine. Pour ces
divinités, les enfants d'Israël abandonnèrent souvent leur force
vivante, et laissèrent infréquenté son autel légitime, se
prosternant bassement devant des dieux animaux. Ce fut pour cela que
leurs têtes inclinées aussi bas dans les batailles, se courbèrent
devant la lance du plus méprisable ennemi.

Après ces divinités en troupe parut Astoreth, que les Phéniciens
nomment Astarté, reine du ciel, ornée d'un croissant; à sa brillante
image nuitamment en présence de la lune, les vierges de Sidon payent le
tribut de leurs vœux et de leurs chants. Elle ne fut pas aussi non
chantée dans Sion, où son temple s'élevait sur le mont d'iniquité:
temple que bâtit ce roi, ami des épouses, dont le cœur, quoique
grand, séduit par de belles idolâtres, tomba devant d'infâmes idoles.

À la suite d'Astarté vient Thammuz, dont l'annuelle blessure dans le
Liban attire les jeunes Syriennes, pour gémir sur sa destinée dans de
tendres complaintes, pendant tout un jour d'été; tandis que le
tranquille Adonis, échappant de sa roche native, roule à la mer son
onde supposée rougie du sang de Thammuz, blessé tous les ans. Cette
amoureuse histoire infecta de la même ardeur les filles de Jérusalem,
dont les molles voluptés sous le sacré portique furent vues
d'Ézéchiel, lorsque, conduit par la vision, ses yeux découvrirent les
noires idolâtries de l'infidèle Juda.

Après Thammuz, il en vint un qui pleura amèrement, quand l'Arche
captive mutila sa stupide idole, têtes et mains émondées, dans son
propre sanctuaire, sur le seuil de la porte où elle tomba à plat, et
fit honte à ses adorateurs: Dagon est son nom; monstre marin, homme par
le haut, poisson par le bas. Et cependant son temple, élevé haut dans
Azot, fut redouté le long des côtes de la Palestine, dans Gath et
Ascalon, et Accaron, et jusqu'aux bornes de la frontière de Gaza.

Suivait Rimmon, dont la délicieuse demeure était la charmante Damas
sur les bords fertiles d'Abana et de Pharphar, courants limpides. Lui
aussi fut hardi contre la maison de Dieu: une fois il perdit un lépreux
et gagna un roi, Achaz son imbécile conquérant, qu'il engagea à
mépriser l'autel du Seigneur et à le déplacer pour un autel à la
syrienne, sur lequel Achaz brûla ses odieuses offrandes, et adora les
dieux qu'il avait vaincus.

Après ces Démons parut la bande de ceux qui, sous des noms d'antique
renommée, Osiris, Isis, Orus et leur train, monstrueux en figures et en
sorcelleries, abusèrent la fanatique Égypte et ses prêtres qui
cherchèrent leurs divinités errantes, cachées sous des formes de
bêtes plutôt que sous des formes humaines.

Point n'échappa Israël à la contagion, quand d'un or emprunté il
forma le veau d'Oreb. Le roi rebelle doubla ce péché à Béthel et à
Dan, assimilant son Créateur au bœuf paissant; ce Jéhovah qui, dans
une nuit, lorsqu'il passa dans sa marche à travers l'Égypte, rendit
égaux d'un seul coup ses premiers-nés et ses dieux bêlants.

Bélial parut le dernier; plus impur esprit, plus grossièrement épris
de l'amour du vice pour le vice même, ne tomba du ciel. Pour Bélial,
aucun temple ne s'élevait, aucun autel ne fuma: qui cependant est plus
souvent que lui dans les temples et sur les autels, quand le prêtre
devient athée comme les fils d'Eli qui remplirent de prostitutions et
de violences la maison de Dieu? Il règne aussi dans les palais et dans
les cours, dans les villes dissolues où le bruit de la débauche, de
l'injure et de l'outrage, monte au-dessus des plus hautes tours: et
quand la nuit obscurcit les rues, alors vagabondent les fils de Bélial
gonflés d'insolence et de vin; témoins les rues de Sodome et cette
nuit dans Gabaa, lorsque la porte hospitalière exposa une matrone pour
éviter un rapt plus odieux.

Ces démons étaient les premiers en rang et en puissance; le reste
serait long à dire, bien qu'au loin renommé: dieux d'Ionie que la
postérité de Javan tint pour dieux, mais confessés dieux plus
récents que le Ciel et la Terre, leurs parents vantés; Titan,
premier-né du ciel avec son énorme lignée et son droit d'aînesse
usurpé par Saturne, plus jeune que lui; Saturne, traité de la même
sorte par le plus puissant Jupiter, son propre fils et fils de Rhée;
ainsi Jupiter, usurpant, régna. Ces dieux d'abord connus en Crète et
sur l'Ida, de là sur le sommet neigeux du froid Olympe, gouvernèrent
la moyenne région de l'air, leur plus haut ciel, ou sur le rocher de
Delphes, ou dans Dodone, et dans toutes les limites de la terre Dorique.
L'un d'eux, avec le vieux Saturne, fuit sur l'Adriatique aux champs de
l'Hespérie, et par delà la Celtique erra dans les îles les plus
reculées.

Tous ces dieux et beaucoup d'autres, vinrent en troupe, mais avec des
regards baissés et humides, tels cependant qu'on y voyait une obscure
lueur de joie d'avoir trouvé leur chef non désespéré, de s'être
trouvés eux-mêmes non perdus dans la perdition même. Ceci refléta
sur le visage de Satan comme une couleur douteuse: mais bientôt
reprenant son orgueil accoutumé, avec de hautes paroles qui avaient
l'apparence non la réalité de la dignité, il ranime doucement leur
défaillant courage et dissipe leur crainte.

Alors sur-le-champ il ordonne qu'au bruit guerrier des clairons et des
trompettes retentissantes son puissant étendard soit levé. Cet
orgueilleux honneur est réclamé comme un droit par Azazel, grand
chérubin; il déferle de l'hast brillant l'enseigne impériale, qui
haute et pleinement avancée brille comme un météore s'écoulant dans
le vent: les perles et le riche éclat de l'or y blasonnaient les armes
et les trophées séraphiques. Pendant tout ce temps l'airain sonore
souffle des sons belliqueux, auxquels l'universelle armée renvoie un
cri qui déchire la concavité de l'enfer et épouvante au-delà
l'empire du Chaos et de la vieille Nuit.

En un moment, à travers les ténèbres, sont vues dix mille bannières
qui s'élèvent dans l'air avec des couleurs orientales ondoyantes. Avec
ces bannières se dresse une forêt énorme de lances, et les casques
pressés apparaissent, et les boucliers se serrent dans une épaisse
ligne d'une profondeur incommensurable. Bientôt les guerriers se
meuvent en phalange parfaite, au mode dorien des flûtes et des suaves
hautbois: un tel mode élevait à la hauteur du plus noble calme les
héros antiques s'armant pour le combat; au lieu de la fureur, il
inspirait une valeur réglée; ferme, incapable d'être entraînée par
la crainte de la mort, à la fuite ou à une retraite honteuse. Cette
harmonie ne manque pas de pouvoir pour tempérer et apaiser, avec des
accords religieux, les pensées troublées, pour chasser l'angoisse, et
le doute, et la frayeur, et le chagrin, et la peine des esprits mortels
et immortels.

Ainsi respirant la force unie, avec un dessein fixé, marchaient en
silence les anges déchus, au son du doux pipeau, qui charmait leurs pas
douloureux sur le sol brûlant; et alors avancés en vue, ils
s'arrêtent; horrible front d'effroyable longueur, étincelant d'armes,
à la ressemblance des guerriers de jadis, rangés sous le bouclier et
la lance, attendant l'ordre que leur puissant général avait à leur
imposer. Satan, dans les files armées, darde son regard expérimenté,
et bientôt voit à travers tout le bataillon la tenue exacte de ces
guerriers, leurs visages, et leurs statures comme celles des dieux: leur
nombre finalement il résume.

Et alors son cœur se dilate d'orgueil, et, s'endurcissant dans sa
puissance, il se glorifie. Car depuis que l'homme fut créé jamais
force pareille n'avait été réunie en corps; nommée auprès de
celle-ci, elle ne mériterait pas qu'on s'y arrêtât plus qu'à cette
petite infanterie combattue par les grues; quand même on y ajouterait
la race gigantesque de Phlégra avec la race héroïque qui lutta devant
Thèbes et Ilion, où de l'un et de l'autre côté se mêlaient des
dieux auxiliaires; quand on y joindrait ce que le roman ou la fable
raconte du fils d'Uther entouré de chevaliers bretons et armoricains;
quand on rassemblerait tous ceux qui depuis, baptisés ou infidèles,
joutèrent dans Aspremont, ou Montauban, ou Damas, ou Maroc, ou
Trébisonde, ou ceux que Biserte envoya de la rive africaine, lorsque
Charlemagne avec tous ses pairs tomba près de Fontarabie.

Ainsi cette armée des esprits, loin de comparaison avec toute mortelle
prouesse, respectait cependant son redoutable chef. Celui-ci au-dessus
du reste par sa taille et sa contenance, superbement dominateur,
s'élevait comme une tour. Sa forme n'avait pas encore perdu toute sa
splendeur originelle; il ne paraissait rien moins qu'un archange tombé,
un excès de gloire obscurcie: comme lorsque le soleil nouvellement
levé, tondu de ses rayons, regarde à travers l'air horizontal et
brumeux; ou tel que cet astre derrière la lune, dans une sombre
éclipse, répand un crépuscule funeste sur la moitié des peuples, et
par la frayeur des révolutions tourmente les rois: ainsi obscurci,
brillait encore au-dessus de tous ses compagnons l'archange. Mais son
visage est labouré des profondes cicatrices de la foudre et
l'inquiétude est assise sur sa joue fanée; sous les sourcils d'un
courage indompté et d'un orgueil patient veille la vengeance. Cruel
était son œil; toutefois il s'en échappait des signes de remords et
de compassion, quand Satan regardait ceux qui partagèrent, ou plutôt
qui suivirent son crime (il les avait vus autrefois bien différents
dans la béatitude), condamnés maintenant pour toujours à avoir leur
lot dans la souffrance! millions d'esprits mis pour sa faute à l'amende
du ciel, et jetés hors des éternelles splendeurs pour sa révolte,
néanmoins demeurés fidèles combien que leur gloire flétrie. Comme
quand le feu du ciel a écorché les chênes de la forêt ou les pins de
la montagne, avec une tête passée à la flamme, leur tronc majestueux,
quoique nu, reste debout sur la lande brûlée.

Satan se prépare à parler; sur quoi les rangs doublés des bataillons
se courbent d'une aile à l'autre aile, et l'entourent à demi de tous
ses pairs: l'attention les rend muets. Trois fois il essaye de
commencer; trois fois, en dépit de sa fierté, des larmes telles que
les anges en peuvent pleurer, débordent. Enfin des mots entrecoupés de
soupirs forcent le passage.

«Ô myriades d'esprits immortels! ô puissances, qui n'avez de pareils
que le Tout-Puissant! il ne fut pas inglorieux, ce combat, bien que
l'événement fût désastreux, comme l'attestent ce séjour et ce
terrible changement, odieux à exprimer. Mais quelle faculté d'esprit,
prévoyant et présageant d'après la profondeur de la connaissance du
passé ou du présent, aurait craint que la force unie de tant de dieux,
de dieux tels que ceux-ci, fût jamais repoussée? Car qui peut croire,
même après cette défaite, que toutes ces légions puissantes, dont
l'exil a rendu le ciel vide, manqueront à se relever, et à
reconquérir leur séjour natal? Quant à moi, toute l'armée céleste
est témoin, si des conseils divers, ou des dangers par moi évités,
ont ruiné nos espérances. Mais celui qui règne monarque dans le ciel
était jusqu'alors demeuré en sûreté assis sur son trône, maintenu
par une ancienne réputation, par le consentement, ou l'usage; il nous
étalait en plein son faste royal, mais il nous cachait sa force, ce qui
nous tenta à notre tentative et causa notre chute.

«Dorénavant nous connaissons sa puissance et nous connaissons la
nôtre, de manière à ne provoquer ni craindre une nouvelle guerre
provoquée. Le meilleur parti qui nous reste est de travailler dans un
secret dessein, à obtenir de la ruse et de l'artifice ce que la force
n'a pas effectué, afin qu'à la longue il apprenne du moins ceci de
nous: Celui qui a vaincu par la force, n'a vaincu qu'à moitié son
ennemi.

«L'espace peut produire de nouveaux mondes: à ce sujet un bruit
courait dans le ciel qu'avant peu le Tout-Puissant avait l'intention de
créer et de placer dans cette création une race, que les regards de sa
préférence favoriseraient à l'égal des fils du ciel. Là, ne fût-ce
que pour découvrir, se fera peut-être notre première irruption; là
où ailleurs: car ce puits infernal ne retiendra jamais des esprits
célestes en captivité, ni l'abîme ne les couvrira longtemps de ses
ténèbres. Mais ces projets doivent être mûris en plein conseil. Plus
d'espoir de paix, car qui songerait à la soumission? Guerre donc!
guerre ouverte ou cachée, doit être résolue.»

Il dit; et pour approuver ses paroles, volèrent en l'air des millions
d'épées flamboyantes, tirées de dessus la cuisse des puissants
chérubins; la lueur subite au loin à l'entour illumine l'enfer: les
démons poussent des cris de rage contre le Très-Haut, et furieux, avec
leurs armes saisies, ils sonnent sur leurs boucliers retentissants le
glas de la guerre, hurlant un défi à la voûte du ciel.

À peu de distance s'élevait une colline dont le sommet terrible
rendait, par intervalles du feu et une roulante fumée; le reste entier
brillait d'une croûte lustrée; indubitable signe que dans les
entrailles de cette colline était cachée une substance métallique,
œuvre du soufre. Là sur les ailes de la vitesse, une nombreuse brigade
se hâte, de même que des bandes de pionniers armés de pics et de
bêches devancent le camp royal pour se retrancher en plaine, ou élever
un rempart. Mammon les conduit; Mammon, le moins élevé des esprits
tombés du ciel, car dans le ciel même ses regards et ses pensées
étaient toujours dirigés en bas; admirant plus la richesse du pavé du
ciel où les pas foulent l'or, que toute chose divine ou sacrée dont on
jouit dans la vision béatifique. Par lui d'abord, les hommes aussi, et
par ses suggestions enseignées, saccagèrent le centre de la terre, et
avec des mains impies pillèrent les entrailles de leur mère, pour des
trésors qu'il vaudrait mieux cacher. Bientôt la bande de Mammon eut
ouvert une large blessure dans la montagne, et extrait de ses flancs des
côtes d'or. Personne ne doit s'étonner si les richesses croissent dans
l'Enfer; ce sol est le plus convenable au précieux poison. Et ici que
ceux qui se vantent des choses mortelles et qui s'en émerveillant
disent Babel et les ouvrages des rois de Memphis; que ceux-là
apprennent combien leurs grands monuments de renommée, de force et
d'art, sont aisément surpassés par les esprits réprouvés: ils
accomplissent en une heure ce que dans un siècle les rois, avec des
labeurs incessants et des mains innombrables, achèvent à peine.

Tout auprès, sur la plaine, dans maints fourneaux préparés sous
lesquels passe une veine de feu liquide, éclusée du lac, une seconde
troupe avec un art prodigieux fait fondre le minerai massif, sépare
chaque espèce, et écume les scories des lingots d'or. Une troisième
troupe aussi promptement forme dans la terre des moules variés, et de
la matière des bouillants creusets, par une dérivation étonnante,
remplissent chaque profond recoin: ainsi dans l'orgue, par un seul
souffle de vent divisé entre plusieurs rangs de tuyaux, tout le jeu
respire.

Soudain un immense édifice s'éleva de la terre, comme une exhalaison,
au son d'une symphonie charmante et de douces voix: édifice bâti ainsi
qu'un temple, où tout autour étaient placés des pilastres et des
colonnes doriques surchargées d'une architrave d'or: il n'y manquait ni
corniches ni frises avec des reliefs gravés en bosse. Le plafond était
d'or ciselé. Ni Babylone, ni Memphis, dans toute leur gloire
n'égalèrent une pareille magnificence pour enchâsser Bélus ou
Sérapis, leurs dieux, ou pour introniser leurs rois, lorsque l'Égypte
et l'Assyrie rivalisaient de luxe et de richesses.

La masse ascendante arrêta fixe sa majestueuse hauteur: et sur-le-champ
les portes ouvrant leurs battants de bronze, découvrent au large en
dedans ses amples espaces sur un pavé nivelé et poli: sous l'arc de la
voûte pendent, par une subtile magie, plusieurs files de lampes
étoilées et d'étincelants falots qui, nourris de naphte et
d'asphalte, émanent la lumière comme un firmament.

La foule empressée entre en admirant, et les uns vantent l'ouvrage, les
autres l'ouvrier. La main de cet architecte fut connue dans le ciel par
la structure de plusieurs hautes tours où des anges portant le sceptre
faisaient leur résidence et siégeaient comme des princes: le Monarque
suprême les éleva à un tel pouvoir, et les chargea de gouverner,
chacun dans sa hiérarchie, les milices brillantes.

Le même architecte ne fut point ignoré ou sans adorateurs dans
l'antique Grèce; et dans la terre d'Ausonie, les hommes l'appelèrent
Mulciber. Et la Fable disait comment il fut précipité du ciel, jeté
par Jupiter en courroux par-dessus les créneaux de cristal: du matin
jusqu'au midi il roula, du midi jusqu'au soir d'un jour d'été; et avec
le soleil couchant, il s'abattit du zénith, comme une étoile tombante,
dans Lemnos, île de l'Ægée: ainsi les hommes le racontaient, en se
trompant, car la chute de Mulciber, avec cette bande rebelle, avait eu
lieu longtemps auparavant. Il ne lui servit de rien à présent d'avoir
élevé de hautes tours dans le ciel; il ne se sauva point à l'aide de
ses machines; mais il fut envoyé la tête la première, avec sa horde
industrieuse, bâtir dans l'enfer.

Cependant les hérauts ailés, par le commandement du souverain pouvoir,
avec un appareil redoutable, et au son des trompettes, proclament dans
toute l'armée la convocation d'un conseil solennel qui doit se tenir
incontinent à Pandæmonium, la grande capitale de Satan et de ses
pairs. Leurs sommations appellent de chaque bande et de chaque régiment
régulier les plus dignes en rang ou en mérite: ils viennent aussitôt,
par troupes de cent et de mille, avec leurs cortèges. Tous les abords
sont obstrués; les portes et les larges parvis s'encombrent, moins
surtout l'immense salle (quoique semblable à un champ couvert, où de
vaillants champions étaient accoutumés à chevaucher en armes, et
devant le siège du Soudan, à défier la fleur de la chevalerie
païenne, au combat à mort ou au courre d'une lance). L'essaim des
esprits fourmille épais, à la fois sur la terre et dans l'air froissé
du sifflement de leurs ailes bruyantes. Au printemps, quand le soleil
marche avec le Taureau, des abeilles répandent en grappes autour de la
ruche leur populeuse jeunesse: elles voltigent çà et là parmi la
fraîche rosée et les fleurs, ou, sur une planche unie, faubourg de
leur citadelle de paille, nouvellement frottée de baume, elles
discourent et délibèrent de leurs affaires d'État: aussi épaisse la
troupe aérienne fourmillait et était serrée, jusqu'au moment du
signal donné.

Voyez la merveille! ceux qui paraissaient à présent surpasser en
grandeur les géants, fils de la Terre, à présent moindres que les
plus petits nains, s'entassent sans nombre dans un espace étroit: ils
ressemblent à la race des pygmées au-delà de la montagne de l'Inde,
ou bien à des fées dans leur orgie de minuit, à la lisière d'une
forêt ou au bord d'une fontaine, que quelque paysan en retard voit ou
rêve qu'il voit, tandis que sur sa tête la lune siège arbitre et
incline plus près de la terre sa pâle course: appliqués à leurs
danses ou à leurs jeux, ces esprits légers charment l'oreille du
paysan avec une agréable musique; son cœur bat à la fois de joie et
de frayeur.

Ainsi, des esprits incorporels réduisirent à la plus petite proportion
leur stature immense, et furent au large, quoique toujours sans nombre,
dans la salle de cette cour infernale. Mais loin dans l'intérieur, et
dans leurs propres dimensions, semblables à eux-mêmes, les grands
seigneurs séraphiques et les chérubins se réunissent en un lieu
retiré, et en secret conclave; mille demi-dieux assis sur des sièges
d'or, conseil nombreux et complet! Après un court silence et la semonce
lue, la grande délibération commença.



LIVRE SECOND


ARGUMENT


La délibération commencée, Satan examine si une autre bataille doit
être hasardée pour recouvrer le ciel: quelques-uns sont de cet avis,
d'autres en dissuadent. Une troisième proposition, suggérée d'abord
par Satan, est préférée; on conclut à éclaircir la vérité de
cette prophétie ou de cette tradition du ciel, concernant un autre
monde, et une autre espèce de créatures égales ou peu inférieures
aux anges, qui devaient être formées à peu près dans ce temps.
Embarras pour savoir qui sera envoyé à cette difficile recherche.
Satan, leur chef, entreprend seul le voyage; il est honoré et applaudi.
Le conseil ainsi fini, les esprits prennent différents chemins, et
s'occupent à différents exercices suivant que leur inclination les y
porte, pour passer le temps jusqu'au retour de Satan. Celui-ci, dans son
voyage, arrive aux portes de l'enfer; il les trouve fermées, et qui
siégeait là pour les garder. Par qui enfin elles sont ouvertes. Satan
découvre l'immense gouffre entre l'enfer et le ciel. Avec quelles
difficultés il le traverse: dirigé par le Chaos, puissance de ce lieu,
il parvient à la vue du monde nouveau qu'il cherchait.



Haut, sur un tronc d'une magnificence royale, qui effaçait de beaucoup
en éclat la richesse d'Ormus et de l'Inde ou des contrées du splendide
Orient, dont la main la plus opulente fait pleuvoir sur ses rois
barbares les perles et l'or, Satan est assis, porté par le mérite à
cette mauvaise prééminence. Du désespoir si haut élevé au-delà de
l'espérance, il aspire encore plus haut; insatiable de poursuivre une
vaine guerre contre les cieux, et non instruit par son succès, il
déploya de la sorte ses imaginations orgueilleuses:

«Pouvoirs et dominations! divinités du ciel! puisque aucune profondeur
ne peut retenir dans ses abîmes une vigueur immortelle, quoique
opprimés et tombés, je ne regarde pas le ciel comme perdu. De cet
abaissement des vertus célestes relevées paraîtront plus glorieuses
et plus redoutables que s'il n'y avait pas eu de chute, et rassurées
par elles-mêmes contre la crainte d'une seconde catastrophe. Un juste
droit et les lois fixées du ciel m'ont d'abord créé votre chef,
ensuite un choix libre et ce qui, en outre, dans le conseil ou dans le
combat, a été acheté de quelque valeur: cependant notre malheur
est du moins jusque-là assez bien réparé, puisqu'il m'a établi
beaucoup plus en sûreté sur un trône non envié, cédé d'un plein
consentement. Dans le ciel, le plus heureux état qu'une dignité
accompagne, peut attirer la jalousie de chaque inférieur: mais ici qui
envierait celui que la plus haute place expose le plus en avant, comme
votre boulevard, aux coups du Foudroyant, et le condamne à la plus
forte part des souffrances sans terme? Là où il n'est aucun bien à
disputer, là aucune dispute ne peut naître des factions, car nul
sûrement ne réclamera la préséance dans l'enfer; nul dont la portion
du présent malheur est si petite, par un esprit ambitieux n'en
convoitera une plus grande. Donc avec cet avantage pour l'union, et
cette constante fidélité, et cet accord plus ferme qu'il ne peut
l'être dans le ciel, nous venons maintenant réclamer notre juste
héritage d'autrefois; plus assurés de prospérer que si la
prospérité nous en assurait elle-même. Et quelle voie est la
meilleure, la guerre ouverte, ou la guerre cachée? C'est ce que nous
débattrons à présent. Que celui qui peut donner un avis parle.»

Satan se tut; et près de lui Moloch, roi portant le sceptre, se leva;
Moloch, le plus fort, le plus furieux des esprits qui combattirent dans
le ciel, à présent plus furieux par le désespoir. Sa prétention est
d'être réputé égal en force à l'Éternel, et, plutôt que d'être
moins, il ne se souciait pas du tout d'exister: délivré de ce soin
d'être, il était délivré de toute crainte. De Dieu, ou de l'enfer,
ou de pire que l'enfer il ne tenait compte: et d'après cela il
prononça ces mots:

«Mon avis est pour la guerre ouverte: aux ruses très inexpert, point
ne m'en vante. Que ceux-là qui en ont besoin, trament, mais quand il en
est besoin, non à présent. Car tandis qu'ils sont assis complotant
faudra-t-il que des millions d'esprits qui restent debout armés, et
soupirant après le signal de la marche, languissent ici fugitifs du
ciel et acceptent pour leur demeure cette sombre et infâme caverne de
la honte, prison d'une tyrannie qui règne par nos retardements! Non:
plutôt armés de la furie et des flammes de l'enfer, tous à la fois,
au-dessus des remparts du ciel, préférons de nous frayer un chemin
irrésistible, transformant nos tortures en des armes affreuses contre
l'auteur de ces tortures: alors pour répondre au bruit de son foudre
tout-puissant, il entendra le tonnerre infernal, et pour éclairs il
verra un feu noir et l'horreur lancés d'une égale rage parmi ses
anges, son trône même enveloppé du bitume du Tartare et d'une flamme
étrange, tourments par lui-même inventés. Mais peut-être la route
paraît difficile et roide pour escalader à tire d'aile un ennemi plus
élevé! Ceux qui se l'imaginent peuvent se souvenir (si le breuvage
assoupissant de ce lac d'oubli ne les engourdit pas encore) que de notre
propre mouvement nous nous élevons à notre siège natif; la descente
et la chute nous sont contraires. Dernièrement, lorsque le fier ennemi
pendait sur notre arrière-garde rompue, nous insultant, et qu'il nous
poursuivait à travers le gouffre, qui n'a senti avec quelle contrainte
et quel vol laborieux nous nous coulions bas ainsi? L'ascension est donc
aisée.

«On craint l'événement: faudra-t-il encore provoquer notre plus fort
à chercher quel pire moyen sa colère peut trouver à notre
destruction, s'il est en enfer une crainte d'être détruit davantage?
Que peut-il y avoir de pis que d'habiter ici, chassés de la félicité,
condamnés dans ce gouffre abhorré à un total malheur; dans ce gouffre
où les ardeurs d'un feu inextinguible doivent nous éprouver sans
espérance de finir, nous les vassaux de sa colère, quand le fouet
inexorable et l'heure de la torture nous appellent au châtiment? Plus
détruits que nous ne le sommes, nous serions entièrement anéantis; il
nous faudrait expirer. Que craignons-nous donc? Pourquoi
balancerions-nous à allumer son plus grand courroux, qui, monté à la
plus grande fureur, nous consumerait et annihilerait à la fois notre
substance? beaucoup plus heureux que d'être misérables et éternels!
Ou si notre substance est réellement divine et ne peut cesser d'être,
nous sommes dans la pire condition de ce côté-ci du néant, et nous
avons la preuve que notre pouvoir suffît pour troubler son ciel et pour
alarmer par des incursions perpétuelles son trône fatal, quoique
inaccessible: si ce n'est là la victoire, du moins c'est vengeance.»

Il finit en sourcillant; et son regard dénonçait une vengeance
désespérée, une dangereuse guerre pour tout ce qui serait moins que
des dieux. Du côté opposé se leva Bélial, d'une contenance plus
gracieuse et plus humaine.

Les deux n'ont pas perdu une plus belle créature: il semblait créé
pour la dignité et les grands exploits; mais en lui tout était faux et
vide, bien que sa langue distillât la manne, qu'il pût faire passer la
plus mauvaise raison pour la meilleure, embrouiller et déconcerter les
plus mûrs conseils. Car ses pensées étaient basses; ingénieux aux
vices, mais craintif et lent aux actions plus nobles: toutefois il
plaisait à l'oreille, et avec un accent persuasif il commença ainsi:

«Je serais beaucoup pour la guerre ouverte, ô pairs, comme ne restant
point en arrière en fait de haine, si ce qui a été allégué comme
principale raison pour nous déterminer à une guerre immédiate,
n'était pas plus propre à m'en dissuader, et ne me semblait être de
sinistre augure pour tout le succès: celui qui excelle le plus dans les
faits d'armes, plein de méfiance dans ce qu'il conseille et dans la
chose en quoi il excelle, fonde son courage sur le désespoir et sur un
entier anéantissement, comme le but auquel il vise, après quelque
cruelle revanche.

«Premièrement, quelle revanche? Les tours du ciel sont remplies de
gardes armés, qui rendent tout accès impossible. Souvent leurs
légions campent au bord de l'abîme, ou d'une aile obscure fouillent au
loin et au large les royaumes de la nuit, sans crainte de surprise.
Quand nous nous ouvririons un chemin par la force; quand tout l'enfer
sur nos pas se lèverait dans la plus noire insurrection, pour confondre
la plus pure lumière du ciel; notre grand ennemi tout incorruptible
demeurerait encore sur son trône non souillé, et la substance
éthérée, incapable de tache saurait bientôt expulser son mal et
purger le ciel du feu inférieur victorieux.

«Ainsi repoussés, notre finale espérance est un plat désespoir: il
nous faut exciter le Tout-Puissant vainqueur à épuiser toute sa rage
et à en finir avec nous; nous devons mettre notre soin à n'être plus;
triste soin! Car qui voudrait perdre, quoique remplies de douleur, cette
substance intellectuelle, ces pensées qui errent à travers
l'éternité, pour périr, englouti et perdu dans les larges entrailles
de la nuit incréée, privé de sentiment et de mouvement? Et qui sait,
même quand cela serait bon, si notre ennemi courroucé peut et veut
nous donner cet anéantissement? Comment il le peut est douteux; comment
il ne le voudra jamais est sûr. Voudra-t-il, lui si sage, lâcher à la
fois son ire, apparemment par impuissance et par distraction, pour
accorder à ses ennemis ce qu'ils désirent et pour anéantir dans sa
colère ceux que sa colère sauve afin de les punir sans fin?

«Qui nous arrête donc? disent ceux qui conseillent la guerre? Nous
sommes jugés, réservés, destinés à un éternel malheur. Quoi que
nous fassions, que pouvons-nous souffrir de plus? que pouvons-nous
souffrir de pis?

«Est-ce donc le pire des états que d'être ainsi siégeant, ainsi
délibérant, ainsi en armes? Ah! quand nous fuyions, vigoureusement
poursuivis et frappés du calamiteux tonnerre du ciel, et quand nous
suppliions l'abîme de nous abriter, cet enfer nous paraissait alors un
refuge contre ces blessures; ou quand nous demeurions enchaînés sur le
lac brûlant, certes, c'était un pire état!--Que serait-ce si
l'haleine qui alluma ces pâles feux se réveillait, leur soufflait une
septuple rage et nous rejetait dans les flammes; ou si là-haut la
vengeance intermittente réarmait sa droite rougie pour nous tourmenter?
Que serait-ce si tous ses trésors s'ouvraient et si ce firmament de
l'enfer versait ses cataractes de feu; horreurs suspendues menaçant un
jour nos têtes de leur effroyable chute? Tandis que nous projetons ou
conseillons une guerre glorieuse, saisis peut-être par une tempête
brûlante, nous serons lancés et chacun sur un roc transfixés jouets
et proies des tourbillons déchirants, ou plongés à jamais,
enveloppés de chaînes, dans ce bouillant océan. Là nous y
converserons avec nos soupirs éternels, sans répit, sans miséricorde,
sans relâche pendant des siècles, dont la fin ne peut être espérée:
notre condition serait pire.

«Ma voix vous dissuadera donc pareillement de la guerre ouverte ou
cachée. Car que peut la force ou la ruse contre Dieu, ou qui peut
tromper l'esprit de celui dont l'œil voit tout d'un seul regard? De la
hauteur des deux il s'aperçoit et se rit de nos délibérations vaines,
non moins tout-puissant qu'il est à résister à nos forces qu'habile
à déjouer nos ruses et nos complots.

«Mais vivrons-nous ainsi avilis? La race du ciel restera-t-elle ainsi
foulée aux pieds, ainsi bannie, condamnée à supporter ici ces
chaînes et ces tourments?... Cela vaut mieux que quelque chose de pire,
selon moi, puisque nous sommes subjugués par l'inévitable sort et le
décret tout-puissant, la volonté du vainqueur. Pour souffrir, comme
pour agir, notre force est pareille; la loi qui en a ordonné ainsi
n'est pas injuste: ceci dès le commencement aurait été compris si
nous avions été sages en combattant un si grand ennemi, et quand ce
qui pouvait arriver était si douteux.

«Je ris quand ceux qui sont hardis et aventureux à la lance se font
petits lorsqu'elle vient à leur manquer; ils craignent d'endurer ce
qu'ils savent pourtant devoir suivre: l'exil, ou l'ignominie, ou les
chaînes, ou les châtiments, loi de leur vainqueur.

«Tel est à présent notre sort; lequel si nous pouvons nous y
soumettre et le supporter, notre suprême ennemi pourra, avec le temps,
adoucir beaucoup sa colère; et peut-être si loin de sa présence, ne
l'offensant pas, il ne pensera pas à nous, satisfait de la punition
subie. De là ces feux cuisants se ralentiront, si son souffle ne ranime
pas leurs flammes. Notre substance, pure alors, surmontera la vapeur
insupportable, ou y étant accoutumée ne la sentira plus, ou bien
encore altérée à la longue, et devenue conforme aux lieux en
tempérament et en nature, elle se familiarisera avec la brûlante
ardeur qui sera vide de peine. Cette horreur deviendra douceur, cette
obscurité, lumière. Sans parler de l'espérance que le vol sans fin
des jours à venir peut nous apporter des chances, des changements
valant la peine d'être attendus: puisque notre lot présent peut passer
pour heureux, quoiqu'il soit mauvais, de mauvais il ne deviendra pas
pire, si nous ne nous attirons pas nous-mêmes plus de malheurs.»

Ainsi Bélial, par des mots revêtus du manteau de la raison,
conseillait un ignoble repos, paisible bassesse, non la paix. Après
lui, Mammon parla:

«Nous faisons la guerre (si la guerre est le meilleur parti), ou pour
détrôner le roi du ciel, ou pour regagner nos droits perdus.
Détrôner le roi du ciel, nous pouvons espérer cela, quand le Destin
d'éternelle durée cédera à l'inconstant Hasard, et quand le Chaos
jugera le différend. Le premier but, vain à espérer, prouve que le
second est aussi vain; car est-il pour nous une place dans l'étendue du
ciel, à moins que nous ne subjuguions le Monarque suprême du ciel?
Supposons qu'il s'adoucisse, qu'il fasse grâce à tous, sur la promesse
d'une nouvelle soumission, de quel œil pourrions-nous, humiliés,
demeurer en sa présence, recevoir l'ordre, strictement imposé de
glorifier son trône en murmurant des hymnes, de chanter à sa divinité
des _alléluia_ forcés, tandis que lui siégera impérieusement notre
souverain envié; tandis que son autel exhalera des parfums d'ambroisie
et des fleurs d'ambroisie, nos serviles offrandes? Telle sera notre
tâche dans le ciel, telles seront nos délices. Oh! combien ennuyeuse
une éternité ainsi consumée en adorations offertes à celui qu'on
hait!

«N'essayons donc pas de ravir de force ce qui obtenu par le
consentement serait encore inacceptable, même dans le ciel, l'honneur
d'un splendide vasselage! Mais cherchons plutôt notre bien en nous; et
vivons de notre fond pour nous-mêmes, libres quoique dans ce vaste
souterrain, ne devant compte à personne, préférant une dure liberté
au joug léger d'une pompe servile. Notre grandeur alors sera beaucoup
plus frappante, lorsque nous créerons de grandes choses avec de
petites, lorsque nous ferons sortir l'utile du nuisible, un état
prospère d'une fortune adverse; lorsque dans quelque lieu que ce soit,
nous lutterons contre le mal, et tirerons l'aise de la peine, par le
travail et la patience.

«Craignons-nous ce monde profond d'obscurité? Combien de fois parmi
les nuages noirs et épais le souverain Seigneur du ciel s'est-il plu à
résider, sans obscurcir sa gloire, à couvrir son trône de la majesté
des ténèbres d'où rugissent les profonds tonnerres en réunissant
leur rage: le ciel alors ressemble à l'enfer! De même qu'il imite
notre nuit, ne pouvons-nous, quand il nous plaira, imiter sa lumière?
Ce sol désert ne manque point de trésor caché, diamants et or; nous
ne manquons point non plus d'habileté ou d'art pour en étaler la
magnificence: et qu'est-ce que le ciel peut montrer de plus? Nos
supplices aussi par longueur de temps peuvent devenir notre élément,
ces flammes cuisantes devenir aussi bénignes qu'elles sont aujourd'hui
cruelles; notre nature se peut changer dans la lueur, ce qui doit
éloigner de nous nécessairement le sentiment de la souffrance. Tout
nous invite donc aux conseils pacifiques et à l'établissement d'un
ordre stable: nous examinerons comment en sûreté nous pouvons le mieux
adoucir nos maux présents, eu égard à ce que nous sommes et au lieu
où nous sommes, renonçant entièrement à toute idée de guerre. Vous
avez mon avis.»

À peine a-t-il cessé de parler qu'un murmure s'élève dans
l'assemblée: ainsi lorsque les rochers creux retiennent le son des
vents tumultueux qui toute la nuit, ont soulevé la mer, alors leur
cadence rauque berce les matelots excédés des veilles, et dont la
barque, ou la pinasse, par fortune, a jeté l'ancre dans une baie
rocailleuse, après la tempête: de tels applaudissements furent ouïs
quand Mammon finit, et son discours plaisait, conseillant la paix; car
un autre champ de bataille était plus craint des esprits rebelles que
l'enfer, tant la frayeur du tonnerre et de l'épée de Michel agissait
encore sur eux! Et ils ne désiraient pas moins de fonder cet empire
inférieur qui pourrait s'élever par la politique et le long progrès
du temps rival de l'empire opposé du ciel.

Quand Belzébuth s'en aperçut (nul, Satan excepté, n'occupe un plus
haut rang), il se leva avec une contenance sérieuse, et, en se levant
il sembla une colonne d'État. Profondément sur son front sont gravés
les soins publics et la réflexion; le conseil d'un prince brillait
encore sur son visage majestueux, bien qu'il ne soit plus qu'une ruine.
Sévère, il se tient debout, montrant ses épaules d'Atlas, capables de
porter le poids des plus puissantes monarchies. Son regard commande à
l'auditoire, et tandis qu'il parle, il attire l'attention, calme comme
la nuit ou comme le midi d'un jour d'été.

«Trônes et puissances impériales, enfants du ciel, vertus
éthérées, devons-nous maintenant renoncer à ces titres, et,
changeant de style, nous appeler princes de l'enfer? Car le vote
populaire incline à demeurer ici et à fonder ici un croissant empire:
sans doute, tandis que nous rêvons! nous ne savons donc pas que le Roi
du ciel nous a assigné ce lieu, notre donjon, non comme une retraite
sûre (hors de l'atteinte de son bras puissant, pour y vivre affranchis
de toute juridiction du ciel dans une nouvelle ligue formée contre son
trône), mais pour y demeurer dans le plus étroit esclavage, quoique si
loin de lui, sous le joug inévitable réservé à sa multitude captive?
Quant à lui, soyez-en certains, dans la hauteur des cieux ou dans la
profondeur de l'abîme, il régnera le premier et le dernier, seul roi,
n'ayant perdu par notre révolte aucune partie de son royaume. Mais sur
l'enfer il étendra son empire, et il nous gouvernera ici avec un
sceptre de fer, comme il gouverne avec un sceptre d'or les habitants du
ciel.

«Que signifie donc de siéger ainsi, délibérant de paix ou de guerre?
Nous nous étions déterminés à la guerre, et nous avons été
défaits avec une perte irréparable. Personne n'a encore demandé ou
imploré des conditions de paix. Car quelle paix nous serait accordée,
à nous esclaves, sinon durs cachots, et coups, et châtiments
arbitrairement infligés? Et quelle paix pouvons-nous donner en retour,
sinon celle qui est en notre pouvoir, hostilités et haine, répugnance
invincible, et vengeance, quoique tardive; néanmoins complotant
toujours chercher comment le conquérant peut moins moissonner sa
conquête, et peut moins se réjouir en faisant ce qu'en souffrant nous
sentons le plus, nos tourments? L'occasion ne nous manquera pas; nous
n'aurons pas besoin, par une expédition périlleuse, d'envahir le ciel,
dont les hautes murailles ne redoutent ni siège ni assaut, ni les
embûches de l'abîme.

«Ne pourrions-nous trouver quelque entreprise plus aisée? Si
l'ancienne et prophétique tradition du ciel n'est pas mensongère, il
est un lieu, un autre monde, heureux séjour d'une nouvelle créature
appelée l'Homme. À peu près dans ce temps, elle a dû être créée
semblable à nous, bien que moindre en pouvoir et en excellence; mais
elle est plus favorisée de celui qui règle tout là-haut. Telle a
été la volonté du Tout-Puissant prononcée parmi les dieux, et qu'un
serment, dont fut ébranlée toute la circonférence du ciel, confirma.
Là doivent tendre toutes nos pensées, afin d'apprendre quelles
créatures habitent ce monde, quelle est leur forme et leur substance;
comment douées; quelle est leur force et où est leur faiblesse; si
elles peuvent le mieux être attaquées par la force ou par la ruse.
Quoique le ciel soit fermé et que souverain arbitre siège en sûreté
dans sa propre force, le nouveau séjour peut demeurer exposé aux
confins les plus reculés du royaume de ce Monarque, et abandonné à la
défense de ceux qui l'habitent: là peut-être pourrons-nous achever
quelque aventure profitable, par une attaque soudaine; soit qu'avec le
feu de l'enfer nous dévastions toute sa création entière, soit que
nous nous en emparions comme de notre propre bien, et que nous en
chassions (ainsi que nous avons été chassés) les faibles possesseurs.
Ou si nous ne les chassons pas, nous pourrons les attirer à notre
parti, de manière que leur Dieu deviendra leur ennemi, et d'une main
repentante détruira son propre ouvrage. Ceci surpasserait une vengeance
ordinaire et interromprait la joie que le vainqueur éprouve de notre
confusion: notre joie naîtrait de son trouble, alors que ses enfants
chéris, précipités pour souffrir avec nous, maudiraient leur frêle
naissance, leur bonheur flétri, flétri si tôt. Avisez si cela vaut la
peine d'être tenté, ou si nous devons, accroupis ici dans les
ténèbres, couver de chimériques empires.»

Ainsi Belzébuth donna son conseil diabolique, d'abord imaginé et en
partie proposé par Satan. Car de qui, si ce n'est de l'auteur de tout
mal, pouvait sortir cet avis d'une profonde malice, de frapper la race
humaine dans sa racine, de mêler et d'envelopper la terre avec l'enfer,
tout cela en dédain du grand Créateur?

Mais ces mépris des démons ne serviront qu'à augmenter sa gloire.

Le dessein hardi plut hautement à ces états infernaux, et la joie
brilla dans tous les yeux; on vote d'un consentement unanime. Belzébuth
reprend la parole:

«Bien avez-vous jugé, bien fini ce long débat, synode des dieux! Et
vous avez résolu une chose grande comme vous l'êtes, une chose qui, du
plus profond de l'abîme, nous élèvera encore une fois, en dépit du
sort, plus près de notre ancienne demeure. Peut-être à la vue de ces
frontières brillantes, avec nos armes voisines et une incursion
opportune, avons-nous des chances de rentrer dans le ciel, ou du moins,
d'habiter sûrement une zone tempérée, non sans être visités de la
belle lumière du ciel: au rayon du brillant orient nous nous
délivrerons de cette obscurité; l'air doux et délicieux, pour guérir
les escarres de ces feux corrosifs, exhalera son baume.

«Mais d'abord qui enverrons-nous à la recherche de ce nouveau monde?
Qui jugerons-nous capable de cette entreprise? Qui tentera d'un pas
errant le sombre abîme, infini, sans fond, et à travers l'obscurité
palpable trouvera son chemin sauvage? Ou qui déploiera son vol aérien,
soutenu par d'infatigables ailes sur le précipice abrupt et vaste,
avant d'arriver à l'île heureuse? Quelle force, quel art peuvent alors
lui suffire? Ou quelle fuite secrète le fera passer en sûreté à
travers les sentinelles serrées et les stations multipliées des anges
veillant à la ronde? Ici il aura besoin de toute sa circonspection; et
nous n'avons pas besoin dans ce moment de moins de discernement dans
notre suffrage; car sur celui que nous enverrons, reposera le poids de
notre entière et dernière espérance.»

Cela dit, il s'assied, et l'expectation tient son regard suspendu,
attendant qu'il se présente quelqu'un pour seconder, combattre ou
entreprendre la périlleuse aventure: mais tous demeurent assis et
muets, pesant le danger dans de profondes pensées; et chacun, étonné,
lit son propre découragement dans la contenance des autres. Parmi la
fleur et l'élite de ces champions qui combattirent contre le ciel, on
ne peut trouver personne assez hardi pour demander ou accepter seul le
terrible voyage: jusqu'à ce qu'enfin Satan, qu'une gloire transcendante
place à présent au-dessus de ses compagnons, dans un orgueil
monarchique, plein de la conscience de son haut mérite, parla de la
sorte, sans émotion:

«Postérité du ciel, Trônes, empyrées, c'est avec raison que nous
sommes saisis d'étonnement et de silence, quoique non intimidés! Long
et dur est le chemin qui de l'enfer conduit à la lumière; notre prison
est forte; cette énorme convexité de feu, violent pour dévorer, nous
entoure neuf fois: et les portes d'un diamant brûlant, barricadées
contre nous, prohibent toute sortie. Ces portes-ci passées (si
quelqu'un les passe), le vide profond d'une nuit informe, large
bâillant, le reçoit, et menace de la destruction entière de son être
celui qui se prolongera dans le gouffre avorté. Si de là l'explorateur
s'échappe dans un monde, quel qu'il soit, ou dans une région inconnue,
que lui reste-t-il? Des périls inconnus, une évasion difficile! Mais
je conviendrais mal à ce trône, ô pairs, à cette souveraineté
impériale ornée de splendeur, armée de pouvoir, si la difficulté ou
le danger d'une chose proposée et jugée d'utilité publique pouvait me
détourner de l'entreprendre. Pourquoi assumerais-je sur moi les
dignités royales? Je ne refuserais pas de régner et je refuserais
d'accepter une aussi grande part de péril que d'honneur! part
également due à celui qui règne, et qui lui est d'autant plus due
qu'il siège plus honoré au-dessus du reste!

«Allez donc, Trônes puissants, terreur du ciel, quoique tombés, allez
essayer dans notre demeure (tant qu'ici sera notre demeure) ce qui peut
le mieux adoucir la présente misère et rendre l'enfer plus
supportable, s'il est des soins, ou un charme pour suspendre, ou
tromper, ou ralentir les tourments de ce malheureux séjour. Ne cessez
de veiller contre un ennemi qui veille, tandis qu'au loin parcourant les
rivages de la noire destruction, je chercherai la délivrance de tous.
Cette entreprise, personne ne la partagera avec moi.»

Ainsi disant, le monarque se leva et prévint toute réplique: prudent
il a peur que d'autres chefs, enhardis par sa résolution, ne vinssent
offrir à présent, certains d'être refusés, ce qu'ils avaient
redouté d'abord; et ainsi refusés, ils seraient devenus ses rivaux
dans l'opinion; achetant à bon marché la haute renommée que lui,
Satan, doit acquérir au prix de dangers immenses.

Mais les esprits rebelles ne craignaient pas plus l'aventure que la voix
qui la défendait, et avec Satan ils se levèrent; le bruit qu'ils
firent en se levant tous à la fois fut comme le bruit du tonnerre,
entendu dans le lointain. Ils s'inclinèrent devant leur général avec
une vénération respectueuse, et l'exaltèrent comme un dieu égal au
Très-Haut qui est le plus élevé dans le ciel. Ils ne manquèrent pas
d'exprimer par leurs louanges combien ils prisaient celui qui, pour le
salut général, méprisait le sien: car les esprits réprouvés ne
perdent pas toute leur vertu, de peur que les méchants ne puissent se
vanter sur la terre de leurs actions spécieuses qu'excite une vaine
gloire, ou qu'une secrète ambition recouvre d'un vernis de zèle.

Ainsi se terminèrent les sombres et douteuses délibérations des
démons se réjouissant dans leur chef incomparable. Comme quand du
sommet des montagnes les nues ténébreuses, se répandant tandis que
l'aquilon dort, couvrent la face riante du ciel, l'élément sombre
verse sur le paysage obscurci la neige ou la pluie; si par hasard le
brillant soleil, dans un doux adieu, allonge son rayon du soir, les
campagnes revivent, les oiseaux renouvellent leurs chants, et les brebis
bêlantes témoignent leur joie qui fait retentir les collines et les
vallées. Honte aux hommes! le démon s'unit au démon damné dans une
ferme concorde; les hommes seuls, de toutes les créatures raisonnables,
ne peuvent s'entendre, bien qu'ils aient l'espérance de la grâce
divine; Dieu proclamant la paix, ils vivent néanmoins entre eux dans la
haine, l'inimitié et les querelles; ils se font des guerres cruelles,
et dévastent la terre pour se détruire les uns les autres; comme si
(ce qui devrait nous réunir) l'homme n'avait pas assez d'ennemis
infernaux qui jour et nuit veillent pour sa destruction.

Le concile stygien ainsi dissous, sortirent en ordre les puissants pairs
infernaux: au milieu d'eux marchait leur grand souverain, et il semblait
seul l'antagoniste du ciel non moins que l'empereur formidable de
l'enfer: autour de lui, dans une pompe suprême et une majesté imitée
de Dieu, un globe de chérubins de feu l'enferme avec des drapeaux
blasonnés et des armes effrayantes. Alors on ordonne de crier au son
royal des trompettes le grand résultat de la session finie. Aux quatre
vents, quatre rapides chérubins approchent de leur bouche le bruyant
métal, dont le son est expliqué par la voix du héraut: le profond
abîme l'entendit au loin, et tout l'ost de l'enfer renvoya des cris
assourdissants et de grandes acclamations.

De là l'esprit plus à l'aise, et en quelque chose relevé par une
fausse et présomptueuse espérance, les bataillons formés se
débandèrent; chaque démon à l'aventure prend un chemin divers, selon
que l'inclination ou un triste choix le conduit irrésolu; il va où il
croit plus vraisemblablement faire trêve à ses pensées agitées, et
passer les heures ennuyeuses jusqu'au retour du grand chef.

Les uns, dans la plaine ou dans l'air sublime, sur l'aile ou dans une
course rapide, se disputent, comme aux jeux Olympiques ou dans les
champs pythiens; les autres domptent leurs coursiers de feu, ou évitent
la borne avec les roues rapides, ou alignent le front des brigades.
Comme quand, pour avertir des cités orgueilleuses, la guerre semble
régner parmi le ciel troublé, des armées se précipitent aux
batailles dans les nuages; de chaque avant-garde les cavaliers aériens
piquent en avant, lances baissées, jusqu'à ce que les épaisses
légions se joignent; par des faits d'armes, d'un bout de l'Empyrée à
l'autre, le firmament est en feu.

D'autres esprits, plus cruels, avec une immense rage typhéenne,
déchirent collines et rochers, et chevauchent sur l'air en tourbillons;
l'enfer peut à peine contenir l'horrible tumulte. Tel Alcide revenant
d'Œchalie, couronné par la victoire, sentit l'effet de la robe
empoisonnée, de douleur il arracha par les racines les pins de la
Thessalie, et du sommet de l'Œta il lança Lycas dans la mer d'Eubée.

D'autres esprits, plus tranquilles, retirés dans une vallée
silencieuse, chantent sur des harpes, avec des sons angéliques, leurs
propres héroïques combats et le malheur de leur chute par la sentence
des batailles; ils se plaignaient de ce que le destin soumet le courage
indépendant à la force ou à la fortune. Leur concert était en
parties: mais l'harmonie (pouvait-elle opérer un moindre effet, quand
des esprits immortels chantent?), l'harmonie suspendait l'enfer, et
tenait dans le ravissement la foule pressée.

En discours plus doux encore (car l'éloquence charme l'âme, la
musique, les sens), d'autres, assis à l'écart sur une montagne
solitaire, s'entretiennent de pensées plus élevées, raisonnent
hautement sur la Providence, la prescience, la volonté et le destin:
destin fixé, volonté libre, prescience absolue; ils ne trouvent point
d'issue, perdus qu'ils sont dans ces tortueux labyrinthes. Ils
argumentent beaucoup du mal et du bien, de la félicité et de la
misère finale, de la passion et de l'apathie, de la gloire et de la
honte: vaine sagesse! fausse philosophie! laquelle cependant peut, par
un agréable prestige, charmer un moment leur douleur ou leur angoisse,
exciter leur fallacieuse espérance, ou armer leur cœur endurci d'une
patience opiniâtre comme d'un triple acier.

D'autres, en escadrons et en grosses troupes, cherchent par de hardies
aventures, à découvrir au loin si dans ce monde sinistre, quelque
climat peut-être ne pourrait leur offrir une habitation plus
supportable: ils dirigent par quatre chemins leur marche ailée le long
des rivages des quatre rivières infernales qui dégorgent dans le lac
brûlant leurs ondes lugubres: le Styx abhorré, fleuve de la haine
mortelle; le triste Achéron, profond et noir fleuve de la douleur; le
Cocyte, ainsi nommé de grandes lamentations entendues sur son onde
contristée; l'ardent Phlégethon, dont les vagues en torrent de feu
s'enflamment avec rage.

Loin de ces fleuves, un lent et silencieux courant, le Léthé, fleuve
d'oubli, déroule son labyrinthe humide. Qui boit de son eau oublie
sur-le-champ son premier état et son existence, oublie à la fois la
joie et la douleur, le plaisir et la peine.

Au-delà du Léthé, un continent gelé s'étend sombre et sauvage,
battu de tempêtes perpétuelles, d'ouragans, de grêle affreuse qui ne
fond point sur la terre ferme, mais s'entasse en monceaux et ressemble
aux ruines d'un ancien édifice. Partout ailleurs, neige épaisse et
glace; abîme profond semblable au marais Serbonian, entre Damiette et
le vieux mont Casius, où des armées entières ont été englouties.
L'air desséchant brûle glacé, et le froid accomplit les effets du
feu.

Là, traînés à de certaines époques par les furies aux pieds des
harpies, tous les anges damnés sont conduits: ils ressentent tour à
tour l'amer changement des cruels extrêmes, extrêmes devenus plus
cruels par le changement. D'un lit de feu ardent transportés dans la
glace, où s'épuise leur douce chaleur éthérée, ils transissent
quelque temps immobiles, fixés et gelés tout à l'entour; de là ils
sont rejetés dans le feu. Ils traversent dans un bac le détroit du
Léthé en allant et venant: leur supplice s'en accroît; ils désirent
et s'efforcent d'atteindre, lorsqu'ils passent, l'eau tentatrice; ils
voudraient, par une seule goutte, perdre dans un doux oubli leurs
souffrances et leurs malheurs, le tout en un moment et si près du bord!
Mais le destin les en écarte, et pour s'opposer à leur entreprise,
Méduse, avec la terreur d'une Gorgone, garde le gué: l'eau se dérobe
d'elle-même au palais de toute créature vivante, comme elle fuyait la
lèvre de Tantale.

Ainsi errantes dans leur marche confuse et abandonnée, les bandes
aventureuses, pâles et frissonnant d'horreur, les yeux hagards, voient
pour la première fois leur lamentable lot, et ne trouvent point de
repos; elles traversent maintes vallées sombres et désertes, maintes
régions douloureuses, par-dessus maintes Alpes de glace et maintes
Alpes de feu: rocs, grottes, lacs, mares, gouffres, antres et ombres de
mort, univers de mort, que Dieu dans sa malédiction créa mauvais, bon
pour le mal seulement; univers où toute vie meurt, où toute mort vit,
où la nature perverse engendre des choses monstrueuses, des choses
prodigieuses, abominables, inexprimables, pires que ce que la Fable
inventa ou la frayeur conçut: Gorgones et Hydres et Chimères
effroyables.

Cependant l'adversaire de Dieu et de l'homme, Satan, les pensées
enflammées des plus hauts desseins, a mis ses ailes rapides, et vers
les portes de l'enfer explore sa route solitaire; quelquefois il
parcourt la côte à main droite, quelquefois la côte à main gauche;
tantôt de ses ailes nivelées il rase la surface de l'abîme, tantôt,
pointant haut, il prend l'essor vers la convexité ardente. Comme quand
au loin, à la mer, une flotte découverte est suspendue dans les
nuages; serrée par les vents de l'équinoxe, elle fait voile du Bengale
ou des îles de Ternate et de Tidor, d'où les marchands apportent les
épiceries: ceux-ci, sur les vagues commerçantes, à travers le vaste
océan Éthiopien jusqu'au Cap, font route vers le pôle, malgré la
marée et la nuit: ainsi se montre au loin le vol de l'ennemi ailé.

Enfin, les bornes de l'enfer s'élèvent jusqu'à l'horrible voûte, et
les trois fois triples portes apparaissent: ces portes sont formées de
trois lames d'airain, de trois lames de fer, de trois lames de roc de
diamant, impénétrables, palissadées d'un feu qui tourne alentour et
ne se consume point.

Là devant les portes, de l'un et de l'autre côté, sont assises deux
formidables figures: l'une ressemblait jusqu'à la ceinture à une femme
et à une femme belle, mais elle finissait sale en replis écailleux,
volumineux et vastes, en serpent armé d'un mortel aiguillon. À sa
ceinture une meute de chiens de l'enfer, ne cessant jamais d'aboyer avec
de larges gueules de Cerbère, faisait retentir un hideux fracas.
Cependant, si quelque chose troublait le bruit de ces dogues, ils
pouvaient à volonté rentrer en rampant aux entrailles du monstre, et y
faire leur chenil: toutefois, là même encore ils aboyaient et
hurlaient sans être vus. Beaucoup moins abhorrés que ceux-ci étaient
les chiens qui tourmentaient Scylla, lorsqu'elle se baignait dans la mer
par laquelle la Calabre est séparée du rauque rivage de Trinacrie; un
cortège moins laid suit la sorcière de nuit; appelée en secret,
chevauchant dans l'air, elle vient, alléchée par l'odeur du sang d'un
enfant, danser avec les sorciers de Laponie, tandis que la lune en
travail s'éclipse à leurs enchantements.

L'autre figure, si l'on peut appeler figure ce qui n'avait rien de
distinct en membres, jointures, articulations, ou si l'on peut nommer
substance ce qui semblait une ombre (car chacune semblait l'une et
l'autre), cette figure était noire comme la nuit, féroce comme dix
furies, terrible comme l'enfer; elle brandissait un effroyable dard; ce
qui paraissait sa tête portait l'apparence d'une couronne royale.

Déjà Satan approchait, et le monstre se levant de son siège,
s'avança aussi vite par d'horribles enjambées: l'enfer trembla à sa
marche. L'indomptable ennemi regarda avec étonnement ce que ceci
pouvait être; il s'en étonnait, et ne craignait pas: excepté Dieu et
son Fils, il n'estime ni ne craint chose créée, et avec un regard de
dédain il prit le premier la parole.

«D'où viens-tu, et qui es-tu, forme exécrable, qui oses, quoique
grimée et terrible, mettre ton front difforme au travers de mon chemin
à ces portes? Je prétends les franchir, sois-en sûre, sans t'en
demander la permission. Retire-toi ou sois payée de ta folie: née de
l'enfer, apprends par expérience à ne point disputer avec les esprits
du ciel.»

À quoi le gobelin, plein de colère, répondit:

«Es-tu cet ange traître? es-tu celui qui le premier rompit la paix et
la foi du ciel jusque alors non rompues, et qui, dans l'orgueilleuse
rébellion de tes armes, entraîna après lui la troisième partie des
fils du ciel conjurés contre le Très-Haut? pour lequel fait, toi et
eux rejetés de Dieu, êtes ici condamnés à consumer des jours
éternels dans les tourments et la misère. Et tu te comptes parmi les
esprits du ciel, proie de l'enfer? Et tu exhales bravade et dédains,
ici où je règne en roi, et, ce qui doit augmenter ta rage, où je suis
ton seigneur et roi? Arrière! à ton châtiment, faux fugitif! À ta
vitesse ajoute des ailes, de peur qu'avec un fouet de scorpions je ne
hâte ta lenteur, ou qu'à un seul coup de ce dard tu ne te sentes saisi
d'une étrange horreur d'angoisses non encore éprouvées.»

Ainsi dit la pâle Terreur: et ainsi parlant et ainsi menaçant, son
aspect devient dix fois plus terrible et plus difforme. D'un autre
côté, enflammé d'indignation, Satan demeurait sans épouvante; il
ressemblait à une brûlante comète qui met en feu l'espace de
l'énorme Ophiucus dans le ciel arctique, et qui de sa crinière
horrible secoue la peste et la guerre. Les deux combattants ajustent à
la tête l'un de l'autre un coup mortel, leurs fatales mains ne comptent
pas en frapper un second, et ils échangent d'affreux regards: comme
quand deux noires nuées, chargées de l'artillerie du ciel, viennent
mugissant sur la mer Caspienne; elles s'arrêtent un moment front à
front suspendues, jusqu'à ce que le vent leur souffle le signal de se
joindre dans leur noire rencontre au milieu des airs. Les puissants
champions se regardent d'un œil si sombre, que l'enfer devint plus
obscur au froncement de leur sourcil; tant ces rivaux étaient
semblables! car jamais ni l'un ni l'autre ne doivent plus rencontrer
qu'une seule fois un si grand ennemi[5]. Et maintenant auraient été
accomplis des faits terribles dont tout l'enfer eût retenti, si la
sorcière à serpents qui se tenait assise près de la porte infernale,
et qui gardait la fatale clef, se levant avec un affreux cri, ne se fût
jetée entre les combattants.

«Ô père! que prétend ta main contre ton unique fils? Quelle fureur,
ô fils! te pousse à tourner ton dard mortel contre la tête de ton
père? Et sais-tu pour qui? Pour celui qui est assis là-haut et qui rit
de toi, son esclave, destiné à exécuter quoi que ce soit que sa
colère, qu'il nomme justice, te commande; sa colère qui un jour vous
détruira tous les deux.»

Elle dit: à ces mots le fantôme infernal pestiféré s'arrêta. Satan
répondit alors par ces paroles:

«Ton cri si étrange et tes paroles si étranges nous ont tellement
séparés que ma main, soudain arrêtée, veut bien ne pas encore te
dire par des faits ce qu'elle prétend. Je veux auparavant savoir de toi
quelle chose tu es, toi ainsi à double forme, et pourquoi, dans cette
vallée de l'enfer me rencontrant pour la première fois, tu m'appelles
ton père, et pourquoi tu appelles ce spectre mon fils? Je ne te connais
pas; je ne vis jamais jusqu'à présent d'objet plus détestable que lui
et toi.»

La portière de l'enfer lui répliqua:

«M'as-tu donc oubliée, et semblé-je à présent à tes yeux si
horrible, moi jadis réputée si belle dans le ciel? Au milieu de leur
assemblée et à la vue des séraphins entrés avec toi dans une hardie
conspiration contre le Roi du ciel, tout d'un coup une douleur cruelle
te saisit, tes yeux obscurcis et éblouis nagèrent dans les ténèbres,
tandis que ta tête jeta des flammes épaisses et rapides: elle se
fendit largement du côté gauche; semblable à toi en forme et en
brillant maintien, alors éclatante et divinement belle, je sortis de ta
tête, déesse armée. L'étonnement saisit tous les guerriers du ciel;
ils reculèrent d'abord effrayés et m'appelèrent PÉCHÉ et me
regardèrent comme un mauvais présage. Mais bientôt familiarisés avec
moi, je leur plus, et mes grâces séduisantes gagnèrent ceux qui
m'avaient le plus en aversion, toi principalement. Contemplant
très-souvent en moi ta parfaite image, tu devins amoureux, et tu
goûtas en secret avec moi de telles joies, que mes entrailles
conçurent un croissant fardeau.

«Cependant la guerre éclata et l'on combattit dans les champs du ciel.
À notre puissant ennemi (pouvait-il en être autrement?) demeura une
victoire éclatante, à notre parti la perte et la déroute dans tout
l'Empyrée. En bas nos légions tombèrent, précipitées la tête la
première du haut du ciel, en bas, dans cet abîme, et moi avec elles
dans la chute générale. En ce temps-là, cette clef puissante fut
remise dans mes mains, avec ordre de tenir ces portes à jamais
fermées, afin que personne ne les passe, si je ne les ouvre.

«Pensive, je m'assis solitaire, mais je ne demeurai pas assise
longtemps: mes flancs fécondés par toi, et maintenant excessivement
grossis éprouvèrent des mouvements prodigieux, et les poignantes
douleurs de l'enfantement. Enfin, cet odieux rejeton que tu vois de toi
engendré, se frayant la route avec violence, déchira mes entrailles,
lesquelles étant tordues par la terreur et la souffrance, toute la
partie inférieure de mon corps devint ainsi déformée. Mais lui, mon
ennemi-né, en sortit, brandissant son fatal dard, fait pour détruire.
Je fuis et je criai: MORT! L'enfer trembla à cet horrible nom, soupira
du fond de toutes ses cavernes, et répéta: Mort! Je fuyais; mais le
spectre me poursuivit, quoique, à ce qu'il semblait, plus enflammé de
luxure que de rage: beaucoup plus rapide que moi, il m'atteignit, moi,
sa mère, tout épouvantée. Dans des embrassements forcenés et
souillés engendrant avec moi, de ce rapt vinrent ces monstres aboyants
qui poussant un cri continu m'entourent, comme tu le vois, conçus
d'heure en heure, d'heure en heure enfantés, avec une douleur infinie
pour moi. Quand ils le veulent, ils rentrent dans le sein qui les
nourrit; ils hurlent et rongent mes entrailles, leur festin; puis
sortant derechef, ils m'assiègent de si vives terreurs que je ne trouve
ni repos ni relâche.

«Devant mes yeux, assise en face de moi, l'effrayante Mort; mon fils et
mon ennemi, excite ces chiens. Et moi, sa mère, elle m'aurait bientôt
dévorée, faute d'une autre proie, si elle ne savait que sa fin est
enveloppée dans la mienne, si elle ne savait que je deviendrai pour
elle un morceau amer, son poison, quand jamais cela arrivera: ainsi l'a
prononcé le Destin. Mais toi, ô mon père, je t'en préviens, évite
sa flèche mortelle; ne te flatte pas vainement d'être invulnérable
sous cette armure brillante, quoique de trempe céleste: car à cette
pointe mortelle, hors celui qui règne là-haut, nul ne peut
résister.»

Elle dit: et le subtil ennemi profite aussitôt de la leçon; il se
radoucit et répond ainsi avec calme:

«Chère fille, puisque tu me réclames pour ton père et que tu me fais
voir mon fils si beau (ce cher gage des plaisirs que nous avons eus
ensemble dans le ciel, de ces joies alors douces, aujourd'hui tristes à
rappeler à cause du changement cruel tombé sur nous d'une manière
imprévue, et auquel nous n'avions pas pensé); chère fille, apprends
que je ne viens pas en ennemi, mais pour vous délivrer de ce morne et
affreux séjour des peines, vous deux, mon fils et toi, et toute la
troupe des esprits célestes qui, pour nos justes prétentions armés,
tombèrent avec nous.

Envoyé par eux, j'entreprends seul cette rude course, m'exposant seul
pour tous; je vais poser mes pas solitaires sur l'abîme sans fond, et
dans mon enquête errante, chercher à travers l'immense vide, s'il ne
serait pas un lieu prédit, lequel, à en juger par le concours de
plusieurs signes, doit être maintenant créé vaste et rond. C'est un
séjour de délices, placé sur la lisière du ciel, habité par des
êtres de droite stature, destinés peut-être à remplir nos places
vacantes; mais ils sont tenus plus éloignés, de peur que le ciel,
surchargé d'une puissante multitude, ne vînt à exciter de nouveaux
troubles. Que ce soit cela, ou quelque chose de plus secret, je cours
m'en instruire; le secret une fois connu, je reviendrai aussitôt, et je
vous transporterai, toi et la Mort, dans un séjour où vous demeurerez
à l'aise, où en haut et en bas vous volerez silencieusement, sans
être vus, dans un doux air embaumé de parfums. Là, vous serez nourris
et repus sans mesure; tout sera votre proie.»

Il se tut, car les deux formes parurent hautement satisfaites, et la
Mort grimaça horrible un sourire épouvantable, en apprenant que sa
faim serait rassasiée; elle bénit ses dents réservées à cette bonne
heure d'abondance. Sa mauvaise mère ne se réjouit pas moins et tint ce
discours à son père:

«Je garde la clef de ce puits infernal par mon droit et par l'ordre du
Roi tout-puissant du ciel: il m'a défendu d'ouvrir ces portes
adamantines: contre toute violence, la Mort se tient prête à
interposer son dard, sans crainte d'être vaincue d'aucun pouvoir
vivant. Mais que dois-je aux ordres d'en haut, au commandement de celui
qui me hait, et qui m'a poussée ici en bas dans ces ombres du profond
Tartare, pour y demeurer assise dans un emploi odieux, ici confinée moi
habitante du ciel et née du ciel, ici plongée dans une perpétuelle
agonie, environnée des terreurs et des clameurs de ma propre géniture,
qui se nourrit de mes entrailles? Tu es mon père, tu es mon auteur, tu
m'as donné l'être: à qui dois-je obéir si ce n'est à toi? qui
dois-je suivre? Tu me transporteras bientôt dans ce nouveau monde de
lumière et de bonheur, parmi les dieux qui vivent tranquilles; où
voluptueuse, assise à ta droite, comme il convient à ta fille et à
ton amour, je régnerai sans fin.»

Elle dit, et prit à son côté la clef fatale, triste instrument de
tous nos maux, et, traînant vers la porte sa croupe bestiale, elle
lève sans délai l'énorme herse qu'elle seule pouvait lever, et que
toute la puissance stygienne n'aurait pu ébranler. Ensuite elle tourne
dans le trou de la clef les gardes compliquées, et détache sans peine
les barres et les verrous de fer massif ou de solide roc. Soudain volent
ouvertes, avec un impétueux recul et un son discordant, les portes
infernales: leurs gonds firent gronder un rude tonnerre, qui ébranla le
creux le plus profond de l'Erèbe.

Le Péché les ouvrit, mais les fermer surpassait son pouvoir; elles
demeurent toutes grandes ouvertes: une armée, ailes étendues, marchant
enseignes déployées, aurait pu passer à travers avec ses chevaux et
ses chars rangés en ordre sans être serrés; si larges sont ces
portes! comme la bouche d'une fournaise, elles vomissent une
surabondante fumée et une flamme rouge.

Aux yeux de Satan et des deux spectres, apparaissent soudain les secrets
du vieil abîme: sombre et illimité océan, sans bornes, sans
dimensions, où la longueur, la largeur et la profondeur, le temps et
l'espace sont perdus; où la Nuit aînée et le Chaos, aïeux de la
nature, maintiennent une éternelle anarchie au milieu du bruit des
éternelles guerres, et se soutiennent par la confusion.

Le chaud, le froid, l'humide et le sec, quatre fiers champions, se
disputent la supériorité, et mènent au combat leurs embryons
d'atomes. Ceux-ci, autour de l'enseigne de leurs factions, dans leurs
clans divers, pesamment ou légèrement armés, aigus, émoussés,
rapides ou lents, essaiment leurs populations aussi innombrables que les
sables de Barca ou que l'arène torride de Cyrène, enlevés pour
prendre parti dans la lutte des vents, et pour servir de lest à leurs
ailes légères. L'atome auquel adhère un plus grand nombre d'atomes
gouverne un moment. Le Chaos siège surarbitre, et ses décisions
embrouillent de plus en plus le désordre par lequel il règne: après
lui, juge suprême, le Hasard gouverne tout.

Dans ce sauvage abîme, berceau de la nature, et peut-être son tombeau;
dans cet abîme qui n'est ni mer, ni terre, ni air, ni feu, mais tous
ces éléments qui, confusément mêlés dans leurs causes fécondes,
doivent ainsi se combattre toujours, à moins que le tout-puissant
Créateur n'arrange ses noirs matériaux pour former de nouveaux mondes;
dans ce sauvage abîme, Satan, le prudent ennemi, arrêté sur le bord
de l'enfer, regarde quelque temps: il réfléchit sur son voyage, car ce
n'est pas un petit détroit qu'il lui faudra traverser. Son oreille est
assourdie de bruits éclatants et destructeurs non moins violents (pour
comparer les grandes choses aux petites) que ceux des tempêtes de
Bellone quand elle dresse ses foudroyantes machines pour raser quelque
grande cité; ou moins grand serait le fracas si cette structure du ciel
s'écroulait, et si les éléments mutinés avaient arraché de son axe
la terre immobile. Enfin Satan, pour prendre son vol, déploie ses ailes
égales à de larges voiles; et, enlevé dans la fumée ascendante, il
repousse du pied le sol.

Pendant plusieurs lieues porté comme sur une chaire de nuages, il monte
audacieux; mais ce siège lui manquant bientôt, il rencontre un vaste
vide: tout surpris, agitant en vain ses ailes, il tombe comme un plomb
à dix mille brasses de profondeur. Il serait encore tombant à cette
heure, si par un hasard malheureux, la forte explosion de quelque nuée
tumultueuse imprégnée de feu et de nitre ne l'eût rejeté d'autant de
milles en haut: cet orage s'arrêta, éteint dans une syrte spongieuse
qui n'était ni mer, ni terre sèche. Satan, presque englouti, traverse
la substance crue, moitié à pied, moitié en volant; il lui faut alors
rames et voiles.

Un griffon, dans le désert, poursuit d'une course ailée sur les
montagnes ou les vallées marécageuses, l'Arimaspien qui ravit
subtilement à sa garde vigilante l'or conservé; ainsi l'ennemi
continue avec ardeur sa route à travers les marais, les précipices,
les détroits, à travers les éléments rudes, denses ou rares; avec sa
tête, ses mains, ses ailes, ses pieds, il nage, plonge, guée, rampe,
vole.

Enfin, une étrange et universelle rumeur de sons sourds et de voix
confuses, née du creux des ténèbres, assaillit l'oreille de Satan
avec la plus grande véhémence. Intrépide, il tourne son vol de ce
côté, pour rencontrer le pouvoir quelconque ou l'esprit du profond
abîme qui réside dans ce bruit, afin de lui demander de quel côté se
trouve la limite des ténèbres la plus rapprochée confinant à la
lumière.

Soudain voici le trône du Chaos et son noir pavillon se déploie
immense sur le gouffre de ruines. La Nuit, vêtue d'une zibeline noire,
siège sur le trône à côté du Chaos: fille aînée des êtres, elle
est la compagne de son règne. Auprès d'eux se tiennent Orcus et Ades,
et Demogorgon au nom redouté, ensuite la Rumeur, et le Hasard, et le
Tumulte, et la Confusion toute brouillée, et la Discorde aux mille
bouches différentes. Satan hardiment va droit au Chaos.

«Vous, pouvoirs et esprits de ce profond abîme, Chaos et antique Nuit,
je ne viens point à dessein, en espion explorer ou troubler les secrets
de votre royaume; mais, contraint d'errer dans ce sombre désert, mon
chemin vers la lumière m'a conduit à travers votre vaste empire; seul
et sans guide, à demi perdu, je cherche le sentier le plus court qui
mène à l'endroit où vos obscures frontières touchent au ciel. Ou si
quelque autre lieu envahi sur votre domaine, a dernièrement été
occupé par le Roi éthéré, c'est afin d'arriver là que je voyage
dans ces profondeurs. Dirigez ma course: bien dirigée, elle n'apportera
pas une médiocre récompense à vos intérêts, si de cette région
perdue toute usurpation étant chassée, je la ramène à ces ténèbres
primitives et à votre sceptre (mon voyage actuel n'a pas d'autre but);
j'y planterai de nouveau l'étendard de l'antique Nuit. À vous tous les
avantages, à moi la vengeance!»

Ainsi Satan. Ainsi le vieil anarque, avec une voix chevrotante et un
visage décomposé, lui répondit:

«Je te connais, étranger; tu es ce chef puissant des anges, qui
dernièrement fit tête au Roi du ciel et fut renversé. Je vis et
j'entendis, car une si nombreuse milice ne put fuir en silence à
travers l'abîme effrayé, avec ruine sur ruine, déroute sur déroute,
confusion pire que la confusion: les portes du ciel versèrent par
millions ses bandes victorieuses à la poursuite. Je suis venu résider
ici sur mes frontières: tout mon pouvoir suffit à peine pour sauver le
peu qui me reste à défendre et sur lequel empiètent encore vos
divisions intestines qui affaiblissent le sceptre de la vieille Nuit.
D'abord l'enfer, votre cachot, s'est étendu long et large sous mes
pieds; ensuite, dernièrement, le ciel et la terre, un autre monde,
pendent au-dessus de mon royaume, attachés par une chaîne d'or à ce
côté du ciel d'où vos légions tombèrent. Si votre marche doit vous
faire prendre cette route, vous n'avez pas loin; le danger est d'autant
plus près. Allez, hâtez-vous: ravages, et dépouilles, et ruines, sont
mon butin.»

Il dit, et Satan ne s'arrête pas à lui répondre: mais plein de joie
que son océan trouve un rivage, avec une ardeur nouvelle et une force
renouvelée, il s'élance dans l'immense étendue comme une pyramide de
feu: à travers le choc des éléments en guerre qui l'entourent de
toutes parts, il poursuit sa route, plus assiégé et plus exposé que
le navire Argo quand il passa le Bosphore entre les rochers qui
s'entre-heurtent; plus en péril qu'Ulysse, lorsque d'un côté évitant
Charybde, sa manœuvre le portait dans un autre gouffre.

Ainsi Satan s'avançait avec difficulté et un labeur pénible; il
s'avançait avec difficulté et labeur. Mais une fois qu'il eut passé,
bientôt après, quand l'homme tomba, quelle étrange altération! le
Péché et la Mort, suivant de près la trace de l'ennemi (telle fut la
volonté du ciel), pavèrent un chemin large et battu sur le sombre
abîme, dont le gouffre bouillonnant souffrit avec patience qu'un pont
d'une étonnante longueur s'étendît de l'enfer à l'orbe extérieur de
ce globe fragile. Les esprits pervers, à l'aide de cette communication
facile, vont et viennent pour tenter ou punir les mortels, excepté ceux
que Dieu et les saints anges gardent par une grâce particulière.

Mais enfin l'influence sacrée de la lumière commence à se faire
sentir, et des murailles du ciel, un rayon pousse au loin dans le sein
de l'obscure nuit une aube scintillante: ici de la nature commence
l'extrémité la plus éloignée; le Chaos se retire, comme de ses
ouvrages avancés; ennemi vaincu, il se retire avec moins de tumulte et
moins d'hostile fracas. Satan, avec moins de fatigue, et bientôt avec
aisance, guidé par une douteuse lumière, glisse sur les vagues
apaisées, et comme un vaisseau battu des tempêtes, haubans et cordages
brisés, il entre joyeusement au port. Dans l'espace plus vide
ressemblant à l'air, l'archange balance ses ailes déployées, pour
contempler de loin et à loisir le ciel empyrée: si grande en est
l'étendue qu'il ne peut déterminer si elle est carrée ou ronde. Il
découvre les tours d'opale, les créneaux ornés d'un vivant saphir,
jadis sa demeure natale; il aperçoit attaché au bout d'une chaîne
d'or ce monde suspendu, égal à une étoile de la plus petite grandeur
serrée près de la lune. Là Satan, tout chargé d'une pernicieuse
vengeance, maudit et dans une heure maudite, se hâta.


[Note 5: Le Christ.]



LIVRE TROISIÈME


ARGUMENT


Dieu, siégeant sur son trône, voit Satan qui vole vers ce monde
nouvellement créé. Il le montre à son fils, assis à sa droite. Il
prédit le succès de Satan, qui pervertira l'espèce humaine.
L'Éternel justifie sa justice et sa sagesse de toute imputation, ayant
créé l'homme libre et capable de résister au tentateur. Cependant il
déclare son dessein de faire grâce à l'homme, parce qu'il n'est pas
tombé par sa propre méchanceté comme Satan, mais par la séduction de
Satan. Le Fils de Dieu glorifie son Père pour la manifestation de sa
grâce envers l'homme; mais Dieu déclare encore que cette grâce ne
peut être accordée à l'homme si la justice divine ne reçoit
satisfaction: l'homme a offensé la majesté de Dieu en aspirant à la
divinité; et c'est pourquoi, dévoué à la mort avec toute sa
postérité, il faut qu'il meure, à moins que quelqu'un ne soit trouvé
capable de répondre pour son crime et de subir sa punition. Le Fils de
Dieu s'offre volontairement pour rançon de l'homme. Le Père l'accepte,
ordonne l'incarnation, et prononce que le Fils soit exalté au-dessus de
tous, dans le ciel et sur la terre. Il commande à tous les anges de
l'adorer. Ils obéissent, et chantant en chœur sur leurs harpes, ils
célèbrent le Fils et le Père. Cependant Satan descend sur la
convexité nue de l'orbe le plus extérieur de ce monde, où errant le
premier, il trouve un lieu appelé dans la suite le limbe de vanité:
quelles personnes et quelles choses volent à ce lieu. De là l'ennemi
arrive aux portes du ciel. Les degrés par lesquels on y monte décrits,
ainsi que les eaux qui coulent au-dessus du firmament. Passage de Satan
à l'orbe du soleil. Il y rencontre Uriel, régent de cet orbe, mais il
prend auparavant la forme d'un ange inférieur, et prétextant un pieux
désir de contempler la nouvelle création et l'homme que Dieu y a
placé, il s'informe de la demeure de celui-ci: Uriel l'en instruit.
Satan s'abat d'abord sur le sommet du mont Niphates.



Salut, lumière sacrée, fille du ciel, née la première, ou de
l'Éternel rayon coéternel! Ne puis-je pas te nommer ainsi sans être
blâmé? Puisque Dieu est lumière, et que de toute éternité il
n'habita jamais que dans une lumière inaccessible, il habita donc en
toi, brillante effusion d'une brillante essence incréée. Ou
préfères-tu t'entendre appeler ruisseau de pur éther? Qui dira ta
source? Avant le soleil, avant les cieux, tu étais, et à la voix de
Dieu, tu couvris, comme d'un manteau, le monde s'élevant des eaux
ténébreuses et profondes, conquête faite sur l'infini vide et sans
forme.

Maintenant je te visite de nouveau d'une aile plus hardie, échappé du
lac Stygien, quoique longtemps retenu dans cet obscur séjour. Lorsque,
dans mon vol, j'étais porté à travers les ténèbres extérieures et
moyennes, j'ai chanté, avec des accords différents de ceux de la lyre
d'Orphée, le Chaos et l'éternelle Nuit. Une Muse céleste m'apprit à
m'aventurer dans la noire descente et à la remonter, chose rare et
pénible. Sauvé, je te visite de nouveau, et je sens ta lampe vitale et
souveraine. Mais toi tu ne reviens point visiter des yeux qui roulent en
vain pour rencontrer ton rayon perçant, et ne trouvent point d'aurore,
tant une goutte sereine a profondément éteint leurs orbites, ou un
sombre tissu les a voilés!

Cependant, je ne cesse d'errer aux lieux fréquentés des Muses, claires
fontaines, bocages ombreux, collines dorées du soleil, épris que je
suis de l'amour des chants sacrés. Mais toi surtout, ô Sion, toi et
les ruisseaux fleuris qui baignent tes pieds saints et coulent en
murmurant, je vous visite pendant la nuit. Je n'oublie pas non plus ces
deux mortels, semblables à moi en malheur (puissé-je les égaler en
gloire!), l'aveugle Thamyris et l'aveugle Méonides, Tirésias et
Phinée, prophètes antiques. Alors je me nourris des pensées qui
produisent d'elles-mêmes les nombres harmonieux, comme l'oiseau qui
veille chante dans l'obscurité: caché sous le plus épais couvert, il
soupire ses nocturnes complaintes.

Ainsi avec l'année reviennent les saisons; mais le jour ne revient pas
pour moi; je ne vois plus les douces approches du matin et du soir, ni
la fleur du printemps, ni la rose de l'été, ni les troupeaux, ni la
face divine de l'homme. Des nuages et des ténèbres qui durent toujours
m'environnent. Retranché des agréables voies des humains, le livre des
belles connaissances ne me présente qu'un blanc universel, où les
ouvrages de la nature sont effacés et rayés pour moi: la sagesse à
l'une de ses entrées m'est entièrement fermée.

Brille d'autant plus intérieurement, ô céleste lumière! que toutes
les puissances de mon esprit soient pénétrées de tes rayons! mets tes
yeux à mon âme; disperse et dissipe loin d'elle tous les brouillards,
afin que je puisse voir et dire des choses invisibles à l'œil mortel.

Déjà le Père tout-puissant, du haut du ciel, du pur Empyrée, où il
siège sur un trône au-dessus de toute hauteur, avait abaissé son
regard pour contempler à la fois ses ouvrages et les ouvrages de ses
ouvrages. Autour de lui toutes les saintetés du ciel se pressaient
comme des étoiles, et recevaient de sa vue une béatitude qui surpasse
toute expression; à sa droite était assise la radieuse image de sa
gloire, son Fils unique. Il aperçut d'abord sur la terre nos deux
premiers parents, les deux seuls êtres de l'espèce humaine, placés
dans le jardin des délices, goûtant d'immortels fruits de joie et
d'amour, joie non interrompue, amour sans rival dans une heureuse
solitude. Il aperçut aussi l'enfer et le gouffre entre l'enfer et la
création; il vit Satan côtoyant le mur du ciel, du côté de la nuit
dans l'air sublime et sombre, et près de s'abattre, avec ses ailes
fatiguées et un pied impatient, sur la surface aride de ce monde qui
lui semble une terre ferme, arrondie et sans firmament: l'archange est
incertain si ce qu'il voit est l'océan ou l'air. Dieu l'observant de ce
regard élevé dont il découvre le présent, le passé et l'avenir,
parla de la sorte à son Fils unique, en prévoyant cet avenir:

«Unique Fils que j'ai engendré, vois-tu quelle rage transporte notre
adversaire? Ni les bornes prescrites, ni les barreaux de l'enfer, ni
toutes les chaînes amoncelées sur lui, ni même du profond Chaos
l'interruption immense, ne l'ont pu retenir; tant il semble enclin à
une vengeance désespérée qui retombera sur sa tête rebelle.
Maintenant, après avoir rompu tous ses liens, il vole non loin du ciel,
sur les limites de la lumière, directement vers le monde nouvellement
créé et vers l'homme placé là, dans le dessein d'essayer s'il pourra
le détruire par la force, ou, ce qui serait pis, le pervertir par
quelque fallacieux artifice; et il le pervertira: l'homme écoutera ses
mensonges flatteurs, et transgressera facilement l'unique commandement,
l'unique gage de son obéissance: il tombera lui et sa race infidèle.

«À qui sera la faute? À qui, si ce n'est à lui seul? Ingrat! il
avait de moi tout ce qu'il pouvait avoir; je l'avais fait juste et
droit, capable de se soutenir, quoique libre de tomber. Je créai tels
tous les pouvoirs éthérés et tous les esprits, ceux qui se soutinrent
et ceux qui tombèrent: librement se sont soutenus ceux qui se sont
soutenus, et tombés ceux qui sont tombés. N'étant pas libres, quelle
preuve sincère auraient-ils pu donner d'une vraie obéissance, de leur
constante foi ou de leur amour? Lorsqu'ils n'auraient fait seulement que
ce qu'ils auraient été contraints de faire, et non ce qu'ils auraient
voulu, quelle louange en auraient-ils pu recevoir? quel plaisir
aurais-je trouvé dans une obéissance ainsi rendue, alors que la
volonté et la raison (raison est aussi choix), inutiles et vaines,
toutes deux dépouillées de liberté, toutes deux passives, eussent
servi la nécessité, non pas moi?

«Ainsi créés, comme il appartenait de droit, ils ne peuvent donc
justement accuser leur créateur, ou leur nature, ou leur destinée,
comme si la prédestination, dominant leur volonté, en disposât par un
décret absolu, ou par une prescience suprême. Eux-mêmes ont
décrété leur propre révolte; moi non: si je l'ai prévue, ma
prescience n'a eu aucune influence sur leur faute, qui n'étant pas
prévue n'en aurait pas moins été certaine. Ainsi sans la moindre
impulsion, sans la moindre ombre de destinée ou de chose quelconque par
moi immuablement prévue, ils pèchent, auteurs de tout pour eux-mêmes,
à la fois en ce qu'ils jugent et en ce qu'ils choisissent: car ainsi je
les ai créés libres, et libres ils doivent demeurer, jusqu'à ce
qu'ils s'enchaînent eux-mêmes. Autrement, il me faudrait changer leur
nature, révoquer le haut décret irrévocable, éternel, par qui fut
ordonnée leur liberté; eux seuls ont ordonné leur chute.

«Les premiers coupables tombèrent par leur propre suggestion, tentés
par eux-mêmes, par eux-mêmes dépravés; l'homme tombe déçu par les
premiers coupables. L'homme, à cause de cela, trouvera grâce; les
autres n'en trouveront point. Par la miséricorde et par la justice,
dans le ciel et sur la terre, ainsi ma gloire triomphera; mais la
miséricorde, la première et la dernière, brillera la plus
éclatante.»

Tandis que Dieu parlait, un parfum d'ambroisie remplissait tout le ciel,
et répandait parmi les bienheureux esprits élus, le sentiment d'une
nouvelle joie ineffable. Au-dessus de toute comparaison, le Fils de Dieu
se montrait dans une très-grande gloire: en lui brillait tout son Père
substantiellement exprimé. Une divine compassion apparut visible sur
son visage, avec un amour sans fin et une grâce sans mesure; il les
fît connaître à son Père, en lui parlant de la sorte:

«Ô mon Père, miséricordieuse a été cette parole qui a terminé ton
arrêt suprême: L'HOMME TROUVERA GRÂCE! Pour cette parole le ciel et
la terre publieront tes louanges par les innombrables concerts des
hymnes et des sacrés cantiques: de ces cantiques ton trône environné
retentira de toi à jamais béni. Car l'homme serait-il finalement
perdu? l'homme, ta créature dernièrement encore si aimée, ton plus
jeune fils, tomberait-il circonvenu par la fraude, bien qu'en y mêlant
sa propre folie! Que cela soit loin de toi, que cela soit loin de toi,
ô Père, toi qui juges de toutes les choses faites, et qui seul juges
équitablement! Ou l'adversaire obtiendra-t-il ainsi ses fins et te
frustrera-t-il des tiennes? Satisfera-t-il sa malice, et réduira-t-il
ta bonté à néant? Ou s'en retournera-t-il plein d'orgueil, quoique
sous un plus pesant arrêt, et cependant avec une vengeance satisfaite,
entraînant après lui dans l'enfer la race entière des humains, par
lui corrompue? Ou veux-tu toi-même abolir ta création, et défaire,
pour cet ennemi ce que tu as fait pour ta gloire? Ta bonté et ta
grandeur pourraient être mises ainsi en question, et blasphémées sans
être défendues.»

Le grand Créateur lui répondit:

«Ô mon Fils, en qui mon âme a ses principales délices, Fils de mon
sein, Fils qui es seul mon Verbe, ma sagesse et mon effectuelle
puissance, toutes tes paroles ont été comme sont mes pensées, toutes
comme ce que mon éternel dessein a décrété, l'homme ne périra pas
tout entier, mais se sauvera qui voudra; non cependant par une volonté
de lui-même, mais par une grâce de moi, librement accordée. Une fois
encore je renouvellerai les pouvoirs expirés de l'homme, quoique
forfaits et assujettis par le péché à d'impurs et exorbitants
désirs. Relevé par moi, l'homme se tiendra debout une fois encore, sur
le même terrain que son mortel ennemi; l'homme sera par moi relevé,
afin qu'il sache combien est débile sa condition dégradée, afin qu'il
ne rapporte qu'à moi sa délivrance, et à nul autre qu'à moi.

«J'en ai choisi quelques-uns, par une grâce particulière élus
au-dessus des autres: telle est ma volonté. Les autres entendront mon
appel; ils seront souvent avertis de songer à leur état criminel et
d'apaiser au plus tôt la Divinité irritée, tandis que la grâce
offerte les y invite. Car j'éclairerai leurs sens ténébreux d'une
manière suffisante, et j'amollirai leur cœur de pierre, afin qu'ils
puissent prier, se repentir et me rendre l'obéissance due: à la
prière, au repentir, à l'obéissance due (quand elle ne serait que
cherchée avec une intention sincère), mon oreille ne sera point
sourde, mon œil fermé. Je mettrai dans eux, comme un guide, mon
arbitre, la conscience: s'ils veulent l'écouter, ils atteindront
lumière après lumière; celle-ci bien employée et eux persévérant
jusqu'à la fin, ils arriveront en sûreté.

«Ma longue tolérance et mon jour de grâce, ceux qui les négligeront
et les mépriseront ne les goûteront jamais; mais l'endurci sera plus
endurci, l'aveugle plus aveuglé, afin qu'ils trébuchent et tombent
plus bas. Et nuis que ceux-ci je n'exclus de la miséricorde.

«Mais cependant tout n'est pas fait: l'homme désobéissant rompt
déloyalement sa foi, et pèche contre la haute suprématie du ciel;
affectant la divinité, et perdant tout ainsi, il ne laisse rien pour
expier sa trahison; mais consacré et dévoué à la destruction, lui et
toute sa postérité doivent mourir. Lui ou la justice doivent mourir,
à moins que pour lui un autre ne soit capable, s'offrant volontairement
de donner la rigide satisfaction: mort pour mort.

«Dites, pouvoirs célestes, où nous trouverons un pareil amour? Qui de
vous se fera mortel pour racheter le mortel crime de l'homme? et quel
juste sauvera l'injuste? Une charité si tendre habite-t-elle dans tout
le Ciel?»

Il adressait cette demande, mais tout le chœur divin resta muet, et le
silence était dans le ciel. En faveur de l'homme ni patron ni
intercesseur ne paraît, ni encore moins qui ose attirer sur sa tête la
proscription mortelle, et payer rançon. Et alors, privée de
rédemption, la race humaine entière eût été perdue, adjugée, par
un arrêt sévère à la mort et à l'enfer, si le Fils de Dieu, en qui
réside la plénitude de l'amour divin, n'eût ainsi renouvelé sa plus
chère médiation:

«Mon Père, ta parole est prononcée: L'HOMME TROUVERA GRÂCE. La
grâce ne trouvera-t-elle pas quelque moyen de salut, elle qui, le plus
rapide de tes messagers ailés, trouve un passage pour visiter tes
créatures, et venir à toutes, sans être prévue, sans être
implorée, sans être cherchée? Heureux l'homme si elle le prévient
ainsi! Il ne l'appellera jamais à son aide, une fois perdu et mort dans
le péché: endetté et ruiné, il ne peut fournir pour lui ni
expiation, ni offrande.

«Me voici donc, moi pour lui, vie pour vie; je m'offre: sur moi laisse
tomber ta colère; compte-moi pour homme. Pour l'amour de lui, je
quitterai ton sein, et je me dépouillerai volontairement de cette
gloire que je partage avec toi; pour lui je mourrai satisfait. Que la
mort exerce sur moi toute sa fureur: sous son pouvoir ténébreux je ne
demeurerai pas longtemps vaincu. Tu m'as donné de posséder la vie en
moi-même à jamais; par toi je vis, quoique à présent je cède à la
Mort; je suis son dû en tout ce qui peut mourir en moi.

«Mais cette dette payée, tu ne me laisseras pas sa proie dans l'impur
tombeau; tu ne souffriras pas que mon âme sans tache habite là pour
jamais avec la corruption; mais je ressusciterai victorieux, et je
subjuguerai mon vainqueur dépouillé de ses dépouilles vantées. La
Mort recevra alors sa blessure de mort, et rampera inglorieuse,
désarmée de son dard mortel. Moi, à travers les airs, dans un grand
triomphe, j'emmènerai l'enfer captif malgré l'enfer, et je montrerai
les pouvoirs des ténèbres enchaînés. Toi, charmé à cette vue, tu
laisseras tomber du ciel un regard, et tu souriras, tandis qu'élevé
par toi je confondrai tous mes ennemis, la Mort la dernière, et avec sa
carcasse je rassasierai le sépulcre. Alors, entouré de la multitude
par moi rachetée, je rentrerai dans le ciel après une longue absence;
j'y reviendrai, ô mon Père, pour contempler ta face sur laquelle aucun
nuage de colère ne restera, mais où l'on verra la paix assurée et la
réconciliation; désormais la colère n'existera plus, mais en ta
présence la joie sera entière.»

Ici ses paroles cessèrent, mais son tendre aspect silencieux paraît
encore, et respirait un immortel amour pour les hommes mortels,
au-dessus duquel brillait seulement l'obéissance filiale. Content de
s'offrir en sacrifice, il attend la volonté de son Père. L'admiration
saisit tout le ciel, qui s'étonne de la signification de ces choses, et
ne sait où elles tendent. Bientôt le Tout-Puissant répliqua ainsi:

«Ô toi, sur la terre et dans le ciel, seule paix trouvée pour le
genre humain sous le coup de la colère! Ô toi, unique objet de ma
complaisance! tu sais combien me sont chers tous mes ouvrages; l'homme
ne me l'est pas moins, quoique le dernier créé, puisque pour lui je te
séparerai de mon sein et de ma droite, afin de sauver (en te perdant
quelque temps) toute la race perdue. Toi donc qui peux seul la racheter,
joins à ta nature la nature humaine, et sois toi-même homme parmi les
hommes sur la terre; fais-toi chair quand les temps seront accomplis, et
sors du sein d'une vierge par une naissance miraculeuse. Sois le chef du
genre humain dans la place d'Adam, quoique fils d'Adam. Comme en lui
périssent tous les hommes, en toi, ainsi que d'une seconde racine,
seront rétablis tous ceux qui doivent l'être; sans toi, personne. Le
crime d'Adam rend coupables tous ses fils; ton mérite, qui leur sera
imputé, absoudra ceux qui, renonçant à leurs propres actions, justes
ou injustes, vivront en toi transplantés, et de toi recevront une
nouvelle vie. Ainsi l'homme, comme cela est juste, donnera satisfaction
pour l'homme; il sera jugé et mourra; et en mourant il se relèvera, et
en se relevant relèvera avec lui tous ses frères rachetés par son
sang précieux. Ainsi l'amour céleste l'emportera sur la haine
infernale en se donnant à la mort, en mourant pour racheter si
chèrement ce que la haine infernale a si aisément détruit, ce qu'elle
continuera de détruire dans ceux qui, lorsqu'ils le peuvent,
n'acceptent point la grâce.

«Ô mon Fils! en descendant à l'humaine nature, tu n'amoindris ni ne
dégrades la tienne. Parce que tu es, quoique assis sur un trône dans
la plus haute béatitude, égal à Dieu, jouissant également du bonheur
divin; parce que tu as tout quitté pour sauver un monde d'une entière
perdition; parce que ton mérite, plus encore que ton droit de
naissance, Fils de Dieu, t'a rendu plus digne d'être ce Fils, étant
beaucoup plus encore que grand et puissant; parce que l'amour a abondé
en toi plus que la gloire, ton humiliation élèvera avec toi à ce
trône ton humanité. Ici tu t'assiéras incarné; ici tu régneras à
la fois Dieu et homme, à la fois Fils de Dieu et de l'homme, établis
par l'onction Roi universel.

«Je te donne tout pouvoir: règne à jamais; et revêts-toi de tes
mérites: je te soumets, comme chef suprême, les Trônes, les Princes,
les Pouvoirs, les Dominations: tous les genoux fléchiront devant toi,
les genoux de ceux qui habitent au ciel, ou sur la terre, ou sous la
terre, en enfer. Quand, glorieusement entouré d'un cortège céleste,
tu apparaîtras sur les nuées, quand tu enverras les archanges, tes
hérauts, annoncer ton redoutable jugement, aussitôt des quatre vents
les vivants appelés, de tous les siècles passés les morts ajournés,
se hâteront à la sentence générale; si grand sera le bruit qui
réveillera leur sommeil! Alors, dans l'assemblée des saints, tu
jugeras les méchants, hommes et anges: convaincus, ils s'abîmeront
sous ton arrêt. L'enfer, rempli de ses multitudes, sera fermé pour
toujours. Cependant le monde sera consumé; de ses cendres sortira un
ciel nouveau, une nouvelle terre, où les justes habiteront. Après
leurs longues tribulations, ils verront des jours d'or, fertiles en
actions d'or, avec la joie et le triomphant amour et la vérité belle.
Alors tu déposeras ton sceptre royal, car il n'y aura plus besoin de
sceptre royal; Dieu sera tout en tous. Mais vous, anges, adorez celui
qui, pour accomplir tout cela, meurt; adorez le Fils et honorez-le comme
moi.»

Le Tout-Puissant n'eut pas plutôt cessé de parler, que la foule des
anges (avec une acclamation forte comme celle d'une multitude sans
nombre, douce comme provenant de voix saintes) fit éclater la joie: le
ciel retentit de bénédictions, et d'éclatants hosanna remplirent les
régions éternelles. Les anges révérencieusement s'inclinèrent
devant les deux trônes, et avec une solennelle adoration, ils jetèrent
sur le parvis leurs couronnes entremêlées d'or et d'amarante;
immortelle amarante! Cette fleur commença jadis à s'épanouir près de
l'arbre de vie, dans le paradis terrestre; mais bientôt après le
péché de l'homme, elle fut reportée au ciel, où elle croissait
d'abord: là elle croît encore; elle fleurit en ombrageant la fontaine
de Vie et les bords du fleuve de la Félicité, qui au milieu du ciel
roule son onde d'ambre sur des fleurs élysiennes. Avec ces fleurs
d'amarante jamais fanées, les esprits élus attachent leur
resplendissante chevelure, entrelacée de rayons.

Maintenant ces guirlandes détachées sont jetées éparses sur le pavé
étincelant qui brillait comme une mer de jaspe, et souriait empourpré
des roses célestes. Ensuite, couronnés de nouveau, les anges
saisissent leurs harpes d'or, toujours accordées, et qui, brillantes à
leur côté, étaient suspendues comme des carquois. Par le doux
prélude d'une charmante symphonie ils introduisent leur chant sacré et
éveillent l'enthousiasme sublime. Aucune voix ne se tait; pas une voix
qui ne puisse facilement se joindre à la mélodie, tant l'accord est
parfait dans le ciel!

«Toi, ô Père, ils te chantèrent le premier, tout-puissant, immuable,
immortel, infini, Roi éternel; toi, auteur de tous les êtres, fontaine
de lumière; toi, invisible dans les glorieuses splendeurs où tu es
assis sur un trône inaccessible, et même lorsque tu ombres la pleine
effusion de tes rayons, et qu'à travers un nuage arrondi autour de toi
comme un radieux tabernacle, les bords de tes vêtements, obscurcis par
leur excessif éclat, apparaissent: cependant encore le ciel est
ébloui, et les plus brillants séraphins ne s'approchent qu'en voilant
leurs yeux de leurs deux ailes.

«Ils te chantèrent ensuite, ô toi, le premier de toute la création,
Fils engendré, divine ressemblance sur le clair visage de qui brille le
Père tout-puissant, sans nuage rendu visible, et qu'aucune créature ne
pourrait autrement regarder ailleurs. En toi imprimée la splendeur de
sa gloire habite; transfusé dans toi son vaste esprit réside. Par toi
il créa le ciel des cieux et toutes les puissances qu'il renferme, et
par toi il précipita les ambitieuses Dominations. Ce jour-là, tu
n'épargnas point le terrible tonnerre de ton Père: tu n'arrêtas pas
les roues de ton chariot flamboyant, qui ébranlaient la structure
éternelle du ciel, tandis que tu passais sur le cou des anges rebelles
dispersés: revenu de la poursuite, tes saints, par d'immenses
acclamations, t'exaltèrent, toi, unique Fils de la puissance de ton
Père, exécuteur de sa fière vengeance sur ses ennemis! Non pas de
même sur l'homme!... Tu ne condamnas pas avec tant de rigueur l'homme
tombé par la malice des esprits rebelles, ô Père de grâce et de
miséricorde; mais tu inclines beaucoup plus à la pitié. Ton cher et
unique Fils n'eut pas plutôt aperçu ta résolution de ne pas condamner
avec tant de rigueur l'homme fragile, mais d'incliner beaucoup plus à
la pitié, que pour apaiser ta colère, pour finir le combat entre la
miséricorde et la justice, que l'on discernait sur ta face, ton Fils,
sans égard à la félicité dont il jouissait assis près de toi,
s'offrit lui-même à la mort, pour l'offense de l'homme. Ô amour sans
exemple, amour qui ne pouvait être trouvé que dans l'amour divin!
Salut, Fils de Dieu, Sauveur des hommes! Ton nom dorénavant sera
l'ample matière de mon chant! Jamais ma harpe n'oubliera ta louange, ni
ne la séparera de la louange de ton Père.»

Ainsi les anges dans le ciel, au-dessus de la sphère étoilée,
passaient leurs heures fortunées dans la joie à chanter des hymnes.
Cependant descendu sur le ferme et opaque globe de ce monde sphérique,
Satan marche sur la première convexité qui, enveloppant les orbes
inférieurs lumineux, les sépare du chaos et de l'invasion de l'antique
nuit. De loin, cette convexité semblait un globe; de près elle semble
un continent sans bornes, sombre, désolé et sauvage, exposé aux
tristesses d'une nuit sans étoiles et aux orages toujours menaçants du
chaos qui gronde alentour; ciel inclément, excepté du côté de la
muraille du ciel quoique très-éloignée; là quelque petit reflet
d'une clarté débile se glisse, moins tourmenté par la tempête
mugissante.

Ici marchait à l'aise l'ennemi dans un champ spacieux. Quand un
vautour, élevé sur l'Immaüs (dont la chaîne neigeuse enferme le
Tartare vagabond), quand ce vautour abandonne une région dépourvue de
proie, pour se gorger de la chair des agneaux ou des chevreaux d'un an
sur les collines qui nourrissent les troupeaux, il vole vers les sources
du Gange ou de l'Hydaspe, fleuves de l'Inde; mais, dans son chemin, il
s'abat sur les plaines arides de Séricane, où les Chinois conduisent,
à l'aide du vent et des voiles, leurs légers chariots de roseaux:
ainsi, sur cette mer battue du vent, l'ennemi marchait seul çà et là,
cherchant sa proie; seul, car de créature vivante ou sans vie, on n'en
trouve aucune dans ce lieu, aucune encore; mais là, dans la suite,
montèrent de la terre, comme une vapeur aérienne, toutes les choses
vaines et transitoires, lorsque le péché eut rempli de vanité les
œuvres des hommes.

Là volèrent à la fois et les choses vaines et ceux qui sur les choses
vaines bâtissent leurs confiantes espérances de gloire, de renommée
durable, ou de bonheur dans cette vie ou dans l'autre; tous ceux qui sur
la terre ont leur récompense, fruit d'une pénible superstition ou d'un
zèle aveugle, ne cherchant rien que les louanges des hommes, trouvent
ici une rétribution convenable, vide comme leurs actions. Tous les
ouvrages imparfaits des mains de la nature, les ouvrages avortés,
monstrueux, bizarrement mélangés, après s'être dissous sur la terre,
fuient ici, errent ici vainement jusqu'à la dissolution finale. Ils ne
vont pas dans la lune voisine, comme quelques-uns l'ont rêvé: les
habitants de ces champs d'argent sont plus vraisemblablement des saints
transportés ou des esprits tenant le milieu entre l'ange et l'homme.

Ici arrivèrent d'abord de l'ancien monde, les enfants des fils et des
filles mal assortis, ces géants, avec leurs vains exploits, quoique
alors renommés: après eux arrivèrent les bâtisseurs de Babel dans la
plaine de Sennaar, lesquels, toujours remplis de leur vain projet,
bâtiraient encore s'ils savaient avec quoi, de nouvelles Babels.
D'autres vinrent un à un: celui qui pour être regardé comme un dieu,
sauta de gaieté de cœur dans les flammes de l'Etna, Empédocles; celui
qui pour jouir de l'Élysée de Platon, se jeta dans la mer,
Cléombrote. Il serait trop long de dire les autres, les embryons, les
idiots, les ermites, les moines blancs, noirs, gris, avec toutes leurs
tromperies. Ici rôdent les pèlerins qui allèrent si loin chercher
mort sur le Golgotha, celui qui vit dans le ciel; ici se retrouvent les
hommes qui, pour être sûrs du paradis, mettent en mourant la robe d'un
dominicain ou d'un franciscain, et s'imaginent entrer ainsi déguisés.
Ils passent les sept planètes; ils passent les étoiles fixes, et cette
sphère cristalline dont le balancement produit la trépidation dont on
a tant parlé, et ils passent ce ciel qui le premier fut mis en
mouvement. Déjà saint Pierre, au guichet du ciel, semble attendre les
voyageurs avec ses clefs; maintenant au bas des degrés du ciel, ils
lèvent le pied pour monter, mais regardez! Un vent violent et croisé,
soufflant en travers de l'un et de l'autre côté, les jette à dix
mille lieues à la renverse dans le vague de l'air. Alors vous pourriez
voir capuchons, couvre-chefs, robes, avec ceux qui les portent,
ballottés et déchirés en lambeaux; reliques, chapelets, indulgences,
dispenses, pardons, bulles, jouets des vents. Tout cela pirouette en
haut et vole au loin par-dessus le dos du monde, dans le limbe vaste et
large, appelé depuis le _paradis des fous_; lieu qui dans la suite des
temps a été inconnu de peu de personnes, mais qui alors n'était ni
peuplé ni frayé.

L'ennemi, en passant, trouva ce globe ténébreux; il le parcourut
longtemps, jusqu'à ce qu'enfin la lueur d'une lumière naissante attira
en hâte de ce côté ses pas voyageurs. Il découvre au loin un grand
édifice qui par des degrés magnifiques s'élève à la muraille du
ciel. Au sommet de ces degrés apparaît, mais beaucoup plus riche, un
ouvrage semblable à la porte d'un royal palais, embelli d'un
frontispice de diamants et d'or. Le portique brillait de perles
orientales étincelantes, inimitables sur la terre par aucun modèle ou
par le pinceau. Les degrés étaient semblables à ceux par lesquels
Jacob vit monter et descendre des anges (cohortes de célestes
gardiens), lorsque pour fuir Ésaü, allant à Padan-Aram, il rêva la
nuit dans la campagne de Luza, sous le ciel ouvert, et s'écria en
s'éveillant: «C'est ici la porte du ciel!»

Chaque degré renfermait un mystère: cette échelle des degrés
n'était pas toujours là; mais elle était quelquefois retirée
invisible dans le ciel: au-dessous roulait une brillante mer de jaspe ou
de perles liquides, sur laquelle ceux qui, dans la suite, vinrent de la
terre, faisaient voile conduits par des anges, ou volaient au-dessus du
lac, ravis dans un char que tiraient des coursiers de feu. Les degrés
descendaient alors en bas, soit pour tenter l'ennemi par une ascension
aisée, soit pour aggraver sa triste exclusion des portes de la
béatitude.

Directement en face de ces portes, et juste au-dessus de l'heureux
séjour du paradis, s'ouvrait un passage à la terre; passage large,
beaucoup plus large que ne le fut dans la suite des temps celui qui,
quoique spacieux, descendait sur le mont Sion et sur la terre promise,
si chère à Dieu. Par ce chemin pour visiter les tribus heureuses, les
anges porteurs des ordres suprêmes passaient et repassaient
fréquemment: d'un œil de complaisance le Très-Haut regardait
lui-même les tribus depuis Panéas, source des eaux du Jourdain,
jusqu'à Bersabée, où la Terre-Sainte confine à l'Égypte et au
rivage d'Arabie. Telle paraissait cette vaste ouverture, où des limites
étaient mises aux ténèbres, semblables aux bornes qui arrêtent le
flot de l'océan. De là parvenu au degré inférieur de l'escalier, qui
par des marches d'or monte à la porte du ciel, Satan regarde en bas: il
est saisi d'étonnement à la vue soudaine de l'univers.

Quand un espion a marché toute une nuit avec péril, à travers des
sentiers obscurs et déserts, au réveil de la réjouissante aurore, il
gagne enfin le sommet de quelque colline haute et raide: inopinément à
ses yeux se découvre l'agréable perspective d'une terre étrangère
vue pour la première fois, ou d'une métropole fameuse ornée de
pyramides et de tours étincelantes que le soleil levant dore de ses
rayons: l'esprit malin fut frappé d'un pareil étonnement, quoiqu'il
eût autrefois vu le ciel; mais il éprouve encore moins d'étonnement
que d'envie, à l'aspect de tout ce monde qui paraît si beau.

Il regardait l'espace tout alentour (et il le pouvait facilement, étant
placé si haut au-dessus du pavillon circulaire de l'ombre vaste de la
nuit), depuis le point oriental de la Balance jusqu'à l'étoile
laineuse qui porte Andromède loin des mers atlantiques au-delà de
l'horizon; ensuite il regarde en largeur d'un pôle à l'autre, et, sans
plus tarder, droit en bas dans la première région du monde il jette
son vol précipité. Il suit avec aisance, à travers le pur marbre de
l'air, sa route oblique parmi d'innombrables étoiles, qui de loin
brillaient comme des astres, mais qui de près semblaient d'autres
mondes; ce sont d'autres mondes ou des îles de bonheur, comme ces
jardins des Hespérides renommés dans l'antiquité: champs fortunés,
bocages, vallées fleuries, îles trois fois heureuses! Mais qui
habitait là heureux? Satan ne s'arrêta pas pour s'en enquérir.

Au-dessus de toutes les étoiles, le Soleil d'or, égal au ciel en
splendeur, attire ses regards: vers cet astre il dirige sa course dans
le calme firmament; mais si ce fut par le haut ou par le bas, par le
centre ou par l'excentrique ou par la longitude, c'est ce qu'il serait
difficile de dire. Il s'avance au lieu d'où le grand luminaire dispense
de loin la clarté aux nombreuses et vulgaires constellations, qui se
tiennent à une distance convenable de l'œil de leur seigneur. Dans
leur marche elles forment leur danse étoilée en nombres qui mesurent
les jours, les mois et les ans; elles se pressent d'accomplir leurs
mouvements variés vers son vivifiant flambeau, ou bien elles sont
tournées par son rayon magnétique qui échauffe doucement l'univers,
et qui dans toute partie intérieure avec une bénigne pénétration,
quoique non aperçu darde une invisible vertu jusqu'au fond de l'abîme;
tant fut merveilleusement placée sa station brillante.

Là aborde l'ennemi: une pareille tache n'a peut-être jamais été
aperçue de l'astronome, à l'aide de son verre optique, dans l'orbe
luisant du soleil. Satan trouva ce lieu éclatant au-delà de toute
expression, comparé à quoi que ce soit sur la terre, métal ou pierre.
Toutes les parties n'étaient pas semblables, mais toutes étaient
également pénétrées d'une lumière rayonnante, comme le fer ardent
l'est du feu: métal, partie semblait d'or, partie d'argent fin; pierre,
partie paraissait escarboucle ou chrysolithe, partie rubis ou topaze,
tels qu'aux douze pierres qui brillaient sur le pectoral d'Aaron: ou
c'est encore la pierre souvent imaginée plutôt que vue; pierre que les
philosophes d'ici-bas ont en vain si longtemps cherchée, quoique par
leur art puissant, ils fixent le volatil Hermès, évoquent de la mer
sous ses différentes figures le vieux Protée réduit à travers un
alambic à sa forme primitive.

Quelle merveille y a-t-il donc si ces champs, si ces régions exhalent
un élixir pur, si les rivières roulent l'or potable, quand par la
vertu d'un seul toucher le grand alchimiste, le soleil (tant éloigné
de nous) produit, mêlées avec les humeurs terrestres, ici dans
l'obscurité, tant de précieuses choses de couleurs si vives, et
d'effets si rares?

Ici le démon, sans être ébloui, rencontre de nouveaux sujets
d'admirer; son œil commande au loin, car la vue ne rencontre ici ni
obstacle ni ombre, mais tout est soleil: ainsi quand à midi ses rayons
culminants tombent du haut de l'équateur, comme alors ils sont dardés
perpendiculaires, sur aucun lieu alentour l'ombre d'un corps opaque ne
peut descendre.

Un air qui n'est nulle part aussi limpide, rendait le regard de Satan
plus perçant pour les objets éloignés: il découvre bientôt, à
portée de la vue, un ange glorieux qui se tenait debout, le même ange
que saint Jean vit aussi dans le soleil. Il avait le dos tourné, mais
sa gloire n'était point cachée. Une tiare d'or des rayons du soleil
couronnait sa tête; non moins brillante, sa chevelure sur ses épaules,
où s'attachent des ailes, flottait ondoyante: il semblait occupé de
quelque grande fonction, ou plongé dans une méditation profonde.
L'esprit impur fut joyeux, dans l'espoir de trouver à présent un guide
qui pût diriger son vol errant au paradis terrestre; séjour heureux de
l'Homme, fin du voyage de Satan et où commencèrent nos maux.

Mais d'abord l'ennemi songe à changer sa propre forme qui pourrait
autrement lui susciter péril ou retard; soudain il devient un
adolescent chérubin, non de ceux du premier ordre, mais cependant tel
que sur son visage souriait une céleste jeunesse, et que sur tous ses
membres était répandue une grâce convenable, tant il sait bien
feindre! Sous une petite couronne ses cheveux roulés en boucles se
jouaient sur ses deux joues; il portait des ailes dont les plumes, de
diverses couleurs étaient semées de paillettes d'or; son habit court
était fait pour une marche rapide, et il tenait devant ses pas pleins
de décence, une baguette d'argent.

Il ne s'approcha pas sans être entendu; comme il avançait, l'ange
brillant, averti par son oreille, tourna son visage radieux: il fut
reconnu sur-le-champ pour l'archange Uriel, l'un des sept qui, en
présence de Dieu et les plus voisins de son trône, se tiennent prêts
à son commandement. Ces sept archanges sont les yeux de l'Éternel; ils
parcourent tous les cieux, ou en bas à ce globe ils portent ses prompts
messages sur l'humide et sur le sec, sur la terre et sur la mer. Satan
aborde Uriel, et lui dit:

«Uriel, toi qui des sept esprits glorieusement brillants qui se
tiennent debout devant le trône élevé de Dieu, es accoutumé,
interprète de sa grande volonté, à la transmettre le premier au plus
haut ciel où tous ses fils attendent ton ambassade! ici sans doute, par
décret suprême, tu obtiens le même honneur, et comme un des yeux de
l'Éternel, tu visites souvent cette nouvelle création. Un désir
indicible de voir et de connaître les étonnants ouvrages de Dieu, mais
particulièrement l'homme, objet principal de ses délices et de sa
faveur, l'homme pour qui il a ordonné tous ces ouvrages si merveilleux;
ce désir m'a fait quitter les chœurs de chérubins, errant seul ici.
Ô le plus brillant des séraphins, dis dans lequel de ces deux orbes
l'homme a sa résidence fixée, ou si, n'ayant aucune demeure fixe, il
peut habiter à son choix tous ces orbes éclatants; dis-moi où je puis
trouver, où je puis contempler, avec un secret étonnement, ou avec une
admiration ouverte, celui à qui le Créateur a prodigué des mondes, et
sur qui il a répandu toutes ses grâces? Tous deux ensuite et dans
l'homme et dans toutes ces choses, nous pourrons, comme il convient,
louer le Créateur qui a justement précipité au plus profond de
l'enfer ses ennemis rebelles, et qui, pour réparer cette perte, a
créé cette nouvelle et heureuse race d'hommes pour le mieux servir,
sages sont toutes ses voies!»

Ainsi parla le faux dissimulateur sans être reconnu, car ni l'homme ni
l'ange ne peuvent discerner l'hypocrisie: c'est le seul mal qui dans le
ciel et sur la terre marche invisible, excepté à Dieu et par la
permission de Dieu: souvent, quoique la Sagesse veille, le Soupçon dort
à la porte de la Sagesse et résigne sa charge à la Simplicité: la
Bonté ne pense point au mal, là où il ne semble pas y avoir de mal.
Ce fut cela qui cette fois trompa Uriel, bien que régent du soleil, et
regardé comme l'esprit des deux dont la vue est la plus perçante. À
l'impur et perfide imposteur, il répondit dans sa sincérité:

«Bel ange, ton désir qui tend à connaître les œuvres de Dieu, afin
de glorifier par là le grand Ouvrier, ne conduit à aucun excès qui
encoure le blâme; au contraire, plus ce désir paraît excessif, plus
il mérite de louanges, puisqu'il t'amène seul ici de ta demeure
empyrée, pour t'assurer par le témoignage de tes yeux de ce que
peut-être quelques-uns se sont contentés d'entendre seulement raconter
dans le ciel. Car merveilleux, en vérité, sont les ouvrages du
Très-Haut, charmants à connaître, et tous dignes d'être à jamais
gardés avec délices dans la mémoire! Quel esprit créé pourrait en
calculer le nombre, ou comprendre la sagesse infinie qui les enfanta,
mais qui en cacha les causes profondes?

«Je le vis, quand, à sa parole, la masse informe, moule matériel de
ce monde, se réunit en monceau, la Confusion entendit sa voix, le
farouche Tumulte se soumit à des règles, le vaste Infini demeura
limité.

«À sa seconde parole, les ténèbres fuirent, la lumière brilla,
l'ordre naquit du désordre. Rapides à leurs différentes places se
hâtèrent les éléments grossiers, la terre, l'eau, l'air, le feu: la
quintessence éthérée du ciel s'envola en haut; animée sous
différentes formes, elle roula orbiculaire et se convertit en étoiles
sans nombre, comme tu le vois: selon leur motion chacune eut sa place
assignée, chacune sa course; le reste en circuit mure l'univers.

«Regarde en bas ce globe dont ce côté brille de la lumière
réfléchie qu'il reçoit d'ici: ce lieu est la terre, séjour de
l'homme. Cette lumière est le jour de la terre, sans quoi la nuit
envahirait cette moitié du globe terrestre comme l'autre hémisphère.
Mais la lune voisine (ainsi est appelée cette belle planète opposée)
interpose à propos son secours: elle trace son cercle d'un mois
toujours finissant, toujours renouvelant au milieu du soleil, par une
lumière empruntée, sa face triforme. De cette lumière elle se remplit
et elle se vide tour à tour pour éclairer la terre; sa pâle
domination arrête la nuit. Cette tache que je te montre est le paradis,
demeure d'Adam; ce grand ombrage est son berceau: tu ne peux manquer ta
route; la mienne me réclame.»

Il dit, et se retourna. Satan s'inclinant profondément devant un esprit
supérieur, comme c'est l'usage dans le ciel où personne ne néglige de
rendre le respect et les honneurs qui sont dus, prend congé: vers la
côte de la terre au-dessous, il se jette en bas de l'écliptique: rendu
plus agile par l'espoir du succès, il précipite son vol
perpendiculaire en tournant comme une roue aérienne; il ne s'arrêta
qu'au moment où sur le sommet du Niphates il s'abattit.



LIVRE QUATRIÈME


ARGUMENT


Satan, à la vue d'Éden et près du lieu où il doit tenter
l'entreprise hardie qu'il a seul projetée contre Dieu et contre
l'homme, flotte dans le doute et est agité de plusieurs passions, la
frayeur, l'envie et le désespoir. Mais enfin il se confirme dans le
mal; il s'avance vers le paradis, dont l'aspect extérieur et la
situation sont décrits. Il en franchit les limites; il se repose, sous
la forme d'un cormoran, sur l'arbre de vie, comme le plus haut du
jardin, pour regarder autour de lui. Description du jardin; première
vue d'Adam et d'Ève par Satan; son étonnement à l'excellence de leur
forme et à leur heureux état; sa résolution de travailler à leur
chute. Il entend leurs discours; il apprend qu'il leur était défendu,
sous peine de mort de manger du fruit de l'arbre de science: il projette
de fonder là-dessus sa tentation en leur persuadant de transgresser
l'ordre: il les laisse quelque temps pour en apprendre davantage sur
leur état par quelque autre moyen. Cependant Uriel, descendant sur un
rayon du soleil, avertit Gabriel (qui avait sous sa garde la porte du
paradis) que quelque mauvais esprit s'est échappé de l'abîme, qu'il a
passé à midi par la sphère du soleil sous la forme d'un bon ange,
qu'il est descendu au paradis et s'est trahi après par ses gestes
furieux sur la montagne: Gabriel promet de le trouver avant le matin. La
nuit venant, Adam et Ève parlent d'aller à leur repos. Leur bosquet
décrit; leur prière du soir. Gabriel faisant sortir ses escadrons de
veilles de nuit pour faire la ronde dans le paradis, détache deux forts
anges vers le berceau d'Adam, de peur que le malin esprit ne fût là
faisant du mal à Adam et Ève endormis. Là ils trouvent Satan à
l'oreille d'Ève, occupé à la tenter dans un songe, et ils l'amènent,
quoiqu'il ne le voulût pas, à Gabriel. Questionné par celui-ci, il
répond dédaigneusement, se prépare à la résistance; mais, empêché
par un signe du ciel, il fuit hors du Paradis.



Oh! que ne se fit-elle entendre, cette voix admonitrice dont l'apôtre
qui vit l'Apocalypse fut frappé quand le dragon, mis dans une seconde
déroute, accourut furieux pour se venger sur les hommes; voix qui
criait avec force dans le ciel: _Malheur aux habitants de la terre!_
Alors, tandis qu'il en était temps, nos premiers parents eussent été
avertis de la venue de leur secret ennemi; ils eussent peut-être ainsi
échappé à son piège mortel. Car à présent Satan, à présent
enflammé de rage, descendit pour la première fois sur la terre;
tentateur avant d'être accusateur du genre humain, il vint pour faire
porter la peine de sa première bataille perdue, et de sa fuite dans
l'enfer, à l'homme innocent et fragile. Toutefois, quoique téméraire
et sans frayeur, il ne se réjouit pas dans sa vitesse; il n'a point de
sujet de s'enorgueillir en commençant son affreuse entreprise. Son
dessein, maintenant près d'éclore, roule et bouillonne dans son sein
tumultueux, et comme une machine infernale il recule sur lui-même.

L'horreur et le doute déchirent les pensées troublées de Satan, et
jusqu'au fond soulèvent l'enfer au dedans de lui; car il porte l'enfer
en lui et autour de lui; il ne peut pas plus fuir lui-même en changeant
de place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait, éveille
dans l'archange le souvenir amer de ce qu'il fut, de ce qu'il est, et de
ce qu'il doit être: de pires actions doivent amener de plus grands
supplices. Quelquefois sur Éden, qui maintenant se déploie agréable
à sa vue, il attache tristement son regard malheureux; quelquefois il
le fixe sur le ciel et le soleil, resplendissant alors dans sa haute
tour du midi. Après avoir tout repassé dans son esprit, il s'exprima
de la sorte avec des soupirs:

«Ô toi qui, couronné d'une gloire incomparable, regardes du haut de
ton empire solitaire comme le Dieu de ce monde nouveau! toi à la vue
duquel toutes les étoiles cachent leur têtes amoindries, je crie vers
toi, mais non avec une voix amie; je ne prononce ton nom, ô soleil! que
pour te dire combien je hais tes rayons! Ils me rappellent l'état dont
je suis tombé et combien autrefois je m'élevais glorieusement
au-dessus de ta sphère.

«L'orgueil et l'ambition m'ont précipité: j'ai fait la guerre dans le
ciel au Roi du ciel, qui n'a point d'égal. Ah! pourquoi? il ne
méritait pas de moi un pareil retour, lui qui m'avait créé ce que
j'étais dans un rang éminent; il ne me reprochait aucun de ses
bienfaits; son service n'avait rien de rude. Que pouvais-je faire de
moins que de lui offrir des louanges, hommage si facile! que de lui
rendre des actions de grâces? combien elles lui étaient dues!
Cependant toute sa bonté n'a opéré en moi que le mal, n'a produit que
la malice. Élevé si haut, j'ai dédaigné la sujétion; j'ai pensé
qu'un degré plus haut je deviendrais le Très-Haut; que dans un moment
j'acquitterais la dette immense d'une reconnaissance éternelle, dette
si lourde; toujours payer, toujours devoir. J'oubliais ce que je
recevais toujours de lui; je ne compris pas qu'un esprit reconnaissant
en devant ne doit pas, mais qu'il paye sans cesse, à la fois endetté
et acquitté. Était-ce donc là un fardeau? Oh! que son puissant destin
ne me créa-t-il un ange inférieur! je serais encore heureux; une
espérance sans bornes n'eût pas fait naître l'ambition. Cependant,
pourquoi non? quelque autre pouvoir aussi grand aurait pu aspirer au
trône et m'aurait, malgré mon peu de valeur, entraîné dans son
parti. Mais d'autres pouvoirs aussi grands ne sont pas tombés; ils sont
restés inébranlables, armés au dedans et au dehors contre toute
tentation. N'avais-tu pas la même volonté libre et la même force pour
résister? Tu l'avais; qui donc et quoi donc pourrais-tu accuser, si ce
n'est le libre amour du ciel qui agit également envers tous?

«Qu'il soit donc maudit cet amour, puisque l'amour ou la haine, pour
moi semblables, m'apportent l'éternel malheur! Non! sois maudit
toi-même, puisque par ta volonté contraire à celle de Dieu, tu as
choisi librement ce dont tu te repens si justement aujourd'hui!

«Ah! moi, misérable! par quel chemin fuir la colère infinie et
l'infini désespoir? Par quelque chemin que je fuie, il aboutit à
l'enfer; moi-même je suis l'enfer; dans l'abîme le plus profond est au
dedans de moi un plus profond abîme qui, large ouvert, menace sans
cesse de me dévorer; auprès de ce gouffre, l'enfer où je souffre
semble le ciel.

«Oh! ralentis tes coups! n'est-il aucune place laissée au repentir,
aucune à la miséricorde? Aucune, il faut la soumission. Ce mot,
l'orgueil et ma crainte de la honte aux yeux des esprits de dessous me
l'interdisent; je les séduisis avec d'autres promesses, avec d'autres
assurances que des assurances de soumission, me vantant de subjuguer le
Tout-Puissant! Ah! malheureux que je suis! ils savent peu combien
chèrement je paye cette jactance si vaine, sous quels tourments
intérieurement je gémis, tandis qu'ils m'adorent sur le trône de
l'enfer! Le plus élevé avec le sceptre et le diadème, je suis tombé
le plus bas, seulement supérieur en misères! telle est la joie que
trouve l'ambition.

«Mais supposez qu'il soit possible que je me repente, que j'obtienne
par un acte de grâce mon premier état, ah! la hauteur du rang ferait
bientôt renaître la hauteur des pensées: combien serait rétracté
vite ce qu'une feinte soumission aurait juré! L'allégement du mal
désavouerait comme nuls, et arrachés par la violence, des vœux
prononcés dans la douleur. Jamais une vraie réconciliation ne peut
naître là où les blessures d'une haine mortelle ont pénétré si
profondément. Cela ne me conduirait qu'à une pire infidélité, et à
une chute plus pesante. J'achèterais cher une courte intermission
payée d'un double supplice. Il le sait celui qui me punit; il est aussi
loin de m'accorder la paix que je suis loin de la mendier. Tout espoir
exclus, voici qu'au lieu de nous rejetés, exilés, il a créé l'homme,
son nouveau délice, et pour l'homme ce monde. Ainsi, adieu espérance,
et avec l'espérance, adieu crainte, adieu remords! Tout bien est perdu
pour moi. Mal, sois mon bien: par toi au moins je tiendrai l'empire
divisé entre moi et le Roi du ciel; par toi je régnerai peut-être sur
plus d'une moitié de l'univers, ainsi que l'homme et ce monde nouveau
l'apprendront en peu de temps.»

Tandis qu'il parlait de la sorte, chaque passion obscurcissait son
visage trois fois changé par la pâle colère, l'envie et le
désespoir, passions qui défiguraient son visage emprunté, et auraient
trahi son déguisement si quelque œil l'eût aperçu, car les esprits
célestes sont toujours exempts de ces honteux désordres. Satan s'en
ressouvint bientôt, et couvrit ses perturbations d'un dehors de calme:
artisan de fraude, ce fut lui qui le premier pratiqua la fausseté sous
une apparence sainte, afin de cacher sa profonde malice renfermée dans
la vengeance. Toutefois il n'est pas encore assez exercé dans son art
pour tromper Uriel une fois prévenu: l'œil de cet archange l'avait
suivi dans la route qu'il avait prise; il le vit sur le mont Assyrien
plus défiguré qu'il ne pouvait convenir à un esprit bienheureux; il
remarqua ses gestes furieux, sa contenance égarée alors qu'il se
croyait seul, non observé, non aperçu.

Satan poursuit sa route et approche de la limite d'Éden. Le délicieux
paradis, maintenant plus près, couronne de son vert enclos, comme d'un
boulevard champêtre, le sommet aplati d'une solitude escarpée; les
flancs hirsutes de ce désert, hérissés d'un boisson épais,
capricieux et sauvage, défendent tout abord. Sur sa cime croissaient à
une insurmontable hauteur les plus hautes futaies de cèdres, de pins,
de sapins, de palmiers, scène sylvaine; et comme leurs rangs
superposent ombrages sur ombrages, ils forment un théâtre de forêts
de l'aspect le plus majestueux. Cependant, plus haut encore que leurs
cimes montait la muraille verdoyante du paradis: elle ouvrait à notre
premier père une vaste perspective sur les contrées environnantes de
son empire.

Et plus haut que cette muraille, qui s'étendait circulairement
au-dessous de lui, apparaissait un cercle des arbres les meilleurs et
chargés des plus beaux fruits. Les fleurs et les fruits dorés
formaient un riche émail de couleurs mêlées: le soleil y imprimait
ses rayons avec plus de plaisir que dans un beau nuage du soir, ou dans
l'arc humide, lorsque Dieu arrose la terre.

Ainsi charmant était ce paysage. À mesure que Satan s'en approche, il
passe d'un air pur dans un air plus pur qui inspire au cœur des
délices et des joies printanières, capables de chasser toute
tristesse, hors celle du désespoir. De douces brises, secouant leurs
ailes odoriférantes, dispensaient des parfums naturels, et révélaient
les lieux auxquels elles dérobèrent ces dépouilles embaumées. Comme
aux matelots qui ont cinglé au delà du cap de Bonne-Espérance, et ont
déjà passé Mosambique, les vents du nord-est apportent, loin en mer,
les parfums du Saba du rivage aromatique de l'Arabie-Heureuse; charmés
du retard, ces navigateurs ralentissent encore leur course; et, pendant
plusieurs lieues, réjoui par la senteur agréable, le vieil Océan
sourit: ainsi ces suaves émanations accueillent l'ennemi qui venait les
empoisonner. Il en était plus satisfait que ne le fut Asmodée de la
fumée du poisson qui le chassa, quoique amoureux, d'auprès de
l'épouse de Tobie; la vengeance le força de fuir de la Médie jusqu'en
Égypte, où il fut fortement enchaîné.

Pensif et avec lenteur, Satan a gravi le flanc de la colline sauvage et
escarpée; mais bientôt il ne trouve plus de route pour aller plus
loin; tant les épines entrelacées comme une haie continue, et
l'exubérance des buissons, ferment toute issue à l'homme ou à la
bête qui prend ce chemin. Le paradis n'avait qu'une porte, et elle
regardait l'orient du côté opposé; ce que l'archifélon ayant vu, il
dédaigna l'entrée véritable; par mépris, d'un seul bond léger il
franchit toute l'enceinte de la colline et de la plus haute muraille, et
tombe en dedans sur ses pieds.

Comme un loup rôdant, contraint par la faim de chercher de nouvelles
traces d'une proie, guette le lieu où les pasteurs ont enfermé leurs
troupeaux dans des parcs en sûreté, le soir au milieu des champs; il
saute facilement par-dessus les claies, dans la bergerie: ou comme un
voleur âpre à débarrasser de son trésor un riche citadin dont les
portes épaisses, barrées et verrouillées, ne redoutent aucun assaut,
il grimpe aux fenêtres ou sur les toits: ainsi le premier grand voleur
escalade le bercail de Dieu, ainsi depuis escaladèrent son Église les
impurs mercenaires.

Satan s'envola, et sur l'arbre de vie (l'arbre du milieu et l'arbre le
plus haut du Paradis) il se posa semblable à un cormoran. Il n'y
regagna pas la véritable vie, mais il y médita la mort de ceux qui
vivaient; il ne pensa point à la vertu de l'arbre qui donne la vie, et
dont le bon usage eût été le gage de l'immortalité; mais il se
servit seulement de cet arbre pour étendre sa vue au loin; tant il est
vrai que nul ne connaît, Dieu seul excepté, la juste valeur du bien
présent; mais on pervertit les meilleures choses par le plus lâche
abus, ou par le plus vil usage.

Au-dessous de lui, avec une nouvelle surprise, dans un étroit espace,
il voit renfermée pour les délices des sens de l'homme, toute la
richesse de la nature, ou plutôt il voit un ciel sur la terre; car ce
bienheureux paradis était le jardin de Dieu, par lui-même planté à
l'orient d'Éden. Éden s'étendait à l'est depuis Auran jusqu'aux
tours royales de la Grande-Séleucie, bâtie par les rois grecs, ou
jusqu'au lieu où les fils d'Éden habitèrent longtemps auparavant, en
Telassar. Sur ce sol agréable, Dieu traça son plus charmant jardin; il
fit sortir de la terre féconde les arbres de la plus noble espèce pour
la vue, l'odorat et le goût. Au milieu d'eux était l'arbre de vie,
haut, élevé, épanouissant son fruit d'ambroisie d'or végétal. Tout
près de la vie, notre mort, l'arbre de la science, croissait; science
du bien, achetée cher par la connaissance du mal.

Au midi, à travers Éden, passait un large fleuve; il ne changeait
point de cours, mais sous la montagne raboteuse il se perdait
engouffré: Dieu avait jeté cette montagne comme le sol de son jardin
élevé sur le rapide courant. L'onde, à travers les veines de la terre
poreuse qui l'attirait en haut par une douce soif, jaillissait fraîche
fontaine et arrosait le jardin d'une multitude de ruisseaux. De là, ces
ruisseaux réunis tombaient d'une clairière escarpée et rencontraient
au-dessous le fleuve qui ressortait de son obscur passage: alors divisé
en quatre branches principales, il prenait des routes diverses, errant
par des pays et des royaumes fameux, dont il est inutile ici de parler.

Disons plutôt, si l'art le peut dire, comment de cette fontaine de
saphir les ruisseaux tortueux roulent sur des perles orientales et des
sables d'or; comment, en sinueuses erreurs sous les ombrages abaissés,
ils épandent le nectar, visitent chaque plante, et nourrissent des
fleurs dignes du paradis. Un art raffiné n'a point arrangé ces fleurs
en couches, ou en bouquets curieux; mais la nature libérale les a
versées avec profusion sur la colline, dans le vallon, dans la plaine,
là où le soleil du matin échauffe d'abord la campagne ouverte, et là
où le feuillage impénétrable rembrunit à midi les bosquets.

Tel était ce lieu; asile heureux et champêtre d'un aspect varié,
bosquets dont les arbres riches pleurent des larmes de baumes et de
gommes parfumées; bocage dont le fruit, d'une écorce d'or poli, se
suspend aimable et d'un goût délicieux; fables vraies de l'Hespérie
si elles sont vraies, c'est seulement ici. Entre ces bosquets sont
interposés des clairières, des pelouses rases, des troupeaux paissant
l'herbe tendre; ou bien des monticules plantés de palmiers s'élèvent;
le giron fleuri de quelque vallon arrosé déploie ses trésors; fleurs
de toutes couleurs, et la rose sans épines.

D'un autre côté sont des antres et des grottes ombragées qui servent
de fraîches retraites; la vigne, les enveloppant de son manteau, étale
ses grappes de pourpre et rampe élégamment opulente. En même temps
des eaux sonores tombent de la déclivité des collines; elles se
dispersent, ou dans un lac qui étend son miroir de cristal à un rivage
dentelé et couronné de myrtes, elles unissent leur cours. Les oiseaux
s'appliquent à leur chœur; des brises, de printanières brises,
soufflant les parfums des champs et des bocages, accordent à l'unisson
les feuilles tremblantes, tandis que l'universel Pan, dansant avec les
Grâces et les Heures, conduit un printemps éternel. Ni la charmante
campagne d'Enna, où Proserpine cueillant des fleurs, elle-même fleur
plus belle, fut cueillie par le sombre Pluton (Cérès, dans sa peine,
la chercha par toute la terre); ni l'agréable bois de Daphné, près
l'Oronte, ni la source inspirée de Castalie, ne peuvent se comparer au
paradis d'Éden; encore moins l'île Nisée qu'entoure le fleuve Triton,
où le vieux Cham (appelé Ammon par les Gentils, et Jupiter Lydien)
cacha Amalthée et son fils florissant, le jeune Bacchus, des yeux de
Rhéa sa marâtre. Le mont Amar où les rois d'Abyssinie gardent leurs
enfants, (quoique supposé par quelques-uns le véritable paradis); ce
mont, sous la ligne Éthiopique, près de la source du Nil, entouré
d'un roc brillant que l'on met tout un jour à monter, est loin
d'approcher du jardin d'Assyrie, où l'ennemi vit sans plaisir tous les
plaisirs, toutes les créatures vivantes, nouvelles et étranges à la
vue.

Deux d'entre elles, d'une forme bien plus noble, d'une stature droite et
élevée, droite comme celle des dieux, vêtues de leur dignité native
dans une majesté nue, paraissaient les seigneurs de tout, et semblaient
dignes de l'être. Dans leurs regards divins brillait l'image de leur
glorieux auteur, avec la raison, la sagesse, la sainteté sévère et
pure; sévère, mais placée dans cette véritable liberté filiale qui
fait la véritable autorité dans les hommes. Ces deux créatures ne
sont pas égales, de même que leurs sexes ne sont pas pareils: Lui
formé pour la contemplation et le courage; Elle pour la mollesse et la
grâce séduisante; Lui pour Dieu seulement; Elle pour Dieu en lui. Le
beau et large front de l'homme et son œil sublime annoncent la suprême
puissance; ses cheveux d'hyacinthe, partagés sur le devant, pendent en
grappes d'une manière mâle, mais non au-dessous de ses fortes
épaules. La femme porte comme un voile sa chevelure d'or qui descend
éparse et sans ornement jusqu'à sa fine ceinture, se roule en
capricieux anneaux, comme la vigne replie ses attaches; symbole de
dépendance, mais d'une dépendance demandée avec une douce autorité,
par la femme accordée, par l'homme mieux reçue; accordée une
soumission contenue, un décent orgueil, une tendre résistance, un
amoureux délai. Aucune partie mystérieuse de leur corps n'était alors
cachée; alors la honte coupable n'existait point: honte déshonnête
des ouvrages de la nature, honneur déshonorable, enfant du péché,
combien avez-vous troublé la race humaine avec des apparences, de pures
apparences de pureté! Vous avez banni de la vie de l'homme sa plus
heureuse vie, la simplicité et l'innocence sans tache!

Ainsi passait le couple nu; il n'évitait ni la vue de Dieu, ni celle
des anges, car il ne songeait point au mal: ainsi passait, en se tenant
par la main, le plus beau couple qui depuis s'unit jamais dans les
embrassements de l'Amour: Adam le meilleur des hommes qui furent ses
fils; Ève, la plus belle des femmes qui naquirent ses filles.

Sous un bouquet d'ombrage, qui murmure doucement sur un gazon vert, ils
s'assirent au bord d'une limpide fontaine. Ils ne s'étaient fatigués
au labeur de leur riant jardinage, qu'autant qu'il le fallait pour
rendre le frais zéphyr plus agréable, le repos plus paisible, la soif
et la faim plus salutaires. Ils cueillirent les fruits de leur repas du
soir; fruits délectables que leur cédaient les branches complaisantes,
tandis qu'ils reposaient inclinés sur le mol duvet d'une couche
damassée de fleurs. Ils suçaient des pulpes savoureuses, et à mesure
qu'ils avaient soif, ils buvaient dans l'écorce des fruits l'eau
débordante.

À ce festin ne manquaient ni les doux propos, ni les tendres sourires,
ni les jeunes caresses naturelles à des époux si beaux, enchaînés
par l'heureux lien nuptial, et qui étaient seuls. Autour d'eux
folâtraient les animaux de la terre, depuis devenus sauvages, et que
l'on chasse dans les bois ou dans les déserts, dans les forêts ou dans
les cavernes. Le lion en jouant se cabrait, et dans ses griffes berçait
le chevreau; les ours, les tigres, les léopards, les panthères
gambadaient devant eux; l'informe éléphant, pour les amuser, employait
toute sa puissance et contournait sa trompe flexible; le serpent rusé,
s'insinuant tout auprès, entrelaçait en nœud gordien sa queue
repliée, et donnait de sa fatale astuce une preuve non comprise.
D'autre animaux couchés sur le gazon et rassasiés de pâture,
regardaient au hasard, ou ruminaient à moitié endormis. Le soleil
baissé hâtait sa carrière, inclinée vers les îles de l'Océan, et
dans l'échelle ascendante du ciel, les étoiles qui introduisent la
nuit se levaient. Le triste Satan, encore dans l'étonnement où il
avait été d'abord, put à peine recouvrer sa parole faillie.

«Ô enfer! qu'est-ce que mes yeux voient avec douleur? à notre place
et si haut dans le bonheur sont élevées des créatures d'une autre
substance, nées de la terre peut-être et non purs esprits, cependant
peu inférieures aux brillants esprits célestes. Mes pensées
s'attachent à elles avec surprise; je pourrais les aimer, tant la
divine ressemblance éclate vivement en elles, et tant la main qui les
pétrit a répandu de grâces sur leur forme! Ah! couple charmant, vous
ne vous doutez guère combien votre changement approche; toutes vos
délices vont s'évanouir et vous livrer au malheur: malheur d'autant
plus grand que vous goûtez maintenant plus de joie! Couple heureux!
mais trop mal gardé pour continuer longtemps d'être si heureux: ce
séjour élevé, votre ciel est mal fortifié pour un ciel, et pour
forclore un ennemi tel que celui qui maintenant y est entré: non que je
sois votre ennemi décidé; je pourrais avoir pitié de vous ainsi
abandonnés, bien que de moi on n'ait pas eu pitié.

«Je cherche à contracter avec vous une alliance, une amitié mutuelle,
si étroite, si resserrée, qu'à l'avenir j'habite avec vous, ou que
vous habitiez avec moi. Ma demeure ne plaira peut-être pas à vos sens
autant que ce beau paradis; cependant telle qu'elle est, acceptez-la;
c'est l'ouvrage de votre Créateur, il me donna ce qu'à mon tour
libéralement je donne. L'enfer, pour vous recevoir tous les deux,
ouvrira ses plus larges portes, et enverra au-devant de vous tous ses
rois. Là vous aurez la place que vous n'auriez pas dans ces enceintes
étroites, pour loger votre nombreuse postérité. Si le lieu n'est pas
meilleur, remerciez celui qui m'oblige, malgré ma répugnance, à me
venger sur vous qui ne m'avez fait aucun tort, de lui qui m'outragea. Et
quand je m'attendrirais à votre inoffensive innocence (comme je le
fais), une juste raison publique, l'honneur, l'empire que ma vengeance
agrandira par la conquête de ce nouveau monde, me contraindraient à
présent de faire ce que sans cela j'abhorrerais, tout damné que je
suis.»

Ainsi s'exprima l'ennemi, et par la nécessité (prétexte des tyrans)
excusa son projet diabolique.

De sa haute station sur le grand arbre, il s'abattit parmi le troupeau
folâtre des quadrupèdes: lui-même devenu tantôt l'un d'entre eux,
tantôt l'autre, selon que leur forme sert mieux son dessein. Il voit de
plus près sa proie; il épie, sans être découvert, ce qu'il peut
apprendre encore de l'état des deux époux par leurs paroles ou par
leurs actions. Il marche autour d'eux, lion à l'œil étincelant; il
les suit comme un tigre, lequel a découvert par hasard deux jolis
faons, jouant à la lisière d'une forêt: la bête cruelle se rase, se
relève, change souvent la couche de son guet: comme un ennemi il
choisit le terrain d'où s'élançant il puisse saisir plus sûrement
les deux jeunes faons chacun dans une de ses griffes. Adam, le premier
des hommes, adressant ce discours à Ève, la première des femmes,
rendit Satan tout oreille, pour entendre couler les paroles d'une langue
nouvelle.

«Unique compagne qui seule partages avec moi tous ces plaisirs et qui
m'es plus chère que tout, il faut que le pouvoir qui nous a faits, et
qui a fait pour nous ce vaste monde, soit infiniment bon, et qu'il soit
aussi généreux qu'il est bon et aussi libre dans sa bonté qu'il est
infini. Il nous a tirés de la poussière et placés ici dans toute
cette félicité, nous qui n'avons rien mérité de sa main, et qui ne
pouvons rien faire dont il ait besoin: il n'exige autre chose de nous
que ce seul devoir, que cette facile obligation; de tous les arbres du
paradis qui portent des fruits variés et délicieux, nous ne nous
interdirons que l'arbre de science, planté près de l'arbre de vie; si
près de la vie croît la mort! Qu'est-ce que la mort? quelque chose de
terrible sans doute; car, tu le sais, Dieu a prononcé que goûter à
l'arbre de science c'est la mort. Voilà la seule marque d'obéissance
qui nous soit imposée, parmi tant de marques de pouvoir et d'empire à
nous conférées, et après que la domination nous a été donnée sur
toutes les autres créatures qui possèdent la terre, l'air et la mer.
Ne trouvons donc pas rude une légère prohibition, nous qui avons
d'ailleurs le libre et ample usage de toutes choses, et le choix
illimité de tous les plaisirs. Mais louons Dieu à jamais, glorifions
sa bonté; continuons, dans notre tâche délicieuse, à élaguer ces
plantes croissantes, à cultiver ces fleurs; tâche qui, fût-elle
fatigante, serait douce avec toi.»

Ève lui répondit:

«Ô toi, pour qui et de qui j'ai été formée, chair de ta chair, et
sans qui mon être est sans but! ô mon guide et mon chef, ce que tu as
dit est juste et raisonnable. Nous devons en vérité à notre Créateur
des louanges et des actions de grâce journalières: moi principalement
qui jouis de la plus heureuse part en possédant, toi supérieur par
tant d'imparités, et qui ne peux trouver un compagnon semblable à toi.

«Souvent je me rappelle ce jour où je m'éveillai du sommeil pour la
première fois; je me trouvai posée à l'ombre sur des fleurs, ne
sachant, étonnée, ce que j'étais, où j'étais, d'où et comment
j'avais été portée là. Non loin de ce lieu, le son murmurant des
eaux sortait d'une grotte, et les eaux se déployaient en nappe liquide:
alors elles demeuraient tranquilles et pures comme l'étendue du ciel.
J'allai là avec une pensée sans expérience; je me couchai sur le bord
verdoyant, pour regarder dans le lac uni et clair qui me semblait un
autre firmament. Comme je me baissais pour regarder, juste à l'opposé
une forme apparut dans le cristal de l'eau, s'y penchant pour me
regarder; je tressaillis en arrière; elle tressaillit en arrière;
charmée, je revins bientôt; charmée, elle revint aussitôt avec des
regards de sympathie et d'amour. Mes yeux seraient encore attachés sur
cette image, je m'y serais consumée d'un vain désir, si une voix ne
m'eût ainsi avertie:

«Ce que tu vois, belle créature, ce que tu vois là est toi-même;
avec toi cet objet vient et s'en va: mais suis-moi, je te conduirai là
où ce n'est point une ombre qui attend ta venue et tes doux
embrassements. Celui dont tu es l'image, tu en jouiras inséparablement.
Tu lui donneras une multitude d'enfants semblables à toi-même, et tu
seras appelée la mère du genre humain.»

«Que pouvais-je faire, sinon suivre invisiblement conduite? Je
t'entrevis, grand et beau en vérité, sous un platane; cependant tu me
semblas moins beau, d'une grâce moins attrayante, d'une douceur moins
aimable que cette molle image des eaux. Je retourne sur mes pas, tu me
suis et tu t'écries:--Reviens, belle Ève! qui fuis-tu? De celui que tu
fuis tu es née; tu es sa chair, ses os. Pour te donner l'être, je t'ai
prêté, de mon propre côté, du plus près de mon cœur, la substance
et la vie, afin que tu sois à jamais à mon côté, consolation
inséparable et chérie. Partie de mon âme, je te cherche! je réclame
mon autre moitié.--De ta douce main tu saisis la mienne; je cédai, et
depuis ce moment j'ai vu combien la beauté est surpassée par une
grâce mâle et par la sagesse, qui seule est vraiment belle.»

Ainsi parla notre commune mère, et avec des regards pleins d'un charme
conjugal non repoussé, dans un tendre abandon elle s'appuie embrassant
à demi notre premier père; la moitié de son sein gonflé et nu caché
sous l'or flottant de ses tresses éparses, vient rencontrer le sein de
son époux. Lui, ravi de sa beauté et de ses charmes soumis, Adam
sourit d'un amour supérieur, comme Jupiter sourit à Junon lorsqu'il
féconde les nuages qui répandent les fleurs de mai: Adam presse d'un
baiser pur les lèvres de la mère des hommes. Le Démon détourne la
tête d'envie; toutefois d'un œil méchant et jaloux il les regarde de
côté et se plaint ainsi à lui-même:

«Vue odieuse, spectacle torturant! Ainsi ces deux êtres emparadisés
dans les bras l'un de l'autre, se formant un plus heureux Éden,
posséderont leur pleine mesure de bonheur sur bonheur, tandis que moi
je suis jeté dans l'enfer où ne sont ni joie, ni amour, mais où
brûle un violent désir (de nos tourments, tourment qui n'est pas le
moindre), désir qui n'étant jamais satisfait, se consume dans le
supplice de la passion!

«Mais que je n'oublie pas ce que j'ai appris de leur propre bouche; il
paraît que tout ne leur appartient pas: un arbre fatal s'élève ici et
appelé l'arbre de la science; il leur est défendu d'y goûter. La
science défendue? cela est suspect, déraisonnable. Pourquoi leur
maître leur envierait-il la science? Est-ce un crime de connaître?
Est-ce la mort? Existent-ils seulement par ignorance? Est-ce là leur
état fortuné, preuve de leur obéissance et de leur foi? Quel heureux
fondement posé pour y bâtir leur ruine! Par là j'exciterai dans leur
esprit un plus grand désir de savoir et de rejeter un commandement
envieux, inventé dans le dessein de tenir abaissés ceux que la science
élèverait à la hauteur des dieux: aspirant à devenir tels ils
goûtent et meurent! Quoi de plus vraisemblable? Mais d'abord, avec de
minutieuses recherches, marchons autour de ce jardin et ne laissons
aucun recoin sans l'avoir examiné. Le hasard, mais le hasard seul, peut
me conduire là où je rencontrerai quelque esprit du ciel, errant au
bord d'une fontaine, ou retiré dans l'épaisseur de l'ombre;
j'apprendrai de lui ce que j'ai encore à apprendre. Vivez tandis que
vous le pouvez encore, couple heureux encore! jouissez, jusqu'à ce que
je revienne, de ces courts plaisirs; de longs malheurs vont les
suivre!»

Ainsi disant il tourne dédaigneusement ailleurs ses pas superbes, mais
avec une circonspection artificieuse, et il commença sa recherche à
travers les bois et les plaines, sur les collines et dans les vallées.

Cependant aux extrémités de l'occident, où le ciel rencontre l'Océan
et la terre: le soleil couchant descendait avec lenteur, et frappait
horizontalement de ses rayons du soir la porte orientale du paradis.
C'était un roc d'albâtre montant jusqu'aux nues, et que l'on
découvrait de loin. Un sentier tortueux, accessible du côté de la
terre, menait à une entrée élevée; le reste était un pic escarpé
qui surplombait en s'élevant et qu'on ne pouvait gravir.

Entre les deux piliers du roc, se tenait assis Gabriel, chef des gardes
angéliques; il attendait la nuit. Autour de lui s'exerçait à des jeux
héroïques la jeunesse du ciel désarmée; mais près d'elle des
armures divines, des boucliers, des casques et des lances suspendues en
faisceaux, brillaient du feu du diamant et de l'or.

Là descendit Uriel glissant à travers le soir sur un rayon du soleil,
rapide comme une étoile qui tombe en automne à travers la nuit,
lorsque des vapeurs enflammées sillonnent l'air; elle apprend au
marinier de quel point de la boussole il se doit garder des vents
impétueux. Uriel adresse à Gabriel ces paroles hâtées:

«Gabriel, ton rang t'a fait obtenir pour ta part l'emploi de veiller
avec exactitude à ce qu'aucune chose nuisible ne puisse approcher ou
entrer dans cet heureux séjour. Aujourd'hui, vers le haut du midi, est
venu à ma sphère un esprit désireux, en apparence, de connaître un
plus grand nombre des ouvrages du Tout-Puissant, et surtout l'homme, la
dernière image de Dieu. Je lui ai tracé sa route toute rapide, et j'ai
remarqué sa démarche aérienne. Mais sur la montagne qui s'élève au
nord d'Éden, et où il s'est d'abord arrêté, j'ai bientôt découvert
ses regards étrangers au ciel, obscurcis par de mauvaises passions. Je
l'ai encore suivi des yeux, mais je l'ai perdu de vue sous l'ombrage.
Quelqu'un de la troupe bannie, je le crains, s'est aventuré hors de
l'abîme pour élever de nouveaux troubles: ton soin est de le
trouver.»

Le guerrier ailé lui répondit:

«Uriel, il n'est pas étonnant qu'assis dans le cercle brillant du
soleil, ta vue parfaite s'étende au loin et au large. À cette porte
personne ne passe, la vigilance ici placée, personne qui ne soit bien
connu comme venant du ciel: depuis l'heure du midi, aucune créature du
ciel ne s'est présentée: si un esprit d'une autre espèce a franchi
pour quelque projet ces limites de terre, il est difficile, tu le sais,
d'arrêter une substance spirituelle par une barrière matérielle; mais
si dans l'enceinte de ces promenades s'est glissé un de ceux que tu
dis, sous quelque forme qu'il se soit caché, je le saurai demain au
lever du jour.»

Ainsi le promit Gabriel, et Uriel retourna à son poste sur ce même
rayon lumineux dont la pointe, maintenant élevée, le porte obliquement
en bas au soleil tombé au-dessous des Açores; soit que le premier
orbe, incroyablement rapide, eût roulé jusque-là dans sa révolution
diurne, soit que la terre moins vite, par une fuite plus courte vers
l'est, eût laissé là le soleil, peignant de reflets de pourpre et
d'or les nuages qui sur son trône occidental lui font cortège.

Maintenant le soir s'avançait tranquille, et le crépuscule grisâtre
avait revêtu tous les objets de sa grave livrée; le silence
l'accompagnait, les animaux et les oiseaux étaient retirés, ceux-là
à leur couche herbeuse, ceux-ci dans leur nid. Le rossignol seul
veillait; toute la nuit il chanta sa complainte amoureuse, le silence
était ravi.

Bientôt le firmament étincela de vivants saphirs. Hespérus, qui
conduisait la milice étoilée, marcha le plus brillant, jusqu'à ce que
la lune se levant dans une majesté nuageuse, reine manifeste, dévoila
sa lumière de perle, et jeta son manteau d'argent sur l'ombre.

Adam s'adressant à Ève:

«Belle compagne, l'heure de la nuit, et toutes choses allées au repos,
nous invitent à un repos semblable. Dieu a rendu le travail et le
repos, comme le jour et la nuit, alternatifs pour l'homme: la rosée du
sommeil tombant à propos avec sa douce et assoupissante pesanteur,
abaisse nos paupières. Les autres créatures tout le long du jour
errent oisives, non employées, et ont moins besoin de repos: l'homme a
son ouvrage quotidien assigné de corps ou d'esprit; ce qui déclare sa
dignité et l'attention que le ciel donne à toutes ses voies. Les
animaux au contraire rôdent à l'aventure désœuvrés, et Dieu ne
tient pas compte de ce qu'ils font. Demain avant que le frais matin
annonce dans l'orient la première approche de la lumière, il faudra
nous lever et retourner à nos agréables travaux. Nous avons à
émonder là-bas ces berceaux fleuris, ces allées vertes, notre
promenade à midi, qu'embarrasse l'excès des rameaux: ils se rient de
notre insuffisante culture et demanderaient plus de mains que les
nôtres pour élaguer leur folle croissance. Ces fleurs aussi, et ces
gommes qui tombent, restent à terre, raboteuses et désagréables à la
vue; elles veulent être enlevées, si nous désirons marcher à l'aise:
maintenant, selon la volonté de la nature, la nuit nous commande le
repos.»

Ève, ornée d'une parfaite beauté, lui répondit:

«Mon auteur et mon souverain, tu commandes, j'obéis: ainsi Dieu
l'ordonne; Dieu est ta loi, tu es la mienne. N'en savoir pas davantage
est la gloire de la femme, et sa plus heureuse science. En causant avec
toi j'oublie le temps; les heures et leurs changements également me
plaisent. Doux est le souffle du matin; doux le lever du matin avec le
charme des oiseaux matineux; agréable est le soleil lorsque, dans ce
délicieux jardin, il déploie ses premiers rayons sur l'herbe, l'arbre,
le fruit et la fleur brillante de rosée; parfumée est la terre fertile
après de molles ondées; charmant est le venir d'un soir paisible et
gracieux, charmante la nuit silencieuse avec son oiseau solennel, et
cette lune si belle et ces perles du ciel qui forment sa cour étoilée:
mais ni le souffle du matin quand il monte avec le charme des oiseaux
matineux, ni le soleil levant sur ce délicieux jardin, ni l'herbe, ni
le fruit, ni la fleur qui brille de rosée, ni le parfum après une
ondée, ni le soir paisible et gracieux, ni la nuit silencieuse avec son
oiseau solennel, ni la promenade aux rayons de la lune ou à la
tremblante lumière de l'étoile, n'ont de douceur sans toi.

«Mais pourquoi ces étoiles brillent-elles la nuit entière? Pour qui
ce glorieux spectacle, quand le sommeil a fermé tous les yeux?»

Notre commun ancêtre répliqua:

«Fille de Dieu et de l'homme, Ève accomplie, ces astres ont leur
course à finir, autour de la terre, du soir au lendemain: de contrée
en contrée, afin de dispenser la lumière préparée pour des nations
qui ne sont pas nées encore, ils se couchent et se lèvent, car il
serait à craindre que des ténèbres totales regagnassent pendant la
nuit leur antique possession, et qu'elles éteignissent la vie dans la
nature et en toutes choses. Non-seulement ces feux modérés éclairent,
mais par une chaleur amie de diverse influence, ils fomentent,
échauffent, tempèrent, nourrissent, ou bien ils communiquent une
partie de leur vertu stellaire à toutes les espèces d'êtres qui
croissent sur la terre, et les rendent plus aptes à recevoir la
perfection du plus puissant rayon du soleil. Ces astres, quoique non
aperçus dans la profondeur de la nuit, ne brillent donc pas en vain. Ne
pense pas que s'il n'était point d'homme, le ciel manquât de
spectateurs, et Dieu de louanges: des millions de créatures
spirituelles marchent invisibles dans le monde, quand nous veillons et
quand nous dormons; par des cantiques sans fin elles louent les ouvrages
du Très-Haut qu'elles contemplent jour et nuit. Que de fois sur la
pente d'une colline à écho, ou dans un bosquet n'avons-nous pas
entendu des voix célestes à minuit (seules ou se répondant les unes
les autres) chanter le grand Créateur! Souvent en troupes quand ils
sont de veilles, ou pendant leurs rondes nocturnes, au son d'instruments
divinement touchés, les anges joignent leurs chants en pleine harmonie,
ces chants divisent la nuit, et élèvent nos pensées vers le ciel.»

Ils parlent ainsi, et main en main ils entrent solitaires sous leur
fortuné berceau: c'était un lieu choisi par le Planteur souverain,
quand il forma toutes choses pour l'usage délicieux de l'homme. La
voûte de l'épais couvert était un ombrage entrelacé de laurier et de
myrte, et ce qui croissait plus haut était d'un feuillage aromatique et
ferme. De l'un et l'autre côté l'acanthe et des buissons odorants et
touffus élevaient un mur de verdure; de belles fleurs, l'iris de toutes
les nuances, les roses et le jasmin, dressaient leurs tiges épanouies
et formaient une mosaïque. Sous les pieds la violette, le safran,
l'hyacinthe, en riche marqueterie brodaient la terre, plus colorée
qu'une pierre du plus coûteux dessin.

Aucune autre créature, quadrupède, oiseau, insecte ou reptile, n'osait
entrer en ce lieu; tel était leur respect pour l'homme. Jamais, même
dans les fictions de la Fable, sous un berceau ombragé plus sacré, et
plus écarté; jamais Pan ou Sylvain ne dormirent, Nymphe ni Faune
n'habitèrent. Là, dans un réduit fermé avec des fleurs, des
guirlandes et des herbes d'une suave odeur, Ève épousée embellit pour
la première fois sa couche nuptiale, et les cœurs célestes
chantèrent l'épithalame. Ce jour-là l'ange de l'hymen amena Ève à
notre Père dans sa beauté nue, plus ornée, plus charmante que
Pandore, que les dieux dotèrent de tous leurs dons (oh! trop semblable
à elle par le triste événement), alors que conduite par Hermès au
fils imprudent de Japhet, elle enlaça l'espèce humaine dans ses beaux
regards, afin de venger Jupiter de celui qui avait dérobé le feu
authentique.

Ainsi arrivés à leur berceau ombragé, Ève et Adam tous deux
s'arrêtèrent, tous deux se retournèrent, et sous le ciel ouvert ils
adorèrent le Dieu qui fit à la fois le ciel, l'air, la terre, le ciel
qu'ils voyaient, le globe resplendissant de la lune, et le pôle
étoilé.

«Tu as aussi fait la nuit, Créateur tout-puissant! et tu as fait le
jour que nous avons employé et fini dans notre travail prescrit,
heureux de notre assistance mutuelle, et de notre mutuel amour, couronne
de toute cette félicité ordonnée par toi! Et tu as fait ce lieu
délicieux trop vaste pour nous, où l'abondance manque de partageants
et tombe sur le sol non moissonnée. Mais tu nous as promis une race
issue de nous qui remplira la terre, qui glorifiera avec nous ta bonté
infinie, et quand nous nous éveillons, et quand nous cherchons, comme
à cette heure, le sommeil, ton présent.»

Ils dirent ainsi unanimes, n'observant d'autres rites qu'une adoration
pure que Dieu aime le mieux. Ils entrèrent en se tenant par la main
dans l'endroit le plus secret de leur berceau, et n'ayant point la peine
de se débarrasser de ces incommodes déguisements que nous portons, ils
se couchèrent l'un près de l'autre. Adam ne se détourna pas, je
pense, de sa belle épouse, ni Ève ne refusa pas les rites mystérieux
de l'amour conjugal, malgré tout ce que disent austèrement les
hypocrites de la pureté, du paradis, de l'innocence, diffamant comme
impur ce que Dieu déclare pur, ce qu'il commande à quelques-uns, ce
qu'il permet à tous. Notre Créateur ordonne de multiplier: qui ordonne
de s'abstenir, si ce n'est notre destructeur, l'ennemi de Dieu et de
l'homme?

Salut, amour conjugal, mystérieuse loi, véritable source de l'humaine
postérité, seule propriété dans le paradis, où tous les autres
biens étaient en commun! Par toi l'ardeur adultère fut chassée des
hommes et reléguée parmi le troupeau des bêtes; par toi, fondées sur
la raison loyale, juste et pure, les relations chéries et toutes les
charités du père, du fils et du frère, furent connues pour la
première fois. Loin de moi d'écrire que tu sois un péché ou une
honte, ou de penser que tu ne conviennes pas au lieu le plus sacré,
toi, source perpétuelle des douceurs domestiques, toi, dont le lit a
été déclaré chaste et insouillé pour le présent et pour le passé,
et dans lequel sont entrés les saints et les patriarches. Ici l'amour
emploie ses flèches dorées, ici il allume son flambeau durable et
agite ses ailes de pourpre; ici il règne et se délecte. Il n'est point
dans le sourire acheté des prostituées sans passion, sans joie, que
rien ne rend chères; il n'est point dans des jouissances passagères,
ni parmi les favorites de cour, ni dans une danse mêlée, ni sous le
masque lascif, ni dans le bal de minuit, ni dans la sérénade que
chante un amant affamé, à sa fière beauté, qu'il ferait mieux de
quitter avec dédain. Bercés par les rossignols, Adam et Ève dormaient
en se tenant embrassés; sur leurs membres nus le dôme fleuri faisait
pleuvoir des roses, dont le matin réparait la perte. Dors, couple
béni! Oh! toujours plus heureux si tu ne cherches pas un plus heureux
état, et si tu sais ne pas savoir davantage!

Déjà la nuit de son cône ténébreux avait mesuré la moitié de sa
course vers le plus haut de cette vaste voûte sublunaire; et les
chérubins, sortant de leurs portes d'ivoire à l'heure accoutumée,
étaient armés pour leurs nocturnes dans une tenue de guerre; lorsque
Gabriel dit à celui qui approchait le plus de son pouvoir:

«Uzziel, prends la moitié de ces guerriers, et côtoie le midi avec la
plus stricte surveillance; l'autre moitié tournera au nord: notre ronde
se rencontrera à l'ouest.»

Ils se divisent comme la flamme, la moitié tournant sur le bouclier,
l'autre sur la lance. Gabriel appelle deux esprits adroits et forts qui
se tenaient près de lui, et il leur donne cet ordre:

«Ithuriel et Zéphon, de toute la vitesse de vos ailes, parcourez ce
jardin; ne laissez aucun coin sans l'avoir visité, mais surtout
l'endroit où habitent ces deux belles créatures qui dorment peut-être
à présent, se croyant à l'abri du mal. Ce soir, vers le déclin du
soleil, quelqu'un est arrivé; il dit d'un infernal esprit lequel a
été vu dirigeant sa marche vers ce lieu (qui l'aurait pu penser?),
échappé des barrières de l'enfer et à mauvais dessein sans doute: en
quelque endroit que vous le rencontriez, saisissez-le et amenez-le
ici.»

En parlant de la sorte il marchait à la tête de ses files radieuses
qui éclipsaient la lune. Ithuriel et Zéphon vont droit au berceau, à
la découverte de celui qu'ils cherchaient. Là ils le trouvèrent tapi
comme un crapaud, tout près de l'oreille d'Ève, essayant par son art
diabolique d'atteindre les organes de son imagination et de forger avec
eux des illusions à son gré, de fantômes et songes; ou bien en
soufflant son venin, il tâchait d'infecter les esprits vitaux qui
s'élèvent du pur sang, comme de douces haleines s'élèvent d'une
rivière pure: de là du moins pourraient naître ces pensées
déréglées et mécontentes, ces vaines espérances, ces projets vains,
ces désirs désordonnés, enflés d'opinions hautaines qui engendrent
l'orgueil.

Tandis qu'il était ainsi appliqué, Ithuriel le touche légèrement de
sa lance, car aucune imposture ne peut endurer le contact d'une trempe
céleste, et elle retourne de force à sa forme naturelle. Découvert et
surpris, Satan tressaille: comme quand une étincelle tombe sur un amas
de poudre nitreuse préparée pour le tonneau, afin d'approvisionner un
magasin sur un bruit de guerre; le grain noir dispersé par une soudaine
explosion, embrase l'air: de même éclata dans sa propre forme,
l'ennemi. Les deux beaux anges reculèrent d'un pas à demi étonnés de
voir si subitement le terrible monarque. Cependant non émus de frayeur,
ils l'accostent bientôt:

«Lequel es-tu de ces esprits rebelles adjugés à l'enfer? Viens-tu
échappé de ta prison? Et pourquoi transformé, te tiens-tu comme un
ennemi en embuscade, veillant ici au chevet de ceux qui dorment?»

«Vous ne me connaissez donc pas, reprit Satan plein de dédain; vous ne
me connaissez pas, moi? Vous m'avez pourtant connu autrefois, non votre
camarade, mais assis où vous n'osiez prendre l'essor. Ne pas me
connaître, c'est vous avouer vous-mêmes inconnus, et les plus infimes
de votre bande. Ou, si vous me connaissez, pourquoi m'interroger et
commencer d'une manière superflue votre mission, qui finira d'une
manière aussi vaine?»

Zéphon lui rendit mépris pour mépris:

«Ne crois pas, esprit révolté, que ta forme restée la même, ou que
ta splendeur non diminuée, doivent être connues, comme lorsque tu te
tenais dans le ciel droit et pur. Cette gloire, quand tu cessas d'être
bon, se sépara de toi. Tu ressembles à présent à ton péché, et à
la demeure obscure et souillée de ta condamnation. Mais viens; car il
faudra, sois-en sûr, que tu rendes compte à celui qui nous envoie, et
dont la charge est de conserver ce lieu inviolable et de préserver
ceux-ci de tout mal.»

Ainsi parla le chérubin: sa grave réprimande, sévère dans une
beauté pleine de jeunesse, lui donnait un grâce invincible. Le démon
resta confus; il sentait combien la droiture est imposante, et il voyait
combien dans sa forme, la vertu est aimable; il le voyait, et gémissait
de l'avoir perdue, mais surtout de trouver qu'on s'était aperçu de
l'altération sensible de son éclat. Toutefois il paraissait encore
intrépide.

«Si je dois combattre, dit-il, que ce soit le chef contre le chef,
contre celui qui envoie, non contre celui qui est envoyé, ou contre
tous à la fois; plus de gloire sera gagnée, ou moins perdue.»

«Ta frayeur, dit le hardi Zéphon, nous épargnera l'épreuve de ce que
le moindre d'entre nous peut faire seul contre toi, méchant, et par
conséquent faible.»

L'ennemi ne répliqua point, étouffant de rage; mais, comme un
orgueilleux coursier dans ses freins, il marche la tête haute, rongeant
son mors de fer: combattre ou fuir lui parut inutile; une crainte d'en
haut avait dompté son cœur, non autrement étonné. Maintenant ils
approchaient du point occidental où les gardes de demi-ronde s'étaient
tout juste rencontrés, et réunis ils formaient un escadron attendant
le prochain ordre. Gabriel, leur chef, placé sur le front, leur crie:

«Amis, j'entends le bruit d'un pied agile qui se hâte par ce chemin,
et à une lueur je discerne maintenant Ithuriel et Zéphon à travers
l'ombre. Avec eux s'avance un troisième personnage d'un port de roi,
mais d'une splendeur pâle et fanée: à sa démarche, et à sa farouche
contenance, il paraît être le prince de l'enfer, qui probablement ne
partira pas d'ici sans conteste: demeurez fermes, car son regard se
couvre et nous défie.»

À peine a-t-il fini de parler, qu'Ithuriel et Zéphon le joignent, lui
racontent brièvement qui ils amènent, où ils l'ont trouvé, comment
occupé, sous quelle forme et dans quelle posture il était couché.
Gabriel parla de la sorte avec un regard sévère:

«Pourquoi, Satan, as-tu franchi les limites prescrites à tes
révoltes? Pourquoi viens-tu troubler dans leur emploi ceux qui ne
veulent pas se révolter à ton exemple? Mais ils ont le pouvoir et le
droit de te questionner sur ton entrée audacieuse dans ce lieu, où tu
t'occupais, à ce qu'il semble, à violer le sommeil et à inquiéter
ceux dont Dieu a placé la demeure ici dans la félicité.»

Satan répondit avec un sourcil méprisant:

«Gabriel, tu avais dans le ciel la réputation d'être sage, et je te
tenais pour tel; mais la question que tu me fais me met en doute. Qu'il
vive en enfer celui qui aime son supplice! Qui ne voudrait, s'il en
trouvait le moyen, s'échapper de l'enfer, quoiqu'il y soit condamné?
Toi-même tu le voudrais sans doute; tu t'aventurerais hardiment vers le
lieu, quel qu'il fût, le plus éloigné de la douleur, où tu pusses
espérer changer la peine en plaisir, et remplacer le plus tôt possible
la souffrance par la joie; c'est ce que j'ai cherché dans ce lieu. Ce
ne sera pas là une raison pour toi, qui ne connais que le bien, et n'a
pas essayé le mal. M'objecteras-tu la volonté de celui qui nous
enchaîna? Qu'il barricade plus sûrement ses portes de fer, s'il
prétend nous retenir dans cette sombre géhenne! En voilà trop pour la
question. Le reste est vrai: ils m'ont trouvé où ils le disent; mais
cela n'implique ni violence ni tort.»

Il dit ainsi avec dédain. L'ange guerrier ému, moitié souriant avec
mépris, lui répliqua:

«Ah! quelle perte a faite le ciel d'un juge pour juger ce qui est sage,
depuis que Satan est tombé, renversé par sa folie! maintenant il
revient échappé de sa prison, gravement en doute s'il doit tenir pour
sages, ou non, ceux qui lui demandent quelle audace l'a conduit ici sans
permission, hors des limites de l'enfer à lui prescrites; tant il juge
sage de fuir la peine, n'importe comment, et de se dérober à son
châtiment! Présomptueux, juge ainsi jusqu'à ce que la colère que tu
as encourue en fuyant, rencontre sept fois ta fuite, et qu'à coup de
fouet elle reconduise à l'enfer cette sagesse qui ne t'a pas encore
appris qu'aucune peine ne peut égaler la colère infinie provoquée.
Mais pourquoi es-tu seul? Pourquoi tout l'enfer déchaîné n'est-il pas
venu avec toi? Le supplice est-il moins supplice pour tes compagnons?
est-il moins à fuir, ou bien es-tu moins ferme qu'eux à l'endurer?
Chef courageux! le premier à te soustraire aux tourments, si tu avais
allégué à ton armée désertée par toi cette raison de fuite,
certainement tu ne serais pas venu seul fugitif.»

À quoi l'ennemi répondit sourcillant, terrible:

«Tu sais bien, ange insultant, que je n'ai pas moins de courage à
supporter la peine, et que je ne recule pas devant elle: j'ai bravé ta
plus grande fureur, quand dans la bataille la noire volée du tonnerre
vint à ton aide en toute hâte, et seconda ta lance autrement non
redoutée. Mais tes paroles jetées au hasard, comme toujours, montrent
ton inexpérience de ce qu'il convient de faire à un chef fidèle,
d'après les durs essais et les mauvais succès du passé: il ne doit
pas tout risquer dans les chemins du péril, qu'il n'a pas lui-même
reconnus. Ainsi donc, j'ai entrepris le premier de voler seul à travers
l'abîme désolé et de découvrir ce monde nouvellement créé, sur
lequel dans l'enfer, la renommée n'a pas gardé le silence. Ici je suis
venu dans l'espoir de trouver un séjour meilleur, d'établir sur la
terre ou dans le milieu de l'air mes puissances affligées;
dussions-nous, pour en prendre possession, essayer encore une fois ce
que toi et tes élégantes légions oseront contre nous. Ce leur est une
besogne plus facile de servir leur Seigneur au haut du ciel, de chanter
des hymnes à son trône, de s'incliner à des distances marquées, que
de combattre!»

L'ange guerrier répondit aussitôt:

«Dire et se contredire, prétendre d'abord qu'il est sage de fuir la
peine, professer ensuite l'espionnage, montre non un chef, mais un
menteur avéré, Satan. Et oses-tu te donner le titre de fidèle? Ô
nom, nom sacré de fidélité profanée! Fidèle à qui? à ta bande
rebelle, armée de pervers, digne corps d'une digne tête? Était-ce là
votre discipline et votre foi jurée, votre obéissance militaire, de
rompre votre serment d'allégeance au Pouvoir suprême reconnu? Et toi,
rusé hypocrite, aujourd'hui champion de la liberté, qui jadis plus que
toi flatta, s'inclina, et servilement adora le redoutable Monarque du
ciel? Pourquoi, sinon dans l'espoir de le déposséder et de régner
toi-même? Mais écoute à présent ce que je te conseille: Loin d'ici!
fuis là d'où tu as fui: si à compter de cette heure tu te montres
dans ces limites sacrées, je te traîne enchaîné au puits infernal,
je t'y scellerai de manière que désormais tu ne mépriseras plus les
faciles portes de l'enfer, trop légèrement barrées.»

Ainsi il menaçait: mais Satan ne fait aucune attention à ces menaces,
mais sa rage croissant, il répliqua:

«Alors que je serai ton captif, parle de chaînes, fier chérubin de
frontière; mais avant cela attends-toi toi-même à sentir le poids de
mon bras vainqueur, bien que le roi du ciel chevauche sur tes ailes, et
qu'avec tes compères, façonnés au joug, tu tires ses roues
triomphantes dans sa marche sur le chemin du ciel, pavé d'étoiles.»

Tandis qu'il parle, les angéliques escadrons devinrent rouges de feu;
aiguisant en croissant les pointes de leur phalange, ils commencent à
l'entourer de leurs lances en arrêt: telle, dans un champ de Cérès
mûr pour la moisson, une forêt barbelée d'épis ondoie et s'incline
de quelque côté que le vent la balaye; le laboureur inquiet regarde;
il craint que, sur l'aire, les gerbes, son espérance, ne laissent que
du chaume. De son côté, Satan, alarmé, rassemblant toute sa force,
s'élève dilaté, inébranlable comme le Ténériffe ou l'Atlas. Sa
tête atteint le ciel, et sur son casque l'horreur siège comme un
panache; sa main ne manquait point de ce qui semblait une lance et un
bouclier.

Des faits terribles se fussent accomplis; non-seulement le paradis dans
cette commotion, mais peut-être la voûte étoilée du ciel, ou au
moins tous les éléments, seraient allés en débris, confondus et
déchirés par la violence de ce combat, si l'Éternel, pour prévenir
cet horrible tumulte, n'eut aussitôt suspendu ses balances d'or, que
l'on voit encore entre Astrée et le signe du Scorpion. Dans ces
balances, le Créateur pesa d'abord toutes les choses créées, la terre
ronde et suspendue avec l'air pour contrepoids; maintenant, il y pèse
les événements, les batailles et les royaumes: il mit deux poids dans
les bassins, dans l'un le départ, dans l'autre le combat; le dernier
bassin monta rapidement et frappa le fléau. Gabriel s'en apercevant,
dit à l'ennemi:

«Satan, je connais ta force et tu connais la mienne; ni l'une ni
l'autre ne nous est propre, mais elles nous ont été données. Quelle
folie donc de vanter ce que les armes peuvent faire, puisque ni ta
force, ni la mienne ne sont que ce que permet le ciel, quoique la mienne
soit à présent doublée, afin que je te foule aux pieds comme la
fange! Pour preuve, regarde en haut; lis ton destin dans ce signe
céleste où tu es pesé, et vois combien tu es léger, combien faible
si tu résistes.»

L'ennemi leva les yeux, et reconnut que son bassin était monté en
haut. C'en est fait; il fuit en murmurant, et avec lui fuient les ombres
de la nuit.



LIVRE CINQUIÈME


ARGUMENT


Le matin approchait; Ève raconte à Adam son rêve fâcheux. Il n'aime
pas ce rêve, cependant il la console. Ils sortent pour leurs travaux du
jour: leur hymne du matin à la porte de leur berceau. Dieu, afin de
rendre l'homme inexcusable, envoie Raphaël pour l'exhorter à
l'obéissance, lui rappeler son état libre, le mettre en garde contre
son ennemi qui est proche, lui apprendre quel est cet ennemi, pourquoi
il est son ennemi, et tout ce qu'il est utile en outre à Adam de
connaître. Raphaël descend au paradis; sa figure décrite; sa venue
découverte au loin par Adam assis à la porte de son berceau. Adam va
à la rencontre de l'ange, l'amène à sa demeure et lui offre les
fruits les plus choisis cueillis par Ève; leurs discours à table.
Raphaël accomplit son message, fait souvenir Adam de son état et de
son ennemi; à la demande d'Adam il raconte quel est cet ennemi, comment
il l'est devenu: en commençant son récit à la première révolte de
Satan dans le ciel, il dit la cause de cette révolte; comment l'esprit
rebelle entraîna ses légions après lui dans les parties du Nord;
comment il les incita à se révolter avec lui, les persuada tous,
excepté Abdiel, le séraphin, qui combat ses raisons, s'oppose à lui
et l'abandonne.



Déjà le Matin avançant ses pas de rose dans les régions de l'est,
semait la terre de perles orientales, lorsque Adam s'éveilla, telle
était sa coutume; car son sommeil léger comme l'air, entretenu par une
digestion pure et des vapeurs douces et tempérées, était légèrement
dispersé par le seul bruit des ruisseaux fumants, des feuilles agitées
(éventail de l'Aurore), et par le chant matinal et animé des oiseaux
sur toutes les branches: il est d'autant plus étonné de trouver Ève
non éveillée, la chevelure en désordre et les joues rouges comme dans
un repos inquiet. Il se soulève à demi, appuyé sur le coude;
penché amoureusement sur elle, il contemple avec des regards d'un
cordial amour la beauté qui, éveillée ou endormie, brille de grâces
particulières. Alors d'une voix douce, comme quand Zéphire souffle sur
Flore, touchant doucement la main d'Ève, il murmure ces mots:

«Éveille-toi, ma très belle, mon épouse, mon dernier bien trouvé,
le meilleur et le dernier présent du ciel, mon délice toujours
nouveau! Éveille-toi! Le matin brille et la fraîche campagne nous
appelle; nous perdons les prémices du jour, le moment de remarquer
comment poussent nos plantes soignées, comment fleurit le bocage de
citronnier, d'où coule la myrrhe, et ce que distille le balsamique
roseau, comment la nature peint ses couleurs, comment l'abeille se pose
sur la fleur pour en extraire la douceur liquide.»

Ainsi murmurant, il l'éveille, mais jetant sur Adam un œil effrayé,
et l'embrassant, elle parla ainsi:

«Ô toi, le seul en qui mes pensées trouvent tout repos, ma gloire, ma
perfection! que j'ai de joie de voir ton visage et le matin revenu!
Cette nuit (jusqu'à présent je n'ai jamais passé une nuit pareille),
je rêvais (si je rêvais), non de toi comme je le fais souvent, non des
ouvrages du jour passé, ou du projet du lendemain, mais d'offense et de
trouble que mon esprit ne connut jamais avant cette nuit accablante. Il
m'a semblé que quelqu'un, attaché à mon oreille, m'appelait avec une
voix douce, pour me promener; je crus que c'était la tienne; elle
disait: Pourquoi dors-tu, Ève? Voici l'heure charmante, fraîche,
silencieuse, sauf où le silence cède à l'oiseau harmonieux de la
nuit, qui, maintenant éveillé soupire sa plus douce chanson,
enseignée par l'amour. La lune, remplissant tout son orbe, règne, et
avec une plus agréable clarté fait ressortir sur l'ombre la face des
choses; c'est en vain si personne ne regarde. Le ciel veille avec tous
ses yeux, pour qui contempler, si ce n'est toi, ô désir de la nature?
À ta vue, toutes les choses se réjouissent, attirées par ta beauté
pour l'admirer toujours avec ravissement.

«Je me suis levé à ton appel, mais je ne t'ai point trouvé. Pour te
chercher, j'ai dirigé alors ma promenade; il m'a semblé que je passais
seule des chemins qui m'ont conduite tout à coup à l'arbre de la
science défendue; il paraissait beau, beaucoup plus beau à mon
imagination que pendant le jour. Et comme je le regardais en
m'étonnant, une figure se tenait auprès, semblable par la forme et les
ailes à l'un de ceux-là du ciel que nous avons vus souvent: ses
cheveux humides de rosée exhalaient l'ambroisie; il contemplait l'arbre
aussi;

«Et il disait: «Ô belle plante, de fruit surchargée, personne ne
daigne-t-il te soulager de ton poids et goûter de ta douceur, ni Dieu,
ni homme? La science est-elle si méprisée? L'envie, ou quelque
réserve, défend-elle de goûter? Le défende qui voudra, nul ne me
privera plus longtemps de ton bien offert: pourquoi autrement est-il
ici?»

«Il dit et ne s'arrêta pas, mais d'une main téméraire il arrache, il
goûte. Moi je fus glacée d'une froide horreur à des paroles si
hardies, confirmées par une si hardie action. Mais lui, transporté de
joie:

«Ô fruit divin, doux par toi-même, mais beaucoup plus doux ainsi
cueilli; défendu ici ce semble, comme ne convenant qu'à des dieux; et
cependant capable de faire dieux des hommes! Et pourquoi pas, puisque
plus le bien est communiqué, plus il croît abondant, puisque l'auteur
de ce bien n'est pas offensé, mais honoré davantage? Ici, créature
heureuse! Ève, bel ange, partage avec moi: quoique tu sois heureuse, tu
peux être plus heureuse encore, bien que tu ne puisses être plus digne
du bonheur. Goûte ceci et sois désormais parmi les dieux, toi-même
déesse, non plus à la terre confinée, mais comme nous tantôt tu
seras dans l'air, tantôt tu monteras au ciel par ton propre mérite, et
tu verras de quelle vie vivent là les dieux, et tu vivras d'une
pareille vie.»

«Parlant ainsi il approche, et me porte jusqu'à la bouche la partie de
ce même fruit qu'il tenait, et qu'il avait arraché: l'odeur agréable
et savoureuse éveilla si fort l'appétit, qu'il me parut impossible de
ne pas goûter. Aussitôt je m'envole avec l'esprit du haut des nues, et
au-dessous de moi je vois la terre se déployer immense, perspective
étendue et variée. Dans cette extrême élévation, m'étonnant de mon
vol et de mon changement, mon guide disparaît tout à coup; et moi, ce
me semble, je suis précipitée en bas, et je tombe endormie. Mais, oh!
que je fus heureuse, lorsque je me réveillai, de trouver que cela
n'était qu'un songe!»

Ainsi Ève raconta sa nuit, et ainsi Adam lui répondit, attristé:

«Image la plus parfaite de moi-même, et ma plus chère moitié, le
trouble de tes pensées cette nuit, dans le sommeil m'affecte comme toi;
je ne puis aimer ce songe décousu provenu du mal; je le crains:
cependant le mal, d'où viendrait-il? Aucun mal ne peut habiter en toi,
créature si pure. Mais sache que dans l'âme il existe plusieurs
facultés inférieures qui servent la raison comme leur souveraine.
Entre celles-ci, l'imagination exerce le principal office: de toutes les
choses extérieures que représentent les cinq sens éveillés, elle se
crée des fantaisies, des formes aériennes, que la raison assemble ou
sépare, et dont elle compose tout ce que nous affirmons, ou ce que nous
nions, et ce que nous appelons notre science ou notre opinion. La raison
se retire dans sa cellule secrète, quand la nature repose: souvent
pendant son absence l'imagination, qui se plaît à contrefaire, veille
pour l'imiter; mais joignant confusément les formes, elle produit
souvent un ouvrage bizarre, surtout dans les songes, assortissant mal
des paroles et des actions récentes, ou depuis longtemps passées.

«Je trouve ainsi, à ce qu'il me paraît, quelques traces de notre
dernière conversation du soir dans ton rêve, mais avec une addition
étrange. Cependant ne sois pas triste; le mal peut aller et venir dans
l'esprit de Dieu ou de l'homme sans leur aveu, et n'y laisser ni tache
ni blâme; ce qui me donne l'espoir que ce que tu abhorrais de rêver
dans le sommeil, éveillée tu ne consentirais jamais à le faire. N'aie
donc pas le cœur abattu; ne couvre pas de nuages ces regards qui ont
coutume d'être plus radieux et plus sereins que ne l'est à la terre le
sourire d'un beau matin. Levons-nous pour nos fraîches occupations
parmi les bocages, les fontaines et les fleurs, qui entr'ouvrent à
présent leur sein rempli des parfums les plus choisis, réservés de la
nuit, et gardés pour toi.»

Il ranimait ainsi sa belle épouse, et elle était ranimée; mais
silencieusement ses yeux laissèrent tomber un doux pleur; elle les
essuya avec ses cheveux; deux autres précieuses larmes se montraient
déjà à leur source de cristal; Adam les cueillit dans un baiser avant
leur chute, comme les signes gracieux d'un tendre remords et d'une
timidité pieuse qui craignait d'avoir offensé.

Ainsi tout fut éclairci, et ils se hâtèrent vers la campagne. Mais au
moment où ils sortirent de dessous la voûte de leur berceau d'arbres,
ils se trouvèrent d'abord en pleine vue du jour naissant et du soleil,
à peine levé, qui effleurait encore des roues de son char
l'extrémité de l'océan, lançait parallèles à la terre ses rayons
remplis de rosée, découvrant dans un paysage immense tout l'orient du
paradis et les plaines heureuses d'Éden: ils s'inclinèrent
profondément, adorèrent, et commencèrent leurs prières, chaque matin
dûment offertes en différent style; car ni le style varié, ni le
saint enthousiasme, ne leur manquaient pour louer leur Créateur en
justes accords prononcés ou chantés sans préparation aucune. Une
éloquence rapide coulait de leurs lèvres, en prose ou en vers
nombreux, si remplis d'harmonie, qu'ils n'avaient besoin ni du luth ni
de la harpe pour ajouter à leur douceur.

«Ce sont là tes glorieux ouvrages, Père du bien, ô Tout-Puissant.
Elle est tienne, cette structure de l'univers, si merveilleusement
belle! Quelle merveille es-tu donc toi-même, Être inénarrable, toi
qui, assis au-dessus des cieux, es pour nous ou invisible, ou
obscurément entrevu dans tes ouvrages les plus inférieurs, lesquels
pourtant font éclater au-delà de toute pensée ta bonté et ton
pouvoir divin!

«Parlez, vous qui pouvez mieux dire, vous, fils de la lumière, anges!
car vous le contemplez, et avec des cantiques et des chœurs de
symphonies, dans un jour sans nuit, pleins de joie, vous entourez son
trône, vous dans le ciel!

«Sur la terre que toutes les créatures le glorifient, lui le premier,
lui le dernier, lui le milieu, lui sans fin!

«Ô la plus belle des étoiles, la dernière du cortège de la nuit, si
plutôt tu n'appartiens pas à l'aurore, gage assuré du jour, toi dont
le cercle brillant couronne le riant matin, célèbre le Seigneur dans
ta sphère, quand l'aube se lève, à cette charmante première heure!

«Toi, soleil, à la fois l'œil et l'âme de ce grand univers,
reconnais-le plus grand que toi, fais retentir sa louange dans ta course
éternelle, et quand tu gravis le ciel, et quand tu atteins la hauteur
du midi, et lorsque tu tombes!

«Lune, qui tantôt rencontres le soleil dans l'orient, qui tantôt fuis
avec les étoiles fixes, fixées dans leur orbe, qui fuit; et vous,
autres feux errants, qui tous cinq figurez une danse mystérieuse, non
sans harmonie, chantez la louange de celui qui des ténèbres appela la
lumière!

«Air, et vous éléments, les premiers-nés des entrailles de la
nature, vous qui dans un quaternaire parcourez un cercle perpétuel,
vous qui, multiformes, mélangez et nourrissez toutes choses, que vos
changements sans fin varient de notre grand Créateur la nouvelle
louange!

«Vous, brouillards et exhalaisons qui en ce moment, gris ou ternes,
vous élevez de la colline ou du lac fumeux, jusqu'à ce que le soleil
peigne d'or vos franges laineuses, levez-vous en honneur du grand
Créateur du monde! et soit que vous tendiez de nuages le ciel
décoloré, soit que vous abreuviez le sol altéré avec des pluies
tombantes, en montant ou en descendant, répandez toujours sa louange!

«Sa louange, vous, ô vents qui soufflez des quatre parties de la
terre, soupirez-la avec douceur ou force! Inclinez vos têtes, vous
pins. Vous, plantes de chaque espèce, en signe d'adoration,
balancez-vous!

«Fontaines, et vous qui gazouillez tandis que vous coulez, mélodieux
murmures, en gazouillant dites sa louange!

«Unissez vos voix, vous toutes âmes vivantes: oiseaux qui montez en
chantant à la porte du ciel, sur vos ailes et dans vos hymnes, élevez
sa louange!

«Vous qui glissez dans les eaux, et vous qui vous promenez sur la
terre, qui la foulez avec majesté, ou qui rampez humblement, soyez
témoins que je ne garde le silence ni le matin, ni le soir; je prête
ma voix à la colline ou à la vallée, à la fontaine ou au frais
ombrage, et mon chant les instruit de sa louange.

«Salut, universel Seigneur! sois toujours libéral pour ne nous donner
que le bien. Et si la nuit a recueilli ou caché quelque chose de mal,
disperse-le, comme la lumière chasse maintenant les ténèbres.»

Innocents ils prièrent, et leurs pensées recouvrèrent promptement une
paix ferme et le calme accoutumé. Ils s'empressèrent à leur ouvrage
champêtre du matin, parmi la rosée et les fleurs, là où quelques
rangs d'arbres fruitiers, surchargés de bois, étalaient trop leurs
branches touffues, et avaient besoin qu'une main réprimât leurs
embrassements inféconds; ils amènent la vigne pour la marier à son
ormeau; elle, épousée, entrelace autour de lui ses bras nubiles, et
lui apporte en dot ses grappes adoptées, afin d'orner son feuillage
stérile. Le puissant Roi du ciel vit avec pitié nos premiers parents
occupés de la sorte; il appelle à lui Raphaël, esprit sociable qui
daigna voyager avec Tobie et assura son mariage avec la vierge sept fois
mariée.

«Raphaël, dit-il, tu sais quel désordre sur la terre Satan, échappé
de l'enfer à travers le gouffre ténébreux, a élevé dans le paradis;
tu sais comment il a troublé cette nuit le couple humain, et comment il
projette de perdre en lui du même coup la race humaine. Va donc, cause
la moitié de ce jour avec Adam comme un ami avec un ami; tu le
trouveras dans quelque berceau ou sous quelque ombrage, retiré à
l'abri de la chaleur du midi pour se débarrasser un moment de son
travail quotidien, par la nourriture ou par le repos. Tiens-lui des
discours tels qu'ils lui rappellent son heureux état, le bonheur qu'il
possède laissé libre à volonté, laissé à sa propre volonté libre,
à sa volonté qui, quoique libre, est changeante; avertis-le de prendre
garde de s'égarer par trop de sécurité. Dis-lui surtout son danger et
de qui il vient; dis-lui quel ennemi, lui-même récemment tombé du
ciel, complote à présent de faire tomber les autres d'un pareil état
de félicité: par la violence? non, car elle serait repoussée; mais
par la fraude et les mensonges. Fais-lui connaître tout cela, de peur
qu'ayant volontairement transgressé, il n'allègue la surprise, n'ayant
été ni averti ni prévenu.»

Ainsi parla l'éternel Père, et il accomplit toute justice. Le saint
ailé ne diffère pas après avoir reçu sa mission; mais du milieu de
mille célestes ardeurs où il se tenait voilé de ses magnifiques
ailes, il s'élève léger et vole à travers le ciel. Les chœurs
angéliques, s'écartant des deux côtés, livrent un passage à sa
rapidité à travers toutes les routes de l'empyrée, jusqu'à ce
qu'arrivé aux portes du ciel elles s'ouvrent largement d'elles-mêmes,
tournant sur leurs gonds d'or: ouvrages divins du souverain Architecte.
Aucun nuage, aucune étoile interposés n'obscurcissant sa vue, il
aperçoit la terre, toute petite qu'elle est, et ressemblant assez aux
autres globes lumineux: il découvre le jardin de Dieu couronné de
cèdres au-dessus de toutes les collines: ainsi, mais moins sûrement,
pendant la nuit, le verre de Galilée observe dans la lune des terres et
des régions imaginaires; ainsi le pilote, parmi les Cyclades voyant
d'abord apparaître Délos ou Samos, les prend pour une tache de nuage.
Là en bas Raphaël hâte son vol précipité, et, à travers le vaste
firmament éthéré, vogue entre des mondes et des mondes. Tantôt,
l'aile immobile, il est porté sur les vents polaires; tantôt son aile,
éventail vivant, frappe l'air élastique, jusqu'à ce que, parvenu à
la hauteur de l'essor des aigles, il semble à tous les volatiles un
phénix, regardé par tous avec admiration comme cet oiseau unique,
alors que pour enchâsser ses reliques dans le temple brillant du
Soleil, il vole vers la Thèbes d'Égypte.

Tout à coup, sur le sommet oriental du paradis, l'ange s'abat et
reprend sa première forme, séraphin ailé. Pour ombrager ses membres
divins il porte six ailes; la paire qui revêt chacune de ses larges
épaules revient, ornement royal, comme un manteau sur sa poitrine; la
paire du milieu entoure sa taille ainsi qu'une zone étoilée, borde ses
reins et ses cuisses d'un duvet d'or, et de couleurs trempées dans le
ciel; la dernière ombrage ses pieds, et s'attache à ses talons en
plume maillée, couleur du firmament: semblable au fils de Maïa, il se
tient debout et secoue ses plumes qui remplissent d'un parfum céleste
la vaste enceinte d'alentour.

Incontinent toutes les troupes d'anges de garde le reconnurent et se
levèrent en honneur de son rang et de son message suprême, car elles
pressentirent qu'il était chargé de quelque haut message. Il passe
leurs tentes brillantes et il entre dans le champ fortuné au travers
des bocages de myrrhe, des odeurs florissantes de la cassie, du nard et
du baume, désert de parfums. Ici la nature folâtrait dans son enfance
et se jouait à volonté dans ses fantaisies virginales, versant
abondamment sa douceur, beauté sauvage au-dessus de la règle et de
l'art; ô énormité de bonheur!

Raphaël s'avançait dans la forêt aromatique; Adam l'aperçut; il
était assis à la porte de son frais berceau, tandis que le soleil à
son midi dardait à plomb ses rayons brûlants pour échauffer la terre
dans ses plus profondes entrailles (chaleur plus forte qu'Adam n'avait
besoin); Ève dans l'intérieur du berceau, attentive à son heure,
préparait pour le dîner des fruits savoureux, d'un goût à plaire au
véritable appétit et à ne pas ôter, par intervalles, la soif d'un
breuvage de nectar que fournissent le lait, la baie ou la grappe. Adam
appelle Ève.

«Accours ici, Ève; contemple chose digne de ta vue: à l'orient, entre
ces arbres, quelle forme glorieuse s'avance par ce chemin! elle semble
une autre aurore levée à midi. Ce messager nous apporte peut-être
quelque grand commandement du ciel et daignera ce jour être notre
hôte. Mais va vite, et ce que contiennent tes réserves, apporte-le;
prodigue l'abondance convenable pour honorer et recevoir notre divin
étranger. Nous pouvons bien offrir leurs propres dons à ceux qui nous
les donnent, et répandre largement ce qui nous est largement accordé,
ici où la nature multiplie sa fertile production et en s'en
débarrassant devient plus féconde; ce qui nous enseigne à ne point
épargner.»

Ève lui répond:

«Adam, moule sanctifié d'une terre inspirée de Dieu, peu de
provisions sont nécessaires, là où ces provisions en toutes les
saisons mûrissent pour l'usage suspendues à la branche, excepté des
fruits qui dans une réserve frugale, acquièrent de la consistance pour
nourrir et perdent une humidité superflue. Mais je me hâterai, et de
chaque rameau et de chaque tige, de chaque plante et de chaque courge
succulente, j'arracherai un tel choix pour traiter notre hôte
angélique, qu'en le voyant il avouera qu'ici sur la terre Dieu a
répandu ses bontés comme dans le ciel.»

Elle dit et part à la hâte avec des regards empressés, préoccupée
de pensées hospitalières. Comment choisir ce qu'il y a de plus
délicat? quel ordre suivre pour ne pas mêler les goûts, pour ne pas
les assortir inélégants, mais pour qu'une saveur succède à une
saveur relevée par le changement le plus agréable? Ève court, et de
chaque tendre tige elle cueille ce que la terre, cette mère qui porte
tout, donne à l'Inde orientale ou occidentale, aux rivages du milieu,
dans le Pont, sur la côte punique, ou sur les bords qui virent régner
Alcinoüs; fruits de toutes espèces, d'une écorce raboteuse ou d'une
peau unie, renfermés dans une bogue ou dans une coquille; large tribut
qu'Ève recueille et qu'elle amoncelle sur la table d'une main prodigue.
Pour boisson elle exprime de la grappe un vin doux et inoffensif; elle
écrase différentes baies, et des douces amandes pressées, elle
mélange une crème onctueuse; elle ne manque point de vases convenables
et purs pour contenir ces breuvages. Puis elle sème la terre de roses,
et des parfums de l'arbrisseau qui n'ont point été exhalés par le
feu.

Cependant notre premier père pour aller à la rencontre de son hôte
céleste s'avance hors du berceau, sans autre suite que celle de ses
propres perfections: en lui était toute sa cour; cour plus solennelle
que l'ennuyeuse pompe que trament les princes, alors que leur riche et
long cortège de pages chamarrés d'or, de chevaux conduits en main,
éblouit les spectateurs et les laisse la bouche béante. Dès qu'il fut
en présence de l'archange, Adam, quoique non intimidé, toutefois avec
un abord soumis et une douceur respectueuse, s'inclinant profondément
comme devant une nature supérieure, lui dit:

«Natif du ciel (car aucun autre lieu que le ciel ne peut renfermer une
si glorieuse forme), puisque en descendant des trônes d'en haut tu as
consenti à te priver un moment de ces demeures fortunées, et à
honorer celles-ci, daigne avec nous, qui ne sommes ici que deux, et qui
cependant, par un don souverain, possédons cette terre spacieuse,
daigne te reposer sous l'ombrage de ce berceau: viens t'asseoir pour
goûter ce que ce jardin offre de plus choisi, jusqu'à ce que la
chaleur du midi soit passée, et que le soleil plus refroidi décline.»

L'angélique vertu lui répondit avec douceur:

«Adam, c'est pour cela même que je viens ici: tu es créé tel, ou tu
as ici un tel séjour pour demeure, que cela peut souvent inviter les
esprits mêmes du ciel à te visiter. Conduis-moi donc où ton berceau
surombrage; car de ces heures du milieu du jour jusqu'à ce que le soir
se lève, je puis disposer.»

Ils arrivèrent à la demeure sylvaine qui, semblable à la retraite de
Pomone, souriait parée de fleurs et de senteurs charmantes. Mais Ève,
non parée, excepté d'elle-même (plus aimablement belle qu'une nymphe
des bois, ou que la plus belle des trois déesses fabuleuses qui
luttèrent nues sur le mont Ida), Ève se tenait debout pour servir son
hôte du ciel: couverte de sa vertu, elle n'avait pas besoin de voile;
aucune pensée infirme n'altérait sa joue. L'ange lui donna le salut,
la sainte salutation employée longtemps après pour bénir Marie,
seconde Ève.

«Salut, mère des hommes, dont les entrailles fécondes rempliront le
monde de tes fils, plus nombreux que ces fruits variés dont les arbres
de Dieu ont chargé cette table!»

Leur table était un gazon élevé et touffu, entouré de sièges de
mousse. Sur son ample surface carrée, d'un bout à l'autre, tout
l'automne était entassé, quoique alors le printemps et l'automne
dansassent ici main en main. Adam et l'ange discoururent quelque temps
(ils ne craignaient pas que les mets refroidissent). Notre père
commença de la sorte:

«Céleste étranger, qu'il te plaise goûter ces bontés que notre
nourricier, de qui tout bien parfait descend sans mesure, a ordonné à
la terre de nous céder pour aliment et pour délice; nourriture
peut-être insipide pour des natures spirituelles. Je sais seulement
ceci: un Père céleste donne à tous.»

L'ange répondit:

«Ainsi ce qu'il donne (sa louange soit à jamais chantée) à l'homme
en partie spirituel, peut n'être pas trouvé une ingrate nourriture par
les purs esprits. Les substances intellectuelles demandent la nourriture
comme vos substances rationnelles; les unes et les autres ont en elles
la faculté inférieure des sens au moyen desquels elles écoutent,
voient, sentent, touchent et goûtent: le goût raffine, digère,
assimile, et transforme le corporel en incorporel.

«Sache que tout ce qui a été créé a besoin d'être soutenu et
nourri: parmi les éléments, le plus grossier alimente le plus pur: la
terre et la mer nourrissent l'air, l'air nourrit ces feux éthérés, et
d'abord la lune, comme le plus abaissé: de là sur sa face ronde ces
taches, vapeurs non purifiées qui ne sont point encore converties en sa
substance. La lune de son continent humide, exhale aussi l'aliment aux
orbes supérieurs. Le Soleil, qui dispense la lumière à tous, reçoit
de tous en humides exhalaisons ses récompenses alimentaires, et le soir
il fait son repas avec l'Océan. Quoique dans le ciel les arbres de vie
portent un fruitage d'ambroisie et que les vignes donnent le nectar;
quoique chaque matin nous enlevions sur les rameaux des rosées de miel,
que nous trouvions le sol couvert d'un grain perlé; cependant ici Dieu
a varié sa bonté avec tant de nouvelles délices, qu'on peut comparer
ce jardin au ciel; et pour ne pas goûter à ces dons, ne pense pas que
je sois assez difficile.»

Ainsi l'ange et Adam s'assirent et tombèrent sur leurs mets. L'ange
mangea non pas en apparence, en fumée, le dire commun des théologiens,
mais avec la vive hâte d'une faim réelle et la chaleur digestive pour
transubstancier: ce qui surabonde transpire facilement à travers les
esprits. Il ne faut pas s'en étonner, si, par le feu du noir charbon,
l'empirique alchimiste peut transmuer, ou croit qu'il est possible de
transmuer les métaux les plus grossiers en or aussi parfait que celui
de la mine.

Cependant, à table Ève servait nue, et couronnait d'agréable liqueur
leurs coupes à mesure qu'elles se vidaient. Oh! innocence digne du
paradis! si jamais les fils de Dieu eussent pu avoir une excuse pour
aimer, c'eût été alors, c'eût été à cette vue! Mais dans ces
cœurs, l'amour pudique régnait, et ils ignoraient la jalousie, l'enfer
de l'amant outragé.

Quand ils furent rassasiés de mets et de breuvages, sans surcharger la
nature, soudain il vint à la pensée d'Adam de ne pas laisser passer
l'occasion que lui donnait ce grand entretien, de s'instruire des choses
au-dessus de sa sphère, de s'enquérir des êtres qui habitent dans le
ciel, dont il voyait l'excellence l'emporter de si loin sur la sienne,
et dont les formes radieuses (splendeur divine), dont la haute
puissance, surpassaient de si loin les formes et la puissance humaines.
Il adresse ainsi ce discours circonspect au ministre de l'empyrée:

«Toi qui habites avec Dieu, je connais bien à présent ta bonté dans
cet honneur fait à l'homme, sous l'humble toit duquel tu as daigné
entrer et goûter ces fruits de la terre, qui, n'étant pas nourriture
d'ange, sont néanmoins acceptés par toi, de sorte que tu sembles ne
pas avoir été nourri aux grands festins du ciel: cependant quelle
comparaison!»

Le hiérarque ailé répliqua:

«Ô Adam, il est un seul Tout-Puissant, de qui toutes choses procèdent
et à qui elles retournent, si leur bonté n'a pas été dépravée:
toutes ont été créées semblables en perfection; toutes formées
d'une seule matière première, douées de diverses formes, de
différents degrés de substance et de vie dans les choses qui vivent.
Mais ces substances sont plus raffinées, plus spiritualisées et plus
pures, à mesure qu'elles sont plus rapprochées de Dieu ou qu'elles
tendent à s'en rapprocher plus, chacune dans leurs diverses sphères
actives assignées, jusqu'à ce que le corps s'élève à l'esprit dans
les bornes proportionnées à chaque espèce.

«Ainsi de la racine s'élance plus légère la verte tige; de celle-ci
sortent les feuilles plus aériennes, enfin la fleur parfaite exhale ses
esprits odorants. Les fleurs et leur fruit, nourriture de l'homme,
volatilisés dans une échelle graduelle, aspirent aux esprits vitaux,
animaux, intellectuels; ils donnent à la fois la vie et le sentiment,
l'imagination et l'entendement, d'où l'âme reçoit la raison.

«La raison discursive ou intuitive est l'essence de l'âme: la raison
discursive vous appartient le plus souvent, l'intuitive appartient
surtout à nous; ne différant qu'en degrés, en espèces elles sont les
mêmes.

«Ne vous étonnez donc pas que ce que Dieu a vu bon pour vous, je ne le
refuse pas, mais que je le convertisse, comme vous, en ma propre
substance. Un temps peut venir où les hommes participeront à la nature
des anges, où ils ne trouveront ni diète incommode ni nourriture trop
légère. Peut-être nourris de ces aliments corporels, vos corps
pourront à la longue devenir tout esprit, perfectionnés par le laps du
temps, et sur des ailes s'envoler comme nous dans l'éther; ou bien ils
pourront habiter, à leur choix, ici ou dans le paradis céleste, si
vous êtes trouvés obéissants, si vous gardez inaltérable un amour
entier et constant à celui dont vous êtes la progéniture. En
attendant, jouissez de toute la félicité que cet heureux état
comporte, incapable qu'il est d'une plus grande.»

Le patriarche du genre humain répliqua:

«Ô esprit favorable, hôte propice, tu nous as bien enseigné le
chemin qui peut diriger notre savoir, et l'échelle de nature qui va du
centre à la circonférence; de là en contemplation des choses créées
nous pouvons monter par degrés jusqu'à Dieu. Mais dis-moi ce que
signifie cet avertissement ajouté: Si vous êtes trouvés obéissants?
Pouvons-nous donc lui manquer d'obéissance, ou nous serait-il possible
de déserter l'amour de celui qui nous forma de la poussière, et nous
plaça ici, comblés au-delà de toute mesure d'un bonheur au-delà de
celui que les désirs humains peuvent chercher ou concevoir?»

L'Ange:

«Fils du ciel et de la terre, écoute! Que tu sois heureux, tu le dois
à Dieu; que tu continues de l'être, tu le devras à toi-même,
c'est-à-dire à ton obéissance: reste dans cette obéissance. C'est
là l'avertissement que je t'ai donné: retiens-le. Dieu t'a fait
parfait, non immuable; il t'a fait bon, mais il t'a laissé maître de
persévérer; il a ordonné que ta volonté fût libre par nature,
qu'elle ne fût pas réglée par le destin inévitable, ou par
l'inflexible nécessité. Il demande notre service volontaire, non pas
notre service forcé: un tel service n'est et ne peut être accepté par
lui: car comment s'assurer que des cœurs non libres agissent
volontairement ou non, eux qui ne veulent que ce que la destinée les
force de vouloir, et qui ne peuvent faire un autre choix? Moi-même et
toute l'armée des anges qui restons debout en présence du trône de
Dieu, notre heureux état ne dure, comme vous le vôtre, qu'autant que
dure notre obéissance: nous n'avons point d'autre sûreté. Librement
nous servons parce que nous aimons librement, selon qu'il est dans notre
volonté d'aimer ou de ne pas aimer; par ceci nous nous maintenons ou
nous tombons. Quelques-uns sont tombés parce qu'ils sont tombés dans
la désobéissance; et ainsi du haut du ciel ils ont été précipités
dans le plus profond enfer: ô chute! de quel haut état de béatitude
dans quel malheur?»

Notre grand ancêtre:

«Attentif à tes paroles, divin instructeur, je les ai écoutées d'une
oreille plus ravie que du chant des chérubins, quand la nuit, des
coteaux voisins, ils envoient une musique aérienne. Je n'ignorais pas
avoir été créé libre de volonté et d'action; nous n'oublierons
jamais d'aimer notre Créateur, d'obéir à celui dont l'unique
commandement est toutefois si juste: mes constantes pensées m'en ont
toujours assuré, et m'en assureront toujours. Cependant ce que tu dis
de ce qui s'est passé dans le ciel fait naître en moi quelque doute,
mais un plus vif désir encore, si tu y consens, d'en entendre le récit
entier; il doit être étrange et digne d'être écouté dans un
religieux silence. Nous avons encore beaucoup de temps, car à peine le
soleil achève la moitié de sa course, et commence à peine l'autre
moitié dans la grande zone du ciel.»

Telle fut la demande d'Adam: Raphaël consentant après une courte
pause, parla de la sorte:

«Quel grand sujet tu m'imposes, ô premier des hommes! tâche difficile
et triste! car comment retracerai-je aux sens humains les invisibles
exploits d'esprits combattants? comment, sans en être affligé,
raconter la ruine d'un si grand nombre d'anges autrefois glorieux et
parfaits, tant qu'ils restèrent fidèles? Comment enfin dévoiler les
secrets d'un autre monde, qu'il n'est peut-être pas permis de
révéler? Cependant pour ton bien toute dispense est accordée. Ce qui
est au-dessus de la portée du sens humain, je le décrirai de manière
à l'exprimer le mieux possible, en comparant les formes spirituelles
aux formes corporelles: si la terre est l'ombre du ciel, les choses,
dans l'une et l'autre, ne peuvent-elles se ressembler plus qu'on ne le
croit sur la terre?

«Alors que ce monde n'était pas encore, le chaos informe régnait où
roulent à présent les cieux, où la terre demeure à présent en
équilibre sur son centre: un jour (car le temps, quoique dans
l'éternité, appliqué au mouvement, mesure toutes les choses qui ont
une durée par le présent, le passé et l'avenir), un de ces jours
qu'amène la grande année du ciel, les armées célestes des anges,
appelées de toutes les extrémités du ciel par une convocation
souveraine, s'assemblèrent innombrables devant le trône du
Tout-Puissant, sous leurs hiérarques en ordres brillants. Dix mille
bannières levées s'avancèrent, étendards et gonfalons entre
l'arrière et l'avant-garde, flottaient en l'air et servaient à
distinguer les hiérarchies, les rangs et les degrés, ou dans leurs
tissus étincelants portaient blasonnés de saints mémoriaux, des actes
éminents de zèle et d'amour, recordés. Lorsque dans des cercles d'une
circonférence indicible, les légions se tinrent immobiles, orbes dans
orbes, le Père infini, près duquel était assis le Fils dans le sein
de la béatitude, parla, comme du haut d'un mont flamboyant dont
l'éclat avait rendu le sommet invisible:

«--Écoutez tous, vous anges, race de la lumière, Trônes,
Dominations, Principautés, Vertus, Puissances, écoutez mon décret qui
demeurera irrévocable: ce jour j'ai engendré celui que je déclare mon
Fils unique, et sur cette sainte montagne j'ai sacré celui que vous
voyez maintenant à ma droite. Je l'ai établi votre chef, et j'ai juré
par moi-même que tous les genoux dans les cieux fléchiraient devant
lui et le confesseraient Seigneur. Sous le règne de ce grand
vice-gérant demeurez unis, comme une seule âme indivisible, à jamais
heureux. Qui lui désobéit me désobéit, rompt l'union: ce jour-là,
rejeté de Dieu et de la vision béatifique, il tombe profondément
abîmé dans les ténèbres extérieures, sa place ordonnée sans
rédemption, sans fin.»

«Ainsi dit le Tout-Puissant. Tous parurent satisfaits de ses paroles;
tous le parurent, mais tous ne l'étaient pas.

«Ce jour, comme les autres jours solennels, ils l'employèrent en
chants et en danses autour de la colline sacrée (danses mystiques, que
la sphère étoilée des planètes et des étoiles fixes, dans toutes
ses révolutions, imite de plus près par ses labyrinthes tortueux,
excentriques, entrelacés, jamais plus réguliers que quand ils
paraissent le plus irréguliers); dans leurs mouvements l'harmonie
divine adoucit si bien ses tons enchanteurs, que l'oreille de Dieu même
écoute charmée.

«Le soir approchait (car nous avons aussi notre soir et notre matin,
non par nécessité, mais pour variété délectable): après les
danses, les esprits furent désireux d'un doux repas. Comme ils se
tenaient tous en cercle, des tables s'élevèrent et furent soudain
chargées de la nourriture des anges. Le nectar couleur de rubis, fruit
des vignes délicieuses qui croissent dans le ciel, coule dans des
coupes de perles, de diamants et d'or massif. Couchés sur les fleurs et
couronnés de fraîches guirlandes, ils mangent, ils se désaltèrent,
et dans une aimable communion, boivent à longs traits l'immortalité et
la joie. Aucune surabondance n'est à craindre là où une pleine mesure
est la seule limite à l'excès, en présence du Dieu de toute bonté,
qui leur versait d'une main prodigue, se réjouissant de leur plaisir.

«Cependant la nuit d'ambroisie, exhalée avec les nuages de cette haute
montagne de Dieu, d'où sortent la lumière et l'ombre, avait changé la
face brillante du ciel en un gracieux crépuscule (car la nuit ne vient
point là sous un plus sombre voile), et une rosée parfumée de rose
disposa tout au repos, hors les yeux de Dieu qui ne dorment jamais. Dans
une vaste plaine, beaucoup plus vaste que ne le serait le globe de la
terre déployé en plaine (tels sont les parvis de Dieu), l'armée
angélique, dispersée par bandes et par files, étendit son camp le
long des ruisseaux vivants, parmi les arbres de vie; pavillons sans
nombre soudain dressés; célestes tabernacles où les anges sommeillent
caressés de fraîches brises, excepté ceux qui dans leur course,
alternent toute la nuit, autour du trône suprême, des hymnes
mélodieux.

«Mais il ne veillait pas de la sorte, Satan (ainsi l'appelle-t-on
maintenant, son premier nom n'est plus prononcé dans le ciel). Lui
parmi les premiers, sinon le premier des archanges, grand en pouvoir, en
faveur, en prééminence, lui cependant saisi d'envie contre le Fils de
Dieu, honoré ce jour-là de son Père, et proclamé Messie Roi
consacré, ne put par orgueil supporter cette vue, et il se crut
dégradé. De là concevant un dépit et une malice profonde, aussitôt
que minuit eut amené l'heure obscure la plus amie du sommeil et du
silence, il résolut de se retirer avec toutes ses légions, et,
contempteur du trône suprême, à le laisser désobéi et inadoré. Il
éveilla son premier subordonné, et lui parla ainsi à voix basse:

«--Dors-tu, compagnon cher? quel sommeil peut clore tes paupières? ne
te souvient-il plus du décret d'hier, échappé si tard aux lèvres du
Souverain du ciel? Tu es accoutumé à me communiquer tes pensées; je
suis habitué à te faire part des miennes: éveillés nous ne faisons
qu'un; comment donc ton sommeil pourrait-il à présent nous rendre
dissidents? De nouvelles lois, tu le vois, nous sont imposées: de
nouvelles lois de celui qui règne peuvent faire naître, en nous, qui
servons, de nouveaux sentiments et de nouveaux conseils pour débattre
les chances qui peuvent suivre: dans ce lieu il ne serait pas sûr d'en
dire davantage. Assemble les chefs de toutes ces myriades que nous
conduisons; disons-leur que par ordre, avant que la nuit obscure ait
retiré son ombreux nuage, je dois me hâter, avec tous ceux qui sous
moi font flotter leurs bannières, de revoler promptement vers le lieu
où nous possédons les quartiers du nord, pour faire les préparatifs
convenables à la réception de notre Roi, le grand Messie, et de ses
nouveaux commandements; son intention est de passer promptement en
triomphe au milieu de toutes les hiérarchies et de leur dicter des
lois.--

«Ainsi parla le perfide archange, et il versa une maligne influence
dans le sein inconsidéré de son compagnon; celui-ci appelle ensemble,
ou l'un après l'autre, les chefs qui commandent, sous lui-même
commandant. Il leur dit, comme il en était chargé, que par ordre du
Très-Haut, avant que la nuit, avant que la sombre nuit ait abandonné
le ciel, le grand étendard hiérarchique doit marcher en avant; il leur
en dit la cause suggérée, et jette parmi eux des mots ambigus et
jaloux, afin de sonder ou de corrompre leur intégrité. Tous obéirent
au signal accoutumé et à la voix supérieure de leur grand potentat;
car grand en vérité était son nom, et haut son rang dans le ciel: son
air, pareil à celui de l'étoile du matin qui guide le troupeau
étoilé, les séduisit, et ses impostures entraînèrent à sa suite la
troisième partie de l'ost du ciel.

«Cependant l'œil éternel dont le regard découvre les plus secrètes
pensées, du haut de sa montagne sainte et du milieu des lampes d'or qui
brûlent nuitamment devant lui, vit, sans leur lumière, la rébellion
naissante; il vit en qui elle se formait, comment elle se répandait
parmi les fils du matin, quelles multitudes se liguaient pour s'opposer
à son auguste décret. Et souriant, il dit à son Fils unique:

«--Fils, en qui je vois ma gloire dans toute sa splendeur, héritier de
tout mon pouvoir! une chose maintenant nous touche de près; il s'agit
de notre omnipotence, des armes que nous prétendons employer pour
maintenir ce que de toute ancienneté nous prétendons de divinité et
d'empire. Un ennemi s'élève avec l'intention d'ériger son trône
égal aux nôtres, dans tout le vaste septentrion. Non content de cela,
il a en pensée d'éprouver dans une bataille ce qu'est notre force ou
notre droit. Songeons-y donc, et dans ce danger, rassemblons promptement
les forces qui nous restent; servons-nous-en dans notre défense, de
crainte de perdre par mégarde notre haute place, notre sanctuaire,
notre montagne.»

«Le Fils lui répondit d'un air calme et pur, ineffable, serein et
brillant de divinité:

«--Père tout-puissant, tu as justement tes ennemis en dérision; dans
ta sécurité tu ris de leurs vains projets, de leurs vains tumultes,
sujet de gloire pour moi, qu'illustre leur haine, quand ils verront
toute la puissance royale à moi donnée pour dompter leur orgueil, et
pour leur apprendre par l'événement si je suis habile à réprimer les
rebelles, ou si je dois être regardé comme le dernier dans le
ciel.»--

«Ainsi parla le Fils.

«Mais Satan avec ses forces était déjà avancé dans sa course
ailée: armée innombrable comme les astres de la nuit, ou comme ces
gouttes de rosée, étoiles du matin, que le soleil convertit en perles
sur chaque feuille et sur chaque fleur. Ils passèrent des régions,
puissantes régences de séraphins, de potentats et de Trônes, dans
leurs triples degrés, régions auxquelles ton empire, Adam, n'est pas
plus que ce jardin n'est à toute la terre et à toute la mer, au globe
entier étendu en longueur.

«Ces régions passées, ils arrivèrent enfin aux limites du nord, et
Satan à son royal séjour, placé haut sur une colline, étincelant au
loin comme une montagne élevée sur une montagne avec des pyramides et
des tours taillées dans des carrières de diamants et dans des rochers
d'or; palais du grand Lucifer (ainsi cette structure est appelée dans
la langue des hommes), que peu de temps après affectant l'égalité
avec Dieu, en imitation de la montagne où le Messie fut proclamé à la
vue du ciel, Satan nomma la montagne d'Alliance; car ce fut là qu'il
assembla toute sa suite, prétendant qu'il en avait reçu l'ordre, pour
délibérer sur la grande réception à faire à leur Roi, prêt à
venir. Avec cet art calomnieux qui contrefait la vérité, il captiva
ainsi leurs oreilles:

«--Trônes, Dominations, Principautés, Vertus, Puissances, si ces
titres magnifiques restent encore, et ne sont pas purement de vains
noms, depuis que par décret un autre s'est enflé de tout pouvoir, et
nous a éclipsés par son titre de Roi consacré! pour lui nous avons
fait en toute hâte cette marche de minuit, nous nous sommes assemblés
ici en désordre, uniquement pour délibérer avec quels nouveaux
honneurs nous pouvons le mieux recevoir celui qui vient recevoir de nous
le tribut du genou, non encore payé, vile prosternation! À un seul,
c'était déjà trop; mais le payer double, comment l'endurer? le payer
au premier et à son image maintenant proclamée! Mais qu'importe si de
meilleurs conseils élèvent nos esprits, et nous apprennent à rejeter
ce joug?

«Voulez-vous tendre le cou? Préférez-vous fléchir un genou assoupli?
Vous ne le voudrez pas, si je me flatte de vous bien connaître, ou si
vous vous connaissez vous-mêmes pour natifs et fils du ciel que
personne ne posséda avant nous. Si nous ne sommes pas tous égaux, nous
sommes tous libres, également libres: car les rangs et les degrés ne
jurent pas avec la liberté, mais s'accordent avec elle. Qui donc, en
droit ou en raison, peut s'arroger la monarchie parmi ceux qui, de
droit, vivent ses égaux, sinon en pouvoir et en éclat, du moins en
liberté?

«Qui peut introduire des lois et des édits parmi nous, nous qui, même
sans lois, n'errons jamais? Beaucoup moins celui-ci peut-il être notre
maître, et prétendre à notre adoration au détriment de ces titres
impériaux qui attestent que notre être est fait pour gouverner, non
pour servir?»--

«Jusque-là ce hardi discours avait été écouté sans contrôle,
lorsque parmi les séraphins Abdiel (personne avec plus de ferveur
n'adorait Dieu et n'obéissait aux divins commandements), se leva et
dans le feu d'un zèle sévère s'opposa ainsi au torrent de la furie de
Satan:

«--Ô argument blasphématoire, faux et orgueilleux! paroles qu'aucune
oreille ne pouvait s'attendre à écouter dans le ciel, moins encore de
toi que de tous les autres, ingrat, élevé si haut toi-même au-dessus
de tes pairs?

«Peux-tu, avec une obliquité impie, condamner ce juste décret de
Dieu, prononcé et juré: que devant son Fils unique, investi par droit
du sceptre royal, toute âme dans le ciel ploiera le genou, et par cet
honneur dû le confessera Roi légitime? Il est injuste, dis-tu, tout
net injuste de lier par des lois celui qui est libre, et de laisser
l'égal régner sur des égaux, un sur tous avec un pouvoir auquel nul
autre ne succédera.

«Donneras-tu des lois à Dieu? Prétends-tu discuter des points de
liberté avec celui qui t'a fait ce que tu es, qui a formé les
puissances du ciel comme il lui a plu, et qui a circonscrit leur être?
Cependant, enseignés par l'expérience, nous savons combien il est bon,
combien il est attentif à notre bien et à notre dignité, combien il
est loin de sa pensée de nous amoindrir, incliné qu'il est plutôt à
exalter notre heureux état, en nous unissant plus étroitement sous un
chef. Mais, quand on t'accorderait qu'il est injuste que l'égal règne
monarque sur des égaux, toi-même, quoique grand et glorieux, penses-tu
que toi ou toutes les natures angéliques réunies en une seule,
égalent son Fils engendré? Par lui comme par sa parole, le Père
tout-puissant a fait toutes choses, même toi et tous les esprits du
ciel, créés par lui dans leurs ordres brillants; il les a couronnés
de gloire, et à leur gloire les a nommés Trônes, Dominations,
Principautés, Vertus, Puissances; essentielles Puissances! non par son
règne obscurcies, mais rendues plus illustres, puisque lui, notre chef,
ainsi réduit, devient un de nous. Ses lois sont nos lois; tous les
honneurs qu'on lui rend nous reviennent.

«Cesse donc cette rage impie et ne tente pas ceux-ci; hâte-toi
d'apaiser le Père irrité et le Fils irrité, tandis que le pardon,
imploré à temps, peut être obtenu.»

«Ainsi parla l'ange fervent, mais son zèle non secondé fut jugé hors
de saison ou singulier et téméraire. L'apostat s'en réjouit et lui
répliqua avec plus de hauteur:

«--Nous avons donc été formés, dis-tu, et œuvre de seconde main,
transférés par tâche du Père à son Fils? Assertion étrange et
nouvelle! Nous voudrions bien savoir où tu as appris cette doctrine:
qui a vu cette création lorsqu'elle eut lieu? Te souviens-tu d'avoir
été fait, et quand le Créateur te donna l'être? Nous ne connaissons
point de temps où nous n'étions pas comme à présent; nous ne
connaissons personne avant nous: engendrés de nous-mêmes, sortis de
nous-mêmes par notre propre force vive, lorsque le cours de la
fatalité eut décrit son plein orbite, et que notre naissance fut
mûre, nous naquîmes de notre ciel natal, fils éthérés. Notre
puissance est de nous; notre droite nous enseignera les faits les plus
éclatants, pour éprouver celui qui est notre égal. Tu verras alors si
nous prétendons nous adresser à lui par supplications et environner le
trône suprême en le suppliant ou en l'assiégeant. Ce rapport, ces
nouvelles, porte-les à l'Oint du Seigneur, et fuis avant que quelque
malheur n'interrompe ta fuite.»

«Il dit: et comme le bruit des eaux profondes un murmure rauque
répondit à ces paroles applaudies de l'ost innombrable. Le flamboyant
séraphin n'en fut pas moins sans crainte, quoique seul et entouré
d'ennemis; intrépide, il réplique:

«--Ô abandonné de Dieu, ô esprit maudit, dépouillé de tout bien!
je vois ta chute certaine: et ta bande malheureuse, enveloppée dans
cette perfidie, est atteinte de la contagion de ton crime et de ton
châtiment.

«Désormais ne t'agite plus pour savoir comment tu secoueras le joug du
Messie de Dieu; ces indulgentes lois ne seront plus désormais
invoquées: d'autres décrets sont déjà lancés contre toi sans appel.
Ce sceptre d'or, que tu repousses, est maintenant une verge de fer pour
meurtrir et briser ta désobéissance. Tu m'as bien conseillé: je fuis,
non toutefois par ton conseil et devant tes menaces; je fuis ces tentes
criminelles et réprouvées, dans la crainte que l'imminente colère
éclatant dans une flamme soudaine, ne fasse aucune distinction.
Attends-toi à sentir bientôt sur ta tête son tonnerre, feu qui
dévore. Alors tu appendras, en gémissant, à connaître celui qui t'a
créé quand tu connaîtras celui qui peut t'anéantir.»--

«Ainsi parla le séraphin Abdiel, trouvé fidèle parmi les infidèles,
fidèle seul. Chez d'innombrables imposteurs, immuable, inébranlé, non
séduit, non terrifié, il garda sa loyauté, son amour et son zèle. Ni
le nombre ni l'exemple ne purent le contraindre à s'écarter de la
vérité, ou à altérer, quoique seul, la constance de son esprit. Il
se retira du milieu de cette armée; pendant un long chemin, il passa à
travers les dédains ennemis; il les soutint, supérieur à l'injure, ne
craignant rien de la violence; avec un mépris rendu, il tourna le dos
à ces orgueilleuses tours vouées à une prompte destruction.»



LIVRE SIXIÈME


ARGUMENT


Raphaël continue à raconter comment Michel et Gabriel furent envoyés
pour combattre contre Satan et ses anges. La première bataille
décrite. Satan, avec ses Puissances, se retire pendant la nuit: il
convoque un conseil, invente des machines diaboliques qui, au second
jour de la bataille, mirent en désordre Michel et ses anges. Mais à la
fin, arrachant les montagnes, ils ensevelirent les forces et les
machines de Satan. Cependant le tumulte ne cessant pas. Dieu, le
troisième jour, envoya son fils le Messie, auquel il avait réservé la
gloire de cette victoire. Le Fils, dont la puissance de son Père,
venant au lieu du combat, ordonnant à toutes ses légions de rester
tranquilles des deux côtés, se précipitant avec son char et son
tonnerre au milieu des ennemis, les poursuit, incapables qu'ils étaient
de résister, vers la muraille du ciel. Le ciel s'ouvrant, ils tombent
en bas avec horreur et confusion, au lieu du châtiment préparé pour
eux dans l'abîme: le Messie retourne triomphant à son Père.



«Toute la nuit, l'ange intrépide, non poursuivi, continua sa route à
travers la vaste plaine du ciel, jusqu'à ce que le Matin, éveillé par
les Heures qui marchent en cercle, ouvrit avec sa main de rose les
portes de la lumière. Il est sous le mont de Dieu et tout près de son
trône, une grotte qu'habitent et déshabitent tour à tour la lumière
et les ténèbres, en perpétuelle succession, ce qui produit dans le
ciel une agréable vicissitude pareille au jour et à la nuit. La
lumière sort, et par l'autre porte entrent les ténèbres obéissantes,
attendant l'heure de voiler les cieux, bien que là les ténèbres
ressemblent au crépuscule ici.

«Maintenant l'aurore se levait telle qu'elle est dans le plus haut
ciel, vêtue de l'or de l'empyrée; devant elle s'évanouissait la nuit
percée des rayons de l'orient: soudain toute la campagne, couverte
d'épais et brillants escadrons rangés en bataille, de chariots,
d'armes flamboyantes, de chevaux de feu, réfléchissant éclair sur
éclair, frappe la vue d'Abdiel; il aperçut la guerre, la guerre dans
son appareil, et il trouva déjà connue la nouvelle qu'il croyait
apporter. Il se mêla plein de joie, à ces puissances amies, qui le
reçurent avec allégresse et avec d'immenses acclamations, le seul qui,
de tant de myriades perdues, le seul qui revenait sauvé. Elles le
conduisent hautement applaudi à la montagne sacrée, et le présentent
au trône suprême. Une voix, du milieu d'un nuage d'or, fut doucement
entendue:

«--Serviteur de Dieu, tu as bien fait; tu as bien combattu dans le
meilleur combat, toi, qui seul as soutenu contre des multitudes
révoltées la cause de la vérité, plus puissant en paroles qu'elles
ne le sont en armes. Et pour rendre témoignage à la vérité, tu as
bravé le reproche universel, pire à supporter que la violence; car ton
unique soin était de demeurer approuvé du regard de Dieu, quoique des
mondes te jugeassent pervers. Un triomphe plus facile maintenant te
reste, aidé d'une armée d'amis: c'est de retourner chez tes ennemis
plus glorieux que tu n'en fus méprisé quand tu les quittas, de
soumettre par la force ceux qui refusent la raison pour leur loi, la
droite raison pour leur loi, et pour leur roi le Messie, régnant par
droit de mérite.

«Va, Michel, prince des armées célestes, et toi immédiatement après
lui en achèvements militaires, Gabriel: conduisez au combat ceux-ci,
mes invincibles enfants; conduisez mes saints armés, rangés par
milliers et millions pour la bataille, égaux en nombre à cette foule
rebelle et sans dieu. Assaillez-les sans crainte avec le feu et les
armes hostiles; en les poursuivant jusqu'au bord du ciel, chassez-les de
Dieu et du bonheur vers le heu de leur châtiment, le gouffre du
Tartare, qui déjà ouvre large son brûlant chaos pour recevoir leur
chute.»--

«Ainsi parla la voix souveraine, et les nuages commencèrent à
obscurcir toute la montagne, et la fumée à rouler en noirs torses, en
flammes retenues, signal du réveil de la colère. Avec non moins de
terreur, l'éclatante trompette éthérée commence à souffler d'en
haut; à ce commandement les puissances militantes qui tenaient pour le
ciel (formées en puissant carré dans une union irrésistible)
avancèrent en silence leurs brillantes légions, au son de
l'instrumentale harmonie qui inspire l'héroïque ardeur des actions
aventureuses, sous des chefs immortels, pour la cause de Dieu et de son
Messie. Elles avancent fermes et sans se rompre: ni haute colline, ni
vallée rétrécie, ni bois, ni ruisseau, ne divisent leurs rangs
parfaits, car elles marchent élevées au-dessus du sol, et l'air
obéissant soutient leur pas agile: comme l'espèce entière des oiseaux
rangés en ordre sur leur aile, furent appelés dans Éden pour recevoir
leurs noms de toi, ô Adam, ainsi les légions parcoururent maints
espaces dans le ciel, maintes provinces dix fois grandes comme la
longueur de la terre.

«Enfin, loin à l'horizon du nord se montra, d'une extrémité à
l'autre, une région de feu, étendue sous la forme d'une armée.
Bientôt en approchant apparurent les puissances liguées de Satan,
hérissées des rayons innombrables des lances droites et inflexibles;
partout casques pressés, boucliers variés peints d'insolents
emblèmes: ces troupes se hâtaient avec une précipitation furieuse,
car elles se flattaient d'emporter ce jour-là même, par combat ou
surprise, le mont de Dieu, et d'asseoir sur son trône le superbe
aspirant, envieux de son empire; mais, au milieu du chemin leurs
pensées furent reconnues folles et vaines. Il nous sembla d'abord
extraordinaire que l'ange fît la guerre à l'ange, qu'ils se
rencontrassent dans une furieuse hostilité ceux-là accoutumés à se
rencontrer si souvent unis aux fêtes de la joie et de l'amour comme
fils d'un seul maître, et chantant l'éternel Père; mais le cri de la
bataille s'éleva, et le bruit rugissant de la charge mit fin à toute
pensée plus douce.

«Au milieu des siens, l'apostat, élevé comme un dieu, était assis
sur son char de soleil, idole d'une majesté divine, entouré de
chérubins flamboyants et de boucliers d'or. Bientôt il descendit de ce
trône pompeux, car il ne restait déjà plus entre les deux armées
qu'un espace étroit (intervalle effrayant!) et front contre front elles
présentaient arrêtées une terrible ligne d'une affreuse longueur. À
la sombre avant-garde, sur le rude bord des bataillons, avant qu'ils se
joignissent, Satan à pas immenses et superbes, couvert d'une armure
d'or et de diamant, s'avançait comme une tour, Abdiel ne put supporter
cette vue; il se tenait parmi les plus braves, et se préparait aux plus
grands exploits; il sonde ainsi son cœur résolu:

«--Ô Ciel! une telle ressemblance avec le Très-Haut peut-elle rester
où la foi et la réalité ne restent plus? Pourquoi la puissance ne
défaut-elle pas là où la vertu a failli, ou pourquoi le plus
présomptueux n'est-il pas le plus faible? Quoique à le voir Satan
semble invincible, me confiant au secours du Tout-puissant, je prétends
éprouver la force de celui dont j'ai déjà éprouvé la raison fausse
et corrompue: n'est-il pas juste que celui qui l'a emporté dans la
lutte de la vérité l'emporte dans les armes, vainqueur pareillement
dans les deux combats? Si le combat est brutal et honteux quand la
raison se mesure avec la force, encore il est d'autant plus juste que la
raison triomphe.»--

«Ainsi réfléchissant il sort à l'opposite du milieu de ses pairs
armés; il rencontre à mi-voie son audacieux ennemi, qui, se voyant
prévenu en devient plus furieux; il le défie ainsi avec assurance:

«--Superbe, vient-on au devant de toi? Ton espérance était
d'atteindre inopposé la hauteur où tu aspires, d'atteindre le trône
de Dieu non gardé et son côté abandonné par la terreur de ton
pouvoir ou de ta langue puissante. Insensé! tu ne songeais pas combien
il est vain de se lever en armes contre le Tout-Puissant, contre celui
qui des plus petites choses aurait pu lever sans fin d'incessantes
armées pour écraser ta folie; ou, de sa main solitaire atteignant au
delà de toute limite, il pourrait d'un seul coup, sans assistance, te
finir, et ensevelir tes légions sous les ténèbres. Mais t'en
aperçois-tu? tous ne sont pas à ta suite; il en est qui préfèrent la
foi et la piété envers Dieu, bien qu'ils te fussent invisibles alors
qu'à ton monde je semblais être dans l'erreur, en différant seul de
l'avis de tous. Tu la vois ma secte maintenant: apprends trop tard que
quelques-uns peuvent savoir, quand des milliers se trompent.»--

«Le grand ennemi le regardant de travers d'un œil de dédain:

«--À la male heure pour toi, mais à l'heure désirée de ma
vengeance, toi que je cherchais le premier, tu reviens de ta fuite, ange
séditieux, pour recevoir ta récompense méritée, pour faire le
premier essai de ma droite provoquée, puisque ta langue inspirée de la
contradiction osa la première s'opposer à la troisième partie des
dieux réunis en synode pour assurer leurs divinités. Ceux qui sentent
en eux une vigueur divine, ne peuvent accorder l'omnipotence à
personne. Mais tu te portes en avant de tes compagnons, ambitieux que tu
es de m'enlever quelques plumes, pour que ton succès puisse annoncer la
destruction du reste: je m'arrête un moment, de peur que tu ne te
vantes qu'on n'ait pu te répondre; je veux t'apprendre ceci: je crus
d'abord que liberté et ciel ne faisaient qu'un pour les âmes
célestes; mais je vois à présent que plusieurs, par bassesse,
préfèrent servir; esprits domestiques tramés dans les fêtes et les
chansons! Tels sont ceux que tu as armés, les ménétriers du ciel,
l'esclavage pour combattre la liberté: ce que sont leurs actions
comparées, ce jour le prouvera.»--

«Le sévère Abdiel répond brièvement:

«--Apostat, tu te trompes encore: éloigné de la voie de la vérité,
tu ne cesseras plus d'errer. Injustement tu flétris du nom de servitude
l'obéissance que Dieu ou la nature ordonne. Dieu et la nature
commandent la même chose, lorsque celui qui gouverne est le plus digne,
et qu'il excelle sur ceux qu'il gouverne. La servitude est de servir
l'insensé ou celui qui s'est révolté contre un plus digne que lui,
comme les tiens te servent à présent, toi non libre, mais esclave de
toi-même. Et tu oses effrontément insulter à notre devoir! Règne
dans l'enfer, ton royaume; laisse-moi servir dans le ciel Dieu à jamais
béni, obéir à son divin commandement qui mérite le plus d'être
obéi; toutefois attends dans l'enfer, non des royaumes, mais des
chaînes. Cependant revenu de ma fuite, comme tu le disais tout à
l'heure, reçois ce salut sur ta crête impie.»--

«À ces mots, il lève un noble coup qui ne resta pas suspendu, mais
tomba comme la tempête sur la crête orgueilleuse de Satan: ni la vue,
ni le mouvement de la rapide pensée, moins encore le bouclier, ne
purent prévenir la ruine. Dix pas énormes il recule; au dixième, sur
son genou fléchi il est soutenu par sa lance massive, comme si, sur la
terre, des vents sous le sol ou des eaux forçant leur passage eussent
poussé obliquement hors de sa place une montagne, à moitié abîmée
avec tous ses pins. L'étonnement saisit les Trônes rebelles, mais une
rage plus grande encore, quand ils virent ainsi abattu le plus puissant
d'entre eux. Les nôtres, remplis de joie et de l'ardent désir de
combattre, poussèrent un cri, présage de la victoire. Michel ordonne
de sonner l'archangélique trompette; elle retentit dans le vaste du
ciel, et les anges fidèles chantent Hosanna au Très-Haut. De leur
côté, les légions adverses ne restèrent pas à nous contempler; non
moins terribles, elles se joignirent dans l'horrible choc.

«Alors s'élevèrent une orageuse furie et des clameurs telles qu'on
n'en avait jamais jusqu'alors entendu dans le ciel. Les armes heurtant
l'armure crient en horrible désaccord; les roues furieuses des chariots
d'airain rugissent avec rage: terrible est le bruit de la bataille! Sur
nos têtes les sifflements aigus des dards embrasés volent en
flamboyantes volées, et en volant voûtent de feu les deux osts. Sous
cette coupole ardente se précipitaient au combat les corps d'armée
dans un assaut funeste et une fureur inextinguible; tout le ciel
retentissait: si la terre eût été alors, toute la terre eut tremblé
jusqu'à son centre.

«Faut-il s'en étonner quand de l'un et de l'autre côté, fiers
adversaires, combattaient des millions d'anges dont le plus faible
pourrait manier les éléments et s'armer de la force de toutes leurs
régions? Combien donc deux armées combattant l'une contre l'autre
avaient-elles plus de pouvoir pour allumer l'épouvantable combustion de
la guerre, pour bouleverser, sinon pour détruire leur fortuné séjour
natal, si le Roi tout-puissant et éternel, tenant le ciel d'une main
ferme, n'eût dominé et limité leur force! En nombre, chaque légion
ressemblait à une nombreuse armée; en force, chaque main armée valait
une légion. Conduit au combat, chaque soldat paraissait un chef, chaque
chef, un soldat; ils savaient quand avancer ou s'arrêter, quand
détourner le fort de la bataille, quand ouvrir et quand fermer les
rangs de la hideuse guerre. Ni pensée de fuite, ni pensée de retraite,
ni action malséante qui marquât la peur: chacun comptait sur soi,
comme si de son bras seul dépendait le moment de la victoire.

«Des faits d'une éternelle renommée furent accomplis, mais sans
nombre; car immense et variée se déployait cette guerre; tantôt
combat maintenu sur un terrain solide; tantôt prenant l'essor sur une
aile puissante, et tourmentant tout l'air: alors tout l'air semblait un
feu militant. La bataille en balance égale fut longtemps suspendue,
jusqu'à ce que Satan, qui ce jour-là avait montré une force
prodigieuse et ne rencontrait point d'égal dans les armes; jusqu'à ce
que Satan, courant de rang en rang à travers l'affreuse mêlée des
séraphins en désordre, vit enfin le lieu où l'épée de Michel
fauchait et abattait des escadrons entiers.

«Michel tenait à deux mains, avec une force énorme cette épée qu'il
brandissait en l'air: l'horrible tranchant tombait, dévastant au large.
Pour arrêter une telle destruction, Satan se hâte et oppose au fer de
Michel l'orbe impénétrable de dix feuilles de diamant, son ample
bouclier, vaste circonférence. À son approche, le grand archange
sursit à son travail guerrier; ravi, dans l'espoir de terminer ici la
guerre intestine du ciel (le grand ennemi étant vaincu ou traîné
captif dans les chaînes), il fronce un sourcil redoutable, et le visage
enflammé, il parle ainsi le premier:

«--Auteur du mal, inconnu et sans nom dans le ciel jusqu'à ta
révolte, aujourd'hui abondant comme tu le vois, à ces actes d'une
lutte odieuse, odieuse à tous, quoique par une juste mesure elle pèse
le plus sur toi et sur tes adhérents. Comment as-tu troublé l'heureuse
paix du ciel et apporté dans la nature la misère, incréée avant le
crime de ta rébellion! combien as-tu empoisonné de ta malice des
milliers d'anges, jadis droits et fidèles, maintenant devenus
traîtres! Mais ne crois pas bannir d'ici le saint repos; le ciel te
rejette de toutes ses limites; le ciel, séjour de la félicité,
n'endure point les œuvres de la violence et de la guerre. Hors d'ici
donc! Que le mal, ton fils, aille avec toi au séjour du mal, l'enfer,
avec toi et ta bande perverse! Là fomente des troubles; mais n'attends
pas que cette épée vengeresse commence ta sentence, ou que quelque
vengeance plus soudaine à qui Dieu donnera des ailes, ne te précipite
avec des douleurs redoublées.»--

«Ainsi parle le prince des anges. Son adversaire répliqua:

«Ne pense pas, par le vent de tes menaces, imposer à celui à qui tu
ne peux imposer par tes actions. Du moindre de ceux-ci as-tu causé la
fuite? ou si tu les forças à la chute, ne se sont-ils pas relevés
invaincus? Espérerais-tu réussir plus aisément avec moi, arrogant, et
avec tes menaces me chasser et ici? Ne t'y trompe pas: il ne finira pas
ainsi le combat que tu appelles mal, mais que nous appelons combat de
gloire. Nous prétendons le gagner, ou transformer ce ciel dans l'enfer,
dont tu dis des fables. Ici du moins nous habiterons libres, si nous ne
régnons. Toutefois, je ne fuirais pas ta plus grande force, quand celui
qu'on nomme le Tout-Puissant viendrait à ton aide: de près comme de
loin je t'ai cherché.»--

«Ils cessèrent de parler, et tous deux se préparèrent à un combat
inexprimable: qui pourrait le raconter, même avec la langue des anges?
à quelles choses pourrait-on le comparer sur la terre, qui fussent
assez remarquables pour élever l'imagination humaine à la hauteur d'un
pouvoir semblable à celui d'un Dieu? Car ces deux chefs, soit qu'ils
marchassent, ou demeurassent immobiles, ressemblaient à des dieux par
la taille, le mouvement, les armes, faits qu'ils étaient pour décider
de l'empire du grand ciel. Maintenant leurs flamboyantes épées
ondoient et décrivent dans l'air des cercles affreux; leurs boucliers,
deux larges soleils, resplendissent opposés, tandis que l'attente reste
dans l'horreur. De chaque côté la foule des anges se retira
précipitamment du lieu où la mêlée était auparavant la plus
épaisse, et laissa un vaste champ où il n'y avait pas sûreté dans le
vent d'une pareille commotion.

«Telles, pour faire comprendre les grandes choses par les petites, si
la concorde de la nature se rompait, si parmi les constellations la
guerre était déclarée, telles deux planètes, précipitées sous
l'influence maligne de l'opposition la plus violente, combattraient au
milieu du firmament, et confondraient leurs sphères ennemies.

«Les deux chefs lèvent ensemble leurs menaçants bras, qui approchent
en pouvoir de celui du Tout-Puissant; ils ajustent un coup capable de
tout terminer, et qui, n'ayant pas besoin d'être répété, ne laisse
pas le pouvoir indécis. En vigueur ou en agilité, ils ne paraissent
pas inégaux; mais l'épée de Michel, tirée de l'arsenal de Dieu, lui
avait été donnée trempée de sorte que nulle autre, par la pointe ou
la lame, ne pouvait résister à ce tranchant. Elle rencontre l'épée
de Satan; et, descendant pour frapper avec une force précipitée, la
coupe net par la moitié: elle ne s'arrête pas; mais d'un rapide
revers, entrant profondément, elle fend tout le côté droit de
l'archange.

«Alors pour la première fois Satan connut la douleur, et se tordit
çà et là convulsé; tant la tranchante épée, dans une blessure
continue, passa cruelle à travers lui! Mais la substance éthérée,
non longtemps divisible, se réunit: un ruisseau de nectar sortit de la
blessure, se répandit couleur de sang (de ce sang tel que les esprits
célestes peuvent en répandre), et souilla son armure, jusqu'alors si
brillante. Aussitôt à son aide accoururent de tous côtés un grand
nombre d'anges vigoureux qui interposèrent leur défense; tandis que
d'autres l'emportent sur leurs boucliers à son char, où il demeura
retiré loin des rangs de la guerre. Là, ils le déposèrent grinçant
les dents de douleur, de dépit et de honte, de trouver qu'il n'était
pas sans égal: son orgueil était humilié d'un pareil échec, si fort
au-dessous de sa prétention d'égaler Dieu en pouvoir.

«Toutefois il guérit vite; car les esprits qui vivent en totalité,
vivant entiers dans chaque partie (non, comme l'homme frêle, dans les
entrailles, le cœur ou la tête, le foie ou les reins), ne sauraient
mourir que par l'anéantissement: ils ne peuvent recevoir de blessure
mortelle dans leur tissu liquide, pas plus que n'en peut recevoir l'air
fluide; ils vivent tout cœur, tout tête, tout œil, tout oreille, tout
intellect, tout sens; ils se donnent à leur gré des membres, et ils
prennent la couleur, la forme et la grosseur qu'ils aiment le mieux,
dense ou rare.

«Cependant des faits semblables, et qui méritaient d'être
remémorés, se passaient ailleurs, là où la puissance de Gabriel
combattait: avec de fières enseignes, il perçait les bataillons
profonds de Moloch, roi furieux qui le défiait, et qui menaçait de le
traîner attaché aux roues de son char; la langue blasphématrice de
cet ange n'épargnait pas même l'unité sacrée du ciel. Mais tout à
l'heure, fendu jusqu'à la ceinture, ses armes brisées, et dans une
affreuse douleur, il fuit en mugissant.

«À chaque aile, Uriel et Raphaël vainquirent d'insolents ennemis,
Adramaleck et Asmodée, quoique énormes et armés de rochers de
diamant, deux puissants Trônes, qui dédaignaient d'être moins que des
dieux; leur fuite leur enseigna des pensées plus humbles, broyés
qu'ils furent par des blessures effroyables, malgré la cuirasse et la
cotte de mailles. Abdiel n'oublia pas de fatiguer la troupe athée; à
coups redoublés il renversa Ariel, Arioc, et la violence de Ramiel,
écorché et brûlé.

«Je pourrais parler de mille autres et éterniser leurs noms ici sur la
terre; mais ces anges élus, contents de leur renommée dans le ciel, ne
cherchent pas l'approbation des hommes. Quant aux autres, bien
qu'étonnants en puissance, en actions de guerre, et avides de
renommée, comme ils sont par arrêt effacés du ciel et de la mémoire
sacrée, laissons-les habiter sans nom le noir oubli. La force séparée
de la vérité et de la justice, indigne de louange, ne mérite que
reproche et ignominie: toutefois, vaine et arrogante, elle aspire à la
gloire, et cherche à devenir fameuse par l'infamie: que l'éternel
silence soit son partage!

«Et maintenant, leurs plus puissants chefs abattus, l'armée plia, par
plusieurs charges enfoncée: la déroute informe et le honteux désordre
y entrèrent; le champ de bataille était semé d'armes brisées; les
chars et leurs conducteurs, les coursiers de flammes écumants, étaient
renversés en monceaux. Ce qui reste debout recule et accablé de
fatigue dans l'ost satanique exténué qui se défend à peine;
surpris par la pâle frayeur et par le sentiment de la douleur, ces
anges fuient ignominieusement, amenés à ce mal par le péché de la
désobéissance: jusqu'à cette heure, ils n'avaient été assujettis ni
à la crainte, ni à la fuite, ni à la douleur.

«Il en était tout autrement des inviolables saints; d'un pas assuré
en phalange carrée, ils avançaient entiers, invulnérables,
impénétrablement armés; tel était l'immense avantage que leur
donnait leur innocence sur leurs ennemis; pour n'avoir pas péché, pour
n'avoir pas désobéi, au combat ils demeuraient sans fatigue,
inexposés à souffrir des blessures, bien que de leur rang par la
violence écartés.

«La nuit à présent commençait sa course; répandant dans le ciel
l'obscurité, elle imposa le silence, et une agréable trêve à
l'odieux fracas de la guerre; sous son abri nébuleux se retirèrent le
vainqueur et le vaincu. Michel et ses anges, restés les maîtres,
campent sur le champ de bataille, posent leurs sentinelles alentour,
chérubins agitant des flammes. De l'autre part, Satan avec ses rebelles
disparut, au loin retiré dans l'ombre. Privé de repos, il appelle de
nuit ses potentats au conseil; au milieu d'eux et non découragé, il
leur parle ainsi: «Ô vous, à présent par le danger éprouvés, à
présent connus dans les armes pour ne pouvoir être dominés, chers
compagnons, trouvés dignes non-seulement de la liberté (trop mince
prétention), mais, ce qui nous touche davantage, dignes d'honneur,
d'empire, de gloire et de renommée! Vous avez soutenu pendant un jour
dans un combat douteux (et si pendant un jour, pourquoi pas pendant des
jours éternels?), vous avez soutenu l'attaque de ce que le Seigneur du
ciel, d'autour de son trône, avait envoyé de plus puissant contre
nous, ce qu'il avait jugé suffisant pour nous soumettre à sa volonté:
il n'en est pas ainsi arrivé!... Donc, ce me semble, nous pouvons le
regarder comme faillible lorsqu'il s'agit de l'avenir, bien que jusque
ici on avait cru à son omniscience. Il est vrai, moins fortement
armés, nous avons eu quelques désavantages, nous avons enduré
quelques souffrances jusque alors inconnues; mais aussitôt qu'elles ont
été connues, elles ont été méprisées, puisque nous savons
maintenant que notre forme empyrée, ne pouvant recevoir d'atteinte
mortelle, est impérissable; quoique percée de blessures, elle se
referme bientôt, guérie par sa vigueur native. À un mal si léger
regardez donc le remède comme facile. Peut-être des armes plus
valides, des armes plus impétueuses, serviront dans la prochaine
rencontre à améliorer notre position, à rendre pire celle de nos
ennemis, ou à égaliser ce qui fait entre nous l'imparité, qui
n'existe pas dans la nature. Si quelque autre cause cachée les a
laissés supérieurs, tant que nous conservons notre esprit entier et
notre entendement sain, une délibération et une active recherche
découvriront cette cause.»--

«Il s'assit, et dans l'assemblée se leva Nisroc, le chef des
principautés; il se leva comme un guerrier échappé d'un combat cruel:
travaillé de blessures, ses armes fendues et hachées jusqu'à
destruction; d'un air sombre il parla en répondant ainsi:

«--Libérateur, toi qui nous délivras des nouveaux maîtres, guide à
la libre jouissance de nos droits comme dieux, il est dur cependant pour
des dieux, nous la trouvons trop inégale la tâche de combattre dans la
douleur contre des armes inégales, contre des ennemis exempts de
douleur et impassibles. De ce mal, notre ruine doit nécessairement
advenir; car que sert la valeur ou la force, quoique sans pareilles,
lorsqu'on est dompté par la douleur qui subjugue tout et fait lâcher
les mains aux plus puissants? Peut-être pourrions-nous retrancher de la
vie le sentiment du plaisir et ne pas nous plaindre, mais vivre
contents, ce qui est la vie la plus calme; mais la douleur est la
parfaite misère, le pire des maux, et si elle est excessive, elle
surmonte toute patience. Celui qui pourra donc inventer quelque chose de
plus efficace pour porter des blessures à nos ennemis encore
invulnérables, ou qui saura nous armer d'une défense pareille à la
leur, ne méritera pas moins de moi que celui auquel nous devons notre
délivrance.»--

«Satan, avec un visage composé, répliqua:

«--Ce secours, non encore inventé, que tu crois justement si essentiel
à nos succès, je te l'apporte. Qui de nous contemple la brillante
surface de ce terrain céleste sur lequel nous vivons, ce spacieux
continent du ciel orné de plante, de fruit, de fleur, d'ambroisie, de
perles et d'or; qui de nous regarde assez superficiellement ces choses
pour ne comprendre d'où elles germent profondément sous la terre,
matériaux noirs et crus d'une écume spiritueuse et ignée, jusqu'à ce
que, touchées et pénétrées d'un rayon des cieux, elles poussent si
belles et s'épanouissent à la lumière ambiante?

«Ces semences dans leur noire nativité, l'abîme nous les cédera,
fécondées d'une flamme infernale. Foulées dans des machines creuses,
longues et rondes, à l'autre ouverture dilatées et embrasées par le
toucher du feu, avec le bruit du tonnerre, elles enverront de loin à
notre ennemi de tels instruments de désastre, qu'ils abîmeront,
mettront en pièces tout ce qui s'élèvera à l'opposé; nos
adversaires craindront que nous n'ayons désarmé le Dieu tonnant de son
seul trait redoutable. Notre travail ne sera pas long; avant le lever du
jour l'effet remplira notre attente. Cependant revivons! quittons la
frayeur: à la force et à l'habileté réunies songeons que rien n'est
difficile, encore moins désespéré.»--

«Il dit: ses paroles firent briller leur visage abattu et ravivèrent
leur languissante espérance. Tous admirent l'invention; chacun
s'étonne de n'avoir pas été l'inventeur; tant paraît aisée une fois
trouvée, la chose qui non trouvée aurait été crue impossible! Par
hasard, dans les jours futurs (si la malice doit abonder), quelqu'un de
ta race, ô Adam, appliqué à la perversité, ou inspiré par une
machination diabolique, pourrait inventer un pareil instrument pour
désoler les fils des hommes entraînés par le péché à la guerre et
au meurtre.

«Les démons sans délai, volent du conseil à l'ouvrage; nul ne
demeura discourant; d'innombrables mains sont prêtes; en un moment ils
retournent largement le sol céleste, et ils aperçoivent dessous les
rudiments de la nature dans leur conception brute; ils rencontrent les
écumes sulfureuses et nitreuses, les marient, et par un art subtil les
réduisent, adustes et cuites, en grains noirs, et les mettent en
réserve.

«Les uns fouillent les veines cachées des métaux et des pierres
(cette terre a des entrailles assez semblables) pour y trouver leurs
machines et leurs balles, messagères de ruine; les autres se pourvoient
de roseaux allumés, pernicieux par le seul toucher du feu. Ainsi avant
le point du jour ils finirent tout en secret, la nuit le sachant, et se
rangèrent en ordre avec une silencieuse circonspection, sans être
aperçus.

«Dès que le bel et matinal orient apparut dans le ciel, les anges
victorieux se levèrent, et la trompette du matin chanta: Aux armes! Ils
prirent leurs rangs en panoplie d'or; troupe resplendissante, bientôt
réunie. Quelques-uns du haut des collines de l'aurore, regardent
alentour; et des éclaireurs légèrement armés rôdent de tous côtés
dans chaque quartier, pour découvrir le distant ennemi, pour savoir
dans quel lieu il a campé ou fui, si pour combattre il est en
mouvement, ou fait halte. Bientôt ils le rencontrèrent bannières
déployées, s'approchant en bataillon lent, mais serré. En arrière,
d'une vitesse extrême, Zophiel, des chérubins l'aile la plus rapide,
vient volant et crie du milieu des airs:

«--Aux armes, guerriers! aux armes pour le combat! l'ennemi est près;
ceux que nous croyions en fuite nous épargneront, ce jour une longue
poursuite: ne craignez pas qu'ils fuient; ils viennent aussi épais
qu'une nuée, et je vois fixée sur leur visage la morne résolution et
la confiance. Que chacun endosse bien sa cuirasse de diamant, que chacun
enfonce bien son casque, que chacun embrasse fortement son large
bouclier, baissé ou levé; car ce jour, si j'en crois mes conjectures,
ne répandra pas une bruine, mais un orage retentissant de flèches
barbelées de feu.»--

«Ainsi Zophiel avertissait ceux qui d'eux-mêmes étaient sur leurs
gardes. En ordre, libres de toutes entraves, s'empressant sans trouble,
ils vont au cri d'alarme, et s'avancent en bataille. Quand voici venir
à peu de distance, à pas pesants, l'ennemi s'approchant épais et
vaste, tramant dans un carré creux ses machines diaboliques enfermées
de tous côtés par des escadrons profonds qui voilaient la fraude. Les
deux armées s'apercevant, s'arrêtent quelque temps; mais soudain Satan
parut à la tête de la sienne, et fut entendu commandant ainsi à haute
voix:

«--Avant-garde! à droite et à gauche, déployez votre front, afin que
tous ceux qui nous haïssent puissent voir combien nous cherchons la
paix et la conciliation, combien nous sommes prêts à les recevoir à
cœur ouvert, s'ils accueillent nos ouvertures, et s'ils ne nous
tournent pas le dos méchamment; mais je le crains. Cependant témoin le
ciel!... ô ciel, sois témoin à cette heure, que nous déchargeons
franchement notre cœur! Vous qui, désignés, vous tenez debout,
acquittez-vous de votre charge; touchez brièvement ce que nous
proposons, et haut, que tous puissent entendre.»--

«Ainsi se raillant en termes ambigus, à peine a-t-il fini de parler,
qu'à droite et à gauche le front se divise, et sur l'un et l'autre
flanc se retire: à nos yeux se découvre, chose nouvelle et étrange!
un triple rang de colonnes de bronze, de fer, de pierre, posées sur des
roues, car elles auraient ressemblé beaucoup à des colonnes ou à des
corps creux faits de chêne ou de sapin émondé dans le bois, ou abattu
sur la montagne, si le hideux orifice de leur bouche n'eût bâillé
largement devant nous, pronostiquant une fausse trêve. Derrière chaque
pièce se tenait un séraphin; dans sa main se balançait un roseau
allumé, tandis que nous demeurions en suspens, réunis et préoccupés
dans nos pensées.

«Ce ne fut pas long: car soudain tous à la fois les séraphins
étendent leurs roseaux, et les appliquent à une ouverture étroite
qu'ils touchent légèrement. À l'instant tout le ciel apparut en
flammes, mais aussitôt obscurci par la fumée, flammes vomies de ces
machines à la gorge profonde, dont le rugissement effondrait l'air avec
un bruit furieux, et déchirait toutes ses entrailles, dégorgeant leur
surabondance infernale, des tonnerres ramés, des grêles de globes de
fer. Dirigés contre l'ost victorieux, ils frappent avec une furie
tellement impétueuse, que ceux qu'ils touchent ne peuvent rester
debout, bien qu'autrement ils seraient restés fermes comme des rochers.
Ils tombent par milliers, l'ange roulé sur l'archange, et plus vite
encore à cause de leurs armes: désarmés ils auraient pu aisément,
comme esprits, s'échapper rapides par une prompte contraction ou par un
déplacement; mais alors il s'ensuivit une honteuse dispersion, et une
déroute forcée. Il ne leur servit de rien de relâcher leurs files
serrées: que pouvaient-ils faire? Se précipiteraient-ils en avant? Une
répulsion nouvelle, une indécente chute répétée les feraient
mépriser davantage et les rendraient la risée de leurs ennemis; car on
apercevait rangée une autre ligne de séraphins, en posture de faire
éclater leur second tir de foudre: reculer battus, c'est ce
qu'abhorraient le plus les anges fidèles. Satan vit leur détresse, et
s'adressant en dérision à ses compagnons:

«--Amis, pourquoi ces superbes vainqueurs ne marchent-ils pas en avant?
Tout à l'heure ils s'avançaient fiers, et quand, pour les bien
recevoir avec un front et un cœur ouverts (que pouvons-nous faire de
plus?), nous leur proposons des termes d'accommodement, soudain ils
changent d'idées, ils fuient, et tombent dans d'étranges folies, comme
s'ils voulaient danser! Toutefois pour une danse ils semblent un peu
extravagants et sauvages; peut-être est-ce de joie de la paix offerte.
Mais je suppose que si une fois de plus nos propositions étaient
entendues, nous les pourrions contraindre à une prompte
résolution.»--

«Bélial, sur le même ton de plaisanterie:

«--Général, les termes d'accommodement que nous leur avons envoyés
sont des termes de poids, d'un contenu solide, et pleins d'une force qui
porte coup. Ils sont tels, comme nous pouvons le voir, que tous en ont
été amusés et plusieurs étourdis; celui qui les reçoit en face est
dans la nécessité, de la tête aux pieds, de les bien comprendre;
s'ils ne sont pas compris, ils ont du moins l'avantage de nous faire
connaître quand nos ennemis ne marchent pas droit.»--

«Ainsi, dans une veine de gaieté, ils bouffonnaient entre eux,
élevés dans leurs pensées au-dessus de toute incertitude de victoire:
ils présumaient si facile d'égaler par leurs inventions l'éternel
Pouvoir, qu'ils méprisaient son tonnerre, et qu'ils riaient de son
armée tandis qu'elle resta dans le trouble. Elle n'y resta pas
longtemps: la rage inspira enfin les légions fidèles, et leur trouva
des armes à opposer à cet infernal malheur.

«Aussitôt (admire l'excellence et la force que Dieu a mises dans ses
anges puissants!) ils jettent au loin leurs armes; légers comme le
sillon de l'éclair, ils courent, ils volent aux collines (car la terre
tient du ciel cette variété agréable de colline et de vallée); ils
les ébranlent en les secouant çà et là dans leurs fondements,
arrachent les montagnes avec tout leur poids, rochers, fleuves, forêts,
et les enlevant par leurs têtes chevelues, les portent dans leurs
mains. L'étonnement et, sois-en sûr, la terreur, saisirent les
rebelles quand venant si redoutables vers eux, ils virent le fond des
montagnes tourné en haut, jusqu'à ce que lancées sur le triple rang
des machines maudites, ces machines et toute la confiance des ennemis
furent profondément ensevelies sous le faix de ces monts. Les ennemis
eux-mêmes furent envahis après; au-dessus de leurs têtes volaient de
grands promontoires qui venaient dans l'air répandant l'ombre, et
accablaient des légions entières armées. Leurs armures accroissaient
leur souffrance: leur substance, enfermée dedans, était écrasée et
broyée, ce qui les travaillait d'implacables tourments et leur
arrachait des gémissements douloureux. Longtemps ils luttèrent sous
cette masse avant de pouvoir s'évaporer d'une telle prison, quoique
esprits de la plus pure lumière; la plus pure naguère, maintenant
devenue grossière par le péché.

«Le reste de leurs compagnons, nous imitant, saisit de pareilles armes,
et arracha les coteaux voisins: ainsi les monts rencontrent dans l'air
les monts lancés de part et d'autre avec une projection funeste, de
sorte que sous la terre on combat dans une ombre effrayante; bruit
infernal! La guerre ressemble à des jeux publics, auprès de cette
rumeur. Une horrible confusion entassée sur la confusion s'éleva, et
alors tout le ciel serait allé en débris et se serait couvert de
ruines, si le Père tout-puissant, qui siège enfermé dans son
inviolable sanctuaire des cieux, pesant l'ensemble des choses, n'avait
prévu ce tumulte et n'avait tout permis pour accomplir son grand
dessein: honorer son Fils consacré, vengé de ses ennemis, et déclarer
que tout pouvoir lui était transféré. À ce Fils, assesseur de son
trône, il adresse ainsi la parole:

«--Splendeur de ma gloire, Fils bien aimé, Fils sur le visage duquel
est vu visiblement ce que je suis invisible dans ma divinité, toi dont
la main exécute ce que je fais par décret, seconde omnipotence! deux
jours sont déjà passés (deux jours tels que nous comptons les jours
du ciel) depuis que Michel est parti avec ses puissances pour dompter
ces désobéissants. Le combat a été violent, comme il était
très-probable qu'il le serait, quand deux pareils ennemis se
rencontrent en armes: car je les ai laissés à eux-mêmes, et tu sais
qu'à leur création je les fis égaux, et que le péché seul les a
dépareillés, lequel encore a opéré insensiblement, car je suspends
leur arrêt: dans un perpétuel combat il leur faudrait donc
nécessairement demeurer sans fin, et aucune solution ne serait
trouvée. «La guerre lassée a accompli ce que la guerre peut faire, et
elle a lâché les rênes à une fureur désordonnée, se servant de
montagnes pour armes; œuvre étrange dans le ciel et dangereuse à
toute la nature. Deux jours se sont donc écoulés; le troisième est
tien: à toi je l'ai destiné, et j'ai pris patience jusque ici afin que
la gloire de terminer cette grande guerre t'appartienne, puisque nul
autre que toi ne la peut finir. En toi j'ai transfusé une vertu, une
grâce si immense, que tous, au ciel et dans l'enfer, puissent
connaître ta force incomparable: cette commotion perverse ainsi
apaisée, manifestera que tu es le plus digne d'être héritier de
toutes choses, d'être héritier et d'être roi par l'onction sainte,
ton droit mérité. Va donc, toi, le plus puissant dans la puissance de
ton Père; monte sur mon chariot, guide les roues rapides qui ébranlent
les bases du ciel; emporte toute ma guerre, mon arc et mon tonnerre;
revêts mes toutes-puissantes armes, suspends mon épée à ta forte
cuisse. Poursuis ces fils des ténèbres, chasse-les de toutes les
limites du ciel dans l'abîme extérieur. Là, qu'ils apprennent,
puisque cela leur plaît, à mépriser Dieu, et le Messie son roi
consacré.»--

«Il dit, et sur son Fils ses rayons directs brillent en plein; lui
reçut ineffablement sur son visage tout son Père pleinement exprimé,
et la Divinité filiale répondit ainsi:

«Ô Père, ô Souverain des Trônes célestes! le Premier, le
Très-Haut, le Très-Saint, le Meilleur! tu as toujours cherché à
glorifier ton Fils; moi, toujours à te glorifier, comme il est
très-juste. Ceci est ma gloire, mon élévation, et toute ma
félicité, que, te complaisant en moi, tu déclares ta volonté
accomplie: l'accomplir est tout mon bonheur. Le sceptre et le pouvoir,
ton présent, je les accepte, et avec plus de joie je te les rendrai,
lorsqu'à la fin des temps tu seras tout en tout, et moi en toi pour
toujours, et en moi tous ceux que tu aimes.

«Mais celui que tu hais, je le hais, et je puis me revêtir de tes
terreurs, comme je me revêts de tes miséricordes, image de toi en
toutes choses. Armé de ta puissance, j'affranchirai bientôt le ciel de
ces rebelles, précipités dans leur mauvaise demeure préparée; ils
seront livrés à des chaînes de ténèbres et au ver qui ne meurt
point, ces méchants qui ont pu se révolter contre l'obéissance qui
t'est due, toi à qui obéir est la félicité suprême! Alors ces
saints, sans mélange, et séparés loin des impurs, entoureront ta
montagne sacrée, te chanteront des _alleluia_ sincères, des hymnes de
haute louange, et avec eux, moi leur chef.»--

«Il dit: s'inclinant sur son sceptre, il se leva de la droite de gloire
où il siège: et le troisième matin sacré perçant à travers le
ciel, commençait à briller. Soudain s'élance, avec le bruit d'un
tourbillon, le chariot de la Divinité paternelle, jetant d'épaisses
flammes, roues dans les roues, char non tiré moins animé d'un esprit,
et escorté de quatre formes de chérubins. Ces figures ont chacune
quatre faces surprenantes; tout leur corps et leurs ailes sont semés
d'yeux semblables à des étoiles; les roues de béril ont aussi des
yeux, et dans leur course le feu en sort de tous côtés. Sur leurs
têtes est un firmament de cristal où s'élève un trône de saphir
marqueté d'ambre pur et des couleurs de l'arc pluvieux.

«Tout armé de la panoplie céleste du radieux Urim, ouvrage divinement
travaillé, le Fils monte sur ce char. À sa main droite est assise la
Victoire aux ailes d'aigle; à son côté pendent son arc et son
carquois rempli de trois carreaux de foudre; et autour de lui roulent
des flots furieux de fumée, de flammes belliqueuses et d'étincelles
terribles.

«Accompagné de dix mille saints il s'avance: sa venue brille au loin,
et vingt mille chariots de Dieu (j'en ai ouï compter le nombre) sont
vus à l'un et à l'autre de ses côtés. Lui, sur les ailes des
chérubins, est porté sublime dans le ciel de cristal, sur un trône de
saphir éclatant au loin. Mais les siens l'aperçurent les premiers; une
joie inattendue les surprit quand flamboya, porté par des anges, le
grand étendard du Messie, son signe dans le ciel. Sous cet étendard
Michel réunit aussitôt ses bataillons, répandus sur les deux ailes,
et sous leur chef ils ne forment plus qu'un seul corps.

«Devant le Fils la puissance divine préparait son chemin: à son ordre
les montagnes déracinées se retirèrent chacune à leur place, elles
entendirent sa voix, s'en allèrent obéissantes; le ciel renouvelé
reprit sa face accoutumée, et avec de fraîches fleurs la colline et le
vallon sourirent.

«Ils virent cela les malheureux ennemis; mais ils demeurèrent
endurcis, et pour un combat rebelle rallièrent leurs puissances:
insensés! concevant l'espérance du désespoir! Tant de perversité
peut-elle habiter dans des esprits célestes! Mais pour convaincre
l'orgueilleux à quoi servent les prodiges, ou quelles merveilles
peuvent porter l'opiniâtre à céder? Ils s'obstineront davantage par
ce qui devait le plus les ramener; désolés de la gloire du Fils, à
cette vue l'envie les saisit; aspirant à sa hauteur, ils se remirent
fièrement en bataille, résolus par force ou par fraude de réussir et
de prévaloir à la fin contre Dieu et son Messie, ou de tomber dans une
dernière et universelle ruine: maintenant ils se préparent au combat
décisif, dédaignant la fuite ou une lâche retraite, quand le grand
Fils de Dieu à toute son armée, rangée à sa droite et à sa gauche
parla ainsi:

«--Restez toujours tranquilles dans cet ordre brillant, vous, saints;
restez ici, vous, anges armés; ce jour reposez-vous de la bataille.
Fidèle a été votre vie guerrière, et elle est acceptée de Dieu;
sans crainte dans sa cause juste, ce que vous avez reçu vous avez
employé invinciblement. Mais le châtiment de cette bande maudite
appartient à un autre bras: la vengeance est à lui, ou à celui qu'il
en a seul chargé. Ni le nombre ni la multitude ne sont appelés à
l'œuvre de ce jour; demeurez seulement et contemplez l'indignation de
Dieu, versée par moi sur ces impies. Ce n'est pas vous, c'est moi,
qu'ils ont méprisé, moi qu'ils ont envié; contre moi est toute leur
rage, parce que le Père, à qui, dans le royaume suprême du ciel, la
puissance et la gloire appartiennent, m'a honoré selon sa volonté.
C'est donc pour cela qu'il m'a chargé de leur jugement, afin qu'ils
aient ce qu'ils souhaitent, l'occasion d'essayer avec moi, dans le
combat qui est le plus fort, d'eux contre moi, ou de moi seul contre
eux. Puisqu'ils mesurent tout par la force, qu'ils ne sont jaloux
d'aucune autre supériorité, que peu leur importe qui les surpasse
autrement, je consens à n'avoir pas avec eux d'autre dispute.»--

«Ainsi parla le Fils, et en terreur changea sa contenance, trop
sévère pour être regardée; rempli de colère, il marche à ses
ennemis. Les quatre figures déploient à la fois leurs ailes étoilées
avec une ombre formidable et continue; et les orbes de son char de feu
roulèrent avec le fracas du torrent des grandes eaux, ou d'une
nombreuse armée. Lui sur ses impies adversaires fond droit en avant,
sombre comme la nuit. Sous ses roues brûlantes, l'immobile Empyrée
trembla dans tout son entier; tout excepté le trône même de Dieu.
Bientôt il arrive au milieu d'eux; dans sa main droite tenant dix mille
tonnerres, il les envoie devant lui tels qu'ils percent de plaies les
âmes des rebelles. Étonnés, ils cessent toute résistance, ils
perdent tout courage: leurs armes inutiles tombent. Sur les boucliers et
les casques, et les têtes des Trônes et des puissants séraphins
prosternés, le Messie passe; ils souhaitent alors que les montagnes
soient encore jetées sur eux comme un abri contre sa colère! Non moins
tempestueuses, des deux côtés ses flèches partent des quatre figures
à quatre visages semés d'yeux, et sont jetées par les roues vivantes
également semées d'une multitude d'yeux. Un esprit gouvernait ses
roues; chaque œil lançait des éclairs, et dardait parmi les maudits
une pernicieuse flamme qui flétrissait toute leur force, desséchait
leur vigueur accoutumée, et les laissait épuisés, découragés,
désolés, tombés. Encore le Fils de Dieu n'employa-t-il pas la moitié
de sa force, mais retint à moitié son tonnerre; car son dessein
n'était pas de les détruire, mais de les déraciner du ciel. Il releva
ceux qui étaient abattus, et comme une horde de boucs, ou un troupeau
timide pressé ensemble, il les chasse devant lui foudroyé par les
Terreurs et les Furies, jusqu'aux limites et à la muraille de cristal
du ciel. Le ciel s'ouvre, se roule en dedans, et laisse à découvert
par une brèche spacieuse l'abîme dévasté. Cette vue monstrueuse les
frappe d'horreur; ils reculent, mais une horreur bien plus grande les
repousse: tête baissée, ils se jettent eux-mêmes en bas du bord du
ciel: la colère éternelle brûle après eux dans le gouffre sans fond.

«L'Enfer entendit le bruit épouvantable; l'enfer vit le ciel croulant
du ciel: il aurait fui effrayé; mais l'inflexible destin avait jeté
trop profondément ses bases ténébreuses, et l'avait trop fortement
lié.

«Neuf jours ils tombèrent; le chaos confondu rugit, et sentit une
décuple confusion dans leur chute à travers sa féroce anarchie; tant
cette énorme déroute l'encombra de ruines! L'enfer béant les reçut
tous enfin, et se referma sur eux; l'enfer, leur convenable demeure,
l'enfer pénétré d'un feu inextinguible; maison de malheur et de
tourment. Le ciel soulagé se réjouit; il répara bientôt la brèche
de sa muraille, en retournant au lieu d'où il s'était replié.

«Seul vainqueur par l'expulsion de ses ennemis, le Messie ramena son
char de triomphe. Tous ses saints, qui silencieux furent témoins
oculaires de ses actes tout-puissants, pleins d'allégresse au-devant de
lui s'avancèrent; et dans leur marche, ombragés de palmes, chaque
brillante hiérarchie chantait le triomphe, le chantait, lui, Roi
victorieux, Fils, Héritier et Seigneur. À lui tout pouvoir est donné;
de régner il est le plus digne!

«Célébré, il passe triomphant au milieu du ciel, dans les parvis et
dans le temple de son Père tout-puissant élevé sur un trône; son
Père le reçut dans la gloire où maintenant il est assis à la droite
de la béatitude.

«C'est ainsi que (mesurant les choses du ciel aux choses de la terre),
à ta demande, ô Adam, et pour que tu sois en garde par ce qui s'est
passé, je t'ai révélé ce qui autrement aurait pu demeurer caché à
la race humaine: la discorde survenue et la guerre dans le ciel entre
les puissances angéliques, et la chute profonde de ceux qui, aspirant
trop haut, se révoltèrent avec Satan: il est maintenant jaloux de ton
état, et complote pour te détourner aussi de l'obéissance, afin
qu'avec lui privé de félicité, tu partages son châtiment,
l'éternelle misère. Ce serait toute sa consolation et sa vengeance
s'il pouvait, comme une peine faite au Très-Haut, t'obtenir une fois
pour compagnon de son malheur. Mais ne prête pas l'oreille à ses
tentations; avertis ta plus faible; profite d'avoir appris d'un exemple
terrible la récompense de la désobéissance: ils auraient pu demeurer
fermes, cependant ils tombèrent: qu'il t'en souvienne, et crains de
transgresser.»



LIVRE SEPTIÈME


ARGUMENT


Raphaël, à la demande d'Adam, raconte comment et pourquoi ce monde a
été d'abord créé: Dieu, ayant expulsé du ciel Satan et ses anges,
déclara que son plaisir était de créer un autre monde et d'autres
créatures pour y habiter. Il envoie son Fils dans la gloire et avec un
cortège d'anges, pour accomplir l'œuvre de la création en six jours.
Les anges célèbrent par des cantiques cette création et la
réascension du Fils au ciel.



Descends du ciel, Uranie, si de ce nom tu es justement appelée! En
suivant ta voix divine, j'ai pris mon essor au-dessus de l'Olympe,
au-dessus du vol de l'aile de Pégase. Ce n'est pas le nom, c'est le
sens de ce nom que j'invoque; car tu n'es pas une des neuf Muses, et tu
n'habites pas le sommet du vieil Olympe; mais née du ciel, avant que
les collines parussent ou que la fontaine coulât, tu conversais avec
l'éternelle Sagesse, la Sagesse ta sœur, et tu jouais avec elle en
présence du Père tout-puissant, qui se plaisait à ton chant céleste.
Enlevé par toi, je me suis hasardé dans le ciel des deux, moi hôte de
la terre, et j'ai respiré l'air de l'empyrée que tu tempérais: avec
la même sûreté guide en bas, rends-moi à mon élément natal, de
peur que, démonté par ce coursier volant sans frein (comme autrefois
Bellérophon dans une région plus abaissée), je ne tombe sur le champ
Alcien, pour y errer égaré et abandonné.

La moitié de mon sujet reste encore à chanter, mais dans les bornes
plus étroites de la sphère diurne et visible. Arrêté sur la terre,
non ravi au-dessus du pôle, je chanterai plus sûrement d'une voix
mortelle; elle n'est devenue ni enrouée ni muette, quoique je sois
tombé dans de mauvais jours, dans de mauvais jours quoique tombé parmi
des langues mauvaises, parmi les ténèbres et la solitude, et entouré
de périls. Cependant je ne suis pas seul, lorsque la nuit tu visites
mes sommeils, ou lorsque le matin empourpre l'orient.

Préside toujours à mes chants, Uranie! et trouve un auditoire
convenable, quoique peu nombreux. Mais chasse au loin la barbare
dissonance de Bacchus et de ses amis de la joie; race de cette horde
forcenée qui déchira le barde de la Thrace sur le Rhodope, où
l'oreille des bois et des rochers était ravie, jusqu'à ce que la
clameur sauvage eut noyé la harpe et la voix: la muse ne put défendre
son fils. Tu ne manqueras pas ainsi, Uranie, à celui qui t'implore; car
toi, tu es un songe céleste, elle un songe vain.

Dis, ô déesse, ce qui suivit après que Raphaël, l'archange affable,
eut averti Adam de se garder de l'apostasie, par l'exemple terrible de
ce qui arriva dans le ciel à ces apostats, de peur qu'il n'en arrivât
de même dans le paradis à Adam et à sa race (chargés de ne pas
toucher à l'arbre interdit), s'ils transgressaient et méprisaient ce
seul commandement si facile à observer, au milieu du choix de tous les
autres goûts qui pouvaient plaire à leurs appétits, quel qu'en fût
le caprice.

Adam, avec Ève sa compagne, avait écouté attentivement l'histoire; il
était rempli d'admiration et plongé dans une profonde rêverie en
écoutant des choses si élevées et si étranges; choses à leur
pensée si inimaginables, la haine dans le ciel, la guerre si près de
la paix de Dieu dans le bonheur, avec une telle confusion! Mais bientôt
le mal chassé retombait comme un déluge sur ceux dont il avait jailli,
impossible à mêler à la béatitude.

Maintenant Adam réprima bientôt les doutes qui s'élevaient dans son
cœur, et il est conduit (encore sans péché) par le désir de
connaître ce qui le touche de plus près: comment ce monde visible du
ciel et de la terre commença; quand et d'où il fut créé; pour quelle
cause; ce qui fut fait en dedans ou en dehors d'Éden, avec ce dont il a
souvenir. Comme un homme de qui l'altération est à peine soulagée,
suit de l'œil le cours du ruisseau dont le liquide murmure entendu
excite une soif nouvelle, Adam procède de la sorte à interroger son
hôte céleste:

«De grandes choses et pleines de merveilles, bien différentes de
celles de ce monde, tu as révélées à nos oreilles, interprète
divin, par faveur envoyé de l'empyrée pour nous avertir à temps de ce
qui aurait pu causer notre perte, s'il nous eût été inconnu,
l'humaine connaissance n'y pouvant atteindre. Nous devons des
remerciements immortels à l'infinie bonté, et nous recevons son
avertissement avec une résolution solennelle d'observer invariablement
sa volonté souveraine, la fin de ce que nous sommes. Mais puisque tu as
daigné avec complaisance nous faire part pour notre instruction de
choses au-dessus de la pensée terrestre (choses qu'il nous importait de
savoir comme il l'a semblé à la suprême sagesse); daigne maintenant
descendre plus bas, et nous raconter ce qui peut-être il ne nous est
pas moins utile de savoir: quand commença ce ciel que nous voyons si
distant et si haut orné de feux mouvants et innombrables; qu'est-ce que
cet air ambiant qui donne ou remplit tout espace, cet air largement
répandu embrassant tout autour cette terre fleurie; quelle cause mut le
Créateur, dans son saint repos de toute éternité, à bâtir si tard
dans le chaos; et comment l'ouvrage commencé fut tôt achevé? S'il ne
t'est pas défendu, tu peux nous dévoiler ce que nous demandons, non
pour sonder les secrets de son éternel empire, mais pour glorifier
d'autant plus ses œuvres que nous les connaîtrons davantage.

«Et la grande lumière du jour a encore à parcourir beaucoup de sa
carrière, quoique déjà sur son déclin; suspendu dans le ciel, le
soleil retenu par ta voix, écoute ta voix puissante; il s'arrêtera
plus longtemps pour te ouïr raconter son origine, et le lever de la
nature du sein du confus abîme. Ou si l'étoile du soir et la lune à
ton audience se hâtent, la Nuit avec elle amènera le silence; le
Sommeil en t'écoutant veillera, ou bien nous pourrons lui commander
l'absence jusqu'à ce que ton chant finisse, et te renvoie avant que
brille le matin.»

Ainsi Adam supplia son hôte illustre, et ainsi l'ange, semblable à un
Dieu, lui répondit avec douceur:

«Que cette demande faite avec prudence te soit accordée; mais pour
raconter les œuvres du Tout-Puissant, quelle parole, quelle langue de
séraphin peuvent suffire, ou quel cœur d'homme suffirait à les
comprendre? Cependant ce que tu peux atteindre, ce qui peut le mieux
servir à glorifier le Créateur et à te rendre aussi plus heureux ne
sera pas soustrait à ton oreille. J'ai reçu la commission d'en haut de
répondre à ton désir de savoir, dans certaines limites: au-delà,
abstiens-toi de demander; ne laisse pas tes propres imaginations
espérer des choses non révélées, que le Roi invisible, seul
omniscient, a ensevelies dans la nuit, incommunicables à personne sur
la terre ou dans le ciel: assez reste en dehors de cela à chercher et
à connaître. Mais la science est comme la nourriture; elle n'a pas
moins besoin de tempérance pour en régler l'appétit et pour savoir en
quelle mesure l'esprit la peut bien supporter; autrement elle oppresse
par son excès et change bientôt la sagesse en folie, comme la
nourriture en fumée.

«Sache donc: après que Lucifer (ainsi appelé parce qu'il brillait
autrefois dans l'armée des anges plus que cette étoile parmi les
étoiles) eut été précipité du ciel dans son lieu avec ses légions
brûlantes, à travers l'abîme, le Fils étant retourné victorieux
avec ses saints, le Tout-Puissant, éternel Père, contempla de son
trône leur multitude, et parla de la sorte à son Fils:

«--Du moins notre jaloux ennemi s'est trompé, lui qui croyait que tous
comme lui seraient rebelles: par leur secours il se flattait (nous une
fois dépossédés) de saisir cette inaccessible et haute forteresse,
siège de la Divinité suprême. Dans sa trahison il a entraîné
plusieurs dont la place ici n'est plus connue. Cependant la plus grande
partie, je le vois, garde toujours son poste: le ciel, peuplé encore,
conserve un nombre suffisant d'habitants pour remplir ses royaumes,
quoique vastes, pour fréquenter ce haut temple avec des observances
dues et des rites solennels. Mais de peur que le cœur de l'ennemi ne
s'enfle du mal déjà fait en dépeuplant le ciel (ce qu'il estime
follement être un dommage pour moi), je puis réparer ce dommage, si
c'en est un de perdre ce qui est perdu de soi-même. Dans un moment je
créerai un autre monde; d'un seul homme je créerai une race d'hommes
innombrables, pour habiter là, non ici, jusqu'à ce qu'élevés par
degrés de mérite, éprouvés par une longue obéissance, ils s'ouvrent
eux-mêmes enfin le chemin pour monter ici, et que la terre changée
dans le ciel, et le ciel dans la terre, ne forme plus qu'un royaume, en
joie et en union sans fin.

«En attendant, demeurez moins pressés, vous pouvoirs célestes; et toi
mon Verbe, Fils engendré, par toi j'opère ceci: parle, et qu'il soit
fait! Avec toi j'envoie ma puissance et mon esprit qui couvre tout de
son ombre. Va et ordonne à l'abîme, dans des limites fixées, d'être
terre et ciel. L'abîme est sans bornes, parce que je suis: l'infini est
rempli par moi; l'espace n'est pas vide. Quoique je ne sois circonscrit
dans aucune étendue, je me retire et n'étends pas partout ma bonté,
qui est libre d'agir ou de n'agir pas. Nécessité et hasard
n'approchent pas de moi; ce que je veux est destin.»

«Ainsi parla le Tout-Puissant, et ce qu'il avait dit, son Verbe, la
divinité filiale, l'exécuta. Immédiats sont les actes de Dieu, plus
rapides que le temps et le mouvement; mais à l'oreille humaine ils ne
peuvent être dits que par la succession du discours, et dits de telle
sorte que l'intelligence terrestre puisse les recevoir.

«Grand triomphe et grande réjouissance furent aux cieux, quand la
volonté du Tout-Puissant entendue fut ainsi déclarée. Ils
chantèrent:

«--Gloire au Très-Haut! bonne volonté aux hommes à venir, et paix
dans leur demeure! Gloire à celui dont la juste colère vengeresse a
chassé le méchant de sa vue et des habitations du juste! À lui gloire
et louange dont la sagesse a ordonné de créer le bien du mal: au lieu
des malins esprits, une race meilleure sera mise dans leur place
vacante, et sa bonté se répandra dans des mondes et dans des siècles
sans fin.»--

«Ainsi chantaient les hiérarchies.

«Cependant le Fils parut pour sa grande expédition, ceint de la
toute-puissance, couronné des rayons de la majesté divine: la sagesse
et l'amour immense, et tout son Père brillaient en lui. Autour de son
char se répandaient sans nombre Chérubins, Séraphins, Potentats,
Trônes, Vertus, esprits ailés, et les chars ailés de l'arsenal de
Dieu: ces chars de toute antiquité placés par myriades entre deux
montagnes d'airain, étaient réservés pour un jour solennel, tout
prêts, harnachés, équipages célestes; maintenant ils se présentent
spontanément (car en eux vit un esprit) pour faire cortège à leur
Maître. Le ciel ouvrit, dans toute leur largeur, ses portes éternelles
tournant sur leurs gonds d'or avec un son harmonieux, pour laisser
passer le Roi de gloire dans son puissant Verbe et dans son Esprit, qui
venait de créer de nouveaux mondes.

«Ils s'arrêtèrent tous sur le sol du ciel, et contemplèrent du bord
l'incommensurable abîme, orageux comme une mer, sombre, dévasté,
sauvage, bouleversé jusqu'au fond par des vents furieux, enflant des
vagues comme des montagnes, pour assiéger la hauteur du ciel et pour
confondre le centre avec le pôle.

«--Silence, vous, vagues troublées! et toi, abîme, paix! dit le Verbe
qui fait tout; cessez vos discordes!»--

«Il ne s'arrêta point, mais enlevé sur les ailes des Chérubins,
plein de la gloire paternelle, il entra dans le chaos et dans le monde
qui n'était pas né; car le chaos entendit sa voix: le cortège des
anges le suivait dans une procession brillante, pour voir la création
et les merveilles de sa puissance. Alors il arrête les roues ardentes,
et prend dans sa main le compas d'or, préparé dans l'éternel trésor
de Dieu, pour tracer la circonférence de cet univers et de toutes les
choses créées. Une pointe de ce compas il appuie au centre, et tourne
l'autre dans la vaste et obscure profondeur, et il dit:

«--Jusque-là étends-toi, jusque-là vont tes limites; que ceci soit
ton exacte circonférence, ô monde!»--

«Ainsi Dieu créa le ciel, ainsi il créa la terre; matière informe et
vide. De profondes ténèbres couvraient l'abîme: mais sur le calme des
eaux l'Esprit de Dieu étendit ses ailes paternelles, et infusa la vertu
vitale et la chaleur vitale à travers la masse fluide; mais il
précipita en bas la lie noire, tartaréenne, froide, infernale,
opposée à la vie. Alors il réunit, alors il engloba les choses
semblables avec les choses semblables; il répartit le reste en
plusieurs places, et étendit l'air entre les objets: la terre,
d'elle-même balancée, sur son centre posa.

«--Que la lumière soit»! dit Dieu.--

«Soudain la lumière éthérée, première des choses, quintessence
pure, jaillit de l'abîme, et partie de son orient natal, elle commença
à voyager à travers l'obscurité aérienne, enfermée dans un nuage
sphérique rayonnant, car le soleil n'était pas encore: dans ce nuageux
tabernacle elle séjourna quelque temps.

«Dieu vit que la lumière était bonne, et il sépara la lumière des
ténèbres par hémisphère: il donna à la lumière le nom de jour, et
aux ténèbres le nom de nuit. Et du soir et du matin se fit le premier
jour. Il ne passa pas sans être célébré, ce jour, sans être chanté
par les chœurs célestes, lorsqu'ils virent l'orient pour la première
fois exhalant la lumière des ténèbres; jour de naissance du ciel et
de la terre. Ils remplirent de cris de joie et d'acclamations l'orbe
universel! ils touchèrent leurs harpes d'or, glorifiant par des hymnes
Dieu et ses œuvres: ils le chantèrent Créateur quand le premier soir
fut, et quand fut le premier matin.

«Dieu dit derechef:

«--Que le firmament soit au milieu des eaux, et qu'il sépare les eaux
d'avec les eaux.»--

«Et Dieu fit le firmament, étendue d'air élémentaire, liquide, pur,
transparent, répandu en circonférence jusqu'à la convexité la plus
reculée de son grand cercle; division ferme et sûre, séparant les
eaux inférieures de celles qui sont au-dessus. Car, ainsi que la terre,
Dieu bâtit le monde sur les eaux calmes circonfluentes, dans un large
océan de cristal, et fort éloigné du bruyant désordre du chaos, de
peur que ses rudes extrémités contiguës ne dérangeassent la
structure entière de ce monde; et Dieu donna au firmament le nom de
ciel. Ainsi du soir et du matin, le chœur chanta le second jour.

«La terre était créée, mais encore ensevelie, embryon prématuré,
dans les entrailles des eaux; elle n'apparaissait pas: sur toute la
surface de la terre le plein océan s'étendit, non inutile, car par une
humidité tiède et prolifique, attendrissant tout le globe de la terre,
il faisait fermenter cette mère commune pour qu'elle pût concevoir,
saturée d'une moiteur vivifiante.

«Dieu dit alors:--«Que les eaux qui sont sous le ciel se rassemblent
dans un seul lieu, et que l'élément aride paraisse.»--

«Aussitôt apparaissent deux montagnes énormes, émergentes, et leurs
larges dos pelés se soulevant jusqu'aux nues; leurs têtes montent dans
le ciel. Aussi hautes que s'élevèrent les collines intumescentes,
aussi bas s'abaissa un bassin creux et profond, ample lit des eaux.
Elles y courent avec une précipitation joyeuse, enroulées comme des
gouttes sur la poussière, qui se forment en globules par l'aridité.
Une partie de ces eaux avec hâte s'élève en mur de cristal, ou en
montagne à pic: telle fut la vitesse que le grand commandement imprima
aux flots agiles. Comme des armées, à l'appel des trompettes (car tu
as entendu parler d'armées), s'attroupent autour de leurs étendards,
ainsi la multitude liquide roule vague sur vague là où elle trouve une
issue, dans la pente escarpée torrent impétueux, dans la plaine
courant paisible. Ni les rochers ni les collines n'arrêtent ces ondes;
mais sous la terre, ou en longs circuits promenant leurs sinueuses
erreurs, elles se frayent un chemin, et percent dans le sol limoneux de
profonds canaux; chose facile avant que Dieu eût ordonné à la terre
de devenir sèche partout, excepté entre ces bords où coulent
aujourd'hui les fleuves qui entraînent incessamment leur humide
cortège.

«Dieu appela terre l'élément aride, et le grand réservoir des eaux
rassemblées il l'appela mer; il vit que cela était bon, et dit:

«--Que la terre produise de l'herbe verte, l'herbe qui porte de la
graine, et les arbres fruitiers qui portent des fruits, chacun selon son
espèce, et qui renferment leur semence en eux-mêmes sur la terre.»--

«À peine a-t-il parlé que la terre nue (jusqu'alors déserte et
chauve, sans ornement, désagréable à la vue), poussa une herbe tendre
qui revêtit universellement sa surface d'une charmante verdure; alors
les plantes de différentes feuilles, qui soudain fleurirent en
déployant leurs couleurs variées, égayèrent son sein suavement
parfumé. Et celles-ci étaient à peine épanouies que la vigne
fleurit, chargée d'une multitude de grappes; la courge enflée rampa,
le chalumeau du blé se rangea en bataille dans son champ, l'humble
buisson et l'arbrisseau mêlèrent leur chevelure hérissée. Enfin
s'élevèrent, comme en cadence, les arbres majestueux, et ils
déployèrent leurs branches surchargées, enrichies de fruits ou
emperlées de fleurs. Les collines se couronnèrent de hautes forêts;
les vallées et les fontaines de touffes de bois; les fleuves de
bordures le long de leur cours. La terre à présent parut un ciel,
séjour où les dieux pouvaient habiter, errer avec délices, et se
plaire à fréquenter ses sacrés ombrages.

«Cependant Dieu n'avait pas encore fait tomber la pluie sur la terre,
et il n'y avait encore aucun homme pour labourer les champs; mais il
s'élevait du sol une vapeur de rosée qui humectait toute la terre, et
toutes les plantes des champs, que Dieu créa avant qu'elles fussent
dans la terre, toutes les herbes avant qu'elles grandissent sur la verte
tige. Dieu vit que cela était bon. Et le soir et le matin
célébrèrent le troisième jour. «Le Tout-Puissant parla encore:

«--Que des corps de lumière soient faits dans la haute étendue du
ciel, afin qu'ils séparent le jour de la nuit; et qu'ils servent de
signes pour les saisons et pour les jours et le cours des années, et
qu'ils soient pour flambeaux; comme je l'ordonne, leur office dans le
firmament du ciel sera de donner la lumière à la terre!»--Et cela fut
fait ainsi.

«Et Dieu fit deux grands corps lumineux (grands par leur utilité pour
l'homme), le plus grand pour présider au jour, le plus petit pour
présider à la nuit. Et il fit les étoiles, et les mit dans le
firmament du ciel pour illuminer la terre, et pour régler le jour, et
pour régler la nuit dans leur vicissitude, et pour séparer la lumière
d'avec les ténèbres. Dieu vit, en contemplant son grand ouvrage que
cela était bon.

«Car le soleil, sphère puissante, fut celui des corps célestes qu'il
fit le premier, non lumineux d'abord, quoique de substance éthérée.
Ensuite il forma la lune globuleuse et les étoiles de toutes grandeurs,
et il sema le ciel d'étoiles comme un champ. Il prit la plus grande
partie de la lumière dans son tabernacle de nuée, il la transplanta et
la plaça dans l'orbe du soleil, fait poreux pour recevoir et boire la
lumière liquide, fait compacte pour retenir ses rayons recueillis,
aujourd'hui grand palais de la lumière. Là, comme à leur fontaine,
les autres astres se réparant, puisent la lumière dans leurs urnes
d'or, et c'est là que la planète du matin dore ses cornes. Par
impression ou par réflexion ces astres augmentent leur petite
propriété, bien que, si loin de l'œil humain, on ne les voie que
diminués. D'abord dans son orient se montra le glorieux flambeau,
régent du jour; il investit tout l'horizon de rayons étincelants,
joyeux de courir vers son occident sur le grand chemin du ciel: le pâle
crépuscule et les pléiades formaient des danses devant lui, répandant
une bénigne influence.

«Moins éclatante, mais à l'opposite, sur le même niveau dans
l'ouest, la lune était suspendue; miroir du soleil, elle en emprunte la
lumière sur sa pleine face; dans cet aspect, elle n'avait besoin
d'aucune autre lumière, et elle garda cette distance jusqu'à la nuit;
alors elle brilla à son tour dans l'orient, sa révolution étant
accomplie sur le grand axe des cieux; elle régna dans son divisible
empire avec mille plus petites lumières, avec mille et mille étoiles!
Elles apparurent alors semant de paillettes l'hémisphère qu'ornaient
pour la première fois leurs luminaires radieux qui se couchèrent et se
levèrent. Le joyeux soir et le joyeux matin couronnèrent le quatrième
jour.

«Et Dieu dit:

«--Que les eaux engendrent les reptiles, abondants en frai, créatures
vivantes. Et que les oiseaux volent au dessus de la terre, les ailes
déployées sous le firmament ouvert du ciel.»--

«Et Dieu créa les grandes baleines et tous les animaux qui ont la vie,
tous ceux qui glissent dans les eaux et qu'elles produisent abondamment
chacun selon leurs espèces; il créa aussi les oiseaux pourvus d'ailes,
chacun selon son espèce; et il vit que cela était bon, et il les
bénit en disant:

«--Croissez et multipliez; remplissez les eaux de la mer, des lacs et
des rivières; que les oiseaux se multiplient sur la terre.»--

«Aussitôt les détroits et les mers, chaque golfe et chaque baie,
fourmillent de frai innombrable et d'une multitude de poissons qui, avec
leurs nageoires et leurs brillantes écailles, glissent sous la verte
vague; leurs troupes forment souvent des bancs au milieu de la mer.
Ceux-ci, solitaires ou avec leurs compagnons, broutent l'algue leur
pâturage, et s'égarent dans des grottes de corail, ou se jouant,
éclair rapide, montrent au soleil leur robe ondée parsemée de gouttes
d'or; ceux-là, à l'aise dans leur coquille de nacre, attendent leur
humide aliment, ou, dans une armure qui les couvre, épient leur proie
sous les rochers.

«Le veau marin et les dauphins voûtés folâtrent sur l'eau calme; des
poissons d'une masse prodigieuse, d'un port énorme, se vautrant
pesamment, font une tempête dans l'océan. Là Léviathan, la plus
grande des créatures vivantes, étendu sur l'abîme comme un
promontoire, dort ou nage, et semble une terre mobile; ses ouïes
attirent en dedans et ses naseaux rejettent en dehors une mer.

«Cependant, les antres tièdes, les marais, les rivages, font éclore
leur couvée nombreuse de l'œuf qui bientôt se brisant, laisse
apercevoir par une favorable fracture les petits tout nus; bientôt
emplumés, et en état de voler, ils ont toutes leurs ailes; et avec un
cri de triomphe, prenant l'essor dans l'air sublime, ils dédaignent la
terre qu'ils voient en perspective sous un nuage. Ici l'aigle et la
cigogne, sur les roches escarpées et sur la cime des cèdres,
bâtissent leurs aires.

«Une partie des oiseaux plane indolemment dans la région de l'air;
d'autres plus sages, formant une figure, tracent leur chemin en commun;
intelligents des saisons, ils font partir leurs caravanes aériennes qui
volent au-dessus des terres et des mers, et d'une aile mutuelle
facilitent leur fuite: ainsi les prudentes cigognes, portées sur les
vents, gouvernent leur voyage de chaque année; l'air flotte, tandis
qu'elles passent, vanné par des plumes innombrables.

«De branche en branche les oiseaux plus petits solacient les bois de
leur chant, et déploient jusqu'au soir leurs ailes peinturées: alors
même le rossignol solennel ne cesse pas de chanter, mais toute la nuit
il soupire ses tendres lais.

«D'autres oiseaux encore baignent dans les lacs argentés et dans les
rivières leur sein duveteux. Le cygne, au cou arqué, entre deux ailes
blanches, manteau superbe, fait nager sa dignité avec ses pieds en
guise de rames: souvent il quitte l'humide élément, et s'élevant sur
ses ailes tendues, il monte dans la moyenne région de l'air. D'autres
sur la terre marchent fermes: le coq crêté dont le clairon sonne les
heures silencieuses, et cet oiseau qu'orne sa brillante queue, enrichie
des couleurs vermeilles de l'arc-en-ciel et d'yeux étoilés. Ainsi les
eaux remplies de poissons et l'air d'oiseaux, le matin et le soir
solennisèrent le cinquième jour.

«Le sixième et dernier jour de la création se leva enfin au son des
harpes du soir et du matin, quand Dieu dit:

«--Que la terre produise des animaux vivants, chacun selon son espèce;
les troupeaux, et les reptiles, et les bêtes de la terre, chacun selon
son espèce!»--

«La terre obéit: et soudain, ouvrant ses fertiles entrailles, elle
enfanta dans une seule couche d'innombrables créatures vivantes, de
formes parfaites, pourvues de membres et en pleine croissance. Du sol
comme de son gîte, se leva la bête fauve là où elle se tient
d'ordinaire, dans la forêt déserte, le buisson, la fougeraie ou la
caverne; elles se levèrent par couple sous les arbres: elles
marchèrent, le bétail dans les champs et les prairies vertes, ceux-ci
rares et solitaires, ceux-là en troupeaux pâturant à la fois, et
jaillis du sol en bandes nombreuses. Tantôt les grasses mottes de terre
mettent bas une génisse; tantôt paraît à moitié un lion roux,
grattant pour rendre libre la partie postérieure de son corps: alors il
s'élance comme échappé de ses liens, et, se dressant, secoue sa
crinière tavelée. L'once, le léopard et le tigre, se soulevant comme
la taupe, jettent par-dessus eux en monticules la terre émiettée. Le
cerf rapide de dessous le sol lève sa tête branchue. À peine
Béhémoth, le plus gros des fils de la terre, peut dégager de son
moule son vaste corps. Les brebis laineuses et bêlantes poussent comme
des plantes; le cheval marin et le crocodile écailleux restent indécis
entre la terre et l'eau.

«À la fois fut produit tout ce qui rampe sur la terre, insecte ou ver:
les uns, en guise d'ailes agitent leurs souples éventails, et décorent
leurs plus petits linéaments réguliers de toutes les livrées de
l'orgueil de l'été, taches d'or et de pourpre, d'azur et de vert; les
autres tirent comme une ligne leur longue dimension, rayant la terre
d'une sinueuse trace. Ils ne sont pas tous les moindres de la nature:
quelques-uns de l'espèce du serpent, étonnants en longueur et en
grosseur, entrelacent leurs tortueux replis, et y ajoutent des ailes.

«D'abord chemine l'économe fourmi, prévoyante de l'avenir; dans un
petit corps elle renferme un grand cœur! modèle peut-être à l'avenir
de la juste égalité, elle unit en communauté ses tribus populaires.
Ensuite parut en essaim l'abeille femelle qui nourrit délicieusement
son mari fainéant, et bâtit ses cellules de cire remplies de miel. Le
reste est sans nombre, et tu sais leur nature, et tu leur donnas des
noms inutiles à te répéter. Il ne t'est pas inconnu, le serpent (la
bête la plus subtile des champs); d'une énorme étendue quelquefois;
il a des yeux d'airain, une crinière hirsute et terrible, quoiqu'il ne
te soit point nuisible, et qu'il obéisse à ton appel.

«Les cieux brillaient maintenant dans toute leur gloire, et roulaient
selon les mouvements que la main du grand premier moteur imprima d'abord
à leur cours. La terre achevée dans son riche appareil, souriait
charmante; l'air, l'eau, la terre, étaient fréquentés par l'oiseau
qui vole, le poisson qui nage, la bête qui marche: et le sixième jour
n'était pas encore accompli.

«Il y manquait le chef-d'œuvre, la fin de tout ce qui a été fait, un
être non courbé, non brute comme les autres créatures, mais qui,
doué de la sainteté de la raison, pût dresser sa stature droite, et
avec un front serein, se connaissant soi-même, gouverner le reste; un
être qui, magnanime, pût correspondre d'ici avec le ciel, mais
reconnaître, dans sa gratitude, d'où son bien descend, et, le cœur,
la voix, les yeux dévotement dirigés là, adorer, révérer le Dieu
suprême qui le fit chef de tous ses ouvrages. C'est pourquoi le Père
tout-puissant, éternel (car où n'est-il pas présent?) distinctement
à son Fils parla de la sorte:

«--Faisons à présent l'homme à notre image et à notre ressemblance;
et qu'il commande aux poissons de la mer, aux oiseaux du ciel, aux
bêtes des champs, à toute la terre et à tous les reptiles qui se
remuent sur la terre.»

«Cela dit, il te forma, toi, Adam; toi, ô homme poussière de la
terre; et il souffla dans tes narines le souffle de la vie: il te créa
à sa propre image, à l'image exacte de Dieu, et tu devins une âme
vivante. Mâle il te créa, mais il créa femelle ta compagne, pour ta
race. Alors il bénit le genre humain, et dit:

«Croissez, multipliez; et remplissez la terre et vous l'assujettissez,
et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur
tous les animaux vivants qui se meuvent sur la terre, partout où ils
ont été créés, car aucun lieu n'est encore désigné par un nom.»
De là, comme tu sais, il te porta dans ce délicieux bocage, dans ce
jardin planté des arbres de Dieu, délectables à voir et à goûter.
Et il te donna libéralement tout leur fruit agréable pour nourriture
(ici sont réunies toutes les espèces que porte toute la terre,
variété infinie!); mais du fruit de l'arbre qui goûté, produit la
connaissance du bien et du mal, tu dois t'abstenir; le jour où tu en
manges, tu meurs. La mort est la peine imposée; prends garde, et
gouverne bien ton appétit, de peur que le péché ne te surprenne, et
sa noire suivante, la mort.

«Ici Dieu finit: et tout ce qu'il avait fait, il le regarda, et vit que
tout était entièrement bon: ainsi le soir et le matin accomplirent le
sixième jour; toutefois non pas avant que le Créateur cessant son
travail, quoique non fatigué, retournât en haut, en haut au ciel des
cieux, sa sublime demeure, pour contempler de là ce monde nouvellement
créé, cette addition à son empire, pour voir comment il se montrait
en perspective de son trône, combien bon, combien beau, répondant à
sa grande idée.

«Il s'enleva, suivi d'acclamations, et au son mélodieux de dix mille
harpes qui faisaient entendre d'angéliques harmonies. La terre, l'air,
résonnaient (tu t'en souviens, car tu les entendis); les cieux et
toutes les constellations retentirent, les planètes s'arrêtèrent dans
leur station pour écouter, tandis que la pompe brillante montait en
jubilation. Ils chantaient:

«--Ouvrez-vous, portes éternelles; ouvrez, ô cieux, vos portes
vivantes! laissez entrer le grand Créateur, revenu magnifique de son
ouvrage, de son ouvrage des six jours, un monde! Ouvrez-vous, et
désormais ouvrez-vous souvent; car Dieu délecté daignera souvent
visiter les demeures des hommes justes, et par une fréquente
communication il y enverra ses courriers ailés, pour les messages de sa
grâce suprême.»--

«Ainsi chantait le glorieux cortège dans son ascension: le Verbe à
travers le ciel, qui ouvrit dans toute leur grandeur ses portes
éclatantes, suivit le chemin direct jusqu'à la maison éternelle de
Dieu; chemin large et ample, dont la poussière est d'or et le pavé
d'étoiles, comme les étoiles que tu vois dans la Galaxie, cette voie
lactée que tu découvres, la nuit, comme une zone poudrée d'étoiles.

«Et maintenant, sur la terre, le septième soir se leva dans Éden, car
le soleil s'était couché, et le crépuscule, avant-coureur de la nuit,
venait de l'orient, quand au saint mont, sommet élevé du ciel, trône
impérial de la Divinité, à jamais fixé, ferme et sûr, la puissance
filiale arriva et s'assit avec son Père. Car lui aussi, quoiqu'il
demeurât à la même place (tel est le privilège de l'omniprésence),
était allé invisible à l'ouvrage ordonné, lui commencement et fin de
toutes choses. Et se reposant alors du travail, il bénit et sanctifia
le septième jour, parce qu'il se reposa ce jour-là de tout son
ouvrage. Mais il ne fut pas chômé dans un sacré silence; la harpe eut
du travail, et ne se reposa pas; la flûte grave, le tympanon, tous les
orgues au clavier mélodieux, tous les sons touchés sur la corde ou le
fil d'or, confondirent de doux accords entremêlés de voix en chœur ou
à l'unisson. Des nuages d'encens, fumant dans des encensoirs d'or,
cachèrent la montagne. La création et l'œuvre des six jours furent
chantées.

«--Grands sont tes ouvrages, ô Jéhovah! infini ton pouvoir! quelle
pensée te peut mesurer, quelle langue te raconter? Plus grand
maintenant dans ton retour, qu'après le combat des anges géants: toi,
ce jour-là tes foudres te magnifièrent, mais il est plus grand de
créer que de détruire ce qui est créé. Qui peut te nuire, Roi
puissant, ou borner ton empire? Facilement as-tu repoussé
l'orgueilleuse entreprise des esprits apostats et dissipé leurs vains
conseils, lorsque, dans leur impiété, ils s'imaginèrent te diminuer,
te retirer de toi la foule de tes adorateurs. Qui cherche à t'amoindrir
ne sert, contre son dessein, qu'à manifester d'autant plus ta
puissance; tu emploies la méchanceté de ton ennemi, et tu en fais
sortir le bien: témoin ce monde nouvellement créé, autre ciel non
loin de la porte du ciel, fondé, en vue, sur le pur cristallin, la mer
de verre; d'une étendue presque immense, ce ciel a de nombreuses
étoiles, et chaque étoile a peut-être un monde destiné à être
habité: mais tu connais leurs temps. Au milieu de ces mondes se trouve
la terre, demeure des hommes, leur séjour agréable avec son océan
inférieur répandu alentour. Trois fois heureux les hommes et les fils
des hommes que Dieu a favorisés ainsi! qu'il a créés à son image,
pour habiter là et pour l'adorer, et en récompense régner sur toutes
ses œuvres, sur la terre, la mer ou l'air, et multiplier une race
d'adorateurs saints et justes! Trois fois heureux s'ils connaissent leur
bonheur, et s'ils persévèrent dans la justice!»--

«Ils chantaient ainsi, et l'Empyrée retentit d'_alleluia_; ainsi fut
gardé le jour du sabbat.

«Je pense maintenant, ô Adam! avoir pleinement satisfait à ta
requête, qui demanda comment ce monde, et la face des choses,
commencèrent d'abord, et ce qui fut fait avant ton souvenir, dès le
commencement, afin que la postérité, instruite par toi, le pût
apprendre. Si tu as à rechercher quelque autre chose ne surpassant pas
l'intelligence humaine, parle.»



LIVRE HUITIÈME


ARGUMENT


Adam s'enquiert des mouvements célestes; il reçoit une réponse
douteuse et est exhorté à chercher de préférence des choses plus
dignes d'être connues. Adam y consent; mais, désirant encore retenir
Raphaël, il lui raconte les choses dont il se souvient, depuis sa
propre création; sa translation dans le paradis; son entretien avec
Dieu touchant la solitude et une société convenable; sa première
rencontre et ses noces avec Ève. Son discours là-dessus avec l'Ange,
qui part après des admonitions répétées.



L'ange finit, et dans l'oreille d'Adam laisse sa voix si charmante que,
pendant quelque temps, croyant qu'il parlait encore, il restait encore
immobile pour l'écouter. Enfin, comme nouvellement éveillé, il lui
dit, plein de reconnaissance:

«Quels remercîments suffisants, ou quelle récompense proportionnée
ai-je à t'offrir, divin historien, qui as si abondamment étanché la
soif que j'avais de connaître, qui as eu cette condescendance amicale
de raconter des choses autrement pour moi inscrutables, maintenant
entendues avec surprise, mais avec délice, et comme il est dû, avec
une gloire attribuée au souverain Créateur! Néanmoins quelque doute
me reste que ton explication peut seule résoudre.

«Lorsque je vois cette excellente structure, ce monde, composé du ciel
et de la terre, et que je calcule leurs grandeurs, cette terre
est une tache, un grain, un atome, comparée avec le firmament, et
tous ses astres comptés, qui semblent rouler dans des espaces
incompréhensibles, car leur distance et leur prompt retour diurne le
prouvent. Quoi! uniquement pour administrer la lumière l'espace d'un
jour et d'une nuit autour de cette terre opaque, et de cette tache d'un
point, eux, dans toute leur vaste inspection d'ailleurs inutiles! En
raisonnant j'admire souvent comment la nature sobre et sage a pu
commettre de pareilles disproportions, a pu, d'une main prodigue, créer
les corps les plus beaux, multiplier les plus grands pour ce seul usage
(à ce qu'il paraît), et imposer à leurs orbes de telles révolutions
sans repos, jour par jour répétées. Et cependant la terre sédentaire
(qui pourrait se mouvoir mieux dans un cercle beaucoup moindre), servie
par plus noble qu'elle, atteint ses fins sans le plus petit mouvement et
reçoit la chaleur et la lumière, comme le tribut d'une course
incalculable, apporté avec une rapidité incorporelle, rapidité telle
que les nombres manquent pour l'exprimer.»

Ainsi parla notre premier père, et il sembla par sa contenance entrer
dans des pensées studieuses et abstraites; ce qu'Ève apercevant du
lieu où elle était assise retirée en vue, elle se leva avec une
modestie majestueuse et une grâce qui engageaient celui qui la voyait
à souhaiter qu'elle restât. Elle alla parmi ses fruits et ses fleurs
pour examiner comment ils prospéraient, bouton et fleur, ses élèves:
ils poussèrent à sa venue, et, touchés par sa belle main, grandirent
plus joyeusement. Cependant elle ne se retira point comme non charmée
de tels discours, ou parce que son oreille n'était pas capable
d'entendre ce qui était élevé; mais elle se réservait ce plaisir,
Adam racontant, elle seule auditrice; elle préférait à l'ange son
mari le narrateur, et elle aimait mieux l'interroger; elle savait qu'il
entremêlerait d'agréables digressions, et résoudrait les hautes
difficultés par des caresses conjugales: des lèvres de son époux les
paroles ne lui plaisaient pas seules! Oh! quand se rencontre à présent
un pareil couple, mutuellement uni en dignité et en amour? Ève
s'éloigna avec la démarche d'une déesse; elle n'était pas sans
suite, car près d'elle, comme une reine, un cortège de grâces
attrayantes se tient toujours; et d'autour d'elle jaillissaient dans
tous les yeux des traits de désir qui faisaient souhaiter encore sa
présence.

Et Raphaël, bienveillant et facile, répond à présent au doute
qu'Adam avait proposé:

«De demander ou de t'enquérir, je ne te blâme pas, car le ciel est
comme le livre de Dieu ouvert devant toi, dans lequel tu peux lire ses
merveilleux ouvrages et apprendre ses saisons, ses heures, ou ses mois,
ou ses années; pour atteindre à ceci, que le ciel ou la terre se
meuvent, peu importe si tu comptes juste. Le grand Architecte a fait
sagement de cacher le reste à l'homme ou à l'ange, de ne pas divulguer
ses secrets pour être scrutés par ceux qui doivent plutôt les
admirer; ou s'ils veulent hasarder des conjectures, il a livré son
édifice des deux à leurs disputes, afin peut-être d'exciter son rire
par leurs opinions vagues et subtiles, quand dans la suite ils viendront
à mouler le ciel et à calculer les étoiles. Comme ils manieront la
puissante structure! comme ils bâtiront, débâtiront, s'ingénieront
pour sauver les apparences! comme ils ceindront la sphère de cercles
concentriques et excentriques, de cycles et d'épicycles, d'orbes dans
des orbes, mal écrits sur elle! Déjà je devine ceci par ton
raisonnement, toi qui dois guider ta postérité, et qui supposes que
des corps plus grands et lumineux n'en doivent pas servir de plus petits
privés de lumière, ni le ciel parcourir de pareils espaces, tandis que
la terre, assise tranquille, reçoit seule le bénéfice de cette
course.

«Considère d'abord que grandeur ou éclat ne suppose pas excellence:
la terre, bien qu'en comparaison du ciel, si petite et sans lumière,
peut contenir des qualités solides en plus d'abondance que le soleil
qui brille stérile, et dont la vertu n'opère pas d'effet sur
lui-même, mais sur la terre féconde: là ses rayons reçus d'abord
(inactifs ailleurs) trouvent leur vigueur. Encore, ces éclatants
luminaires ne sont pas serviables à la terre, mais à toi, habitant de
la terre.

«Quant à l'immense circuit du ciel, qu'il raconte la haute
magnificence du Créateur, lequel a bâti d'une manière si vaste, et
étendu ses lignes si loin, afin que l'homme puisse savoir qu'il
n'habite pas chez lui; édifice trop grand pour qu'il le remplisse,
logé qu'il est dans une petite portion: le reste est formé pour des
usages mieux connus de son souverain Seigneur. Attribue la vitesse de
ces cercles, quoique sans nombre, à l'omnipotence de Dieu, qui pourrait
ajouter à des substances matérielles une rapidité presque
spirituelle. Tu ne me crois pas lent, moi qui, depuis l'heure matinale
parti du ciel où Dieu réside, suis arrivé dans Éden avant le milieu
du jour, distance inexprimable dans des nombres qui aient un nom.

«Mais j'avance ceci, en admettant le mouvement des cieux, pour montrer
combien a peu de valeur ce qui te porte à en douter; non que j'affirme
ce mouvement, quoiqu'il te semble tel, à toi qui as ta demeure ici sur
la terre. Dieu, pour éloigner ses voies du sens humain, a placé le
ciel tellement loin de la terre, que la vue terrestre, si elle
s'aventure, puisse se perdre dans des choses trop sublimes, et n'en
tirer aucun avantage.

«Quoi? si le soleil est le centre du monde, et si d'autres astres (par
sa vertu attractive et par la leur même incités) dansent autour de lui
des rondes variées? Tu vois dans six planètes leur course errante,
maintenant haute, maintenant basse, tantôt cachée, progressive,
rétrograde ou demeurant stationnaire: que serait-ce si la septième
planète, la terre (quoiqu'elle semble si immobile), se mouvait
insensiblement par trois mouvements divers? Sans cela ces mouvements, ou
tu les dois attribuer à différentes sphères mues en sens contraire
croisant leurs obliquités, ou tu dois sauver au soleil sa fatigue,
ainsi qu'à ce rhombe rapide supposé nocturne et diurne, invisible
d'ailleurs au-dessus de toutes les étoiles; roue du jour et de la nuit.
Tu n'aurais plus besoin d'y croire si la terre, industrieuse
d'elle-même, cherchait le jour en voyageant à l'orient, et si de son
hémisphère opposé au rayon du soleil elle rencontrait la nuit son
autre hémisphère étant encore éclairé de la lumière du jour. Que
serait-ce si cette lumière reflétée par la terre à travers la vaste
transparence de l'air, était comme la lumière d'un astre pour le globe
terrestre de la lune, la terre éclairant la lune pendant le jour, comme
la lune éclaire la terre pendant la nuit? Réciprocité dans le cas où
la lune aurait une terre, des champs et des habitants. Tu vois ses
taches comme des nuages; les nuages peuvent donner de la pluie, et la
pluie peut produire des fruits dans le sol amolli de la lune, pour
nourrir ceux qui sont placés là.

«Peut-être découvriras-tu d'autres soleils accompagnés de leurs
lunes, communiquant la lumière mâle et femelle; ces deux grands sexes
animent le monde, peut-être rempli dans chacun de ses orbes par quelque
créature qui vit. Car qu'une aussi vaste étendue de la nature soit
privée d'âmes vivantes; qu'elle soit déserte, désolée, faite
seulement pour briller, pour payer à peine à chaque orbe une faible
étincelle de lumière envoyée si loin, en bas à cet orbe habitable
qui lui renvoie cette lumière, c'est ce qui sera une éternelle
matière de dispute.

«Mais que ces choses soient ou ne soient pas ainsi; que le soleil
dominant dans le ciel se lève sur la terre, ou que la terre se lève
sur le soleil; que le soleil commence dans l'orient sa carrière
ardente, ou que la terre s'avance de l'occident dans une course
silencieuse, à pas inoffensifs, dorme sur son axe doux, tandis qu'elle
marche d'un mouvement égal et t'emporte mollement avec l'atmosphère
tranquille; ne fatigue pas tes pensées de ces choses cachées;
laisse-les au Dieu d'en haut; sers-le et crains-le. Qu'il dispose comme
il lui plaît des autres créatures, quelque part qu'elles soient
placées. Réjouis-toi dans ce qu'il t'a donné, ce Paradis et ta belle
Ève. Le ciel est pour toi trop élevé, pour que tu puisses savoir ce
qui s'y passe. Sois humblement sage! pense seulement à ce qui concerne
toi et ton être; ne rêve point d'autres mondes, des créatures qui y
vivent de leur état, de leur condition ou degré: sois content de ce
qui t'a été révélé jusqu'ici, non-seulement de la terre, mais du
plus haut ciel.»

Adam, éclairci sur ses doutes, lui répliqua:

«Combien pleinement tu m'as satisfait, pure intelligence du ciel, ange
serein! et combien, délivré de sollicitudes, tu m'as enseigné, pour
vivre le chemin le plus aisé! tu m'as appris à ne point interrompre
avec des imaginations perplexes la douceur d'une vie dont Dieu a
ordonné à tous soucis pénibles d'habiter loin, et de ne pas nous
troubler, à moins que nous ne les cherchions nous-mêmes, par des
pensées errantes et des notions vaines. Mais l'esprit, ou
l'imagination, est apte à s'égarer sans retenue; il n'est point de fin
à ses erreurs, jusqu'à ce que avertie, ou enseignée par
l'expérience, elle apprenne que la première sagesse n'est pas de
connaître amplement les matières obscures, subtiles et d'un usage
éloigné, mais ce qui est devant nous dans la vie journalière; le
reste est fumée, ou vanité, ou folle extravagance, et nous rend, dans
les choses qui nous concernent le plus, sans expérience, sans habitude,
et cherchant toujours. Ainsi descendons de cette hauteur, abaissons
notre vol et parlons des choses utiles près de nous, d'où, par hasard,
peut naître l'occasion de te demander quelque chose non hors de raison,
m'accordant ta complaisance et ta faveur accoutumée.

«Je t'ai entendu raconter ce qui a été fait avant mon souvenir; à
présent écoute-moi raconter mon histoire, que tu ignores peut-être.
Le jour n'est pas encore dépensé; jusqu'ici tu vois de quoi je m'avise
subtilement pour te retenir, t'invitant à entendre mon récit; folie!
si ce n'était dans l'espoir de ta réponse: car tandis que je suis
assis avec toi, je me crois dans le ciel, ton discours est plus flatteur
à mon oreille que les fruits les plus agréables du palmier ne le sont
à la faim et à la soif, après le travail, à l'heure du doux repas:
ils rassasient et bientôt lassent, quoique agréables: mais tes
paroles, imbues d'une grâce divine, n'apportent à leur douceur aucune
satiété.»

Raphaël répliqua, célestement doux:

«Tes lèvres ne sont pas sans grâce, père des hommes, ni ta langue
sans éloquence, car Dieu avec abondance a aussi répandu ses dons sur
toi extérieurement et intérieurement, toi sa brillante image: parlant
ou muet, toute beauté et toute grâce t'accompagnent, et forment
chacune de tes paroles, chacun de tes mouvements. Dans le ciel, nous ne
te regardons pas moins que comme notre compagnon de service sur la
terre, et nous nous enquérons avec plaisir des voies de Dieu dans
l'homme; car Dieu, nous le voyons, t'a honoré, et a placé dans l'homme
son égal amour.

«Parle donc, car il arriva que le jour où tu naquis, j'étais absent,
engagé dans un voyage difficile et ténébreux, au loin dans une
excursion vers les portes de l'enfer. En pleine légion carrée (ainsi
nous en avions reçu l'ordre), nous veillâmes à ce qu'aucun espion ou
aucun ennemi ne sortît de là, tandis que Dieu était à son ouvrage,
de peur que lui, irrité par cette irruption audacieuse, ne mêlât la
destruction à la création. Non que les esprits rebelles osassent sans
sa permission rien tenter, mais il nous envoya pour établir ses hauts
commandements comme souverain Roi et pour nous accoutumer à une prompte
obéissance.

«Nous trouvâmes étroitement fermées les horribles portes,
étroitement fermées et barricadées fortement; mais longtemps avant
notre approche, nous entendîmes au dedans un bruit autre que le son de
la danse et du chant: tourment, et haute lamentation, et rage furieuse!
Contents, nous retournâmes aux rivages de la lumière avant le soir du
sabbat: tel était notre ordre. Mais ton récit à présent: car je
l'attends, non moins charmé de tes paroles que toi des miennes.»

Ainsi parla ce pouvoir semblable à un Dieu, et alors notre premier
père:

«Pour l'homme, dire comment la vie humaine commença, est difficile,
car qui connut soi-même son commencement? Le désir de converser plus
longtemps encore avec toi m'induit à parler.

«Comme nouvellement éveillé du plus profond sommeil, je me trouvai
couché mollement sur l'herbe fleurie, dans une sueur embaumée que par
ses rayons le soleil sécha en se nourrissant de la fumante humidité.
Droit vers le ciel, je tournai mes yeux étonnés, et contemplai quelque
temps le firmament spacieux, jusqu'à ce que levé par une rapide et
instinctive impulsion, je bondis, comme m'efforçant d'atteindre là, et
je me tins debout sur mes pieds.

«Autour de moi, j'aperçus une colline, une vallée, des bois ombreux,
des plaines rayonnantes au soleil, et une liquide chute de ruisseaux
murmurants; dans ces lieux j'aperçus des créatures qui vivaient et se
mouvaient, qui marchaient ou volaient; des oiseaux gazouillant sur les
branches: tout souriait; mon cœur était noyé de joie et de parfum.

«Je me parcours alors moi-même, et membre à membre je m'examine, et
quelquefois je marche, et quelquefois je cours avec des jointures
flexibles, selon qu'une vigueur animée me conduit; mais qui j'étais,
où j'étais, par quelle cause j'étais, je ne le savais pas. J'essayai
de parler, et sur-le-champ je parlai; ma langue obéit et put nommer
promptement tout ce que je voyais.

«Toi, soleil, dis-je, belle lumière! et toi, terre éclairée, si
fraîche et si riante! vous, collines et vallées; vous, rivières, bois
et plaines; et vous qui vivez et vous mouvez, belles créatures, dites,
dites, si vous l'avez vu, comment suis-je ainsi venu, comment suis-je
ici? Ce n'est de moi-même; c'est donc par quelque grand créateur
prééminent en bonté et en pouvoir. Dites-moi comment je puis le
connaître, comment l'adorer celui par qui je me meus, je vis, et sens
que je suis plus heureux que je ne le sais?

«Pendant que j'appelais de la sorte et que je m'égarais je ne sais
où, loin du lieu où j'avais d'abord respiré l'air et vu d'abord cette
lumière fortunée, comme aucune réponse ne m'était faite, je m'assis
pensif sur un banc vert, ombragé et prodigue de fleurs. Là, un
agréable sommeil s'empara de moi pour la première fois, et accabla
d'une douce oppression mes sens assoupis, non troublés, bien qu'alors
je me figurasse repasser à mon premier état d'insensibilité et me
dissoudre.

«Quand soudain à ma tête se tint un songe dont l'apparition
intérieure inclina doucement mon imagination à croire que j'avais
encore l'être et que je vivais. Quelqu'un vint, ce me semble, de forme
divine, et me dit:

«--Ta demeure te manque. Adam: lève-toi, premier homme, toi destiné
à devenir le premier père d'innombrables hommes! Appelé par toi, je
viens, ton guide au jardin de béatitude, ta demeure préparée.»--

«Ainsi disant, il me prit par la main et me leva: et sur les campagnes
et les eaux doucement glissant comme dans l'air sans marcher, il me
transporta enfin sur une montagne boisée, dont le sommet était une
plaine: circuit largement clos, planté d'arbres les meilleurs, de
promenades et de bosquets; de sorte que ce que j'avais vu sur la terre
auparavant semblait à peine agréable. Chaque arbre chargé du plus
beau fruit, qui pendait en tentant l'œil, excitait en moi un désir
soudain de cueillir et de manger. Sur quoi je m'éveillai, et trouvai
devant mes yeux, en réalité, ce que le songe m'avait vivement offert
en image. Ici aurait recommencé ma course errante, si celui qui était
mon guide à cette montagne n'eût apparu parmi les arbres; présence
divine! Rempli de joie, mais avec une crainte respectueuse, je tombai
soumis en adoration à ses pieds. Il me releva, et:

«--Je suis celui que tu cherches, me dit-il avec douceur; auteur de
tout ce que tu vois au-dessus, ou autour de toi, ou au-dessous. Je te
donne ce paradis, regarde-le comme à toi pour le cultiver et le bien
tenir, et en manger le fruit. De chaque arbre qui croît dans le jardin,
mange librement et de bon cœur; ne crains point ici de disette; mais de
l'arbre dont l'opération apporte la connaissance du bien et du mal,
arbre que j'ai planté comme le gage de ton obéissance et de ta foi,
dans le jardin auprès de l'arbre de vie (souviens-toi de ce dont je
t'avertis), évite de goûter et évite la conséquence amère. Car
sache que le jour où tu en mangeras, ma seule défense étant
transgressée, inévitablement tu mourras, mortel de ce jour; et tu
perdras ton heureuse situation, chassé d'ici dans un monde de malheur
et de misère.»--

«Il prononça sévèrement cette rigoureuse sentence, qui résonne
encore terrible à mon oreille, bien qu'il ne dépende que de moi de ne
pas l'encourir. Mais il reprit bientôt son aspect serein, et renouvela
de la sorte son gracieux propos:

«--Non seulement cette belle enceinte, mais la terre entière, je la
donne à toi et à ta race. Possédez-la comme seigneurs, et toutes les
choses qui vivent dedans, ou qui vivent dans la mer, ou dans l'air,
animaux, poissons, oiseaux. En signe de quoi, voici les animaux et les
oiseaux, chacun selon son espèce; je te les amène pour recevoir leurs
noms de toi, et pour te rendre foi et hommage avec une soumission
profonde. Entends la même chose des poissons dans leur aquatique
demeure, non semoncés ici, parce qu'ils ne peuvent changer leur
élément pour respirer un air plus subtil.»--

«Comme il parlait, voici les animaux et les oiseaux s'approchant deux
à deux; les animaux fléchissant humblement le genou avec des
flatteries, les oiseaux abaissés sur leurs ailes. Je les nommais à
mesure qu'ils passaient, et je comprenais leur nature (tant était grand
le savoir dont Dieu avait doué ma soudaine intelligence!); mais parmi
ces créatures, je ne trouvai pas ce qui me semblait manquer encore, et
j'osai m'adresser ainsi à la céleste vision.

«--Oh! de quel nom t'appeler, car toi au-dessus de toutes ces
créatures, au-dessus de l'espèce humaine, ou au-dessus de ce qui est
plus haut que l'espèce humaine, tu surpasses beaucoup tout ce que je
puis nommer? Comment puis-je t'adorer, auteur de cet univers et de tout
ce bien donné à l'homme, pour le bien-être duquel, si largement et
d'une main libérale, tu as pourvu à toutes choses? Mais avec moi, je
ne vois personne qui partage. Dans la solitude est-il un bonheur! qui
peut jouir seul! ou, en jouissant de tout, quel contentement
trouver?»--

«Ainsi je parlais présomptueux, et la vision, comme avec un sourire,
plus brillante, répliqua ainsi:

«--Qu'appelles-tu solitude? La terre et l'air ne sont-ils pas remplis
de diverses créatures vivantes, et toutes celles-ci ne sont-elles pas
à ton commandement pour venir jouer devant toi? Ne connais-tu pas leur
langage et leurs mœurs? Elles savent aussi, et ne raisonnent pas d'une
manière méprisable. Trouve un passe-temps avec elles, et domine sur
elles; ton royaume est vaste.»--

«Ainsi parla l'universel Seigneur et sembla dicter des ordres. Moi,
ayant imploré par une humble prière la permission de parler, je
répliquai:

«--Que mes discours ne t'offensent pas, céleste puissance; mon
Créateur, sois propice tandis que je parle. Ne m'as-tu pas fait ici ton
représentant, et n'as-tu pas placé bien au-dessous de moi ces
inférieures créatures? Entre inégaux quelle société, quelle
harmonie, quel vrai délice peuvent s'assortir? Ce qui doit être mutuel
doit être donné et reçu en juste proportion; mais en disparité, si
l'un est élevé, l'autre toujours abaissé, ils ne peuvent bien se
convenir l'un l'autre, mais ils se deviennent bientôt également
ennuyeux. Je parle d'une société telle que je la cherche, capable de
participer à tout délice rationnel, dans lequel la brute ne saurait
être la compagne de l'homme. Les brutes se réjouissent chacune avec
leur espèce, le lion avec la lionne; si convenablement tu les as unies
deux à deux! L'oiseau peut encore moins converser avec le quadrupède,
le poisson avec l'oiseau, le singe avec le bœuf; l'homme peut donc
encore moins s'associer à la bête, et il peut le moins de tous.»--

«À quoi le Tout-Puissant, non offensé, répondit:

«--Tu te proposes, je le vois, un bonheur fin et délicat dans le choix
de tes associés, Adam, et dans le sein du plaisir, tu ne goûteras
aucun plaisir, étant seul. Que penses-tu donc de moi et de mon état!
te semble-je ou non posséder suffisamment de bonheur, moi qui suis seul
de toute éternité? car je ne me connais ni second, ni semblable,
d'égal beaucoup moins. Avec qui donc puis-je converser, si ce n'est
avec les créatures que j'ai faites, et celles-ci, à moi inférieures,
descendent infiniment plus au-dessous de moi, que les autres créatures
au-dessous de toi.»--

«Il se tut; je repris humblement:

«--Pour atteindre la hauteur et la profondeur de tes voies éternelles,
toutes pensées humaines sont courtes. Souverain des choses! tu es
parfait en toi-même, et on ne trouve rien en toi de défectueux:
l'homme n'est pas ainsi; il ne se perfectionne que par degrés: c'est la
cause de son désir de société avec son semblable pour aider ou
consoler ses insuffisances. Tu n'as pas besoin de te propager, déjà
infini, et accompli dans tous les nombres, quoique tu sois un. Mais
l'homme par le nombre doit manifester sa particulière imperfection, et
engendrer son pareil de son pareil, en multipliant son image
défectueuse en unité, ce qui exige un amour mutuel et la plus tendre
amitié. Toi dans ton secret, quoique seul, supérieurement accompagné
de toi-même, tu ne cherches pas de communication sociale: cependant, si
cela te plaisait, tu pourrais élever ta créature déifiée à quelque
hauteur d'union ou de communion que tu voudrais: moi en conversant je ne
puis redresser ces brutes courbées, ni trouver ma complaisance dans
leurs voies.»--

«Ainsi enhardi, je parlai; et j'usai de la liberté accordée, et je
trouvai accueil: ce qui m'obtint cette réponse de la gracieuse voix
divine:

«--Jusque ici, Adam, je me suis plu à t'éprouver, et j'ai trouvé que
tu connaissais non seulement les bêtes, que tu as proprement nommées,
mais toi-même; exprimant bien l'esprit libre en toi, mon image, qui n'a
point été départie à la brute, dont la compagnie pour cela ne peut
te convenir; tu avais une bonne raison pour la désapprouver
franchement: pense toujours de même. Je savais, avant que tu parlasses,
qu'il n'est pas bon pour l'homme d'être seul; une compagnie telle que
tu la voyais alors, je ne t'ai pas destinée; je te l'ai présentée
seulement comme une épreuve, pour voir comment tu jugerais du juste et
du convenable. Ce que je te vais maintenant apporter te plaira, sois-en
sûr; c'est ta ressemblance, ton aide convenable, ton autre toi-même,
ton souhait exactement selon le désir de ton cœur.»--

«Il finit ou je ne l'entendis plus, car alors ma nature terrestre
accablée par sa nature céleste (sous laquelle elle s'était tenue
longtemps exaltée à la hauteur de ce colloque divin et sublime), ma
nature éblouie et épuisée comme quand un objet surpasse les sens,
s'affaissa, et chercha la réparation du sommeil qui tomba à l'instant
sur moi, appelé comme en aide par la nature, et il ferma mes yeux.

«Mes yeux il ferma, mais laissa ouverte la cellule de mon imagination,
ma vue intérieure, par laquelle, ravi comme en extase, je vis, à ce
qu'il me sembla, quoique dormant où j'étais, je vis la forme toujours
glorieuse devant qui je m'étais tenu éveillé, laquelle, se baissant,
m'ouvrit le côté gauche, y prit une côte toute chaude des esprits du
cœur, et le sang de la vie coulant frais: large était la blessure,
mais soudain remplie de chair et guérie.

«La forme pétrit et façonna cette côte avec ses mains; sous ses
mains créatrices se forma une créature semblable à l'homme, mais de
sexe différent, si agréablement belle que ce qui semblait beau dans
tout le monde semblait maintenant chétif, ou paraissait réuni en elle,
contenu en elle et dans ses regards, qui depuis ce temps ont épanché
dans mon cœur une douceur jusqu'alors non éprouvée; son air inspira
à toutes choses l'esprit d'amour et un amoureux délice. Elle disparut,
et me laissa dans les ténèbres. Je m'éveillai pour la trouver, ou
pour déplorer à jamais sa perte, et abjurer tous les autres plaisirs.

«Lorsque j'étais hors d'espoir, la voici non loin, telle que je la vis
dans mon songe, ornée de ce que toute la terre ou le ciel pouvaient
prodiguer pour la rendre aimable. Elle vint conduite par son céleste
Créateur (quoique invisible) et guidée par sa voix. Elle n'était pas
ignorante de la nuptiale sainteté et des rites du mariage: la grâce
était dans tous ses pas, le ciel dans ses yeux; dans chacun de ses
mouvements, la dignité et l'amour. Transporté de joie, je ne pus
m'empêcher de m'écrier à voix haute:

«--Cette fois tu m'as dédommagé! tu as rempli ta promesse, Créateur
généreux et plein de bénignité, donateur de toutes les choses
belles; mais celui-ci est le plus beau de tous tes présents! et tu ne
me l'as pas envié. Je vois maintenant l'os de mes os, la chair de ma
chair, moi-même devant moi. La femme est son nom; son nom est tiré de
l'homme: c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et
s'attachera à sa femme, et ils seront une chair, un cœur, une
âme.»--

«Ma compagne m'entendit: et quoique divinement amenée, cependant
l'innocence, et la modestie virginale, sa vertu, et la conscience de son
prix (prix qui doit être imploré, et ne doit pas être accordé sans
être recherché, qui ne s'offrant pas, ne se livrant pas de lui-même,
est d'autant plus désirable qu'il est plus retiré), pour tout dire
enfin, la nature elle-même (quoique pure de pensée pécheresse) agit
tellement en elle, qu'en me voyant elle se détourna. Je la suivis; elle
connut ce que c'était qu'honneur, et avec une condescendante majesté
elle approuva mes raisons alléguées. Je la conduisis au berceau
nuptial rougissante comme le matin: tout le ciel et les constellations
fortunées, versèrent sur cette heure leur influence la plus choisie;
la terre et ses collines donnèrent un signe de congratulation; les
oiseaux furent joyeux; les fraîches brises, les vents légers
murmurèrent cette union dans les bois, et leurs ailes en se jouant nous
jetèrent des roses, nous jetèrent les parfums du buisson embaumé,
jusqu'à ce que l'amoureux oiseau de la nuit chantât les noces, et
ordonna à l'étoile du soir de hâter ses pas sur le sommet de sa
colline, pour allumer le flambeau nuptial.

«Ainsi je t'ai raconté toute ma condition, et j'ai amené mon histoire
jusqu'au comble de la félicité terrestre dont je jouis: je dois avouer
que, dans toutes les autres choses, je trouve à la vérité du plaisir,
mais tel que goûté ou non, il n'opère dans mon esprit ni changement
ni véhément désir: je parle de ces délicatesses de goût, de vue,
d'odorat, d'herbes, de fruits, de fleurs, de promenades et de mélodie
des oiseaux.

«Mais ici bien autrement: transporté je vois, transporté je touche!
Ici pour la première fois je sentis la passion, commotion étrange!
supérieur et calme dans toutes les autres jouissances, ici faible
uniquement contre le charme du regard puissant de la beauté. Ou la
nature a failli en moi, et m'a laissé quelque partie non assez à
l'épreuve pour résister à un pareil objet; ou dans ce qu'on a
soustrait de mon côté, on m'a peut-être pris plus qu'il ne fallait:
du moins on a prodigué à la femme trop d'ornements, à l'extérieur
achevée, à l'intérieur moins finie. Je comprends bien que, selon le
premier dessein de la nature, elle est l'inférieure par l'esprit et les
facultés intérieures qui excellent le plus; extérieurement aussi elle
ressemble moins à l'image de celui qui nous fit tous deux, et elle
exprime moins le caractère de cette domination donnée sur les autres
créatures. Cependant, quand j'approche de ses séductions, elle me
semble si parfaite et en elle-même si accomplie, si instruite de ses
droits, que ce qu'elle veut faire ou dire paraît le plus sage, le plus
vertueux, le plus discret, le meilleur. Toute science plus haute tombe
abaissée en sa présence; la sagesse, discourant avec elle, se perd
déconcertée et paraît folie. L'autorité et la raison la suivent,
comme si elle avait été projetée la première, non faite la seconde
occasionnellement: pour achever tout, la grandeur d'âme et la noblesse
établissent en elle leur demeure la plus charmante, et créent autour
d'elle un respect mêlé de frayeur, comme une garde angélique.»

L'ange fronçant le sourcil, lui répondit:

«N'accuse point la nature; elle a rempli sa tâche; remplis la tienne,
et ne te défie pas de la sagesse; elle ne t'abandonnera pas, si tu ne
la renvoies quand tu aurais le plus besoin d'elle près de toi, alors
que tu attaches trop de prix à des choses moins excellentes, comme tu
t'en aperçois toi-même.

«Aussi bien qu'admires-tu? qu'est-ce qui te transporte ainsi? Des
dehors! beaux sans doute et bien dignes de ta tendresse, de ton hommage
et de ton amour, non de ta servitude. Pèse-toi avec la femme, ensuite
évalue: souvent rien n'est plus profitable que l'estime de soi-même
bien ménagée et fondée en justice et en raison. Plus tu connaîtras
de cette science, plus ta compagne te reconnaîtra pour son chef, à des
réalités cédera toutes ses apparences. Elle est faite ainsi ornée
pour te plaire davantage, ainsi imposante pour que tu puisses aimer avec
honneur ta compagne, qui voit quand tu parais le moins sage.

«Mais si le sens du toucher, par lequel l'espèce humaine est
propagée, te paraît un délice cher au-dessus de tout autre, songe que
le même sens a été accordé au bétail et à chaque bête: lequel ne
leur aurait pas été révélé et rendu commun si quelque chose
existait là dedans, digne de subjuguer l'âme de l'homme ou de lui
inspirer la passion.

«Ce que tu trouves d'élevé, d'attrayant, de doux, de raisonnable,
dans la société de ta compagne, aime-le toujours; en aimant tu fais
bien; dans la passion, non, car en celle-ci le véritable amour ne
consiste pas. L'amour épure les pensées et élargit le cœur; il a son
siège dans la raison, et il est judicieux; il est l'échelle par
laquelle tu peux monter à l'amour céleste, n'étant pas plongé dans
le plaisir charnel: c'est pour cette cause que parmi les bêtes aucune
compagne ne t'a été trouvée.»

Adam, à demi honteux, répliqua:

«Ni l'extérieur de la femme, formé si beau, ni rien de la
procréation commune à toutes les espèces (quoique je pense du lit
nuptial d'une manière beaucoup plus élevée et avec un mystérieux
respect), ne me plaisent autant dans ma compagne que ces manières
gracieuses, ces mille décences sans cesse découlant de toutes ses
paroles, de toutes ses actions mêlées d'amour, de douce complaisance,
qui révèlent une union sincère d'esprit, ou une seule âme entre nous
deux: harmonie de deux époux, plus agréable à voir qu'un son
harmonieux à entendre.

«Toutefois, ces choses ne me subjuguent pas; je te découvre ce que je
sens intérieurement, sans pour cela que je sois vaincu, moi qui
rencontre des objets divers, diversement représentés par les sens;
cependant, toujours libre, j'approuve le meilleur, et je suis ce que
j'approuve. Tu ne me blâmes pas d'aimer, car l'amour, tu le dis, nous
élève au ciel; il en est à la fois le chemin et le guide. Souffre-moi
donc, si ce que je demande est permis: les esprits célestes
n'aiment-ils point? Comment expriment-ils leur amour? Par regards
seulement? Ou mêlent-ils leur lumière rayonnante par un toucher
virtuel ou immédiat?»

L'ange avec un sourire qu'animait la rougeur des roses célestes, propre
couleur de l'amour, lui répondit:

«Qu'il te suffise de savoir que nous sommes heureux, et que sans amour
il n'y a point de bonheur. Tout ce que tu goûtes de plaisir pur dans
ton corps (et tu fus créé pur), nous le goûtons dans un degré plus
éminent: nous ne trouvons point d'obstacles de membrane, de jointure,
ou de membre, barrières exclusives. Plus aisément que l'air avec
l'air, si les esprits s'embrassent, ils se confondent, le pur désirant
l'union avec le pur: ils n'ont pas besoin d'un moyen de transmission
borné, comme la chair pour s'unir à la chair, ou l'âme à l'âme.

«Mais je ne puis à présent rester davantage: le soleil, s'abaissant
au-delà des terres du cap Vert et des îles verdoyantes de l'Hespérie,
se couche: c'est le signal de mon départ. Sois ferme; vis heureux et
aime! mais aime Dieu avant tout; lui obéir, c'est l'aimer. Observe son
grand commandement: prends garde que la passion n'entraîne ton jugement
à faire ce qu'autrement ta volonté libre n'admettrait pas. Le bonheur
ou le malheur de toi et de tes fils est en toi placé. Sois sur tes
gardes; moi, et tous les esprits bienheureux, nous nous réjouirons dans
ta persévérance. Tiens-toi ferme: rester debout ou tomber dépend de
ton libre arbitre. Parfait intérieurement, ne cherche pas de secours
extérieur, et repousse toute tentation de désobéir.»

Il dit, et se leva. Adam le suivait avec des bénédictions:

«Puisqu'il te faut partir, va, hôte céleste, messager divin, envoyé
de celui dont j'adore la bonté souveraine! Douce et affable a été
pour moi ta condescendance; elle sera honorée à jamais dans ma
reconnaissante mémoire. Sois toujours bon et amical pour l'espèce
humaine, et reviens souvent!»

Ainsi, ils se séparèrent: de l'épais ombrage, l'ange retourna au
ciel, et Adam à son berceau.



LIVRE NEUVIÈME


ARGUMENT


Satan ayant parcouru la terre avec une fourberie méditée, revient de
nuit comme un brouillard dans le Paradis; il entre dans le serpent
endormi. Adam et Ève sortent au matin pour leurs ouvrages, qu'Ève
propose de diviser en différents endroits, chacun travaillant à part.
Adam n'y consent pas, alléguant le danger, de peur que l'ennemi dont
ils ont été avertis ne la tentât quand il la trouverait seule. Ève
offensée de n'être pas crue ou assez circonspecte, ou assez ferme,
insiste pour aller à part, désireuse de mieux faire preuve de sa
force. Adam cède enfin; le serpent la trouve seule: sa subtile
approche, d'abord contemplant, ensuite parlant, et avec beaucoup de
flatterie élevant Ève au-dessus de toutes les autres créatures. Ève
étonnée d'entendre le serpent parler, lui demande comment il a acquis
la voix humaine et l'intelligence qu'il n'avait pas jusque alors. Le
serpent répond qu'en goûtant d'un certain arbre dans le paradis il a
acquis à la fois la parole et la raison qui lui avaient manqué
jusqu'alors. Ève lui demande de la conduire à cet arbre, et elle
trouve que c'est l'arbre de la science défendue. Le serpent, à
présent devenu plus hardi, par une foule d'astuces et d'arguments,
l'engage à la longue à manger. Elle, ravie du goût, délibère un
moment si elle en fera part ou non à Adam; enfin elle lui porte du
fruit; elle raconte ce qui l'a persuadée d'en manger. Adam, d'abord
consterné, mais voyant qu'elle était perdue, se résout, par
véhémence d'amour, à périr avec elle, et, atténuant la faute, il
mange aussi du fruit: ses effets sur tous deux. Ils cherchent à couvrir
leur nudité, ensuite ils tombent en désaccord et s'accusent l'un
l'autre.



Plus de ces entretiens dans lesquels Dieu ou l'ange, hôtes de l'homme,
comme avec leur ami avaient accoutumé de s'asseoir, familiers et
indulgents, et de partager son champêtre repas, durant lequel ils lui
permettaient sans blâme des discours excusables. Désormais il me faut
passer de ces accents aux accents tragiques: de la part de l'homme,
honteuse défiance et rupture déloyale, révolte et désobéissance; de
la part du ciel (maintenant aliéné), éloignement et dégoût, colère
et juste réprimande, et arrêt prononcé, lequel arrêt fit entrer dans
ce monde un monde de calamités, le péché, et son ombre la mort, et la
misère, avant-coureur de la mort.

Triste tâche! cependant sujet non moins élevé, mais plus héroïque
que la colère de l'implacable Achille contre son ennemi, poursuivi
trois fois fugitif autour des murs de Troie, ou que la rage de Turnus
pour Lavinie démariée, ou que le courroux de Neptune et celui de Junon
qui, si longtemps persécuta le Grec et le fils de Cythérée; sujet non
moins élevé, si je puis obtenir de ma céleste patronne un style
approprié, de cette patronne qui daigne, sans être implorée, me
visiter la nuit, et qui dicte à mon sommeil, ou inspire facilement mon
vers non prémédité.

Ce sujet me plut d'abord pour un chant héroïque, longtemps choisi,
commencé tard. La nature ne m'a point rendu diligent à raconter les
combats, regardés jusqu'ici comme le seul sujet héroïque. Quel
chef-d'œuvre! disséquer avec un long et ennuyeux ravage des chevaliers
fabuleux dans des batailles feintes (et le plus noble courage de la
patience, et le martyre héroïque, demeurant non chantés!), ou
décrire des courses et des jeux, des appareils de pas d'armes, des
boucliers blasonnés, des devises ingénieuses, des caparaçons et des
destriers, des housses et des harnais de clinquant, des superbes
chevaliers aux joutes et aux tournois puis des festins ordonnés, servis
dans une salle par des écuyers tranchants et des sénéchaux!
L'habileté dans un art ou dans un travail chétif n'est pas ce qui
donne justement un nom héroïque à l'auteur ou au poëme.

Pour moi (de ces choses ni instruit ni studieux), un sujet plus haut me
reste, suffisant de lui-même pour immortaliser mon nom, à moins qu'un
siècle trop tardif, le froid climat ou les ans n'engourdissent mon aile
humiliée: ils le pourraient, si tout cet ouvrage était le mien, non
celui de la Divinité qui chaque nuit l'apporte à mon oreille.

Le soleil s'était précipité, et après lui l'astre d'Hespérus, dont
la fonction est d'amener le crépuscule à la terre, conciliateur d'un
moment entre le jour et la nuit, et à présent l'hémisphère de la
nuit avait voilé d'un bout à l'autre le cercle de l'horizon, quand
Satan, qui dernièrement s'était enfui d'Éden devant les menaces de
Gabriel, maintenant perfectionné en fraude méditée et en malice,
acharné à la destruction de l'homme, malgré ce qui pouvait arriver de
plus aggravant pour lui-même, revint sans frayeur. Il s'envola de nuit,
et revint à minuit, ayant achevé le tour de la terre, se
précautionnant contre le jour, depuis qu'Uriel, régent du soleil,
découvrit son entrée dans Éden et en prévint les chérubins qui
tenaient leur veille. De là chassé plein d'angoisse, il rôda pendant
sept nuits continues avec les ombres. Trois fois il circula autour de la
ligne équinoxiale; quatre fois il croisa le char de la nuit de pôle en
pôle, en traversant chaque colure. À la huitième nuit il retourna, et
du côté opposé de l'entrée du paradis, ou de la garde des
chérubins, il trouva d'une manière furtive un passage non suspecté.

Là était un lieu qui n'existe plus (le péché, non le temps, opéra
d'abord ce changement), d'où le Tigre, du pied du Paradis, s'élançait
dans un gouffre sous la terre, jusqu'à ce qu'une partie de ses eaux
ressortît en fontaine auprès de l'arbre de vie. Satan s'abîme avec le
fleuve, et se relève avec lui, enveloppé dans la vapeur émergente. Il
cherche ensuite où se tenir caché: il avait exploré la mer et la
terre depuis Éden jusqu'au Pont-Euxin et les Palus-Méotides, par-delà
le fleuve d'Oby descendant aussi loin que le pôle antarctique; en
longueur à l'Occident, depuis l'Oronte jusqu'à l'Océan que barre
l'isthme de Darien, et de là jusqu'au pays où coulent le Gange et
l'Indus.

Ainsi il avait rôdé sur le globe avec une minutieuse recherche, et
considéré avec une inspection profonde chaque créature, pour
découvrir celle qui serait la plus propre de toutes à servir ses
artifices; et il trouva que le serpent était le plus fin de tous les
animaux des champs. Après un long débat, irrésolu et tournoyant dans
ses pensées, Satan, par une détermination finale, choisit la plus
convenable greffe du mensonge, le vase convenable dans lequel il pût
entrer et cacher ses noires suggestions au regard le plus perçant: car
dans le rusé serpent toutes les finesses ne seraient suspectes à
personne, comme procédant de son esprit et de sa subtilité naturelle,
tandis que, remarquées dans d'autres animaux, elles pourraient
engendrer le soupçon d'un pouvoir diabolique, actif en eux et
surpassant l'intelligence de ces brutes. Satan prit cette résolution;
mais d'abord de sa souffrance intérieure, sa passion éclatant,
s'exhala en ces plaintes:

«Ô terre! combien tu ressembles au ciel, si tu ne lui es plus
justement préférée! Demeure plus digne des dieux, comme étant bâtie
par les secondes pensées, réformant ce qui était vieux. Car, quel
Dieu voudrait élever un pire ouvrage, après en avoir bâti un
meilleur? Terrestre ciel autour duquel se meuvent d'autres cieux qui
brillent: encore leurs lampes officieuses apportent-elles lumière sur
lumière, pour toi seul, comme il semble, concentrant en toi tous leurs
précieux rayons d'une influence sacrée! De même que dans le ciel Dieu
est centre et toutefois s'étend à tout, de même toi centre tu reçois
de tous ces globes: en toi, non en eux-mêmes toute leur vertu connue
apparaît productive dans l'herbe, dans la plante et dans la plus noble
naissance des êtres animés d'une graduelle vie: la végétation, le
sentiment, la raison, tous réunis dans l'homme.

«Avec quel plaisir j'aurais fait le tour de la terre si je pouvais
jouir de quelque chose! Quelle agréable succession de collines, de
vallées, de rivières, de bois et de plaines! à présent la terre, à
présent la mer, des rivages couronnés de forêts, des rochers, des
antres, des grottes! Mais je n'y ai trouvé ni demeure ni refuge; et
plus je vois de félicités autour de moi, plus je sens de tourments en
moi, comme si j'étais le siège odieux des contraires: tout bien pour
moi devient poison, et dans le ciel ma condition serait encore pire.

«Mais je ne cherche à demeurer ni ici ni dans le ciel, à moins que je
n'y domine le souverain maître des cieux. Je n'espère point être
moins misérable par ce que je cherche; je ne veux que rendre d'autres
tels que je suis, dussent par là redoubler mes maux, car c'est
seulement dans la destruction que je trouve un adoucissement à mes
pensées sans repos. L'homme, pour qui tout ceci a été fait, étant
détruit, ou porté à faire ce qui opérera sa perte entière, tout
ceci le suivra bientôt comme enchaîné à lui en bonheur ou malheur:
en malheur donc! Qu'au loin la destruction s'étende! à moi seul, parmi
les pouvoirs infernaux, appartiendra la gloire d'avoir corrompu dans un
seul jour ce que celui nommé le Tout-Puissant continua de faire pendant
six nuits et six jours. Et qui sait combien de temps auparavant il
l'avait médité? Quoique peut-être ce ne soit que depuis que dans une
seule nuit j'ai affranchi d'une servitude inglorieuse près de la
moitié des races angéliques, et éclairci la foule de ses adorateurs.

«Lui, pour se venger, pour réparer ses nombres ainsi diminués, soit
que sa vertu de longtemps épuisée lui manquât maintenant pour créer
d'autres anges (si pourtant ils sont sa création), soit que pour nous
dépiter davantage il se déterminât à mettre en notre place une
créature formée de terre: il l'enrichit (elle sortie d'une si basse
origine!) de dépouilles célestes, nos dépouilles. Ce qu'il décréta,
il l'accomplit: il fit l'homme, et lui bâtit ce monde magnifique, et de
la terre, sa demeure, il le proclama seigneur. Oh! indignité! il
assujettit au service de l'homme les ailes de l'ange, il astreignit des
ministres flamboyants à veiller et à remplir leur terrestre fonction.

«Je crains la vigilance de ceux-ci; pour l'éviter, enveloppé ainsi
dans le brouillard et la vapeur de minuit, je glisse obscur, je fouille
chaque buisson, chaque fougeraie où le hasard peut me faire trouver le
serpent endormi, afin de me cacher dans ses replis tortueux, moi et la
noire intention que je porte. Honteux abaissement! moi qui naguère
combattis les dieux pour siéger le plus haut, réduit aujourd'hui à
m'unir à un animal, et, mêlé à la fange de la bête, à incarner
cette essence, à abrutir celui qui aspirait à la hauteur de la
Divinité! Mais à quoi l'ambition et la vengeance ne peuvent-elles pas
descendre! Qui veut monter doit ramper aussi bas qu'il a volé haut,
exposé tôt ou tard aux choses les plus viles. La vengeance, quoique
douce d'abord, amère avant peu, sur elle-même recule. Soit, peu
m'importe, pourvu que le coup éclate bien miré: puisque en ajustant
plus haut je suis hors de portée, je vise à celui qui le second
provoque mon envie, à ce nouveau favori du ciel, à cet homme d'argile,
à ce fils du dépit, que pour nous marquer plus de dédain, son auteur
éleva de la poussière: la haine par la haine est mieux payée.»

Il dit: à travers les buissons humides ou arides, comme un brouillard
noir et rampant, il poursuit sa recherche de minuit pour rencontrer le
serpent le plus tôt possible. Il le trouva bientôt profondément
endormi, roulé sur lui-même dans un labyrinthe de cercles, sa tête
élevée au milieu et remplie de fines ruses. Non encore dans une ombre
horrible ou un repaire effrayant, non encore nuisible, sur l'herbe
épaisse, sans crainte et non craint, il dormait. Le démon entra par sa
bouche, et s'emparant de son instinct brutal dans la tête ou dans le
cœur, il lui inspira bientôt des actes d'intelligence; mais il ne
troubla point son sommeil, attendant, ainsi renfermé, l'approche du
matin.

Déjà la lumière sacrée commençait de poindre dans Éden parmi les
fleurs humides qui exhalaient leur encens matinal, alors que toutes les
choses qui respirent sur le grand autel de la terre élèvent vers le
Créateur des louanges silencieuses et une odeur qui lui est agréable:
le couple humain sortit de son berceau, et joignit l'adoration de sa
bouche au chœur des créatures privées de voix. Cela fait, nos parents
profitent de l'heure, la première pour les plus doux parfums et les
plus douces brises. Ensuite ils délibèrent comment ce jour-là ils
peuvent le mieux s'appliquer à leur croissant ouvrage, car cet ouvrage
dépassait de beaucoup l'activité des mains des deux créatures qui
cultivaient une si vaste étendue. Ève la première parla de la sorte
à son mari:

«Adam, nous pouvons nous occuper encore à parer ce jardin, à relever
encore la plante, l'herbe et la fleur, agréable tâche qui nous est
imposée. Mais jusqu'à ce qu'un plus grand nombre de mains viennent
nous aider, l'ouvrage sous notre travail augmente, prodigue par
contrainte: ce que, pendant le jour, nous avons taillé de surabondant,
ou ce que nous avons élagué, ou appuyé, ou lié, en une nuit ou deux,
par un fol accroissement, se rit de nous et tend à redevenir sauvage.
Avise donc à cela maintenant, ou écoute les premières idées qui se
présentent à mon esprit.

«Divisons nos travaux: toi, va où ton choix te guide, ou du côté qui
réclame le plus de soin, soit pour tourner le chèvrefeuille autour de
ce berceau, soit pour diriger le lierre grimpant là où il veut monter,
tandis que moi, là-bas, dans ce plant de roses entremêlées de myrte,
je trouverai jusqu'à midi des choses à redresser. Car lorsque ainsi
nous choisissons tout le jour notre tâche si près l'un de l'autre,
faut-il s'étonner qu'étant si près, des regards et des sourires
interviennent, ou qu'un objet nouveau amène un entretien imprévu qui
réduit notre travail du jour interrompu à peu de chose, bien que
commencé matin? Alors arrive l'heure du souper non gagnée.»

Adam lui fit cette douce réponse:

«Ma seule Ève, ma seule associée, à moi sans comparaison plus chère
que toutes les créatures vivantes, bien as-tu proposé, bien as-tu
employé tes pensées pour découvrir comment nous pourrions accomplir
le mieux ici l'ouvrage que Dieu nous a assigné. Tu ne passeras pas sans
être louée de moi, car rien n'est plus aimable dans une femme que
d'étudier le devoir de famille et de pousser son mari aux bonnes
actions. Cependant notre Maître ne nous a pas si étroitement imposé
le travail, qu'il nous interdise le délassement quand nous en avons
besoin, soit par la nourriture, soit par la conversation entre nous
(nourriture de l'esprit), soit par ce doux échange des regards et des
sourires, car les sourires découlent de la raison; refusés à la
brute, ils sont l'aliment de l'amour: l'amour n'est pas la fin la moins
noble de la vie humaine. Dieu ne nous a pas faits pour un travail
pénible, mais pour le plaisir, et pour le plaisir joint à la raison.
Ne doute pas que nos mains unies ne défendent facilement contre le
désert ces sentiers et ces berceaux, dans l'étendue dont nous avons
besoin pour nous promener, jusqu'à ce que de plus jeunes mains viennent
avant peu nous aider.

«Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais
consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la
meilleure société, et une courte séparation précipite un doux
retour. Mais une autre inquiétude m'obsède; j'ai peur qu'il ne
t'arrive quelque mal quand tu seras sevrée de moi; car tu sais de quoi
nous avons été avertis, tu sais quel malicieux ennemi, enviant notre
bonheur et désespérant du sien, cherche à opérer notre honte et
notre misère par une attaque artificieuse; il veille sans doute quelque
part près d'ici, dans l'avide espérance de trouver l'objet de son
désir et son plus grand avantage, nous étant séparés; il est sans
espoir de nous circonvenir réunis, parce qu'au besoin nous pourrions
nous prêter l'un à l'autre un rapide secours. Soit qu'il ait pour
principal dessein de nous détourner de la foi envers Dieu, soit qu'il
veuille troubler notre amour conjugal, qui excite peut-être son envie
plus que tout le bonheur dont nous jouissons; que ce soit là son
dessein, ou quelque chose de pis, ne quitte pas le côté fidèle qui
t'a donné l'être, qui t'abrite encore et te protège. La femme, quand
le danger ou le déshonneur l'épie, demeure plus en sûreté et avec
plus de bienséance auprès de son mari qui la garde ou endure avec elle
toutes les extrémités.»

La majesté virginale d'Ève, comme une personne qui aime et qui
rencontre quelque rigueur, lui répondit avec une douce et austère
tranquillité:

«Fils de la terre et du ciel, et souverain de la terre entière, que
nous ayons un ennemi qui cherche notre ruine, je l'ai su de toi et de
l'ange, dont je surpris les paroles à son départ, lorsque je me tenais
en arrière dans un enfoncement ombragé, tout juste alors revenue au
fermer des fleurs du soir. Mais que tu doutes de ma constance envers
Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui la peut tenter,
c'est ce que je ne m'attendais pas à ouïr. Tu ne crains pas la
violence de l'ennemi; étant tels que nous sommes, incapables de mort ou
de douleur, nous ne pouvons recevoir ni l'une ni l'autre, ou nous
pouvons les repousser. Sa fraude cause donc ta crainte? d'où résulte
clairement ton égale frayeur de voir mon amour et ma constante
fidélité ébranlés ou séduits par sa ruse. Comment ces pensées
ont-elles trouvé place dans ton sein, ô Adam? as-tu pu mal penser de
celle qui t'est si chère?»

Adam par ces paroles propres à la guérir répliqua:

«Fille de Dieu et de l'homme, immortelle Ève, car tu es telle, non
encore entamée par le blâme et le péché; ce n'est pas en défiance
de toi que je te dissuade de l'absence loin de ma vue, mais pour éviter
l'entreprise de notre ennemi. Celui qui tente, même vainement, répand
du moins le déshonneur sur celui qu'il a tenté; il a supposé sa foi
non incorruptible, non à l'épreuve de la tentation. Toi-même tu
ressentirais avec dédain et colère l'injure offerte, quoique demeurée
sans effet. Ne te méprends donc pas si je travaille à détourner un
pareil affront de toi seule; un affront qu'à nous deux à la fois
l'ennemi, bien qu'audacieux, oserait à peine offrir, ou, s'il l'osait,
l'assaut s'adresserait d'abord à moi: ne méprise pas sa malice et sa
perfide ruse; il doit être astucieux, celui qui a pu séduire des
anges. Ne pense pas que le secours d'un autre soit superflu. L'influence
de tes regards me donne accès à toutes les vertus: à ta vue, je me
sens plus sage, plus vigilant, plus fort; s'il était nécessaire de
force extérieure, tandis que tu me regarderais, la honte d'être vaincu
ou trompé soulèverait ma plus grande vigueur, et la soulèverait tout
entière. Pourquoi ne sentirais-je pas au-dedans de toi la même
impression quand je suis présent, et ne préférerais-tu pas subir ton
épreuve avec moi, moi le meilleur témoin de ta vertu éprouvée?»

Ainsi parla Adam, dans sa sollicitude domestique et son amour conjugal;
mais Ève, qui pensa qu'on n'accordait pas assez à sa foi sincère,
renouvela sa répartie avec un doux accent:

«Si notre condition est d'habiter ainsi dans une étroite enceinte,
resserrés par un ennemi subtil ou violent (nous n'étant pas doués
séparément d'une force égale pour nous défendre partout où il nous
rencontrera), comment sommes-nous heureux, toujours dans la crainte du
mal? mais le mal ne précède point le péché: seulement notre ennemi,
en nous tentant, nous fait un affront par son honteux mépris de notre
intégrité. Son honteux mépris n'attache point le déshonneur à notre
front, mais retombe honteusement sur lui.

«Pourquoi donc serait-il évité et craint par nous qui gagnons plutôt
un double honneur de sa prénotion prouvée fausse, qui trouvons dans
l'événement la paix intérieure et la faveur du ciel, notre témoin?
Et qu'est-ce que la fidélité, l'amour, la vertu, essayés seuls, sans
être soutenus d'un secours extérieur? Ne soupçonnons donc pas notre
heureux état d'avoir été laissé si imparfait par le sage Créateur,
que cet état ne soit pas assuré, soit que nous soyons séparés ou
réunis. Fragile est notre félicité s'il en est de la sorte! Ainsi
exposé, Éden ne serait pas Éden.»

Adam avec ardeur répliqua:

«Femme, toutes choses sont pour le mieux, comme la volonté de Dieu les
a faites. Sa main créatrice n'a laissé rien de défectueux ou
d'incomplet dans tout ce qu'il a créé, et beaucoup moins dans l'homme
ou dans ce qui peut assurer son heureux état, garanti contre la force
extérieure. Le péril de l'homme est en lui-même, et c'est aussi dans
lui qu'est sa puissance: contre sa volonté, il ne peut recevoir aucun
mal; mais Dieu a laissé la volonté libre; car qui obéit à la raison
est libre; et Dieu a fait la raison droite; mais il lui a commandé
d'être sur ses gardes, et toujours debout, de peur que surprise par
quelque belle apparence de bien elle, ne dicte faux et n'informe mal la
volonté, pour lui faire faire ce que Dieu a défendu expressément.

«Ce n'est donc point la méfiance, mais un tendre amour qui ordonne, à
moi de t'avertir souvent, à toi aussi de m'avertir. Nous subsistons
affermis; cependant il est possible que nous nous égarions, puisqu'il
n'est pas impossible que la raison, par l'ennemi subornée, puisse
rencontrer quelque objet spécieux, et tomber surprise dans une
déception imprévue, faute d'avoir conservé l'exacte vigilance, comme
elle en avait été avertie. Ne cherche donc point la tentation qu'il
serait mieux d'éviter, et tu l'éviteras probablement si tu ne te
sépares pas de moi: l'épreuve viendra sans être cherchée. Veux-tu
prouver ta constance? prouve d'abord ton obéissance. Mais qui
connaîtra la première, si tu n'as point été tentée? qui
l'attestera? Si tu penses qu'une épreuve non cherchée peut nous
trouver tous deux plus en sûreté qu'il ne te semble que nous le
sommes, toi ainsi avertie... va! car ta présence, contre ta volonté,
te rendrait plus absente: va dans ton innocence native! appuie-toi sur
ce que tu as de vertu! réunis-la toute! car Dieu envers toi a fait son
devoir, fais le tien.»

Ainsi parla le patriarche du genre humain; mais Ève persista. Et
quoique soumise, elle répliqua la dernière:

«C'est donc avec ta permission, ainsi prévenue et surtout à cause de
ce que tes dernières paroles pleines de raison n'ont fait que toucher:
l'épreuve, étant moins cherchée, nous trouverait peut-être moins
préparés; c'est pour cela que je m'éloigne plus volontiers. Je ne
dois pas beaucoup m'attendre qu'un ennemi aussi fier s'adresse d'abord
à la plus faible; s'il y était enclin, il n'en serait que plus honteux
de sa défaite.»

Ainsi disant, elle retire doucement sa main de celle de son époux, et
comme une nymphe légère des bois, Oréade, ou Dryade, ou du cortège
de la déesse de Délos, elle vole aux bocages. Elle surpassait Diane
elle-même par sa démarche et son port de déesse, quoiqu'elle ne fût
point armée comme elle de l'arc et du carquois, mais de ces instruments
de jardinage, tels que l'art, simple encore et innocent du feu, les
avait formés, ou tels qu'ils avaient été apportés par les anges.
Ornée comme Palès ou Pomone, elle leur ressemblait: à Pomone quand
elle fuit Vertumne, à Cérès dans sa fleur, lorsqu'elle était vierge
encore de Proserpine qu'elle eut de Jupiter. Adam était ravi, son œil
la suivit longtemps d'un regard enflammé; mais il désirait davantage
qu'elle fût restée. Souvent il lui répète l'ordre d'un prompt
retour; aussi souvent elle s'engage à revenir à midi au berceau, à
mettre toute chose dans le meilleur ordre, pour inviter Adam au repas du
milieu du jour ou au repos de l'après-midi.

Oh! combien déçue, combien trompée, malheureuse Ève, sur ton retour
présumé! événement pervers! à compter de cette heure, jamais tu ne
trouveras dans le paradis ni doux repas ni profond repos! une embûche
est dressée parmi ces fleurs et ces ombrages; tu es attendue par une
rancune infernale qui menace d'intercepter ton chemin, ou de te renvoyer
dépouillée d'innocence, de fidélité, de bonheur!...

Car maintenant, et depuis l'aube du jour, l'ennemi (simple serpent en
apparence) était venu, cherchant le lieu où il pourrait rencontrer
plus vraisemblablement les deux seuls de l'espèce humaine, mais en eux
toute leur race, sa proie projetée. Il cherche dans le bocage et dans
la prairie, là où quelque bouquet de bois, quelque partie du jardin,
objet de leur soin ou de leur plantation, se montrent plus agréable
pour leurs délices; au bord d'une fontaine ou d'un petit ruisseau
ombragé, il les cherche tous deux; mais il désirait que son destin
pût rencontrer Ève séparée d'Adam; il le désirait, mais non avec
l'espérance de ce qui arrivait si rarement, quand, selon son désir et
contre son espérance, il découvre Ève seule, voilée d'un nuage de
parfums, là où elle se tenait à demi aperçue, tant les roses
épaisses et touffues rougissaient autour d'elle; souvent elle se
baissait pour relever les fleurs d'une faible tige, dont la tête
quoique d'une vive carnation, empourprée, azurée ou marquetée d'or,
pendait sans support; elle les redressait gracieusement avec un lien de
myrte, sans songer qu'elle-même, la fleur la plus belle, était non
soutenue, son meilleur appui si loin, la tempête si proche.

Le serpent s'approchait; il franchit mainte avenue du plus magnifique
couvert, cèdre, pin ou palmier. Tantôt ondoyant et hardi, tantôt
caché, tantôt vu parmi les arbustes entrelacés et les fleurs formant
bordure des deux côtés, ouvrage de la main d'Ève: retraite plus
délicieuse que ces fabuleux jardins d'Adonis ressuscité, ou
d'Alcinoüs renommé, hôte du fils du vieux Laërte; ou bien encore que
ce jardin, non mystique, dans lequel le sage roi se livrait à de
mutuelles caresses avec la belle Égyptienne, son épouse.

Satan admire le lieu, encore plus la personne. Comme un homme longtemps
enfermé dans une cité populeuse dont les maisons serrées et les
égouts corrompent l'air: par un matin d'été, il sort pour respirer
dans les villages agréables et dans les fermes adjacentes; de toutes
choses qu'il rencontre, il tire un plaisir, l'odeur des blés ou de
l'herbe fauchée, ou celle des vaches et des laiteries, chaque objet
rustique, chaque bruit champêtre, tout le charme; si d'aventure une
belle vierge, au pas de nymphe vient à passer, ce qui plaisait à cet
homme lui plaît davantage à cause d'elle; elle l'emporte sur tout, et
dans son regard elle réunit toutes les délices: le serpent prenait un
pareil plaisir à voir ce plateau fleuri, doux abri d'Ève ainsi
matineuse, ainsi solitaire! Sa forme angélique et céleste, mais plus
suave et plus féminine, sa gracieuse innocence, toute la façon de ses
gestes, ou de ses moindres mouvements, intimident la malice de Satan, et
par un doux larcin dépouillent sa violence de l'intention violente
qu'il apportait. Dans cet intervalle le mal unique demeure abstrait de
son propre mal, et pendant ce temps demeura stupidement bon, désarmé
qu'il était d'inimitié, de fourberie, de haine, d'envie, de vengeance.
Mais l'enfer ardent qui brûle toujours en lui, quoique dans un
demi-ciel, finit bientôt ses délices, et le torture d'autant plus
qu'il voit plus de plaisir non destiné pour lui. Alors il rappelle la
haine furieuse, et, caressant ses pensées de malheur, il s'excite de la
sorte:

«Pensées, où m'avez-vous conduit! par quelle douce impulsion ai-je
été poussé à oublier ce qui nous a amené ici! La haine! non
l'amour, ni l'espoir du paradis pour l'enfer, ni l'espoir de goûter ici
le plaisir, mais de détruire tout plaisir, excepté celui qu'on
éprouve à détruire: toute autre joie pour moi est perdue. Ainsi ne
laissons pas échapper l'occasion qui me rit à présent: voici la femme
seule, exposée à toutes les attaques; son mari (car je vois au loin
tout alentour) n'est pas auprès d'elle: j'évite davantage sa plus
haute intelligence et sa force; d'un courage fier, bâti de membres
héroïques quoique moulés en terre, ce n'est point un ennemi peu
redoutable; lui exempt de blessures, moi non! tant l'enfer m'a
dégradé, tant la souffrance m'a fait déchoir de ce que j'étais dans
le ciel! Ève est belle, divinement belle, faite pour l'amour des dieux;
elle n'a rien de terrible, bien qu'il y ait de la terreur dans l'amour
et dans la beauté, quand elle n'est pas approchée par une haine plus
forte, haine d'autant plus forte qu'elle est mieux déguisée sous
l'apparence de l'amour: c'est le chemin que je tente pour la ruine
d'Ève.»

Ainsi parle l'ennemi du genre humain, mauvais hôte du serpent dans
lequel il était renfermé, et vers Ève il poursuit sa route. Il ne se
tramait pas alors en ondes dentelées comme il a fait depuis; mais il se
dressait sur sa croupe, base circulaire de replis superposés qui
montaient en forme de tour, orbe sur orbe, labyrinthe croissant! Une
crête s'élevait haute sur sa tête; ses yeux étaient d'escarboucle;
son cou était d'un or vert bruni; il se tenait debout au milieu de ses
spirales arrondies qui sur le gazon flottaient redondantes. Agréable et
charmante était sa forme: jamais serpents depuis n'ont été plus
beaux, ni celui dans lequel furent changés en Illyrie Hermione et
Cadmus, ni celui qui fut le dieu d'Épidaure, ni ceux en qui
transformés furent vus Jupiter Ammon et Jupiter Capitolin, le premier
avec Olympias, le second avec celle qui enfanta Scipion, la grandeur de
Rome.

D'une course oblique, comme quelqu'un qui cherche accès auprès d'une
personne, mais qui craint de l'interrompre, il trace d'abord son chemin
de côté: tel qu'un vaisseau manœuvré par un pilote habile à
l'embouchure d'une rivière ou près d'un cap, autant de fois il vire de
bord et change sa voile; ainsi Satan variait ses mouvements, et de sa
queue formait de capricieux anneaux à la vue d'Ève, pour amorcer ses
regards.

Occupée, elle entendit le bruit des feuilles froissées; mais elle n'y
fit aucune attention, accoutumée qu'elle était dans les champs à voir
se jouer devant elle toutes les bêtes, plus soumises à sa voix que ne
le fut à la voix de Circé le troupeau métamorphosé.

Plus hardi alors, le serpent non appelé se tint devant Ève, mais comme
dans l'étonnement de l'admiration, souvent d'une manière caressante il
baissait sa crête superbe, son cou poli ou émaillé, et léchait la
terre qu'Ève avait foulée. Sa gentille expression muette amène enfin
les regards d'Ève à remarquer son badinage. Ravi d'avoir fixé son
attention, Satan avec la langue organique du serpent, ou par l'impulsion
de l'air vocal, commença de la sorte sa tentation astucieuse:

«Ne sois pas émerveillée, maîtresse souveraine, si tu peux l'être,
toi qui es la seule merveille. Encore moins n'arme pas de mépris ton
regard, ciel de la douceur, irritée que je m'approche de toi et que je
te contemple insatiable: moi ainsi seul, je n'ai pas craint ton front,
plus imposant encore ainsi retirée. Ô la plus belle ressemblance de
ton beau Créateur! toi, toutes les choses vivantes t'admirent, toutes
les choses, qui t'appartiennent en don adorent ta beauté céleste
contemplée avec ravissement. La beauté considérée davantage là où
elle est universellement admirée; mais ici, dans cet enclos sauvage,
parmi ces bêtes (spectateurs grossiers et insuffisants pour discerner
la moitié de ce qui en toi est beau), un homme excepté qui te voit! Et
qu'est-ce qu'un seul à te voir, toi qui devrais être vue déesse parmi
les dieux, adorée et servie des anges sans nombre, ta cour
journalière?»

Telles étaient les flatteries du tentateur, tel fut le ton de son
prélude: ses paroles firent leur chemin dans le cœur d'Ève, bien
qu'elle s'étonnât beaucoup de la voix. Enfin, non sans cesser d'être
surprise, elle répondit:

«Qu'est-ce que ceci? le langage de l'homme prononcé, la pensée
humaine exprimée par la langue d'une brute? je croyais du moins que la
parole avait été refusée aux animaux, que Dieu au jour de leur
création les avait faits muets pour tout son articulé. Quant à la
pensée, je doutais; car dans les regards et dans les actions des
bêtes, souvent paraît beaucoup de raison. Toi, serpent, je te
connaissais bien pour le plus subtil des animaux des champs, mais
j'ignorais que tu fusses doué de la voix humaine. Redouble donc ce
miracle, et dis comment tu es devenu parlant de muet que tu étais, et
comment tu es devenu plus mon ami que le reste de l'espèce brute qui
est journellement sous mes yeux. Dis, car une telle merveille réclame
l'attention qui lui est due.»

L'astucieux tentateur répliqua de la sorte:

«Impératrice de ce monde beau, Ève resplendissante, il m'est aisé de
te dire tout ce que tu ordonnes; il est juste que tu sois obéie.

«J'étais d'abord comme sont les autres bêtes qui paissent l'herbe
foulée aux pieds; mes pensées étaient abjectes et basses comme
l'était ma nourriture; je ne pouvais discerner que l'aliment ou le
sexe, et ne comprenais rien d'élevé: jusqu'à ce qu'un jour, roulant
dans la campagne, je découvris au loin, par hasard, un bel arbre
chargé de fruits des plus belles couleurs mêlées, pourpre et or. Je
m'en approchais pour le contempler, quand des rameaux s'exhala un parfum
savoureux, agréable à l'appétit; il charma mes sens plus que l'odeur
du doux fenouil, plus que la mamelle de la brebis, ou de la chèvre, qui
laisse échapper le soir le lait non sucé de l'agneau ou du chevreau
occupés de leurs jeux.

«Pour satisfaire le vif désir que je ressentais de goûter à ces
belles pommes, je résolus de ne pas différer: la faim et la soif,
conseillères persuasives, aiguisées par l'odeur de ce fruit
séducteur, me pressaient vivement. Soudain je m'entortille au tronc
moussu, car pour atteindre aux branches élevées au-dessus de la terre,
cela demanderait ta haute taille ou celle d'Adam. Autour de l'arbre se
montraient toutes les autres bêtes qui me voyaient; languissant d'un
pareil désir elles me portaient envie, mais ne pouvaient arriver au
fruit. Déjà parvenu au milieu de l'arbre où pendait l'abondance si
tentante et si près, je ne me fis faute de cueillir et de manger à
satiété, car jusqu'à cette heure je n'avais jamais trouvé un pareil
plaisir aux aliments ou à la fontaine.

«Rassasié enfin, je ne tardai pas d'apercevoir en moi un changement
étrange au degré de raison de mes facultés intérieures; la parole ne
me manqua pas longtemps, quoique je conservasse ma forme. Dès ce moment
je tournai mes pensées vers des méditations élevées ou profondes, et
je considérai d'un esprit étendu toutes les choses visibles dans le
ciel, sur la terre ou dans l'air, toutes les choses bonnes et belles.
Mais tout ce qui est beau et bon, dans ta divine image et dans le rayon
céleste de ta beauté je le trouve réuni. Il n'est point de beauté à
la tienne pareille ou seconde! elle m'a contraint, quoique importun
peut-être, à venir, te contempler, à t'adorer, toi qui de droit es
déclarée souveraine des créatures, dame universelle!»

Ainsi parle l'animé et rusé serpent; et Ève, encore plus surprise,
lui répliqua imprudente:

«Serpent, tes louanges excessives me laissent en doute de la vertu de
ce fruit sur toi le premier éprouvée. Mais, dis-moi, où croît
l'arbre? est-il loin d'ici? Car nombreux sont les arbres de Dieu qui
croissent dans le Paradis, et plusieurs nous sont encore inconnus: une
telle abondance s'offre à notre choix, que nous laissons un grand
trésor de fruits sans les toucher; ils restent suspendus incorruptibles
jusqu'à ce que les hommes naissent pour les cueillir, et qu'un plus
grand nombre de mains nous aident à soulager la nature de son
enfantement.»

L'insidieuse couleuvre joyeuse et satisfaite:

«Impératrice, le chemin est facile et n'est pas long; il se trouve
au-delà d'une allée de myrtes, sur une pelouse, tout près d'une
fontaine, quand on a passé un petit bois exhalant la myrrhe et le
baume. Si tu m'acceptes pour conducteur, je t'y aurai bientôt menée.»

«Conduis-moi donc,» dit Ève.

Le serpent, guide, roule rapidement ses anneaux, et les fait paraître
droits, quoique entortillés, prompt qu'il est au crime. L'espérance
l'élève, et la joie enlumine sa crête: comme un feu follet, formé
d'une onctueuse vapeur que la nuit condense et que la frigidité
environne, s'allume en une flamme par le mouvement (lequel feu
accompagne souvent, dit-on, quelque malin esprit); voltigeant et
brillant d'une lumière trompeuse, il égare de sa route le voyageur
nocturne étonné; il le conduit dans des marais et des fondrières, à
travers des viviers et des étangs où il s'engloutit et se perd loin de
tout secours: ainsi reluisait le serpent fatal, et par supercherie
menait Ève, notre mère crédule, à l'arbre de prohibition, racine de
tout notre malheur. Dès qu'elle le vit, elle dit à son guide:

«Serpent, nous aurions pu éviter notre venir ici, infructueux pour
moi, quoique le fruit soit ici en abondance. Le bénéfice de sa vertu
sera seul pour toi; vertu merveilleuse en vérité, si elle produit de
pareils effets! Mais nous ne pouvons à cet arbre ni toucher ni goûter:
ainsi Dieu l'a ordonné, et il nous a laissé cette défense, la seule
fille de sa voix: pour le reste, nous vivons loi à nous-mêmes; notre
raison est notre loi.»

Le tentateur plein de tromperie répliqua:

«En vérité! Dieu a donc dit que du fruit de tous les arbres de ce
jardin vous ne mangerez pas, bien que vous soyez déclarés seigneurs de
tout sur la terre et dans l'air?»

Ève, encore sans péché:

«Du fruit de chaque arbre de ce jardin nous pouvons manger, mais du
fruit de ce bel arbre dans le jardin Dieu a dit: Vous n'en mangerez
point; vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.»

À peine a-t-elle dit brièvement, que le tentateur, maintenant plus
hardi (mais avec une apparence de zèle et d'amour pour l'homme,
d'indignation pour le tort qu'on lui faisait), joue un rôle nouveau.
Comme touché de compassion, il se balance troublé, pourtant avec
grâce, et il se lève posé comme prêt à traiter quelque matière
importante: au vieux temps, dans Athènes et dans Rome libre, où
florissait l'éloquence (muette depuis), un orateur renommé, chargé de
quelque grande cause, se tenait debout de lui-même recueilli, tandis
que chaque partie de son corps, chacun de ses mouvements, chacun de ses
gestes obtenaient audience avant sa parole; quelquefois il débutait
avec hauteur, son zèle pour la justice ne lui permettant pas le délai
d'un exorde: ainsi s'arrêtant, se remuant, se grandissant de toute sa
hauteur, le tentateur, tout passionné, s'écria:

«Ô plante sacrée, sage et donnant la sagesse, mère de la science, à
présent je sens au-dedans de moi mon pouvoir qui m'éclaire, non
seulement pour discerner les choses dans leurs causes, mais pour
découvrir les voies des agents suprêmes, réputés sages cependant.
Reine de cet univers, ne crois pas ces rigides menaces de mort: vous ne
mourrez point: comment le pourriez-vous? Par le fruit? Il vous donnera
la vie de la science. Par l'auteur de la menace? Regardez-moi, moi qui
ai touché et goûté; cependant je vis, j'ai même atteint une vie plus
parfaite que celle que le sort me destinait, en osant m'élever
au-dessus de mon lot. Serait-il fermé à l'homme, ce qui est ouvert à
la bête? Ou Dieu allumera-t-il sa colère pour une si légère offense?
Ne louera-t-il pas plutôt votre courage indompté qui, sous la menace
de la mort dénoncée (quelque chose que soit la mort), ne fut point
détourné d'achever ce qui pouvait conduire à une plus heureuse vie,
à la connaissance du bien et du mal. Du bien? quoi de plus juste! Du
mal? (si ce qui est mal est réel) pourquoi ne pas le connaître,
puisqu'il en serait plus facilement évité! Dieu ne peut donc vous
frapper et être juste: s'il n'est pas juste, il n'est pas Dieu; il ne
faut alors ni le craindre, ni lui obéir. Votre crainte elle-même
écarte la crainte de la mort.

«Pourquoi donc fut ceci défendu? Pourquoi, sinon pour vous effrayer?
Pourquoi, sinon pour vous tenir bas et ignorants, vous ses adorateurs?
Il sait que le jour où vous mangerez du fruit, vos yeux, qui semblent
si clairs, et qui cependant sont troubles, seront parfaitement ouverts
et éclaircis, et vous serez comme les dieux, connaissant à la fois le
bien et le mal, comme ils le connaissent. Que vous soyez comme les
dieux, puisque je suis comme un homme, comme un homme intérieurement,
ce n'est qu'une juste proportion gardée, moi de brute devenu homme,
vous d'hommes devenus dieux.

«Ainsi, vous mourrez peut-être en vous dépouillant de l'homme pour
revêtir le dieu: mort désirable quoique annoncée avec menaces,
puisqu'elle ne peut rien de pis que ceci! Et que sont les dieux pour que
l'homme ne puisse devenir comme eux, en participant à une nourriture
divine? Les dieux existèrent les premiers, et ils se prévalent de cet
avantage pour nous faire croire que tout procède d'eux: j'en doute; car
je vois cette belle terre échauffée par le soleil, et produisant
toutes choses; eux, rien. S'ils produisent tout, qui donc a renfermé la
connaissance du bien et du mal dans cet arbre, de manière que quiconque
mange de son fruit acquiert aussitôt la sagesse sans leur permission?
En quoi serait l'offense que l'homme parvînt ainsi à connaître? En
quoi votre science pourrait-elle nuire à Dieu, ou que pourrait
communiquer cet arbre contre sa volonté, si tout est à lui? Agirait-il
par envie? L'envie peut-elle habiter dans les cœurs célestes? Ces
raisons, ces raisons et beaucoup d'autres prouvent le besoin que vous
avez de ce beau fruit. Divinité humaine, cueille et goûte librement.»

Il dit, et ses paroles, grosses de tromperie, trouvèrent dans le cœur
d'Ève une entrée trop facile. Les yeux fixes, elle contemplait le
fruit qui, rien qu'à le voir, pouvait tenter: à ses oreilles
retentissait encore le son de ces paroles persuasives qui lui
paraissaient remplies de raison et de vérité. Cependant l'heure de
midi approchait et réveillait dans Ève un ardent appétit qu'excitait
encore l'odeur si savoureuse de ce fruit; inclinée qu'elle était
maintenant à le toucher et à le goûter, elle y attachait avec désir
son œil avide. Toutefois, elle s'arrête un moment et fait en
elle-même ces réflexions:

«Grandes sont tes vertus sans doute, ô le meilleur des fruits! Quoique
tu sois interdit à l'homme, tu es digne d'être admiré, toi dont le
suc, trop longtemps négligé, a donné dès le premier essai la parole
au muet et a enseigné à une langue incapable de discours, à publier
ton mérite. Celui qui nous interdit ton usage ne nous a pas caché non
plus ton mérite, en te nommant l'arbre de science à la fois et du bien
et du mal. Il nous a défendu de te goûter, mais sa défense te
recommande davantage, car elle conclut le bien que tu communiques et le
besoin que nous en avons: le bien inconnu assurément on ne l'a point,
ou si on l'a, et qu'il reste encore inconnu, c'est comme si on ne
l'avait pas du tout.

«En termes clairs, que nous défend-il, lui? de connaître; il nous
défend le bien; il nous défend d'être sages. De telles prohibitions
ne lient pas... Mais si la mort nous entoure des dernières chaînes, à
quoi nous profitera notre liberté intérieure? Le jour où nous
mangerons de ce beau fruit, tel est notre arrêt, nous mourrons... Le
serpent est-il mort? il a mangé et il vit, et il connaît, et il parle,
et il raisonne, et il discerne, lui jusqu'alors irraisonnable. La mort
n'a-t-elle été inventée que pour nous seuls? ou cette intellectuelle
nourriture à nous refusée, n'est-elle réservée qu'aux bêtes? qu'aux
bêtes ce semble: mais l'unique brute qui la première en a goûté,
loin d'en être avare, communique avec joie le bien qui lui en est
échu, conseillère non suspecte, amie de l'homme, éloignée de toute
déception et de tout artifice. Que crains-je donc? ou plutôt sais-je
ce que je dois craindre dans cette ignorance du bien et du mal, de Dieu
ou de la mort, de la loi ou de la punition? Ici croît le remède à
tout, ce fruit divin, beau à la vue, attrayant au goût, et dont la
vertu est de rendre sage. Qui empêche donc de le cueillir et d'en
nourrir à la fois le corps et l'esprit?»

Elle dit, et sa main téméraire, dans une mauvaise heure, s'étend vers
le fruit: elle arrache! elle mange! La terre sentit la blessure, la
nature, sur ses fondements, soupirant à travers tous ses ouvrages, par
des signes de malheur annonça que tout était perdu.

Le serpent coupable s'enfuit dans un hallier, et il le pouvait bien, car
maintenant Ève, attachée au fruit tout entière, ne regardait rien
autre chose. Il lui semblait que jusque-là elle n'avait jamais goûté
dans un fruit un pareil délice; soit que cela fût vrai, soit qu'elle
se l'imaginât dans la haute attente de la science: sa divinité ne
sortait point de sa pensée. Avidement et sans retenue, elle se gorgea
du fruit, et ne savait pas qu'elle mangeait la mort. Enfin rassasiée,
exaltée comme par le vin, joyeuse et folâtre, pleine de satisfaction
d'elle-même, elle se parle ainsi:

«Ô roi de tous les arbres du paradis, arbre vertueux, précieux, dont
l'opération bénie est la sagesse! arbre jusque ici ignoré, dégradé,
ton beau fruit demeurait suspendu comme n'étant créé à aucune fin!
Mais dorénavant mon soin matinal sera pour toi, non sans le chant et la
louange qui te sont dus à chaque aurore; je soulagerai tes branches du
poids fertile offert libéralement à tous, jusqu'à ce que, nourrie par
toi, je parvienne à la maturité de la science comme les dieux qui
savent toutes choses, quoiqu'ils envient aux autres ce qu'ils ne peuvent
leur donner. Si le don eût été un des leurs, il n'aurait pas crû
ici.

«Expérience, que ne te dois-je pas, ô le meilleur des guides! En ne
te suivant pas, je serais restée dans l'ignorance; tu ouvres le chemin
de la sagesse, et tu donnes accès auprès d'elle, malgré le secret où
elle se retire.

«Et moi peut-être aussi suis-je cachée? Le Ciel est haut, haut, trop
éloigné pour voir de là distinctement chaque chose sur la terre:
d'autres soins peut-être peuvent avoir distrait d'une continuelle
vigilance notre grand prohibiteur, en sûreté avec tous ses espions
autour de lui... Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam? lui
ferai-je connaître à présent mon changement? lui donnerai-je en
partage ma pleine félicité, ou plutôt non? Garderai-je les avantages
de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d'ajouter à la
femme ce qui lui manque, pour attirer d'autant plus l'amour d'Adam, pour
me rendre plus égale à lui, et peut-être (chose désirable)
quelquefois supérieure? car inférieure, qui est libre? Ceci peut bien
être... Mais quoi? si Dieu a vu? si la mort doit s'ensuivre? alors je
ne serai plus, et Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec
elle, moi éteinte: le penser, c'est mourir! Confirmée dans ma
résolution, je me décide: Adam partagera avec moi le bonheur ou la
misère. Je l'aime si tendrement qu'avec lui je puis souffrir toutes les
morts: vivre sans lui n'est pas la vie.»

Ainsi disant, elle détourna ses pas de l'arbre; mais auparavant elle
lui fait une révérence profonde comme au pouvoir qui habite cet arbre,
et dont la présence a infusé dans la plante une sève savante
découlée du nectar, breuvage des dieux.

Pendant ce temps-là Adam, qui attendait son retour avec impatience,
avait tressé une guirlande des fleurs les plus choisies, pour orner sa
chevelure et couronner ses travaux champêtres, comme les moissonneurs
ont souvent accoutumé de couronner leur reine des moissons. Il se
promettait une grande joie en pensée et une consolation nouvelle dans
un retour si longtemps différé. Toutefois devinant quelque chose de
malheureux, le cœur lui manquait; il en sentait les battements
inégaux: pour rencontrer Ève, il alla par le chemin qu'elle avait pris
le matin, au moment où ils se séparèrent.

Il devait passer près de l'arbre de science: là il la rencontra à
peine revenant de l'arbre; elle tenait à la main un rameau du plus beau
fruit couvert de duvet qui souriait, nouvellement cueilli, et répandait
l'odeur de l'ambroisie. Elle se hâta vers Adam; l'excuse parut d'abord
sur son visage comme le prologue de son discours, et une trop prompte
apologie; elle adresse à son époux des paroles caressantes qu'elle
avait à volonté:

«N'as-tu pas été étonné, Adam, de mon retard? Je t'ai regretté! et
j'ai trouvé long le temps, privée de ta présence; agonie d'amour,
jusqu'à présent non sentie et qui ne le sera pas deux fois, car jamais
je n'aurai l'idée d'éprouver (ce que j'ai cherché téméraire et sans
expérience) la peine de l'absence, loin de ta vue. Mais la cause en est
étrange, et merveilleuse à entendre.

«Cet arbre n'est pas, comme on nous le dit, un arbre de danger, quand
on y goûte; il n'ouvre pas la voie à un mal inconnu; mais il est d'un
effet divin pour ouvrir les yeux, et il fait dieux ceux qui y goûtent;
il a été trouvé tel en y goûtant. Le sage serpent (non retenu comme
nous, ou n'obéissant pas) a mangé du fruit: il n'y a pas trouvé la
mort dont nous sommes menacés; mais dès ce moment il est doué de la
voix humaine et du sens humain, raisonnant d'une manière admirable. Et
il a agi sur moi avec tant de persuasion, que j'ai goûté et que j'ai
trouvé aussi les effets répondant à l'attente: mes yeux, troubles
auparavant, sont plus ouverts; mon esprit plus étendu, mon cœur plus
ample. Je m'élève à la divinité, que j'ai cherchée principalement
pour toi; sans toi je puis la mépriser. Car la félicité dont tu as ta
part est pour moi la félicité, ennuyeuse bientôt et odieuse avec toi
non partagée. Goûte donc aussi à ce fruit; qu'un sort égal nous
unisse dans une égale joie, comme dans un égal amour, de peur que si
tu t'abstiens un différent degré de condition ne nous sépare, et que
je ne renonce trop tard pour toi à la divinité, quand le sort ne le
permettra plus.»

Ève ainsi raconta son histoire d'un air animé; mais sur sa joue le
désordre monte et rougit. Adam, de son côté, dès qu'il est instruit
de la fatale désobéissance d'Ève, interdit, confondu, devient blanc,
tandis qu'une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses
os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et
répand les roses flétries: il demeure pâle et sans voix, jusqu'à ce
qu'enfin d'abord en lui-même il rompt son silence intérieur:

«Ô le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur de
tous les ouvrages de Dieu, créature en qui excellait pour la vue ou la
pensée, ce qui fut jamais formé de saint, de divin, de bon, d'aimable
et de doux! Comment es-tu perdue! comment soudain perdue, défigurée,
flétrie et maintenant dévolue à la mort? ou plutôt comment as-tu
cédé à la tentation de transgresser la stricte défense, de violer le
sacré fruit défendu? Quelque maudit artifice d'un ennemi t'a déçue,
d'un ennemi que tu ne connaissais pas; et moi avec toi, il m'a perdu;
car certainement ma résolution est de mourir avec toi. Comment
pourrais-je vivre sans toi? comment quitter ton doux entretien et notre
amour si tendrement uni, pour survivre abandonné dans ces bois
sauvages? Dieu créât-il une autre Ève, et moi fournirais-je une autre
côte, ta perte encore ne sortirait jamais de mon cœur. Non, non! je me
sens attiré par le lien de la nature; tu es la chair de ma chair, l'os
de mes os; de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou
misère!»

Ayant dit ainsi, comme un homme revenu d'une triste épouvante, et
après des pensées agitées se soumettant à ce qui semble
irrémédiable, il se tourne vers Ève, et lui adresse ces paroles d'un
ton calme:

«Une action hardie tu as tentée, Ève aventureuse! un grand péril tu
as provoqué, toi qui non seulement as osé convoiter des yeux ce fruit
sacré, objet d'une sainte abstinence, mais qui, bien plus hardie
encore, y as goûté, malgré la défense d'y toucher! Mais qui peut
rappeler le passé et défaire ce qui est fait? Ni le Dieu tout-puissant
ni le destin ne le pourraient. Cependant, peut-être ne mourras-tu
point; peut-être l'action n'est-elle pas si détestable, à présent
que le fruit a été goûté et profané par le serpent, qu'il en a fait
un fruit commun, privé de sainteté, avant que nous y ayons touché. Le
serpent n'a pas trouvé qu'il fût mortel; le serpent vit encore; il
vit, ainsi que tu le dis, et il a gagné de vivre comme l'homme, d'un
plus haut degré de vie; puissante induction pour nous d'atteindre
pareillement, en goûtant ce fruit, une élévation proportionnée qui
ne peut être que de devenir dieux, anges ou demi-dieux.

«Je ne puis penser que Dieu, sage créateur, quoique menaçant, veuille
ainsi sérieusement nous détruire, nous ses premières créatures,
élevées si haut en dignité et placées au-dessus de tous ses
ouvrages, lesquels, créés pour nous, doivent tomber nécessairement
avec nous dans notre chute, puisqu'ils sont faits dépendants de nous.
Ainsi Dieu décréerait, serait frustré, ferait et déferait, et
perdrait son travail; cela ne se concevrait pas bien de Dieu, qui,
quoique son pouvoir pût répéter la création, cependant répugnerait
à nous détruire, de peur que l'adversaire ne triomphât et ne
dit:--Inconstant est l'état de ceux que Dieu favorise le plus! Qui peut
lui plaire longtemps? Il m'a ruiné le premier. Maintenant c'est
l'espèce humaine. Qui ensuite?--Sujet de raillerie qui ne doit pas
être donné à un ennemi. Quoi qu'il en soit, j'ai lié mon sort au
tien, résolu à subir le même sort. Si la mort m'associe avec toi, la
mort est pour moi comme la vie: tant dans mon cœur je sens le lien de
la nature m'attirer puissamment à mon propre bien en toi; car ce que tu
es m'appartient, notre état ne peut être séparé; nous ne faisons
qu'un, une même chair: te perdre, c'est me perdre moi-même.»

Ainsi parla Adam; ainsi Ève lui répliqua:

«Ô glorieuse épreuve d'un excessif amour, illustre témoignage, noble
exemple qui m'engage à l'imiter! Mais n'approchant pas de ta
perfection, comment l'atteindrai-je, ô Adam, moi qui me vante d'être
issue de ton côté, et qui t'entends parler avec joie de notre union,
d'un cœur et d'une âme entre nous deux? Ce jour fournit une bonne
preuve de cette union, puisque tu déclares que, plutôt que la mort, ou
quelque chose de plus terrible que la mort, nous sépare (nous liés
d'un si tendre amour), tu es résolu à commettre avec moi la faute, le
crime (s'il y a crime) de goûter ce beau fruit dont la vertu (car le
bien toujours procède du bien, directement ou indirectement) a offert
cette heureuse épreuve à ton amour qui sans cela n'eût jamais été
si excellemment connu.

«Si je pouvais croire que la mort annoncée dût suivre ce que j'ai
tenté, je supporterais seule le pire destin, et ne chercherais pas à
te persuader: plutôt mourir abandonnée que de t'obliger à une action
pernicieuse pour ton repos, depuis surtout que je suis assurée d'une
manière remarquable de ton amour si vrai, si fidèle et sans égal.
Mais je sens bien autrement l'événement: non la mort, mais la vie
augmentée, des yeux ouverts, de nouvelles espérances, des joies
nouvelles, un goût si divin que, quelque douceur qui ait auparavant
flatté mes sens, elle me semble, auprès de celle-ci, âpre ou
insipide. D'après mon expérience, Adam, goûte franchement et livre
aux vents la crainte de la mort.»

Elle dit, l'embrasse et pleure de joie tendrement; c'était avoir
beaucoup gagné qu'Adam eût ennobli son amour au point d'encourir pour
elle le déplaisir divin ou la mort. En récompense (car une
complaisance si criminelle méritait cette haute récompense), d'une
main libérale elle lui donne le fruit de la branche attrayant et beau.
Adam ne fit aucun scrupule d'en manger malgré ce qu'il savait; il ne
fut pas trompé; il fut follement vaincu par le charme d'une femme.

La terre trembla jusque dans ses entrailles, comme de nouveau dans les
douleurs, et la nature poussa un second gémissement. Le ciel se
couvrit, fit entendre un sourd tonnerre, pleura quelques larmes tristes,
quand s'acheva le mortel péché originel!

Adam n'y prit pas garde, mangeant à satiété. Ève ne craignit point
de réitérer sa transgression première, afin de mieux charmer son
époux par sa compagnie aimée. Tous deux à présent, comme enivrés
d'un vin nouveau, nagent dans la joie; ils s'imaginent sentir en eux la
divinité qui leur fait naître des ailes avec lesquelles ils
dédaigneront la terre. Mais ce fruit perfide opéra un tout autre
effet, en allumant pour la première fois le désir charnel. Adam
commença d'attacher sur Ève des regards lascifs; Ève les lui rendit
aussi voluptueusement: ils brûlent impudiques. Adam excite ainsi Ève
aux molles caresses:

«Ève, à présent je le vois, tu es d'un goût sûr et élégant, ce
n'est pas la moindre partie de la sagesse, puisque à chaque pensée
nous appliquons le mot saveur, et que nous appelons notre palais
judicieux: je t'en accorde la louange, tant tu as bien pourvu à ce
jour! Nous avons perdu beaucoup de plaisir en nous abstenant de ce fruit
délicieux; jusque ici en goûtant nous n'avions pas connu le vrai
goût. Si le plaisir est tel dans les choses à nous défendues, il
serait à souhaiter qu'au lieu d'un seul arbre on nous en eût défendu
dix. Mais viens, si bien réparés, jouons maintenant comme il convient
après un si délicieux repas. Car jamais ta beauté, depuis le jour que
je te vis pour la première fois et t'épousai ornée de toutes les
perfections, n'enflamma mes sens de tant d'ardeur pour jouir de toi,
plus charmante à présent que jamais! Ô bonté de cet arbre plein de
vertu!»

Il dit et n'épargna ni regard, ni badinage d'une intention amoureuse.
Il fut compris d'Ève, dont les yeux lançaient des flammes
contagieuses. Il saisit sa main, et vers un gazon ombragé, qu'un toit
de feuillage épais et verdoyant couvrait en berceau, il conduisit son
épouse nullement résistante. De fleurs était la couche, pensées,
violettes, asphodèles, hyacinthes! le plus doux, le plus frais giron de
la terre. Là ils s'assouvirent largement d'amour et de jeux d'amour;
sceau de leur mutuel crime, consolation de leur péché, jusqu'à ce que
la rosée du sommeil les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.

Sitôt que se fut exhalée la force de ce fruit fallacieux, dont
l'enivrante et douce vapeur s'était jouée autour de leurs esprits, et
avait fait errer leurs facultés intérieures: dès qu'un sommeil plus
grossier, engendré de malignes fumées et surchargé de songes
remémoratifs, les eut quittés, ils se levèrent comme d'une veille
laborieuse. Ils se regardèrent l'un l'autre, et bientôt ils connurent
comment leurs yeux étaient ouverts, comment leurs âmes obscurcies!
L'innocence qui de même qu'un voile leur avait dérobé la connaissance
du mal, avait disparu. La juste confiance, la native droiture,
l'honneur, n'étant plus autour d'eux, les avaient laissés nus à la
nature coupable: elle les couvrit, mais sa robe les découvrit
davantage. Ainsi le fort Danite, l'herculéen Samson se leva du sein
prostitué de Dalila, la Philistine, et s'éveilla tondu de sa force:
Ève et Adam s'éveillèrent nus et dépouillés de toute leur vertu.
Silencieux et la confusion sur le visage, longtemps ils restèrent assis
comme devenus muets, jusqu'à ce qu'Adam, non moins honteux que sa
compagne, donna enfin passage à ces paroles contraintes:

«Ô Ève, dans une heure mauvaise tu prêtas l'oreille à ce reptile
trompeur: de qui que ce soit qu'il ait appris à contrefaire la voix de
l'homme, il a dit vrai sur notre chute, faux sur notre élévation
promise, puisque en effet nous trouvons nos yeux ouverts, et trouvons
que nous connaissons à la fois le bien et le mal, le bien perdu, le mal
gagné! Triste fruit de la science, si c'est science de savoir ce qui
nous laisse ainsi nus, privés d'honneur, d'innocence, de foi, de
pureté, notre parure accoutumée, maintenant souillée et tachée, et
sur nos visages les signes évidents d'une infâme volupté, d'où
s'amasse un méchant trésor, et même la honte, le dernier des maux! Du
bien perdu sois donc sûre... Comment pourrais-je désormais regarder la
face de Dieu ou de son ange, qu'auparavant avec joie et ravissement j'ai
si souvent contemplée? Ces célestes formes éblouiront maintenant
cette terrestre substance par leurs rayons d'un insupportable éclat.
Oh! que ne puis-je ici, dans la solitude, vivre sauvage, en quelque
obscure retraite où les plus grands bois, impénétrables à la
lumière de l'étoile ou du soleil, déploient leur vaste ombrage, bruni
comme le soir! Couvrez-moi, vous pins, vous cèdres, sous vos rameaux
innombrables; cachez-moi là où je ne puisse jamais voir ni Dieu ni son
ange! Mais délibérons, en cet état déplorable, sur le meilleur moyen
de nous cacher à présent l'un à l'autre ce qui semble le plus sujet
à la honte et le plus indécent à la vue. Les feuilles larges et
satinées de quelque arbre, cousues ensemble et ceintes autour de nos
reins, nous peuvent couvrir, afin que cette compagne nouvelle, la honte,
ne siège pas là et ne nous accuse pas comme impurs.»

Tel fut le conseil d'Adam; ils entrèrent tous deux dans le bois le plus
épais: là ils choisirent bientôt le figuier, non cette espèce
renommée pour son fruit, mais celui que connaissent aujourd'hui les
Indiens du Malabar et du royaume de Decan; il étend ses bras, et ses
branches poussent si amples et si longues que leurs tiges courbées
prennent racine; filles qui croissent autour de l'arbre mère; monument
d'ombre à la voûte élevée aux promenades pleines d'échos: là
souvent le pâtre indien, évitant la chaleur, s'abrite au frais et
surveille ses troupeaux paissants, à travers les entaillures
pratiquées dans la plus épaisse ramée.

Adam et Ève cueillirent ces feuilles larges comme un bouclier
d'amazone: avec l'art qu'ils avaient ils les cousirent pour en ceindre
leurs reins; vain tissu! si c'était pour cacher leur crime et la honte
redoutée. Oh! combien ils différaient de leur première et glorieuse
nudité! Tels, dans ces derniers temps, Colomb trouva les Américains
portant une ceinture de plumes, nus du reste, et sauvages parmi les
arbres, dans les îles et sur les rivages couverts de bois: ainsi nos
premiers parents étaient enveloppés, et comme ils le croyaient, leur
honte en partie voilée; mais n'ayant l'esprit ni à Taise ni en repos,
ils s'assirent à terre pour pleurer.

Non-seulement des larmes débordèrent de leurs yeux, mais de grandes
tempêtes commencèrent à s'élever au-dedans d'eux-mêmes, de
violentes passions, la colère, la haine, la méfiance, le soupçon, la
discorde; elles ébranlèrent douloureusement l'état intérieur de leur
esprit, région calme naguère et pleine de paix maintenant agitée et
turbulente, car l'entendement ne gouvernait plus et la volonté
n'écoutait plus sa leçon; ils étaient assujettis tous deux à
l'appétit sensuel dont l'usurpation, venue d'en bas, réclamait sur la
souveraine raison une domination supérieure.

D'un cœur troublé, avec un regard aliéné et une parole altérée,
Adam reprit ainsi son discours interrompu:

«Que n'écoutas-tu mes paroles et ne restas-tu avec moi, comme je t'en
suppliais, lorsque dans cette malheureuse matinée tu étais possédée
de cet étrange désir d'errer qui te venait je ne sais d'où! Nous
serions alors restés encore heureux, et non, comme à présent,
dépouillés de tout notre bien, honteux, nus, misérables. Que personne
ne cherche désormais une inutile raison pour justifier la fidélité
due: quand on cherche ardemment une pareille preuve, concluez que l'on
commence à faillir.»

Ève aussitôt, émue de ce ton de reproche:

«Quels mots sévères sont échappés de tes lèvres, Adam? imputes-tu
à ma faiblesse ou à mon envie d'errer, comme tu l'appelles, ce qui
aurait pu arriver aussi mal, toi présent (qui sait?) ou à toi-même
peut-être? Eusses-tu été là, ou l'attaque ici, tu n'aurais pu
découvrir l'artifice du serpent, parlant comme il parlait. Entre lui et
nous aucune cause d'inimitié n'étant connue, pourquoi m'aurait-il
voulu du mal et cherché à me faire du tort? Ne devais-je jamais me
séparer de ton côté? Autant aurait valu croître là toujours, côte
sans vie. Étant ce que je suis, toi, le chef, pourquoi ne m'as-tu pas
défendu absolument de m'éloigner, puisque j'allais à un tel péril,
comme tu le dis? Trop facile alors, tu ne te fis pas beaucoup
contredire; bien plus tu me permis, tu m'approuvas, tu me congédias de
bon accord. Si tu eusses été ferme et arrêté dans ton refus, je
n'aurais pas transgressé, ni toi avec moi.»

Adam, irrité pour la première fois, lui répliqua:

«Est-ce là ton amour; est-ce là la récompense du mien, Ève ingrate;
de mon amour que je t'ai déclaré inaltérable lorsque tu étais
perdue, et que je ne l'étais pas; moi qui aurais pu vivre et jouir d'un
éternel bonheur, et qui toutefois ai volontairement préféré la mort
avec toi? Et maintenant tu me reproches d'être la cause de ta
transgression! il te semble que je ne t'ai pas retenue avec assez de
sévérité! Que pouvais-je de plus? Je t'avertis, je t'exhortai, je te
prédis le danger, l'ennemi aux aguets placé en embuscade. Au-delà de
ceci, il ne restait que la force, et la force n'a point lieu contre une
volonté libre. Mais la confiance en toi-même t'a emportée, certaine
que tu étais ou de ne pas rencontrer de péril, ou d'y trouver matière
d'une glorieuse épreuve. Peut-être aussi ai-je erré en admirant si
excessivement ce qui semblait en toi si parfait que je croyais que le
mal n'oserait attenter sur toi; mais je maudis maintenant cette erreur
devenue mon crime, et toi l'accusatrice. Ainsi il en arrivera à celui
qui, se fiant trop au mérite de la femme, laissera gouverner la
volonté de la femme: contrariée, la femme ne supportera aucune
contrainte; laissée à elle-même, si le mal s'ensuit, elle accusera
d'abord la faible indulgence de l'homme.»

Ainsi dans une mutuelle accusation, Ève et Adam dépensaient les heures
infructueuses; mais ni l'un ni l'autre ne se condamnant soi-même, à
leur vaine dispute il semblait n'y avoir de fin.



LIVRE DIXIÈME


ARGUMENT


Satan ayant parcouru la terre avec une fourberie méditée, revient de
nuit comme un brouillard dans le Paradis; il entre dans le serpent
endormi. Adam et Ève sortent au matin pour leurs ouvrages, qu'Ève
propose de diviser en différents endroits, chacun travaillant à part.
Adam n'y consent pas, alléguant le danger, de peur que l'ennemi dont
ils ont été avertis ne la tentât quand il la trouverait seule. Ève
offensée de n'être pas crue ou assez circonspecte, ou assez ferme,
insiste pour aller à part, désireuse de mieux faire preuve de sa
force. Adam cède enfin; le serpent la trouve seule: sa subtile
approche, d'abord contemplant, ensuite parlant, et avec beaucoup de
flatterie élevant Ève au-dessus de toutes les autres créatures. Ève
étonnée d'entendre le serpent parler, lui demande comment il a acquis
la voix humaine et l'intelligence qu'il n'avait pas jusque alors. Le
serpent répond qu'en goûtant d'un certain arbre dans le paradis il a
acquis à la fois la parole et la raison qui lui avaient manqué
jusqu'alors. Ève lui demande de la conduire à cet arbre, et elle
trouve que c'est l'arbre de la science défendue. Le serpent, à
présent devenu plus hardi, par une foule d'astuces et d'arguments,
l'engage à la longue à manger. Elle, ravie du goût, délibère un
moment si elle en fera part ou non à Adam; enfin elle lui porte du
fruit; elle raconte ce qui l'a persuadée d'en manger. Adam, d'abord
consterné, mais voyant qu'elle était perdue, se résout, par
véhémence d'amour, à périr avec elle, et, atténuant la faute, il
mange aussi du fruit: ses effets sur tous deux. Ils cherchent à couvrir
leur nudité, ensuite ils tombent en désaccord et s'accusent l'un
l'autre.



Plus de ces entretiens dans lesquels Dieu ou l'ange, hôtes de l'homme,
comme avec leur ami avaient accoutumé de s'asseoir, familiers et
indulgents, et de partager son champêtre repas, durant lequel ils lui
permettaient sans blâme des discours excusables. Désormais il me faut
passer de ces accents aux accents tragiques: de la part de l'homme,
honteuse défiance et rupture déloyale, révolte et désobéissance; de
la part du ciel (maintenant aliéné), éloignement et dégoût, colère
et juste réprimande, et arrêt prononcé, lequel arrêt fit entrer dans
ce monde un monde de calamités, le péché, et son ombre la mort, et la
misère, avant-coureur de la mort.

Triste tâche! cependant sujet non moins élevé, mais plus héroïque
que la colère de l'implacable Achille contre son ennemi, poursuivi
trois fois fugitif autour des murs de Troie, ou que la rage de Turnus
pour Lavinie démariée, ou que le courroux de Neptune et celui de Junon
qui, si longtemps persécuta le Grec et le fils de Cythérée; sujet non
moins élevé, si je puis obtenir de ma céleste patronne un style
approprié, de cette patronne qui daigne, sans être implorée, me
visiter la nuit, et qui dicte à mon sommeil, ou inspire facilement mon
vers non prémédité.

Ce sujet me plut d'abord pour un chant héroïque, longtemps choisi,
commencé tard. La nature ne m'a point rendu diligent à raconter les
combats, regardés jusqu'ici comme le seul sujet héroïque. Quel
chef-d'œuvre! disséquer avec un long et ennuyeux ravage des chevaliers
fabuleux dans des batailles feintes (et le plus noble courage de la
patience, et le martyre héroïque, demeurant non chantés!), ou
décrire des courses et des jeux, des appareils de pas d'armes, des
boucliers blasonnés, des devises ingénieuses, des caparaçons et des
destriers, des housses et des harnais de clinquant, des superbes
chevaliers aux joutes et aux tournois puis des festins ordonnés, servis
dans une salle par des écuyers tranchants et des sénéchaux!
L'habileté dans un art ou dans un travail chétif n'est pas ce qui
donne justement un nom héroïque à l'auteur ou au poëme.

Pour moi (de ces choses ni instruit ni studieux), un sujet plus haut me
reste, suffisant de lui-même pour immortaliser mon nom, à moins qu'un
siècle trop tardif, le froid climat ou les ans n'engourdissent mon aile
humiliée: ils le pourraient, si tout cet ouvrage était le mien, non
celui de la Divinité qui chaque nuit l'apporte à mon oreille.

Le soleil s'était précipité, et après lui l'astre d'Hespérus, dont
la fonction est d'amener le crépuscule à la terre, conciliateur d'un
moment entre le jour et la nuit, et à présent l'hémisphère de la
nuit avait voilé d'un bout à l'autre le cercle de l'horizon, quand
Satan, qui dernièrement s'était enfui d'Éden devant les menaces de
Gabriel, maintenant perfectionné en fraude méditée et en malice,
acharné à la destruction de l'homme, malgré ce qui pouvait arriver de
plus aggravant pour lui-même, revint sans frayeur. Il s'envola de nuit,
et revint à minuit, ayant achevé le tour de la terre, se
précautionnant contre le jour, depuis qu'Uriel, régent du soleil,
découvrit son entrée dans Éden et en prévint les chérubins qui
tenaient leur veille. De là chassé plein d'angoisse, il rôda pendant
sept nuits continues avec les ombres. Trois fois il circula autour de la
ligne équinoxiale; quatre fois il croisa le char de la nuit de pôle en
pôle, en traversant chaque colure. À la huitième nuit il retourna, et
du côté opposé de l'entrée du paradis, ou de la garde des
chérubins, il trouva d'une manière furtive un passage non suspecté.

Là était un lieu qui n'existe plus (le péché, non le temps, opéra
d'abord ce changement), d'où le Tigre, du pied du Paradis, s'élançait
dans un gouffre sous la terre, jusqu'à ce qu'une partie de ses eaux
ressortît en fontaine auprès de l'arbre de vie. Satan s'abîme avec le
fleuve, et se relève avec lui, enveloppé dans la vapeur émergente. Il
cherche ensuite où se tenir caché: il avait exploré la mer et la
terre depuis Éden jusqu'au Pont-Euxin et les Palus-Méotides, par-delà
le fleuve d'Oby descendant aussi loin que le pôle antarctique; en
longueur à l'Occident, depuis l'Oronte jusqu'à l'Océan que barre
l'isthme de Darien, et de là jusqu'au pays où coulent le Gange et
l'Indus.

Ainsi il avait rôdé sur le globe avec une minutieuse recherche, et
considéré avec une inspection profonde chaque créature, pour
découvrir celle qui serait la plus propre de toutes à servir ses
artifices; et il trouva que le serpent était le plus fin de tous les
animaux des champs. Après un long débat, irrésolu et tournoyant dans
ses pensées, Satan, par une détermination finale, choisit la plus
convenable greffe du mensonge, le vase convenable dans lequel il pût
entrer et cacher ses noires suggestions au regard le plus perçant: car
dans le rusé serpent toutes les finesses ne seraient suspectes à
personne, comme procédant de son esprit et de sa subtilité naturelle,
tandis que, remarquées dans d'autres animaux, elles pourraient
engendrer le soupçon d'un pouvoir diabolique, actif en eux et
surpassant l'intelligence de ces brutes. Satan prit cette résolution;
mais d'abord de sa souffrance intérieure, sa passion éclatant,
s'exhala en ces plaintes:

«Ô terre! combien tu ressembles au ciel, si tu ne lui es plus
justement préférée! Demeure plus digne des dieux, comme étant bâtie
par les secondes pensées, réformant ce qui était vieux. Car, quel
Dieu voudrait élever un pire ouvrage, après en avoir bâti un
meilleur? Terrestre ciel autour duquel se meuvent d'autres cieux qui
brillent: encore leurs lampes officieuses apportent-elles lumière sur
lumière, pour toi seul, comme il semble, concentrant en toi tous leurs
précieux rayons d'une influence sacrée! De même que dans le ciel Dieu
est centre et toutefois s'étend à tout, de même toi centre tu reçois
de tous ces globes: en toi, non en eux-mêmes toute leur vertu connue
apparaît productive dans l'herbe, dans la plante et dans la plus noble
naissance des êtres animés d'une graduelle vie: la végétation, le
sentiment, la raison, tous réunis dans l'homme.

«Avec quel plaisir j'aurais fait le tour de la terre si je pouvais
jouir de quelque chose! Quelle agréable succession de collines, de
vallées, de rivières, de bois et de plaines! à présent la terre, à
présent la mer, des rivages couronnés de forêts, des rochers, des
antres, des grottes! Mais je n'y ai trouvé ni demeure ni refuge; et
plus je vois de félicités autour de moi, plus je sens de tourments en
moi, comme si j'étais le siège odieux des contraires: tout bien pour
moi devient poison, et dans le ciel ma condition serait encore pire.

«Mais je ne cherche à demeurer ni ici ni dans le ciel, à moins que je
n'y domine le souverain maître des cieux. Je n'espère point être
moins misérable par ce que je cherche; je ne veux que rendre d'autres
tels que je suis, dussent par là redoubler mes maux, car c'est
seulement dans la destruction que je trouve un adoucissement à mes
pensées sans repos. L'homme, pour qui tout ceci a été fait, étant
détruit, ou porté à faire ce qui opérera sa perte entière, tout
ceci le suivra bientôt comme enchaîné à lui en bonheur ou malheur:
en malheur donc! Qu'au loin la destruction s'étende! à moi seul, parmi
les pouvoirs infernaux, appartiendra la gloire d'avoir corrompu dans un
seul jour ce que celui nommé le Tout-Puissant continua de faire pendant
six nuits et six jours. Et qui sait combien de temps auparavant il
l'avait médité? Quoique peut-être ce ne soit que depuis que dans une
seule nuit j'ai affranchi d'une servitude inglorieuse près de la
moitié des races angéliques, et éclairci la foule de ses adorateurs.

«Lui, pour se venger, pour réparer ses nombres ainsi diminués, soit
que sa vertu de longtemps épuisée lui manquât maintenant pour créer
d'autres anges (si pourtant ils sont sa création), soit que pour nous
dépiter davantage il se déterminât à mettre en notre place une
créature formée de terre: il l'enrichit (elle sortie d'une si basse
origine!) de dépouilles célestes, nos dépouilles. Ce qu'il décréta,
il l'accomplit: il fit l'homme, et lui bâtit ce monde magnifique, et de
la terre, sa demeure, il le proclama seigneur. Oh! indignité! il
assujettit au service de l'homme les ailes de l'ange, il astreignit des
ministres flamboyants à veiller et à remplir leur terrestre fonction.

«Je crains la vigilance de ceux-ci; pour l'éviter, enveloppé ainsi
dans le brouillard et la vapeur de minuit, je glisse obscur, je fouille
chaque buisson, chaque fougeraie où le hasard peut me faire trouver le
serpent endormi, afin de me cacher dans ses replis tortueux, moi et la
noire intention que je porte. Honteux abaissement! moi qui naguère
combattis les dieux pour siéger le plus haut, réduit aujourd'hui à
m'unir à un animal, et, mêlé à la fange de la bête, à incarner
cette essence, à abrutir celui qui aspirait à la hauteur de la
Divinité! Mais à quoi l'ambition et la vengeance ne peuvent-elles pas
descendre! Qui veut monter doit ramper aussi bas qu'il a volé haut,
exposé tôt ou tard aux choses les plus viles. La vengeance, quoique
douce d'abord, amère avant peu, sur elle-même recule. Soit, peu
m'importe, pourvu que le coup éclate bien miré: puisque en ajustant
plus haut je suis hors de portée, je vise à celui qui le second
provoque mon envie, à ce nouveau favori du ciel, à cet homme d'argile,
à ce fils du dépit, que pour nous marquer plus de dédain, son auteur
éleva de la poussière: la haine par la haine est mieux payée.»

Il dit: à travers les buissons humides ou arides, comme un brouillard
noir et rampant, il poursuit sa recherche de minuit pour rencontrer le
serpent le plus tôt possible. Il le trouva bientôt profondément
endormi, roulé sur lui-même dans un labyrinthe de cercles, sa tête
élevée au milieu et remplie de fines ruses. Non encore dans une ombre
horrible ou un repaire effrayant, non encore nuisible, sur l'herbe
épaisse, sans crainte et non craint, il dormait. Le démon entra par sa
bouche, et s'emparant de son instinct brutal dans la tête ou dans le
cœur, il lui inspira bientôt des actes d'intelligence; mais il ne
troubla point son sommeil, attendant, ainsi renfermé, l'approche du
matin.

Déjà la lumière sacrée commençait de poindre dans Éden parmi les
fleurs humides qui exhalaient leur encens matinal, alors que toutes les
choses qui respirent sur le grand autel de la terre élèvent vers le
Créateur des louanges silencieuses et une odeur qui lui est agréable:
le couple humain sortit de son berceau, et joignit l'adoration de sa
bouche au chœur des créatures privées de voix. Cela fait, nos parents
profitent de l'heure, la première pour les plus doux parfums et les
plus douces brises. Ensuite ils délibèrent comment ce jour-là ils
peuvent le mieux s'appliquer à leur croissant ouvrage, car cet ouvrage
dépassait de beaucoup l'activité des mains des deux créatures qui
cultivaient une si vaste étendue. Ève la première parla de la sorte
à son mari:

«Adam, nous pouvons nous occuper encore à parer ce jardin, à relever
encore la plante, l'herbe et la fleur, agréable tâche qui nous est
imposée. Mais jusqu'à ce qu'un plus grand nombre de mains viennent
nous aider, l'ouvrage sous notre travail augmente, prodigue par
contrainte: ce que, pendant le jour, nous avons taillé de surabondant,
ou ce que nous avons élagué, ou appuyé, ou lié, en une nuit ou deux,
par un fol accroissement, se rit de nous et tend à redevenir sauvage.
Avise donc à cela maintenant, ou écoute les premières idées qui se
présentent à mon esprit.

«Divisons nos travaux: toi, va où ton choix te guide, ou du côté qui
réclame le plus de soin, soit pour tourner le chèvrefeuille autour de
ce berceau, soit pour diriger le lierre grimpant là où il veut monter,
tandis que moi, là-bas, dans ce plant de roses entremêlées de myrte,
je trouverai jusqu'à midi des choses à redresser. Car lorsque ainsi
nous choisissons tout le jour notre tâche si près l'un de l'autre,
faut-il s'étonner qu'étant si près, des regards et des sourires
interviennent, ou qu'un objet nouveau amène un entretien imprévu qui
réduit notre travail du jour interrompu à peu de chose, bien que
commencé matin? Alors arrive l'heure du souper non gagnée.»

Adam lui fit cette douce réponse:

«Ma seule Ève, ma seule associée, à moi sans comparaison plus chère
que toutes les créatures vivantes, bien as-tu proposé, bien as-tu
employé tes pensées pour découvrir comment nous pourrions accomplir
le mieux ici l'ouvrage que Dieu nous a assigné. Tu ne passeras pas sans
être louée de moi, car rien n'est plus aimable dans une femme que
d'étudier le devoir de famille et de pousser son mari aux bonnes
actions. Cependant notre Maître ne nous a pas si étroitement imposé
le travail, qu'il nous interdise le délassement quand nous en avons
besoin, soit par la nourriture, soit par la conversation entre nous
(nourriture de l'esprit), soit par ce doux échange des regards et des
sourires, car les sourires découlent de la raison; refusés à la
brute, ils sont l'aliment de l'amour: l'amour n'est pas la fin la moins
noble de la vie humaine. Dieu ne nous a pas faits pour un travail
pénible, mais pour le plaisir, et pour le plaisir joint à la raison.
Ne doute pas que nos mains unies ne défendent facilement contre le
désert ces sentiers et ces berceaux, dans l'étendue dont nous avons
besoin pour nous promener, jusqu'à ce que de plus jeunes mains viennent
avant peu nous aider.

«Mais si trop de conversation peut-être te rassasie, je pourrais
consentir à une courte absence, car la solitude est quelquefois la
meilleure société, et une courte séparation précipite un doux
retour. Mais une autre inquiétude m'obsède; j'ai peur qu'il ne
t'arrive quelque mal quand tu seras sevrée de moi; car tu sais de quoi
nous avons été avertis, tu sais quel malicieux ennemi, enviant notre
bonheur et désespérant du sien, cherche à opérer notre honte et
notre misère par une attaque artificieuse; il veille sans doute quelque
part près d'ici, dans l'avide espérance de trouver l'objet de son
désir et son plus grand avantage, nous étant séparés; il est sans
espoir de nous circonvenir réunis, parce qu'au besoin nous pourrions
nous prêter l'un à l'autre un rapide secours. Soit qu'il ait pour
principal dessein de nous détourner de la foi envers Dieu, soit qu'il
veuille troubler notre amour conjugal, qui excite peut-être son envie
plus que tout le bonheur dont nous jouissons; que ce soit là son
dessein, ou quelque chose de pis, ne quitte pas le côté fidèle qui
t'a donné l'être, qui t'abrite encore et te protège. La femme, quand
le danger ou le déshonneur l'épie, demeure plus en sûreté et avec
plus de bienséance auprès de son mari qui la garde ou endure avec elle
toutes les extrémités.»

La majesté virginale d'Ève, comme une personne qui aime et qui
rencontre quelque rigueur, lui répondit avec une douce et austère
tranquillité:

«Fils de la terre et du ciel, et souverain de la terre entière, que
nous ayons un ennemi qui cherche notre ruine, je l'ai su de toi et de
l'ange, dont je surpris les paroles à son départ, lorsque je me tenais
en arrière dans un enfoncement ombragé, tout juste alors revenue au
fermer des fleurs du soir. Mais que tu doutes de ma constance envers
Dieu ou envers toi, parce que nous avons un ennemi qui la peut tenter,
c'est ce que je ne m'attendais pas à ouïr. Tu ne crains pas la
violence de l'ennemi; étant tels que nous sommes, incapables de mort ou
de douleur, nous ne pouvons recevoir ni l'une ni l'autre, ou nous
pouvons les repousser. Sa fraude cause donc ta crainte? d'où résulte
clairement ton égale frayeur de voir mon amour et ma constante
fidélité ébranlés ou séduits par sa ruse. Comment ces pensées
ont-elles trouvé place dans ton sein, ô Adam? as-tu pu mal penser de
celle qui t'est si chère?»

Adam par ces paroles propres à la guérir répliqua:

«Fille de Dieu et de l'homme, immortelle Ève, car tu es telle, non
encore entamée par le blâme et le péché; ce n'est pas en défiance
de toi que je te dissuade de l'absence loin de ma vue, mais pour éviter
l'entreprise de notre ennemi. Celui qui tente, même vainement, répand
du moins le déshonneur sur celui qu'il a tenté; il a supposé sa foi
non incorruptible, non à l'épreuve de la tentation. Toi-même tu
ressentirais avec dédain et colère l'injure offerte, quoique demeurée
sans effet. Ne te méprends donc pas si je travaille à détourner un
pareil affront de toi seule; un affront qu'à nous deux à la fois
l'ennemi, bien qu'audacieux, oserait à peine offrir, ou, s'il l'osait,
l'assaut s'adresserait d'abord à moi: ne méprise pas sa malice et sa
perfide ruse; il doit être astucieux, celui qui a pu séduire des
anges. Ne pense pas que le secours d'un autre soit superflu. L'influence
de tes regards me donne accès à toutes les vertus: à ta vue, je me
sens plus sage, plus vigilant, plus fort; s'il était nécessaire de
force extérieure, tandis que tu me regarderais, la honte d'être vaincu
ou trompé soulèverait ma plus grande vigueur, et la soulèverait tout
entière. Pourquoi ne sentirais-je pas au-dedans de toi la même
impression quand je suis présent, et ne préférerais-tu pas subir ton
épreuve avec moi, moi le meilleur témoin de ta vertu éprouvée?»

Ainsi parla Adam, dans sa sollicitude domestique et son amour conjugal;
mais Ève, qui pensa qu'on n'accordait pas assez à sa foi sincère,
renouvela sa répartie avec un doux accent:

«Si notre condition est d'habiter ainsi dans une étroite enceinte,
resserrés par un ennemi subtil ou violent (nous n'étant pas doués
séparément d'une force égale pour nous défendre partout où il nous
rencontrera), comment sommes-nous heureux, toujours dans la crainte du
mal? mais le mal ne précède point le péché: seulement notre ennemi,
en nous tentant, nous fait un affront par son honteux mépris de notre
intégrité. Son honteux mépris n'attache point le déshonneur à notre
front, mais retombe honteusement sur lui.

«Pourquoi donc serait-il évité et craint par nous qui gagnons plutôt
un double honneur de sa prénotion prouvée fausse, qui trouvons dans
l'événement la paix intérieure et la faveur du ciel, notre témoin?
Et qu'est-ce que la fidélité, l'amour, la vertu, essayés seuls, sans
être soutenus d'un secours extérieur? Ne soupçonnons donc pas notre
heureux état d'avoir été laissé si imparfait par le sage Créateur,
que cet état ne soit pas assuré, soit que nous soyons séparés ou
réunis. Fragile est notre félicité s'il en est de la sorte! Ainsi
exposé, Éden ne serait pas Éden.»

Adam avec ardeur répliqua:

«Femme, toutes choses sont pour le mieux, comme la volonté de Dieu les
a faites. Sa main créatrice n'a laissé rien de défectueux ou
d'incomplet dans tout ce qu'il a créé, et beaucoup moins dans l'homme
ou dans ce qui peut assurer son heureux état, garanti contre la force
extérieure. Le péril de l'homme est en lui-même, et c'est aussi dans
lui qu'est sa puissance: contre sa volonté, il ne peut recevoir aucun
mal; mais Dieu a laissé la volonté libre; car qui obéit à la raison
est libre; et Dieu a fait la raison droite; mais il lui a commandé
d'être sur ses gardes, et toujours debout, de peur que surprise par
quelque belle apparence de bien elle, ne dicte faux et n'informe mal la
volonté, pour lui faire faire ce que Dieu a défendu expressément.

«Ce n'est donc point la méfiance, mais un tendre amour qui ordonne, à
moi de t'avertir souvent, à toi aussi de m'avertir. Nous subsistons
affermis; cependant il est possible que nous nous égarions, puisqu'il
n'est pas impossible que la raison, par l'ennemi subornée, puisse
rencontrer quelque objet spécieux, et tomber surprise dans une
déception imprévue, faute d'avoir conservé l'exacte vigilance, comme
elle en avait été avertie. Ne cherche donc point la tentation qu'il
serait mieux d'éviter, et tu l'éviteras probablement si tu ne te
sépares pas de moi: l'épreuve viendra sans être cherchée. Veux-tu
prouver ta constance? prouve d'abord ton obéissance. Mais qui
connaîtra la première, si tu n'as point été tentée? qui
l'attestera? Si tu penses qu'une épreuve non cherchée peut nous
trouver tous deux plus en sûreté qu'il ne te semble que nous le
sommes, toi ainsi avertie... va! car ta présence, contre ta volonté,
te rendrait plus absente: va dans ton innocence native! appuie-toi sur
ce que tu as de vertu! réunis-la toute! car Dieu envers toi a fait son
devoir, fais le tien.»

Ainsi parla le patriarche du genre humain; mais Ève persista. Et
quoique soumise, elle répliqua la dernière:

«C'est donc avec ta permission, ainsi prévenue et surtout à cause de
ce que tes dernières paroles pleines de raison n'ont fait que toucher:
l'épreuve, étant moins cherchée, nous trouverait peut-être moins
préparés; c'est pour cela que je m'éloigne plus volontiers. Je ne
dois pas beaucoup m'attendre qu'un ennemi aussi fier s'adresse d'abord
à la plus faible; s'il y était enclin, il n'en serait que plus honteux
de sa défaite.»

Ainsi disant, elle retire doucement sa main de celle de son époux, et
comme une nymphe légère des bois, Oréade, ou Dryade, ou du cortège
de la déesse de Délos, elle vole aux bocages. Elle surpassait Diane
elle-même par sa démarche et son port de déesse, quoiqu'elle ne fût
point armée comme elle de l'arc et du carquois, mais de ces instruments
de jardinage, tels que l'art, simple encore et innocent du feu, les
avait formés, ou tels qu'ils avaient été apportés par les anges.
Ornée comme Palès ou Pomone, elle leur ressemblait: à Pomone quand
elle fuit Vertumne, à Cérès dans sa fleur, lorsqu'elle était vierge
encore de Proserpine qu'elle eut de Jupiter. Adam était ravi, son œil
la suivit longtemps d'un regard enflammé; mais il désirait davantage
qu'elle fût restée. Souvent il lui répète l'ordre d'un prompt
retour; aussi souvent elle s'engage à revenir à midi au berceau, à
mettre toute chose dans le meilleur ordre, pour inviter Adam au repas du
milieu du jour ou au repos de l'après-midi.

Oh! combien déçue, combien trompée, malheureuse Ève, sur ton retour
présumé! événement pervers! à compter de cette heure, jamais tu ne
trouveras dans le paradis ni doux repas ni profond repos! une embûche
est dressée parmi ces fleurs et ces ombrages; tu es attendue par une
rancune infernale qui menace d'intercepter ton chemin, ou de te renvoyer
dépouillée d'innocence, de fidélité, de bonheur!...

Car maintenant, et depuis l'aube du jour, l'ennemi (simple serpent en
apparence) était venu, cherchant le lieu où il pourrait rencontrer
plus vraisemblablement les deux seuls de l'espèce humaine, mais en eux
toute leur race, sa proie projetée. Il cherche dans le bocage et dans
la prairie, là où quelque bouquet de bois, quelque partie du jardin,
objet de leur soin ou de leur plantation, se montrent plus agréable
pour leurs délices; au bord d'une fontaine ou d'un petit ruisseau
ombragé, il les cherche tous deux; mais il désirait que son destin
pût rencontrer Ève séparée d'Adam; il le désirait, mais non avec
l'espérance de ce qui arrivait si rarement, quand, selon son désir et
contre son espérance, il découvre Ève seule, voilée d'un nuage de
parfums, là où elle se tenait à demi aperçue, tant les roses
épaisses et touffues rougissaient autour d'elle; souvent elle se
baissait pour relever les fleurs d'une faible tige, dont la tête
quoique d'une vive carnation, empourprée, azurée ou marquetée d'or,
pendait sans support; elle les redressait gracieusement avec un lien de
myrte, sans songer qu'elle-même, la fleur la plus belle, était non
soutenue, son meilleur appui si loin, la tempête si proche.

Le serpent s'approchait; il franchit mainte avenue du plus magnifique
couvert, cèdre, pin ou palmier. Tantôt ondoyant et hardi, tantôt
caché, tantôt vu parmi les arbustes entrelacés et les fleurs formant
bordure des deux côtés, ouvrage de la main d'Ève: retraite plus
délicieuse que ces fabuleux jardins d'Adonis ressuscité, ou
d'Alcinoüs renommé, hôte du fils du vieux Laërte; ou bien encore que
ce jardin, non mystique, dans lequel le sage roi se livrait à de
mutuelles caresses avec la belle Égyptienne, son épouse.

Satan admire le lieu, encore plus la personne. Comme un homme longtemps
enfermé dans une cité populeuse dont les maisons serrées et les
égouts corrompent l'air: par un matin d'été, il sort pour respirer
dans les villages agréables et dans les fermes adjacentes; de toutes
choses qu'il rencontre, il tire un plaisir, l'odeur des blés ou de
l'herbe fauchée, ou celle des vaches et des laiteries, chaque objet
rustique, chaque bruit champêtre, tout le charme; si d'aventure une
belle vierge, au pas de nymphe vient à passer, ce qui plaisait à cet
homme lui plaît davantage à cause d'elle; elle l'emporte sur tout, et
dans son regard elle réunit toutes les délices: le serpent prenait un
pareil plaisir à voir ce plateau fleuri, doux abri d'Ève ainsi
matineuse, ainsi solitaire! Sa forme angélique et céleste, mais plus
suave et plus féminine, sa gracieuse innocence, toute la façon de ses
gestes, ou de ses moindres mouvements, intimident la malice de Satan, et
par un doux larcin dépouillent sa violence de l'intention violente
qu'il apportait. Dans cet intervalle le mal unique demeure abstrait de
son propre mal, et pendant ce temps demeura stupidement bon, désarmé
qu'il était d'inimitié, de fourberie, de haine, d'envie, de vengeance.
Mais l'enfer ardent qui brûle toujours en lui, quoique dans un
demi-ciel, finit bientôt ses délices, et le torture d'autant plus
qu'il voit plus de plaisir non destiné pour lui. Alors il rappelle la
haine furieuse, et, caressant ses pensées de malheur, il s'excite de la
sorte:

«Pensées, où m'avez-vous conduit! par quelle douce impulsion ai-je
été poussé à oublier ce qui nous a amené ici! La haine! non
l'amour, ni l'espoir du paradis pour l'enfer, ni l'espoir de goûter ici
le plaisir, mais de détruire tout plaisir, excepté celui qu'on
éprouve à détruire: toute autre joie pour moi est perdue. Ainsi ne
laissons pas échapper l'occasion qui me rit à présent: voici la femme
seule, exposée à toutes les attaques; son mari (car je vois au loin
tout alentour) n'est pas auprès d'elle: j'évite davantage sa plus
haute intelligence et sa force; d'un courage fier, bâti de membres
héroïques quoique moulés en terre, ce n'est point un ennemi peu
redoutable; lui exempt de blessures, moi non! tant l'enfer m'a
dégradé, tant la souffrance m'a fait déchoir de ce que j'étais dans
le ciel! Ève est belle, divinement belle, faite pour l'amour des dieux;
elle n'a rien de terrible, bien qu'il y ait de la terreur dans l'amour
et dans la beauté, quand elle n'est pas approchée par une haine plus
forte, haine d'autant plus forte qu'elle est mieux déguisée sous
l'apparence de l'amour: c'est le chemin que je tente pour la ruine
d'Ève.»

Ainsi parle l'ennemi du genre humain, mauvais hôte du serpent dans
lequel il était renfermé, et vers Ève il poursuit sa route. Il ne se
tramait pas alors en ondes dentelées comme il a fait depuis; mais il se
dressait sur sa croupe, base circulaire de replis superposés qui
montaient en forme de tour, orbe sur orbe, labyrinthe croissant! Une
crête s'élevait haute sur sa tête; ses yeux étaient d'escarboucle;
son cou était d'un or vert bruni; il se tenait debout au milieu de ses
spirales arrondies qui sur le gazon flottaient redondantes. Agréable et
charmante était sa forme: jamais serpents depuis n'ont été plus
beaux, ni celui dans lequel furent changés en Illyrie Hermione et
Cadmus, ni celui qui fut le dieu d'Épidaure, ni ceux en qui
transformés furent vus Jupiter Ammon et Jupiter Capitolin, le premier
avec Olympias, le second avec celle qui enfanta Scipion, la grandeur de
Rome.

D'une course oblique, comme quelqu'un qui cherche accès auprès d'une
personne, mais qui craint de l'interrompre, il trace d'abord son chemin
de côté: tel qu'un vaisseau manœuvré par un pilote habile à
l'embouchure d'une rivière ou près d'un cap, autant de fois il vire de
bord et change sa voile; ainsi Satan variait ses mouvements, et de sa
queue formait de capricieux anneaux à la vue d'Ève, pour amorcer ses
regards.

Occupée, elle entendit le bruit des feuilles froissées; mais elle n'y
fit aucune attention, accoutumée qu'elle était dans les champs à voir
se jouer devant elle toutes les bêtes, plus soumises à sa voix que ne
le fut à la voix de Circé le troupeau métamorphosé.

Plus hardi alors, le serpent non appelé se tint devant Ève, mais comme
dans l'étonnement de l'admiration, souvent d'une manière caressante il
baissait sa crête superbe, son cou poli ou émaillé, et léchait la
terre qu'Ève avait foulée. Sa gentille expression muette amène enfin
les regards d'Ève à remarquer son badinage. Ravi d'avoir fixé son
attention, Satan avec la langue organique du serpent, ou par l'impulsion
de l'air vocal, commença de la sorte sa tentation astucieuse:

«Ne sois pas émerveillée, maîtresse souveraine, si tu peux l'être,
toi qui es la seule merveille. Encore moins n'arme pas de mépris ton
regard, ciel de la douceur, irritée que je m'approche de toi et que je
te contemple insatiable: moi ainsi seul, je n'ai pas craint ton front,
plus imposant encore ainsi retirée. Ô la plus belle ressemblance de
ton beau Créateur! toi, toutes les choses vivantes t'admirent, toutes
les choses, qui t'appartiennent en don adorent ta beauté céleste
contemplée avec ravissement. La beauté considérée davantage là où
elle est universellement admirée; mais ici, dans cet enclos sauvage,
parmi ces bêtes (spectateurs grossiers et insuffisants pour discerner
la moitié de ce qui en toi est beau), un homme excepté qui te voit! Et
qu'est-ce qu'un seul à te voir, toi qui devrais être vue déesse parmi
les dieux, adorée et servie des anges sans nombre, ta cour
journalière?»

Telles étaient les flatteries du tentateur, tel fut le ton de son
prélude: ses paroles firent leur chemin dans le cœur d'Ève, bien
qu'elle s'étonnât beaucoup de la voix. Enfin, non sans cesser d'être
surprise, elle répondit:

«Qu'est-ce que ceci? le langage de l'homme prononcé, la pensée
humaine exprimée par la langue d'une brute? je croyais du moins que la
parole avait été refusée aux animaux, que Dieu au jour de leur
création les avait faits muets pour tout son articulé. Quant à la
pensée, je doutais; car dans les regards et dans les actions des
bêtes, souvent paraît beaucoup de raison. Toi, serpent, je te
connaissais bien pour le plus subtil des animaux des champs, mais
j'ignorais que tu fusses doué de la voix humaine. Redouble donc ce
miracle, et dis comment tu es devenu parlant de muet que tu étais, et
comment tu es devenu plus mon ami que le reste de l'espèce brute qui
est journellement sous mes yeux. Dis, car une telle merveille réclame
l'attention qui lui est due.»

L'astucieux tentateur répliqua de la sorte:

«Impératrice de ce monde beau, Ève resplendissante, il m'est aisé de
te dire tout ce que tu ordonnes; il est juste que tu sois obéie.

«J'étais d'abord comme sont les autres bêtes qui paissent l'herbe
foulée aux pieds; mes pensées étaient abjectes et basses comme
l'était ma nourriture; je ne pouvais discerner que l'aliment ou le
sexe, et ne comprenais rien d'élevé: jusqu'à ce qu'un jour, roulant
dans la campagne, je découvris au loin, par hasard, un bel arbre
chargé de fruits des plus belles couleurs mêlées, pourpre et or. Je
m'en approchais pour le contempler, quand des rameaux s'exhala un parfum
savoureux, agréable à l'appétit; il charma mes sens plus que l'odeur
du doux fenouil, plus que la mamelle de la brebis, ou de la chèvre, qui
laisse échapper le soir le lait non sucé de l'agneau ou du chevreau
occupés de leurs jeux.

«Pour satisfaire le vif désir que je ressentais de goûter à ces
belles pommes, je résolus de ne pas différer: la faim et la soif,
conseillères persuasives, aiguisées par l'odeur de ce fruit
séducteur, me pressaient vivement. Soudain je m'entortille au tronc
moussu, car pour atteindre aux branches élevées au-dessus de la terre,
cela demanderait ta haute taille ou celle d'Adam. Autour de l'arbre se
montraient toutes les autres bêtes qui me voyaient; languissant d'un
pareil désir elles me portaient envie, mais ne pouvaient arriver au
fruit. Déjà parvenu au milieu de l'arbre où pendait l'abondance si
tentante et si près, je ne me fis faute de cueillir et de manger à
satiété, car jusqu'à cette heure je n'avais jamais trouvé un pareil
plaisir aux aliments ou à la fontaine.

«Rassasié enfin, je ne tardai pas d'apercevoir en moi un changement
étrange au degré de raison de mes facultés intérieures; la parole ne
me manqua pas longtemps, quoique je conservasse ma forme. Dès ce moment
je tournai mes pensées vers des méditations élevées ou profondes, et
je considérai d'un esprit étendu toutes les choses visibles dans le
ciel, sur la terre ou dans l'air, toutes les choses bonnes et belles.
Mais tout ce qui est beau et bon, dans ta divine image et dans le rayon
céleste de ta beauté je le trouve réuni. Il n'est point de beauté à
la tienne pareille ou seconde! elle m'a contraint, quoique importun
peut-être, à venir, te contempler, à t'adorer, toi qui de droit es
déclarée souveraine des créatures, dame universelle!»

Ainsi parle l'animé et rusé serpent; et Ève, encore plus surprise,
lui répliqua imprudente:

«Serpent, tes louanges excessives me laissent en doute de la vertu de
ce fruit sur toi le premier éprouvée. Mais, dis-moi, où croît
l'arbre? est-il loin d'ici? Car nombreux sont les arbres de Dieu qui
croissent dans le Paradis, et plusieurs nous sont encore inconnus: une
telle abondance s'offre à notre choix, que nous laissons un grand
trésor de fruits sans les toucher; ils restent suspendus incorruptibles
jusqu'à ce que les hommes naissent pour les cueillir, et qu'un plus
grand nombre de mains nous aident à soulager la nature de son
enfantement.»

L'insidieuse couleuvre joyeuse et satisfaite:

«Impératrice, le chemin est facile et n'est pas long; il se trouve
au-delà d'une allée de myrtes, sur une pelouse, tout près d'une
fontaine, quand on a passé un petit bois exhalant la myrrhe et le
baume. Si tu m'acceptes pour conducteur, je t'y aurai bientôt menée.»

«Conduis-moi donc,» dit Ève.

Le serpent, guide, roule rapidement ses anneaux, et les fait paraître
droits, quoique entortillés, prompt qu'il est au crime. L'espérance
l'élève, et la joie enlumine sa crête: comme un feu follet, formé
d'une onctueuse vapeur que la nuit condense et que la frigidité
environne, s'allume en une flamme par le mouvement (lequel feu
accompagne souvent, dit-on, quelque malin esprit); voltigeant et
brillant d'une lumière trompeuse, il égare de sa route le voyageur
nocturne étonné; il le conduit dans des marais et des fondrières, à
travers des viviers et des étangs où il s'engloutit et se perd loin de
tout secours: ainsi reluisait le serpent fatal, et par supercherie
menait Ève, notre mère crédule, à l'arbre de prohibition, racine de
tout notre malheur. Dès qu'elle le vit, elle dit à son guide:

«Serpent, nous aurions pu éviter notre venir ici, infructueux pour
moi, quoique le fruit soit ici en abondance. Le bénéfice de sa vertu
sera seul pour toi; vertu merveilleuse en vérité, si elle produit de
pareils effets! Mais nous ne pouvons à cet arbre ni toucher ni goûter:
ainsi Dieu l'a ordonné, et il nous a laissé cette défense, la seule
fille de sa voix: pour le reste, nous vivons loi à nous-mêmes; notre
raison est notre loi.»

Le tentateur plein de tromperie répliqua:

«En vérité! Dieu a donc dit que du fruit de tous les arbres de ce
jardin vous ne mangerez pas, bien que vous soyez déclarés seigneurs de
tout sur la terre et dans l'air?»

Ève, encore sans péché:

«Du fruit de chaque arbre de ce jardin nous pouvons manger, mais du
fruit de ce bel arbre dans le jardin Dieu a dit: Vous n'en mangerez
point; vous n'y toucherez point, de peur que vous ne mouriez.»

À peine a-t-elle dit brièvement, que le tentateur, maintenant plus
hardi (mais avec une apparence de zèle et d'amour pour l'homme,
d'indignation pour le tort qu'on lui faisait), joue un rôle nouveau.
Comme touché de compassion, il se balance troublé, pourtant avec
grâce, et il se lève posé comme prêt à traiter quelque matière
importante: au vieux temps, dans Athènes et dans Rome libre, où
florissait l'éloquence (muette depuis), un orateur renommé, chargé de
quelque grande cause, se tenait debout de lui-même recueilli, tandis
que chaque partie de son corps, chacun de ses mouvements, chacun de ses
gestes obtenaient audience avant sa parole; quelquefois il débutait
avec hauteur, son zèle pour la justice ne lui permettant pas le délai
d'un exorde: ainsi s'arrêtant, se remuant, se grandissant de toute sa
hauteur, le tentateur, tout passionné, s'écria:

«Ô plante sacrée, sage et donnant la sagesse, mère de la science, à
présent je sens au-dedans de moi mon pouvoir qui m'éclaire, non
seulement pour discerner les choses dans leurs causes, mais pour
découvrir les voies des agents suprêmes, réputés sages cependant.
Reine de cet univers, ne crois pas ces rigides menaces de mort: vous ne
mourrez point: comment le pourriez-vous? Par le fruit? Il vous donnera
la vie de la science. Par l'auteur de la menace? Regardez-moi, moi qui
ai touché et goûté; cependant je vis, j'ai même atteint une vie plus
parfaite que celle que le sort me destinait, en osant m'élever
au-dessus de mon lot. Serait-il fermé à l'homme, ce qui est ouvert à
la bête? Ou Dieu allumera-t-il sa colère pour une si légère offense?
Ne louera-t-il pas plutôt votre courage indompté qui, sous la menace
de la mort dénoncée (quelque chose que soit la mort), ne fut point
détourné d'achever ce qui pouvait conduire à une plus heureuse vie,
à la connaissance du bien et du mal. Du bien? quoi de plus juste! Du
mal? (si ce qui est mal est réel) pourquoi ne pas le connaître,
puisqu'il en serait plus facilement évité! Dieu ne peut donc vous
frapper et être juste: s'il n'est pas juste, il n'est pas Dieu; il ne
faut alors ni le craindre, ni lui obéir. Votre crainte elle-même
écarte la crainte de la mort.

«Pourquoi donc fut ceci défendu? Pourquoi, sinon pour vous effrayer?
Pourquoi, sinon pour vous tenir bas et ignorants, vous ses adorateurs?
Il sait que le jour où vous mangerez du fruit, vos yeux, qui semblent
si clairs, et qui cependant sont troubles, seront parfaitement ouverts
et éclaircis, et vous serez comme les dieux, connaissant à la fois le
bien et le mal, comme ils le connaissent. Que vous soyez comme les
dieux, puisque je suis comme un homme, comme un homme intérieurement,
ce n'est qu'une juste proportion gardée, moi de brute devenu homme,
vous d'hommes devenus dieux.

«Ainsi, vous mourrez peut-être en vous dépouillant de l'homme pour
revêtir le dieu: mort désirable quoique annoncée avec menaces,
puisqu'elle ne peut rien de pis que ceci! Et que sont les dieux pour que
l'homme ne puisse devenir comme eux, en participant à une nourriture
divine? Les dieux existèrent les premiers, et ils se prévalent de cet
avantage pour nous faire croire que tout procède d'eux: j'en doute; car
je vois cette belle terre échauffée par le soleil, et produisant
toutes choses; eux, rien. S'ils produisent tout, qui donc a renfermé la
connaissance du bien et du mal dans cet arbre, de manière que quiconque
mange de son fruit acquiert aussitôt la sagesse sans leur permission?
En quoi serait l'offense que l'homme parvînt ainsi à connaître? En
quoi votre science pourrait-elle nuire à Dieu, ou que pourrait
communiquer cet arbre contre sa volonté, si tout est à lui? Agirait-il
par envie? L'envie peut-elle habiter dans les cœurs célestes? Ces
raisons, ces raisons et beaucoup d'autres prouvent le besoin que vous
avez de ce beau fruit. Divinité humaine, cueille et goûte librement.»

Il dit, et ses paroles, grosses de tromperie, trouvèrent dans le cœur
d'Ève une entrée trop facile. Les yeux fixes, elle contemplait le
fruit qui, rien qu'à le voir, pouvait tenter: à ses oreilles
retentissait encore le son de ces paroles persuasives qui lui
paraissaient remplies de raison et de vérité. Cependant l'heure de
midi approchait et réveillait dans Ève un ardent appétit qu'excitait
encore l'odeur si savoureuse de ce fruit; inclinée qu'elle était
maintenant à le toucher et à le goûter, elle y attachait avec désir
son œil avide. Toutefois, elle s'arrête un moment et fait en
elle-même ces réflexions:

«Grandes sont tes vertus sans doute, ô le meilleur des fruits! Quoique
tu sois interdit à l'homme, tu es digne d'être admiré, toi dont le
suc, trop longtemps négligé, a donné dès le premier essai la parole
au muet et a enseigné à une langue incapable de discours, à publier
ton mérite. Celui qui nous interdit ton usage ne nous a pas caché non
plus ton mérite, en te nommant l'arbre de science à la fois et du bien
et du mal. Il nous a défendu de te goûter, mais sa défense te
recommande davantage, car elle conclut le bien que tu communiques et le
besoin que nous en avons: le bien inconnu assurément on ne l'a point,
ou si on l'a, et qu'il reste encore inconnu, c'est comme si on ne
l'avait pas du tout.

«En termes clairs, que nous défend-il, lui? de connaître; il nous
défend le bien; il nous défend d'être sages. De telles prohibitions
ne lient pas... Mais si la mort nous entoure des dernières chaînes, à
quoi nous profitera notre liberté intérieure? Le jour où nous
mangerons de ce beau fruit, tel est notre arrêt, nous mourrons... Le
serpent est-il mort? il a mangé et il vit, et il connaît, et il parle,
et il raisonne, et il discerne, lui jusqu'alors irraisonnable. La mort
n'a-t-elle été inventée que pour nous seuls? ou cette intellectuelle
nourriture à nous refusée, n'est-elle réservée qu'aux bêtes? qu'aux
bêtes ce semble: mais l'unique brute qui la première en a goûté,
loin d'en être avare, communique avec joie le bien qui lui en est
échu, conseillère non suspecte, amie de l'homme, éloignée de toute
déception et de tout artifice. Que crains-je donc? ou plutôt sais-je
ce que je dois craindre dans cette ignorance du bien et du mal, de Dieu
ou de la mort, de la loi ou de la punition? Ici croît le remède à
tout, ce fruit divin, beau à la vue, attrayant au goût, et dont la
vertu est de rendre sage. Qui empêche donc de le cueillir et d'en
nourrir à la fois le corps et l'esprit?»

Elle dit, et sa main téméraire, dans une mauvaise heure, s'étend vers
le fruit: elle arrache! elle mange! La terre sentit la blessure, la
nature, sur ses fondements, soupirant à travers tous ses ouvrages, par
des signes de malheur annonça que tout était perdu.

Le serpent coupable s'enfuit dans un hallier, et il le pouvait bien, car
maintenant Ève, attachée au fruit tout entière, ne regardait rien
autre chose. Il lui semblait que jusque-là elle n'avait jamais goûté
dans un fruit un pareil délice; soit que cela fût vrai, soit qu'elle
se l'imaginât dans la haute attente de la science: sa divinité ne
sortait point de sa pensée. Avidement et sans retenue, elle se gorgea
du fruit, et ne savait pas qu'elle mangeait la mort. Enfin rassasiée,
exaltée comme par le vin, joyeuse et folâtre, pleine de satisfaction
d'elle-même, elle se parle ainsi:

«Ô roi de tous les arbres du paradis, arbre vertueux, précieux, dont
l'opération bénie est la sagesse! arbre jusque ici ignoré, dégradé,
ton beau fruit demeurait suspendu comme n'étant créé à aucune fin!
Mais dorénavant mon soin matinal sera pour toi, non sans le chant et la
louange qui te sont dus à chaque aurore; je soulagerai tes branches du
poids fertile offert libéralement à tous, jusqu'à ce que, nourrie par
toi, je parvienne à la maturité de la science comme les dieux qui
savent toutes choses, quoiqu'ils envient aux autres ce qu'ils ne peuvent
leur donner. Si le don eût été un des leurs, il n'aurait pas crû
ici.

«Expérience, que ne te dois-je pas, ô le meilleur des guides! En ne
te suivant pas, je serais restée dans l'ignorance; tu ouvres le chemin
de la sagesse, et tu donnes accès auprès d'elle, malgré le secret où
elle se retire.

«Et moi peut-être aussi suis-je cachée? Le Ciel est haut, haut, trop
éloigné pour voir de là distinctement chaque chose sur la terre:
d'autres soins peut-être peuvent avoir distrait d'une continuelle
vigilance notre grand prohibiteur, en sûreté avec tous ses espions
autour de lui... Mais de quelle manière paraîtrai-je devant Adam? lui
ferai-je connaître à présent mon changement? lui donnerai-je en
partage ma pleine félicité, ou plutôt non? Garderai-je les avantages
de la science en mon pouvoir, sans copartenaire, afin d'ajouter à la
femme ce qui lui manque, pour attirer d'autant plus l'amour d'Adam, pour
me rendre plus égale à lui, et peut-être (chose désirable)
quelquefois supérieure? car inférieure, qui est libre? Ceci peut bien
être... Mais quoi? si Dieu a vu? si la mort doit s'ensuivre? alors je
ne serai plus, et Adam, marié à une autre Ève, vivra en joie avec
elle, moi éteinte: le penser, c'est mourir! Confirmée dans ma
résolution, je me décide: Adam partagera avec moi le bonheur ou la
misère. Je l'aime si tendrement qu'avec lui je puis souffrir toutes les
morts: vivre sans lui n'est pas la vie.»

Ainsi disant, elle détourna ses pas de l'arbre; mais auparavant elle
lui fait une révérence profonde comme au pouvoir qui habite cet arbre,
et dont la présence a infusé dans la plante une sève savante
découlée du nectar, breuvage des dieux.

Pendant ce temps-là Adam, qui attendait son retour avec impatience,
avait tressé une guirlande des fleurs les plus choisies, pour orner sa
chevelure et couronner ses travaux champêtres, comme les moissonneurs
ont souvent accoutumé de couronner leur reine des moissons. Il se
promettait une grande joie en pensée et une consolation nouvelle dans
un retour si longtemps différé. Toutefois devinant quelque chose de
malheureux, le cœur lui manquait; il en sentait les battements
inégaux: pour rencontrer Ève, il alla par le chemin qu'elle avait pris
le matin, au moment où ils se séparèrent.

Il devait passer près de l'arbre de science: là il la rencontra à
peine revenant de l'arbre; elle tenait à la main un rameau du plus beau
fruit couvert de duvet qui souriait, nouvellement cueilli, et répandait
l'odeur de l'ambroisie. Elle se hâta vers Adam; l'excuse parut d'abord
sur son visage comme le prologue de son discours, et une trop prompte
apologie; elle adresse à son époux des paroles caressantes qu'elle
avait à volonté:

«N'as-tu pas été étonné, Adam, de mon retard? Je t'ai regretté! et
j'ai trouvé long le temps, privée de ta présence; agonie d'amour,
jusqu'à présent non sentie et qui ne le sera pas deux fois, car jamais
je n'aurai l'idée d'éprouver (ce que j'ai cherché téméraire et sans
expérience) la peine de l'absence, loin de ta vue. Mais la cause en est
étrange, et merveilleuse à entendre.

«Cet arbre n'est pas, comme on nous le dit, un arbre de danger, quand
on y goûte; il n'ouvre pas la voie à un mal inconnu; mais il est d'un
effet divin pour ouvrir les yeux, et il fait dieux ceux qui y goûtent;
il a été trouvé tel en y goûtant. Le sage serpent (non retenu comme
nous, ou n'obéissant pas) a mangé du fruit: il n'y a pas trouvé la
mort dont nous sommes menacés; mais dès ce moment il est doué de la
voix humaine et du sens humain, raisonnant d'une manière admirable. Et
il a agi sur moi avec tant de persuasion, que j'ai goûté et que j'ai
trouvé aussi les effets répondant à l'attente: mes yeux, troubles
auparavant, sont plus ouverts; mon esprit plus étendu, mon cœur plus
ample. Je m'élève à la divinité, que j'ai cherchée principalement
pour toi; sans toi je puis la mépriser. Car la félicité dont tu as ta
part est pour moi la félicité, ennuyeuse bientôt et odieuse avec toi
non partagée. Goûte donc aussi à ce fruit; qu'un sort égal nous
unisse dans une égale joie, comme dans un égal amour, de peur que si
tu t'abstiens un différent degré de condition ne nous sépare, et que
je ne renonce trop tard pour toi à la divinité, quand le sort ne le
permettra plus.»

Ève ainsi raconta son histoire d'un air animé; mais sur sa joue le
désordre monte et rougit. Adam, de son côté, dès qu'il est instruit
de la fatale désobéissance d'Ève, interdit, confondu, devient blanc,
tandis qu'une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses
os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et
répand les roses flétries: il demeure pâle et sans voix, jusqu'à ce
qu'enfin d'abord en lui-même il rompt son silence intérieur:

«Ô le plus bel être de la création, le dernier et le meilleur de
tous les ouvrages de Dieu, créature en qui excellait pour la vue ou la
pensée, ce qui fut jamais formé de saint, de divin, de bon, d'aimable
et de doux! Comment es-tu perdue! comment soudain perdue, défigurée,
flétrie et maintenant dévolue à la mort? ou plutôt comment as-tu
cédé à la tentation de transgresser la stricte défense, de violer le
sacré fruit défendu? Quelque maudit artifice d'un ennemi t'a déçue,
d'un ennemi que tu ne connaissais pas; et moi avec toi, il m'a perdu;
car certainement ma résolution est de mourir avec toi. Comment
pourrais-je vivre sans toi? comment quitter ton doux entretien et notre
amour si tendrement uni, pour survivre abandonné dans ces bois
sauvages? Dieu créât-il une autre Ève, et moi fournirais-je une autre
côte, ta perte encore ne sortirait jamais de mon cœur. Non, non! je me
sens attiré par le lien de la nature; tu es la chair de ma chair, l'os
de mes os; de ton sort le mien ne sera jamais séparé, bonheur ou
misère!»

Ayant dit ainsi, comme un homme revenu d'une triste épouvante, et
après des pensées agitées se soumettant à ce qui semble
irrémédiable, il se tourne vers Ève, et lui adresse ces paroles d'un
ton calme:

«Une action hardie tu as tentée, Ève aventureuse! un grand péril tu
as provoqué, toi qui non seulement as osé convoiter des yeux ce fruit
sacré, objet d'une sainte abstinence, mais qui, bien plus hardie
encore, y as goûté, malgré la défense d'y toucher! Mais qui peut
rappeler le passé et défaire ce qui est fait? Ni le Dieu tout-puissant
ni le destin ne le pourraient. Cependant, peut-être ne mourras-tu
point; peut-être l'action n'est-elle pas si détestable, à présent
que le fruit a été goûté et profané par le serpent, qu'il en a fait
un fruit commun, privé de sainteté, avant que nous y ayons touché. Le
serpent n'a pas trouvé qu'il fût mortel; le serpent vit encore; il
vit, ainsi que tu le dis, et il a gagné de vivre comme l'homme, d'un
plus haut degré de vie; puissante induction pour nous d'atteindre
pareillement, en goûtant ce fruit, une élévation proportionnée qui
ne peut être que de devenir dieux, anges ou demi-dieux.

«Je ne puis penser que Dieu, sage créateur, quoique menaçant, veuille
ainsi sérieusement nous détruire, nous ses premières créatures,
élevées si haut en dignité et placées au-dessus de tous ses
ouvrages, lesquels, créés pour nous, doivent tomber nécessairement
avec nous dans notre chute, puisqu'ils sont faits dépendants de nous.
Ainsi Dieu décréerait, serait frustré, ferait et déferait, et
perdrait son travail; cela ne se concevrait pas bien de Dieu, qui,
quoique son pouvoir pût répéter la création, cependant répugnerait
à nous détruire, de peur que l'adversaire ne triomphât et ne
dit:--Inconstant est l'état de ceux que Dieu favorise le plus! Qui peut
lui plaire longtemps? Il m'a ruiné le premier. Maintenant c'est
l'espèce humaine. Qui ensuite?--Sujet de raillerie qui ne doit pas
être donné à un ennemi. Quoi qu'il en soit, j'ai lié mon sort au
tien, résolu à subir le même sort. Si la mort m'associe avec toi, la
mort est pour moi comme la vie: tant dans mon cœur je sens le lien de
la nature m'attirer puissamment à mon propre bien en toi; car ce que tu
es m'appartient, notre état ne peut être séparé; nous ne faisons
qu'un, une même chair: te perdre, c'est me perdre moi-même.»

Ainsi parla Adam; ainsi Ève lui répliqua:

«Ô glorieuse épreuve d'un excessif amour, illustre témoignage, noble
exemple qui m'engage à l'imiter! Mais n'approchant pas de ta
perfection, comment l'atteindrai-je, ô Adam, moi qui me vante d'être
issue de ton côté, et qui t'entends parler avec joie de notre union,
d'un cœur et d'une âme entre nous deux? Ce jour fournit une bonne
preuve de cette union, puisque tu déclares que, plutôt que la mort, ou
quelque chose de plus terrible que la mort, nous sépare (nous liés
d'un si tendre amour), tu es résolu à commettre avec moi la faute, le
crime (s'il y a crime) de goûter ce beau fruit dont la vertu (car le
bien toujours procède du bien, directement ou indirectement) a offert
cette heureuse épreuve à ton amour qui sans cela n'eût jamais été
si excellemment connu.

«Si je pouvais croire que la mort annoncée dût suivre ce que j'ai
tenté, je supporterais seule le pire destin, et ne chercherais pas à
te persuader: plutôt mourir abandonnée que de t'obliger à une action
pernicieuse pour ton repos, depuis surtout que je suis assurée d'une
manière remarquable de ton amour si vrai, si fidèle et sans égal.
Mais je sens bien autrement l'événement: non la mort, mais la vie
augmentée, des yeux ouverts, de nouvelles espérances, des joies
nouvelles, un goût si divin que, quelque douceur qui ait auparavant
flatté mes sens, elle me semble, auprès de celle-ci, âpre ou
insipide. D'après mon expérience, Adam, goûte franchement et livre
aux vents la crainte de la mort.»

Elle dit, l'embrasse et pleure de joie tendrement; c'était avoir
beaucoup gagné qu'Adam eût ennobli son amour au point d'encourir pour
elle le déplaisir divin ou la mort. En récompense (car une
complaisance si criminelle méritait cette haute récompense), d'une
main libérale elle lui donne le fruit de la branche attrayant et beau.
Adam ne fit aucun scrupule d'en manger malgré ce qu'il savait; il ne
fut pas trompé; il fut follement vaincu par le charme d'une femme.

La terre trembla jusque dans ses entrailles, comme de nouveau dans les
douleurs, et la nature poussa un second gémissement. Le ciel se
couvrit, fit entendre un sourd tonnerre, pleura quelques larmes tristes,
quand s'acheva le mortel péché originel!

Adam n'y prit pas garde, mangeant à satiété. Ève ne craignit point
de réitérer sa transgression première, afin de mieux charmer son
époux par sa compagnie aimée. Tous deux à présent, comme enivrés
d'un vin nouveau, nagent dans la joie; ils s'imaginent sentir en eux la
divinité qui leur fait naître des ailes avec lesquelles ils
dédaigneront la terre. Mais ce fruit perfide opéra un tout autre
effet, en allumant pour la première fois le désir charnel. Adam
commença d'attacher sur Ève des regards lascifs; Ève les lui rendit
aussi voluptueusement: ils brûlent impudiques. Adam excite ainsi Ève
aux molles caresses:

«Ève, à présent je le vois, tu es d'un goût sûr et élégant, ce
n'est pas la moindre partie de la sagesse, puisque à chaque pensée
nous appliquons le mot saveur, et que nous appelons notre palais
judicieux: je t'en accorde la louange, tant tu as bien pourvu à ce
jour! Nous avons perdu beaucoup de plaisir en nous abstenant de ce fruit
délicieux; jusque ici en goûtant nous n'avions pas connu le vrai
goût. Si le plaisir est tel dans les choses à nous défendues, il
serait à souhaiter qu'au lieu d'un seul arbre on nous en eût défendu
dix. Mais viens, si bien réparés, jouons maintenant comme il convient
après un si délicieux repas. Car jamais ta beauté, depuis le jour que
je te vis pour la première fois et t'épousai ornée de toutes les
perfections, n'enflamma mes sens de tant d'ardeur pour jouir de toi,
plus charmante à présent que jamais! Ô bonté de cet arbre plein de
vertu!»

Il dit et n'épargna ni regard, ni badinage d'une intention amoureuse.
Il fut compris d'Ève, dont les yeux lançaient des flammes
contagieuses. Il saisit sa main, et vers un gazon ombragé, qu'un toit
de feuillage épais et verdoyant couvrait en berceau, il conduisit son
épouse nullement résistante. De fleurs était la couche, pensées,
violettes, asphodèles, hyacinthes! le plus doux, le plus frais giron de
la terre. Là ils s'assouvirent largement d'amour et de jeux d'amour;
sceau de leur mutuel crime, consolation de leur péché, jusqu'à ce que
la rosée du sommeil les opprimât, fatigués de leur amoureux déduit.

Sitôt que se fut exhalée la force de ce fruit fallacieux, dont
l'enivrante et douce vapeur s'était jouée autour de leurs esprits, et
avait fait errer leurs facultés intérieures: dès qu'un sommeil plus
grossier, engendré de malignes fumées et surchargé de songes
remémoratifs, les eut quittés, ils se levèrent comme d'une veille
laborieuse. Ils se regardèrent l'un l'autre, et bientôt ils connurent
comment leurs yeux étaient ouverts, comment leurs âmes obscurcies!
L'innocence qui de même qu'un voile leur avait dérobé la connaissance
du mal, avait disparu. La juste confiance, la native droiture,
l'honneur, n'étant plus autour d'eux, les avaient laissés nus à la
nature coupable: elle les couvrit, mais sa robe les découvrit
davantage. Ainsi le fort Danite, l'herculéen Samson se leva du sein
prostitué de Dalila, la Philistine, et s'éveilla tondu de sa force:
Ève et Adam s'éveillèrent nus et dépouillés de toute leur vertu.
Silencieux et la confusion sur le visage, longtemps ils restèrent assis
comme devenus muets, jusqu'à ce qu'Adam, non moins honteux que sa
compagne, donna enfin passage à ces paroles contraintes:

«Ô Ève, dans une heure mauvaise tu prêtas l'oreille à ce reptile
trompeur: de qui que ce soit qu'il ait appris à contrefaire la voix de
l'homme, il a dit vrai sur notre chute, faux sur notre élévation
promise, puisque en effet nous trouvons nos yeux ouverts, et trouvons
que nous connaissons à la fois le bien et le mal, le bien perdu, le mal
gagné! Triste fruit de la science, si c'est science de savoir ce qui
nous laisse ainsi nus, privés d'honneur, d'innocence, de foi, de
pureté, notre parure accoutumée, maintenant souillée et tachée, et
sur nos visages les signes évidents d'une infâme volupté, d'où
s'amasse un méchant trésor, et même la honte, le dernier des maux! Du
bien perdu sois donc sûre... Comment pourrais-je désormais regarder la
face de Dieu ou de son ange, qu'auparavant avec joie et ravissement j'ai
si souvent contemplée? Ces célestes formes éblouiront maintenant
cette terrestre substance par leurs rayons d'un insupportable éclat.
Oh! que ne puis-je ici, dans la solitude, vivre sauvage, en quelque
obscure retraite où les plus grands bois, impénétrables à la
lumière de l'étoile ou du soleil, déploient leur vaste ombrage, bruni
comme le soir! Couvrez-moi, vous pins, vous cèdres, sous vos rameaux
innombrables; cachez-moi là où je ne puisse jamais voir ni Dieu ni son
ange! Mais délibérons, en cet état déplorable, sur le meilleur moyen
de nous cacher à présent l'un à l'autre ce qui semble le plus sujet
à la honte et le plus indécent à la vue. Les feuilles larges et
satinées de quelque arbre, cousues ensemble et ceintes autour de nos
reins, nous peuvent couvrir, afin que cette compagne nouvelle, la honte,
ne siège pas là et ne nous accuse pas comme impurs.»

Tel fut le conseil d'Adam; ils entrèrent tous deux dans le bois le plus
épais: là ils choisirent bientôt le figuier, non cette espèce
renommée pour son fruit, mais celui que connaissent aujourd'hui les
Indiens du Malabar et du royaume de Decan; il étend ses bras, et ses
branches poussent si amples et si longues que leurs tiges courbées
prennent racine; filles qui croissent autour de l'arbre mère; monument
d'ombre à la voûte élevée aux promenades pleines d'échos: là
souvent le pâtre indien, évitant la chaleur, s'abrite au frais et
surveille ses troupeaux paissants, à travers les entaillures
pratiquées dans la plus épaisse ramée.

Adam et Ève cueillirent ces feuilles larges comme un bouclier
d'amazone: avec l'art qu'ils avaient ils les cousirent pour en ceindre
leurs reins; vain tissu! si c'était pour cacher leur crime et la honte
redoutée. Oh! combien ils différaient de leur première et glorieuse
nudité! Tels, dans ces derniers temps, Colomb trouva les Américains
portant une ceinture de plumes, nus du reste, et sauvages parmi les
arbres, dans les îles et sur les rivages couverts de bois: ainsi nos
premiers parents étaient enveloppés, et comme ils le croyaient, leur
honte en partie voilée; mais n'ayant l'esprit ni à Taise ni en repos,
ils s'assirent à terre pour pleurer.

Non-seulement des larmes débordèrent de leurs yeux, mais de grandes
tempêtes commencèrent à s'élever au-dedans d'eux-mêmes, de
violentes passions, la colère, la haine, la méfiance, le soupçon, la
discorde; elles ébranlèrent douloureusement l'état intérieur de leur
esprit, région calme naguère et pleine de paix maintenant agitée et
turbulente, car l'entendement ne gouvernait plus et la volonté
n'écoutait plus sa leçon; ils étaient assujettis tous deux à
l'appétit sensuel dont l'usurpation, venue d'en bas, réclamait sur la
souveraine raison une domination supérieure.

D'un cœur troublé, avec un regard aliéné et une parole altérée,
Adam reprit ainsi son discours interrompu:

«Que n'écoutas-tu mes paroles et ne restas-tu avec moi, comme je t'en
suppliais, lorsque dans cette malheureuse matinée tu étais possédée
de cet étrange désir d'errer qui te venait je ne sais d'où! Nous
serions alors restés encore heureux, et non, comme à présent,
dépouillés de tout notre bien, honteux, nus, misérables. Que personne
ne cherche désormais une inutile raison pour justifier la fidélité
due: quand on cherche ardemment une pareille preuve, concluez que l'on
commence à faillir.»

Ève aussitôt, émue de ce ton de reproche:

«Quels mots sévères sont échappés de tes lèvres, Adam? imputes-tu
à ma faiblesse ou à mon envie d'errer, comme tu l'appelles, ce qui
aurait pu arriver aussi mal, toi présent (qui sait?) ou à toi-même
peut-être? Eusses-tu été là, ou l'attaque ici, tu n'aurais pu
découvrir l'artifice du serpent, parlant comme il parlait. Entre lui et
nous aucune cause d'inimitié n'étant connue, pourquoi m'aurait-il
voulu du mal et cherché à me faire du tort? Ne devais-je jamais me
séparer de ton côté? Autant aurait valu croître là toujours, côte
sans vie. Étant ce que je suis, toi, le chef, pourquoi ne m'as-tu pas
défendu absolument de m'éloigner, puisque j'allais à un tel péril,
comme tu le dis? Trop facile alors, tu ne te fis pas beaucoup
contredire; bien plus tu me permis, tu m'approuvas, tu me congédias de
bon accord. Si tu eusses été ferme et arrêté dans ton refus, je
n'aurais pas transgressé, ni toi avec moi.»

Adam, irrité pour la première fois, lui répliqua:

«Est-ce là ton amour; est-ce là la récompense du mien, Ève ingrate;
de mon amour que je t'ai déclaré inaltérable lorsque tu étais
perdue, et que je ne l'étais pas; moi qui aurais pu vivre et jouir d'un
éternel bonheur, et qui toutefois ai volontairement préféré la mort
avec toi? Et maintenant tu me reproches d'être la cause de ta
transgression! il te semble que je ne t'ai pas retenue avec assez de
sévérité! Que pouvais-je de plus? Je t'avertis, je t'exhortai, je te
prédis le danger, l'ennemi aux aguets placé en embuscade. Au-delà de
ceci, il ne restait que la force, et la force n'a point lieu contre une
volonté libre. Mais la confiance en toi-même t'a emportée, certaine
que tu étais ou de ne pas rencontrer de péril, ou d'y trouver matière
d'une glorieuse épreuve. Peut-être aussi ai-je erré en admirant si
excessivement ce qui semblait en toi si parfait que je croyais que le
mal n'oserait attenter sur toi; mais je maudis maintenant cette erreur
devenue mon crime, et toi l'accusatrice. Ainsi il en arrivera à celui
qui, se fiant trop au mérite de la femme, laissera gouverner la
volonté de la femme: contrariée, la femme ne supportera aucune
contrainte; laissée à elle-même, si le mal s'ensuit, elle accusera
d'abord la faible indulgence de l'homme.»

Ainsi dans une mutuelle accusation, Ève et Adam dépensaient les heures
infructueuses; mais ni l'un ni l'autre ne se condamnant soi-même, à
leur vaine dispute il semblait n'y avoir de fin.



LIVRE ONZIÈME


ARGUMENT


Le Fils de Dieu présente à son Père les prières de nos premiers
parents maintenant repentants, et il intercède pour eux. Dieu les
exauce, mais il déclare qu'ils ne peuvent habiter plus longtemps dans
le paradis. Il envoie Michel avec une troupe de chérubins pour les en
déposséder et pour révéler d'abord à Adam les choses futures.
Descente de Michel. Adam montre à Ève certains signes funestes: il
discerne l'approche de Michel, va à sa rencontre: l'ange leur annonce
leur départ. Lamentations d'Ève. Adam s'excuse, mais se soumet: l'ange
le conduit au sommet d'une haute colline, et lui découvre, dans une
vision, ce qui arrivera jusqu'au déluge.



Ils priaient; dans l'état le plus humble ils demeuraient repentants;
car du haut du trône de la miséricorde la grâce prévenante
descendue, avait ôté la pierre de leurs cœurs, et fait croître à sa
place une nouvelle chair régénérée qui exhalait à présent
d'inexprimables soupirs; inspirés par l'esprit de prière, ces soupirs
étaient portés au ciel sur des ailes d'un vol plus rapide que la plus
impétueuse éloquence. Toutefois le maintien d'Adam et d'Ève n'était
pas celui de vils postulants: leur demande ne parut pas moins importante
que l'était celle de cet ancien couple des fables antiques (moins
ancien pourtant que celui-ci), de Deucalion et de la chaste Pyrrha,
alors que pour rétablir la race humaine submergée, il se tenait
religieusement devant le sanctuaire de Thémis.

Les prières d'Adam et d'Ève volèrent droit au ciel; elles ne
manquèrent pas le chemin, vagabondes ou dispersées par les vents
envieux; toutes spirituelles, elles passèrent la porte divine; alors
revêtues par leur grand Médiateur, de l'encens qui fumait sur l'autel
d'or, elles arrivèrent jusqu'à la vue du Père, devant son trône. Le
Fils, plein de joie et les présentant, commence ainsi à intercéder:

«Considère, ô mon Père, quels premiers fruits sur la terre sont
sortis de ta grâce implantée dans l'homme, ces soupirs et ces
prières, que, mêlés à l'encens dans cet encensoir d'or, moi, ton
prêtre, j'apporte devant toi: fruits provenus de la semence jetée avec
la contrition dans le cœur d'Adam, fruits d'une saveur plus agréable
que ceux (l'homme les cultivant de ses propres mains) qu'auraient pu
produire tous les arbres du paradis, avant que l'homme fût déchu de
l'innocence. Incline donc à présent l'oreille à sa supplication;
entends ses soupirs quoique muets: ignorant des mots dans lesquels il
doit prier, laisse-moi les interpréter pour lui, moi son avocat, sa
victime de propitiation; greffe sur moi toutes ses œuvres bonnes ou non
bonnes; mes mérites perfectionneront les premières, et ma mort expiera
les secondes. Accepte-moi, et par moi reçois de ces infortunés une
odeur de paix favorable à l'espèce humaine. Que l'homme réconcilié
vive au moins devant toi ses jours comptés, quoique tristes jusqu'à ce
que la mort, son arrêt (dont je demande l'adoucissement, non la
révocation) le rende à la meilleure vie où tout mon peuple racheté
habitera avec moi dans la joie et la béatitude, ne faisant qu'un avec
moi, comme je ne fais qu'un avec toi.»

Le Père, sans nuage, serein:

«Toutes tes demandes pour l'homme, Fils agréable, sont obtenues,
toutes tes demandes étaient mes décrets. Mais d'habiter plus longtemps
dans le paradis, la loi que j'ai donnée à la nature le défend à
l'homme. Ces purs et immortels éléments, qui ne connaissent rien de
matériel, aucun mélange inharmonieux et souillé, le rejettent,
maintenant infecté; ils veulent s'en purger comme d'une maladie
grossière, le renvoyer à un air grossier, à une nourriture mortelle
comme à ce qui peut le mieux le disposer à la dissolution opérée par
le Péché, lequel altéra le premier toutes les choses, et
d'incorruptibles les rendit corruptibles.

«Au commencement j'avais créé l'homme doué de deux beaux présents,
de bonheur et d'immortalité: le premier il l'a follement perdu; la
seconde n'eût servi qu'à éterniser sa misère; alors je l'ai pourvu
de la mort; ainsi la mort est devenue son remède final. Après une vie
éprouvée par une cruelle tribulation, épurée par la foi et par les
œuvres de cette foi, éveillé à une seconde vie dans la rénovation
du juste, la mort élèvera l'homme vers moi avec le ciel et la terre
renouvelés.

«Mais appelons maintenant en congrégation tous les bénis, dans les
vastes enceintes du ciel; je ne veux pas leur cacher mes jugements;
qu'ils voient comment je procède avec l'espèce humaine, ainsi qu'ils
ont vu dernièrement ma manière d'agir avec les anges pécheurs: mes
saints, quoique stables dans leur état, en sont demeurés plus
affermis.»

Il dit, et le Fils donna le grand signal au brillant ministre qui
veillait; soudain il sonna de sa trompette (peut-être entendue depuis
sur Oreb quand Dieu descendit, et qui retentira peut-être encore une
fois au jugement dernier). Le souffle angélique remplit toutes les
régions: de leurs bosquets fortunés qu'ombrageait l'amarante, du bord
de la source, ou de la fontaine, du bord des eaux de la vie, partout où
ils se reposaient en sociétés de joie, les fils de la lumière se
hâtèrent, se rendant à l'impérieuse sommation; et ils prirent leurs
places, jusqu'à ce que du haut de son trône suprême, le Tout-Puissant
annonça ainsi sa souveraine volonté:

«Enfants, l'homme est devenu comme l'un de nous; il connaît le bien et
le mal depuis qu'il a goûté de ce fruit défendu; mais qu'il se
glorifie de connaître le bien perdu et le mal gagné: plus heureux s'il
lui avait suffi de connaître le bien par lui-même, et le mal pas du
tout. À présent il s'afflige, se repent et prie avec contrition: mes
mouvements sont en lui; ils agissent plus longtemps que lui; je sais
combien son cœur est variable et vain, abandonné à lui-même. Dans la
crainte qu'à présent sa main, devenue plus audacieuse, ne se porte
aussi sur l'arbre de vie, qu'il n'en mange, qu'il ne vive toujours, ou
qu'il ne rêve du moins de vivre toujours, j'ai décidé de l'éloigner,
de l'envoyer hors du jardin labourer la terre d'où il a été tiré;
sol qui lui convient mieux.

«Michel, je te charge de mon ordre: avec toi prends à ton choix de
flamboyants guerriers parmi les chérubins, de peur que l'ennemi ou en
faveur de l'homme, ou pour envahir sa demeure vacante, n'élève quelque
nouveau trouble. Hâte-toi, et du paradis de Dieu chasse sans pitié le
couple pécheur, chasse de la terre sacrée des profanes, et
dénonce-leur et à toute leur postérité le perpétuel bannissement de
ce lieu. Cependant, de peur qu'ils ne s'évanouissent en entendant leur
triste arrêt rigoureusement prononcé (car je les vois attendris et
déplorant leurs excès avec larmes), cache-leur toute terreur. S'ils
obéissent patiemment à ton commandement, ne les congédie pas
inconsolés; révèle à Adam ce qui doit arriver dans les jours futurs,
selon les lumières que je te donnerai; entremêle à ce récit mon
alliance renouvelée avec la race de la femme: ainsi renvoie-les,
quoique affligés, cependant en paix.

«À l'orient du jardin du côté où il est plus facile de gravir
Éden, place une garde de chérubins et la flamme largement ondoyante
d'une épée, afin d'effrayer au loin quiconque voudrait approcher, et
interdire tout passage à l'arbre de vie, de peur que le paradis ne
devienne le réceptacle d'esprits impurs, que tous mes arbres ne soient
leur proie, dont ils déroberaient le fruit, pour séduire l'homme
encore une fois.»

Il se tut: l'archangélique pouvoir se prépare à une descente rapide,
et avec lui la cohorte brillante des vigilants chérubins. Chacun d'eux,
ainsi qu'un double Janus, avait quatre faces; tout leur corps était
semé d'yeux comme des paillettes, plus nombreux que les yeux d'Argus,
et plus vigilants que ceux-ci qui s'assoupirent, charmés par la flûte
arcadienne, par le roseau pastoral d'Hermès, ou par sa baguette
soporifique.

Cependant, pour saluer de nouveau le monde avec la lumière sacrée,
Leucothoé s'éveillait et embaumait la terre d'une fraîche rosée,
alors qu'Adam et Ève notre première mère finissaient leur prière, et
trouvaient leur force augmentée d'en haut: ils sentaient de leur
désespoir sourdre une nouvelle espérance, une joie, mais encore liée
à la frayeur. Adam renouvela à Ève ses paroles bienvenues:

«Ève, la foi peut aisément admettre que tout le bien dont nous
jouissons descend du ciel; mais que de nous quelque chose puisse monter
au ciel, assez prévalant pour occuper l'esprit de Dieu souverainement
heureux, ou pour incliner sa volonté, c'est ce qui paraît difficile à
croire. Cependant cette prière du cœur, un soupir rapide de la
poitrine de l'homme volent jusqu'au trône de Dieu: car depuis que j'ai
cherché par la prière d'apaiser la Divinité offensée, que je me suis
agenouillé, et que j'ai humilié tout mon cœur devant Dieu, il me
semble que je le vois placable et doux me prêtant l'oreille. Je sens
naître en moi la persuasion qu'avec faveur j'ai été écouté. La paix
est rentrée au fond de mon sein, et dans ma mémoire la promesse que ta
race écrasera notre ennemi. Cette promesse, que je ne me rappelai pas
d'abord dans mon épouvante, m'assure à présent que l'amertume de la
mort est passée et que nous vivrons. Salut donc à toi, Ève, justement
appelée la mère de tout le genre humain, la mère de toutes choses
vivantes, puisque par toi l'homme doit vivre, et que toutes choses
vivent pour l'homme.»

Ève, dont le maintien était doux et triste:

«Je suis peu digne d'un pareil titre, moi pécheresse, moi qui ayant
été ordonnée pour être ton aide, suis devenue ton piège: reproche,
défiance et tout blâme, voilà plutôt ce qui m'appartient. Mais
infini dans sa miséricorde a été mon juge, de sorte que moi qui
apportai la première la mort à tous, je suis qualifiée la source de
vie! Tu m'es ensuite favorable quand tu daignes m'appeler hautement
ainsi, moi qui mérite un tout autre nom! Mais les champs nous appellent
au travail maintenant imposé avec sueur quoique après une nuit sans
sommeil. Car vois! le matin, tout indifférent à notre insomnie,
recommence en souriant sa course de roses. Marchons! désormais je ne
m'éloignerai plus jamais de ton côté, en quelque endroit que notre
travail journalier soit situé, quoique maintenant il nous soit prescrit
pénible jusqu'au tomber du jour. Tandis que nous demeurons ici, que
peut-il y avoir de fatigant dans ces agréables promenades? Vivons donc
ici contents, bien que dans un état déchu.»

Ainsi parla, ainsi souhaita la très-humiliée Ève; mais le destin ne
souscrivit pas à ses vœux. La nature donna d'abord des signes
exprimés par l'oiseau, la brute et l'air; l'air s'obscurcit
soudainement après la courte rougeur du matin; à la vue d'Ève
l'oiseau de Jupiter fondit de la hauteur de son vol sur deux oiseaux du
plus brillant plumage, et les chassa devant lui; descendu de la colline,
l'animal qui règne dans les bois (premier chasseur alors), poursuivit
un joli couple, le plus charmant de toute la forêt, le cerf et la
biche: leur fuite se dirigeait vers la porte orientale. Adam les
observa, et suivant des yeux cette chasse, il dit à Ève, non sans
émotion:

«Ô Ève, quelque changement ultérieur nous attend bientôt: le ciel
par ces signes muets dans la nature, nous montre les avant-coureurs de
ses desseins, ou il nous avertit que nous comptons peut-être trop sur
la remise de la peine, parce que la mort est reculée de quelques jours.
De quelle longueur, et quelle sera notre vie jusque-là, qui le sait?
Savons-nous plus que ceci: nous sommes poudre, et nous retournerons en
poudre, et nous ne serons plus? Autrement, pourquoi ce double spectacle
offert à notre vue, cette poursuite dans l'air et sur la terre d'un
seul côté, et à la même heure? Pourquoi cette obscurité dans
l'orient avant que le jour soit à mi-cours? Pourquoi la lumière du
matin brille-t-elle davantage dans une nue de l'occident qui déploie
sur le bleu firmament une blancheur rayonnante, et descend avec lenteur
chargée de quelque chose de céleste?»

Adam ne se trompait pas, car dans ce temps les cohortes angéliques
descendaient à présent d'un nuage de jaspe dans le paradis, et firent
halte sur une colline; apparition glorieuse, si le doute et la crainte
de la chair n'eussent ce jour-là obscurci les yeux d'Adam! Elle ne fut
pas plus glorieuse cette autre vision, quand à Manahin les anges
rencontrèrent Jacob qui vit la campagne tendue des pavillons de ses
gardiens éclatants; ou cette vision à Dothaïn sur une montagne
enflammée, couverte d'un camp de feu prêt à marcher contre le roi
syrien, lequel, pour surprendre un seul homme, avait, comme un assassin,
fait la guerre, la guerre non déclarée.

Le prince hiérarche laissa sur la colline à leur brillant poste, ses
guerriers pour prendre possession du jardin. Seul pour trouver l'endroit
où Adam s'était abrité, il s'avança, non sans être aperçu de notre
premier père, qui dit à Ève pendant que la grande visite
s'approchait:

«Ève, prépare-toi maintenant à de grandes nouvelles, qui peut-être
vont bientôt décider de nous, ou nous imposer l'observation de
nouvelles lois: car je découvre là-bas, descendu du nuage étincelant
qui voile la colline, quelqu'un de l'armée céleste, et à en juger par
son port, ce n'est pas un des moindres: c'est un grand potentat ou l'un
des Trônes d'en haut, tant il est dans sa marche revêtu de majesté!
Cependant, il n'a ni un air terrible que je doive craindre, ni, comme
Raphaël cet air sociablement doux qui fasse que je puisse beaucoup me
confier à lui: mais il est solennel et sublime. Afin de ne pas
l'offenser, il faut que je l'aborde avec respect et toi que tu te
retires.»

Il dit et l'archange arriva vite près de lui, non dans sa forme
céleste, mais comme un homme vêtu pour rencontrer un homme: sur ses
armes brillantes flottait une cotte de mailles d'une pourpre plus vive
que celle de Mélibée ou de Sarra, que portaient les rois et les héros
antiques dans les temps de trêve: Iris en avait teint la trame. Le
casque étoilé de l'archange, dont la visière n'était pas baissée,
le faisait voir dans cette primeur de virilité où finit la jeunesse.
Au côté de Michel, comme un éclatant zodiaque, pendait l'épée,
terreur de Satan, et dans sa main, une lance. Adam fit une inclination
profonde; Michel royalement n'incline pas sa grandeur, mais explique
ainsi sa venue:

«Adam, le commandant suprême du ciel n'a besoin d'aucun préambule: il
suffit que tes prières aient été écoutées, et que la Mort (qui
t'était due par sentence, quand tu transgressas) soit privée de son
droit de saisie pour plusieurs jours de grâce, à toi accordés,
pendant lesquels tu pourras te repentir et couvrir de bonnes œuvres un
méchant acte. Il se peut alors que ton Seigneur apaisé te rédime
entièrement des avares réclamations de la Mort. Mais il ne permet pas
que tu habites plus longtemps ce paradis: je suis venu pour t'en faire
sortir et t'envoyer hors de ce jardin, labourer la terre d'où tu as
été tiré, sol qui te convient mieux.»

L'archange n'ajouta rien de plus, car Adam, frappé au cœur par ces
nouvelles, demeura sous le serrement glacé de la douleur, qui le priva
de ses sens. Ève, qui sans être vue, avait cependant tout entendu,
découvrit bientôt par un éclatant gémissement le lieu de sa
retraite.

«Ô coup inattendu, pire que la mort! faut-il donc te quitter, ô
Paradis! vous quitter ainsi, ô toi, terre natale, ô vous promenades
charmantes, ombrages dignes d'être fréquentés des dieux! Ici j'avais
espéré passer tranquille, bien que triste, répit de ce jour qui doit
être mortel à tous deux. Ô fleurs qui ne croîtrez jamais dans un
autre climat, qui le matin receviez ma première visite et le soir ma
dernière; vous que j'ai élevées d'une tendre main depuis le premier
bouton entr'ouvert, et à qui j'ai donné des noms! ô fleurs! qui
maintenant vous tournera vers le soleil ou rangera vos tribus, et vous
arrosera de la fontaine d'ambroisie? Toi enfin, berceau nuptial, orné
par moi de tout ce qui est doux à l'odorat ou à la vue, comment me
séparerai-je de toi? Où m'égarerai-je dans un monde inférieur qui,
auprès de celui-ci, est obscur et sauvage? Comment pourrons-nous
respirer dans un autre air moins pur, nous, accoutumés à des fruits
immortels?»

L'ange interrompit doucement:

«Ève, ne te lamente point, mais résigne patiemment ce que tu as
justement perdu: ne mets pas ton cœur ainsi trop passionné dans ce qui
n'est pas à toi. Tu ne t'en vas point solitaire; avec toi s'en va ton
mari. Tu es obligée de le suivre: songe que là où il habite, là est
ton pays natal.»

Adam, revenant alors de son saisissement subit et glacé, rappela ses
esprits confus, et adressa à Michel ces humbles paroles:

«Être céleste, soit que tu sièges parmi les Trônes ou qu'on te
nomme le plus grand d'entre eux, car une telle forme peut paraître
celle d'un prince au-dessus des princes, tu as redit doucement ton
message, par lequel autrement tu aurais pu en l'annonçant nous blesser
et en l'accomplissant nous tuer. Ce qu'en outre de chagrin,
d'abattement, de désespoir, notre faiblesse peut soutenir, tes
nouvelles l'apportent, le partir de cet heureux séjour, notre
tranquille retraite, seule consolation laissée familière à nos yeux!
Toutes les autres demeures nous paraissent inhospitalières et
désolées, inconnus d'elles, de nous inconnues.

«Si par l'incessante prière je pouvais espérer changer la volonté de
celui qui peut toutes choses, je ne cesserais de le fatiguer de mes cris
assidus: mais contre son décret absolu la prière n'a pas plus de force
que notre haleine contre le vent, refoulée suffocante en arrière sur
celui qui l'exhale au dehors.

«Je me soumets donc à son grand commandement. Ce qui m'afflige le
plus, c'est qu'en m'éloignant d'ici je serai caché de sa face, privé
de sa protection sacrée. Ici j'aurais pu fréquenter en adoration, de
place en place, les lieux où la divine présence daigna se montrer;
j'aurais dit à mes fils:

«Sur cette montagne il m'apparut; sous cet arbre il se rendit visible;
parmi ces pins j'entendis sa voix; ici au bord de cette fontaine, je
m'entretins avec lui.»

«Ma reconnaissance aurait élevé plusieurs autels de gazon, et
j'aurais entassé les pierres lustrées du ruisseau, en souvenir ou
monument pour les âges; sur ces autels j'aurais offert les suaves
odeurs des gommes doucement parfumées, des fruits et des fleurs. Dans
le monde ici-bas, au-dessous, où chercherai-je ses brillantes
apparitions et les vestiges de ses pieds? Car bien que je fuie sa
colère, cependant rappelé à la vie prolongée et une postérité
m'étant promise, à présent, je contemple avec joie l'extrémité des
bords de sa gloire, et j'adore de loin ses pas.»

Michel, avec des regards pleins de bénignité:

«Adam, tu le sais, le ciel et toute la terre sont à Dieu, et non pas
ce roc seulement: son omniprésence remplit la terre, la mer, l'air et
toutes les choses qui vivent fomentées et chauffées par son pouvoir
virtuel. Il t'a donné toute la terre pour la posséder et la gouverner;
présent non méprisable! N'imagine donc pas que sa présence soit
confinée dans les bornes étroites de ce paradis ou d'Éden. Éden
aurait peut-être été ton siège principal, d'où toutes les
générations se seraient répandues, et où elles seraient revenues de
toutes les extrémités de la terre pour te célébrer et te révérer,
toi leur grand auteur. Mais cette prééminence tu l'as perdue, descendu
que tu es pour habiter maintenant la même terre que tes fils.

«Cependant ne doute pas que Dieu ne soit dans la plaine et dans la
vallée comme il est ici, qu'il ne s'y trouve également présent: les
signes de sa présence te suivront encore; tu seras encore environné de
sa bonté, de son paternel amour, de son image expresse et de la trace
divine de ses pas. Afin que tu puisses le croire et t'en assurer avant
ton départ d'ici, sache que je suis envoyé pour te montrer ce qui,
dans les jours futurs, doit arriver à toi et à ta race. Prépare-toi
à entendre le bien et le mal, à voir la grâce surnaturelle lutter
avec la méchanceté des hommes: de ceci tu apprendras la vraie
patience, et à tempérer la joie par la crainte et par une sainte
tristesse, accoutumé par la modération à supporter également l'une
et l'autre fortune, prospère ou adverse. Ainsi, tu conduiras le plus
sûrement ta vie, et tu seras mieux préparé à endurer ton passage de
la mort, quand il arrivera. Monte sur cette colline; laisse ton épouse
(car j'ai éteint ses yeux) dormir ici en bas, tandis que tu veilleras
pour la provision de l'avenir, comme tu dormis autrefois quand Ève fut
formée pour la vie.»

Adam, plein de reconnaissance, lui répondit:

«Monte; je te suis, guide sûr, dans le sentier où tu me conduis; et
sous la main du ciel je m'abaisse, quoiqu'elle me châtie. Je présente
mon sein au-devant du mal, en l'armant de souffrance pour vaincre et
gagner le repos acquis par le travail, si de la sorte j'y puis
atteindre.»

Tous deux montent dans les visions de Dieu: c'était une montagne, la
plus haute du paradis, du sommet de laquelle l'hémisphère de la terre,
distinct à la vue, s'offrait étendu à la plus grande portée de la
perspective. Elle n'était pas plus haute, elle ne commandait pas une
plus large vue à l'entour, cette montagne sur laquelle (par une raison
différente) le tentateur transporta notre second Adam dans le désert
pour lui montrer tous les royaumes de la terre et leur gloire.

Là, l'œil d'Adam pouvait dominer, quelque part qu'elles fussent
assises, les cités d'antique ou moderne renommée, les capitales des
empires les plus puissants, depuis les murs destinés pour Cambalu,
siège du Kan de Cathai, et depuis Samarcande, trône de Témir, près
de l'Oxus, jusqu'à Pékin, séjour des rois de la Chine; et de là
jusqu'à Agra et Lahor, du grand Mogol; descendant jusqu'à la
Chersonèse d'Or, ou bien vers le lieu qu'habitait jadis le Perse dans
Ecbatane, ou depuis dans Ispahan, ou vers Moscow, du czar de Russie, ou
dans Byzance soumise au sultan, né Turkestan. Son œil pouvait voir
encore l'empire de Négus jusqu'à Erecco, son port le plus éloigné,
et les plus petits rois maritimes de Montbaza, de Quiloa, de Melinde et
de Sofala qu'on croit être Ophir, jusqu'au royaume de Congo, et celui
d'Angola, le plus éloigné vers le Sud. De là depuis le fleuve Niger
jusqu'au mont Atlas, les royaumes d'Almanzor, de Fez, de Sus, de Maroc,
d'Alger et de Tremizen, et ensuite en Europe les lieux d'où Rome devait
dominer le monde. Peut-être vit-il aussi en esprit la riche Mexico,
siège de Montezume, et dans le Pérou, Cusco, siège plus riche
d'Atabalipa, et la Guyane non encore dépouillée, et dont la grande
cité est appelée El-Dorado par les enfants de Géryon.

Mais pour de plus nobles spectacles, Michel enleva la taie formée sur
les yeux d'Adam par le fruit trompeur qui avait promis une vue plus
perçante. L'ange lui nettoya le nerf optique avec l'enfraise et la rue,
car il avait beaucoup à voir, et versa dans ses yeux trois gouttes de
l'eau du puits de vie. La vertu de ces collyres pénétra si avant,
même dans la partie la plus intérieure de la vue mentale, qu'Adam,
forcé alors de fermer les yeux, tomba, et tous ses esprits
s'engourdirent; mais l'ange gracieux le releva aussitôt par la main, et
rappela ainsi son attention:

«Adam, ouvre maintenant les yeux, et vois d'abord les effets que ton
péché originel a opérés dans quelques-uns de ceux qui doivent
naître de toi, qui n'ont jamais ni touché à l'arbre défendu, ni
conspiré avec le serpent, ni péché de ton péché. Et cependant de ce
péché dérive la corruption qui doit produire des actions plus
violentes.»

Adam ouvrit les yeux, et vit un champ: dans une partie de ce champ,
arable et labourée, étaient des javelles nouvellement moissonnées;
dans l'autre partie, des parcs et des pâturages de brebis: au milieu,
comme une borne d'héritage, s'élevait un autel rustique de gazon. Là
tout à l'heure un moissonneur, couvert de sueur, apporta les premiers
fruits de son labourage, l'épi vert et la gerbe jaune, non triés, et
comme ils s'étaient trouvés sous la main. Après lui un berger plus
doux vint, avec les premiers nés de son troupeau, les meilleurs et les
mieux choisis: alors les sacrifiant, il en étendit les entrailles et la
graisse parsemées d'encens sur du bois fendu, et il accomplit tous les
rites convenables. Bientôt un feu propice du ciel consuma son offrande
avec une flamme rapide et une fumée agréable; l'autre offrande ne fut
pas consumée, car elle n'était pas sincère: de quoi le laboureur
sentit une rage intérieure; et comme il causait avec le berger, il le
frappa au milieu de la poitrine d'une pierre qui lui fit rendre la vie:
il tomba et mortellement pâle, exhala son âme gémissante avec un
torrent de sang répandu.

À ce spectacle, Adam fut épouvanté dans son cœur, et en hâte cria
à l'ange:

«Oh! maître, quelque grand malheur est arrivé à ce doux homme qui
avait bien sacrifié! Est-ce ainsi que la piété et une dévotion pure
sont récompensées?»

Michel, ému aussi, répliqua:

«Ces deux-ci sont frères, Adam, et ils sortiront de tes reins:
l'injuste a tué le juste par envie de ce que le ciel avait accepté
l'offrande de son frère. Mais l'action sanguinaire sera vengée; et la
foi du juste approuvée ne perdra pas sa récompense, bien que tu le
voies ici mourir, se roulant dans la poussière et le sang caillé.»

Notre premier père:

«Hélas! pour quelle action! et par quelle cause! mais ai-je vu
maintenant la mort? Est-ce par ce chemin que je dois retourner à ma
poussière natale? Ô spectacle de terreur! mort difforme et affreuse à
voir! horrible à penser! combien horrible à souffrir!»

Michel:

«Tu as vu la mort sous la première forme dans laquelle elle s'est
montrée à l'homme; mais variées sont les formes de la mort, nombreux
les chemins qui conduisent à sa caverne effrayante; tous sont funestes.
Cependant cette caverne est plus terrible pour les sens à l'entrée,
qu'elle ne l'est au-dedans. Quelques-uns, comme tu l'as vu, mourront
d'un coup violent; quelques autres par le feu, l'eau, la famine; un bien
plus grand nombre par l'intempérance du boire et du manger, qui
produira sur la terre de cruelles maladies dont une troupe monstrueuse
va paraître devant toi, afin que tu puisses connaître quelles misères
l'inabstinence d'Ève apportera aux hommes.»

Aussitôt parut devant ses yeux un lieu triste, infect, obscur, qui
ressemblait à un lazaret. Dans ce lieu étaient des multitudes de
malades, toutes les maladies qui causent d'horribles spasmes, de
déchirantes tortures, des défaillances de cœur, souffrant l'agonie,
les fièvres de toutes espèces, les convulsions, les épilepsies, les
cruels catarrhes, la pierre intestine, et l'ulcère, la colique aiguë,
la frénésie démoniaque, la mélancolie songeresse et la lunatique
démence, la languissante atrophie, le marasme, la peste qui moissonne
largement, les hydropisies, les asthmes et les rhumatismes qui brisent
les joints. Cruelles étaient les secousses, profonds les gémissements.
Le Désespoir, empressé de lit en lit, visitait les malades, et sur eux
la Mort triomphante brandissait son dard; mais elle différait de
frapper, quoique souvent invoquée par leurs vœux comme leur premier
bien et leur dernière espérance.

Quel cœur de rocher aurait pu voir longtemps d'un œil sec un spectacle
si horrible? Adam ne le put, et il pleura, quoiqu'il ne fût pas né de
la femme: la compassion vainquit ce qu'il y a de meilleur dans l'homme,
et pendant quelques moments le livra aux pleurs: jusqu'à ce que de plus
fermes pensées en modérèrent enfin l'excès. Recouvrant à peine la
parole, il renouvela ses plaintes.

«Ô malheureuse espèce humaine! à quel abaissement descendue! à quel
misérable état réservée? mieux vaudrait n'être pas née! Pourquoi
la vie nous a-t-elle été donnée, si elle nous devait être ainsi
arrachée? plutôt, pourquoi nous a-t-elle été ainsi imposée? Qui, si
nous connaissions ce que nous recevons, ou voudrait accepter la vie
offerte, ou aussitôt ne demanderait à la déposer, content d'être
renvoyé en paix? L'image de Dieu, créée d'abord dans l'homme si belle
et si droite, quoique depuis fautive, peut-elle être ravalée à des
souffrances hideuses à voir, à des tortures inhumaines? Pourquoi,
l'homme retenant encore une partie de la ressemblance divine, ne
serait-il pas affranchi de ces difformités? pourquoi n'en serait-il pas
exempté, par égard pour l'image de son Créateur?»

«L'image de leur Créateur, répondit Michel, s'est retirée d'eux,
quand ils se sont avilis eux-mêmes pour satisfaire des appétits
déréglés; ils prirent alors l'image de celui qu'ils servaient, du
vice brutal qui principalement induisit Ève au péché. C'est pour cela
que leur châtiment est si abject; ils ne défigurent pas la
ressemblance de Dieu, mais la leur; ou si cette ressemblance est par
eux-mêmes effacée lorsqu'ils pervertissent les règles saintes de la
pure nature en maladie dégoûtante, ils sont punis convenablement,
puisqu'ils n'ont pas respecté en eux-mêmes l'image de Dieu.»

«Je reconnais que cela est juste, dit Adam, et je m'y soumets; mais
n'est-il d'autre voie que ces pénibles sentiers pour arriver à la mort
et nous mêler à notre poussière consubstantielle?»

«Il en est une, dit Michel, si tu observes la règle: rien de trop;
règle enseignée par la tempérance dans ce que tu manges et bois;
cherchant une nourriture nécessaire et non de gourmandes délices:
jusqu'à ce que les années reviennent nombreuses sur ta tête,
puisses-tu vivre ainsi, jusqu'à ce que, comme un fruit mûr, tu tombes
dans le sein de ta mère, ou que tu sois cueilli avec facilité, non
arraché avec rudesse, étant mûr pour la mort: ceci est le vieil âge.
Mais alors tu survivras à ta jeunesse, à ta force, à ta beauté
devenue fanée, faible et grise. Alors tes sens émoussés perdront tout
goût de plaisir pour ce que tu as. Au lieu de ce souffle de jeunesse,
de gaieté et d'espérance, circulera dans ton sang une vapeur
mélancolique, froide et stérile, pour appesantir tes esprits et
consumer enfin le baume de ta vie.»

Notre grand ancêtre:

«Désormais je ne fuis point la mort, ni ne voudrais prolonger beaucoup
ma vie, incliné plutôt à m'enquérir comment je puis le plus
doucement et le plus aisément quitter cet incommode fardeau qu'il me
faudra porter jusqu'au jour marqué pour le rendre, et attendre avec
patience ma dissolution!»

Michel répliqua:

«N'aime ni ne hais ta vie: mais ce que tu vivras, vis-le bien. Ta vie
sera-t-elle longue ou courte? laisse faire au ciel! Prépare-toi
maintenant à un autre spectacle.»

Adam regarda, et il vit une plaine spacieuse, couverte de tentes de
différentes couleurs; près de quelques-unes paissaient des troupeaux
de bétail. De plusieurs autres on entendait s'élever le son
d'instruments qui produisaient les mélodieux accords de la harpe et de
l'orgue: on voyait celui qui faisait mouvoir les touches et les cordes;
sa main légère par toutes les proportions, volait inspirée en bas et
en haut, et poursuivait en travers la fugue sonore.

Dans un autre endroit se tenait un homme qui, travaillant à la forge,
avait fondu deux massifs blocs de fer et de cuivre; (soit qu'il les eût
trouvés là où un incendie fortuit avait consumé les bois sur une
montagne ou dans une vallée, embrasement descendu dans les veines de la
terre, et de là faisant couler la matière brûlante par la bouche de
quelque cavité; soit qu'un torrent eût dégagé ces masses de dessous
la terre): l'homme versa le minéral liquide dans des moules exprès
préparés: il en forma d'abord ses propres outils, ensuite ce qui
pouvait être façonné par la fonte ou gravé en métal.

Après ces personnages, mais du côté le plus rapproché d'eux, des
hommes d'une espèce différente, du sommet des montagnes voisines, leur
séjour ordinaire, descendirent dans la plaine: par leurs manières ils
semblaient des hommes justes, et toute leur étude les portait à adorer
Dieu en vérité, à connaître ses ouvrages non cachés, et ces choses
qui peuvent maintenir la liberté et la paix parmi les hommes.

Ils n'eurent pas longtemps marché dans la plaine, quand voici venir des
tentes une volée de belles femmes, richement parées de pierreries et
de voluptueux atours: elles chantaient sur la harpe de douces et
amoureuses ballades, et s'avançaient en dansant. Les hommes, quoique
graves, les regardèrent et laissèrent leurs yeux errer sans frein;
pris tout d'abord au filet amoureux ils aimèrent, et chacun choisit
celle qu'il aimait: ils s'entretinrent d'amour jusqu'à ce que l'étoile
du soir, avant-coureur de l'amour, parut. Alors, pleins d'ardeur, ils
allument la torche nuptiale et ordonnent d'invoquer l'hymen, pour la
première fois aux cérémonies du mariage invoqué alors: de fête et
de musique toutes les tentes retentissent.

Cette entrevue si heureuse, cette rencontre charmante d'amour et de
jeunesse, non perdues; ces chants, ces guirlandes, ces fleurs, ces
agréables symphonies, attachent le cœur d'Adam (promptement incliné
à se rendre à la volupté, penchant de la nature!); sur quoi il
s'exprime de cette manière:

«Ô toi qui m'as véritablement ouvert les yeux, premier ange béni,
cette vision me paraît bien meilleure et présage plus d'espérance de
jours pacifiques que les deux visions précédentes: celles-là étaient
des visions de haine et de mort, ou de souffrances pires: ici la nature
semble remplie dans toutes ses fins.»

Michel:

«Ne juge point de ce qui est meilleur par le plaisir, quoique
paraissant convenir à la nature: tu es créé pour une plus noble fin,
une fin sainte et pure, conformité divine.

«Ces tentes que tu vois si joyeuses sont les tentes de la méchanceté,
sous lesquelles habitera la race de celui qui tua son frère. Ces hommes
paraissent ingénieux dans les arts qui polissent la vie, inventeurs
rares; oublieux de leur Créateur, quoique enseignés de son Esprit;
mais ils ne reconnaissent aucun de ses dons; toutefois ils engendreront
une superbe race: car cette belle troupe de femmes que tu as vues, qui
semblaient des divinités, si enjouées, si attrayantes, si gaies, sont
cependant vides de ce bien, dans lequel consiste l'honneur domestique de
la femme, et sa principale gloire; nourries et accomplies seulement pour
le goût d'une appétence lascive, pour chanter, danser, se parer,
remuer la langue, et rouler les yeux. Cette sobre race d'hommes, dont
les vies religieuses leur avaient acquis le titre d'enfants de Dieu,
sacrifieront ignoblement toute leur vertu, toute leur gloire, aux
amorces et aux sourires de ces belles athées; ils nagent maintenant
dans la joie, et ils nageront avant peu dans un plus large abîme: ils
rient, et pour ce rire, la terre avant peu versera un monde de pleurs.»

Adam, privé de sa courte joie:

«Ô pitié! ô honte! que ceux qui pour bien vivre débutèrent si
parfaitement, se jettent à l'écart, suivent des sentiers détournés,
ou défaillent à moitié chemin! Mais je vois toujours que le malheur
de l'homme tient de la même cause: il commence à la femme.»

«Il commence, dit l'Ange, à la mollesse efféminée de l'homme qui
aurait dû mieux garder son rang par la sagesse, et par les dons
supérieurs qu'il avait reçus. Mais à présent prépare-toi pour une
autre scène.»

Adam regarda, et il vit un vaste territoire déployé devant lui,
entrecoupé de villages et d'ouvrages champêtres: cités pleines
d'hommes avec des portes et des tours élevées, concours de peuple en
armes, visages hardis menaçant la guerre, géants aux grands os et
d'une entreprenante audace! Ceux-ci manient leurs armes, ceux-là
domptent le coursier écumant: isolés ou rangés en ordre de bataille,
cavaliers et fantassins, ne sont pas là pour une montre oisive.

D'un côté, un détachement choisi amène du fourrage, un troupeau de
gros bétail, de beaux bœufs et de belles vaches, enlevés des gras
pâturages, ou une multitude laineuse, des brebis et leurs bêlants
agneaux butinés dans la plaine. Le berger échappe à peine avec la
vie, mais il appelle au secours; de là une rencontre sanglante. Dans
une cruelle joute les escadrons se joignent: là où ils paissaient tout
à l'heure, les troupeaux sont maintenant dispersés avec les carcasses
et les armes, sur le sol sanglant changé en désert.

D'autres guerriers campés mettent le siège devant une forte cité; ils
l'assaillent par la batterie, l'escalade et la mine: du haut des murs
les assiégés se défendent avec le dard et la javeline, avec des
pierres et un feu de soufre: de part et d'autre carnage et faits
gigantesques.

Ailleurs les hérauts qui portent le sceptre convoquent le conseil aux
portes d'une ville: aussitôt des hommes graves et à tête grise,
confondus avec des guerriers, s'assemblent: des harangues sont
entendues; mais bientôt elles éclatent en opposition factieuse; enfin
se levant, un personnage de moyen âge, éminent par son sage maintien,
parle beaucoup de droit et de tort, d'équité, de religion, de
vérité, et de paix, et de jugement d'en haut. Vieux et jeunes le
frondent; ils l'eussent saisi avec des mains violentes, si un nuage
descendant ne l'eût enlevé sans être vu du milieu de la foule. Ainsi
procédaient la force, et l'oppression et la loi de l'épée dans toute
la plaine, et nul ne trouvait un refuge.

Adam était tout en pleurs; vers son guide il tourne gémissant, et
plein de tristesse:

«Oh! qui sont ceux-ci? Des ministres de la mort, non des hommes, eux
qui distribuent ainsi la mort inhumainement aux hommes, et qui
multiplient dix mille fois le péché de celui qui tua son frère. Car
de qui font-ils un tel massacre, sinon de leurs frères? Hommes, ils
égorgent des hommes! Mais quel était ce juste qui, si le ciel ne
l'eût sauvé, eût été perdu dans toute sa droiture?»

Michel:

«Ceux-ci sont le fruit de ces mariages mal assortis que tu as vus, dans
lesquels le bon est appareillé au mauvais qui d'eux-mêmes abhorrent de
s'unir; mêlés par imprudence, ils ont produit ces enfantements
monstrueux de corps ou d'esprit. Tels seront ces géants, hommes de
haute renommée; car dans ces jours, la force seule sera admirée, et
s'appellera valeur et héroïque vertu: vaincre dans les combats,
subjuguer les nations, rapporter les dépouilles d'une infinité
d'hommes massacrés, sera regardé comme le faîte le plus élevé de la
gloire humaine; et pour la gloire obtenue du triomphe, seront réputés
conquérants, patrons de l'espèce humaine, dieux et fils de dieux,
ceux-là qui seraient nommés plus justement destructeurs et fléaux des
hommes. Ainsi s'obtiendront la réputation, la renommée sur la terre;
et ce qui mériterait le plus la gloire, restera caché dans le silence.
Mais lui, ce septième de tes descendants que tu as vu, l'unique juste
dans un monde pervers, pour cela haï, pour cela obsédé d'ennemis,
parce qu'il a seul osé être juste et annoncer cette odieuse vérité
que Dieu viendrait les juger avec ses saints; lui, le Très-Haut l'a
fait ravir par des coursiers ailés sur une nue embaumée; il l'a reçu
pour marcher avec Dieu dans la haute voie du salut, dans les régions de
bénédiction, exempt de mort. Afin de te montrer quelle récompense
attend les bons, quelle punition les méchants, dirige ici à présent
tes regards et contemple.»

Adam regarda, et il vit la face des choses entièrement changée: la
gorge de bronze de la guerre avait cessé de rugir; tout alors était
devenu folâtrerie et jeu, luxure et débauche, fête et danse, mariage
ou prostitution au hasard, rapt ou adultère partout où une belle
femme, venant à passer, amorçait les hommes; de la coupe des plaisirs
sortirent des discordes civiles. À la fin un personnage vénérable
vint parmi eux, leur déclara la grande aversion qu'il avait de leurs
actions, et protesta contre leurs voies. Il fréquentait souvent leurs
assemblées où il ne rencontrait que triomphes ou fêtes, et il leur
prêchait la conversion et le repentir, comme à des âmes emprisonnées
sous le coup d'arrêts imminents: mais le tout en vain! Quand il vit
cela, il cessa ses remontrances, et transporta ses tentes au loin.

Alors, abattant sur la montagne de hautes pièces de charpente, il
commença à bâtir un vaisseau d'une étrange grandeur; il le mesura
par coudées en longueur, largeur et hauteur. Il l'enduisit de bitume,
et dans un côté il pratiqua une porte. Il le remplit en quantité de
provisions pour l'homme et les animaux. Quand, voici un étrange
prodige! chaque espèce d'animaux, d'oiseaux et de petits insectes
vinrent sept et par paires, et entrèrent dans l'arche comme ils en
avaient reçu l'ordre. Le père et ses trois fils et leurs quatre femmes
entrèrent les derniers, et Dieu ferma la porte.

En même temps le vent du midi s'élève, et avec ses noires ailes
volant au large, il rassemble toutes les nuées de dessous le ciel. À
leur renfort les montagnes envoient vigoureusement les vapeurs et les
exhalaisons sombres et humides, et alors le firmament épaissi se tient
comme un plafond obscur: en bas se précipite la pluie impétueuse, et
elle continua jusqu'à ce que la terre ne fût plus vue. L'arche
flottante nagea soulevée, et en sûreté avec le bec de sa proue, alla
luttant contre les vagues. L'inondation monta par-dessus toutes les
autres habitations qui roulèrent avec toute leur pompe au fond sous
l'eau. La mer couvrit la mer, mer sans rivages! Dans les palais, où peu
auparavant régnait le luxe, les monstres marins mirent bas et
s'établèrent. Du genre humain naguère si nombreux, tout ce qui reste
surnage embarqué dans un petit vaisseau.

Combien tu souffris alors, ô Adam, de voir la fin de toute ta
postérité, fin si triste, dépopulation! Toi-même autre déluge,
déluge de chagrins et de larmes, toi aussi fus noyé et toi aussi
abîmé comme tes fils, jusqu'à ce que par l'ange doucement relevé, tu
te tins debout enfin, bien que désolé, comme quand un père pleure ses
enfants tous à sa vue détruits à la fois; à peine tu pus exprimer
ainsi ta plainte à l'ange:

«Ô visions malheureusement prévues! mieux j'aurais vécu ignorant de
l'avenir! je n'aurais eu du mal que ma seule part: c'est assez de
supporter le lot de chaque jour. À présent ces peines qui, divisées,
sont le fardeau de plusieurs siècles, pèsent à la fois sur moi par ma
connaissance antérieure; elles obtiennent une naissance prématurée
afin de me tourmenter avant leur existence, par l'idée de ce qu'elles
seront. Que nul homme ne cherche désormais à savoir d'avance ce qui
arrivera à lui ou à ses enfants; il peut se tenir bien assuré du mal
que sa prévoyance ne peut prévenir; et le mal futur il ne le sentira
pas moins pénible à supporter en appréhension qu'en réalité; mais
ce soin est à présent inutile, il n'y a plus d'hommes à avertir! Ce
petit nombre échappé sera consumé à la longue par la famine et les
angoisses, en errant dans ce désert liquide. J'avais espéré, quand la
violence et la guerre eurent cessé sur la terre, que tout alors irait
bien, que la paix couronnerait l'espèce humaine d'une longue suite
d'heureux jours. Mais j'étais bien trompé; car, je le vois maintenant,
la paix ne corrompt pas moins que la guerre ne dévaste. Comment en
arrive-t-il de la sorte? apprends-le-moi, céleste guide, et dis si la
race des hommes doit ici finir.»

Michel:

«Ceux que tu as vus dernièrement en triomphe et dans une luxurieuse
opulence, sont ceux que tu vis d'abord faisant des actes d'éminente
prouesse et de grands exploits, mais ils étaient vides de la véritable
vertu. Après avoir répandu beaucoup de sang, commis beaucoup de
ravages pour subjuguer les nations, et acquis par là dans le monde une
grande renommée, de hauts titres et un riche butin, ils ont changé
leur carrière en celle du plaisir, de l'aisance, de la paresse, de la
crapule et de la débauche, jusqu'à ce qu'enfin l'incontinence et
l'orgueil aient fait naître, de l'amitié, d'hostiles actions dans la
paix.

«Les vaincus aussi et les esclaves par la guerre avec leur liberté
perdue, perdront toute vertu et la crainte de Dieu, auprès de qui leur
hypocrite piété dans la cruelle contention des batailles ne trouvera
point de secours contre les envahisseurs. Par cette raison refroidis
dans leur zèle, ils ne songeront plus désormais qu'à vivre
tranquilles, mondains ou dissolus avec ce que leurs maîtres leur
laisseront pour en jouir. Car la terre produira toujours plus qu'assez
pour mettre à l'épreuve la tempérance. Ainsi tout dégénérera, tout
se dépravera. La justice et la tempérance, la vérité et la foi,
seront oubliées! Un homme sera excepté, fils unique de lumière dans
un siècle de ténèbres, bon malgré les exemples, malgré les amorces,
les coutumes et un monde irrité. Sans craindre le reproche et le
mépris ou la violence, il avertira les hommes de leurs iniques voies;
il tracera devant eux les sentiers de la droiture beaucoup plus sûrs et
pleins de paix, leur annonçant la colère prête à visiter leur
impénitence; et il se retirera d'entre eux insulté, mais aux regards
de Dieu le seul homme juste vivant.

«Par son ordre il bâtira une arche merveilleuse (comme tu l'as vu)
pour se sauver lui et sa famille du milieu d'un monde dévoué à un
naufrage universel. Il ne sera pas plutôt logé dans l'arche et à
couvert avec les hommes et les animaux choisis pour la vie, que toutes
les cataractes du ciel s'ouvrant verseront la pluie jour et nuit sur la
terre, tous les réservoirs de l'abîme crèveront et enfleront l'Océan
qui usurpera tous les rivages, jusqu'à ce que l'inondation s'élève
au-dessus des plus hautes montagnes.

«Alors ce mont du paradis sera emporté par la puissance des vagues;
hors de sa place, poussé par le débordement cornu, dépouillé de
toute sa verdure, et ses arbres en dérive, il descendra vers le grand
fleuve jusqu'à l'ouverture du golfe, et là il prendra racine; île
salée et nue, hantise des phoques, des orques et des mouettes au cri
perçant. Ceci doit t'apprendre que Dieu n'attache la sainteté à aucun
lieu, si elle n'y est apportée par les hommes qui le fréquentent ou
l'habitent. Et regarde maintenant ce qui doit s'en suivre.»

Adam regarda, et il vit l'arche flotter sur l'amas des eaux qui
maintenant s'abaissait, car les nuages avaient fui, chassés par un vent
aigu du nord qui, soufflant sec, ridait la face du déluge à mesure
qu'il se desséchait. Le soleil clair sur son miroir liquide, dardait
ses chauds regards et buvait largement la fraîche vague, comme ayant
soif: ce qui fit que d'un lac immobile, les eaux, en rétrécissant leur
inondation, devinrent un ebbe agile qui se déroba d'un pas léger vers
l'abîme, lequel avait maintenant baissé ses écluses, comme le ciel
fermé ses cataractes.

L'arche ne flotte plus; mais elle paraît atterrie et fixée fortement
au sommet de quelque haute montagne. À présent les cimes des collines
apparaissent comme des rochers; les courants rapides conduisent à grand
bruit leur furieuse marée dans la mer qui se retire. Aussitôt s'envole
de l'arche un corbeau, et après lui une colombe, plus sûre messagère,
envoyée une fois et derechef pour découvrir quelque arbre verdoyant,
ou quelque terre sur laquelle elle pût poser son pied: revenue la
seconde fois, elle rapporte dans son bec un rameau d'olivier, signe
pacifique. Bientôt la terre paraît sèche et l'antique père descend
de son arche avec, toute sa suite. Alors, plein de gratitude levant ses
mains et ses pieux regards vers le ciel, il vit sur sa tête un nuage de
rosée, et dans ce nuage un arc remarquable par trois bandes de
brillantes couleurs, annonçant la paix de Dieu et une alliance
nouvelle. À cette vue, le cœur d'Adam, auparavant si triste,
grandement se réjouit, et il éclate ainsi dans sa joie:

«Ô toi, qui peux offrir les choses futures comme étant présentes,
instructeur céleste, je renais à cette dernière vision, assuré que
l'homme vivra avec toutes les créatures, et que leur race sera
conservée. Je gémis beaucoup moins à présent de la destruction d'un
monde entier d'enfants coupables, que je ne me réjouis de trouver un
homme si parfait et si juste, que Dieu ait daigné faire sortir un autre
monde de cet homme, et oublier sa colère. Mais dis-moi ce que
signifient ces bandes colorées dans le ciel, dessinées comme le
sourcil de Dieu apaisé? Servent-elles comme une hart fleurie à lier
les fluides bords de cette même nuée d'eau, de peur qu'elle ne se
dissolve encore, et n'inonde la terre?»

L'archange:

«Ingénieusement tu as conjecturé: oui, Dieu a bien voulu calmer sa
colère, quoiqu'il se soit dernièrement repenti d'avoir créé l'homme
dépravé; il s'était affligé dans son cœur; lorsque abaissant ses
regards il avait vu la terre entière remplie de violence, et toute
chair corrompant ses voies. Cependant les méchants écartés, un homme
juste trouve tellement grâce à ses yeux qu'il s'apaise et n'efface pas
du monde le genre humain; il fait la promesse de ne jamais détruire
encore la terre par un déluge, de ne laisser jamais l'Océan franchir
ses bornes, ni la pluie noyer le monde avec l'homme et les animaux
dedans; mais quand il ramènera un nuage sur la terre, il y placera son
arc de triple couleur, afin qu'on le regarde et qu'il rappelle son
alliance à l'esprit. Le jour et la nuit, le temps de la semaille et de
la moisson, la chaleur et la blanche gelée suivront leurs cours,
jusqu'à ce que le feu purifie toutes les choses nouvelles, avec le ciel
et la terre où le juste habitera.»



LIVRE DOUZIÈME


ARGUMENT


L'ange Michel continue de raconter ce qui arrivera depuis le déluge.
Quand il est question d'Abraham, il en vient à expliquer par degrés
quel sera celui de la race de la femme promis à Adam et à Ève dans
leur chute: son incarnation, sa mort, sa résurrection et son ascension.
État de l'Église jusqu'à son second avènement. Adam, grandement
satisfait et rassuré par ces récits et ces promesses, descend de la
montagne avec Michel. Il éveille Ève, qui avait dormi pendant tout ce
temps-là, mais que des songes paisibles avaient disposée à la
tranquillité d'esprit et à la soumission. Michel les conduit tous deux
par la main hors du paradis, l'épée flamboyante s'agitant derrière
eux, et les chérubins prenant leur station pour garder le lieu.



Comme un voyageur qui, dans sa route, s'arrête à midi, quoique pressé
d'arriver, ainsi l'archange fit une pause entre le monde détruit et le
monde réparé, dans la supposition qu'Adam avait peut-être quelque
chose à exprimer. Il reprit ensuite son discours par une douce
transition:

«Ainsi tu as vu un monde commencer et finir, et l'homme sortir comme
d'une seconde souche. Tu as encore beaucoup à voir; mais je m'aperçois
que ta vue mortelle défaut. Les objets divins doivent nécessairement
affaiblir et fatiguer les sens humains. Dorénavant je te raconterai ce
qui doit advenir; écoute donc avec une application convenable, et sois
attentif.

«Tant que cette seconde race des hommes sera peu nombreuse, et tant que
la crainte du jugement passé demeurera fraîche dans leur esprit,
craignant la Divinité, ayant quelque égard à ce qui est juste et
droit, ils régleront leur vie et multiplieront rapidement. Ils
laboureront la terre, recueilleront d'abondantes récoltes de blé, de
vin, d'huile, et sacrifiant souvent de leurs troupeaux un taureau, un
agneau, un chevreau avec de larges libations de vin, et des fêtes
sacrées, ils passeront leurs jours dans une innocente joie; ils
habiteront longtemps en paix par familles et tribus sous le sceptre
paternel, jusqu'à ce qu'il s'élève un homme d'un cœur fier et
ambitieux, qui (non satisfait de cette égalité belle, fraternel état)
voudra s'arroger une injuste domination sur ses frères, et ôter
entièrement à la concorde et à la loi de la nature la possession de
la terre. Il fera la chasse (les hommes, non les bêtes, seront sa
proie) par la guerre et les pièges ennemis à ceux qui refuseront de se
soumettre à son tyrannique empire. De là il sera appelé un fort
chasseur devant le Seigneur, prétendant tenir ou du ciel ou en dépit
du ciel, cette seconde souveraineté; son nom dérivera de la
rébellion, quoique de rébellion il accusera les autres.

«Cet homme, avec une troupe qu'une égale ambition unit à lui, ou sous
lui, pour tyranniser, marchant d'Éden vers l'occident, trouvera une
plaine où un gouffre noir et bitumineux, bouche de l'enfer, bouillonne
en sortant de la terre. Avec des briques et avec cette matière, ces
hommes se préparent à bâtir une ville et une tour dont le sommet
puisse atteindre le ciel et leur faire un nom, de peur que, dispersés
dans les terres étrangères, leur mémoire ne soit perdue, sans se
soucier que leur renommée soit bonne ou mauvaise. Mais Dieu, qui sans
être vu descend souvent pour visiter les hommes et qui se promène dans
leurs habitations afin d'observer leurs œuvres, les apercevant
bientôt, vient en bas considérer leur cité avant que la tour
offusquât les tours du ciel. Par dérision il met sur leurs langues, un
esprit de variété pour effacer tout à fait leur langage naturel, et
pour semer à sa place un bruit discordant de mots inconnus. Aussitôt
un hideux babil se propage parmi les architectes; ils s'appellent les
uns les autres sans s'entendre, jusqu'à ce qu'enroués, et tous en
fureur comme étant bafoués, ils se battent. Une grande risée fut dans
le ciel en voyant le tumulte étrange et en entendant la rumeur: ainsi
la ridicule bâtisse fut abandonnée et l'ouvrage nommée Confusion.»

Alors Adam, paternellement affligé:

«Ô fils exécrable! aspirer à s'élever au-dessus de ses frères,
s'attribuant une autorité usurpée qui n'est pas donnée de Dieu!
L'Éternel nous accorda seulement une domination absolue sur la bête,
le poisson et l'oiseau; nous tenons ce droit de sa concession; mais il
n'a pas fait l'homme seigneur des hommes; se réservant ce titre à
lui-même, il a laissé ce qui est humain libre de ce qui est humain.
Mais cet usurpateur ne s'arrête pas à son orgueilleux empiétement sur
l'homme: sa tour prétend défier et assiéger Dieu: homme misérable!
Quelle nourriture ira-t-il porter si haut, pour s'y soutenir lui et sa
téméraire armée, là au-dessus des nuages, où l'air subtil ferait
languir ses entrailles grossières, et l'affamerait de respiration,
sinon de pain?»

Michel:

«Tu abhorres justement ce fils qui apportera un pareil trouble dans
l'état tranquille des hommes, en s'efforçant d'asservir la liberté
rationnelle. Toutefois apprends de plus que depuis ta faute originelle,
la vraie liberté a été perdue; cette liberté jumelle de la droite
raison, habite toujours avec elle, et hors d'elle n'a point d'existence
divisée: aussitôt que la raison dans l'homme est obscurcie ou non
obéie, les désirs désordonnés et les passions vives saisissent
l'empire de la raison, et réduisent en servitude l'homme, jusque alors
libre. Conséquemment, puisque l'homme permet au dedans de lui-même, à
d'indignes pouvoirs de régner sur la raison libre, Dieu, par un juste
arrêt, l'assujettit au-dehors à de violents maîtres qui souvent aussi
asservissent indûment son extérieure liberté: il faut que la tyrannie
soit, quoique le tyran n'ait point d'excuse. Cependant quelquefois les
nations tomberont si bas au-dessous de la vertu (qui est la raison) que
non l'injustice, mais la justice, et quelque fatale malédiction
annexée, les privera de leur liberté extérieure, leur liberté
intérieure étant perdue: témoin le fils irrévérent de celui qui
bâtit l'arche, lequel, pour l'affront qu'il fit à son père, entendit
contre sa vicieuse race cette pesante malédiction: _Tu seras l'esclave
des esclaves._

«Ainsi ce dernier monde, comme le premier, ira sans cesse de mal en
pis, jusqu'à ce que Dieu, fatigué enfin de leurs iniquités, retire sa
présence du milieu d'eux, et détourne ses saints regards résolu
d'abandonner désormais les hommes à leurs propres voies corrompues, et
de se choisir parmi toutes les nations un peuple de qui il sera
invoqué, un peuple à naître d'un homme plein de foi. Cet homme,
résident encore sur les bords de l'Euphrate, aura été élevé dans
l'idolâtrie.

«Oh! pourras-tu croire que les hommes, tandis que le patriarche sauvé
du déluge existait encore, soient devenus assez stupides pour
abandonner le Dieu vivant, pour s'abaisser à adorer comme dieux leurs
propres ouvrages de bois et de pierre! Cependant le Très-Haut daignera,
par une vision, appeler cet homme de la maison de son père, du milieu
de sa famille et des faux dieux, dans une terre, qu'il lui montrera: il
fera sortir de lui un puissant peuple et répandra sur lui sa
bénédiction, de façon que dans sa race toutes les nations seront
bénies.

«Il obéit ponctuellement; il ne connaît point la terre où il va,
cependant il croit ferme. Je le vois (mais tu ne le peux voir) avec
quelle foi il laisse ses dieux, ses amis, son sol natal, Ur de Chaldée;
il passe maintenant le gué à Haran; après lui marche une suite
embarrassante de bestiaux, de troupeaux et de nombreux serviteurs: il
n'erre pas pauvre, mais il confie toute sa richesse à Dieu qui
l'appelle dans une terre inconnue. Maintenant il atteint Chanaan: je
vois ses tentes plantées aux environs de Sichem et dans la plaine
voisine de Moreh: là il reçoit la promesse du don de toute cette terre
à sa postérité, depuis Hamath, au nord, jusqu'au désert, au sud
(j'appelle ces lieux par leurs noms, quoiqu'ils soient encore sans
noms): depuis Hermon au levant, jusqu'à la grande mer occidentale. Ici
le mont Hermon; là la mer. Regarde chaque lieu en perspective comme je
te les indique de la main: sur le rivage, le mont Carmel; ici le fleuve
à deux sources, le Jourdain, vraie limite à l'orient; mais les fils de
cet homme habiteront à Senir cette longue chaîne de collines.

«Pèse ceci: toutes les nations de la terre seront bénies dans la race
de cet homme. Par cette race est désigné ton grand libérateur, qui
écrasera la tête du serpent, ce qui te sera bientôt plus clairement
révélé.

«Ce patriarche béni (qui dans un temps prescrit sera appelé le
fidèle Abraham) laissera un fils, et de ce fils un petit-fils, égal à
lui en foi, en sagesse et en renom. Le petit-fils, avec ses douze
enfants, part de Chanaan pour une terre, appelée Égypte dans la suite,
que divise le fleuve le Nil. Vois où ce fleuve coule et se décharge
dans la mer par sept embouchures. Le père vient habiter cette terre
dans un temps de disette, invité par un de ses plus jeunes enfants,
fils que de dignes actions ont élevé au second rang dans ce royaume de
Pharaon.

«Il meurt, et laisse sa postérité qui devient une nation. Cette
nation maintenant accrue cause de l'inquiétude à un nouveau roi qui
cherche à arrêter leur accroissement excessif, comme aubains trop
nombreux: pour cela, contre les droits de l'hospitalité, de ses hôtes
il fait des esclaves, et met à mort leurs enfants mâles; jusqu'à ce
que deux frères (ces deux frères, nommés Moïse et Aaron) soient
suscités de Dieu pour tirer ce peuple de la captivité, pour le
reconduire avec gloire et chargé de dépouilles vers leur terre
promise.

«Mais d'abord le tyran sans loi (qui refuse de reconnaître leur Dieu
ou d'avoir égard à son message) doit y être forcé par des signes et
des jugements terribles: les fleuves doivent être convertis en sang qui
n'aura point été versé; les grenouilles, la vermine, les moucherons
doivent remplir tout le palais du roi et remplir tout le pays de leur
intrusion dégoûtante. Les troupeaux du roi doivent mourir du tac et de
la contagion; les tumeurs et les ulcères doivent boursoufler toute sa
chair et toute celle de son peuple; le tonnerre mêlé de grêle, la
grêle mêlée de feu, doivent déchirer le ciel d'Égypte et
tourbillonner sur la terre, dévorant tout, là où ils roulent. Ce
qu'ils ne dévoreront pas en herbe, fruit ou graine, doit être mangé
d'un nuage épais de sauterelles descendues en fourmilière et ne
laissant rien de vert sur la terre. L'obscurité doit faire disparaître
toutes les limites (palpable obscurité), et effacer trois jours; enfin,
d'un coup de minuit tous les premiers-nés d'Égypte doivent être
frappés de mort.

«Ainsi dompté par dix plaies, le dragon du fleuve se soumet enfin à
laisser aller les étrangers, et souvent humilie son cœur obstiné,
mais comme la glace toujours plus durcie après le dégel. Dans sa rage
poursuivant ceux qu'il avait naguère congédiés, la mer l'engloutit
avec son armée, et laisse passer les étrangers comme sur un terrain
sec entre deux murs de cristal. Les vagues, tenues en respect par la
verge de Moïse, demeurent ainsi divisées jusqu'à ce que le peuple
délivré ait gagné leur rivage. Tel est le prodigieux pouvoir que Dieu
prêtera à son prophète, quoique toujours présent de son ange qui
marchera devant ses peuples dans une nuée, et dans une colonne de feu;
le jour une nuée, la nuit une colonne de feu, afin de les guider dans
leur voyage et d'écarter derrière eux le roi obstiné qui les
poursuit. Le roi les poursuivra toute la nuit, mais les ténèbres
s'interposent et les défendent de son approche jusqu'à la veille du
matin. Alors Dieu, regardant entre la colonne de feu et la nue,
troublera les ennemis et brisera les roues de leurs chariots; quand
Moïse, par ordre, étend encore une fois sa verge puissante sur la mer;
la mer obéit à sa verge: les vagues retombent sur les bataillons de
l'Égypte, et ensevelissent leur guerre.

«La race choisie et délivrée s'avance du rivage vers Chanaan à
travers l'inhabité désert; elle ne prend pas le chemin le plus court,
de peur qu'en entrant chez les Chananéens alarmés, la guerre ne
l'effraye, elle inexpérimentée, et que la crainte ne la fasse
retourner en Égypte préférant une vie inglorieuse dans la servitude;
car la vie inaccoutumée aux armes est plus douce au noble et au non
noble, quand la témérité ne les conduit pas.

«Ce peuple gagnera encore ceci par son séjour dans la vaste solitude:
il y fondera son gouvernement et choisira parmi les douze tribus son
grand sénat pour commander selon les lois prescrites. Du mont Sinaï
(dont le sommet obscur tremblera à la descente de Dieu) Dieu,
lui-même, au milieu du tonnerre, des éclairs et du bruit éclatant des
trompettes, donnera des lois à ce peuple. Une partie de ces lois
appartiendra à la justice civile, une autre partie aux cérémonies
religieuses du sacrifice; ces cérémonies apprendront à connaître par
des types et des ombres celui qui, de cette race, est destiné à
écraser le serpent, et les moyens par lesquels il achèvera la
délivrance du genre humain.

«Mais la voix de Dieu est terrible à l'oreille mortelle: les tribus
choisies le supplient de faire connaître sa volonté par Moïse et de
cesser la terreur; il accorde ce qu'elles implorent, instruites qu'on ne
peut avoir accès auprès de Dieu sans médiateur, de qui Moïse remplit
alors la haute fonction en figure, afin de préparer la voie à un plus
grand Médiateur dont il prédira le jour; et tous les prophètes,
chacun dans leur âge, chanteront le temps du grand Messie.

«Ces lois et ces rites établis, Dieu se plaira tant aux hommes
obéissants à sa volonté, qu'il daignera placer au milieu d'eux son
tabernacle, pour que le Saint et l'Unique habite avec les hommes
mortels. Dans la forme qu'il a prescrite, un sanctuaire de cèdre est
fabriqué et revêtu d'or. Dans ce sanctuaire est une arche, et dans
cette arche, son témoignage, titre de son alliance. Au-dessus s'élève
le trône d'or de la miséricorde, entre les ailes de deux brillants
chérubins. Devant lui brûlent sept lampes, représentant, comme dans
un zodiaque, les flambeaux du ciel. Sur la tente reposera un nuage
pendant le jour, un rayon de feu pendant la nuit, excepté quand les
tribus seront en marche. Et conduites par l'ange du Seigneur, elles
arrivent enfin à la terre promise à Abraham et à sa race.

«Le reste serait trop long à te raconter: combien de batailles
livrées, combien de rois domptés et de royaumes conquis; comment le
soleil s'arrêtera immobile, un jour entier, au milieu du ciel, et
retardera la course ordinaire de la nuit, à la voix d'un homme
disant:--«Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée
d'Ajalon, jusqu'à ce que Israël ait vaincu.»--Ainsi s'appellera le
troisième descendant d'Abraham, fils d'Isaac, et de lui ce nom passera
à sa postérité, qui sera victorieuse ainsi de Chanaan.»

Ici Adam interrompit l'Ange:

«Ô envoyé du ciel, flambeau de mes ténèbres, de belles choses tu
m'as révélées, particulièrement celles qui regardent le juste
Abraham et sa race! À présent, pour la première fois je trouve mes
yeux véritablement ouverts et mon cœur beaucoup soulagé. J'étais
auparavant troublé par la pensée de ce qui m'arriverait à moi et à
tout le genre humain; mais à présent je vois son jour, le jour de
celui en qui toutes les nations seront bénies: faveur par moi
imméritée, moi qui cherchai la science défendue par des moyens
défendus. Cependant je ne comprends pas ceci: pourquoi à ceux parmi
lesquels Dieu daignera habiter sur la terre, tant et de diverses lois
ont-elles été données? Tant de lois supposent parmi eux autant de
péchés: comment Dieu peut-il résider au milieu de ces hommes?»

Michel:

«Ne doute pas que le péché ne règne parmi eux, comme engendré de
toi: et ainsi la loi leur a été donnée pour démontrer leur
dépravation native, qui excite sans cesse le péché à combattre
contre la loi. De là, quand ils verront que la loi peut bien découvrir
le péché, mais ne peut l'écarter (sinon par ces faibles ombres
d'expiations, le sang des taureaux et des boucs), ils en concluront que
quelque sang plus précieux doit payer la dette humaine, celui du juste
pour l'injuste, afin que dans cette justice à eux appliquée par la
foi, ils trouvent leur justification auprès de Dieu et la paix de la
conscience que la loi par des cérémonies ne peut calmer, puisque
l'homme ne peut accomplir la partie morale de la loi, et que ne
l'accomplissant pas il ne peut vivre.

«Ainsi la loi paraît imparfaite et seulement donnée pour livrer les
hommes, dans la plénitude des temps, à une meilleure alliance; pour
les faire passer, disciplinés, de l'ombre des figures à la vérité,
de la chair à l'esprit, de l'imposition des lois étroites à la libre
acceptation d'une large grâce, de la servile frayeur à la crainte
filiale, des œuvres de la loi aux œuvres de la foi.

«À cause de cela, Moïse (quoique si particulièrement aimé de Dieu),
n'étant que le ministre de la loi, ne conduira pas le peuple dans
Chanaan: ce sera Josué, appelé Jésus par les Gentils; Jésus qui aura
le nom et fera l'office de celui qui doit dompter le serpent ennemi, et
ramener en sûreté à l'éternel paradis du repos, l'homme longuement
égaré dans la solitude du monde.

«Cependant, placés dans leur Chanaan terrestre, les Israélites y
demeureront et y prospéreront longtemps; mais quand les péchés de la
nation auront troublé leur paix publique, ils provoqueront Dieu à leur
susciter des ennemis dont il les délivrera aussi souvent qu'ils se
montreront pénitents, d'abord au moyen des juges, ensuite par des rois;
le second desquels (renommé pour sa piété et ses grandes actions),
recevra la promesse irrévocable que son trône subsistera à jamais.
Toutes les prophéties chanteront de même, que de la souche royale de
David (j'appelle ainsi ce roi) sortira un Fils, ce Fils de la race de la
femme, à toi prédit, prédit à Abraham comme celui en qui espèrent
toutes les nations, celui qui est prédit aux rois, des rois le dernier,
car son règne n'aura point de fin.

«Mais d'abord passera une longue succession de rois: le premier des
fils de David, célèbre par son opulence et sa sagesse, renfermera dans
un temple superbe l'arche de Dieu couverte d'une nue, qui jusqu'alors
avait erré sous des tentes. Ceux qui succéderont à ce prince seront
inscrits partie au nombre des bons, partie au nombre des mauvais rois;
la plus longue liste sera celle des mauvais. Les honteuses idolâtries
et les autres péchés de ces derniers, ajoutés à la somme des
iniquités du peuple, irriteront tellement Dieu, qu'il se retirera
d'eux, qu'il abandonnera leur terre, leur cité, son temple, son arche
sainte avec toutes les choses sacrées, objets du mépris et proie de
cette orgueilleuse cité dont tu as vu les hautes murailles laissées
dans la confusion, d'où elle fut appelée Babylone.

«Là Dieu laisse son peuple habiter en captivité l'espace de
soixante-dix ans; ensuite il l'en retire, se souvenant de sa
miséricorde et de son alliance jurée à David, invariable comme les
jours du ciel. Revenus de Babylone avec l'agrément des rois, leurs
maîtres, que Dieu disposera en faveur des Israélites, ils
réédifieront d'abord la maison de Dieu. Pendant quelque temps ils
vivront modérés, dans un état médiocre; jusqu'à ce que augmentés
en nombre et en richesse, ils deviennent factieux; mais la dissension
s'engendrera d'abord parmi les prêtres, hommes qui servent l'autel et
qui devraient le plus s'efforcer à la paix: leur discorde amènera
l'abomination dans le temple même; ils saisiront enfin le sceptre sans
égard pour le fils de David; et ensuite ils le perdront, et il passera
à un étranger, afin que le véritable roi par l'onction, le Messie
puisse naître dépouillé de son droit.

«Cependant, à sa naissance, une étoile qui n'avait pas été vue
auparavant dans le ciel proclame sa venue et guide les sages de
l'orient, qui s'enquièrent de sa demeure pour offrir de l'encens, de la
myrrhe et de l'or. Un ange solennel dit le lieu de sa naissance à de
simples bergers qui veillaient pendant la nuit. Ils y courent en hâte
pleins de joie, et ils entendent son Noël chanté par un chœur
d'anges.--Une Vierge est sa mère, mais son père est le pouvoir du
Très-Haut. Il montera sur le trône héréditaire; il bornera son
règne par les larges limites de la terre, sa gloire par les deux.»

Michel s'arrêta, apercevant Adam accablé d'une telle joie, qu'il
était, comme dans la douleur, baigné de larmes, sans respiration et
sans paroles; il exhala enfin celles-ci:

«Ô prophète d'agréables nouvelles! toi qui achèves les plus hautes
espérances! à présent je comprends clairement ce que souvent mes
pensées les plus appliquées ont cherché en vain: pourquoi l'objet de
notre grande attente sera appelé la race de la femme. Vierge mère je
te salue! toi haute dans l'amour du ciel! Cependant tu sortiras de mes
reins, et de tes entrailles sortira le Fils du Dieu Très-Haut: ainsi
Dieu s'unira avec l'homme. Le serpent doit attendre maintenant
l'écrasement de sa tête avec une mortelle peine. Dis où et quand leur
combat? quel coup blessera le talon du vainqueur.»

Michel:

«Ne rêve pas de leur combat comme d'un duel, ni ne songe de blessures
locales à la tête ou au talon: le Fils ne réunit point l'humanité à
la divinité, pour vaincre ton ennemi avec plus de force; ni Satan ne
sera dominé de la sorte lui que sa chute du ciel (blessure bien plus
mortelle), n'a pas rendu incapable de te donner ta blessure de mort.
Celui qui vient ton Sauveur te guérira, non en détruisant Satan, mais
ses œuvres en toi et dans ta race. Ce qui ne peut être qu'en
accomplissant (ce à quoi tu as manqué) l'obéissance à la loi de
Dieu, imposée sous peine de mort, et en souffrant la mort, peine due à
ta transgression et due à ceux qui doivent naître de toi.

«Ainsi seulement la souveraine justice peut être satisfaite: ton
Rédempteur remplira exactement la loi de Dieu à la fois par
obéissance et par amour, bien que l'amour seul remplisse la loi. Il
subira ton châtiment en se présentant dans la chair à une vie
outragée et à une mort maudite, annonçant la vie à tous ceux qui
croiront en sa rédemption, qui croiront que son obéissance lui sera
imputée, qu'elle deviendra la leur par la foi, que ses mérites les
sauveront, non leurs propres œuvres, quoique conformes à la loi. Pour
cela haï il sera blasphémé, saisi par force, jugé, condamné à mort
comme infâme et maudit, cloué à la croix par sa propre nation, tué
pour avoir apporté la vie. Mais à sa croix il clouera tes ennemis; le
jugement rendu contre toi, les péchés de tout le genre humain, seront
crucifiés avec lui; et rien ne nuira plus à ceux qui se confieront
justement dans sa satisfaction.

«Il meurt, mais bientôt revit. La mort sur lui n'usurpera pas
longtemps le pouvoir: avant que la troisième aube du jour revienne, les
étoiles du matin le verront se lever de sa tombe, frais comme la
lumière naissante, ta rançon qui rachète l'homme de la mort, étant
payée. Sa mort satisfera pour l'homme aussi souvent qu'il ne négligera
point une vie ainsi offerte, et qu'il en embrassera le mérite par une
foi non dénuée d'œuvres. Cet acte divin annule ton arrêt, cette mort
dont tu serais mort dans le péché pour jamais perdu à la vie; cet
acte brisera la tête de Satan, écrasera sa force par la défaite du
Péché et de la Mort, ses deux armes principales, enfoncera leur
aiguillon dans sa tête beaucoup plus profondément que la mort
temporelle ne brisera le talon du vainqueur, ou de ceux qu'il rachète
mort comme un sommeil, passage doux à une immortelle vie.

«Après sa résurrection il ne restera sur la terre que le temps
suffisant pour apparaître à ses disciples, hommes qui le suivirent
toujours pendant sa vie. Il les chargera d'enseigner aux nations ce
qu'ils apprirent de lui et de sa rédemption, baptisant dans le courant
de l'eau ceux qui croiront: signe qui, en les lavant de la souillure du
péché pour une vie pure, les préparera en esprit (s'il en arrivait
ainsi) à une mort pareille à celle dont le Rédempteur mourut. Ces
disciples instruiront toutes les nations; car, à compter de ce jour, le
salut sera prêché non seulement aux fils sortis des reins d'Abraham,
mais aux fils de la foi d'Abraham par tout le monde; ainsi dans la race
d'Abraham toutes les nations seront bénies.

«Ensuite le Sauveur montera dans le ciel des cieux avec la victoire,
triomphant au milieu des airs de ses ennemis et des tiens: il y
surprendra le serpent, prince de l'air; il le tramera enchaîné à
travers tout son royaume, et l'y laissera confondu. Alors il entrera
dans la gloire, reprendra sa place, à la droite de Dieu, exalté
hautement au-dessus de tous les noms dans le ciel. De là, quand la
dissolution de ce monde sera mûre, il viendra dans la gloire et la
puissance, juger les vivants et les morts, juger les infidèles morts,
mais récompenser les fidèles et les recevoir dans la béatitude, soit
au ciel ou sur la terre; car la terre alors sera toute paradis; bien
plus heureuse demeure que celle d'Éden, et bien plus heureux jours!»

Ainsi parla l'archange Michel, et il fit une pause, comme s'il était à
la grande période du monde; notre père, rempli de joie et
d'admiration, s'écria:

«Ô bonté infinie, bonté immense! qui du mal produira tout ce bien,
et le mal changera en bien! merveille plus grande que celle qui d'abord
par la création fit sortir la lumière des ténèbres. Je suis rempli
de doute: dois-je me repentir à présent du péché que j'ai commis et
occasionné, ou dois-je m'en réjouir beaucoup plus, puisqu'il en
résultera beaucoup plus de bien: à Dieu plus de gloire, aux hommes
plus de bonne volonté de la part de Dieu, et la grâce surabondant où
avait abondé la colère? Mais dis-moi, si notre libérateur doit
remonter aux cieux, que deviendra le peu de ses fidèles, laissé parmi
le troupeau infidèle, les ennemis de la vérité? Qui alors guidera son
peuple? qui le défendra? Ne traiteront-ils pas plus mal ses disciples
qu'ils ne l'ont traité lui-même?»

«Sois sûr qu'ils le feront, dit l'ange: mais du ciel il enverra aux
siens un Consolateur, la promesse du Père, son Esprit qui habitera en
eux, et écrira la loi de la foi dans leur cœur, opérant par l'amour
pour les guider en toute vérité. Il les revêtira encore d'une armure
spirituelle, capable de résister aux attaques de Satan et d'éteindre
ses dards de feu. Ils ne seront point effrayés de tout ce que l'homme
pourra faire contre eux, pas même de la mort. Ils seront dédommagés
de ces cruautés par des consolations intérieures, et souvent soutenus
au point d'étonner leurs plus fiers persécuteurs; car l'Esprit
(descendu d'abord sur les apôtres que le Messie envoya évangéliser
les nations, et descendu ensuite sur tous les baptisés) remplira ces
apôtres de dons merveilleux pour parler toutes les langues et faire
tous les miracles que leur Maître faisait devant eux. Ils
détermineront ainsi une grande multitude dans chaque nation à recevoir
avec joie les nouvelles apportées du ciel. Enfin, leur ministère
étant accompli, leur course achevée, leur doctrine et leur histoire
laissées écrites, ils meurent.

«Mais à leur place, comme ils l'auront prédit, des loups succéderont
aux pasteurs, loups ravissants qui feront servir les sacrés mystères
du ciel à leurs propres et vils avantages, à leur cupidité, à leur
ambition: et par des superstitions, des traditions humaines, ils
infecteront la vérité déposée pure seulement dans ces actes écrits,
mais qui ne peut être entendue que par l'Esprit.

«Ils chercheront à se prévaloir de noms, de places, de titres, et à
joindre à ceux-ci la temporelle puissance, quoiqu'en feignant d'agir
par la puissance spirituelle, s'appropriant l'Esprit de Dieu, promis
également et donné à tous les croyants. Dans cette prétention, des
lois spirituelles seront imposées par la force charnelle à chaque
conscience, lois que personne ne trouvera sur le rôle de celles qui ont
été laissées, ou que l'Esprit grave intérieurement dans le cœur.

«Que voudront-ils donc, sinon contraindre l'Esprit de la grâce même
et lier la liberté sa compagne? Que voudront-ils, sinon démolir les
temples vivants de Dieu, bâtis pour durer par la foi, leur propre foi,
non celle d'un autre? (car sur terre, qui peut être écouté comme
infaillible contre la foi et la conscience!) Cependant plusieurs se
présumeront tels: de là une accablante persécution s'élèvera contre
tous ceux qui persévéreront à adorer en esprit et en vérité. Le
reste, ce sera le plus grand nombre, s'imaginera satisfaire à la
religion par des cérémonies extérieures et des formalités
spécieuses. La vérité se retirera percée des traits de la calomnie,
et les œuvres de la foi seront rarement trouvées.

«Ainsi ira le monde, malveillant aux bons, favorable aux méchants, et
sous son propre poids gémissant, jusqu'à ce que se lève le jour du
repos pour le juste, de vengeance pour le méchant; jour du retour de
celui si récemment promis à ton aide, de ce Fils de la femme, alors
obscurément annoncé, à présent plus amplement connu pour ton Sauveur
et ton Maître.

«Enfin, sur les nuages il viendra du ciel, pour être révélé dans la
gloire du Père, pour dissoudre Satan avec son monde pervers. Alors de
la masse embrasée, purifiée et raffinée, il élèvera de nouveaux
cieux, une nouvelle terre, des âges d'une date infinie, fondés sur la
justice, la paix, l'amour, et qui produiront pour fruits la joie et
l'éternelle félicité.»

L'ange finit, et Adam lui répliqua pour la dernière fois:

«Combien ta prédiction, ô bienheureux voyant, a mesuré vite ce monde
passager, la course du temps jusqu'au jour où il s'arrêtera fixé!
au-delà, tout est abîme, éternité, dont l'œil ne peut atteindre la
fin! Grandement instruit, je partirai d'ici, grandement en paix de
pensée, et je suis rempli de connaissances autant que ce vase peut en
contenir; aspirer au delà a été ma folie. J'apprends de ceci que le
mieux est d'obéir, d'aimer Dieu seul avec crainte, de marcher comme en
sa présence, de reconnaître sans cesse sa providence, de ne dépendre
que de lui, miséricordieux pour tous ses ouvrages surmontant toujours
le mal par le bien, par de petites choses accomplissant les grandes, par
des moyens réputés faibles renversant la force du monde, et le sage du
monde, par la simplicité de l'humble: je sais désormais que souffrir
pour la cause de la vérité c'est s'élever par la force à la plus
haute victoire, et que pour le fidèle la mort est la porte de la vie;
je suis instruit de cela par l'exemple de celui que je reconnais à
présent pour mon Rédempteur à jamais béni.»

L'Ange à Adam répliqua aussi pour la dernière fois:

«Ayant appris ces choses, tu as atteint la somme de la sagesse.
N'espère rien de plus haut quand même tu connaîtrais toutes les
étoiles par leur nom, et tous les pouvoirs éthérés, tous les secrets
de l'abîme, tous les ouvrages de la nature, ou toutes les œuvres de
Dieu dans le ciel, l'air, la terre ou la mer; quand tu jouirais de
toutes les richesses de ce monde, et le gouvernerais comme un seul
empire. Ajoute seulement à tes connaissances des actions qui y
répondent; ajoute la vertu, la patience, la tempérance; ajoute
l'amour, dans l'avenir nommé charité, âme de tout le reste. Alors tu
regretteras moins de quitter ce paradis, puisque tu posséderas en
toi-même un paradis bien plus heureux.

«Descendons maintenant de cette cime de spéculation; car l'heure
précise exige notre départ d'ici. Regarde! ces gardes que j'ai campés
sur cette colline attendent l'ordre de se mettre en marche: à leur
front, une épée flamboyante, en signal du bannissement, ondoie avec
violence. Nous ne pouvons rester plus longtemps. Va éveille Ève: elle
aussi je l'ai calmée par de doux rêves, présages du bien, et j'ai
disposé tous ses esprits à une humble soumission. Dans un moment
convenable tu lui feras part de ce que tu as entendu, surtout de ce
qu'il importe à sa foi de connaître, la grande délivrance du genre
humain, qui doit venir de sa race, de la race de la femme. Puissiez-vous
vivre (vos jours seront nombreux) dans une foi unanime, quoique tristes,
à cause des maux passés, cependant encore beaucoup plus consolés par
la méditation d'une heureuse fin.»

Il finit, et tous deux descendent la colline. Arrivés au bas, Adam
courut en avant au berceau où Ève s'était endormie; mais il la trouva
éveillée; elle le reçut ainsi avec ces paroles qui n'étaient plus
tristes:

«D'où tu reviens et où tu étais allé, je le sais, car Dieu est
aussi dans le sommeil et instruit les songes: il me les a envoyés
propices, présageant un grand bien, depuis que fatiguée de chagrin et
de détresse de cœur, je tombai endormie; mais à présent, guide-moi:
en moi, plus de retardement: aller avec toi, c'est rester ici; rester
sans toi ici, c'est sortir d'ici involontairement. Tu es pour moi toutes
choses sous le ciel, tu es tous les lieux pour moi, toi qui pour mon
crime volontaire es banni d'ici. Cependant, j'emporte d'ici cette
dernière consolation, qui me rassure: bien que par moi tout ait été
perdu, malgré mon indignité, une faveur m'est accordée: par moi la
Race promise réparera tout.»

Ainsi parle Ève, notre mère, et Adam l'entendit charmé, mais ne
répondit point; l'archange était trop près, et de l'autre colline à
leur poste assigné, tous dans un ordre brillant les chérubins
descendaient: ils glissaient météores sur la terre, ainsi qu'un
brouillard du soir élevé d'un fleuve glisse sur un marais, et envahit
rapidement le sol sur les talons du laboureur qui retourne à sa
chaumière. De front, ils s'avançaient; devant eux le glaive
brandissant du Seigneur flamboyait furieux, comme une comète: la
chaleur torride de ce glaive, et sa vapeur telle que l'air brûlé de la
Libye, commençaient à dessécher le climat tempéré du paradis; quand
l'Ange hâtant nos languissants parents, les prit par la main, les
conduisit droit à la porte orientale; de là aussi vite jusqu'au bas du
rocher, dans la plaine inférieure, et disparut.

Ils regardèrent derrière eux, et virent toute la partie orientale du
paradis, naguère leur séjour, ondulée par le brandon flambant: la
porte était obstruée de figures redoutables et d'armes ardentes.

Adam et Ève laissèrent tomber quelques naturelles larmes qu'ils
essuyèrent vite. Le monde entier était devant eux, pour y choisir le
lieu de leur repos, et la Providence était leur guide. Mais main en
main, à pas incertains et lents, ils prirent à travers Éden leur
chemin solitaire.



FIN DU PARADIS PERDU.





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