Home
  By Author [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Title [ A  B  C  D  E  F  G  H  I  J  K  L  M  N  O  P  Q  R  S  T  U  V  W  X  Y  Z |  Other Symbols ]
  By Language
all Classics books content using ISYS

Download this book: [ ASCII ]

Look for this book on Amazon


We have new books nearly every day.
If you would like a news letter once a week or once a month
fill out this form and we will give you a summary of the books for that week or month by email.

Title: Notes sur Londres
Author: Puliga, Henrietta de Quigini
Language: French
As this book started as an ASCII text book there are no pictures available.


*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Notes sur Londres" ***


book was produced from scanned images of public domain
material from the Google Books project.)



NOTES SUR LONDRES



  Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays
  y compris la Suède et la Norvège.



  BRADA

  NOTES SUR LONDRES

  PRÉFACE DE

  AUGUSTIN FILON

  PARIS

  CALMANN LÉVY, ÉDITEUR

  ANCIENNE MAISON MICHEL LÉVY FRÈRES

  3, RUE AUBER, 3

  1895



PREFACE


Les pages qu'on va lire ont paru dans la _Vie parisienne_. Je
suis persuadé qu'elles y ont été fort goûtées, car on y trouve,
à chaque ligne, cette touche élégante et légère qui a fait et
fait encore la grâce de ce charmant journal. Elles portaient
alors la signature de Bénédick, et aucun nom n'était mieux choisi
pour l'écrivain qui se propose de pénétrer les fantasques et
mystérieux vouloirs de la femme. Aujourd'hui Bénédick disparaît
et rend à Brada ce qui lui appartient. Ce nom, popularisé par des
œuvres romanesques, discrètement aristocratiques et délicatement
morales, attirera aux _Notes sur Londres_ un nouveau public. J'ose
prédire que, sous la forme du volume, elles vont prendre une
signification nouvelle et une valeur d'ensemble qui, jusqu'ici,
n'avait pu être soupçonnée.

Comme les lecteurs des articles, les lecteurs du volume
apprécieront les mille impressions dont il est plein: les
fragments de vie populaire, de vie mondaine ou de vie intime,
aperçus çà et là, les types humains saisis dans la foule et notés
au passage, les paysages londoniens, esquissés d'un crayon rapide
mais fin et sûr, avec un sentiment si original et si juste que
ceux qui les voient tous les jours croient les comprendre et
les sentir pour la première fois. Mais le charme, la curiosité
du livre, le thème favori qui revient, de page en page, c'est
l'étude d'un phénomène contemporain fort étrange qui à l'heure
actuelle révolutionne l'Angleterre de fond en comble, tout
simplement. Phénomène si nouveau qu'il n'a pas encore de nom et
que, si vous voulez, nous allons en inventer un, séance tenante.
Dirons-nous que c'est la déféminisation, ou la masculinisation, ou
la garçonnification de la femme anglaise? Le dernier de ces trois
barbarismes est celui qui me sourit le plus. Nous dirons donc que
la femme anglaise est en train de se garçonnifier et que Brada
nous met au courant de cette bizarre opération.

C'était jadis un vieil axiome de droit constitutionnel, chez nos
voisins, que le parlement pouvait tout, excepté faire un homme
d'une femme. Nous avons changé tout cela: aujourd'hui, même sans
le secours du parlement, l'Anglaise travaille à changer de sexe
afin de s'émanciper.

J'assiste à ce travail depuis quelques années. Je m'en suis
d'abord amusé; maintenant je m'en effraye. J'ai cru que c'était
une plaisanterie, ou une pose, ou une mode; peut-être, la toquade
de quelques pauvres déséquilibrées, fruits secs de l'amour et du
mariage; peut-être, encore, la réclame de quelques intrigantes
qui ne peuvent espérer le succès que dans le coup de revolver de
l'excentricité. Mais non, cela dure et cela gagne, cela s'installe
et ressemble maintenant à un fait social; il faut l'accepter ou le
combattre, mais il n'y a pas moyen de le nier. Ce qui est inouï,
ce qu'on ne croirait jamais si on ne le constatait tous les jours,
c'est que ce changement semble modifier non seulement l'état moral
et les manières de la femme, mais jusqu'à son développement
physiologique. Les signes extérieurs de la féminité disparaissent
là où l'intellectualité à outrance fait ses ravages; la nature est
presque vaincue. Depuis l'ascétisme médiéval, nous n'avions pas vu
de pareilles victoires.

Quels sont les curieux symptômes qui accompagnent cette vie
nouvelle, quelles sont ses conséquences, réalisées ou pressenties,
sur le mariage, les professions, le _home_, la question des
enfants, la question des salaires, la question de l'amour et la
question du bonheur? Demandez tout cela aux _Notes sur Londres_.

L'auteur a étudié comme il faut étudier, d'un esprit parfaitement
libre, sans parti pris, sans mauvaise humeur et sans emballement.
En vérité, il y a dans ce mouvement si singulier qui se produit
en Angleterre et qui se produira peut-être bientôt chez nous,
beaucoup de bien mêlé à beaucoup de mal. D'abord l'homme a, comme
toujours, une grosse part de responsabilité dans les erreurs de la
femme. Pourquoi l'a-t-il si longtemps enfermée dans des devoirs
de ménage et de _nursery_? Est-ce qu'on lui avait donné Ève pour
en faire une cuisinière ou une odalisque? Cette tyrannie souvent
imbécile, toujours égoïste, devait amener ce qu'amènent toutes les
tyrannies: des révoltes sans frein et des revanches sans mesure.
Aujourd'hui, par des raisons de libertinage ou par des raisons
d'arithmétique, l'homme ne veut plus se marier. Si la femme du
peuple est lasse de travailler pour nourrir un mari fainéant, le
petit bourgeois laborieux ne se sent plus assez riche pour suffire
aux dépenses d'une demoiselle épousée sans dot. La jeune fille
est ainsi amenée à compter sur elle-même, à se jeter dans la mêlée
pour conquérir son pain quotidien, avec quelque chose de plus
pour beurrer la tartine. Elle était déjà romancier et artiste:
la voici journaliste, agriculteur, professeur de mathématiques.
Même celle qui n'a pas besoin de gagner sa vie ne veut plus de
l'oisiveté énervante et corruptrice. Ne vaut-il pas mieux prendre
une profession que de prendre un amant? Les deux hautes vertus,
les deux grâces suprêmes de la femme, la charité et la pudeur
n'ont pas encore fait naufrage. Seulement la charité s'appelle
la philanthropie; elle est présidente ou secrétaire de quelque
chose; elle a un bureau où elle donne des audiences et expédie des
affaires, tous les jours sauf les samedis et dimanches, de onze à
trois. La pudeur s'appelle madame Ormiston Chant; elle va partout
le front haut, inspecte et dénonce les mauvais lieux, se déguise
en bouquetière et passe sa journée au coin d'une rue pour savoir
jusqu'où va la grossièreté d'un caprice masculin et l'intensité
des tentations au milieu desquelles se débattent les pauvres
filles de Londres.

Tout cela signifie-t-il que la femme ne veut plus de l'homme? Je
ne le crois pas. Brada ne le croit pas non plus. A ce propos,
rappelez-vous que ces _Notes_ étaient, d'abord, signées du nom
de Bénédick. Or, ce Bénédick-là est l'arrière-petit-cousin d'un
autre Bénédick qui a pu lui apprendre comment Béatrice allait
vers l'amour en lui tournant le dos. On doit conserver cette
tradition-là dans la famille. L'autre soir, j'écoutais une très
jolie pièce, qui est le plus récent succès du _Criterion_. Le
dernier mot de l'héroïne, champion fougueux des droits de la
femme, deux fois trahie dans ses affections, était celui-ci: _I
want love_, «je veux être aimée!» Ainsi soit-il! Au fond, le rêve
plus ou moins conscient de la femme, c'est la reconstitution de
l'union conjugale sur de nouvelles bases. Elle veut être mieux
comprise; elle ne veut pas être moins aimée.

Ces vagues généralités ne vous donnent qu'une idée grossière
et qu'un avant-goût très imparfait de la pénétrante analyse de
l'auteur. Il a mis au jour, avec un tact, une finesse et une
patience merveilleuse les mille aspects du problème. Il avait tous
les dons nécessaires pour l'aborder et le résoudre.

Le premier point quand on observe en pays étranger les
institutions, les caractères ou les mœurs, c'est de se laisser un
peu aller et de ne pas se raidir. Le second, c'est, au contraire,
de ne pas trop s'abdiquer, de garder son sang-froid et sa
personnalité pensante. En deux mots, l'esprit critique, mais non
l'esprit de contradiction. Ces deux mois définissent le livre que
vous tenez dans les mains.

Un tel livre pouvait et devait se passer de préface. Je suppose
que l'auteur, sachant que je vis au milieu des choses qu'il a
décrites, m'a cité comme témoin, pour affirmer la vérité de
ses peintures, l'opportunité de ses études, la portée de ses
conclusions. Je lui rends ce témoignage de grand cœur. Si, au
lieu d'une préface, j'écrivais un article de critique sur le
livre, savez-vous à quoi se borneraient, en toute sincérité, mes
chicanes? A ceci. Je dirais à l'auteur qu'à mon gré, il n'a péché
que deux fois dans tout le cours de ces notes, une fois par excès
d'indulgence, une fois par excès de sévérité.

Il a une illusion à perdre sur le parlement de Westminster. Hélas!
ce n'est plus tout à fait cette assemblée si digne et si décente
que nous proposions en exemple à nos législateurs. On y cite plus
souvent des refrains de café-concert que des vers de Virgile,
et, maintenant que Gladstone n'est plus là, je crains qu'on n'y
souffre plus jamais l'éloquence. En revanche, on y reproduit à
merveille les cris d'animaux; l'année dernière on s'y est battu à
coups de poing.

D'autre part, je demande à Brada de reviser quand il en trouvera
l'occasion son jugement un peu dédaigneux sur un acteur de grand
mérite et un auteur de grand talent dont il a fait connaissance
dans les circonstances les plus défavorables du monde. Quel
dommage qu'il n'ait pu juger M. Tree dans le _Bunch of Violets_
et M. Jones d'après les _Masqueraders_ ou le _Case of rebellious
Susan_. Son opinion, je crois, eût été fort différente.

Indiquer mon dissentiment sur ces deux points, c'est, je pense,
dire hautement combien j'approuve et j'admire tout le reste.
Maintenant que le témoignage est donné, le témoin n'a plus qu'à se
retirer. C'est ce qu'il fait, en vous demandant très humblement
pardon d'avoir retardé votre plaisir de quelques minutes.

  AUGUSTIN FILON.



NOTES SUR LONDRES



I

ASPECT DE LONDRES


Il n'est peut-être pas de ville plus poétique que Londres, je
dis poétique et non pittoresque, et la poésie de cette ville
monstre est véritablement de l'ordre le plus spirituel et le
plus abstrait; elle réside en grande partie dans la violence des
contrastes, et aussi dans l'âme flottante du peuple anglais qui
est infiniment poétique, avec naïveté, avec enfantillage.

L'arrivée à Londres le soir a quelque chose de singulièrement
frappant, on traverse des espaces où la lumière crue tombe à
flots, pour entrer dans la profondeur perdue des rues tristes et
sombres; ces rues semblent _avaler_ l'être humain; on y éprouve
le sentiment de l'abîme et de l'insondable, avec la perception
presque oppressante de la présence cachée de milliers et de
milliers de créatures vivantes.

Comme des yeux qui vous regarderaient dans l'obscurité et dont
on sentirait l'influence troublante, ces rues de Londres ont un
extraordinaire mystère, Dickens l'a ressenti et exprimé mieux
qu'aucun autre écrivain. La vue de toutes ces rues noires, qui
semblent mener à l'obscurité totale et s'y noyer, fait comprendre
le tragique de l'expression «_on the streets_» (sur les rues) qui
désigne la prostitution, ces simples mots, pour qui a été saisi
par l'angoisse de ces rues, représentent bien le dernier terme
de la dégradation, y être errante et abandonnée la dernière des
misères. Elles ont quelque chose de si horriblement cruel qui ne
se voit jamais à Paris, même les soirs d'hiver ou de brouillard;
c'est tellement différent que cela demeure inexprimable.

Une autre impression très vive, et peut-être celle pour laquelle
on est le moins préparé, est celle du _silence_, le vrai silence,
profond, doux et apaisant.

L'Anglais a la passion du silence, et aussi rencontre-t-on à
Londres de véritables oasis où il règne d'une façon presque
absolue, et presque toujours on l'obtient entier à quelques pas
de la rumeur farouche des rues bruyantes. Sur ce point les _Inns
of court_ et leur voisinage sont typiques, et d'un charme très
pénétrant et tout unique.

Dans _Holborn_ roule avec fureur la grande houle de la ville, pas
un instant de trêve ni de repos, voitures et piétons en rangs
pressés se succèdent toujours et sans cesse; comme une rage
d'avancer et de se faire place semble posséder tous ces êtres.
Soi-même on cède et on s'abandonne à ce flot violent qui vous
emporte... tout à coup le hansom tourne, s'engouffre sous une
voûte, roule doucement et débouche dans une paisible enceinte
entourée de maisons couleur de terre; au centre, à moitié cachée
par les arbres, s'élève une chapelle; une autre voûte, une autre
enceinte plus large et plus silencieuse, et voici un cadre tout
propre à un béguinage.

Derrière une grille s'étalent de longs tapis verts qu'ombragent
des grands arbres à l'air si calme et recueilli, et, en bordure,
partout ces maisons uniformes à teinte triste, à fenêtres sans
rideaux... c'est «Gray's Inn square», où, comme mis à part de la
vie ordinaire, habitent, durant le jour du moins, des hommes de
loi; on s'attend à voir dans cet enclos fermé se promener des
hommes vêtus d'une robe. Toutes les vieilles lois, toutes les
coutumes baroques non abrogées, tout ce qui fait la singularité
et la force de la législation anglaise se trouvent logés là, dans
le milieu qui leur convient précisément. Une sorte de tristesse
particulière plane dans ces cours; une quantité d'histoires,
toutes vraies et tragiques, semblent se cacher derrière ces portes
et ces fenêtres muettes comme des yeux d'aveugle. Il paraît bien
impossible de vivre là, d'être saturé de cette atmosphère spéciale
sans que l'esprit en reçoive une empreinte particulière. Ces
études où pas un bruit n'arrive ont quelque chose de claustral,
d'un peu effrayant et d'apaisant en même temps; elles ont comme
un recueillement conventuel qui paraît tout propre, qui semble
nécessaire, à ces vies destinées au labeur qui s'y poursuit au
milieu des vieux bouquins moroses dont les textes obscurs rendent
possibles tant d'inconscientes cruautés; la justice anglaise a
conservé encore le décor du sacerdoce, cette apparence du rite
faite pour frapper les esprits et les retenir.

Un peu plus bas que les _Inns of court_, après qu'on a traversé
Fleet Street, qui est comme le cœur même de la cité, et où le
trafic est incessant, se trouvent les _Jardins du Temple_. C'est
d'abord l'attrait d'une vieille porte à franchir; puis, aussitôt,
des ombrages qui semblent faits pour les amoureux et les rêveurs,
et qui mènent à des cours paisibles qu'entourent de longs cloîtres
recueillis et vides.

Certes, ces lieux ne sont ni beaux ni magnifiques; mais ils sont,
et au dernier point, profondément poétiques. Au milieu du jardin
si vert, si apaisé, dont un coin est encore cimetière tout rempli
de pierres tombales sur lesquelles on marche, s'élève intacte la
vieille église du saint ordre du Temple, avec sa forme mystique,
et qui renferme les sépulcres oubliés de fiers croisés qui dorment
là depuis des siècles...

A l'entour un bruit de fontaine, entre des bancs de verdure,
des degrés de pierre qui mènent à des portiques surmontés
d'inscriptions latines; nulle part ici la tradition n'est rompue,
et cela est d'autant plus remarquable dans ce pays où il semble
que la réforme aurait dû tout balayer; point du tout; on lit:
«_Vetustissima Templariorum Porticu igne consumpta 1678_», et
l'inscription latine se continue... un peu plus loin: «_Antique
Templariorum Aule_», et partout l'écusson du Temple avec l'agneau
portant la bannière...

Dans ces jardins inégaux et baroques, avec ces vieux bâtiments,
cette ancienne église, et au loin la vue du grand fleuve, on se
croirait dans une ville morte et pleine de souvenirs; il semble
n'y arriver aucun écho de la grande cité formidable qui les
détient. L'Anglais est, à mon avis, l'être le moins iconoclaste
qu'il soit, et il a fallu une éducation à rebours pour le mener
où il est; seulement il semble maintenant arrivé au point où le
besoin de retourner en arrière se fait violemment sentir.

Parmi ces choses visibles, qui ont une telle influence sur les
âmes, il ne faut pas oublier la Tamise, qui roule épaisse et
lourde, sans bruit, elle a été pendant des siècles la véritable
artère de la ville, elle est encore d'une attraction puissante.

Il existe du côté de Chelsea des coins délicieux sur le bord du
fleuve, où s'aperçoivent au large des voiles brunes estompées sur
ce ciel couvert et doux dont le charme est extrême dans sa sorte
de demi-lumière caressante; il y a là, dans une paix et un silence
infinis, des maisons à façades gothiques, précédées de jardinets
discrets--et toutes ces habitations ont comme quelque chose
d'humain et de personnel; ainsi voici une porte peinte d'un blanc
laiteux très doux, et sur cette porte, en grosses lettres d'or,
se lisent deux lignes qui riment et disent:

    _Whoever knocks,
    Opens the lock_[1].

[Note 1: Quiconque frappe, la serrure s'ouvre.]

N'est-ce pas typique, n'est-ce pas bien exprimé, ce côté enfantin
et poétique de l'âme anglaise? Trouverait-on dans notre Paris
rien d'équivalent à ce besoin de communication entre l'habitant
du logis fermé et le passant inconnu, et n'est-on pas cependant
pénétré en Angleterre de ce je ne sais quoi d'intime et de discret
des habitations, et pourtant, en vérité, avec leur manque de
persiennes, elles sont les moins closes du monde; l'impression est
donc toute spirituelle. Il y a ainsi dans Londres des quantités
de squares qui donnent parfaitement l'impression de l'asile et
du repos, et croyez bien que ces squares ont une part énorme à
la formation de l'esprit anglais; le génie particulier de cette
race veut le silence, l'étincelle ici ne se multiplie pas par le
frottement, elle demande à couver sous la cendre, en secret et
comme mystérieusement.

Carlyle et Ruskin, qui sans aucun doute ont exercé l'influence la
plus puissante sur l'esprit de leurs contemporains, ne trouvaient
que dans le silence extérieur la possibilité du développement de
leur rêve intérieur. Le goût et le besoin du silence autour de lui
était morbide chez Carlyle, le _home_ du vieux Ruskin est sur les
bords solitaires des eaux tranquilles. Tennyson, le poète même de
la nation, a vécu dans la plus paisible retraite.

Le silence s'épand encore à l'aise dans les parcs; là, il y a des
heures du jour où la Divine Paix, celle qui plane sur les eaux,
semble régner au milieu du murmure des choses vivantes. Il y a
des effets de lumière voilée, des nuages pâles qui paraissent
doublés d'or, des teintes fondues dans la verdure, et comme un je
ne sais quoi de maternel dans cette nature où rien de sec ni de
dur n'arrête l'œil; les agneaux qui paissent et qui, au coucher
du soleil, viennent boire l'eau de la Serpentine; au loin, les
hautes maisons de Kensington sur lesquelles, parfois, il semble
avoir neigé quand elles se détachent sur le ciel d'opale, tout
cela est d'une poésie absolue et parle à l'âme;--parfois, dans
les rues, on a l'aspect des choses comme vues en rêve; la couleur
particulière que prend ici la pierre qui, dans les endroits
où elle n'est pas salie, devient d'un blanc mou, donne aux
silhouettes d'église une apparence de mirage, surtout lorsqu'elles
se perdent sur un ciel de même teinte; et le brouillard lui-même a
d'exquis mystères. Hier, je traversais la Tamise, elle était d'une
couleur brune, avec de légères raies blanches, faites par l'écume;
très bas planait une vapeur pareille à une fumée d'incendie; trois
barges plates et noires faisaient tache sur le grand fleuve, que
barrait une barque à voile rougeâtre; tout cela se perdait dans
une sorte d'impalpable fantasmagorie et, au-dessus, très haut
par-dessus la brume, se dessinaient vaguement de vastes masses
qui étaient la ville. Cela était singulièrement beau et propre au
rêve, et on n'entendait rien que l'immense silence.



II

RUES DE LONDRES


Sauf quelques exceptions, celles-là très réussies, il faut
l'avouer, les magasins de Londres sont notablement inférieurs
comme aspect et comme élégance d'arrangement à ceux de Paris.
Aucune rue ne peut se comparer à la rue de la Paix;--ce goût
vraiment raffiné, presque maniéré, qui a pénétré les intérieurs,
n'a pas encore opéré la révolution, très nécessaire cependant,
dans les étalages anglais. On est frappé dans Bond Street, dans
Regent Street de l'aspect criard, et en même temps presque pauvre
des magasins. L'entassement des objets, le flamboyant et le voyant
de toutes choses, témoignent bien qu'il y a dans le caractère
anglais un côté encore rudimentaire. Cet appel incessant à
l'attention, ces explications, ces réclames, ces grosses amorces
ont un air de foire; le passant est sollicité, non pas par un
ensemble exquis et discret comme celui de nos magasins, mais par
l'accumulation d'objets étiquetés, par le heurt extraordinaire
des couleurs, par les combinaisons souvent les plus baroques! Car
c'est assurément une surprise singulière que de voir une maison
entière extérieurement garnie de _haut en bas_ de sièges en osier!
des chaises longues sont là, saillant du mur à la hauteur du
deuxième étage; ce qui, le soir surtout, a un aspect fantastique!

Partout cette même exubérance, cette exagération, qui est comme un
rappel lointain des grosses et fortes plaisanteries d'un Falstaff.
Dans les quartiers populaires, à la nuit tombée, ces choses
prennent des proportions inouïes, le gaz est comme prodigué, il
flambe avec une liberté qui explique surabondamment les nombreux
incendies, et lorsque le brouillard commence à tout envelopper,
cela revêt une sorte de grandeur mystérieuse.

Ce n'est pas seulement par le côté extérieur que les magasins
de Londres diffèrent de ceux de Paris:--il n'y a qu'à pénétrer
dans l'un d'eux, pour être frappé de la différence du _diapason_
social. On sent de suite qu'on est dans un pays où les différences
de castes sont encore reconnues et acceptées; ce n'est pas
cette politesse presque familière de nos grands magasins, ou
la rogue indifférence du petit négociant. C'est la déférence
respectueuse _voulue_, et qui ne diminue pas à ses propres yeux
celui qui l'observe. Et ce ne sera pas seulement le commis qui
s'empressera jusqu'à la voiture rangée près du trottoir pour
recevoir les ordres de la cliente, mais le patron de quelque
grand magasin de Bond street, personnage comme il faut, sérieux,
riche et considéré, qui se montrera profondément respectueux, et
observera sans effort la hiérarchie du vendeur à l'acheteur;
cette politesse déférente est pratiquée par eux jusque dans les
détails; ainsi une note vous est adressée, l'enveloppe porte,
imprimé sur le verso: «Avec les respectueux compliments de tel et
tel»; une note est acquittée «avec remerciements»; aujourd'hui,
l'on peut crier si l'on veut, mais c'est un fait: l'Anglais est
en général infiniment plus poli que le Français, et n'a pas
encore éliminé de sa vie toutes ces menues servitudes qui sont
la politesse; le coup de chapeau n'a rien à voir là dedans; le
respect est divers dans ses manifestations, autre à l'église et
autre à la synagogue, l'important est qu'il existe. L'Angleterre
possède encore ce trésor, pour combien de temps, hélas? C'est
ce respect, obligatoire je le veux bien, qui fait que dans cette
ville gigantesque absolument pavoisée d'affiches, pas une ne
blesse les yeux! Ces affiches immenses, aux couleurs éclatantes,
dégradent et abîment les rues de Londres; dans certaines parties
de Holborn elles atteignent des proportions presque incroyables;
au-dessus des affiches murales se détachent dans les airs, sur le
ciel brumeux, celles qui, découpées en grandes lettres, s'élèvent
du toit des maisons!

Il résulte véritablement de ce fouillis, de cette multitude de
mots, d'images, de pensées, qui malgré soi vous entrent dans la
tête, une sorte de fatigue intellectuelle, en même temps que de
griserie et de coup de fouet.

Il est certain qu'à aucune heure, ni le boulevard ni aucune
artère de Paris ne procurent l'impression presque infernale de
Holborn, d'Oxford street, de la Cité; ce doit être quelque chose
de semblable qui fait marcher les armées et soutient les peureux;
de cette masse d'êtres en mouvement se dégage une électricité
mystérieuse qui entraîne et emporte. La vie, dans la signification
de force, de mouvement, d'impulsion éclate là d'une façon
grandiose; elle devient une puissance formidable.

Cette sensation se répète sous une autre forme dans les
profondeurs du métropolitain, dans ces vastes gares souterraines
remplies d'un mouvement incessant; les trains arrivent de tous
côtés avec une rapidité vertigineuse; mais comme tous les
départs sont _clairement_ indiqués sur des affiches, il n'y a
nulle confusion, et la ruche humaine s'emplit et se désemplit
sans trêve. Le _Under ground_ (sous terre), comme s'appelle
couramment le métropolitain, est une des premières commodités de
Londres, et l'esprit pratique des Anglais en a tiré immédiatement
le meilleur parti, en choisissant les _troisièmes_ classes comme
moyen de circulation. Ce sont du reste de magnifiques voitures,
d'une propreté parfaite, admirablement éclairées; et ce n'est
pas seulement à Londres que les troisièmes classes sont mises à
contribution, les nombreuses familles des clergymen ont commencé
par donner l'exemple, on les a imitées et les choses en sont
à ce point que _Punch_ a publié une caricature dans laquelle
il représente des _Juifs_ montant en _premières_, et des gens
distingués en _troisièmes_!

Les omnibus de Londres, tout bardés d'affiches, ne ressemblent en
rien aux lourdes écraseuses qui, avec leur grotesque système de
correspondance et leur pompeuse régularité, sont si inutiles à la
population parisienne. Jamais, heureusement pour eux, les Anglais
ne se sont résignés au parcage des voyageurs en des enclos fermés,
ni au ridicule et lugubre défilé des numéros! Y a-t-il rien de
plus pitoyable que ce bétail humain pressé derrière un conducteur
plus ou moins insolent, attendant d'un air navré l'appel de son
numéro, et repataugeant quatre ou cinq fois dans la boue pour
recommencer encore? On se demande comment les gens occupés peuvent
jamais prendre un omnibus à Paris; à Londres, au contraire, les
voitures sont petites, nombreuses, et se font concurrence; le
prix est calculé selon la distance et est prodigieusement minime;
certains omnibus n'ont même pas de conducteurs: le voyageur est
prié par écrit de mettre le penny ou les deux pence dans une boîte
_ad hoc_, et pour cette somme il fait un long trajet; le public et
l'exploiteur trouvent leur compte à ce système primitif.

La tutelle incessante et insupportable qui s'exerce sur tout
Français majeur n'existe pas en Angleterre, et l'initiative
particulière se fait jour en toute occasion, au plus grand bien
de chacun. La _veulerie_ spéciale qui résulte de l'attente de
cette ingérence de l'État (abstraction que même M. Taine ne peut
arriver à définir) n'a pas cours ici; on vit et on meurt sous sa
propre responsabilité, ce qui, en définitive, paraît infiniment
préférable. Nous sommes, je pense, plus loin que jamais en France
d'un pareil état d'esprit et, avec la mode nouvelle qui envoie
toute l'élite de la jeunesse à l'armée, il est à craindre que
les individualités fortes disparaissent de plus en plus: en
Angleterre, seul pays d'Europe, le militarisme n'est pas à la
mode. L'Anglais a vu de près ce que la caste militaire a fait de
l'Allemand: une machine obéissante et puissante, mais une machine
tellement déprimée par le joug qui a pesé sur lui, que même dans
les emplois civils il apporte une sorte d'humilité patiente et est
devenu dans les banques et les maisons de commerce une espèce de
coolie chinois travaillant à moitié prix.

L'Anglais, lui, ne se résigne jamais; le mot _fight_ (se battre)
s'applique aux actions les plus diverses, tant matérielles
qu'intellectuelles. Un homme ne fait pas son chemin dans la
vie--_he fights his way_, cela évoque tout de suite l'idée de
l'Anglais, les poings fermés, allant résolument à l'obstacle. On
se bat contre la mauvaise fortune, on se bat contre la maladie, le
chagrin, l'ennui. Ce combat, indiqué par la langue même, est une
chose admirable: au fond, cet effort c'est tout le développement
de l'être perfectible et la doctrine des agnostics. Les Anglais
regardent encore la vie comme une chose sérieuse et tangible,
comme une chose importante, intéressante et même agréable. C'est
le sentiment qu'on en avait aux siècles passés, alors qu'on
accomplissait de tels prodiges pour faire «sa fortune» dans
le sens que ce mot avait autrefois. On s'y efforce encore en
Angleterre, car le plébéien peut arriver à la _Pairie_, et les
distinctions sociales n'ont pas le caractère purement honorifique
qu'elles ont revêtu en France, la comédie du désintéressement n'y
a pas cours, et en étendant la portée de la pensée exprimée,
le vieux docteur Johnson, qui incarne si parfaitement l'esprit
anglais, a formulé une grande vérité lorsqu'il a dit: «Il n'y a
que les imbéciles qui écrivent pour autre chose que l'argent.»



III

L'ESPRIT NOUVEAU


L'esprit nouveau, celui qui souffle depuis vingt ans, renversant
le vieil édifice puritain, continue son œuvre sans repos ni
trêve, et a changé, change tous les jours de plus en plus le côté
extérieur de l'existence anglaise; le goût de ce qui est beau,
délicat, superflu, est poussé aujourd'hui à l'extrême et à un
point qui aurait été sûrement jugé immoral par les générations
précédentes.

En vérité, il y a une source de volupté particulière, mais très
sensible, dans le contraste entre l'atmosphère de cette ville en
décembre, écrasée par un brouillard effroyable, morne, épais,
tangible, puant, entre ces ténèbres permanentes, ce mur mou et
sombre qui semble vouloir tout étouffer, les êtres, la lumière, et
les sons, et la recherche partout vers la clarté, la blancheur,
l'élégance, la fraîcheur. Il y a, par exemple, une sensation
indéfinissable à passer de la rue dans un de ces intérieurs
arrangés par Liberty, auxquels la douceur des tons, la sobriété
des ornements, la légèreté des lignes, l'harmonie parfaite prêtent
un charme profond et subtil; cela n'est pas du grand art, cela
ne tient à aucun style en particulier, et cependant ces pièces
éclairées à la lumière blonde et pure de l'électricité, dont les
lampes semblent de grosses fleurs lumineuses, procurent un état
d'esprit voisin de celui que donne la vision d'une de ces chambres
idéales entrevues dans un coin de tableau des Primitifs; cela
est charmant, intime et infiniment poétique, car il y a une très
réelle poésie dans le pli de certaines étoffes, dans les teintes
fondues mystérieuses de ces gazes si douces; il y a une séduction
caressante dans ces couleurs claires où rien ne heurte l'œil, où
rien même ne l'arrête, mais où tout le repose; le soin du plus
léger détail, de la fleur unique dans le vase bleu ou jaune à
forme élancée, a un rappel de l'Orient, de ce Japon si raffiné,
où la créature humaine trouve ses délices à la fête des cerises
et à celle des chrysanthèmes! C'est quelque chose du même genre
qui existe maintenant en Angleterre, chez cette nation réputée
grossière et rude. La passion du joli, des teintes harmonieuses,
se répand de proche en proche; dans tous les intérieurs il y a un
effort dans ce sens, l'_embellissement_ est devenu une nécessité
reconnue, et l'aménagement de certaines demeures, non point parmi
les grandes et magnifiques, mais parmi les modestes, celles qui
répondent à un appartement de quatre à cinq mille francs, est
fait pour surprendre. Le côté plastique est recherché en tout, la
rage d'ornementation, pour la table notamment, est générale, et
des objets charmants, d'un goût vraiment pur, sont accessibles
à toutes les bourses un peu aisées, les cervelles des femmes
sont occupées à des inventions de raffinements nouveaux, et il
faut lire les journaux à clientèle féminine pour se figurer la
part que l'_ornementation_ et l'_embellissement_ du home tiennent
maintenant dans les préoccupations.

Ce peuple devient aussi sensuel que les Italiens de la
renaissance. A l'exposition des œuvres d'un peintre à la mode,
l'artiste avait imaginé, pendant ces glaciales journées de
décembre, de remplir la salle de violettes odorantes; il fallait
que la sensation fût complexe, et elle l'était évidemment; un
autre y ajoutera, sans doute, une musique douce et lointaine. Du
reste, on ne peut se figurer le soin du cadre qu'on apporte ici,
et ce qu'il y a loin de cela à la froide et triste salle de la
rue de Sèze, salle lugubre, faite pour les réflexions chagrines,
et où rien ne prépare à la jouissance de la couleur.

Voici, par exemple, _Burne Jones_ qui a exposé quatre tableaux
seulement: _Une légende_, dans une des salles de Bond Street. La
pièce est exactement de la grandeur qu'elle doit être, chauffée
et éclairée à miracle, précédée d'un élégant escalier lumineux
et gai, et l'esprit se trouve naturellement porté vers un ordre
d'idées qui lui permet de s'identifier avec celles que l'artiste
a voulu provoquer. Ces quatre tableaux disent une infinité de
choses; c'est là toute l'Angleterre nouvelle, subtile, raffinée
avec un côté peut-être enfantin, qui est si propre aux longs
espoirs et aux patients travaux. Cette «Légende de l'églantier»
est tout bonnement l'histoire de la Belle au bois dormant, que
l'artiste a illustrée avec une conscience, un labeur, un soin
merveilleux. D'abord il faut quelques instants pour se ressaisir
et se mettre au point devant le premier tableau, car c'est, à
première vue, confus et extraordinaire, un fouillis inextricable
d'épines énormes, éclairées çà et là de quelques pétales
effeuillés d'un blanc rose; et au milieu de ce dédale, couchés à
terre et endormis, les chevaliers que le sommeil a terrassés, et
que les broussailles ont enveloppés sans qu'ils puissent arriver
à la princesse; dans le coin du tableau, un seul, le chevalier
magique, devant lequel s'écartent d'elles-mêmes les ronces et
les épines, est debout, les yeux ouverts, et c'est l'unique dans
toute la composition dont les paupières ne soient pas closes. On
ne peut décrire la sorte d'attirance mystérieuse qui émane de ces
quatre tableaux,--tout ce que Burne Jones a mis dans la figure
solitaire de ce chevalier, tout ce qu'il symbolise et tout ce
qu'il représente, et l'impénétrable tristesse de ce fouillis de
ronces et d'épines.

La seconde composition montre le roi et la cour au moment où ils
ont été saisis par le fatal sommeil, et tous ces visages endormis
ont une expression intense, la pensée passe sur tous ces fronts
penchés.

Le troisième tableau, le plus délicieux peut-être comme
arrangement, comme type de beauté, figure une cour intérieure
dans quelque idéale demeure du moyen âge; des jeunes filles sont
immobiles autour de la margelle du puits près duquel le magique
assoupissement s'est emparé d'elles; une autre a laissé tomber sa
tête sur le métier à tisser, devant lequel elle était assise. La
couleur est partout exquise, celle des vêtements, celles du cadran
solaire, de la mosaïque de marbre transparent, qui pave cette cour
féerique; c'est proprement un charme que de contempler cela, et
cette atmosphère qui semble faite pour des vols de colombe. Mais
où le sentiment d'une pureté et d'une virginité impolluée atteint
son entier épanouissement c'est dans le quatrième tableau, celui
qui représente endormie la princesse enchantée. Elle est là, vêtue
de blanc, les cheveux blonds chastement épars comme un voile; la
baguette puissante de la fée a fermé ses yeux, ses yeux si beaux,
ses yeux si doux! La candeur innocente de son front, de tout son
être est inexprimable; elle a bien «ce quelque chose de lumineux
et de divin» dont l'a gratifiée le vieux Perrault. Couchée sur un
lit merveilleux, la tête appuyée sur un oreiller rose et argent,
elle dort depuis cent ans! et, à ses pieds, dorment ses femmes.
Sur le tapis magnifique sont épars des objets rares et précieux,
une cassette, un luth; une lumière irréelle et ravissante plane
sur tout, et une longue branche d'épines s'étend mystérieuse et
serpente au-dessus des figures endormies. Le prince va entrer tout
à l'heure et dissipera tout cet enchantement!

Des centaines de personnes iront voir ces tableaux et y trouveront
un plaisir extrême, et il est évident que c'est là un signe des
temps, et que même dans une élite, un goût aussi délicat et aussi
fin, pour des compositions d'une spiritualité si élevée et en même
temps d'une beauté si sensuelle, est remarquable.

Ce goût presque extravagant pour le côté plastique de toute chose
a pénétré même la politique, et _une fleur_, la primevère, est
devenue l'emblème sérieux d'un grand parti.

Chez l'Anglais, le sentiment poétique à l'état primitif est
encore intact et lui fait trouver plaisir à des puérilités qui
feraient souvent rire le vieux Latin désabusé. N'est-ce pas une
chose extraordinaire que de voir, à jour dit, toute une partie
de la nation se parer d'une fleur en mémoire d'un mort? Ainsi le
19 avril dernier, le spectacle à Londres était vraiment curieux,
hommes femmes et enfants de toutes les classes, même les balayeurs
et les mendiants, portaient sur eux la primevère jaune en mémoire
de Disraeli, les primevères s'entassaient au pied de sa statue, et
la manifestation, sous cette forme naïve, éclatait partout avec
une unanimité absolument prodigieuse. C'est un singulier phénomène
que cette influence posthume de Disraeli, et il serait curieux de
rechercher la part qu'il a eu au changement de mœurs et de goûts
qui s'est fait dans la société anglaise. La passion de faste de
«Dizzie» resté, par l'âme et l'esprit, un Oriental, est connue;
on sait combien ce sémite se plaisait aux couleurs voyantes,
aux riches bijoux, à la pompe des cérémonies; un des amusements
favoris de sa triomphante vieillesse était de contempler,
s'ébattant sur la terrasse de son château, les nombreux paons
dont il aimait à être entouré et dont les couleurs chatoyantes
flattaient sa vue.

Dans les romans de la jeunesse de Disraeli on voit déjà l'attrait
irrésistible qu'exerçaient la richesse et les demeures somptueuses
sur sa vive imagination; à la fin de sa carrière, il fallait,
pour la satisfaire, qu'il investît sa souveraine de la pourpre
d'impératrice des Indes: il fut vraiment le premier ministre d'une
impératrice d'Orient, il en avait le type physique, la volonté,
la force de domination; il avait hypnotisé la société anglaise;
cette société si aristocratique, si rebelle pendant tant d'années
à toutes les manifestations de charlatanisme, fut vaincue par
ce maître charlatan; elle prit goût même à ses oripeaux, elle
aima comme lui la magie des mots et des empires mystérieux,
l'Asiatique devint le maître de l'Anglo-Saxon. Quel contraste
entre celui-là et le correct Melbourne, le grave sir Robert Peel,
l'élégant Palmerston, tous tellement et si foncièrement anglais;
et même ceux qui, de leur naturel, n'étaient pas austères,
tellement esclaves de la convention dans laquelle ils vivaient.
Tel Gladstone, aujourd'hui Anglais jusqu'aux moelles, même dans
une salutaire hypocrisie. Oui, assurément _salutaire_, et elle
s'en va, elle disparaît: encore quelques années, et il n'en
restera plus rien; et ce sera un grand dommage, car c'était une
belle chose, après tout, que de voir une puissante aristocratie,
une société si riche et si forte, tant d'êtres divers tenus en
respect par quelques fictions qui suffisaient à défendre l'édifice
social; c'était une salutaire illusion que de supposer toutes
les femmes chastes, tous les hommes fidèles, et d'ignorer, de
chasser résolument ceux qui portaient quelque atteinte _visible_
à cette fiction. Ce respect des mots, cette pudeur de convention,
provoquaient et développaient néanmoins de réelles vertus: cela
s'en va; dans certains milieux, cela a déjà disparu!

Il existe en ce moment une ressemblance marquée entre la société
anglaise contemporaine et la société française d'avant 89; on
s'est affranchi entre soi d'une foule de préjugés religieux
et sociaux; les questions les plus brûlantes sont ouvertement
discutées; des esprits distingués exercent sur la pensée
aristocratique le genre d'influence qu'avaient les messieurs de
l'Encyclopédie; le sentiment de grandes réformes nécessaires
est universel; en même temps la joie de vivre ne se ralentit
nullement, le luxe a pris un essor nouveau: il s'est vulgarisé, il
a pénétré dans des milieux où autrefois les principes rigoureux
ne lui permettaient de se manifester que sous certaines formes
acceptées et convenues. Une presse gouailleuse et insolente fait
l'office de Beaumarchais et du Barbier et fouaille les vices des
grands, et les grands sont les premiers à rire de la plaisanterie!
Une fraction de la société anglaise s'achemine vers un paganisme
élégant; l'autre, avide encore de croyances, se retourne vers le
catholicisme. L'Angleterre, devenue maussade sous l'influence
triste et grossière des Guelfes, revient à son génie d'autrefois,
libre, hardi, joyeux; voyez Shakespeare, Chaucer et tous les vieux
écrivains. La fausse pudeur n'existait pas plus pour le vieil
anglais que pour le vieux gaulois, le génie anglais a été déformé
par la _Réforme_, forcé de dévier de sa véritable nature. Il n'y a
qu'à remonter l'histoire pour voir combien a été graduelle cette
lente transformation qui a atteint son apogée par l'importation
des moroses souverains de Hanovre. Au XVIe siècle les mœurs
anglaises et les mœurs françaises étaient encore à peu de choses
près identiques; elles l'étaient sur la manière de concevoir la
vie et la famille. Chez les Anglais le principe primordial commun
d'autorité (_l'Église_) ayant été répudié, peu à peu le changement
s'est accompli, les mœurs sont devenues plus rudes, plus tristes,
et la différence des races s'est accentuée; elle est extrême
aujourd'hui, plus grande encore qu'on ne le croit, car voici des
générations que le point de départ a cessé d'être le même.

La race anglaise n'a jamais été plus forte, plus elle-même que
sous les Tudor, elle était alors essentiellement frondeuse et
rebelle. En s'affranchissant aujourd'hui des entraves factices
qui l'ont comprimée et en donnant un libre essor à quelques-uns
de ses puissants instincts elle se trouve en même temps dépourvue
du frein qui jadis maintenait en respect et les grands et le
peuple. La vraie vérité est qu'aujourd'hui l'Anglais des classes
supérieures ne respecte plus beaucoup de choses, et ce qu'il y a
de saisissant c'est que cette émancipation de la pensée et des
mœurs coïncide avec la prépondérance de l'influence féminine.
Cette prépondérance est devenue et menace de devenir toujours plus
un des importants facteurs de l'état social.



IV

AU ROUET QUI TOURNE


Dans la vraie tradition anglaise le principe de la subordination
au mâle était absolu; quelle que fût l'indignité de l'homme,
la femme mariée était supposée devoir à son mari une affection
humble et servile, cette subordination était tellement entrée
dans les mœurs, elle avait pénétré si avant dans l'âme des femmes
anglaises qu'on a vu de nos jours des créatures d'élite comme une
madame Carlyle accepter de n'être que la servante de leur mari.
Il y a une vingtaine d'années, la presse anglaise par un de ces
plébiscites d'opinion qu'elle affectionne, agita la question de
savoir si dans certains cas, ivrognerie habituelle ou débauche
incorrigible, une honnête femme avait le droit de quitter son mari
et de se soustraire au risque de mettre des malheureux au monde?
L'opinion publique se prononça nettement pour la négative et les
femmes, qui avaient revendiqué la légitimité de ce droit, furent
généralement considérées comme manquant d'un certain sens moral.

Depuis quelques années tout cela a radicalement changé; les
femmes ont osé relever la tête, elles ont cherché leur voie,
et à côté d'excentricités inévitables ont atteint un légitime
affranchissement. L'idéal parfaitement rationnel, en somme, de
l'Américaine, _to have a good time_ (avoir un bon temps) est
devenu celui des Anglaises, la médiocrité suffit de moins en moins
et la chimère des préjugés s'affaiblit et disparaît avec une
rapidité vertigineuse, les exemples sont partout.

A l'enseigne du _Rouet qui tourne_, dans Fulham road, _lady
M_..... tient un magasin de curiosités et arrange d'une façon
exquise sa devanture, mélangeant les narcisses aux objets d'art,
groupant les bibelots et les vieux meubles!--Voilà où en sont
les «ladies» aujourd'hui, elles ouvrent boutique, étant d'avis
qu'il n'est pas de plus sot métier que de n'avoir pas d'argent;
les unes s'affublent de noms de guerre et se font modistes ou
couturières. _Madame Lierre_, dont les chapeaux sont fort bien
notés, appartient à ces _dix mille du haut_ qui paraissaient
jusqu'ici une classe à part, et, dans ces transformations
sociales, elles apportent une crânerie particulière qui provient
précisément de la force des préjugés au milieu desquels elles ont
d'abord vécu. Le côté louche et un peu suspect, à nos yeux, de la
boutique remplie de fleurs, de la grâce féminine servant d'amorce
et d'appât leur échappe; elles ne voient que le côté hardi,
indépendant et _rémunérateur_ de l'entreprise; elles sont encore
une minorité, mais soyez tranquilles, l'exemple est donné, on ne
s'ennuiera plus désormais, en cas de revers ou de diminution
de fortune, à faire ces besognes tristes qui semblaient seules
convenir à une _gentlewoman_; on ne saura plus même bientôt ce
qu'est une _gentlewoman_, ni la signification de ce mot, exquis
dans son raffinement, car il ne voulait dire ni la richesse ni
même la naissance, mais cette sorte d'aristocratie de l'être
supérieur dont l'existence était régie par des lois mystérieuses,
franc-maçonnerie d'honneur, de pureté, de délicatesse: tout ce
qui était mercenaire et grossier, tout contact avec la foule
vulgaire était nécessairement en horreur à la _gentlewoman_.
Thackeray en a peint quelques-unes de main de maître, et les a
toujours faites _pauvres_; pauvres, et cependant si assurées
dans la sécurité incontestée de leur supériorité sur les êtres
riches qui les entourent; il y avait la grande tribu des veuves
de soldats ou de marins, toutes ces femmes qui élevaient, avec un
soin jaloux, leurs enfants dans les mêmes préjugés; les vieilles
filles, nées dans le luxe, réduites à la pauvreté honnête; toutes
étaient des _gentlewomen_, orgueilleuses de ce simple titre qui
définissait leur rôle en ce monde. Et tout cela va être balayé,
on s'est aperçu que, au fond, ces choses ne servaient qu'à passer
fort tristement la vie et qu'il y avait mieux à faire. On a mis
une enseigne à sa porte, et l'on vend de vieilles chaises à
porteur, des chapeaux ou des robes, selon le goût particulier. Il
est évident qu'au point de vue de la raison pure rien ne peut
être plus sensé, mais il reste à savoir si l'application de la
raison pure est toujours profitable. A vouloir être trop libérale
et de bon accueil, à se moquer elle-même de ses vieux préjugés,
l'aristocratie anglaise joue une grosse partie, et, sans être
un grand prophète, on peut croire que dans sa forme actuelle
ses jours sont comptés. Tout est permis à une caste fermée qui
est persuadée de sa supériorité, mais du moment qu'elle abdique
elle-même et prétend à la liberté d'allure du premier plébéien
venu, on ne sait plus très bien ce qu'elle signifie, et il est à
craindre qu'un beau jour on ne le lui demande un peu rudement.
Aussi longtemps que les femmes entretiennent le feu du sanctuaire
on peut avoir bon espoir, mais du moment où elles se rient et
du sanctuaire et du feu sacré, il est probable qu'il ne tardera
pas à s'éteindre, et le grand mouvement d'émancipation qui
s'accomplit à cette heure en Angleterre vient de la femme. Il y a
plusieurs courants, mais tous tendent au même but: s'affranchir
de la tutelle de l'homme, vivre d'une vie personnelle. Cela vaut
peut-être autant que d'aller aux Indes à la recherche d'un mari,
comme il était fort d'usage, il y a trente et quarante ans, de
le faire; on s'embarquait sous la protection de quelque femme
d'officier, et, à peine débarquée, un célibataire affamé était
trop heureux de vous emporter dans son bungalow. C'est que le
mariage paraissait alors la seule raison d'être de la femme, et
une fois mariée, il s'agissait, pour remplir le programme jusqu'au
bout, d'avoir beaucoup d'enfants.--Une jeune reine amoureuse sur
le trône, un mari fidèle à son côté et un nombre croissant de
_babies_ dans la nursery, tel était le grand exemple, l'idéal
de l'Anglaise du haut en bas de l'échelle sociale. La venue
du baby réglementaire était en honneur dans les familles bien
pensantes, et l'on se souciait fort peu qu'il y eût ou non du
pain à la maison pour toutes ces bouches. Mais voilà que partout
on s'est mis à enseigner la prévoyance, que toutes sortes d'idées
nouvelles sont entrées dans des cervelles résignées; on prêche
avec acharnement le _thrift_ (épargne) aux classes laborieuses,
on cite pour cela à tout propos l'exemple de la France; on oublie
trop que la première économie dans les ménages français est en
général celle des enfants, et j'ai idée que beaucoup d'Anglaises
commencent à la trouver raisonnable. L'imprévoyance est peut-être
une qualité maîtresse des nations, MM. les économistes n'y ont pas
assez réfléchi.

L'enfant anglais est une chose ravissante, et cela dans toutes les
classes; la rage de parure, qui ne s'arrête pas au déguisement,
sévit sur eux avec une intensité extraordinaire; l'enfant
vient avec le chien d'espèce rare pour orner une voiture. Le
côté théâtral de l'existence, qui est devenu une nécessité en
Angleterre, a été jusqu'à organiser des services religieux pour
enfants; l'idée est bonne en soi, mais on arrive à la déformer
singulièrement le jour où, sous prétexte de dons aux hôpitaux,
chaque enfant apporte à l'autel son offrande de fleurs. C'est
alors un déchaînement de vanités, un luxe et une invention
de toilettes, d'arrangements singuliers pour les fleurs. Les
personnalités se font jour de bonne heure; la mère n'est jamais
en Angleterre cette couveuse de l'_âme_ qu'elle est si souvent en
France; l'existence de celles qui avec un dévouement sans égal se
font les éducatrices de leurs filles, les répétitrices de leurs
fils, n'aura jamais d'imitatrices en Angleterre, et cela par la
bonne raison que le lien conjugal prime tous les autres, que
l'enfant n'est que l'accessoire, et que la séparation complète se
fait au moment du mariage. Le grand frein de toutes les existences
était le préjugé social, et il reçoit depuis vingt ans de furieux
coups de bélier.



V

LE RÈGNE DE L'ARGENT


Le règne de l'argent est maintenant triomphalement établi dans la
société anglaise, on lui a donné la première place et quelques
protestations isolées n'y feront plus rien. La plupart des
fiertés ont capitulé; les coteries les plus exclusives ont ouvert
leurs portes, et Midas règne en maître. La société anglaise a
radicalement changé ses assises; elle-même, par la bouche de
ses membres les plus autorisés, le reconnaît avec un certain
cynisme. Il y a vingt-cinq ans le _nouveau riche_, le _juif_
et l'_Américain_ étaient des qualités absolument négligeables;
l'argent avec le rang avait l'ascendant qu'il doit exercer, mais
l'argent sans autre accompagnement ne comptait pas comme valeur
sociale; aujourd'hui le nouveau riche, le juif et l'Américain sont
les maîtres--c'est le cas ou jamais de placer la comparaison du
cheval de Troie: il est entré dans la place où l'a laissé d'abord
pénétrer la curiosité, et maintenant la horde qu'il recélait s'est
répandue et a tout envahi.--Il serait ridicule de prétendre que
le niveau moral de la société n'en a pas été abaissé; une fois
que l'argent a été ouvertement accepté comme le bien le plus
désirable, toutes les nobles fictions qui soutiennent une société
aristocratique se sont écroulées, et une société aristocratique
qui ne croit plus à une essence supérieure et à elle-même
ressemble prodigieusement à une troupe d'acteurs qui font les
gestes de leurs rôles, mais savent que ce sont des rôles commandés
et appris. J'ignore ce qui résultera du nouvel état social que le
XXe siècle nous promet, mais il faut regretter une des plus belles
choses qui soient, et qui est la société aristocratique; nulle
part, dans aucune organisation, l'être humain n'est plus à son
avantage, culture physique héréditaire, culture intellectuelle et
morale, tout ce qui est bas et violent chez l'homme extérieurement
dominé, acceptation presque passive du devoir envers le pays,
envers son ordre; je ne sais si aucune société démocratique pourra
produire l'animal humain aussi affiné, aussi beau, aussi élevé;
la grâce et le charme des sociétés ne peut exister que dans des
conditions spéciales; les courtoisies de la vie, les respects,
les contraintes, les nobles servitudes, tout cela en fait partie,
et surtout le trait sublime de toute noblesse, l'horreur et
l'instinctive répugnance de _gagner_ de l'argent.

Quoique l'aristocratie anglaise individuellement soit presque
toute d'origine relativement récente, quoique ses plus fiers
ducs descendent de Nell Gwynn, cependant, comme corps, cette
aristocratie présentait un magnifique ensemble de traditions
héritées, avec ce côté très particulier d'une infusion constante
d'éléments nouveaux, par l'anoblissement périodique soit d'hommes
politiques ou éminents, ou de grands industriels, en même temps
que les fils cadets retournaient par leur descendance à la classe
moyenne. Ce n'était pas un corps fermé comme celui de la vieille
noblesse française autrefois; et aujourd'hui, par exemple, de la
noblesse allemande ou autrichienne, c'était plutôt une institution
comme l'armée, où certaines fonctions étaient héréditaires,
mais où d'autres également nobles et honorables pouvaient être
acquises, et conférer un rang égal. La famille, dans l'acception
française, est disloquée depuis longtemps en Angleterre. Presque
tous les grands seigneurs prenant femme dans la classe des
gentlemen, il n'y a rien ici qui ressemble à la noblesse pauvre et
infiniment fière de notre vieux continent; la noblesse prussienne,
entre autres, qui est une caste jalouse, et il faut bien se le
dire, avec tous ses préjugés étroits, a été l'incorruptible force
de l'armée. Dans presque tous les pays d'Europe, la femme en se
mariant conserve son nom d'origine et tient encore légalement à la
famille dont elle est sortie; ici, au contraire, elle perd toute
attache primitive, sauf d'une façon honorifique; si par exemple,
étant fille de lord, elle épouse un homme de rang inférieur, elle
conserve alors son titre de _lady_ accolé à son _nom de baptême_,
ce qui lui donne préséance sur son mari. Mais son nom d'origine
est absolument perdu pour elle, et cette question: _Qui est-elle
née?_ ne s'entend _jamais_ en Angleterre, la femme étant toujours
absolument ce que son mari la fait devenir.

Malgré cela, la mésalliance par intérêt étant tout à fait
contraire aux mœurs anglaises, on aurait eu honte d'en exprimer
le désir, tandis que maintenant cela ne fait pas l'ombre d'un
pli; et il est plus ou moins entendu que les dollars américains
sont excellents pour redorer les couronnes fermées. Les fortunes
territoriales ont depuis une quinzaine d'années diminué de
treize à quatorze pour cent, de sorte que ce qu'on appelle les
grandes fortunes représente aujourd'hui une très faible part
de la richesse générale; en même temps s'est accrue d'une façon
persistante la classe de capitalistes possédant des fortunes
de cinq à douze cents livres par an; ceux précisément pour qui
l'aristocratie est un corps social supérieur et intéressant dont
on attend de grandes choses. L'aristocratie anglaise, appauvrie
par des circonstances absolument indépendantes de ses efforts
et de sa volonté, a cherché d'abord le moyen de s'amuser à
moins de frais pour elle-même, puis ensuite à faire rentrer de
l'argent dans ses coffres. Sans vouloir énumérer fastidieusement
les causes diverses de la diminution croissante des grandes
fortunes territoriales, il faut faire partir de là uniquement
cette facilité nouvelle dans les mœurs; le parvenu riche a été
admis pour ce qu'il pouvait donner, et nullement parce que la
barrière des préjugés s'était abaissée; pris individuellement,
chaque membre de l'aristocratie qui mange, chasse et danse
chez Midas méprise parfaitement Midas. Seulement, en l'ayant
autorisé à prodiguer l'argent pour la fêter, l'aristocratie
anglaise a élevé l'étalon de ces magnificences hospitalières à
un taux qui lui avait été inconnu aux jours de sa prospérité.
Dans une société aristocratique et fermée comme l'était encore
il y a vingt-cinq et trente ans la société anglaise, les membres
entre eux se connaissent tous directement ou indirectement;
et en fait d'hospitalité on offrait naturellement celle qui
était proportionnée et relative à des fortunes dont le chiffre
n'était guère un secret. Trop de luxe, tout ce qui pouvait sentir
l'ostentation voulue, aurait été jugé parfaitement vulgaire. La
vie de château, les fêtes à Londres étaient en rapport avec le
train large et simple de la vie journalière; l'honneur d'aller
à _Stafford House_ ou dans n'importe quelle autre maison ducale
n'aurait nullement été augmenté parce qu'il y aurait eu de
vingt-cinq à trente mille francs de roses ou d'orchidées dans les
salons! Aujourd'hui un déploiement de fleurs dans cette proportion
représente les vrais éléments de succès pour une fête. Aussi une
des manières économiques de recevoir est-elle de faire en son
propre nom les invitations aux fêtes des nouveaux riches, lequel
nouveau riche demeurera ensuite ou ignoré à tout jamais malgré ce
qu'on aura accepté de lui ou, si la chance lui est favorable, sera
toléré peu à peu, mais c'est une affaire de pur hasard, et les
déboires sont fréquents.

Le succès de l'Américain s'explique par un côté spécial du
caractère anglais, cette volonté d'_ignorer_ certaines choses;
l'Américain est un personnage anonyme pour ainsi dire, on peut
commodément feindre ne rien savoir de son passé ni de la source de
sa fortune, ce qui est moins facile vis-à-vis du nouveau riche qui
est de provenance nationale. L'amour-propre souffre moins d'amener
une épousée de New-York ou de Washington que de la prendre à
l'ombre d'une usine; il y a là une nuance qui a été très commode
à l'orgueil héréditaire, puis l'Américain est un être particulier
dont, à l'occasion, la vulgarité sera traitée de couleur locale,
ce qui n'est pas le cas pour un compatriote. Il ne faut pas
oublier non plus que cette sorte d'uniformité de gens bien élevés
n'existe pas en Angleterre, et que les manières de voir, les
façons, les habitudes de la grande classe moyenne ne sont pas
du tout celles de la classe supérieure; on ne s'y trompe pas
lorsqu'on connaît l'une et l'autre, et par conséquent la fusion
est bien plus difficile.

Le duc de Westminster, bien qu'immensément riche, a vendu
dernièrement, à un prix de fantaisie, Cliveden, sa propriété
favorite, devenue presque patrimoine national, à M. Astor,
qui occupe déjà un palais à Londres, palais qui est mis
perpétuellement à contribution, et que son riche propriétaire
prête généreusement pour toutes les occasions charitables ou
autres; je crois que les membres de l'aristocratie qui profitent
de «Carlton House» le font un peu dans cet ordre d'idées qu'on
apporte avec les relations en voyage; on accepte et on pratique
des familiarités qui seraient inadmissibles chez soi. Malgré
tout, l'Américain à Londres ne peut être qu'un accident, et le
jour où l'on voudra le boycotter, rien de plus facile. Cette
conviction rend les relations plus aisées, quelque écrasante
que soit la supériorité de l'argent. Le juif aussi est plus ou
moins un exotique, sauf les Rothschild qui sont arrivés à faire
corps avec l'aristocratie anglaise; ils ont cessé de se marier
entre eux, et dans leurs demeures privées n'ont qu'un luxe de
bon aloi. Dernièrement encore je voyais le matin, au parc, lady
Rothschild, femme du chef de la maison; elle était aussi mal et
aussi simplement mise qu'une duchesse de la vieille école; avec
cela la tournure d'une bourgeoise de la rue de la Victoire; car la
marque de race est indélébile, et celle-là, fille d'un Rothschild
qui fut rabbin, en a le type le plus marqué; mais enfin il est
bien certain que, vêtue ainsi, son voisinage n'était pas écrasant.

Les premiers à être corrompus par ce changement de la vieille
société ont été les jeunes gens; autrefois les bonnes grâces des
nobles maîtresses de maison leur étaient nécessaires pour faire
leur chemin dans le monde, aujourd'hui ce sont eux qui sont
nécessaires aux maîtresses de maison. La plupart du temps ils sont
invités par des tiers; le sans-façon qu'ils ont apporté chez les
parvenus indigènes ou étrangers, ils le conservent comme manière
définitive; la politesse la plus élémentaire est mise de côté,
celle même de se faire présenter à son hôtesse. De l'excès de
conventionalité on est tombé dans l'excès de cynisme: des fils
de famille n'ont pas rougi de servir (moyennant finances) de
recruteurs à des tapissiers ou à des couturières; eux-mêmes sont
devenus couturiers et recommandent l'article à leurs danseuses; il
y a là le plus lamentable renoncement à la dignité personnelle,
la véritable nécessité n'ayant rien à invoquer là dedans, et une
société aristocratique qui ne saurait pas sauver ses membres d'une
telle humiliation serait indigne de subsister.

       *       *       *       *       *

La sorte d'abdication volontaire de la reine est responsable en
grande part de tous ces changements. Un prince jeune et aimable,
relativement pauvre, s'est vu déléguer la tâche souvent onéreuse
de remplacer la royauté absente. Si le prince eût été riche, s'il
eût eu derrière lui une reine et mère toujours prête à payer ses
dettes, alors il aurait pu tenir, et il aurait sûrement tenu son
rang, sans aucun des accomodements où il s'est laissé aller peu à
peu et qui ont cumulé dans des amitiés compromettantes: les fameux
W..., de baccara et scandaleuse mémoire, et la familiarité d'un
trop riche baron.

Personne ne s'est cru trop fier ni trop haut placé pour dédaigner
ce que la royauté acceptait; l'avènement anticipé de ce ménage,
personnellement profondément sympathique, a été un vrai malheur
pour la société anglaise. La princesse, aimable, douce et
populaire, élevée dans une cour très simple, n'a pas su imposer
les façons sérieusement respectueuses qui auraient seules convenu;
elle a voulu avoir des amis, et a traité ses amis sur un pied
d'égalité. Les mœurs faciles de l'héritier présomptif ont
encouragé les mœurs faciles chez d'autres; le ton de _Marlborough
House_ n'a pas été du tout celui d'une cour. La princesse, jolie
et élégante, aimant la parure, a exercé une influence toute de
frivolité et de douceur, et les vertus privées, excellentes en
soi, ne répondent pas toujours à celles nécessaires aux princes;
récemment encore, un journal très bien informé et bien noté,
parlant du prince de Galles et de ses filles, disait (en manière
d'éloge) que les relations des princesses avec leur père sont
celles de sœurs avec un frère aîné très aimable et très _cheery_
(gai).

Le sentimentalisme purement allemand de la vieille reine a aussi
exercé une influence débilitante; le génie anglais a quelque
chose d'extrêmement viril et ne se porte pas facilement aux
regrets superflus; même une sorte de pudeur morale aurait interdit
dans les classes élevées l'étalage public d'une douleur privée.
Sur tous ces sujets une réticence acquise était devenue une
seconde nature. La reine, au contraire, en véritable Allemande, a
donné à sa douleur conjugale un caractère de fétichisme; loin de
la cacher, elle l'a révélée à tous; les portraits, les médaillons,
les monuments commémoratifs en ont été les signes extérieurs.
Dans d'autres temps, une femme de ce rang qui se serait sentie
frappée ainsi aux sources mêmes de la vie, ou se serait retirée
dans un cloître, ou aurait abdiqué, cela aurait eu une sauvage
grandeur; mais cet affichage persistant pendant trente ans du même
sentiment s'accordant avec tous les adoucissements d'une existence
royale, sans les corvées et les contraintes de la royauté, a
quelque chose d'énervant. Un goût théâtral se mêlant aux actions
ordinaires de la vie s'est répandu en Angleterre, le pays du monde
le moins porté par tempérament national à ce genre d'ostentation.
Le factice a pris la place du naturel, la vie est devenue une
exhibition scénique. On veut paraître artistique, esthétique,
«_up to date_», qui correspond à fin de siècle, il s'est fait un
méli-mélo de sentimentalité à froid, d'incrédulité et de cynisme
affecté. On peut dans la société anglaise d'aujourd'hui professer
les théories les plus subversives, se déclarer incrédule est d'un
ragoût assez bien porté; et les premiers penseurs de l'Angleterre
ont étouffé sous une férule puritaine! Et Stuart Mill, il y a
quarante-cinq ans, _n'osait_ pas publier ses livres, de peur du
scandale furieux que provoqueraient ses doctrines; à l'heure
qu'il est le blasphème n'est pas pour déplaire! L'état d'esprit
de la société anglaise contemporaine ressemble un peu à celui de
_défroqués_, la peur de ce qu'ils ont laissé derrière eux les fait
courir à de bruyants excès.

Cette société, dans sa classe supérieure, est malade et très
malade; elle a dépouillé ses anciens, lourds mais solides
préjugés et les a remplacés par rien.

Heureusement, pour lui rappeler les grandeurs d'antan et ses
saines traditions, l'Angleterre a encore les mollets de ses valets
de pied: aussi longtemps que ces mollets seront en honneur, aussi
longtemps que le bas de soie sera l'ambition des beaux hommes
d'une certaine classe, la vieille Angleterre n'aura pas vécu;
et ces mollets sont encore fort beaux et fort respectés, on les
voit sur le seuil des grandes maisons, on les voit même sur
le trottoir, roulant le tapis qui a permis de marcher jusqu'à
la voiture, et les jours de «Drawing room» ils se raidissent,
immobiles, derrière le carrosse de gala,--et les gamins les
gouaillent, mais les envient.--La domesticité en Angleterre est
peut-être le corps social le moins déformé, il est encore jaloux
de ses prérogatives, convaincu de son importance; tant que des
personnages à mine d'ambassadeur consentiront à vous précéder sur
des escaliers, et que des Adonis couvriront leur chef de poudre,
il y aura une pairie héréditaire, et c'est ce qui me fait espérer
qu'elle ne disparaîtra pas de sitôt.

Seulement, les intérieurs plus modestes commencent à avoir de
la peine à trouver des serviteurs mâles, et il est très reçu
maintenant d'avoir plusieurs femmes, et le service n'en souffre
nullement. Le domestique anglais n'a du reste jamais été que
pour la parade, toute besogne fatigante a toujours été accomplie
par les femmes; elles continuent, mais une créature supérieure
de leur propre sexe est préposée aux fonctions de luxe; elles
ont extraordinairement bon air, ces _parlour-maids_ élancées,
rigoureusement habillées de noir, le petit bonnet blanc et le
tablier de mousseline en bavette; elles possèdent les solides
traditions de respect silencieux, ce sont des aristocrates, des
personnes ayant conscience de leur propre dignité et de la beauté
de l'édifice social qui leur a donné des inférieurs.



VI

«SOCIETY PAPERS»


On a dit et redit que c'est dans les salons du XVIIIe siècle
que se prépara la révolution; ce sont les _Society papers_ qui
préparent en Angleterre le changement qui arrivera un jour ou
l'autre;--ce sont ces journaux qui sapent lentement mais sûrement
le sentiment de respect superstitieux qui entourait la royauté
en tant que royauté; une lumière crue est projetée sur les
moindres actions de ceux qui tiennent à cette royauté, et il
est indubitable que cette lumière enlève beaucoup à l'illusion.
Et ce qui constitue le vrai danger de cette littérature, c'est
précisément qu'elle n'est pas haineuse: rien ne révolte, rien ne
provoque une explosion de sentiments contraires, mais on s'habitue
à voir qu'en réalité il y a bien peu de chose sous ces oripeaux
devant lesquels on s'inclinait par habitude. Les critiques portant
sur les actions de la reine et de ses enfants sont celles qu'on se
figurerait seulement possibles dans une presse hostile; eh bien,
pas du tout, il paraît que c'est par affection qu'on les morigène
ainsi; en vérité Shakespeare avait raison: «_Familiarity breeds
contempt_» (la familiarité engendre le mépris). La familiarité est
poussée présentement, au delà des limites permises, le mépris
n'est pas loin, il est peut-être déjà là.

Le «potin» est maintenant devenu une institution sociale, et
est passé à l'état de besoin, d'appétit qu'il faut absolument
satisfaire. On ne s'imagine pas jusqu'où cela est poussé, et la
liberté et la désinvolture avec lesquelles se franchit le mur
Guilloutet,--il est loin le temps où l'Anglais pouvait dire que sa
maison était une forteresse.--La reine, le prince de Galles et sa
famille sont les moins épargnés, et leurs affaires particulières,
leurs espérances et tout ce qui les concerne, est discuté sur
un ton d'égalité, et même de supériorité qu'on conçoit à peine.
Il a fallu, pour en arriver à oser se mêler à ce point des
affaires du voisin, un pays où le duel est discrédité, et où la
seule ressource contre certaines impertinences est l'appel aux
tribunaux, parti extrême, qui fait hésiter les plus braves.

Il est advenu de cette presse potinière ce qui est arrivé avec une
certaine presse, en France; les hardiesses les plus téméraires
d'il y a vingt ans sont tombées au rang de gentillesses assez
fades. En Angleterre on a été de l'_Owl_ (le hibou) au _Modern
Society_, et le pas franchi est effrayant! L'_Owl_, lorsque
son premier numéro parut, fut jugé une entreprise extrêmement
osée; édité dans un format élégant, composé de quelques feuilles
seulement, il servait à ses lecteurs des articles courts, bien
tournés, racontant en termes choisis et voilés les nouvelles et
les scandales du jour. Pas de noms, des insinuations à peine, tout
cela dans le ton de la bonne compagnie; il fallait en être, du
reste, pour trouver intérêt à ce joli petit journal. Sa rédaction
fut d'abord un mystère, bientôt percé, mais qui était cependant
assez bien défendu pour ajouter au piquant de ses informations. On
sut qu'Algernon Borthwick, alors, comme aujourd'hui, directeur du
_Morning Post_; alors, comme aujourd'hui, homme d'esprit et homme
du monde, en était le fondateur et l'inspirateur; il avait groupé
autour de lui un cercle de «Hiboux», oiseaux de choix, dont les
conciliabules secrets excitaient la curiosité publique; le succès
du _Owl_ fut très grand, mais on s'adressait à un public trop
restreint, l'entreprise ne fut pas continuée.

Quelques années après, un joli garçon du nom de Bowles, fort goûté
des femmes qui le déclaraient plein d'esprit, fonda le _Vanity
Fair_ (foire à la vanité). Ce fut le commencement du reportage
à outrance, les cancans mondains étant la seule raison d'être
du nouveau journal qui annonçait les nouvelles avant même que
les intéressés en fussent avisés! Le goût de se voir imprimé
se développa comme une épidémie; ce n'était plus la simple
nomenclature du _Morning Post_ ou du _Court Journal_, mais de
véritables articles louant la beauté, approuvant ou désapprouvant
ceci ou cela, enfin le ton d'une caillette mal élevée. Le genre
était fondé, aujourd'hui c'est une puissance. On ne peut vivre à
Londres sans lire le _World_ ou le _Truth_; ces deux feuilles se
rencontrent sur toutes les tables, et leurs colonnes serrées sont
avalées avec délices.

Madame de Sévigné écrivait que la mauvaise compagnie est
infiniment préférable à la bonne, parce qu'on a moins de peine à
s'en séparer; dans le même ordre d'idées, on peut dire que les
indiscrétions ultra épicées de quelques feuilles parisiennes sont
moins dangereuses pour le goût public parce qu'elles n'auront
jamais qu'une catégorie spéciale de lecteurs. Ces lecteurs
trouveront, sans doute, un plaisir particulier et sauvage à
deviner les noms que cachent des pseudonymes complaisants, mais,
en somme, ils ne s'intéressent réellement qu'aux faits et gestes
des débonnaires personnes dont le nom ne se dissimule pas plus que
la personne, et quant aux échos de journaux comme le _Figaro_, le
_Gaulois_ ou le _Sport_, ce sont des riens, et la nomenclature de
quelques fêtes, avec l'ébruitement des déplacements de la reine
Isabelle ou autre Majesté dans la dèche, en fait le principal
attrait; ce n'est pas encore cela qui gâtera l'estomac public.

Mais prenez un numéro de Noël du _Truth_, et vous verrez ce qu'on
se permet de dire à l'héritier du trône. A peine, en France, dans
cette France républicaine, critique-t-on faiblement l'amitié d'un
prince d'Orléans pour le baron Hirsch; en Angleterre, l'engouement
du prince de Galles pour ce même baron est l'objet des plus
sanglantes critiques; les _Society papers_ se sont arrogé droit
de haute et basse justice sur les actions des grands, et ils leur
disent leurs vérités, qui, comme jadis celles du père Bonhours,
sont souvent des injures.

Veut-on un petit échantillon, entre cent, du bon goût des
indiscrétions du _World_ qui, cependant, va beaucoup moins loin
que le _Truth_: On y raconte que le _prince Baudouin_, mort
récemment, était remarquable par sa ressemblance avec Napoléon
Ier, et on rappelle que l'empereur avait passé pour être l'amant
de la grande duchesse Stéphanie de Bade, _grand'mère_ du prince!
Même le formidable empereur allemand n'est pas plus ménagé
qu'un autre, et on se demande quelle nouvelle _bêtise_ (le mot
en français) il va faire? Quant aux grands seigneurs anglais et
à tous ceux qui font partie des «dix mille d'en haut», leurs
affaires intimes sont propriété publique, et de même que les
photographies de leurs femmes s'étalent partout, et que chacun
peut critiquer la forme de leur nez, leur vie est offerte en
pâture à la curiosité, ou, pour mieux dire, à la malignité. Et
comme le _Truth_ et le _World_ n'ont pas de plus grand plaisir
que de se contredire, l'émulation ne se ralentit jamais. Il faut
lire dans ces journaux ce qui est censé représenter le bavardage
féminin: le tranquille cynisme qui le distingue est renversant!

_Jouir_ semble être le but unique et légitime de toute existence;
la spirituelle personne qui écrit dans le _Truth_ décrit avec
la même volupté un nouveau plat, ou une nouvelle robe, et tout
cela n'est pas un rendu de chic, mais l'expression véritable des
sentiments courants. Cette préoccupation de jouir de la vie emplit
et absorbe les existences, tout est poussé à l'extrême; ainsi les
visites dans les châteaux sont devenues des obligations aussi
onéreuses que les séjours à Marly pour les anciens courtisans; on
veut être magnifique à n'importe quel prix, et cependant tout le
monde à peu près crie misère, car l'Angleterre traverse une crise
agraire et financière très réelle. De là le prestige d'une madame
Mackay, qui charge les tribunaux de démentir officiellement
qu'elle ait été blanchisseuse, et d'un baron Hirsch, _baron
Centpercento_, comme l'appelle le _Truth_. Cependant un léger,
très léger mouvement antisémitique commence en Angleterre, c'est
une faible et première protestation contre l'écrasant empire de
l'argent, empire qui, en s'étalant trop, arrive à réduire à l'état
de comparse et de satellite l'héritier du trône lui-même--on le
lui dit, du reste, tout nettement;--le manque de respect va plus
haut que les princes et atteint les choses jugées les plus sacrées
pour un Anglais. Dans une récente nouvelle du World, on parle d'un
serment sur des «_Bibles et autres machines_», oui «_Bibles_ et
_autres machines_!!» et cela s'imprime dans un journal répandu et
bien famé! et puisque cela passe, il faut croire que cela amuse.

Ce goût du potin devient, dans les classes inférieures, une
véritable voracité; c'est pour y satisfaire qu'on a fondé le
_Modern Society_, qui, pour deux sous, donne presque un volume
rempli d'histoires sur l'un et sur l'autre. On y parle de la
reine, en termes de dérision, et cependant avec un demi-sérieux.
Ceux qui écrivent sont presque étonnés de leur hardiesse. Il est
difficile de calculer l'influence pernicieuse que peut avoir
une pareille publication, qui ne sert que les pires instincts,
l'envie, la basse médisance, le dénigrement empoisonné. C'est,
à proprement parler, de la littérature de cuisine, et il est à
supposer qu'elle fait les délices des _flunkeys_ en bas de soie,
qui en sont peut-être les collaborateurs.

Le besoin de publicité est passé en manie, et pour se rendre
bien compte jusqu'où il peut aller, il faut voir les feuilles
à clientèle féminine, le _Lady's Pictorial_, par exemple,
publication très répandue et très bien vue. Comme on s'adresse à
une clientèle qui ne souffrirait pas le scandale, on a cherché
autre chose pour affrioler, et voici ce qu'on a trouvé. On
publie les portraits des demoiselles qui se marient, sept, huit,
dans un même numéro; ce sont des jeunes personnes quelconques,
sans l'ombre d'une notoriété, elles ont eu le tranquille toupet
d'envoyer leur photographie et la liste, détaillée jusqu'au
chèque, jusqu'au plus mince objet de leurs cadeaux; laides ou
jolies les voilà, de face, de profil, en buste ou en pied; les
yeux rêveurs ou les yeux baissés; quelques-unes sont en robe de
mariée, et alors Pilotelle est appelé à corriger la nature, et
les représente avec des yeux immenses, des bouches microscopiques
et des nez grecs! Fiancés et parents sont évidemment ravis et les
lectrices aussi, il faut le croire.

C'est un monde qu'un seul numéro d'un de ces journaux, il y a de
tout là dedans: de l'art, de la mode, de la morale, de l'hygiène
(consultations médicales pour les personnes et les bêtes), une
page pour les enfants, aussi avec _portrait_, pour flatter la
prodigieuse vanité des parents; de la cuisine, du jardinage,
tout cela traité à _fond_; mais j'arrive au clou, à l'inédit,
c'est la correspondance sur la _physionomie_; une demoiselle qui
a écrit un volume sur l'influence des étoiles, qui forme des
élèves qui la suppléent au besoin, dévoile les caractères sur la
vue d'une photographie, elle en fait autant d'après l'écriture,
mais la graphologie étant une branche inférieure de son art,
elle l'a passée à son élève, qui signe _Mercure_. Les réponses
sont inimaginables et il y en a plus de cinquante dans un même
numéro. Un monsieur, par exemple, y apprend qu'une femme dont
la planète serait _Vénus_ lui conviendrait mieux; le _menton_
d'une autre montre de la _sympathie_; beaucoup de personnes
sont sous l'influence de la _lune_ et de _Vénus_; le _nez_ de
celui-là indique un sentiment d'honneur; un autre _nez_ montre une
_susceptibilité à l'influence du sexe opposé_! L'explication des
_grains de beauté_ est maintenant réservée pour le huis clos--du
reste, la consultation particulière coûte dix shellings; il est
vrai que c'est pour rien, afin d'acquérir la certitude que le nez
de votre fiancé témoigne de la susceptibilité à l'influence du
sexe opposé!!

Voilà où en arrivent les gens pudibonds, et le plus joli est
qu'ils n'ont pas, je crois, la moindre idée de leur indécence. Les
lectrices du _Pictorial_ sont évidemment les plus honnêtes femmes
du monde, mais de l'ancienne répugnance à exhiber sa personne en
public, il ne reste plus rien. O douces Anglaises des keepsakes
d'antan, où êtes-vous? elles seraient cruellement étonnées de voir
comment s'occupent leurs descendantes.



VII

CLUBS DE FEMMES


Aller au club est en train de devenir pour les femmes une
occupation naturelle et légitime. Les avantages de liberté, de
confort et d'élégance que présente le club masculin n'étaient
pas pour échapper aux femmes avancées, comme elles s'intitulent
fièrement, qui veulent la vie plus douce et plus facile pour
elles et pour les sœurs, et qui ambitionnent la possession des
mêmes privilèges dont jouissent les hommes. Comme l'œuvre de la
revendication sociale de la femme a pour porte-voix en Angleterre
des femmes riches et irréprochables, haut placées dans le monde,
elle a pris un caractère spécial et s'est élevée au-dessus de
ce quelque chose qui, en France par exemple, ressemble beaucoup
plus à la clameur de l'envie qu'à l'appel sérieux vers une égale
justice et qui a revêtu par ses manifestations saugrenues un
caractère presque burlesque. En Angleterre, au contraire, tous
les efforts sont pratiques et efficaces; le jour où des femmes
ont désiré secouer le joug qui les empêchait d'avoir un club,
elles s'y sont prises de façon à réussir, et les clubs de femmes
à Londres, déjà florissants et appelés à un avenir de succès, ont
un cachet parfaitement distingué et rassurant, ce qui n'empêche
nullement un grand nombre de leurs membres d'avoir des idées
parfois profondément subversives.--Nous prenons un club typique,
celui des _Pioneers_ (_Pionniers_), dont l'emblème peu modeste est
une hache, avec laquelle ces intrépides combattantes se proposent
de défricher l'épaisse forêt du préjugé. Leur œuvre n'est pas
mince, mais il ne faut pas douter que malgré leur nombre encore
restreint, elles n'arrivent à faire une bonne entaille. L'esprit
qui anime ces deux cent quatre-vingts femmes, de grades et de
conditions si variés, depuis la dame d'honneur d'une princesse de
la maison royale jusqu'à l'actrice, est exprimé par l'inscription
en grosses lettres, placée au-dessus de la grande porte de leur
très joli et très élégant salon.--Voici ce qu'on lit: _Ils disent.
Qu'est-ce qu'ils disent?_ LAISSEZ-LES DIRE.

       *       *       *       *       *

Tout d'un trait, elles sont parvenues à ce point unique, absolu
de liberté, qui consiste à s'affranchir de l'opinion d'autrui.
Dans un pays qui, il y a vingt ans, était sous la férule de
l'imaginaire _Mrs Grundy_, personnage représentatif de tous
les préjugés, de toutes les convenances, il faut avouer que
c'est un beau progrès, et ce progrès est réfléchi. Ces deux
cent quatre-vingts femmes, qui en somme sont une élite, ont
pour toujours répudié le rôle d'holocauste que la société
octroie depuis des siècles si généreusement à leur sexe, et
ayant connu le bienfait de s'appartenir, elles sont avides de
procurer l'affranchissement de leurs sœurs pauvres et opprimées.
L'apostolat est naturel au caractère anglais et convient très
bien à l'aplomb qu'ont généralement les femmes de cette race.
Pour la plupart (les catholiques étant en minorité) elles ont eu,
dès leur enfance, l'habitude de la discussion religieuse et du
prosélytisme individuel, celle aussi de se former une opinion,
et un point d'appui _absolu_ leur a fait défaut à toutes. La
véritable puissance occulte en Angleterre a été pendant longtemps
et surtout pendant ce siècle-ci, l'hypocrisie officielle; on
la respectait, comme en pays vraiment catholique on respecte
l'Église.--Aujourd'hui on se tient dans la lumière, chacun pense
et agit suivant son inspiration. Dire que cet état de choses ne
produit pas d'extraordinaires confusions serait contraire à la
vérité, mais pourtant au milieu de ce chaos d'œuvres multiples
surgies d'imaginations exaltées, il en est une qui est l'œuvre
maîtresse, celle à laquelle un nombre considérable de grandes
dames consacrent leur temps, leur fortune et leur influence
c'est celle de la _Tempérance_, et elle est vitale. On ne pourra
jamais exagérer les ravages de l'ivrognerie en Angleterre, ni ses
conséquences parmi les femmes de la classe pauvre, non seulement
par le fait qu'elles s'y adonnent et y perdent tout sentiment
humain, mais par les abominables traitements qu'elle leur
procure de la part des hommes, maris ou amants, les violences
auxquelles toutes ces malheureuses sont soumises sont atroces, la
fréquence des visages tuméfiés est effrayante, et aussi longtemps
qu'il en sera ainsi, tous les autres efforts seront vains.--Ce
n'est donc pas uniquement pour se reposer, lire et fumer que les
membres des clubs de femmes se réunissent; toutes les misères de
la vie des femmes sont librement discutées, et pour la première
fois les personnes intéressées ont voix à la question.--Il est
très évident que si toutes les femmes étaient mariées, tous les
mariages fortunés, le club féminin serait un non-sens, mais,
étant données les ordinaires conditions de l'existence humaine,
il remplit une lacune, et pour un grand nombre de femmes de cœur
et d'intelligence, il supplée à un besoin véritable. Dans les
pays catholiques--car il faut toujours en revenir là, pour bien
comprendre les mœurs anglaises,--l'Église avec la multiplicité
de ses œuvres, avec ses couvents qui répondent aux aspirations
les plus diverses, offre un débouché aux natures que les lois
moyennes de la vie ne satisfont pas. En pays protestant, des voies
particulières sont cherchées par ces natures d'exception, et il
en résulte de biens singuliers mélanges de philanthropie et de
mondanité.

       *       *       *       *       *

Certes, le type de la femme militante et masculine n'est pas
sympathique, il ne s'ensuit pas qu'il ne soit pas respectable.

La présidente et fondatrice du _Pioneer Club_ incarne tout à
fait ce type; elle est riche, elle est mariée, et sa vie est un
mouvement perpétuel. Comme en Angleterre changer de nom est une
formalité sans conséquence, elle a commencé, en héritant de son
père, par reprendre le sien propre, qui est fort ancien, elle a
ensuite fermé tous les cabarets situés sur ses propriétés, et
les a remplacés par des cafés de tempérance: orateur, elle parle
continuellement et à ses tenanciers et en public; dans la vie
privée, elle joue la comédie avec passion; elle est en outre
musicienne, collectionneuse de curiosités, enfin son existence est
multiple. Très populaire, très influente, elle est toute désignée
pour être une des premières femmes qui siégera au Parlement et,
soyez-en sûr, elle ne doute pas d'y prendre part un jour: tout
cela est souligné par un habillement et une coiffure qui donnent
à son portrait en buste l'exacte apparence d'un homme,--et, on a
beau dire, ceci est déplaisant.

J'insiste sur l'importance de ces clubs de femmes, car je suis
absolument persuadé qu'ils auront une influence énorme sur la
formation de la société de l'avenir et qu'avec la lassitude
presque générale de servage familial et domestique, les
difficultés toujours croissantes de la vie matérielle, en même
temps que le développement de besoins factices, ils sont appelés à
jouer un rôle très considérable.

Ce _Pioneer Club_ est présentement dans une maison tranquille,
à deux pas de Bond street; toutes les pièces sont claires et
décorées avec le goût délicat qui prévaut actuellement en
Angleterre: le principal salon a des murs jaune pâle et porte une
frise de grosses fleurs d'iris. Tout le panneau du milieu est
occupé par un tableau bien caractéristique. Dans une espèce de
mer de feu s'abîme, les yeux clos, une femme couchée, au-dessus
d'elle, s'élevant du mouvement de la Liberté sur la colonne du
29 juillet, une autre femme l'étoile au front surgit. Au premier
abord cette composition énigmatique étonne; en voici la glose. La
femme qui disparaît, c'est la femme du passé, l'autre c'est la
femme de l'avenir! Il faut ajouter que l'une et l'autre sont dans
le costume de notre première mère!

Les aspirations supérieures qui occupent l'esprit de certains
membres du cercle ne les rendent évidemment nullement
indifférentes aux choses extérieures. Au premier étage se trouvent
deux salons, le vestiaire et le fumoir: celui-ci a été dissimulé
avec soin, car, sur ce point, le courage moral manque encore un
peu, pourtant cela n'a pas empêché de l'installer avec les divans
bas les plus voluptueux et les vastes coussins les plus moelleux:
mais à cette fausse honte, à propos de ce fumoir, on retrouve bien
l'Anglaise. Au second étage, on trouve _la Chambre du silence_,
où les membres peuvent aller lire et travailler; une inscription
au-dessous de la glace rappelle que le silence est d'or; du
reste, les devises sont en grand honneur dans cette maison; celle
de la salle à manger m'a paru bien singulière: «Aime-toi en
dernier.» On ne dira pas qu'on pousse à la consommation; enfin
même saint Augustin a été mis à contribution et exhorte les
membres du Club à avoir «dans les grandes choses l'unité, dans les
petites la liberté, et dans toutes choses la charité».

       *       *       *       *       *

Voilà qui est bien, et les _Pioneers_ ne se tromperont pas
beaucoup si elles pratiquent tous ces excellents conseils, qu'une
sage prévision leur remet sans cesse devant les yeux. Pour être
indépendantes, ces dames n'ont pas répudié la société du sexe
fort, et le mardi les hommes peuvent être invités de même que,
dans un grand nombre de clubs d'hommes, on a le droit maintenant,
à certains jours, de faire cette même politesse aux femmes;
enfin il existe un club mixte (l'Albermale). Les sujets les plus
divers sont à l'ordre du jour au club des Pioneers; une salle est
réservée pour les conférences, et des coteries à noms variés s'y
succèdent; on parle beaucoup, et il y a là une soupape qui, au
fond, est sans inconvénient, tandis que se sentir rattachées à
un groupe est, pour nombre d'isolées, un bienfait inappréciable.
Aujourd'hui, en Angleterre, les femmes s'occupent hardiment des
questions qui les regardent, et se sont avisées par exemple, que,
sur le mariage et la prostitution, elles en avaient peut-être
autant à dire que les hommes; même pour certaine d'entre elles,
les deux sont synonymes, et, à l'heure qu'il est, une romancière,
dont les œuvres sont lues et commentées avec passion, aborde
hardiment ces sujets sous leurs aspects les plus réalistes; elle
est, au fond, la voix qui a crié tout haut ce que des milliers
de femmes ont pensé sur la révoltante inégalité du mariage,
non seulement au point de vue abstrait de la soumission et de
l'obéissance morale, mais au point de vue matériel, en livrant,
sans la moindre hésitation, la pureté au vice. _Madame Sarah
Grand_ a osé dire qu'il y avait à ce sujet une cécité morale chez
l'homme et chez la société en général; elle l'a dit avec les
longueurs et les répétitions qui plaisent au public anglais; elle
l'a dit avec exagération, mais néanmoins, c'est une vérité qu'elle
a proclamée, et les honteuses servitudes physiques qui peuvent
être imposées à la plus chaste des vierges dès qu'elle est épouse
ont été, par cette courageuse femme, dénoncées pour ce qu'elles
sont: des abominations.

       *       *       *       *       *

Il se fait un grand réveil dans le cœur de la femme anglaise, et
il y surgit une pitié toute nouvelle; je ne suis pas tout à fait
sûr qu'il n'y ait pas quelque chose de morbide dans ce besoin
de s'occuper de plaies sociales, et surtout de le faire aussi
bruyamment, mais en même temps nul ne peut contester l'urgence
à apporter des remèdes au désastreux état de dégradation où
naissent, vivent et meurent tant de femmes; la pensée de leurs
souffrances trouble celles qui ne souffrent pas, et les bonnes
volontés se lèvent de tous côtés.

Les femmes ont voulu tout voir et connaître; elles se font
journalistes, et en cette qualité ne reculent devant aucune
épreuve. En voici une qui a vingt-quatre ans, avenante de visage,
elle est veuve et fait partie de l'état-major de l'une des
feuilles les mieux informées de Londres; on lui demande d'écrire
un article sur les femmes qui vendent des fleurs sur la voie
publique. Qu'est-ce qu'elle fait? elle revêt leur costume, et
se tient deux jours durant, un évent devant elle, au coin de
Piccadilly, offrant des bouquets, et ne reculant devant aucun
colloque--puis, suffisamment édifiée, elle compose son article,
et reçoit les chaleureuses félicitations de son directeur; et
des épreuves de ce genre, elle les a multipliées: elle a couché
au Work-House, elle ne se dérobe devant rien, car elle s'est
passionnée pour sa besogne; chez elle, comme chez la femme
écrivain que je citais, comme chez les femmes qui haranguent en
public, la modestie féminine a totalement disparu et ce n'est pas
de l'impudeur, c'est plutôt, il me semble, comme un endurcissement
d'épiderme; elles ne perçoivent plus les sensations qui auraient
révolté des créatures plus délicates; le _but_ est devenu la
grande chose, et si on attrape un peu de boue pour l'atteindre,
il n'y a qu'à se laver en arrivant; la timidité et l'enfantillage
ont perdu tous leurs droits séculaires; on marche rapidement à un
état social où la femme ne se trouvera plus tenue de rendre compte
de sa vie privée à qui que ce soit, et revendiquera sur ce point
la liberté dont jouissent les hommes. En fait, les réputations se
ménagent surtout en vue du mariage; dès que le mariage devient
indifférent, il ne reste plus que le souci de la réalité, dont la
connaissance suffit aux sincères, et rien du tout pour les autres.

       *       *       *       *       *

Voici par exemple deux familles composées de femmes qui donneront
un échantillon de la façon dont s'entend la vie aujourd'hui.
Dans la première, la mère est veuve d'un professeur à Cambridge,
c'est-à-dire tout ce qu'il y a de plus honorable; elle a
quatre filles dont l'aînée a trente ans, toutes cinq possèdent
l'indépendance matérielle; la mère, déjà âgée, a des opinions
politiques très avancées et parle continuellement dans les
réunions publiques, elle vit seule; la fille aînée, qui est
journaliste, habite un appartement de garçon et possède toute
l'indépendance d'un jeune célibataire, elle est intelligente,
heureuse et irréprochable; la seconde s'est donnée aux hautes
études et professe l'histoire à Girton; la troisième, a fondé une
entreprise agricole afin de voir s'il ne serait pas possible de
faire gagner la vie aux femmes comme _jardinières_, et déjà cette
idée a grand succès et paraît très pratique à l'application; la
quatrième enfin est sculpteur; chacune vit chez soi pour soi et,
il faut lâcher le mot, en parfaite égoïste, mais c'est la note.

Une autre famille, riche aussi et du plus respectable milieu
compte quatre femmes: la mère, qui garde le foyer selon les
humbles et modestes traditions d'autrefois; l'aînée des filles est
_matron_ (supérieure) dans un hôpital, la seconde consacre son
temps et son argent aux œuvres de miséricorde, et la troisième,
jolie, gaie, charmante, va avec une hardiesse sainte, toute
seule dans les plus bas quartiers de Londres, afin de s'occuper
des enfants des écoles; et le _soir_, l'hiver, cette fille de
vingt-six ans, qui est charmante, je le répète, descend dans les
rues où l'on peut tout craindre, et les traverse sans peur, pour
aider à donner aux plus déshérités des déshérités des _soirées
heureuses_, car c'est une œuvre, aller amuser, occuper, tous ces
petits dont la vie n'est qu'une lutte douloureuse.

Eh bien, il y a dans ces mœurs quelque chose d'anormal et cette
façon purement personnelle de vivre est fausse en son principe;
cet éparpillement de tant de forces et de volontés détruisant
la famille demeure mauvais, et je crois, pour ma part, que ces
sept femmes, toutes évidemment de trempe morale supérieure,
seraient plus utiles, même socialement, en fondant une famille,
en transmettant leur courage et leur énergie, en fortifiant un
cœur d'homme, qu'en mettant ainsi seules la main à la charrue.
Mais, pour le moment, il n'y a pas à réagir contre ce mouvement,
l'impulsion est donnée et paraît irrésistible. L'obscurcissement
de la notion de devoir, ou plutôt la transposition de cette
notion, produit chez les natures faibles des résultats singuliers;
les femmes, pour gagner leur vie, adoptent les plus surprenants
métiers; ainsi il existe parmi les dames (_ladies_) des
_détectives_ féminins; par exemple, une veuve ornée d'un nom
connu et authentique voyagera sur le continent, et se trouvera
par hasard suivre les pas de quelque couple en rupture de ban:
elle les épie tout simplement pour le compte d'une agence, et son
témoignage sera accablant devant la cour du divorce et je suis
presque convaincu que celle qui exerce ce métier n'en a pas honte,
toute espèce de réticence sur le sujet de gagner sa vie étant
passée de mode.

Voici un fait dont je garantis l'authenticité et qui donnera la
note de l'esprit qui règne actuellement dans la société anglaise.
Une dame distinguée s'est faite _modiste_, cette circonstance
devient très ordinaire; une des princesses fille de la reine va
chez elle, essaye un chapeau d'abord, l'embrasse ensuite en amie,
et lui demande pourquoi elle ne vient plus aux «Drawing rooms».
L'autre s'excuse de la profession qu'elle a adoptée. «--Pas du
tout, répond la princesse, maman aime beaucoup les personnes
comme ça.» Et elle ira, et elle réalisera le lendemain de forts
bénéfices sur ses dernières nouveautés, surtout si elle a la
prévoyance de fermer au moment voulu «pour cause de «Drawing
rooms».

       *       *       *       *       *

L'Anglaise contemporaine ne ressemble en rien à ce type convenu
et accepté cependant, de la femme dont l'existence s'écoule dans
le mystère du _home_; elle est au contraire, par excellence, la
femme du dehors; beaucoup plus, infiniment plus que la Française,
dont en Angleterre l'infériorité sous ce rapport particulier est
un article de foi! Voyez Londres, le _matin_ n'y existe pas:
le matin, avec ses heures sacrées pour le plus grand nombre
de Parisiennes; combien peu quittent jamais leur intérieur à
ce moment de la journée, et celles qui le font y mettent une
nuance; d'un consentement général, ces heures-là sont celles de
l'incognito mondain; la vie factice pour la majorité des femmes
n'a pas encore commencé; il y a une halte consentie et voulue
entre hier et aujourd'hui. A Londres, au contraire, dès dix
heures et demie la vie bat son plein, les voitures de maître
remplissent Bond street et Regent Street, les valets de pied
sont à leur poste, les femmes harnachées comme elles le seront à
quatre heures; les rues pleines de piétons, hommes et femmes de la
classe moyenne; celles qui en France ne songeraient pas à flâner
à pareille heure sont à bayer devant les immenses étalages qui
donnent l'impression d'une liquidation perpétuelle; tout ce monde
est dehors pour un temps indéterminé. Il y a chez nous, surtout
chez la femme, une sorte de probité morale à manger à certaines
heures et à y manger certaines choses; on ne peut en donner aucune
raison sérieusement valable, néanmoins j'imagine que ce détail
si insignifiant en lui-même a sa valeur et son importance. Il
existe pour l'honnête femme comme une pudeur à prendre ses repas
_chez elle_ et à heures réglées; l'Anglaise ne connaît rien de
tel, et elle se nourrit de la façon la plus incohérente. Tous les
pâtissiers-restaurants, toutes les crémeries (_dairies_), qui sont
une spécialité londonienne, sont bondés de midi à deux heures. On
en arrive à se demander si personne mange jamais chez soi, et il
est drôle d'observer ce que tous ces gens graves mangent.

La manie du recherché et du maniéré éclate même là; des choses
ordinaires sont triturées de façon à avoir un nom sonore et
une apparence distinguée: ce sont des petits pâtés, ce sont
des rissolés, ce sont des glaces! Quelle est la bourgeoise qui
songerait à midi à se nourrir d'une glace? Ici vous voyez une
jeune personne posée, une travailleuse évidemment, entrer boire
son verre de lait et prendre une glace.--C'est peut-être absurde
mais il me semble que cette facilité à manger hors de chez soi et
au hasard du caprice est un signe de relâchement moral et très
contraire au génie même de la femme, qui est de son élément
naturel casanier et conservateur. Cette manie féminine a créé à
Londres des restaurants ad hoc et surtout des «Tea rooms» bien
typiques; il y en a deux dans Bond Street qui sont assurément des
modèles du genre et de cette _confusion_ des choses qui domine
présentement dans l'esprit anglais.

       *       *       *       *       *

L'une de ces «Tea rooms» est au premier étage et se compose de
deux pièces décorées avec un goût parfait (il faut savoir que la
propriétaire est une _artiste_ dont les toiles sont exposées aux
murs). Ces murs sont peints d'un jaune orangé très doux, avec
une grosse frise de fleurs de convention, sur les vitres des
fenêtres sont tendus des rideaux de soie molle de même nuance,
il entre un jour coloré, une fine natte d'un blond ardent s'étend
sous les pieds, çà et là sont posés des vases de couleurs pâles
d'où s'élancent de grandes fleurs délicates à longues tiges,
des pans de broderies d'art alternent avec les tableaux ou font
portières, un balustre de bois découpé surmonté d'arceaux légers
forme un recoin charmant et presque mystérieux. Au milieu de tout
cela sont posées les plus mignonnes petites tables couvertes d'un
linge de fantaisie en harmonie avec le reste; de jolis sièges
cannés avec de gros coussins de soie invitent au repos et à la
lecture des journaux féminins qui sont partout. Dans un coin,
un vieux bureau drapé d'un pan de broderie sert de comptoir.
La seconde pièce est d'une tonalité gris vert avec les mêmes
raffinements, les mêmes spécimens de broderies dont il y a un
dépôt pour la vente. Il règne un silence quasi religieux; le
service est fait par des espèces de bergères habillées de mauve
pâle avec des guimpes blanches plissées, des cheveux d'or et un
air de candeur; entre temps, elles brodent sur des tissus fins,
avec des soies couleur d'arc-en-ciel. C'est autre chose que le
légendaire reprisage de torchons, classique chez nos meilleurs
pâtissiers. L'autre «Tea room» est située dans une boutique que
des rideaux de soie vert mourant séparent de la rue, et, comme
on entre de côté, la «privacy» est complète. C'est le même ordre
de décoration, il y a aussi des tableaux, aussi des broderies,
aussi des fleurs, mais, raffinement particulier, par séries, et
selon la saison; sur toutes les tables sont de grands éventails
chinois, et un petit salon du fond évoque dans mon esprit l'idée
d'une maison de thé japonaise; toutes ces choses sont claires,
froides et voluptueuses. Ici la divinité qui sert le thé est
habillée par-dessus sa robe d'un immense tablier de mousseline
blanche, dont l'empiècement, les longues manches et la ceinture
flottante donnent l'impression d'une vraie robe; les cheveux
sont franchement roux. Elle vous apporte avec un air dédaigneux
et grave le petit plateau délicatement préparé, puis se rejette
sur un fauteuil d'osier pour reprendre la lecture de son
magazine avec le mépris d'un pur esprit pour les matérialités
de l'existence. Du reste, ni dans l'une ni dans l'autre de ces
«Tea rooms» le côté nourriture n'apparaît, il reste pudiquement
à la cantonade, de délicats menus sont la seule suggestion à la
gourmandise. Tout cela est très élégant et charmant, je le veux
bien; mais nonobstant je ne crois pas que ces choses soient d'une
bonne influence ou un signe de santé morale chez la femme, tout
cela est factice et répond à des besoins factices. Comment il
peut y avoir un côté rémunérateur à ces entreprises, demeure un
problème pour moi? La consommation matérielle de nourriture paraît
s'accomplir avec une sorte de mystère, comme une chose à peine
tolérée! Cette attitude de réserve spéciale se retrouve dans tous
les endroits où les femmes débitent la nourriture. Ainsi j'ai vu
dans une «Dairy[2]» de Holborn, très fréquentée par les hommes
de loi, cette même attitude pimbêche chez des petites servantes
en robe noire, bonnet blanc et tablier à bavettes; elles ont
toutes des têtes de repas de funérailles (on a envie de les pincer
pour les faire crier). Chez les _pastry cook_, vieux jeu (où la
décoration des murs est d'un goût ignoble par exemple), des jeunes
personnes en laine sombre et nu-tête planent aussi avec des airs
de femmes incomprises; la bonne et honnête _simplicité_ leur fait
également défaut, et ce manque absolu de simplicité est vraiment
leur trait marquant. Mais aussi comment peut-on être naturelle
et être _une dame_, _une artiste_ et _une marchande_ tout à la
fois! Que peuvent être dans la vie ordinaire, privées celles-là
de leurs robes mauves, ces autres de leur vêture d'innocence,
ces demoiselles qui portent des plateaux avec condescendance?
elles doivent être ce que les petites filles expriment par un mot
énergique: _des chipies_.

[Note 2: Crémerie.]

Le besoin de s'affranchir dans la plus grande mesure possible des
soucis matériels a produit des combinaisons réunissant, il faut
l'avouer, d'incontestables et extraordinaires avantages: tels
sont les béguinages laïques dont il y a à Londres deux ou trois
spécimens. Dans un bon quartier on a bâti un grand immeuble de
briques rouges; toutes les boiseries des fenêtres sont peintes
en vert, comme la porte à laquelle on accède par quelques
marches bien blanches. L'aspect est chaud et gai, et le souci de
l'agrément des yeux a été consulté, comme pour tout maintenant;
un large vestibule mène à un magnifique escalier de pierre; à
chaque étage sont des appartements de deux, trois ou quatre pièces
combinés diversement et avec une extrême commodité, parfaitement
clos, ayant à chaque porte leur boîte à lettres où le _facteur_
lui-même dépose la correspondance; ces petits appartements se
louent vides trois, quatre ou cinq livres par mois. Il faut
naturellement prouver sa parfaite honorabilité pour être acceptée
comme locataire, mais ce point une fois admis, le problème de
la vie aisée et bon marché est résolu; on a une indépendance
supérieure à celle des habitants d'une maison à Paris, car bien
qu'il y ait un concierge, avec lequel une sonnerie électrique
vous met en communication jour et nuit, chaque habitante possède
une clef de la rue. Les repas se prennent dans une salle à manger
commune, et on peut dîner pour un shilling, si l'on veut; tous les
prix soigneusement établis sont d'une modération extraordinaire.
Une salle à manger particulière est à la disposition des
locataires qui peuvent y recevoir et traiter leurs _amis_. Des
femmes de ménage _respectables_ sont procurées par la direction.
Tout a été prévu, et certes on ne peut coter trop haut les
bienfaits d'arrangements semblables. L'entreprise est absolument
rémunératrice puisqu'elle donne cinq pour cent du capital. Le
repos, la liberté d'esprit qu'elle procure à des femmes isolées
explique son grand succès, c'est du bon communisme et de la seule
sorte peut-être qui puisse s'étendre et s'établir. Ici, où les
femmes se marient sans dot, où la prévoyance est moindre, il y en
a un bien plus grand nombre qui, nées de parents très aisés ou
devenues veuves, se trouvent réduites à des revenus illusoires
s'il s'agit de maintenir quelque décor extérieur. La classe qui
autrefois aurait été s'enterrer dans la tranquillité végétative
d'un petit village perdu trouve en somme un meilleur compte,
avec les tramways, les _stores_ (sociétés coopératives) à vivre
dans un grand centre; le désir aussi d'avoir une _carrière_ les
y porte. Une femme, que son expérience et sa position mettent en
rapport avec la classe de jeunes filles dont il est ici question,
me dit qu'il en vient à tout moment la consulter sur le choix
d'une carrière, car l'opportunité n'est plus discutée; aussi il
en surgit tous les jours de nouvelles, et les journaux féminins
sont pleins d'interrogations saugrenues et touchantes, sur la
possibilité de gagner sa vie en faisant telle ou telle chose. Une
sorte d'impatience du joug est partout, la femme résolument se
dégage des solidarités, développe son propre égoïsme et coupe de
plus en plus les amarres qui la retenaient à poste fixe; tout
cela ne peut se faire qu'au détriment des sentiments profonds, de
ces sentiments qui n'ont d'autre racine que l'honneur familial
entendu d'une certaine façon; le sentiment qui, par exemple, fait
payer par un père les dettes de son fils, ou par un fils celles de
son père. Je ne crois pas que l'affranchissement moral de beaucoup
de femmes puisse être un bien pour la société en général; et le
chemin parcouru en peu d'années est déjà tellement prodigieux
qu'il fait peur pour l'avenir.



VIII

CHIMÈRES


Ne suffit-il pas, pour être heureux, d'avoir une chimère?
L'artiste qui, l'an dernier, nous a représenté des êtres d'âge
et d'états divers courant hâtivement au milieu de la poussière
et sous le ciel brûlant vers l'objet de leur chimère, nous a, en
somme, donné l'image de gens à envier; oui, à envier, puisqu'ils
ont un but, et sont soutenus par un rêve. Quel qu'il soit, cela
est assez pour remplir la vie, et l'Angleterre est peut-être le
pays du monde où chacun chérit le plus à l'aise une chimère
quelconque; nulle part on ne se soucie moins de ressembler à
son voisin et d'adopter sa manière de voir; depuis la doctrine
religieuse jusqu'à l'originalité en matière de vêtements il est
permis et loisible d'avoir des opinions absolument indépendantes
et personnelles, et de façonner sa vie sur ces idées, cela non
seulement pour les hommes, mais pour les femmes, même pour les
jeunes filles; presque pour les enfants; on ose, ce qui est un
réel bonheur dans l'existence, car la plupart des malentendus,
et partant des chagrins de la vie, viennent de ce qu'à une heure
décisive la volonté d'oser a fait défaut; oser écouter ses
inclinations, ses goûts, ses désirs, et ne pas regarder comme une
sorte de crime contre nature la possession de sentiments qui ne
sont pas exactement ceux de notre entourage le plus immédiat et le
plus cher.

       *       *       *       *       *

En Angleterre, garçons et filles sont encouragés à se chercher
une voie et à la suivre. L'extrême assurance, qui est le fond
même du caractère féminin en Angleterre, tel que les mœurs l'ont
fait, aide beaucoup à cette sorte d'éclosion, tout le monde se
cherche un goût, une spécialité, et croyant l'avoir découvert
s'y adonne avec passion, sans souci du qu'en dira-t-on; il faut
bien l'avouer, cela produit de singulières et baroques vocations,
quelques-unes élevées et d'une nature toute spirituelle, d'autres
absolument terre à terre; mais les unes comme les autres, très
contraires à nos idées de réserve et de pudeur féminine; la pudeur
est du reste, en Angleterre, une chose plus _matérielle_, et ne
s'étend pas à cet ordre d'idées abstraites qui l'entourent et la
renforcent chez nous; la pudeur absolue de la vierge ignorante
est chose presque inconnue, et prend de très bonne heure un autre
caractère, élevé aussi, mais infiniment moins poétique et moins
chaste.

       *       *       *       *       *

L'aplomb de l'Anglaise est prodigieux, et atteint presque à la
grandeur dans sa tranquillité d'inconscience. Cela se rattache
évidemment à des causes profondes, car il ne paraît pas que la
situation sociale y soit pour rien. Les Anglaises, en général,
sont donc par un côté de leur nature parfaitement préparées à un
développement exagéré du sentiment d'indépendance personnelle.

Chez les classes aisées, je crois que l'allure garçonnière
donnée à la première éducation est pour beaucoup dans cette
assurance; une sorte de hardiesse masculine est naturelle à qui
a été habituée aux exercices demandant une certaine intrépidité
physique, tandis que la modestie des gestes et des attitudes amène
la réserve morale; j'ai sous les yeux une vieille lithographie
représentant une jeune fille debout devant une fenêtre ouverte:
_Our future queen_, notre future reine, dit le texte imprimé;
c'est S. M. la reine impératrice, il y a cinquante-six ou
cinquante-sept ans; elle est vêtue à la mode d'alors, d'une
robe de mousseline à taille courte, coiffée de bandeaux courts
légèrement soulevés, et d'un haut chignon natté qui s'élève en
forme de diadème sur le sommet de la tête; de sa main dégantée
elle tient une rose; les tours de Windsor se distinguent dans
le lointain... Rien de plus pur, de plus véritablement virginal
que cette jeune princesse; le port de tête, l'attitude noblement
réservée, un je ne sais quoi d'impalpable qui semble l'envelopper
dit une nature éminemment et délicatement féminine. Elle paraît
comme l'incarnation de toute une génération, une des plus nobles
assurément qu'ait vues l'Angleterre: ces femmes-là avaient reçu
une empreinte tellement différente, que leurs petites-filles,
même par le type physique, se sont écartées d'elles à un point
presque incroyable.

Y a-t-il rien de moins féminin qu'une jeune fille à cheval
dans l'accoutrement adopté actuellement: chemise d'homme sur
laquelle s'ouvre une espèce de paletot sac informe, jupe courte
laissant voir le pied botté, la jambe droite relevée à une
hauteur extraordinaire, le buste ballant, la tête en l'air! C'est
_moralement_ d'une impudeur extrême, et j'ose ajouter que c'est
fort laid. Ce n'était pas si bête que de vouloir les femmes
craintives, et je crois qu'à les rendre téméraires l'homme a joué
gros jeu; d'autant que je ne sache pas que le courage nécessaire
ait jamais manqué à la femme la plus timide lorsque ses croyances
ou ses affections ont été en jeu; le courage qui dérive du
tempérament est une chose très suspecte et aléatoire, en somme;
il n'y a qu'un seul vrai courage pour l'être faible, c'est celui
qui tient aux _principes_, et une femme sera plus aguerrie pour
tous les dangers imaginables si ces principes supérieurs sont
indéracinables de son âme, que par toutes les parties de tennis et
de golf.

L'Anglaise a si prodigieusement changé depuis un quart de
siècle, qu'il faut faire effort pour se rappeler que son trait
caractéristique a été la _féminité_. Nul pays où cette qualité fut
plus appréciée, la langue même l'exprimait par un mot très doux
et très usuel: _womanly_ (féminin, si vous voulez, mais plutôt
femme), on avait horreur pour la femme de tout ce qui n'était pas
«womanly»; elles ont conservé encore le verbe atténué qui était
jugé indispensable à leur sexe; mais pour le reste, elles sont
totalement transformées, et, de jour en jour, elles perdent leur
sexe de plus en plus. Sans aucune exagération, il y en a qui ont
l'air absolument de jeunes hommes; sans rien de mauvais ni de
suspect à cette allure qui est simplement celles de femmes qui ont
été honnêtement élevées en garçons. Extérieurement, le charme de
l'Anglaise s'est infiniment amoindri; il y en a beaucoup moins de
jolies, c'est un fait d'observation: les silhouettes sont toutes
d'une dureté extraordinaire, et elles sont, pour la plupart,
efflanquées comme des lévriers; du reste, elles accentuent cette
absence de formes; et évidemment à leur gré elles ne se trouvent
jamais assez minces et assez plates, les corsets vus en montre
sont prodigieux... et pourtant cela n'a pas toujours été ainsi.

Regardez les portraits de Lawrence, ceux de Reynolds et de
Gainsborough, ceux de Lely sous la Restauration, les Anglaises
de ces différentes époques n'étaient nullement dépourvues des
séductions d'un embonpoint bien placé: elles avaient de la gorge
comme toutes les filles d'Ève y sont tenues, et la laissaient
voir ou deviner. Aujourd'hui, sauf toujours quelques exceptions,
elles en sont totalement privées, et vous pouvez, pendant huit
jours, vous tenir au parc pendant des heures sans voir autre
chose que des bustes dont l'ascétisme est absolument affligeant.
Pour moi, j'avais une foi médiocre dans les théories de Darwin,
mais l'observation de l'Anglaise contemporaine m'a convaincu:
la race s'est modifiée selon les besoins nouveaux, et la femme
sèche comme un brin d'herbe est admirablement outillée pour
la lutte de la vie, et chose vraiment singulière, tandis que
l'Anglaise des classes supérieures a pris de plus les allures
d'un animal entraîné, dans la plus basse classe des femmes,
dans celle qui vend des fleurs sur les terre-pleins de Regent
et d'Oxford Street, qu'on rencontre dans Holborn et dans Fleet
Street, l'être féminin a conservé une rondeur de formes,
une disposition à un épanouissement plantureux qui présente
un extraordinaire contraste. J'ai observé avec attention ces
créatures, presque aucune n'est anguleuse, beaucoup sont fortes,
avec des bustes de nourrice; et avec leurs cheveux en touffes sur
les joues, leurs longues boucles d'oreilles, elles ont un type
qui diffère absolument de celui de la race; en même temps, dans
leur répugnante abjection, elles sont cependant infiniment plus
femmes--ni les exercices physiques, ni l'entraînement moral n'est
venu altérer le type primitif.

       *       *       *       *       *

Dans la société anglaise, telle que le mariage d'inclination
posé en principe l'avait faite, la femme restait soumise à des
hasards qu'aucune prévoyance, qu'aucun mérite personnel ne
pouvaient prévenir ni diminuer. Un homme d'infiniment d'esprit et
de l'esprit le plus cosmopolite, feu lord Dalling, a défini la
situation respective de la jeune fille et de l'homme en Angleterre
par une comparaison ingénieuse et juste; il a assimilé leur lutte
(car c'est une lutte) à celle des gladiateurs romains dont l'un
était armé d'un javelot et l'autre n'avait qu'un simple filet pour
se défendre.

Il est évident que la conception du mariage, ayant pour base
unique l'attrait sensuel ou tendre d'une heure de jeunesse,
porte en soi un élément d'infériorité; et que le mariage de
_convenance_,--qui en son principe ne signifie nullement un
mariage d'intérêt sans affection, puisqu'au contraire toutes
les convenances sociales, morales et physiques étant consultées,
il devient presque invariablement et certainement un mariage
d'amour,--se trouve en même temps établi sur une base qui en
protège la dignité et en garantit la stabilité. Aussi longtemps
que les mœurs anglaises ont autorisé le duel, ou que l'opinion
publique a été assez puissante pour être un frein véritable,
la jeune fille a été dans une certaine limite, protégée contre
l'homme; mais le duel aboli, le relâchement moral universel
rendant la réprobation sociale une qualité négligeable ou plutôt
cette réprobation n'existant plus qu'à l'état de mythe, la
situation de la jeune fille en est devenue des plus périlleuses
et des plus précaires. Les hommes ne se sont pas gênés pour
écouter leur caprice momentané et faire la cour sans aucune
intention d'épouser. Les jeunes filles, les plus jolies, les
meilleures dans l'ordre moral, ont été et sont journellement
soumises à d'humiliants déboires; et, en même temps, le mariage
que ne règle aucun principe familial, dominant toutes les autres
considérations, devient une sorte de loterie, et les plus hardies,
celles les moins qualifiées pour être des épouses chastes et
fidèles, ont le plus de chance de gagner les gros numéros. Il en
résulte une situation absolument immorale et dont les filles au
cœur fier ont ressenti l'humiliation. Toutes les excentricités,
toute cette agitation surprenante de la jeune fille anglaise ne
provient que de l'excitation forcée que donne la poursuite au
mari. Si, comme font les plus délicates, elles attendent que le
mari descende des nuages, elles risquent souvent de l'attendre
toute leur vie, et une multitude de jeunes et charmantes créatures
voient s'écouler leur jeunesse d'une façon stérile, uniquement
parce qu'un préjugé, qui au fond est de date récente, interdit
sous prétexte de délicatesse l'intervention de parents et d'amis.
Aussi le moment est venu où, fatiguée d'espérer un avenir
toujours incertain, la femme anglaise s'est dit (sans renoncer au
mariage) qu'il fallait cependant se faire une vie stable, occupée
et indépendante, dans le cas toujours probable où le mari ne
viendrait pas.

Dans le mariage anglais, qui a conservé encore ses caractères
intacts, la femme est tenue à une sujétion et à une obéissance
presque passive à son mari; mais en retour elle est infiniment
protégée et le mari lui fait une part très large dans sa
vie; nulle part aussi l'homme n'est plus facilement dominé
par l'habitude conjugale, et surtout dans la classe moyenne,
l'habitude du lit commun, la fécondité de la femme lui donne un
empire puissant sur son époux, et moins raffinée de sentiments
que la femme d'une classe plus élevée, elle en profite pour
dominer ostensiblement; le type de _M. Caudle_ dans _Punch_ est
une merveille du genre, et vrai d'une vérité absolue. Aujourd'hui
une très nombreuse classe de femmes se sont fait de la vie et du
bonheur un idéal fort différent; et tout porte à croire que de
plus en plus ce mouvement va se développer.

En même temps que l'amour croissant du luxe entraînait les filles
de mince valeur morale à tout sacrifier pour obtenir ce luxe, une
foule d'autres, élevées dans des presbytères de campagne ou dans
des milieux de travailleurs intellectuels, cherchaient leur voie;
et par l'étude, et par le labeur de leurs mains se conquéraient
l'indépendance à laquelle elles aspiraient; moins confiantes en
une Providence d'un ordre inférieur à l'usage des âmes timorées
qui ne veulent pas envisager l'avenir, elles prévoyent la
disparition du _bread-winner_ (gagneur de pain), le chef de
famille, et cherchent le moyen d'assurer leur âge mûr contre les
détresses de la pauvreté _comme il faut_ (_genteel-poverty_), car
il y a une expression consacrée pour exprimer un état de choses
plus fréquent dans ce pays que partout ailleurs.

Donc, aujourd'hui, c'est un fait accompli; une armée de
travailleuses existe côte à côte avec celle des travailleurs du
même âge; dans les compétitions intellectuelles elles ont accompli
des merveilles, égales et souvent supérieures[3],--mais où cela
mènera-t-il efficacement? à bien peu, je pense, relativement à
l'effort; la véritable valeur de la supériorité intellectuelle
pour la femme consiste à pouvoir la transmettre avec son sang.
Celles que leur éducation ou leurs capacités empêchent d'aspirer
aux études supérieures ont cherché ailleurs, et un nombre
extrêmement considérable a trouvé un débouché dans la profession
de garde-malades (_nurses_). Elles sont depuis quelques années
une des curiosités des rues de Londres, où on les rencontre à
toute heure, dans leur habillement simple et commode qui n'exclut
pas une certaine coquetterie, et pour la plupart elles ont des
figures sympathiques; ces femmes-là étaient créées pour être les
épouses dévouées d'hommes pauvres et courageux; les patientes
mères de famille nombreuse; mais les hommes aussi de plus en
plus craignent la lutte, et commencent à questionner le droit
de mettre au monde des êtres qu'ils ne sont pas sûrs de pouvoir
nourrir; alors au lieu de rester au foyer domestique occupées à
faire des ouvrages inutiles, ou même leurs robes, une petite armée
de vaillantes s'est répandue dans les hôpitaux pour apprendre à
panser les plaies et à soigner les vieillards et les enfants.
Quelques-unes sont affiliées entre elles dans des ordres quasi
religieux, d'autres sont purement laïques; toutes dans une mesure
voient leur avenir assuré dans cette existence de labeur, mais
non pas de renoncement, car elles apportent à leur tâche un
singulier mélange d'abnégation et de besoin de bien-être; c'est
un métier comme un autre, mais qui donne la considération et
l'indépendance. Une fois leur tâche accomplie elles se croient
le droit de réserver leurs goûts personnels. C'est un surprenant
spectacle dans une société corrompue de voir aller et venir avec
la plus absolue liberté tant de filles jeunes, d'aspect agréable
et de bon renom, elles ont en général une décision marquée dans
les mouvements et une clarté de regard très attrayante.

[Note 3: Miss Fawcett, admise aux examens de l'Université à
Cambridge, ne pouvant conquérir un grade, mais seulement être
_placée_, le fut au _dessus_ du _senior Wrangler_.]

Leur costume est à la fois pratique et seyant; leur petite capote
noire ou bleu foncé encadre parfaitement le visage, les brides
blanches lui donnent presque de l'élégance, et le voile de gaze
épaisse qui pend derrière n'est pas sans grâce, leurs robes de
coton clair et le tablier blanc qui s'aperçoit sous le manteau
long d'alpaga conviennent parfaitement à leur genre d'occupation.
Toutes ont l'aisance de femmes qui portent un habillement toujours
pareil, auquel naturellement on ne songe plus. Je prévois que
d'ici quelques années la _nurse_ sera une héroïne favorite dans
les romans; naturellement comme dans toute chose humaine il y a
des côtés faibles, et toutes les corporations de _nurses_ ne sont
pas en même considération, il y a de l'ivraie et du bon grain,
mais le bon grain domine.

A côté d'elles agissent les indépendantes, et elles sont
nombreuses aussi, il n'est pas de question qu'elles n'abordent.

Lorsqu'il a été question de régir la prostitution des femmes
mariées, des femmes non mariées n'ont pas craint de se mettre en
évidence, d'organiser des meetings, d'écrire des lettres destinées
à la publicité, là où une honnête femme en France se serait
abstenue par instinct, ou une femme non mariée n'aurait pas rêvé
d'intervenir, en Angleterre, elles ont tout affronté, et dans un
ordre d'idées absolument honnête assurément, discuté publiquement
ces honteux et tristes sujets.

Des jeunes filles appartenant à d'honorables familles, elles-mêmes
irréprochables et toutes zélées pour le bien, se découvrent de
bien particulières vocations; l'une d'elles, depuis des années,
a celle de moraliser les soldats; elle provoque des réunions, et
elle leur prêche sur _toutes sortes de sujets_;--une autre fait
une œuvre pareille parmi les marins; elle la poursuit eux absents,
leur écrivant; ces lettres, d'abord adressées à quelques-uns
qu'elle connaissait et encourageait personnellement, devinrent
bientôt un objet d'envie pour ceux qui n'en recevaient pas; cédant
à des sollicitations touchantes, elle écrivit à des inconnus,
maintenant elle a étendu sa sphère, et ses lettres sont une sorte
de publication aimée et désirée par les matelots. Certes, l'œuvre
est bonne, et sans nul doute produit des fruits excellents; mais
le côté scabreux, le côté hardi subsiste néanmoins, et laisse
dans nos esprits plus timorés une impression qui est presque du
malaise. L'éducation, qui, en France, nivelle tout de bonne
heure, rend presque impossible de semblables manifestations;
où est même la femme philanthrope, qui entreprendrait la tâche
qu'a assumée Miss Octavia Hill pour l'amélioration des logements
pauvres, qui, tout en faisant un bon placement, poursuit une
œuvre admirable, sans fausse sentimentalité, sans défaillance, et
qui en a eu seule l'idée et l'initiative? les âmes d'une trempe
exceptionnelle deviennent chez nous, ou des fondatrices d'ordres,
ou se perdent dans quelque ordre déjà florissant, qui offre une
pâture à leur zèle; mais l'action solitaire et orgueilleuse est
essentiellement anglaise, on en pourrait multiplier les exemples;
cependant ces œuvres personnelles sont en même temps frappées
d'une sorte de stérilité, et n'ont pas la faculté d'expansion
et de fécondité que présentent les œuvres faites en commun. Le
flambeau qui ne se passe pas de main en main risque de s'éteindre
promptement.

       *       *       *       *       *

L'humilité et l'anonymat voulu, pratiqué en France par les femmes
riches et en vue qui se dévouent au service des pauvres, n'est
pas de mise chez les Anglaises. Une femme très zélée pour le bien
(lady Jeune) dont le nom se trouve mêlé à une quantité d'œuvres en
tire une notoriété qui la met à la mode et rend ses soirées plus
recherchées; son salon sert à ses pauvres, et ses pauvres à son
salon, c'est une réclame bien entendue, mais enfin une réclame.
Seulement comme on est en Angleterre beaucoup plus cabotin que
l'on ne l'est en France, cela passe, et même cela ne choque
pas. Ce serait une trop longue énumération à faire que celle
des œuvres entreprises par des femmes seules, qui ne renoncent
cependant en rien à leur vie mondaine; des jeunes filles mêmes,
pour peu qu'elles aient passé la première jeunesse, n'hésitent
pas devant les responsabilités, et vont de l'avant avec un aplomb
imperturbable. D'autres plus égoïstes s'occupent de leur propre
développement, les unes se donnent aux mathématiques, aux langues
mortes, et se prennent infiniment au sérieux; les voilà heureuses
pour toujours dans la conviction d'une supériorité incontestable;
d'autres, même dans de hautes et enviables situations sociales, se
consacreront corps et âme à l'organisation et à la direction d'un
orchestre féminin.

D'autres encore, dans un rang intermédiaire, donneront des
conseils de goût, révélant un génie véritable pour indiquer
comment on peut accomplir des prodiges avec rien; et le bonheur
consiste à communiquer cela aux autres; il y a une duchesse qui
ne peut faire une cure, se promener dans un parc, constater un
changement de saison, sans offrir ses impressions intimes au
public; l'Anglaise a toujours besoin de répandre ses convictions
dont une miséricordieuse Providence lui permet de ne jamais
douter. Une autre (lady Habberton) a tout bonnement entrepris de
réformer l'habillement féminin et de faire adopter le pantalon
(Voile ta face, ô chaste Albion) par les deux sexes; sur ce sujet,
elle multiplie les conférences, elle écrit, elle organise des
expositions. Elle prêche d'exemple depuis des années, sans grand
succès, mais cela lui procure une notoriété, des admiratrices et
une occupation. Les maris ont, en général, la sage inspiration
de ne pas s'opposer à ces expansions; et toutes ces agitations
ne sont pas inutiles; peu à peu, des idées justes s'imposent,
des vérités méconnues se font jour. Aujourd'hui, la femme mariée
anglaise possède le précieux privilège d'être _maîtresse_ de
l'argent qu'elle gagne personnellement, et, réciproquement, le
mari a celui de ne pas être obligé de reconnaître les dettes
inconsidérées de sa femme. On pense ce qu'il a fallu d'efforts et
de luttes pour arriver à ce résultat; la chose n'intéressant que
les femmes, les femmes seules pouvaient l'obtenir; et enfin, à
force de remuer l'opinion publique, elles y sont parvenues; elles
sont aujourd'hui membres des «Boards» qui régissent les paroisses,
c'est-à-dire chaque commune de Londres, et les biens des pauvres
appartenant à cette paroisse; elles sont appelées à faire là un
bien extrême, et soyez sûrs qu'elles n'y failliront pas, qu'aucune
question ne leur fera peur et qu'elles travailleront avec un
zèle et une persévérance que peu d'hommes imiteront. Et à une
époque où la lutte pour la vie est devenue si âpre, il est heureux
que des femmes aient en elles ce fond d'énergie, de courage, de
persévérance, qu'elles transmettront à leurs fils avec leur sang.

       *       *       *       *       *

Le champ de l'activité de l'Anglaise est, dans toutes les classes,
beaucoup plus étendu que celui de la Française.

Dans les rangs élevés, elle ne se confine pas au rôle décoratif
et est tout à fait la compagne et l'aide de son mari; elle n'a
pas, heureusement pour elle, cette élégante paresse d'esprit qui
l'empêche de s'intéresser aux questions politiques, agronomiques
ou locales; elle s'occupe de tout cela; s'y passionne, a des
idées à elle qu'elle défend, qu'elle propage, qu'elle applique.
Les privilèges sociaux, encore très réels en Angleterre,
sont accompagnés d'obligations auxquelles on ne tente pas
d'échapper. Une grande dame fondera, dans le village qui dépend
particulièrement d'elle, une bibliothèque, des classes du soir
où l'on enseignera aux adultes des arts d'agrément, comme le
découpage sur bois; la princesse de Galles possède à Sandringham
une de ces écoles. On s'efforcera de procurer à cette plèbe,
qui est la clientèle, des amusements; on organisera des soirées
musicales, des conférences, et on paiera de sa propre personne. Le
besoin d'aliments pour l'esprit, de distractions pour les yeux est
aussi reconnu que le besoin de pain.

Il y a une société pour l'_embellissement_ des logis pauvres, une
autre pour leur procurer des fleurs; toutes ces œuvres occupent
nombre de femmes, entretiennent l'esprit public et la solidarité
humaine; ce sont, dans les journaux, d'incessants appels, et
toujours ils trouvent une réponse.

L'activité continuelle, physique et mentale est le grand ressort
de vie en Angleterre; ce n'est pas considérer vivre que de
végéter dans un isolement égoïste et placide; il faut faire
quelque chose; il faut, d'une façon quelconque, satisfaire cette
curiosité d'esprit. Imagine-t-on en France trois demoiselles de
bonne famille partant dans une petite voiture basse, traînée par
un poney acheté à frais communs, pour explorer ainsi un ou deux
départements. Cela se fait en ce moment même en Angleterre; elles
iront de la sorte indépendantes, libres et heureuses, portant
avec elles leur mince bagage, couchant dans des auberges où
elles n'étonnent personne, soignant leur poney, s'arrêtant pour
dessiner, pour jouir d'un site pittoresque, faisant une provision
de santé, de souvenirs, de contentement. On en a vu d'autres, ne
pouvant s'offrir le luxe d'un poney, entreprendre un voyage à
pied, l'accomplir, et d'après leur récit, y trouver un plaisir
extrême.

Et notez que ces sortes d'entreprises rencontrent immédiatement
des imitatrices, que tout ce monde, qui a plus de courage que
d'argent, trouve ainsi moyen de jouir de la vie, de la jeunesse,
et que bien entendu les réputations ni la vertu n'en ressentent
le moindre dommage; d'autres iront en tricycle! et, mon Dieu,
leur reprochera-t-on ce plaisir un peu excentrique? Quand on
pense à ce qu'est en France la monotonie, la tristesse affreuse
de la vie d'une fille de vingt-cinq ans à trente ans, sans
dot et appartenant à un milieu peu aisé;--si on compare cette
existence vide, sans objet, à l'existence qu'une fille de même
âge et exactement dans les mêmes conditions aura en Angleterre,
la différence est tout bonnement celle de l'esclave à la créature
libre;--le dévorant souci des parents qui ne marient pas leurs
filles, qui voient leur jeunesse se flétrir, leur gaîté s'en
aller, est inconnu en Angleterre; toute fille, même laide, même
sans un sou, ce qui est le cas du plus grand nombre, peut espérer
se marier; ne saurait-elle jouer que du tambour de basque, il est
possible qu'elle trouve un homme que cela charme, en tout cas, le
sentiment que cela peut arriver, qu'on n'excite ni étonnement ni
réprobation parce qu'à heure fixe le mari demandé n'a pas paru,
est en soi un bienfait inestimable.

       *       *       *       *       *

Dans quelques années, si les exigences vont croissant et si
les mœurs sont les mêmes, le mariage deviendra en France une
_impossibilité_ pour des milliers de femmes; déjà cette pensée
planant dans l'air attriste des vies innombrables: c'est cela
dont meurt la France.

Une civilisation raffinée, et des instincts un peu grossiers,
comme cela se rencontrait à la Renaissance, comme cela se
rencontre en Angleterre, voilà ce qui fait des êtres forts,
puissants et téméraires; si les instincts se raffinent trop, si la
sensibilité s'exaspère, c'est le découragement et la stérilité.



IX

JEUNESSE ET VIEILLESSE


La vie est plus longue aussi en Angleterre non par le nombre des
années, mais par l'usage qu'on en fait; elle commence plus tôt, et
elle finit plus tard. L'éternel noviciat qui dévore en France les
plus belles des années viriles n'existe pas; un homme est un homme
à vingt ans, et à vingt et un, dans nombre de cas, il devient un
facteur important dans la société et le pays; non seulement on se
marie de bonne heure, mais les jeunes gens orphelins se trouvent
à leur majorité investis de la plénitude et de la réalité de
leur situation acquise que ne diminue pas le prestige prolongé
d'une mère douairière devant laquelle ils restent chez nous plus
ou moins petits garçons. Un jeune duc anglais, ou même tout
bonnement un jeune _squire_, devient à sa majorité le _maître_ et
le _chef_; la mère n'a plus qu'un rôle absolument effacé, l'âge
n'a rien à voir là dedans, ni le respect, ni l'affection; chacun
prend sa place sans conflit, et l'existence militante avec toutes
ses responsabilités, toutes ses charges commence pour l'homme, à
qui sa jeunesse n'est pas une sorte de brevet d'infériorité ou
d'incapacité comme cela est en France; un fils recueille de cette
façon non seulement l'héritage matériel, mais l'héritage politique
d'une famille, dont il devient, du vivant même d'un père, le
soutien et le continuateur.

Cette année, l'héritier du nom de Peel se présentait aux électeurs
de Marylebone (quartier de Londres): il a vingt-deux ans!
D'illustres amitiés l'accueillent aussitôt et l'encouragent; un
vieux vétéran comme Gladstone tend publiquement une main cordiale
au jeune homme, et salue comme un événement heureux l'entrée dans
la vie politique du petit-fils du grand Sir Robert Peel; la vie
publique commencée ainsi à vingt-deux ans se continuera sans nul
doute avec ardeur à travers l'existence entière, le pli sera pris;
celui de la lutte, de l'ardent intérêt pour les affaires du pays,
du travail, de l'attention, avant l'âge où en France un homme peut
_songer_ à se présenter aux suffrages des électeurs.--En même
temps, un octogénaire conserve sur ses concitoyens une autorité
que les années n'affaiblissent pas.--Il est assurément bon et
salutaire, qu'il y ait ainsi dans les conseils de la nation des
hommes de tout âge;--pour quiconque suit le compte rendu des
séances de la Chambre des députés et de celles du Parlement
anglais, il est impossible de ne pas être frappé de la différence
de ton entre les deux assemblées,--les plaisanteries du meilleur
aloi, les malices spirituelles, les citations opportunes des
auteurs de l'antiquité et les classiques anglais sont au Palais
de Westminster, choses journalières; il n'y a rien dans les
discussions du côté pédant et pédagogique de la Chambre des
députés--cela tient peut-être à ce que le membre de Parlement
anglais s'adresse toujours à une incarnation imaginaire de la
patrie qui est femme,--et au-dessus de laquelle plane la réalité
d'une autre femme qui est souveraine, et que le député parle pour
son électeur, la plupart du temps un assez vilain animal--et puis
l'un est payé, l'autre ne l'est pas, et, on a beau dire: cela
influe sur l'allure.

Et comme l'homme anglais conserve souvent jusqu'à vingt-cinq ans
une sorte de beauté presque féminine, il est encore plus frappant
de constater le rôle que la jeunesse joue partout; certes la chose
a ses inconvénients, et un jeune homme a d'immenses facilités
pour se ruiner, et pour faire, si le cœur lui en dit, un mariage
déplorable; il y a là-dessus de récents exemples tout à fait
concluants, mais qu'importe qu'un jeune débauché et une demoiselle
d'occasion forment à eux deux un ménage scandaleux: c'est fâcheux
assurément, mais on peut conclure qu'ils ne valaient pas cher,
et qu'en toute circonstance ce pair d'Angleterre n'avait pas en
lui l'étoffe d'un mari respectable; une jeune fille honnête l'a
échappé belle, et la «prospérité du méchant», selon la parole de
l'Écriture, ne surprend que ceux qui ne réfléchissent pas cinq
minutes de suite;--l'importance est secondaire, car un fait comme
celui auquel je fais allusion ne sera jamais qu'une exception, et
l'exception est comme le monstre, bonne à cacher, ou à exhiber
insolemment, mais sans influence sur les sains de corps et
d'esprit.--Ce qui est important, c'est un état social et des lois
qui répondent au vœu de la nature, qui demande l'union des êtres
jeunes, afin de procréer une race forte; il est bon, je dirai même
il est nécessaire, que beaucoup de mariages imprudents puissent
s'accomplir, car très certainement leurs conséquences ne seront
jamais comparables à celles de la séduction pour la femme et de la
débauche pour l'homme;--il est bon que le mot _amant_ soit encore
un mot honnête comme il l'est en Angleterre, et que les plus
violents instincts du cœur et des sens puissent se passer, pour
devenir légitimes, des effrayantes formalités dont le mariage est
entouré en France.

En Angleterre, l'homme qui se marie est censé jugé capable de
choisir sa compagne et de mesurer ses responsabilités;--il n'a
besoin du consentement ni de père, ni de mère, qui, là, ne
paraissent qu'à l'état de comparses, ou ne paraissent pas du
tout;--la vie en phalanstère familial n'existe pas, chacun vit
chez soi et pour soi, chacun s'occupe soi-même de garnir son nid
de duvet plus ou moins fin, et l'acceptation générale et tacite
des difficultés de l'existence rend pour tout le monde la chose
naturelle--ni l'homme, ni la femme n'attendent leur bien-être
d'une sorte d'intervention providentielle sous la forme des
parents. La jeunesse des fils ne se passe pas à espérer une dot
et à escompter des espérances, et la sollicitude des parents n'a
pas le lamentable résultat que nous voyons autour de nous, où tout
est calculé, comme si nous avions cent ans d'assurés et le reste
dans l'incertitude!--Le proverbe anglais «qu'il faut faire le foin
pendant que le soleil brille» s'applique aussi à vivre pendant
qu'on est jeune, et à ne pas attendre l'épuisement du combustible
pour mettre la machine en marche.

L'âge en Angleterre ne qualifie ni ne disqualifie; la vieillesse,
même illustre, ne donne aucune précédence, le plus sot petit
lord passera à table devant Gladstone, et le grand commoner le
trouve bon assurément, car il n'aurait eu qu'à le vouloir pour
ajouter un hochet à son nom;--mais c'est une orgueilleuse caste
que celle des gentlemen d'Angleterre, qui garde fièrement son
poste intermédiaire, et sait que son prestige ni son autorité ne
sont diminués par l'acceptation des distinctions aristocratiques
qui ont leur valeur et leur profonde signification.--L'égalité
n'existe même pas dans le mariage, et la femme conserve toujours
le rang que lui a donné sa naissance; par courtoisie, on a étendu
ce privilège jusqu'au veuvage, et une femme devenue qualifiée
par son mariage ne perd ni son nom ni son rang, même en prenant
un second mari, dont elle ne portera jamais le nom si, en
l'assumant, elle doit déchoir d'un cran, si léger qu'il soit. Cela
permet aux douairières à cœur brûlant de satisfaire légitimement
aux exigences de la passion, sans avoir le désagrément de quitter
un titre auquel on tient peut-être plus même qu'à la vertu, et
l'indulgence de la société anglaise pour ces sortes de fugues
morganatiques est admirable; la duchesse une telle, ou la comtesse
une telle, qu'on désigne par surcroît par leur nom de baptême,
afin de les distinguer de celles en véritable possession, voyagent
et dînent en ville conjointement avec monsieur X... qui est le
mari, comme il est nécessaire de l'expliquer aux étrangers. Il y
a dans la société anglaise une sorte d'impudeur naïve dès qu'il
s'agit du mariage; dans toutes les classes on se glorifie de
posséder un homme, et il est évident que les ménages moins unis en
France ont une supériorité très appréciable dans la décence, et
que les côtés grossiers du mariage ne sont pas aussi constamment
mis en évidence.

Il ne faut pas se dissimuler non plus que cette intimité
conjugale prolongée est le secret du ressort et de la vaillance
de l'Anglaise qui va sans regarder derrière elle au bout du
monde avec son mari; qui vit isolée, pourvu que ce mari soit
auprès d'elle, qui accepte avec gaîté les lourdes charges de la
maternité, car tout plutôt que de renoncer à l'amour; pour dire
les choses avec réserve, le Français et la Française abdiquent
de bonne heure dans l'intérêt de l'unique, ou des deux ou trois
enfants, qui sont pour eux l'objectif de l'existence; l'Anglais
ni l'Anglaise ne pensent pas un seul instant à s'effacer ou à
abdiquer pour leurs enfants; ils aiment la vie pour ce qu'elle
leur rapporte à eux personnellement, et le plus longtemps possible
lui demanderont toutes les satisfactions qu'elle peut leur
procurer, en quoi ils auront raison: on pratique excellemment en
Angleterre une partie au moins du noble conseil de saint Louis:
«Travaillons comme si nous devions vivre toujours»; quant à la
suite, «vivons comme si nous devions mourir demain», c'est une
autre affaire! Et rien de plus contagieux que la santé, si ce
n'est le découragement; malgré le climat, malgré la tristesse
des choses extérieures, ce grand courant de vie qui coule si
puissamment à Londres, entraîne et saisit même l'étranger; les
journées, les mois, les années sont toujours remplis jusqu'à leur
extrême limite.

Chez riches et pauvres, le même besoin reconnu de distraction,
de variété, de plaisir, car l'occupation intense devient presque
un plaisir, et dans ces grandes maisons de la cité où monte et
descend sans cesse l'ascenseur, qui permet la communication par
les toits; cette fourmilière humaine tout occupée de gagner de
l'argent y apporte l'entrain endiablé qui conviendrait à une
fête. La rage de se retirer et de se reposer, qui est la manie
du commerçant français, est inconnue à Londres; grâce au goût
général de dépense, à la curiosité toujours éveillée, le désir des
gains ne décroît pas avec les années, très souvent des hommes déjà
mûrs ont de tout jeunes enfants à eux.

Un point, c'est tout, ce qui en matière familiale arrête en
France les espérances et les désirs, n'a pas cours là-bas, et les
vies ne se trouvent pas figées dans une stérilité prématurée;
la démoralisation là-dessus arrive rapidement, mais les effets
n'ont pas eu encore le temps de se faire sentir, les livres de
Dickens sont toujours en grande faveur, et l'on sait combien
il aimait plaisanter sur l'accroissement de la famille, sur la
_garde_, sur le _baby_, et avec quelle joviale honnêteté il s'en
acquitte en toute circonstance sans que jamais le reproche d'être
inconvenant ait été élevé contre lui: la bonne nature n'a pas
perdu en Angleterre, dans ce pays pudibond, ses coudées franches
dès qu'il s'agit de _l'amour légitime_; le grotesque est d'essayer
de faire croire qu'on n'en connaît pas d'autre,--mais le vice
et la débauche n'ont pas heureusement le droit de se proclamer
_gaîment_. Une misérable classe de femmes a reçu un nom qui la
caractérise: «des infortunées»; on a substitué cette épithète à
l'insulte et cette désignation est à la fois humaine et morale; le
dernier degré de la dégradation humaine, le marché de la pauvre
créature, affamée, abandonnée, misérable et ivrogne sans doute
est qualifié d'_infortune_, et il n'en est pas sous le ciel de
plus poignante; la vue de certaines silhouettes dans Holborn, ou
un soir brumeux dans Oxford Street, est déchirante, pour qui a un
cœur et de la pitié.

Un samedi soir, cet hiver, à un coin de rue, un homme prêchait,
prêchait après un prélude musical, sur un orgue portatif, qu'on
trimbalait à travers les rues boueuses, noires et tristes; à une
devanture de marchand de poissons, le gaz étincelait, éclairant
toute la scène; quelques personnes respectables écoutaient debout
le prédicateur improvisé; au milieu d'elles, deux _infortunées_,
avec leurs horribles chapeaux défraîchis, et tous les honteux
stigmates du vice sur leur visage, se tenaient silencieuses
et recueillies, et si même d'une façon baroque une parole de
compassion et d'espoir est tombée sur leur cœur, le petit orgue
portatif aura fait une œuvre de charité.



X

FANATISME--PORTRAITS--ACTRICES


Je suis de plus en plus frappé. Combien l'âme de ce peuple est
jeune avec une susceptibilité inouïe aux choses extérieures.
C'est par l'œil qu'on l'atteint, et je ne crois pas qu'il soit
possible d'être plus suggestible. Il apporte à toutes ses actions
une sentimentalité particulière qui est d'un poids immense sur la
masse et dont il est facile de jouer. D'un autre côté il paraît
presque fermé au sens du ridicule, et a une pudeur d'un genre
spécial qui supporte sans sourciller des images et des situations
qui mettraient immédiatement le Français en gaîté. Cette naïveté
cependant n'est nullement de la bonhomie, c'est plutôt une sorte
de vision rétrécie. L'Anglais traverse moralement une crise aiguë
d'émancipation, il faut étudier cela de près pour en mesurer toute
la portée, et se rendre compte de quelles bandelettes pesantes
l'esprit puritain avait enserré l'être humain, quelle petitesse et
quelle sécheresse en étaient résultées.

Le protestantisme n'étant en somme qu'une forme particulière du
suffrage universel a mené au pire esclavage intellectuel et moral,
celui exercé par la masse ignorante et fanatique sur les êtres
plus libres. Il y a moins de cinquante ans un Anglais pouvait
être puni pour n'avoir pas été le dimanche à l'église ou à la
chapelle. Telle était la liberté religieuse! et à une époque
encore plus rapprochée la cour ecclésiastique avait théoriquement
le droit de le frapper pour inceste ou incontinence.

Aussi dans cette atmosphère ambiante on n'imagine pas ce
qu'étaient les familles à code étroit: la mère de Ruskin, par
exemple, ne lui a jamais permis un jouet, pas même à trois ans,
ceci par scrupule religieux; mais son mari voyageait assidument
pour placer les vins de la maison dont il était l'associé, et
cette conscience timorée ne s'est jamais demandé si la vente sur
une grande échelle de cognacs et autres spiritueux n'avait pas des
résultats plus inquiétants pour l'âme d'autrui que la possession
d'un polichinelle pour celle d'un enfant de trois ans. Et Ruskin
fait du culte du beau un dogme et a des milliers de disciples;
néanmoins sa vision intérieure, si élevée qu'elle soit, a conservé
quelque chose de la première déformation que son esprit a subie.
De milieux semblables sont sortis les fanatiques arriérés dont
ce pays libre possède une remarquable collection, ce sont les
fanatiques de mots et de formules auxquelles ils attachent un sens
particulier, et qui fait qu'aujourd'hui encore il y a des hommes,
raisonnables sur d'autres points, qui écrivent aux ministres
pour leur soumettre une résolution qui tendrait à éloigner les
catholiques des fonctions de l'État; on est obligé de leur
répondre sérieusement: «Qu'il ne résulte pas de ce qu'un homme est
catholique il soit _nécessairement_ un sujet déloyal ou un mauvais
citoyen», mais cela demeure un article de foi dans un certain
monde de religionnaires.

Le journal _the Truth_ s'est fait une spécialité de relever et
de signaler les cas les plus flagrants d'intolérance religieuse,
ils dépassent tout ce qu'on peut imaginer, et paraissent presque
incroyables à la fin du XIXe siècle. Par exemple: une dame est
excommuniée publiquement par une _église libre_ parce qu'elle
a assisté à des bals; un ministre évangélique adresse à un
individu qui n'était nullement son paroissien une lettre dénonçant
l'abomination qu'il a commise en allant _en bateau_ le dimanche.
La crasse des _sabbatarians_, comme dit le directeur du _Truth_,
est d'une épaisseur qu'on ne conçoit pas, et c'est une œuvre
de lumière que de signaler à la vindicte publique les pires
absurdités; elles vont jusqu'à appeler en justice un barbier et
ses clients matineux du dimanche.

Il y a quantité d'autres traits à l'avenant, sans intérêt en
eux-mêmes, mais indiquant un état moral latent en lutte avec
des aspirations vraiment libres, qu'il faut connaître pour
s'expliquer le singulier mélange qu'est l'Anglais contemporain,
car une pareille compression morale se paye et le génie même
de la race en a été altéré. Il en est résulté une tournure
d'esprit très particulière, à la fois enfantine et pompeuse. Pour
obéir ou paraître obéir aux conventions acceptées de connivence
universelle, il a fallu nécessairement hausser le diapason
naturel; aussi la vraie et parfaite simplicité, celle qui fait
l'aisance et la liberté des races latines ne se rencontre nulle
part. Et de cette contrainte continuelle vient cette timidité
apparente de l'Anglais, qui n'est pas timidité mais un certain
guindage d'esprit qui lui est demeuré de ses ancêtres puritains.

L'Anglaise en général est très maniérée, et cela dans toutes les
classes; écoutez-les parler de leurs voix modulées douces et
lentes, elles paraissent trouver à articuler une sorte de plaisir
physique, et savourent leurs mots comme un bonbon, pesant sur les
syllabes, et la plupart du temps se servant de mots très forts
pour exprimer des idées très ordinaires; en général passionnées de
conventions, vraies sans être franches, quoique sous ce rapport
il y ait grand progrès depuis quelques années, mais seulement
pourtant dans un monde d'exception.

Au point de vue de l'ordre d'idées qui plaît à la foule; parce
que, bien entendu, il n'est jamais question de l'élite, mais de
cette masse moutonnière et flottante qui n'est qu'un reflet, les
expositions de tableaux apportent des documents probants.

En toute circonstance, d'abord, ici plus que partout ailleurs,
éclate jusqu'à l'évidence la proposition biblique qu'il n'est
pas bon pour l'homme d'être seul; on demeure étonné de la
quantité de _couples_ qu'on rencontre partout, au Parc aux heures
fashionables, dans les rues et parmi la foule. Aux heures où chez
nous les meilleurs ménages tireraient chacun de son côté, l'homme
et la femme ne se séparent pas; donc, ce qui les intéressera
d'abord et toujours, c'est le développement du sentiment conjugal,
et tout ce qui s'y rattache. On pourra ressasser jusqu'à satiété,
il ne se lassera pas. Le sujet du tableau sera donc le point
principal, et il faut que ce sujet soit banal et sentimental pour
plaire complètement. D'un autre côté, le _nu_ artistique paraît
exciter une sorte de crainte salutaire; il y a, par exemple, à
la Royal Academy, une Circé vue de dos, et il est vraiment drôle
de constater le vide qui se fait autour du tableau sur lequel on
se contente de jeter des regards détournés. Et il ne faut pas
s'imaginer qu'il n'y a là que la manifestation hypocrite d'une
fausse pudeur; non, il y a une indifférence réelle pour ces sortes
de sujets. Tout ce qui est abstrait, tout ce qui n'est que lignes
et pure beauté les laisse indifférents. Leur président le sait
bien, lui qui est un vrai Latin de la Renaissance; il ne leur
fait aimer les nobles créations de son génie qu'en les revêtant
pour le besoin de la cause d'un intérêt à part de l'œuvre. C'est
Corinne de Tanagra, c'est «l'Adieu», c'est la mère des Macchabées
défendant le corps de ses fils. Il est curieux de voir le nombre
de tableaux qui sont le développement ou l'illustration de
vers ou d'un texte de la Bible; mais presque toujours une idée
immatérielle préside, c'est un proverbe: _La fortune favorise
les audacieux_; ou encore: _La fleur qui était une vie, la vie
qui était une fleur_; ou encore: _La vertu et la paix se sont
embrassées_; ou bien: _Alors la voix silencieuse répondit:
Regarde dans la nuit, le monde est vaste_. Nous aurions dit tout
bêtement, je crois, «effet de nuit». Parfois c'est du latin qui
sert d'épigraphe; il y a même du français, et comme poésie bien
moderne celle de Béranger. Et tout cela, en somme, est très doux
et très humain; ainsi leurs paysages ont un caractère tout à fait
spécial, ils sont rarement la chose simple et vue, mais plutôt
une synthèse donnant une idée morale du pays et évoquant presque
ceux qui l'habitent. Ce sont des paysages en trois volumes, si je
puis m'exprimer ainsi, contenant une foule de choses très vraies
et cependant idéalisées. Toujours on sent l'extrême recherche;
même dans la peinture des fleurs, ce n'est pas cette libre et
spontanée reproduction de la beauté voluptueuse des fleurs; il
y a une minutie et une attention pour plaire aux disciples de
Ruskin qui voit un monde dans une feuille de lierre. Ici toujours
la secousse a besoin d'être plus forte. Pour nos esprits, il en
résulte une espèce de fatigue causée par la multiplicité des idées
évoquées, et c'est un repos de se tourner vers les portraits:
il faut les bien étudier, car ils en disent long. Pour moi mes
préférences vont sans hésitation à ceux des femmes d'un certain
âge, non pas de vieilles femmes tout à fait, mais de celles qui
sont entrées dans la période déclinante de la vie et en ont
accepté les stigmates. Ce type charmant n'existe presque plus chez
nous, où une sorte d'horrible jeunesse persistante devient la
parure de rigueur jusqu'à soixante-dix ans et plus; il y a dans
ce genre des portraits exquis, celui de lady Fitzwilliam entre
autres, dont l'ajustement est d'une dignité et d'un goût parfaits;
avec ses deux fanchons de dentelle, une blanche et une noire, sur
ses cheveux gris, son visage sans rides, sa robe à teinte douce,
sa mante de soie, elle est délicieuse et un pareil ajustement est
en soi un enseignement moral.

On vieillit bien en Angleterre, l'être humain conserve peut-être
moins de façade, fait illusion moins longtemps, mais garde une
sorte de fraîcheur comme une sève non épuisée; cela concerne
la génération qui était jeune il y a trente et quarante ans;
je ne sais s'il en sera de même de celle qui arrive et qui est
si éloignée de la simplicité sous quelque forme que ce soit.
Les portraits d'hommes sont peut-être moins caractéristiques,
cependant voici le prince de Galles avec son air à la fois royal
et indolent de prince débonnaire; il est en costume de Cour, la
jarretière d'or au genou, et un gardénia au revers de l'habit,
par-dessus son étoile du Bain! Ce gardénia, s'alliant aux plaques
et aux grands cordons, dit l'homme; son fils a déjà l'air plus
vieux que lui, avec de gros yeux et une figure un peu tragique,
comme il convient à un souverain pour le XXe siècle qui ne sera
probablement pas agréable.

Pour expliquer l'espèce de bouleversement moral particulier qui
s'est accompli depuis vingt ans dans la société anglaise, il
ne faut jamais perdre de vue qu'il y a eu là comme une poussée
soudaine vers l'affranchissement et qu'il a fallu vraiment
beaucoup de courage aux premières personnes qui se sont avisées
d'être un peu sincères avec elles-mêmes. Seulement, le manque
de mesure, ce je ne sais quoi de délicat qui constitue le tact
des races plus fines faisant défaut, on a dépassé le but, et
très inconsciemment la femme à la mode et élégante a adopté des
allures qui frôlent le genre douteux; des choses qui choqueraient
en France l'honnête femme, l'honnête femme ici les a faites
siennes sans un instant de scrupule. Londres est maintenant
rempli de spécialistes pour la beauté, et on trouve dans Bond
Street des officines _ad hoc_ qui sentent le mauvais lieu; on
n'y pense pas, et personne n'est choqué. L'Anglaise moderne
à la mode est véritablement folle de son corps; c'est autre
chose, c'est beaucoup plus grossier que l'élégance affinée et
raffinée des vraies mondaines, l'animal humain est beaucoup
plus ouvertement débridé, et, du reste, leur pudeur est si
particulière qu'elle supporte, en toute innocence, j'aime à
le croire, ce qui suggérerait chez nous les pensées les moins
innocentes. Ainsi, en ce moment, le grand acteur Irving joue
Becket. Ellen Terry, l'étoile féminine, une créature d'un charme
vraiment subtil et voluptueux, personnifie Rosamonde. Eh bien,
ses embrassements publics avec son royal amant sont positivement
embarrassants; elle est vêtue d'une robe de gaze qui a la
légèreté de l'aile de papillon et elle se colle à lui, et elle
le baise à pleines lèvres, et elle lui caresse le visage de ses
mains blanches. Or l'acteur Terriss, qui figure Henri II, est un
gaillard particulièrement plaisant à regarder, et il répond très
cordialement aux effusions de sa belle maîtresse... Ils sont
dans le mystérieux labyrinthe où il la tient cachée; à un moment
donné il s'assied sur une marche, et elle s'assied entre ses
jambes franchement, la tête contre sa poitrine, et se retourne
pour l'accoler... Cela est extrêmement vrai et bien rendu... mais
je trouve cela prodigieusement suggestif, et malgré cela il n'y a
pas un sourire sur les lèvres, personne ne bronche, et les jeunes
filles ouvrent leurs yeux candides.

Cette Ellen Terry incarne bien ce mélange de poésie et de
sensualité cachée de l'âme anglaise; elle a une voix d'une douceur
et surtout d'une jeunesse incroyable, c'est une voix innocente,
comme son rire qui est celui d'une enfant, et elle va et vient sur
la scène avec une légèreté un peu fatigante, mais dont la candeur
apparente lui permet de se pâmer sans scandaliser personne. Et
dans cette scène particulière il est même impossible de présumer
l'innocence des baisers échangés, vu qu'entre eux les deux amants
tiennent, visible à tous les yeux, un bel enfant né de leur
tendresse. L'esprit anglais s'est merveilleusement apprivoisé sous
ce rapport particulier; on a joué récemment à Londres, avec un
immense succès, deux pièces à sujets équivoques. L'une, _A woman
of no importance_, nous montre la victime honnête et malheureuse
d'une séduction. Le séducteur, bien entendu, est un lord; il se
trouve en présence de sa victime et du fils qu'il ne connaît pas.
Rien de bien nouveau dans cette situation; mais ce qui l'est,
c'est que la femme séduite puisse paraître très intéressante et
avoir sans réserve toutes les sympathies. Lorsqu'elle raconte à
son fils, comme celle d'un tiers, sa propre histoire,--«il lui
avait promis le mariage, etc.,»--le fils trouve, le vrai mot de la
situation en répondant: «Elle ne pouvait pas être _tout à fait_
une _nice girl_.» Cette expression _nice_, qui en anglais veut
dire à la fois bon et dans le sens moral _délicat_, est absolument
à sa place; et moi je suis de l'avis du fils, car la personne
séduite n'était, dans le cas représenté, ni pauvre ni abandonnée;
elle a beau porter une robe noire en signe de désolation, son très
vilain séducteur la rappelle cependant au sentiment vrai de la
réalité lorsqu'il se permet de lui dire qu'après tout elle a été
sa maîtresse; elle le gifle alors avec un entrain qui aurait été
plus à propos lorsqu'il l'offensait moins platoniquement.

La pièce a le plus grand succès, comme aussi _la Seconde madame
Tanqueray_, qui est une sorte de baronne d'Ange remariée et dont
le passé très encombré est d'une nature sur laquelle ne peut
planer le moindre doute. Et _la Seconde madame Tanqueray_ va
aux nues; et notez, détail amusant, que les actrices feignent
d'accomplir presque un sacrifice en représentant des personnes
d'une vertu douteuse. Ce sont elles-mêmes des personnes si
impeccables, invitées à Marlborough-House et faisant des cadeaux
familiers aux princesses qui se marient! L'ex-Marie Wilton
qui, il y a vingt-cinq ans, sur ses économies personnelles,
avait acheté «le Prince of Wales Theatre», y paraissait en
travestissement masculin dans les burlesques qui faisaient la
spécialité de la maison et y dansait des pas accentués, est
devenue, sous le nom de madame Bancroft (elle a épousé un acteur
de sa compagnie), une personne qui monte sur les planches avec
condescendance; et, ayant eu dernièrement un accident de voiture,
la reine a fait demander de ses nouvelles.

Le bon sens français ferait justice de pareilles affectations,
rendant à chacun son dû, n'enlevant rien aux qualités réelles que
possèdent bien des femmes de théâtre, mais établissant des nuances
selon la justice et la vérité.

C'est cette espèce de promiscuité qui a gâté et gâtera totalement
le ton de la société anglaise, et sous ce rapport l'austérité
ancienne de la vieille reine est à regretter.



XI

THÉÂTRES


Il est intéressant de voir les Anglais au théâtre chez eux et
d'observer comment ils s'y amusent; assurément charbonnier est
maître de se divertir à son gré, seulement qu'on nous permette de
rire, et que jamais, au grand jamais, ces gens-là ne viennent nous
faire la morale.

On donne en ce moment au Haymarket un drame: _le Tentateur_,--qui
est bien la production la plus complètement immorale qui se puisse
imaginer!

Dans un pays où il y a seulement quinze ans on n'aurait pas osé
_nommer_ le diable (le seul Lucifer de Milton avait ses entrées
dans la société polie), on écoute aujourd'hui avec complaisance
l'apothéose de l'esprit du mal!

L'auteur de cette œuvre est le poète Jones, disciple et
continuateur de Swinburne, et le diable tel que son imagination
l'a conçu, et tel que l'incarne avec une délectation évidente un
acteur à la mode, est un personnage parfaitement répugnant.

Vous souvenez-vous de Faure dans le rôle de Méphistophélès? Quel
diable rablé et militant; était-il assez solide dans son pourpoint
rouge, avec ses grands sourcils en cornes sur le front, sa
moustache sombre, et son apparence de diable bon vivant, c'était
bien messire Satan tel que le comprenaient les simples esprits du
moyen âge; un reître paillard, mais au fond moins désagréable que
sa réputation; bref une honnête femme (pourvu bien entendu qu'elle
n'y succombât pas), aurait pu avouer avoir été tentée par ce
diable-là; dans sa partie il était vraiment extrêmement ragoûtant
et les grands et triomphants éclats que lui prête la musique de
Gounod n'ont rien de malsain, au contraire.

Voyez après cela le tentateur du Haymarket vêtu de couleurs
presque sombres; pâle comme la mort, la paupière affaissée; c'est
le diable des épuisés et non des vivants.

Il règne dans cette pièce une volupté visible à mêler les choses
saintes aux choses impures; ce n'est pas cette libre gaillardise
d'un Boccace, par exemple, qui entremêle dans ses récits les
choses d'amour aux choses et aux gens d'Église, et le fait parfois
avec une étrange liberté, sans pourtant qu'un seul instant la
pensée d'un sacrilège voulu se présente à l'esprit, tandis
qu'au contraire c'est l'impression qui se dégage de l'œuvre du
poète anglais, qui semble s'être appliqué à raffiner dans la
profanation. C'est en plein XIVe siècle, âge d'amour et de foi,
à Cantorbery, _la ville sainte_, dans un couvent, que se déroule
l'action. Certes l'idée de faire accompagner un pèlerinage par
messire Satan n'avait rien d'irréalisable; il y a de bonnes
tentations, des tentations très charnelles, peut-être, mais qui
ne feront voiler la face à personne d'esprit sain. Mais les
suggestions de ce blême démon, ses tirades sur le péché, les mots
et les actes qu'il souffle à l'oreille sont d'une autre frappe.
Quand on l'a écouté trois heures durant, on conclut que les
Anglais sont des gens prodigieusement endurants, car les injures
dont le poète les accable (et il s'adresse nominativement à ses
compatriotes, hommes et femmes), la boue dont il les barbouille,
surpasse ce qu'on peut croire! J'avoue que je regardais autour de
moi et que j'écoutais, attendant le coup de sifflet qui n'aurait
pas été volé! Pas du tout, aux moments les plus forts, des
sourires, aux autres l'immobilité, cette immobilité de ruminant
qui est si trompeuse, oh! oui, trompeuse. J'avais à côté de moi
un de ces ménages ultra-respectables devant lesquels on oserait à
peine insinuer que les enfants ne se font pas par l'oreille, ils
ne bronchaient pas! Et il est impossible d'aller plus loin dans
la crudité de l'expression; c'est la _débauche triste_, la plus
horrible de toutes.

Il y a actuellement quelque chose de tout à fait malsain dans un
côté de l'esprit anglais, et la production et le succès de cette
pièce en sont un exemple frappant, car elle est _très douloureuse_
dans ses tirades érotiques. On y trouve tout ce qui constitue
les symptômes morbides régnants, à commencer par cette passion
presque désordonnée pour le décor et la couleur, mais il faut
avouer que l'ensemble pour les yeux est exquis, avec çà et là,
cependant, d'éclatantes fautes de goût. Il y a au premier acte une
cour intérieure d'auberge moyen âge, l'auberge de la Fleur-de-Lis,
avec son cadran solaire au centre, et sa porte charretière ouverte
sur la campagne, qui est une pure merveille. La tonalité des
costumes dans ce décor est étonnante, elle est feuille morte, sauf
pour l'habillement de celle qui représente le seul personnage pur
de la pièce (sacrifié bien entendu).

Les deux actrices incarnant les deux héroïnes sont physiquement
et plastiquement parfaites. Lady Isobel, qui tout à l'heure sera
amoureuse comme une louve est une vraie figure de missel, avec son
chaperon sur ses cheveux roux et son long voile; l'autre, lady
Avis qui est réservée à l'abandon; dans une sorte de robe blanche
de Beata, avec un long manteau bleu, ses cheveux d'or couverts
en partie d'une résille, et au sein deux marguerites à cœur noir
est charmante à regarder et douce à entendre; mais qu'il est donc
singulier qu'à l'heure actuelle les Anglais ne se figurent plus
la pureté et la tendresse qu'accompagnées d'une sorte de veulerie
molle. C'est un peu l'école de Terry qui est _trop tendre_ pour
nous autres impurs Latins! Chez nous on peut être amoureuse et
même passionnée sans, physiquement et moralement, être réduite
à une sorte de gelée qui frémit à tout! Plus la vraie Anglaise
se masculinise, et elle est, je crois, arrivée à la limite du
possible dans cette voie, plus sur la scène paraît un type
artificiel d'une fadeur égale à celle des couleurs mourantes qui
sont si admirées. L'amour ainsi compris cesse d'être un sentiment
naturel et devient une maladie, presque une dépravation. Et
lorsqu'on regarde et qu'on écoute le prince d'Auvergne et la belle
lady Isobel dans leurs scènes d'amour, et qu'on se souvient qu'il
y a un lord Chamberlain qui a interdit _la Paix du ménage_ avec la
chaste Bartet, on ne peut se défendre de penser que cela est d'une
bouffonnerie assez réussie!

La presse anglaise, toujours si éloquente lorsqu'il s'agit de
flageller l'immoralité du théâtre français, a accueilli avec
bienveillance _le Tentateur_, la presse honnête lui a souhaité
une longue et prospère carrière! Est-ce aveuglement? est-ce
connivence? J'avoue que je suis embarrassé pour me rendre compte
d'un état mental aussi extraordinaire: est-ce peut-être pour
donner raison au diable de Jones qui assure que la race des
hypocrites pullule dans cette île mieux que partout au monde; je
laisse à d'autres le soin de le décider, j'observe, je constate et
je dis.

       *       *       *       *       *

Maintenant, voyons-les rire, c'est heureusement plus agréable,
mais pourtant cela renverse également toutes les idées préconçues
et c'est tout aussi caractéristique. Depuis plus d'un an on
représente avec un succès croissant, une _Farcical comedy_
intitulée _Charley's Aunt_ (La tante de Charley): le titre n'est
pas méchant, la pièce non plus, mais le développement en est
bien singulier. Il faut d'abord savoir que le principal rôle, le
clou, est joué par un acteur qui est directeur et propriétaire de
son théâtre (c'est également le cas de M. Tree au Haymarket). Le
succès obtenu par M. Penley dans _la Tante de Charley_ a été si
prodigieux qu'une presse idolâtre s'est occupée de lui, non pas
seulement pour louer l'acteur, mais pour faire, avec des détails
touchants, connaître l'homme privé, lui, sa femme, ses enfants,
ses domestiques, sa chèvre et son cheval. M. Penley, dans un
article illustré, très bien fait du reste, a été représenté seul
dans diverses attitudes, puis avec madame Penley à son côté, sur
le seuil de leur demeure, puis pêchant à la ligne pendant que
madame Penley et sa progéniture le regardent, etc.; rien n'a été
trouvé trop trivial de ce qui touchait au grand homme! Voyons-le
maintenant dans _l'exercice_ public de ses fonctions. Nous sommes
à Oxford, dans l'appartement d'un jeune universitaire, amoureux
_pour le bon motif_, son copain a précisément les mêmes sentiments
et les objets de leur honorable tendresse sont cousines; ces
demoiselles doivent ce jour-là embellir l'appartement en question
de leur présence, car _la Tante de Charley_ (l'un des amoureux)
une veuve brésilienne et millionnaire, va venir présider le
repas auquel elles sont conviées; pendant que les jeunes gens se
réjouissent à cette douce perspective, il leur arrive un ami, un
lord, agréablement idiot; par une combinaison que je n'ai cherché
ni à comprendre ni à approfondir, il se trouve qu'à l'instant
précis où les amoureux viennent de recevoir une dépêche qui leur
dit que la tante indispensable ne _viendra pas_, le lord paraît
en costume féminin (manière de faire une farce) et ses amis le
saisissent et lui annoncent que pour les besoins de la cause c'est
lui qui est _la Tante de Charley_; ce premier acte est vraiment
drôle et l'acteur a _absolument_ l'air d'une vieille femme, mais
ce qui est bien plus drôle c'est la joie de la salle; jamais au
grand jamais, je n'ai rien vu, ni entendu de pareil; les rires
sont incessants et continus comme des roulements de tambour.

Lorsque la vieille fausse tante profite de sa situation pour
serrer amoureusement contre lui les petites jeunesses et recevoir
leurs baisers, quand elle tombe en arrière, les jambes en l'air,
et les jupes à l'envolée, ce sont des _cris_ perçants! Derrière
moi, j'ai une vieille dame, à cheveux gris surmontés d'une
étonnante coiffe de velours noir; elle saute littéralement dans sa
stalle; un peu plus loin, une espèce de Junon, vraie géante, avec
un assez beau visage bête, est dans un état de béatitude presque
alarmant! Ils rient tous tout le temps; et ce qui les divertit
au suprême degré, c'est le côté grotesque et naturellement plus
ou moins inconvenant de ce travestissement, car tout à l'heure
la veuve qui vient du Brésil va être pressée de près par deux
prétendants, un vieil homme de loi hypocrite et un beau suranné;
elle a avec les deux des conversations dont la double entente
est parfaitement indécente; cela ne frappe personne à ce point
de vue, je veux croire, mais cependant on _hurle_ de joie aux
bons endroits! Et lorsque poursuivi par un de ses amoureux, lui
ou elle traverse la scène la jupe troussée presque à mi-corps,
quand lui ou elle se déshabille et paraît en pantalon, c'est du
délire. Je passe les coups de pied et les coups de poing qui
sont de vieille tradition, mais il y a un moment où «Charley's
Aunt» déclare en avoir assez de son déguisement car son amoureux
lui a déjà dit:... ici _une pause_, et la chose est murmurée à
l'oreille! Est-ce assez joli cette trouvaille suggestive? Chacun
se pouffe en s'imaginant sa petite inconvenance particulière. Tout
cela se prolonge pendant trois actes, et se termine enfin par
_quatre_ unions légitimes, la tante ôtant sa robe pour reparaître
en pantalon offrir sa main et son cœur à une jeune ingénue. Voici
donc trois actes uniquement basés sur une substitution qui n'est
pas sans son côté scabreux; il faut rendre justice à l'acteur,
il ne l'accentue nullement, et nous savons du reste que sa
progéniture est venue l'applaudir dans cette noble incarnation.
Mais c'est dans la salle qu'est la comédie, nous avons été élevés
à croire que le mot culotte ne devait pas se prononcer devant une
Anglaise! Oh! mes amis, nous avons changé tout cela. Pendant les
entr'actes, tous les visages reprennent l'expression de gens venus
pour écouter un sermon, le changement des figures est prodigieux,
ma vieille dame est une sérieuse douairière; ma Junon est d'une
impassibilité de pierre; l'orchestre joue des flonflons qu'on
écoute avec recueillement, personne ne bouge, personne ne regarde
son voisin ou sa voisine; on contemple le rideau qui représente
des montagnes, avec une glosse poétique à leur base; on est
parti sur les sommets, etc.; ce rideau se lève, les montagnes
disparaissent dans les frises, M. Penley avec la grâce d'Auguste
parcourt la scène en relevant ses jupes; du haut en bas c'est un
tonnerre de rires!

       *       *       *       *       *

Cette hilarité massive est tout à fait dans le caractère de la
vieille race anglaise; ce peuple était primitivement fort joyeux,
ami des franches lippées de tout genre; en ce moment d'évolution
morale, où de tous côtés on enlève les masques, il se fait un
retour aux instincts véritables, et le côté encore très enfantin
de l'âme anglaise moyenne se montre au grand jour, et, du reste,
un peu d'honnête grossièreté est autrement saine que la poésie
corruptrice des raffinés d'intellectualisme; seulement, tout
de même, lorsqu'ils viendront pudiquement faire allusion à
l'indécence du théâtre en France, renvoyez-les chez eux, je vous
en conjure.



XII

«POLICE COURTS»


Dans un autre ordre d'idées rien à Londres de plus caractéristique
que les _Police Courts_, aucun endroit où éclatent plus
franchement les traits particuliers à la race, où se montrent
mieux à découvert les vertus et les vices. Chose singulière: c'est
là aussi que semble s'être réfugiée la gaîté naturelle à une
nation forte et saine, et qu'entre graves magistrats et solicitors
rusés s'échangent les seules plaisanteries salées qui se
produisent ingénument au grand jour. Je ne connais pour ma part
aucun document plus suggestif que quelques-uns de ces dialogues
menés parfois avec un entrain endiablé.

Prenons une des _Police Courts_ les plus connues, celle de Bow
street, voisine du marché de Convent Garden. Le décor est, comme
partout maintenant à Londres, d'une clarté et d'une netteté
extrême. Une grande pièce carrée, recevant le jour par le haut,
des murs de _céramique_ vert pâle, des lambris polis et brillants;
dans le fond, sur un siège bas, le juge, dont la figure impassible
à barbe poivre et sel se détache nettement sur le décor clair; à
sa gauche, le banc des avocats; à sa droite, une sorte de petite
guérite couverte, pour les témoins; sur le parquet de la cour,
les greffiers; puis un banc en face du juge, et derrière ce banc
une espèce de cage, comme un balcon double légèrement surélevé;
là, sont les accusés, gardés par un policeman; en arrière, les
témoins et, séparé par une galerie de bois, le public.

Le jour où j'ai pénétré dans ce _Police Court_, on jugeait
précisément un _french case_ (cas français), ce dont mon
introducteur, un gigantesque policeman, semblait sympathiquement
charmé pour moi. Il s'agissait de deux escrocs, dont les malices
cousues de fil blanc avaient réussi à un point qui donne une
belle idée du nombre d'âmes, simples et avides disséminées encore
parmi les êtres civilisés. Comme types physiques, on ne pouvait
rien voir de plus en harmonie de leur être moral que ces deux
compagnons; avec leurs crânes révélateurs, leurs oreilles écartées
et leur dos de canailles, ils faisaient admirablement ressortir le
policeman qui, appuyé à la grille du Dock, les surveillait d'un
œil indulgent.

C'est parmi la police anglaise que j'ai rencontré souvent les
types d'hommes les plus beaux, les meilleurs, avec un air de
force patiente qui repose; ceux réunis ce matin-là à Bow street
ne faisaient pas exception, et tous gagnaient à être vus nu-tête:
celui qui se tient près des prisonniers, est brun, avec des
cheveux courts et soyeux, un front très blanc et un air de
_netteté_ morale extraordinaire. Si les physionomies signifient
quelque chose, ces policemen sont vraiment des êtres de choix,
ils n'ont rien de la veulerie de nos gardiens de la paix à qui il
manque ce je ne sais quoi que donne la conscience d'être _sûr_ de
son autorité; les policemen en ont la pleine certitude, et aussi,
il faut les voir aux carrefours des rues, se tenant comme des
colonnes.

Dans les _Police Courts_ ils se montrent généralement doux aux
misérables qui viennent là en consultation, car c'est le côté
vraiment touchant et profondément humain de ces _Police Courts_;
les magistrats y sont de vrais confesseurs laïques, auxquels les
pauvres femmes trop maltraitées, les hommes aux abois viennent
demander un bon avis; cet avis est toujours donné avec une
courtoisie parfaite et souvent accompagné d'un secours matériel,
car il y a là une caisse dont le magistrat a la disposition.
Des centaines d'êtres en détresse ont trouvé dans les _Police
Courts_ l'aumône opportune qui a empêché leur perdition totale;
les œuvres de miséricorde y sont représentées, et la fille
séduite et l'enfant abandonné y rencontrent presque toujours un
appui. Ces magistrats des _Police Courts_, qui connaissent, plus
que qui que ce soit, le fonds et le tréfonds des misères d'une
grande ville, demeurent profondément humains; aucune sensiblerie,
ils plaisantent continuellement, au contraire, mais une pitié
intelligente, traduite en mots brefs et en conseils précis.

C'est inimaginable ce qu'on leur soumet, et les épreuves
auxquelles leur patience est mise. Voici quelques échantillons des
dialogues:

Un homme est à la barre, et, après un exorde un peu embrouillé,
apprend au juge que sa femme vient d'accoucher.

--Eh bien, dit le juge, ces choses-là sont agréables, pourvu
qu'elles ne se reproduisent pas trop souvent.

L'homme hésite, réfléchit, puis finit par répliquer.

--Oui, _mais suis-je le père_?

Le juge se déclare honnêtement incompétent à décider ce point
délicat; cependant il ajoute:

--_Que dit votre femme?_

Elle dit que tout est bien.

Et là-dessus l'excellent magistrat l'engage à avoir l'esprit en
repos, à se méfier des hommes de loi qui lui feraient dépenser de
l'argent, et à retourner à son épouse.

L'homme s'en va évidemment rasséréné et convaincu. C'est moins
compliqué que les consultations de Dumas fils, mais tout aussi
efficace.

Un autre époux infortuné car--l'Angleterre est le pays par
excellence où fleurit la race des maris portant quenouille--se
présente; son histoire est plus longue: il raconte que sa femme
possède un commerce à elle, mais que, lui, fait les emballages,
et il insiste extraordinairement sur l'importance de cette
fonction; puis il confie au juge que malheureusement pour son
repos, le ménage a un ami, lequel ami est un ministre dissident,
dont l'influence est funeste à l'union des époux; dans le cas
particulier qui motive sa présence devant le juge, le ministre ami
est venu proposer une partie de plaisir pour le samedi; le mari
emballeur, en homme sage, s'y est opposé à cause de la perte de
temps qui en résulterait; là-dessus son épouse l'a flanqué à la
porte et ne veut plus le recevoir? QUE DOIT-IL FAIRE?

--A qui est le commerce? interroge sérieusement le magistrat.

--A ma femme, _mais je fais les emballages_.

--Eh bien, vous pouvez présenter une pétition pour restitution du
droit conjugal.

--Et ma femme sera _obligée_ de me recevoir? dit le mari rayonnant.

--Oui.

--Je remercie Votre Honneur.

Et le voilà parti à la recherche de ses droits conjugaux.

N'est-ce pas admirable, la simplicité et la bêtise de l'un, et la
bonhomie de l'autre?

A l'occasion, ils sont galants, ces excellents juges, témoin le
petit épisode suivant:

Une pédicure est à la barre appelée par son boucher qu'elle ne
paye pas; le juge lui en demande amicalement le pourquoi, étant
donné qu'il voit d'après ses cartes qu'elle est la pédicure des
princes et des têtes couronnées.

--C'est que je suis trop honnête, gémit l'artiste.

--Comment trop honnête? réplique le juge qui ne saisit pas le
rapport.

L'autre éclatant:

--_J'ai tué tous leurs cors._

--Allons, dit le juge touché, laissons aux cors royaux le temps de
repousser.

Et il ajourne le boucher pendant que la pédicure lui prodigue ses
bénédictions.

Voilà des mœurs patriarcales ou je ne m'y connais pas. Ceci est le
côté divertissant des _Police Courts_; il y en a un autre navrant,
et, dans certains quartiers surtout, les cas les plus tristes y
défilent presque sans interruption.

       *       *       *       *       *

Le discernement de ces magistrats des _Police Courts_ est
admirable, ils réprimandent ou punissent selon le cas; je le
répète, ils sont avant tout humains, c'est-à-dire dégagés de
tout appareil formaliste, disant des choses simples et pratiques
dans une langue naturelle, interrogeant, répondant, s'adressant
au policeman, à l'avocat, à l'accusé, tour à tour; acceptant
même sans broncher l'impudente familiarité de celles parmi les
femmes qui fréquemment se réclament du juge comme d'une vieille
connaissance, et qui positivement sont acceptées comme telles; on
entend souvent des colloques de ce genre:

--Comment, c'est encore vous?

--Oui, Votre Honneur.

Et suit l'énumération des fatalités qui ont prévalu contre les
meilleures résolutions, et il est rare que l'appel qui termine
presque invariablement: «Que Votre Honneur me donne encore une
chance», ne soit pas entendu. Ce qui frappe particulièrement dans
tous ces dialogues, c'est cette merveilleuse faculté d'abstraction
qui fait que, en réalité, les habitants des quartiers pauvres se
préoccupent si peu de ce qui se passe dans les quartiers riches.
En vérité, ce n'est pas l'envie des classes inférieures qui doit
étonner, mais _qu'il y ait si peu d'envie_, et que les ambitions
personnelles se réduisent si naturellement. Tous ces malheureux
qui passent dans les _Police Courts_ surprennent par la modestie
de leurs aspirations: il y a là une sorte d'humilité résignée qui
est très particulière et qui semble presque d'un autre âge; il
est positif que le peuple anglais, à l'heure actuelle, est encore
dans sa grande masse tranquillement soumis à sa destinée. C'est
une erreur de croire le peuple anglais un _peuple libre_ dans le
sens contemporain du mot; la liberté n'est pas dans les lois mais
dans les mœurs, et les mœurs anglaises sont encore celles d'une
société puissamment aristocratique; aussi le mouvement social
commence-t-il par en haut; c'est dans l'aristocratie que sont les
véritables agitateurs et les plus enragées réformatrices, et,
la volonté se trouvant là réunie à la possibilité, les théories
passent rapidement du domaine de la spéculation dans celui de la
réalité. C'est également le propre du caractère anglais de ne pas
douter de soi, et de tracer son sillon sans s'occuper du voisin;
personne ne se décourage à la pensée de l'effort solitaire. Il
y a, en Angleterre, entre les classes une _correspondance_ qui
disparaît nécessairement le jour où l'idée d'égalité s'établit:
le rôle de bienfaiteur est encore de droit l'attribut des classes
supérieures. Ainsi la question des logements d'ouvriers, une des
plus capitales dans une grande ville, provoque des tentatives
individuelles qui réussissent pleinement. Sans s'effrayer de
la disproportion entre le mal et le remède, lord Rowton, par
exemple, l'ancien secrétaire particulier de Disraeli, vient de
construire des maisons admirablement aménagées pour les classes
laborieuses; les locataires y sont soumis à quelques restrictions
intéressant la moralité et la salubrité; elles sont acceptées le
plus docilement du monde, et une entreprise, qui paraissait à son
début purement philanthropique, devient une excellente affaire;
d'autres maisons vont être bâties sur les mêmes plans et iront
prendre la place de bouges, servant ainsi à la moralisation et à
la civilisation de centaines d'individus.

       *       *       *       *       *

Les Anglais ont un sens trop pratique pour, en ces questions
vitales, se payer de mots sonores qui sont censés résoudre
tous les problèmes et n'aboutissent à quoi que ce soit. Pour
combattre le paupérisme, la misère, le vice, on s'ingénie à
chercher les remèdes, on multiplie les associations, on avoue le
péril; le vieil esprit du moyen âge qui reconnaît avant tout la
nécessité de la fidélité de _l'homme à l'homme_ existe encore,
et aussi longtemps qu'il subsistera, les catastrophes seront
évitées. Les femmes sont évidemment appelées à jouer un grand
rôle dans le mouvement social qui se prépare pour le XXe siècle,
et en Angleterre elles sont mûres, déjà extraordinairement
affranchies en pensée et prêtes à toutes les initiatives, et
l'œuvre de l'éducation trouve en un grand nombre d'entre elles des
collaboratrices zélées, désintéressées et capables.



XIII

«BOARD SCHOOLS»


Du _Police Court_ à une des écoles _Board schools_ du East end, ce
n'est en réalité que la distance des parents aux enfants, celle
que je vais voir est en majeure partie fréquentée par les enfants
de parents appartenant à la classe criminelle. Cette école est
à la fois le spectacle le plus consolant et le plus inquiétant;
il y a de telles anomalies dans ce mélange d'instruction donnée
à grands frais et cette misère à l'état aiguë chez ceux qui la
reçoivent, que l'esprit cherche en vain une solution; mais le
labeur accompli est admirable. Et pour quels enfants? les plus
misérables, les plus abandonnés qui se rencontrent dans une grande
ville, des enfants dont l'état d'esprit est révélé tout entier par
cette réponse de l'un d'eux. On interrogeait une petite classe
mixte sur leur idée de _Dieu_:

--Comment se figuraient-ils _Dieu_?

D'abord personne ne souffla mot, enfin une voix rompit le silence
et dit:

--_Il (Dieu) porte toujours des habits parfaits._

Voilà ce que cette pauvre cervelle d'enfant avait pu concevoir de
plus merveilleux, de plus éloigné de la réalité des choses. Je ne
sais pas de réponse plus poignante.

Beaucoup de ces malheureux enfants arrivent en classe sans _avoir
mangé_, beaucoup ont travaillé deux, trois heures auparavant, et
_jamais personne ne se plaint_, et cette résignation, à cet âge,
est le phénomène le plus douloureux à constater. Mais s'ils sont
comme apathiques en face de la souffrance, ils ne le sont pas
devant l'intérêt; le maître (_head master_) me fait parcourir
les classes, toutes les têtes se lèvent vers lui, et à la vue
d'une personne étrangère les visages se réveillent. «Allons,
mes garçons, saluez, enfants.» Le mot _lad_ en anglais est
autrement expressif, tous répondent à son appel, les mains se
lèvent pour un salut, les cahiers se tendent pour être examinés.
Il y a là des visages émaciés qui font mal à voir; le maître,
de temps en temps, pose sa main sur une tête d'enfant, et de
sa voix joyeuse comme un appel de clairon: «Vous avez mal à la
tête?--Oui.--Souvent?--Oui.» Quelques-uns ont _toujours_ mal à
la tête, tous ou presque tous sont laids d'une laideur terne et
triste, et cependant il y a encore une classe d'enfants au-dessous
de ceux-là, ce sont les _outcasts_, proprement dit les rejetés,
vrais vagabonds de la rue qui ne sont à personne, on les tient
dans une classe à part, et avec ceux-là les résultats sont presque
négatifs, quoique quelques-uns aient des visages d'une finesse
sournoise. Tout est tenté cependant, l'effort primordial qui
dépend du zèle et de l'intelligence du maître, est d'amener les
enfants à fréquenter régulièrement l'école; ce sont les parents
qui les en détournent; un gamin a manqué la classe depuis quinze
jours: quand le maître paraît, l'enfant descend aussitôt de son
gradin pour lui remettre, écrite sur un mauvais papier, l'excuse
de sa mère: «_N'avait pas de souliers_.--Ce n'est pas vrai,» dit
le maître, et d'une interrogation à une affirmation il force
le gamin à avouer qu'il a menti, puis se contente de dire: «Je
n'essayerai pas de nettoyer un garçon aussi sale», et ce dédain
est senti.

Une des méthodes employées pour agir sur les enfants et dont
on obtient des résultats surprenants consiste à les mener _à
l'école de natation_; là se développent chez eux l'émulation et
l'admiration, deux sentiments inconnus, et qu'il s'agit de créer
en eux, car tout est à faire. La plupart lorsqu'ils arrivent
d'abord, savent à peine parler, c'est-à-dire qu'ils connaissent
cent ou cent vingt mots au plus, et la maîtresse en chef, qui
dirige la partie de l'école, où sont réunis filles et garçons
de sept à dix ans, nous explique les efforts inouïs qui sont
nécessaires pour les débrouiller; et cependant les enfants sont
pleins de bonne volonté, incroyablement patients, tous en général
sont _généreux_: n'est-ce pas sublime? Alors qu'une distribution
de quelques douceurs leur est faite, il n'y en a pas un qui
ne réserve la part de la _mère_ ou du _baby_; ils sont aussi
infiniment sensibles à la confiance, et un privilège très envié
consiste à recevoir une lettre à mettre à la poste; quand on songe
d'où sortent ces enfants, on reste stupéfait qu'ils aient au cœur
de pareils instincts.

On ne peut imaginer la tristesse de certains petits visages qui
disent clairement leur histoire de longues privations, et cela
parmi ceux qui sont décemment vêtus dans leur pauvreté, car on
sent le désir de faire paraître les enfants; beaucoup entre les
petites filles ont leurs cheveux soignés, un grand nombre ont
des papillottes: cette passion de l'ornement et du clinquant
qui est si forte chez l'Anglais se découvre même parmi ces
pauvres enfants à qui on donne le pain de l'esprit, pendant que
celui du corps leur manque si souvent; cependant, quand vient
l'hiver, lady Jeune et d'autres dames charitables organisent
des dîners afin de remplir un peu ces bouches affamées; mais
l'air d'extrême délicatesse est frappant, et l'on sent combien
de ces enfants sont destinés à la phtisie. Au milieu de tout
cela ils aiment leur travail, et les petites filles surtout
sont étonnamment consciencieuses, et charmées, à l'occasion, de
montrer leurs petits talents; une classe qui est à la couture
nous récite tout d'une voix une poésie, et le fait bien, avec des
modulations justes; elles y mettent leur amour-propre, comme à
conserver propre leur tricot dont elles ont le plus grand soin.
L'enseignement dans toutes les branches est excellent, rien n'est
négligé, et je traverse une pièce où une vingtaine d'enfants sont
occupés à faire des mouvements de gymnastique, mais qu'ils doivent
être las!

J'arrive enfin à une classe où l'œuvre de l'enseignement devient
une divine charité, c'est celle des enfants, non pas idiots,
mais à peu près; ils piquent avec une épingle un dessin tracé au
crayon de couleur, et y portent une attention prodigieuse; la
maîtresse de cette classe, une femme au visage gai, soignée de sa
personne,--elles le sont toutes à un degré remarquable,--avec une
belle fleur sur sa table, est _très fière_ de son petit monde:
_«N'est-ce pas qu'ils ne sont pas trop mal?_» dit-elle; et elle
les interpelle, et en réponse ils sourient, sauf une petite à la
chevelure rousse, avec un visage d'une expression déchirante,
mais c'est la plus assidue; un petit pâle, si pâle, il est
tuberculeux, voyant qu'on sourit, ose d'un banc en arrière élever
timidement son petit travail, et sa physionomie s'éclaire de joie
à l'attention qu'il obtient et à l'approbation qui l'encourage.
Le directeur de l'école nous dit que ces visites amicales font le
plus grand bien aux enfants, qu'ils en parlent longtemps après,
et comme nous sortons, il ouvre la porte d'une classe où les
garçons plus âgés, ceux de douze à quinze ans, sont en train de
prendre une leçon de chant. Jamais je n'ai éprouvé une impression
plus saisissante; tous ces visages ingrats et laids, ces corps
grossiers et lourds, et, planant, ces voix, jeunes, fraîches,
_douces_, et quelques-unes touchantes; il m'a semblé que l'_âme_
de ces enfants s'était faite visible: ils chantent avec un vrai
plaisir, attentifs au tableau sur lequel est notée la musique.

Il est inouï de quelle culture sont susceptibles ces enfants, et
quels sont leurs goûts; cette école de _Shoreditch_ a pour ses
élèves des «soirées heureuses» (_happy evenings_), c'est-à-dire
que trois ou quatre fois par quinzaine, ce maître infatigable et
de bonnes samaritaines réunissent ces enfants pour les amuser; on
leur récite des contes de fée dont ils sont avides, on leur fait
peindre des images et former des albums, c'est le plaisir favori
des garçons, on leur montre la lanterne magique, on les fait
danser, et ils ont la passion de la danse; on danse partout dans
les rues de Londres, c'est une sorte de rage et j'imagine que ce
symptôme n'est pas sans être significatif. Ces réunions en dehors
des classes sont avant tout civilisatrices, là les enfants entrent
dans un ordre d'idées qui leur serait resté totalement inconnu; on
leur fait entendre de la musique, eux-mêmes chantent. Le résultat
bienfaisant de ces efforts est immédiat; le lendemain matin, il
est facile de distinguer ceux des enfants qui ont pris part à ces
réunions, car ils se montrent invariablement plus attentifs et
plus intelligents. L'été, on les conduit à la campagne: une seule
jeune fille du monde, dévouée à cette œuvre, a pour sa part mené,
l'été dernier, cent quatre-vingt-dix-huit garçons en groupes de
quatorze ou quinze qui lui obéissent implicitement, et si l'un
d'eux s'avise de se montrer turbulent, les autres le mettent vite
à la raison.

Mais pour détruire le bien acquis, il y a les parents; leurs
abominables exemples à un moment donné perdent tout, et par-dessus
le marché, la plupart sont sans entrailles aucunes. On expliquait
en classe l'instinct qui porte l'animal à aimer et protéger ses
petits: «Sûrement, dit un garçon, mon père ne m'aime pas comme
un animal aime son petit», et voilà la clarté donnée à ce pauvre
cerveau d'enfant qui lui inflige une souffrance de plus. Un autre
gamin, dont on avait de bonnes espérances pourtant, a volé une
montre qu'il a revendue six pence, les parents ont été plutôt
fiers, le maître a sauvé l'enfant de la prison, et croit qu'il se
réformera; il y est évidemment disposé, mais quelle force lui sera
nécessaire pour résister à des influences aussi funestes au milieu
de telles tentations[4].

[Note 4: On me montre un garçon dont le père a été pendu, et
dont la grand'mère possède dix mille livres de rente, produit de
vol.]

N'importe, ce maître courageux ne se lasse pas, et accomplit
son labeur ingrat avec passion. Le personnel de ces _Board
schools_ est absolument supérieur, hommes et femmes d'une tenue
irréprochable, de façons excellentes et évidemment dévoués à leur
tâche; mais aussi elle est rémunérée: le maître en chef, _head
master_, a six mille francs par an, la maîtresse quatre mille;
puis l'intérêt que tant de femmes distinguées, tant d'hommes
charitables portent aux enfants des écoles, met le personnel
en rapport avec ces mêmes personnes, et exerce naturellement
une influence sur leur vie et leur manière de voir. Ces
rapprochements, ce contact entre gens de situations si différentes
seraient, je le crois, impossibles dans une démocratie ombrageuse,
où la vanité et la défiance paralysent absolument les initiatives
individuelles, qui, en Angleterre au contraire, sont innombrables.

Dans ce quartier de Shoreditch, les hommes se battent
continuellement et avec la dernière brutalité; un clergyman a
entrepris d'enrayer le mal en le réglementant; voici ce qu'il a
imaginé: après avoir recueilli des fonds pour bâtir une église,
il l'a établie de la façon suivante: au rez-de-chaussée, une salle
où il _invite_ les hommes du quartier à venir se livrer à leur
divertissement favori, seulement, selon les règles, ce qui en
mitige sensiblement la sauvagerie; au-dessus de cette salle une
hospitalité de nuit, où l'on s'entasse autant qu'il y a de place,
et au-dessus, l'église!

Voilà la trempe d'hommes qui arrivent à établir entre eux et les
pires classes un lien et des rapports. Dans une autre partie du
East end, des dames charitables, ayant à leur tête la fille d'un
évêque, viennent de louer une maison, afin de vivre au milieu
des pauvres qu'elles veulent secourir; la tâche évidemment est
immense, mais les bonnes volontés sont nombreuses aussi, et, je le
redis, parce qu'il me semble que cela a une extrême importance,
_partant de haut_.

On revient _au respect du pauvre_, personnage éminent dans
l'Église catholique, et que le morne protestantisme des trois
derniers siècles avait relégué en Angleterre, malgré les lois
secourables, à une place de paria.--On connaît là-dessus les
effroyables révélations de Dickens; actuellement la réaction est
complète, grâce aux femmes.

J'ai été les voir à l'œuvre, au _Chelsea Infirmary_, où sont reçus
les pauvres absolus, _paupers_. La _matron_ (supérieure) est
une femme d'une quarantaine d'années, jolie et fraîche encore,
l'air ouvert et gai. On pénètre dans le grand bâtiment sombre
au dehors, et par un large escalier on arrive à l'appartement
de la _matron_,--trois pièces _coquettement_ meublées; un petit
salon _cosy_ et gai plein de bibelots de tout genre, un piano,
des journaux, des livres, à côté une chambre à coucher, très
vivante aussi et sur le lit une chemise ornée d'un ruban bleu!
sur une large toilette s'étalent tous les objets d'un nécessaire
à couvercles d'argent. A côté, la plus confortable salle de bain
qui se puisse imaginer! On voit que cela n'a rien d'ascétique.
La _matron_ est vêtue d'une robe de soie noire et coiffée d'un
bonnet de percale à brides, très coquet et commode et qui lui sied
parfaitement.

Dans les vastes dortoirs où pas une odeur ne règne, aucune
apparence de tristesse; toutes les malades ont sur leurs épaules
un petit châle rouge, et sur leur lit un couvre-pieds de même
nuance; dans la longue travée qui s'ouvre entre les lits, des
arrangements ingénieux ont placé des fleurs en quantité; trois
pieds de bois croisés et peints avec l'émail si populaire ici,
sont disposés de loin en loin et servent de supports; des serins
chantent dans une cage accrochée devant une des hautes fenêtres,
cela ne paraît rien, mais ceux qui savent ce qu'est la tristesse
mortelle d'une salle d'hôpital comprendront le charme singulier
de ce détail familial; sur une longue table se trouvent en bon
ordre la large cuvette, les éponges et les serviettes telles que
la femme la plus soignée ne pourrait demander mieux; l'effort
est visiblement d'_embellir_ le plus possible, et les _nurses_
apportent à cette tâche une extrême émulation; c'est partout,
aussi bien dans l'hôpital qu'ailleurs, ce besoin et ce goût de
choses agréables à l'œil.

       *       *       *       *       *

Dans ce _Chelsea Infirmary_ sont aussi des enfants, de tout
petits; _des affamés_, il faut voir ces visages d'enfants de six
mois pas plus gros que des enfants de quelques semaines, cela
arrache le cœur; mais cette partie de l'_Infirmary_ est en même
temps la plus consolante; bien entendu le rouge domine; tous les
petits qui sont levés, ou même qui peuvent se soulever sur leur
lit sont habillés d'une robe de flanelle rouge; une jolie petite
brune de cinq à six ans a dans ses cheveux frisés un gros nœud
de velours jaune, et un bracelet de perles au poignet, elle est
malade de l'épine dorsale et incurable; mais coquette, quoiqu'elle
soit là depuis trois ans, et le beau nœud de velours est pour la
contenter; un immense polichinelle pend du plafond, un cheval à
bascule est au pied du lit d'un petit, émacié par les privations
et qui bouge à peine, il n'y a que ses yeux inquiets qui remuent;
derrière un paravent dort un nouveau-né, né dans le _Workhouse_,
il est là si douillettement enveloppé, et où sera-t-il jeté en
sortant de ce berceau?

Cette maison tout entière est uniquement l'asile des pires
détresses et des pires misères; il y vient mourir des femmes que
le vice et l'ivrognerie ont entraîné dans les bas-fonds et qui
étaient nées dans la classe privilégiée; les exemples tragiques
et _vrais_ seraient à peine croyables si on osait les dire! Au
milieu de tout ce monde souffrant, les jeunes _nurses_ avenantes
et actives vont et viennent. En bas, elles ont leur large salle
de communauté où se trouvent un _piano à queue_, quantité de
magazines et de journaux _de mode_! il s'y fait de très _bonne
musique_, telle fille, qui, il y a trente ans, aurait donné des
leçons, préfère aujourd'hui soigner les malades; on paye cher pour
l'année de _probation_: trente, quarante guinées, et tout le monde
n'est pas accepté. Dans ce genre de vie, si indépendante qu'elle
soit, il y a une discipline et un asile, et la femme, malgré tout,
demeure dans son rôle traditionnel et séculaire.

Mais cette franche acceptation du côté matériel et physique de
la vie est un signe des temps, et peut-être s'engage-t-on trop à
fond dans cette voie, la femme anglaise ne connaît plus guère la
mesure.



XIV

VIE DE PROVINCE


La vie de province garde encore en Angleterre une intensité et
une vitalité extrêmes; et c'est là, mieux encore qu'à Londres
qu'on peut arriver à bien pénétrer les mœurs anglaises avec leurs
singularités, leurs anomalies, la cruauté de leurs lois surannées,
et ce mélange unique de liberté et de tyrannie qui est le fond
même des institutions anglaises.

Et d'abord, on est frappé du double aspect de routine et de
modernité, la vie contemporaine s'est greffée sur la vie ancienne
sans en altérer le caractère primitif. Le cadre n'a pas changé,
il est ce qu'il était il y a cent ans; la littérature anglaise
possède dans les romans célèbres de miss Austen des documents
de premier ordre sur l'existence provinciale au commencement de
ce siècle, et les modifications apportées depuis par le temps
résident uniquement dans les nuances, mais les grandes lignes
sont identiques, les personnages n'ont pas varié; c'est la même
hiérarchie sociale, et, ce qui est le plus curieux, les relations
relatives des individus sont restées ce qu'elles étaient. Rien
n'est vieilli, tout est admirablement conservé, l'ordre tranquille
qui a gouverné toutes choses, et la force militante de la
tradition ont imprimé un cachet si fort à la race, que dans ces
milieux absolument anglais, on s'aperçoit que même physiquement
le type des hommes est resté singulièrement semblable à lui-même,
c'est que dans son intrinsèque, l'être humain n'a pas changé.
Prenez des gravures sportives du commencement de ce siècle,
regardez ces visages rasés, ces traits nets; puis, assistez, par
exemple, dans une petite ville de Surrey au départ du «coach»
pour Londres; la restitution du passé est complète, ce sont les
mêmes hommes, les mêmes gestes; à peu de choses près les mêmes
silhouettes, on se croirait à quatre-vingts ans en arrière! et
toute l'atmosphère ambiante est à l'unisson; le «coach» part
devant l'hôtel du _Chevreau blanc_, c'est l'«Inn» cossue et
provinciale dont le modèle façonné sur les anciens usages s'est
conservé intact avec son énorme «Bar» et son «Parloir» reluisant
et chaud caché derrière le «Bar» tout cela d'une sorte de
respectabilité hypocrite d'un genre spécial.

La vie est un peu lourde et lente, mais puissante. Il existe, en
Angleterre, une grande caste intermédiaire qui ne fraie jamais
avec ce qu'on appelle les «County Families», mais dont les membres
groupés généralement aux alentours d'une petite ville prospère,
possèdent de belles maisons, des parcs verdoyants, des serres
recherchées. Ce sont le plus souvent des enrichis, enclins à une
hospitalité fastueuse, et c'est grâce à eux que le commerce
des petites villes demeure florissant; la ville elle-même n'est
généralement habitée que par une bourgeoisie inférieure, les
commerçants locaux, les docteurs et les hommes de loi, chacun
dans sa sphère s'associe aux affaires de la communauté, il n'est
pas dans le caractère de l'Anglais ni d'être passif, ni de se
désintéresser de ce qui l'entoure; aussi dans une petite ville de
province de mince importance, trouvera-t-on des rues bien tenues,
des policemen massifs, des jardins publics pleins de fleurs, des
expositions utilitaires fréquentes; et l'hiver des cours du soir
variés, bref, tout le courant de l'existence moderne qui semble
cependant ne rien déplacer. Même le voisinage relatif de Londres,
et la facilité énorme des communications ne tarit pas la sève de
ces petites villes de province; l'Anglais n'aime pas la ville en
tant que «capitale», les personnalités s'affirment mieux dans
des cadres restreints et la ville de province est le terrain le
plus propice à l'indépendance et à la prospérité bourgeoise.
L'émulation existe toujours active, non pas seulement entre
gens d'opinions politiques adverses, mais entre les membres des
différentes sectes religieuses, toutes remuantes et ambitieuses,
et notez, que dans une seule _petite_ ville de province, j'ai
compté jusqu'à sept églises ou chapelles appartenant à des
dénominations diverses, depuis le High Church qui n'est qu'un
catholicisme honteux, jusqu'aux Quakers.

Elles ont disparu à Londres, mais on les rencontre encore dans les
villes de province ces tranquilles Quakeresses, habillées de leurs
vêtements à coupe surannée, aux couleurs de colombe. Revêches
et compassées, elles ont néanmoins une certaine saveur, et une
modestie féminine bien appréciable dans un pays où de moins en
moins cette qualité est de mode.

Ces Quakers qui ne parlent jamais haut, qui ne se fâchent point,
qui enseignent la patience à leurs enfants, comme on enseigne
l'alphabet, et qui sont toujours _riches_, incarnent bien
cette _spiritualité matérielle_ qui a régné souverainement
en Angleterre, mais qui tend de plus en plus à disparaître,
balayée par un double courant de réveil religieux d'une part et
d'athéisme de l'autre.

Le péril, du reste, est signalé, car, en outre de ces facilités
spirituelles locales et permanentes, on rencontre dans les villes
de province, le «Protestant Van», roulotte ambulante, farcie de
bons livres et de «tracts» mettant en garde contre la grande
«Prostituée de l'Apocalypse!»

Dans les villes de province, pas de quartier aristocratique;
la noblesse, et la classe de gentlemen égaux à la noblesse
par l'ancienneté de la descendance et la possession de vastes
domaines, habitent ses terres et y exercent encore une véritable
féodalité. Car il faut bien s'en rendre compte, en Angleterre,
la liberté est surtout personnelle, la grande masse du peuple
anglais demeure encore sous le double joug de l'aristocratie de
naissance et de la puissance de l'argent, et l'état des lois
permet d'étendre très loin le pouvoir que confèrent ces deux
autorités.

L'impossibilité de posséder la terre réduit le laboureur anglais
(_labourer_), car de paysan proprement dit il n'y en a pas, à un
véritable servage. Des villages entiers dépendent absolument du
grand propriétaire auquel _tous_ les cottages appartiennent, qui
les loue comme il veut, à qui il veut et aux conditions qu'il
veut. Tantôt ce propriétaire sera indifférent ou absent, et ne
s'inquiétera que de recevoir régulièrement ses loyers; l'agent,
alors, est maître absolu, il pressure plus ou moins et une plainte
procure généralement, un congé, ce qui équivaut pour la plupart
des tenanciers pauvres à l'impossibilité _absolue_ de se loger.

Tantôt le propriétaire est généreux et consciencieux, sans que
néanmoins en l'état des mœurs, la dignité personnelle et surtout
l'indépendance des tenanciers en soient beaucoup rehaussées. Les
cottages (et c'est déjà énorme assurément), seront des cottages
modèles, loués à très bas loyers, mais dans ce marché, la liberté
individuelle n'entre pas en ligne de compte. Les conditions
d'habitation sont réglées arbitrairement sans discussion possible,
toute location revêt l'aspect d'une faveur presque d'une aumône.
On ne peut, par exemple, habiter plus d'un certain nombre de
personnes, il est défendu de prendre des locataires, etc.
Je citerai deux faits très simples qui sont tombés sous mon
observation personnelle et feront bien comprendre les relations
de propriétaire à locataire; ils se sont, du reste, passés sur
l'_Estate_ d'un propriétaire philanthrope avec ostentation:

Un cottage est habité depuis des années, par une femme veuve
depuis peu, et ses deux enfants adultes; ce sont, à tous les
points de vue des tenanciers modèles, toujours prêts avec leur
loyer, et ils se figurent que puisqu'ils paient une somme
librement consentie, ils sont chez eux; vous allez voir comment
le propriétaire l'entend: un beau matin, l'agent vint dire à la
veuve que pour _obliger_ lord X..., on la _prie_ d'accepter de
prendre comme locataire un jeune garde qu'on ne sait où loger,
son mari étant mort, on a jugé qu'elle devait avoir trop de
place. Que cela plaise ou non, il faut se soumettre; et ces gens
jaloux de la réclusion de leur vie familiale ne peuvent songer à
discuter, refuser serait s'exposer à se voir enlever le cottage,
le locataire de lord X... est donc accepté!

       *       *       *       *       *

Voici l'autre cas: une jeune femme vient faire ses couches chez
sa mère; la pauvre créature, au lieu de se remettre dans le délai
réglementaire comme elle aurait dû, traîne en longueur; au bout de
quelques semaines, l'agent arrive rappeler qu'on est trop nombreux
dans la maison. La mère proteste et demande ce que dirait lady
X..., si on lui suggérait de renvoyer sa fille malade? mais
cependant, elle se tient pour avertie, et l'accouchée s'en ira.

Il y a là évidemment un arbitraire dont nous ne connaissons
plus d'exemples, et un ordre de choses qui s'accorde mal avec
l'éducation obligatoire dont on gave les jeunes générations.
Dans la vie anglaise, telle qu'elle est organisée actuellement,
la dépendance de toute une classe demeure complète, et se fait
sentir même dans les plus louables efforts, pour améliorer le
sort des tenanciers. Ainsi dans beaucoup de villages, les femmes
de clergymen tiennent un «clothing club» (club d'habillement), il
est matériellement très avantageux d'en faire partie, mais la
présidente se réserve le droit de juger si les membres s'habillent
selon _leur station_, et une infraction à son point de vue peut
amener la radiation de la personne assez osée pour s'émanciper par
des affiquets jugés inconvenants!

       *       *       *       *       *

Il arrive qu'un propriétaire désireux de propager le mouvement de
tempérance, chose excellente assurément, fera disparaître sur son
«Estate» souvent à de grands sacrifices, les _Public Houses_, et
les remplacera par des espèces de cafés, où tout sera meilleur, et
à meilleur marché pour le consommateur, mais où, en même temps, le
propriétaire est chez lui, et où il ne ferait pas bon, au point
de vue des faveurs à espérer, d'exprimer des opinions politiques
opposées aux siennes. Or, tout est faveur; une des plus convoitées
et qui dépend uniquement du bon vouloir du propriétaire est la
possession d'un _Allotment_, c'est-à-dire un lot de terre loué au
tenancier et qu'il pourra cultiver pour son propre compte, mais
soit pour l'obtenir, soit pour se le voir retirer, il demeure
absolument à la merci du propriétaire ou de l'agent, car, point
de bail, et les clauses de location sont telles qu'il suffit d'un
bien léger prétexte pour qu'un homme soit, sans appel possible,
dépossédé de la terre qu'il a fécondée par son labeur; et notez
qu'en Angleterre, le salaire habituel des labourers est de _onze
shillings_ (douze francs cinquante) par semaine, et qu'on retient
la paie quand il pleut, que pour la moisson, on traite à forfait,
et que les ducs les plus opulents s'abaissent par l'intermédiaire
de leurs agents, à de véritables marchandages et arrivent à
réduire le salaire des moissonneurs de dix livres (deux cent
cinquante francs) à huit livres sept shillings.

       *       *       *       *       *

On ne peut s'étonner que dans de telles conditions, et sans
amélioration à espérer, la jeunesse en masse ne déserte les
villages; un à un, les jeunes hommes s'en vont à la ville,
car _onze shillings_ de gages pour élever une famille et
le _Work-House_ pour la vieillesse, ne constituent pas une
perspective attrayante. Et en même temps que la terre reste
inaccessible à ceux qui la cultivent, les anciens droits
communaux qui leur en réservaient librement une parcelle, tombent
en désuétude ou plutôt sont ignorés par les propriétaires. C'est
un fait notoire que tous les jours de grands propriétaires
s'annexent une partie des «commons» qui étaient le patrimoine du
pauvre en Angleterre, et qui vont toujours diminuant.

Le procédé est simple, on commence par planter sur la partie
convoitée un poteau défendant de passer, puis un peu plus tard
vient une haie, puis une palissade, et le tour est joué! D'autres
fois, les propriétaires prennent la peine de solliciter du «Board»
du District la permission de s'adjoindre tel ou tel morceau de
_terre inculte_, et ce Board qui n'a aucun droit de le faire,
l'accorde généreusement et le refuserait avec entrain à des
laboureurs qui auraient l'insolence de convoiter cette _terre
inculte_.

De recours contre ces abus, il n'y a point de la part du faible,
par l'excellente raison que la justice est rendue par ces mêmes
propriétaires! car la qualité de magistrat «Justice of Peace:
J. P.» qui n'est pas rétribuée se confère uniquement à des
notabilités respectables: propriétaires, clergymen, etc. Nulle
qualification légale n'est nécessaire, on naît apparemment
_Justice of Peace_ comme on naît rôtisseur! Aussi les sentences
rendues journellement en Angleterre sont-elles scandaleuses! Pour
ces magistrats provinciaux, le vieil adage de droit normand:
_Corps d'homme est plus digne chose qu'héritage_, n'a pas cours;
les délits contre la propriété sont punis avec une sévérité
très supérieure à celle qui dicte les sentences pour offenses
contre les personnes! Il est beaucoup meilleur marché de rouer
abominablement de coups sa vieille mère, ou, avec un marteau,
d'assommer un homme jusqu'à incapacité de travail, que de
braconner pour la _première fois_ dans un champ, étant un peu pris
de boisson ou de voler _neuf pommes_. Pour les premiers délits on
s'en tire avec une amende d'une livre et une de quinze shillings.
Pour les autres, les _mêmes magistrats_, le même jour, car là est
le fait révoltant, infligeront un mois de prison et six semaines
de _Hard labour_ (dur labeur)! Un vagabond ayant couché dans un
fossé (il est vrai que c'est une récidive), s'entend condamner à
_deux mois de Hard Labour_!

On ne sait qu'admirer plus ou de la sottise ou de la cruauté d'une
pareille sentence, car enfin voilà la communauté chargée pendant
_deux mois_ d'un homme qui n'a commis qu'un délit imaginaire.
Le danger de cet arbitraire serait grand partout, mais il l'est
doublement dans un pays où les lois les plus contraires à notre
état actuel de civilisation ne sont pas abrogées; ainsi il serait
à la rigueur possible à un _County Court_ d'appliquer pour
vagabondage ou mendicité une loi comme celle-ci: _5 George IV cap.
83. 3 et 4_. «Emprisonnement et _Hard Labour_ jusqu'à la prochaine
session, quand ils pourront être de nouveau emprisonnés pour _un
an et fouettés_.»

Le _Truth_ publie chaque semaine un Pilori légal dont les
révélations douloureuses atteignent parfois à un côté presque
comique par l'état d'esprit qu'elles dénotent chez les membres de
cette classe privilégiée pour qui le don de rendre la justice est
supposé être une qualité infuse. Les exemples et les citations
pourraient se multiplier à l'infini, je ne veux que signaler un
état de choses assez généralement ignoré en France, état de choses
qui durera aussi longtemps que la loi ne sera pas rendue par des
magistrats _qualifiés_, _rétribués_ et _inamovibles_.

L'Angleterre, si fière à juste titre de ses juges, se contente
pour sa Justice de Paix d'une magistrature grotesque et d'autant
plus dangereuse que les lois ont cessé d'être d'accord avec les
mœurs; et de cette situation naîtra indubitablement un conflit.
L'incohérence est le trait dominant de l'heure présente, les
fictions sociales sont de moins en moins respectées et la
perturbation est profonde, une partie de la nation anglaise a
perdu contact avec la grande majorité de ses concitoyens, cette
avant-garde téméraire et bruyante a répudié pour n'y plus revenir
le vieil esprit conservateur et hypocrite, et c'est tant pis,
car elle était fort belle dans son ensemble, cette vie anglaise,
à façade si décorative, et malgré tout rien n'affermit les âmes
comme d'être bandées continuellement pour un effort, celui de
vouloir toujours _paraître_ digne et vertueux était assurément
considérable; on l'a mis de côté comme trop fatigant.

       *       *       *       *       *

J'ose dire, quoi qu'il en paraisse, que la question sociale est
bien plus aiguë en Angleterre qu'en France, et elle revêt un
caractère tout particulier par suite du rôle pris par les femmes;
peu à peu, elles sont en train d'_enlever_ aux hommes leur
«gagne-pain», la situation devient une arme à deux tranchants:
les hommes, dont la concurrence féminine fait baisser les
salaires d'une façon désastreuse, se marient de moins en moins,
et, conséquence logique, un nombre toujours croissant de femmes
se voient contraintes à gagner leur vie, et luttent pour entrer
dans toutes les professions! Habile qui résoudra ce problème.
Pour moi, il est évident qu'à l'heure présente l'esprit masculin
est chez les Anglais, pour une raison quelconque, beaucoup plus
retardataire que l'esprit féminin, l'_agitation réelle_ se fait
par les femmes; elles ont accepté d'une façon anticipée la
possibilité d'un nouvel état de choses, et à l'heure fatidique,
ce seront _elles_, et parmi les plus riches et les mieux nées
qui iront au-devant de toutes les réformes,--je ne loue pas, je
constate.

De deux choses l'une, ou la femme _aime_ son oppression, ou elle
la _hait_, et en Angleterre, une élite a adopté ce dernier parti
et éprouve une sorte de solidarité avec les classes opprimées.
De toutes façons les femmes désertent leur poste séculaire, une
génération s'élève qui est le contrepied de celles qui l'ont
précédée, et cette génération fera parler d'elle.


FIN.



TABLE


  I.--ASPECTS DE LONDRES                    1

  II.--RUES DE LONDRES                     17

  III.--L'ESPRIT NOUVEAU                   30

  IV.--AU «ROUET QUI TOURNE»               49

  V.--LE RÈGNE DE L'ARGENT                 61

  VI.--«SOCIETY PAPERS»                    85

  VII.--CLUBS DE FEMMES                   103

  VIII.--CHIMÈRES                         143

  IX.--JEUNESSE ET VIEILLESSE             181

  X.--FANATISME, PORTRAITS, ACTRICES      198

  XI.--THÉÂTRES                           222

  XII.--«POLICE COURTS»                   241

  XIII.--BOARD SCHOOLS                    258

  XIV.--VIE DE PROVINCE                   281





*** End of this LibraryBlog Digital Book "Notes sur Londres" ***

Copyright 2023 LibraryBlog. All rights reserved.



Home