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Title: Les Jeunes-France: romans goguenards ; suivis de Contes humoristiques
Author: Gautier, Théophile
Language: French
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produced from images generously made available by The
Internet Archive/American Libraries.)



  THÉOPHILE GAUTIER

  LES
  JEUNES-FRANCE

  ROMANS GOGUENARDS

        Moins un homme qui pense
        Qu'un boeuf qui rumine.

        Angola.

  SUIVIS DE
  CONTES HUMORISTIQUES

  PARIS
  CHARPENTIER ET CIE, LIBRAIRES-ÉDITEURS
  28, QUAI DU LOUVRE, 28

  1875
  Tous droits réservés



Il a été tiré 50 exemplaires numérotés, sur papier de Hollande.

Prix: 7 francs.


OUVRAGES DU MÊME AUTEUR

DANS LA BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER

à 3 fr. 50 chaque volume

  PREMIÈRES POÉSIES (Albertus.--La Comédie de la mort, etc.)      1 vol.
  MADEMOISELLE DE MAUPIN                                          1 vol.
  LE CAPITAINE FRACASSE                                           2 vol.
  LE ROMAN DE LA MOMIE. Nouvelle édition                          1 vol.
  SPIRITE, nouvelle fantastique                                   1 vol.
  VOYAGE EN RUSSIE                                                2 vol.
  VOYAGE EN ESPAGNE (Tras los montes)                             1 vol.
  ROMANS ET CONTES (Avatar.--Jettatura, etc.)                     1 vol.
  NOUVELLES (La Morte amoureuse.--Fortunio, etc.)                 1 vol.
  TABLEAUX DE SIÉGE.--Paris, 1870-1871                            1 vol.
  ÉMAUX ET CAMÉES. Édition définitive, ornée d'un Portrait à
    l'eau-forte, par _J. Jacquemart_                              1 vol.
  THÉÂTRE (Mystère, Comédies et Ballets)                          1 vol.
  HISTOIRE DU ROMANTISME                                          1 vol.


PARIS.--IMP. SIMON RAÇON ET COMP., RUE D'ERFURTH, 1.



PRÉFACE

      PIERROT.--Je te dis toujours la même chose, parce que c'est
      toujours la même chose; et si ce n'était pas toujours la même
      chose, je ne te dirais pas toujours la même chose.

      _Le Festin de Pierre._


Ceci, en vérité, mon cher monsieur ou ma belle dame, n'est autre chose
qu'une préface, et une préface fort longue: je n'ai pas la moindre envie
de vous le dissimuler ou de vous en demander pardon. Je ne sais si vous
avez la fatuité de ne pas lire les préfaces; mais j'aime à supposer le
contraire, pour l'honneur de votre esprit et de votre jugement. Je
prétends même que vous me remercierez de vous en avoir fait une; elle
vous dispense de deux ou trois contes plus ou moins fantastiques, que
vous eussiez eus sans cela, et vous conviendrez, si récalcitrants que
vous soyez, que ce n'est pas une mince obligation que vous m'en devez
avoir. J'espère que celle-ci tiendra la moitié du volume; j'aurais bien
voulu qu'elle le remplît tout entier, mais mon éditeur m'a dit qu'on
était encore dans l'habitude de mettre quelque chose après, pour avoir
le prétexte de faire une table. C'est une mauvaise habitude; on en
reviendra. Qu'est-ce qui empêche de mettre la préface et la table côte à
côte, sans le remplissage obligé de roman ou de contes? Il me semble que
tout lecteur un peu imaginatif supposerait aisément le milieu, à l'aide
du commencement et de la fin: sa fiction vaudrait probablement mieux que
la réalité, et d'ailleurs il est plus agréable de faire un roman que de
le lire.

Moi, pour mon compte, et je prétends vous convertir à mon système, je ne
lis que les préfaces et les tables, les dictionnaires et les catalogues.
C'est une précieuse économie de temps et de fatigue: tout est là, les
mots et les idées. La préface, c'est le germe; la table, c'est le fruit:
je saute comme inutiles tous les feuillets intermédiaires. Qu'y
verrais-je? des phrases et des formes; que m'importe! Aussi, depuis deux
ans que j'ai fait cette précieuse découverte, je suis devenu d'une
érudition effroyable: je ferais honte à Cluverius, à Saumaise, à dom
Calmet, à dom Sanchez et à tous les dom bénédictins du monde; je
disserterais, comme Pic de la Mirandole, _de omni re scibili et
quibusdam aliis_. Citez-moi quelque chose que je ne sache pas, je vous
en défie; et, pour peu que vous usiez de ma méthode, vous arriverez au
même résultat que moi.

Il en est des livres comme des femmes: les uns ont des préfaces, les
autres n'en ont pas; les unes se rendent tout de suite, les autres font
une longue résistance; mais tout finit toujours de même... par la fin.
Cela est triste et banal; cependant que diriez-vous d'une femme qui
irait se jeter tout d'abord à votre tête? Vous lui diriez comme le More
de Venise à Desdemona:

              ... à bas, prostituée!

Cette femme serait une catin sans vergogne: pourquoi voulez-vous donc
qu'un livre soit plus effronté qu'une femme, et qu'il se livre à vous
sans préliminaire? Il est vrai que la fille que vous louez six francs
n'y fait pas tant de façons, et vous avez acheté le livre vingt sous de
plus que la fille. Il est à vous, vous pouvez en user et en abuser; vous
n'accorderez pas même à sa virginité le quart d'heure de grâce, vous le
touchez, vous le maniez, vous le traînez de votre table à votre lit,
vous rompez sa robe d'innocence, vous déchirez ses pages: pauvre livre!

La préface, c'est la pudeur du livre, c'est sa rougeur, ce sont les
demi-aveux, les soupirs étouffés, les coquettes agaceries, c'est tout le
charme; c'est la jeune fille qui reste longtemps à dénouer sa ceinture
et à délacer son corset, avant d'entrer au lit où son amoureux l'attend.

Quel est le stupide, quel est l'homme assez peu voluptueux pour lui
dire: Dépêche-toi!

D'autant que le corset et la chemise dissimulent souvent une épaule
convexe et une gorge concave, d'autant que la préface cache souvent
derrière elle un livre grêle et chétif.

O lecteurs du siècle! ardélions inoccupés qui vivez en courant et prenez
à peine le temps de mourir, plaignez-vous donc des préfaces qui
contiennent un volume en quelques pages, et qui vous épargnent la peine
de parcourir une longue enfilade de chapitres pour arriver à l'idée de
l'auteur. La préface de l'auteur, c'est le post-scriptum d'une lettre de
femme, sa pensée la plus chère: vous pouvez ne pas lire le reste.

Pourtant, n'allez pas inférer de ce que je viens de dire qu'il y ait une
idée dans celle-ci; je serais désespéré de vous induire en erreur. Je
vous jure sur ce qu'il y a de plus sacré. Y a-t-il encore quelque chose
de sacré? Je vous jure sur mon âme, à laquelle je ne crois guère; sur ma
mère, à laquelle je crois un peu plus, qu'il n'y a réellement pas plus
d'idée dans ma préface que dans un livre quelconque de M. Ballanche;
qu'il n'y a ni mythe, ni allégorie, que je n'y fonde pas de religion
nouvelle comme M. G. Drouineau, que ce n'est pas une poétique ni quoi
que ce soit qui tende à quelque chose: je n'y fais même pas l'apologie
de mon ouvrage. Vous voyez bien que ma préface ne ressemble en rien à
ses sœurs les autres préfaces.

Seulement je profite de l'occasion pour causer avec vous; je fais comme
ces bavards impitoyables qui vous prennent par un bouton de votre habit,
monsieur; par le bout de votre gant blanc, madame, et vous acculent dans
un coin du salon pour se dégorger de toutes les balivernes qu'ils ont
amassées pendant un quart d'heure de silence. En honneur, ce n'est pas
pour autre chose. Je n'ai pas grand'chose à faire, ni vous non plus, je
pense. Je m'en vais donc me raconter à vous de point en point, et vous
faire moi-même ma biographie: il n'y aura pas plus de mensonges que dans
tout autre... ni moins.

Avant de vous dire ma vie, vous me permettrez d'abord de vous toucher
quelque chose des motifs qui m'ont porté à faire noires trois ou quatre
cents pages blanches qui ne l'ont pas mérité.

Je suis un homme d'esprit, et j'ai pour amis des gens qui ont tous
infiniment d'esprit, autant d'esprit que M. H. Delatouche et M.
Loève-Veimars. Tous ces gens-là ont fait un livre ou même en ont fait
deux: il y en a un qui est coupable de trois. Moi, jusqu'à ce jour, je
m'étais conservé vierge de toute abomination écrite ou imprimée, et
chacun était libre de me croire autant de talent qu'il lui plaisait. Je
jouissais dans un certain monde d'une assez honnête gloire inédite.
J'étais célèbre depuis la cheminée jusqu'au paravent; je faisais un
grand bruit dans quelques pieds carrés.

Alors, quelques officieux sont venus, qui m'ont dit: Il faut faire un
livre. Je l'ai fait, mais sans prétention aucune, je vous prie de le
croire, comme une chose qui ne mérite pas la peine qu'on s'en défende,
comme on demande la croix d'honneur pour ne pas être ridicule, pour être
comme tout le monde. Il est indécent aujourd'hui de ne pas avoir fait un
livre, un livre de contes tout au moins: j'aimerais autant me présenter
dans un salon sans culotte que sans livre. Il est juste de dire que
j'avais déjà fait un volume de vers, mais cela ne compte pas: c'est un
volume de prose de moins, voilà tout. Ne me méprisez donc pas parce que
j'ai fait des contes; j'ai pris ce parti, parce que c'est ce qu'il y a
de moins littéraire au monde: à ma place vous eussiez agi de même, pour
avoir le repos. Maintenant que me voilà suffisamment compromis, et que
j'ai perdu ma virginale réputation, j'espère que mes bons amis me
laisseront tranquille.

Je vous le proteste ici, afin que vous le sachiez, je hais de tout mon
cœur ce qui ressemble, de près ou de loin, à un livre: je ne conçois pas
à quoi cela sert.

Les gros Plutarque in-folio, témoin celui de Chrysale, ont une utilité
évidente: ils servent à mettre en presse, à défaut de rabats, puisqu'on
n'en porte plus, les gravures chiffonnées et qui ont pris un mauvais
pli; on peut encore les employer à exhausser les petits enfants qui ne
sont pas de taille à manger à table. Quant à nos in-octavo, je veux que
le diable m'emporte si l'on peut en tirer parti et si je conçois
pourquoi on les fait.

Il a pourtant été un temps où je ne pensais pas ainsi. Je vénérais le
livre comme un dieu; je croyais implicitement à tout ce qui était
imprimé; je croyais à tout, aux épitaphes des cimetières, aux éloges des
gazettes, à la vertu des femmes. O temps d'innocence et de candeur!

Je m'amusais comme une portière à lire _les Mystères d'Udolphe_, _le
Château des Pyrénées_, ou tout autre roman d'Anne Radcliffe; j'avais du
plaisir à avoir peur, et je pensais, avec Grey, que le paradis, c'était
un roman devant un bon feu.

Que n'ai-je pas lu? J'ai épuisé tous les cabinets du quartier. Que
d'amants malheureux, que de femmes persécutées m'ont passé devant les
yeux! que de souterrains n'ai-je pas parcourus! Aussi je suis devenu
d'une si merveilleuse sagacité, que, dès la première syllabe d'un roman,
je sais déjà la fin.

On aura beau dire, _Notre-Dame de Paris_ ne vaut pas _le Château des
Pyrénées_.

La belle dame élégante que vous avez maintenant, vous, jeune fashionable
blasé, ne vaut pas la femme de chambre de votre mère, qui vous a eu il y
a dix ans, vous, écolier naïf et tremblant, pauvre chérubin plus timide
que celui de Beaumarchais, qui n'osiez pas oser, même avec la fille du
jardinier.

Le seul plaisir qu'un livre me procure encore, c'est le frisson du
couteau d'ivoire dans ses pages non coupées: c'est une virginité comme
une autre, et cela est toujours agréable à prendre. Le bruit des
feuilles tombant l'une sur l'autre invite immanquablement au sommeil, et
le sommeil est, après la mort, la meilleure chose de la vie.

Je vous ai promis de vous conter mon histoire; ce sera bientôt fait.
J'ai été nourri par ma mère, et sevré à quinze mois; puis j'ai eu un
accessit de je ne sais quoi en rhétorique: voilà les événements les plus
marquants de ma vie. Je n'ai pas fait un seul voyage: je n'ai vu la mer
que dans les marines de Vernet; je ne connais d'autres montagnes que
Montmartre. Je n'ai jamais vu se lever le soleil; je ne suis pas en état
de distinguer le blé de l'avoine. Quoique né sur les frontières de
l'Espagne, je suis un Parisien complet, badaud, flâneur, s'étonnant de
tout, et ne se croyant plus en Europe dès qu'il a passé la barrière. Les
arbres des Tuileries et des boulevards sont mes forêts; la Seine, mon
Océan. Du reste, je vous avouerai franchement que je me soucie assez peu
de tout cela; je préfère le tableau à l'objet qu'il représente, et je
serais bien capable de m'écrier, comme madame de Staël devant le lac de
Genève: Oh! le ruisseau de la rue Saint-Honoré!

Je ne comprends pas quel plaisir champêtre peut valoir celui de regarder
les caricatures au vitrage de Martinet ou de Susse, et je ne trouve pas
le soleil de beaucoup supérieur au gaz. Une fois, quelques-uns de mes
amis sont venus me chercher, et m'ont emmené, avec leurs maîtresses, je
ne sais où, sur les limites du monde, comme j'imagine, car nous restâmes
trois heures en voiture. On dîna sur l'herbe: ces dames et ces messieurs
eurent l'air d'y prendre un grand plaisir; quant à moi, je me souhaitais
ailleurs. Des faucheux avec leurs pattes grêles arpentaient sans façon
les assiettes, les mouches tombaient dans nos verres, les chenilles nous
grimpaient aux jambes. J'avais un superbe pantalon de coutil blanc, je
me relevai avec une indécente plaque verte au derrière. Je touchai par
mégarde je ne sais quelles herbes: c'étaient des orties, il me vint des
cloches; je manquai me casser le cou en sautant un fossé; j'eus le
lendemain une bonne et belle courbature: cela s'appelle une partie de
plaisir!

Je déteste la campagne: toujours des arbres, de la terre, du gazon!
Qu'est-ce que cela me fait? C'est très-pittoresque, d'accord, mais c'est
ennuyeux à crever.

Le murmure des ruisseaux, le ramage des oiseaux, et tout l'orchestre de
l'églogue et de l'idylle ne me font aucun plaisir; je dirais volontiers,
comme Deburau au rossignol: Tais-toi, vilaine bête!

Ma vie a été la plus commune et la plus bourgeoise du monde: pas le plus
petit événement n'en coupe la monotonie; c'est au point que je ne sais
jamais l'année, le mois, le jour ou l'heure. En effet, eh! qu'importe?
1833 ne sera-t-il pas semblable à 1832? hier n'a-t-il pas été comme est
aujourd'hui, et comme sera demain? Qu'il soit matin ou soir, n'est-ce
pas la même chose? Manger, boire, dormir; dormir, boire, manger; aller
de son fauteuil à son lit, de son lit à son fauteuil, sans souvenir de
la veille, sans projet pour demain; vivre à l'heure, à la minute, à la
seconde, cramponné au moment comme un vieillard qui n'a plus qu'un
moment: voilà où j'en suis arrivé, et j'ai vingt ans! Pourtant j'ai un
cœur et des passions, j'ai de l'imagination autant et plus qu'un autre,
peut-être. Mais, que voulez-vous! je n'ai pas assez d'énergie pour
secouer cela; comme tout vieux garçon, j'ai chez moi une
servante-maîtresse qui me domine, et fait de moi ce qu'elle veut: c'est
l'habitude.

L'habitude qui vous tient au cachot, dans une chambre ouverte, qui vous
fait manger quand vous n'avez pas faim, qui vous éveille quand vous avez
encore sommeil, qui tire, comme avec un fil, votre bras et votre jambe,
qui fait mouvoir sous vous vos pieds malgré vous, qui vous traîne par
les cheveux dans un endroit où vous vous ennuyez mortellement, qui vous
remet entre les doigts le livre que vous savez par cœur.

Je n'ai jamais tué de sergent de ville, je n'ai jamais eu affaire aux
gendarmes et aux gardes municipaux, je n'ai pas été à Sainte-Pélagie, je
ne me suis jamais suicidé par désespoir d'amour ou tout autre raison, je
n'ai signé aucune protestation, je n'ai eu ni duels ni maîtresses.

J'ai bien eu quelquefois un tiers ou un quart de femme, comme l'on a un
tiers ou un quart de vaudeville, mais cela ne compte pas, et ne vaut pas
la peine d'être mentionné.

Je n'ai chez moi ni pipe, ni poignard, ni quoi que ce soit qui ait du
caractère.

Je suis le personnage du monde le plus uni et le moins remarquable; je
n'ai rien d'artiste dans mon galbe, rien d'artiste dans ma mise: il est
impossible d'être plus bourgeois que je ne le suis. Vous m'avez vu cent
fois, et ne me reconnaîtriez pas.

Mon mérite littéraire est très-mince, et je suis trop paresseux pour le
faire valoir. Je n'ai pas ajouté à mon prénom une désinence en _us_, je
n'ai pas échangé mon nom de tailleur et de bottier contre un nom moyen
âge et sonore. Ni mes vers, ni ma prose, ni moi, n'avons un seul poil de
barbe. Aussi beaucoup de gens ne veulent-ils pas croire que je suis
réellement un génie, à me voir si bénin, si paterne, si peu insolent, si
comme le premier venu, comme vous ou tout autre. Je ne tutoie et
n'appelle par son nom de baptême aucun des illustres du jour, je n'ai
aucune pièce refusée ou tombée à aucun théâtre, je n'ai encore ruiné
aucun libraire. Vous voyez que ma modestie est fondée, et que je n'ai
pas de quoi faire le fier. Aucun journal, en parlant pour la première
fois de moi, ne m'a désigné, ainsi qu'il se pratique, le célèbre M. un
tel. Je pourrais mourir demain que, excepté ma mère qui pleurerait, il
ne resterait aucune trace de mon passage sur la terre. Mon épitaphe
serait bientôt faite: Né--mort.

Je ne suis rien, je ne fais rien; je ne vis pas, je végète; je ne suis
pas un homme, je suis une huître.

J'ai en horreur la locomotion, et j'ai bien souvent porté envie au
crapaud, qui reste des années entières sous le même pavé, les pattes
collées à son ventre, ses grands yeux d'or immobiles, enfoncé dans je ne
sais quelles rêveries de crapaud qui doivent bien avoir leur charme, et
dont il devrait bien nous faire un livre.

Je partage l'avis des Orientaux: il faut être chien ou Français pour
courir les rues quand on peut rester assis bien à son aise chez soi.
N'était la circoncision, je me ferais Turc: je serais, certes, un
excellent pacha. Par vingt-cinq degrés de chaleur, je suis capable de
porter autant de caftans, de châles et de fourrures qu'Ali, ou Rhegleb,
ou tout autre. Les pachas aiment les tigres, moi j'aime les chats: les
chats sont les tigres des pauvres diables.

Hormis les chats, je n'aime rien, je n'ai envie de rien; je n'ai qu'un
sentiment et qu'une idée, c'est que j'ai froid et que je m'ennuie.

Aussi je me chauffe à me géographier les jambes, je brûle mes
pantoufles, mes volets sont doubles, mes rideaux doubles, mes portes
rembourrées. Ma chambre est un four, je cuis; mais, malheureusement, il
est plus difficile de se préserver de l'ennui que du froid.

Quoi faire? Rêver? On ne peut toujours rêver. Lire? J'ai dit que je
savais tout. Quoi donc?

Je n'ai jamais pu apprendre à jouer aux cartes ni aux dames, et encore
moins aux échecs; je n'ai pu m'élever à la hauteur du casse-tête
chinois; c'est pourquoi, n'étant bon à rien, je me suis mis à faire des
vers. Je n'ai guère eu plus de plaisir à les aligner que vous à les
lire... si vous les avez lus.

Je vous jure, en tous cas, que c'est un piètre divertissement, et que
vous feriez bien d'en chercher un autre.

On m'a dit plusieurs fois qu'il faudrait faire quelque chose, penser à
mon avenir. Le mot n'est-il pas ridicule dans notre bouche, à nous qui
ne sommes pas sûrs d'une heure? Qu'il faudrait prendre un état, ne
fût-ce que pour avoir un titre et une étiquette, comme un bocal
d'apothicaire. Que je ne pouvais pas n'être rien, que cela ne s'était
jamais vu; que ceux qui n'étaient rien, en effet, cherchaient à se
souffler eux-mêmes et à se faire quelque chose. A quoi j'ai répondu que
cela serait rare et curieux de pouvoir et ne pas vouloir, et de fermer
la porte au nez de la Fortune qui viendrait y frapper d'elle-même.

D'ailleurs, il n'y a que trois états possibles dans une civilisation
aussi avancée que la nôtre: voleur, journaliste ou mouchard: je n'ai ni
les moyens physiques, ni les moyens intellectuels qu'exigent ces trois
genres d'industrie. J'aurais assez aimé être voleur, c'est de la
philosophie éclectique; mais on a trop de mal, comme disait feu
Martainville. Je ne pense pas que j'eusse pu faire un mouchard
remarquable, je suis trop distrait, j'ai la vue très-basse et l'ouïe un
peu dure. Ensuite, depuis que les honnêtes gens s'en mêlent, le métier
ne va plus. Pour journaliste, j'aurais peut-être réussi, avec beaucoup
de travail, à ne pas faire tache dans _les Petites-Affiches_, ou même
dans la plus célèbre de nos revues. Mais je déclare formellement que je
ne résisterais pas à plusieurs vaudevilles consécutifs, et que pour rien
au monde je ne me battrais en duel, ayant naturellement peur des coups
autant et plus que tout autre.

Dans cette perplexité grande, et pour céder à de fréquentes
importunités, j'ai suivi une grande quantité de représentations de
_l'Auberge des Adrets_, pour me choisir un état parmi ceux que se
donnent chaque soir Frédérick et Serres: dans leur nomenclature variée,
je n'ai rien trouvé qui me convînt. Nourrisseur de vers à soie,
philhellène, fabricant de clyssoirs et de seringues à musique,
professeur de philosophie, chef suprême de la religion saint-simonienne,
répétiteur des chiens savants pour les langues mortes, tous ces états-là
réclament des connaissances spéciales que je n'ai pas, et que je suis
incapable d'acquérir. Ainsi, n'étant bon à rien, pas même à être dieu,
je fais des préfaces et des contes fantastiques; cela n'est pas si bien
que rien, mais c'est presque aussi bien, et c'est quasi synonyme.

Je ne sais pas si cela vient de mon caractère, qui tourne un peu à
l'hypocondrie, ou de ma position dans le monde, mais je n'ai jamais pu
croire et m'intéresser sérieusement à quelque chose, et je pourrais
retourner à mon usage le vers de Térence:

    Homo sum; nil a me humani alienum puto.

Par suite de ma concentration dans mon _ego_, cette idée m'est venue,
maintes fois, que j'étais seul au milieu de la création; que le ciel,
les astres, la terre, les maisons, les forêts, n'étaient que des
décorations, des coulisses barbouillées à la brosse, que le mystérieux
machiniste disposait autour de moi pour m'empêcher de voir les murs
poudreux et pleins de toiles d'araignées de ce théâtre qu'on appelle le
monde; que les hommes qui se meuvent autour de moi ne sont là que comme
les confidents des tragédies, pour dire: _Seigneur_, et couper de
quelques répliques mes interminables monologues.

Quant à mes opinions politiques, elles sont de la plus grande
simplicité. Après de profondes réflexions sur le renversement des
trônes, les changements de dynastie, je suis arrivé à ceci--0.

Qu'est-ce qu'une révolution? Des gens qui se tirent des coups de fusil
dans une rue: cela casse beaucoup de carreaux; il n'y a guère que les
vitriers qui y trouvent du profit. Le vent emporte la fumée; ceux qui
restent dessus mettent les autres dessous; l'herbe vient là plus belle
le printemps qui suit: un héros fait pousser d'excellents petits pois.

On change, aux bâtons des mairies, les loques qu'on nomme drapeau. La
guillotine, cette grande prostituée, prend au cou, avec ses bras rouges,
ceux que le plomb a épargnés, le bourreau continue le soldat, s'il y a
lieu, ou bien le premier drôle venu grimpe furtivement au trône et
s'assoit dans la place vide. Et l'on n'en continue pas moins d'avoir la
peste, de payer ses dettes, d'aller voir des opéras-comiques, sous
celui-là comme sous l'autre. C'était bien la peine de remuer tant
d'honnêtes pavés qui n'en pouvaient mais!

Quant à mon opinion sur l'art, je pense que c'est une jonglerie pure, et
je suis parfaitement de l'avis d'Arnal: «Cela s'appelle des artistes!
Ces baladins sont-ils fiers!» En fait d'artistes, je n'estime que les
acrobates. Il faut véritablement dix fois plus d'art pour danser sur la
corde lâche que pour faire cent poëmes épiques et vingt charretées de
tragédies en cinq actes et en vers.

Quant à ce qui est de la morale, rien ne m'a paru plus insignifiant que
les vices de l'homme, si ce n'est la vertu de la femme.

Lecteur, vous me savez maintenant sur le bout du doigt. Voilà ce que je
suis, ou plutôt ce que j'étais il y a trois mois, car je suis fort
changé depuis quelque temps.

Deux ou trois de mes camarades, voyant que je devenais tout à fait ours
et maniaque, se sont emparés de moi et se sont mis à me former: ils ont
fait de moi un Jeune-France accompli. J'ai un pseudonyme très-long et
une moustache forte courte; j'ai une raie dans les cheveux, à la
Raphaël. Mon tailleur m'a fait un gilet... délirant. Je parle art
pendant beaucoup de temps sans ravaler ma salive, et j'appelle bourgeois
tous ceux qui ont un col de chemise. Le cigare ne me fait plus tousser
ni pleurer, et je commence à fumer dans une pipe, assez crânement et
sans trop vomir. Avant-hier, je me suis grisé d'une manière tout à fait
byronienne; j'en ai encore mal à la tête: de plus, j'ai fait acquisition
d'une mignonne petite dague en acier de Toscane, pas plus longue qu'un
aiguillon de guêpe, avec quoi je trouerai tout doucettement votre peau
blanchette, ma belle dame, dans les accès de jalousie italienne que
j'aurai quand vous serez ma maîtresse, ce qui arrivera indubitablement
bientôt. On m'a présenté dans plusieurs salons, par-devant plusieurs
coteries, depuis le bleu de ciel le plus clair jusqu'à l'indigo le plus
foncé. Là, j'ai entendu infiniment de cinquièmes actes, et encore plus
d'élégies sur le malheur d'être abandonné par son ou ses amants. J'en ai
moi-même récité un nombre incalculable. Je me culotte, comme disent mes
dignes amis, et il paraît que je deviens un homme à la mode. Mes deux
cornacs prétendent même que j'ai eu plusieurs bonnes fortunes: soit,
puisqu'on est convenu d'appeler cela ainsi.

Comme je suis naturellement olivâtre et fort pâle, les dames me trouvent
d'un satanique et d'un désillusionné adorable; les petites filles se
disent entre elles que je dois avoir beaucoup souffert du cœur: du cœur,
peu, mais de l'estomac, passablement.

Je suis décidé à exploiter cette bonne opinion qu'on a de moi. Je veux
être le personnage cumulatif de toutes les variétés de don Juan, comme
Bonaparte l'a été de tous les conquérants.

Les trois mille noms charmants seront dépassés de beaucoup. Le don Juan
de Molière n'est qu'un Céladon auprès de moi; celui de Byron un
misérable cokeney; le Zaffye d'Eugène Sue est innocent comme une
rosière. J'ai préparé, pour y inscrire mes triomphes, un livre blanc
beaucoup plus gros que celui de Joconde et du prince Lombard; j'ai fait
emplette de quelques rames de papier à lettres, azuré, de bâtons de cire
rose et aventurine, pour répondre aux billets doux qu'on m'écrira. Je
n'ai pas oublié une échelle de soie: l'échelle de soie est de première
importance, car je n'entrerai plus maintenant dans les maisons que par
les fenêtres.

Personne ne me résistera: j'aurai mille scélératesses charmantes et
inédites, mille roueries si machiavéliques, je serai si fatal et si
vague, j'aurai l'air si ange déchu, si volcan, si échevelé, qu'il n'y
aura pas moyen de ne pas se rendre. Votre femme elle-même, mon cher
lecteur, votre maîtresse, si vous avez l'une ou l'autre, ou même les
deux, ne pourront s'empêcher de dire, en joignant les mains: Pauvre
jeune homme!

Que je sois damné si, dans six mois, je ne suis pas le fat le plus
intolérable qu'il y ait d'ici à bien loin.

Il ne me manque vraiment que d'être bâtard pour que je sois parfait. Au
diable les vers, au diable la prose! je suis un viveur maintenant, je ne
suis plus l'hypocondre qui, en fourgonnant son feu entre ses deux chats,
faisait un tas de sottes rêvasseries à propos de tout et de rien. Avant
qu'il soit longtemps, je prétends me faire un matelas de toutes les
boucles blondes ou brunes dont mes beautés m'auront fait le sacrifice.
Vous verrez, vous verrez! D'un amour à l'autre, je vous écrirai, pour me
reposer, de belles histoires adultérines, de beaux drames d'alcôve,
auprès desquels _Antony_ sera tout à fait enfantin et Florian. Pourtant
je venais tout à l'heure d'envoyer les vers et la prose au diable! ce
que c'est que les mauvaises habitudes: on y revient toujours. Sur ce,
monsieur, je vous salue avec tout le respect que l'on doit à un honnête
lecteur. Madame, je vous baise les mains, et dépose mes hommages à vos
pieds.



LES

JEUNES-FRANCE



SOUS LA TABLE

DIALOGUE BACHIQUE

SUR PLUSIEURS QUESTIONS DE HAUTE MORALE

          Qu'est-ce que la vertu? Rien, moins que rien, un mot
          A rayer de la langue. Il faudrait être sot
          Comme un provincial débarqué par le coche,
          Pour y croire. Un filou, la main dans votre poche,
          Concourra pour le prix Montyon. Chaude encor
          D'adultères baisers payés au poids de l'or,
          Votre femme dira: Je suis honnête femme.
          Mentez, pillez, tuez, soyez un homme infâme,
          Ne croyez pas en Dieu, vous serez marguillier;
          Et, quand vous serez mort, un joyeux héritier,
          Ponctuant chaque mot de larmes ridicules,
          Fera, sur votre tombe, en lettres majuscules,
          Écrire: Bon ami, bon père, bon époux,
          Excellent citoyen, et regretté de tous.
          La vertu! c'était bon quand on était dans l'arche.
          La mode en est passée, et le siècle qui marche
          Laisse au bord du chemin, ainsi que des haillons,
          Toutes les vieilles lois des vieilles nations.
          Donc, sans nous soucier de la morale antique,
          Nous tous, enfants perdus de cet âge critique,
          Au bruit sourd du passé qui s'écroule au néant,
          Dansons gaîment au bord de l'abîme béant.
          Voici le punch qui bout et siffle dans la coupe:
          Que la bande joyeuse autour du bol se groupe!
          En avant les viveurs! Usons bien nos beaux ans;
          Faisons les lords Byrons et les petits dons Juans;
          Fumons notre cigare, embrassons nos maîtresses;
          Enivrons-nous, amis, de toutes les ivresses,
          Jusqu'à ce que la Mort, cette vieille catin,
          Nous tire par la manche au sortir d'un festin,
          Et, nous amadouant de sa voix douce et fausse,
          Nous fasse aller cuver notre vin dans la fosse.

      LA FARCE DU MONDE. _Moralité._


Il pouvait bien être deux heures du matin. La chandelle, non mouchée,
avait un pied de nez; le feu était presque éteint.

Mon ami Théodore, accoudé sur sa table avec une désinvolture toute
bachique, fumait une pipe courte et noire noblement culottée, un digne
brûle-gueule, à faire envie à un caporal de la vieille garde.

De temps en temps il déposait sa pipe, et se donnait gravement à boire
par-dessus l'épaule, ou à côté de la bouche, ou se versait d'une
bouteille vide, ou laissait tomber son verre plein; bref, notre ami
Théodore était complétement ivre.

Et cela n'eût paru étonnant à personne, à voir la longue file

                De bouteilles sur cu
    Qui disaient, sans goulot: Nous avons trop vécu.

A moins qu'il n'en eût jeté le contenu par la fenêtre, ce qui est peu
probable, il devait mathématiquement et logiquement être ivre-mort. Il y
aurait eu de quoi griser un tambour-major et deux sonneurs, et notre ami
Théodore était seul.

Je l'avoue en rougissant, il était seul, malgré le célèbre adage: Celui
qui boit seul est indigne de vivre. Adage si religieusement suivi dans
tout État un peu civilisé.

Il était seul, c'est-à-dire il le paraissait; car un soupir profond,
parti de dessous la table, vint révéler tout à coup un compagnon
chaviré, et rendre plus facile à expliquer le nombre formidable de
flacons vides ou brisés qui encombraient le guéridon et la table.

Théodore laissa tomber de haut, et avec un air d'ineffable pitié, un
regard incertain et hébété sur la masse informe qui se remuait dans
l'ombre, et aspira bruyamment une gorgée de fumée.

--Oh! Théodore, ton chien de carreau est dur comme un cœur de femme;
tends-moi la main, que je me relève et que je boive: j'ai soif.

--Si tu veux, je vais te passer ton verre, répondit Théodore, sentant
dans sa conscience qu'il était au-dessus de ses forces de relever son
camarade. Peut-on se soûler comme cela!... Fi, l'ivrogne, ajouta-t-il
par manière de réflexion.

--Ame dénaturée, reprit avec un sérieux comique la voix d'en-bas, tu ne
veux pas me relever? Mettez donc après cela des lampions sur la tête aux
gens, de peur que les voitures ne les écrasent, quand ils tombent aux
coins des bornes pour avoir oublié de tremper leur vin ce jour-là: on ne
m'y reprendra plus. Ingrat!

Théodore, sensiblement ému et attendri par ce touchant souvenir, se
décida à tenter la périlleuse opération de remettre son ami sur sa
chaise; mais le succès ne couronna pas cette pieuse entreprise; il fit
le plongeon entre la table et le banc, et disparut.

Ce fut pendant quelques minutes des grognements sourds et étouffés; car
Théodore était précisément tombé sur l'estomac de son estimable
camarade, et il lui pesait plus qu'un remords; cependant, après des
efforts inouïs, ils parvinrent à se mettre dans une position un peu
moins incommode, et le calme se rétablit.

Après un silence assez long:

--Hélas! fit Roderick.

--Qu'as-tu, mon cher ami! dit Théodore avec toute l'effusion
caractéristique des ivrognes.

--Je suis bien malheureux!

--Est-ce que ta maîtresse t'a planté là?

--Au contraire, mon ami, la pauvre femme n'est pas capable de cela;
c'est bien, pour mon malheur, la plus vertueuse créature qui soit.

--Voilà un singulier reproche.

--On voit bien que tu as le bonheur, toi, d'avoir pour maîtresse une
catin.

--Singulier bonheur!

--Certainement, mais tu n'es pas à même de le comprendre; tu n'as jamais
eu que des filles ou des femmes entretenues, ou tout au plus des
grisettes. Tu n'es jamais descendu jusqu'à l'honnête femme, tu ne sais
pas ce qui en est. Par honnête femme, je n'entends pas, ce qu'on entend
généralement par là, une femme qui a un mari, un cachemire qui loge au
premier, et ne se permet guère qu'un amant à la fois.

--Qu'est-ce donc alors? dit l'autre en se soulevant sur le coude avec
une stupéfaction profonde.

--Ce n'est pas même celle qui n'a pas d'amant du tout.

--Humph! fit Théodore comme un homme dont la conviction est tout à fait
troublée.

--O mon ami! j'en suis mortifié pour toi, tu es un âne, et tu ne seras
probablement pas autre chose d'ici à bien longtemps.

A cet endroit de son apostrophe, Roderick fit un hoquet hasardeux, et
s'interrompit un instant; mais il reprit bientôt le fil de son discours
avec une grâce toute particulière, en imitant l'accent de Frédérick dans
l'_Auberge des Adret_s:

--Tu n'entends rien absolument à la triture des affaires, et tu ne
possèdes pas le moindre rudiment de métaphysique; ta philosophie est
diablement en arrière, et je suis fâché de le dire, avec de belles
dispositions, tu ne parviendras jamais à rien.

Théodore soupira.

--Qu'est-ce que la vertu, Théodore?

--Que sais-je?

--Ceci est du Montaigne, et c'est ce que tu as dit de plus raisonnable
depuis que tu abuses de la langue que Dieu t'a donnée, Brutus définit la
vertu un nom. En vérité, si ce n'est qu'un nom, jamais cinq lettres ne
se sont donné rendez-vous dans deux misérables syllabes pour former un
mot plus insignifiant. Du reste, s'il est permis à quelqu'un qui n'est
pas vaudevilliste de faire un pitoyable calembour, la vertu n'est pas un
nom, mais un non indéfiniment prolongé.

Théodore, effaré, souffla par ses narines comme un hippopotame, et
redoubla d'attention.

Roderick continua:

--Oui, mon ami, la vertu est essentiellement négative. Être vertueux,
qu'est-ce autre chose que dire non à tout ce qui est agréable dans cette
vie, qu'une lutte absurde avec les penchants et les passions naturelles,
que le triomphe de l'hypocrisie et du mensonge sur la vérité? Quand les
États reposaient sur des fictions, il y avait besoin de vertus fictives,
sans quoi ils n'auraient pu vivre; mais, dans un siècle aussi positif,
sous une monarchie constitutionnelle, entourée d'institutions
républicaines, il est indécent et de mauvais ton d'être vertueux: il n'y
a que les forçats qui le soient. Quant aux femmes honnêtes, la race en
est perdue; elles sont toutes au Père-Lachaise ou ailleurs: les
épitaphes en font foi.

--Mais il me semble que tu as dit tout à l'heure, Roderick, que ta
maîtresse était vertueuse?

--Benêt! quand on dit que toutes les femmes sont des catins, il est
toujours sous-entendu qu'on excepte sa mère et sa maîtresse: ainsi, ton
observation n'a pas le sens commun.

--Pourtant, répliqua timidement Théodore, j'ai fait cet hiver la cour à
une femme pendant quinze jours, et je ne l'ai pas eue.

--Si tu lui avais fait la cour seize jours au lieu de quinze, le
résultat eût peut-être été tout différent. Tu t'es en allé au moment où
elle t'allait céder par amour ou par ennui; car l'ennui est au moins de
moitié dans les conquêtes que nous faisons. D'ailleurs, bien que ton
gilet soit d'une coupe irréprochable, et que tu fasses siffler ta
cravache assez fashionablement, tu n'es encore qu'un médiocre don Juan,
et tu n'entends rien au fin des choses; tu n'es guère capable que de
faire de la corruption de seconde main; tu entres assez effrontément
dans les âmes dont la serrure est forcée, mais tu ne sais pas forcer
toi-même la serrure; il faut un voleur plus adroit que toi pour ouvrir
la porte et enlever le trésor. Que ce soit avec une clef ou un rossignol
que l'on l'ouvre, peu importe; mais, toi; tu n'es pas en état de trouver
la clef véritable, ou d'en forger une fausse. Cette femme, dont tu me
parlais, était peut-être dans ce cas. Sans doute, elle m'aurait cédé à
moi ou à un autre. Ton exemple ne prouve rien; tout est relatif. Je n'ai
pas voulu dire qu'une femme était catin pour tout le monde, j'ai
seulement voulu dire qu'elle n'était pas vertueuse pour tout le monde,
ce qui est bien différent. Une femme qui serait vertueuse pour tous et à
tous les instants, serait une monstruosité: ces monstruosités-là sont
rares, fort heureusement.

--Ma tante Gryselde, interrompit Théodore, était certainement une
honnête femme.

--Mon digne ami, je ne sais pas à quoi ton père et ta mère pensaient en
te faisant, mais certainement ils pensaient à autre chose: ils ont
manqué ta cervelle. Ta tante Gryselde, que tu cites, était bossue,
rousse, borgne et brèche-dent; elle n'a pas dû être beaucoup sollicitée,
ce qui ne prouve pas qu'elle n'ait sollicité elle-même, car l'âne
regimbe, et la chair est plus éloquente que l'esprit.

--Tu es donc matérialiste, ô Roderick?

--Je le suis, tous les hommes d'esprit le sont; c'est plus sûr. Tu
devrais bien l'être aussi, car il est bien évident qu'il existe cent et
quelques livres de chair qu'on nomme Théodore, et l'existence de son
esprit est au moins problématique, à entendre la sotte conversation que
nous menons ensemble.

Je ne veux pas faire ici du Byron, cela est aussi usé que du Florian;
mais tu me permettras de te faire part de quelques réflexions: y a-t-il
dans le monde une femme qui n'ait jamais failli, je ne dis pas en
action, il y en a, mais en pensée? je ne le crois pas. Tu vas me trouver
singulier, mais je veux être coupé par rouelles comme une betterave, si
je n'aimerais pas mieux une femme qui aurait failli corporellement
qu'une qui aurait failli spirituellement. L'une a ses sens pour excuse,
l'autre n'en a pas; en un mot, j'épouserais plus volontiers une fille
qui aurait été violée qu'une qui aurait résisté à un amant aimé. Je
préfère, tout matérialiste que je suis, la virginité de l'âme à celle du
corps. A bien fouiller la vertu des femmes, il ne reste à l'analyse que
des vices, l'orgueil et la peur. Quelle est la femme qui, sûre du
secret, aura la force de résister? aucune; c'est ce qui explique
pourquoi les prêtres avaient tant de femmes autrefois. Quelle est la
femme qui, arrivée au bout de sa carrière, ne se soit pas repentie
d'avoir été vertueuse? quelle est la femme qui n'a pas souhaité d'être
homme?

Il y a des femmes qui restent vertueuses pour se donner le plaisir de
déchirer celles qui ne le sont pas: celles-ci par la crainte qu'elles
ont de celles-là; d'autres par nonchalance ou faute d'occasions;
d'autres enfin par impuissance ou froideur naturelle, parce qu'elles
n'ont ni cœur, ni entrailles, parce qu'elles ne sentent ni ne
comprennent rien: ce sont les pires de toutes et les plus communes.

Au fond, il n'y a guère que le moyen de corruption qui varie; elles sont
toutes corruptibles. Une cède parce que son orgueil est flatté, parce
que vous êtes pair de France, que vous êtes duc, que vous avez une
célébrité quelconque; une parce qu'elle aime les parures, les diamants
et les plumes; l'autre, pour tout autre motif, pour avoir quelqu'un à
qui parler, à qui donner le bras; c'est un grand hasard quand il y en a
une qui cède par amour: ce sont là les vertueuses, à mon sens.

Celle qui tient encore à cent mille francs, céderait à deux cents. Il y
a là-dessus un trait historique d'un courtisan à une reine que je ne
vous dirai pas, car vous le savez comme moi, et qui est d'une grande
vérité. Il n'y a pas de différence de la femme qui se livre pour un
million à la fille qui se prostitue pour cent sous.

Cette femme est vertueuse, c'est bien, je veux le croire; qui vous dit
qu'il faut lui en avoir d'obligation? Un coup de sonnette, une porte
ouverte brusquement, sont peut-être la seule cause de cette vertu
intacte dont elle fait tant d'étalage.

Un bon verrou bien tiré, et une porte dérobée en cas d'accident, il n'y
a pas de vertu avec cela.

Et puis, chaque femme comme chaque homme a son idéal; on meurt
quelquefois en le cherchant. Un an de vie de plus, on l'aurait trouvé;
alors, dites-moi, que serait devenue la vertu?

Quelquefois on le rencontre, on l'épouse: ceci est légal, il n'y a rien
à dire, mais ce n'est qu'une heureuse position, et cette femme favorisée
du sort, placée autrement, eût sans aucun doute agi différemment. Chaque
âme, chaque corps a son pôle où il tend à travers tout comme la boussole
au nord; il ne faut pas faire rebrousser l'aiguille. La femme que
j'assiégerais deux ans sans succès, se livrerait à toi au bout d'un
mois. Alors le niais repoussé va crier sur les toits qu'il a trouvé une
vertu; voilà comme les réputations se font. Il a trouvé une place prise:
voilà tout.

Je ne connais rien de bouffon comme les causes de plusieurs choses
graves. Si l'on se rendait compte de certaines résistances désespérées,
il y aurait vraiment de quoi rire.

O mon enfant! moi qui te parle en ce moment, j'ai été un soir sur le
point de croire à la vertu; c'est une histoire qu'il faut que je te
conte pour ton instruction particulière: ouvre donc tes oreilles, et
tâche de ne pas trop dormir.

--Et en quoi consiste la vertu des hommes! dit d'un air profond
Théodore, profitant de l'instant où Roderick reprenait haleine après sa
longue tirade.

--La vertu des hommes n'est pas faite de la même chose; mais ce n'est
pas là qu'est la question, et tu n'éviteras pas mon histoire.

Théodore baissa la tête avec résignation.

--Cordieu! la langue me pèle, dit Roderick en attirant à lui une
bouteille à moitié pleine. Il en but quelques gorgées, et la passa à son
camarade.

--Merci, dit son acolyte d'un air de reconnaissance bien sentie.

--Donc, c'était un soir, comme je l'ai déjà donné à entendre. Je
revenais de je ne sais où, et j'allais au même endroit. Je marchais
machinalement les mains dans mes poches, le chapeau sur l'oreille, un
cigare de la Havane, non, c'était un cigare turc, à la bouche, si
avancé, qu'il me roussissait les moustaches; j'avais, je crois, ma
redingote à brandebourgs.

--Ne pourrais-tu pas supprimer tous ces détails et venir au fait? dit
Théodore d'un ton désespéré.

--Non, certainement. Les détails sont tout; sans détails, il n'y a pas
d'histoire. D'ailleurs, c'est de la couleur locale, et cela donne de la
physionomie, répondit dogmatiquement Roderick,--et un pantalon blanc à
pied, poursuivit-il, reprenant sa description au point où il l'avait
laissée.

--Une vraie tenue de garçon perruquier ou de souteneur de filles, grogna
sourdement Théodore.

--Hein? fit Roderick; un hein magistral, aussi terrible que celui de
mademoiselle Georges dans _Lucrèce Borgia_.

Théodore se tut.

--J'allais comptant les pavés, et je n'aurais pas levé les yeux pour
l'empire de Trébizonde; je les levai cependant pour moins. Au bord d'un
pavé, j'aperçus un talon, puis au-dessus de ce talon, une jambe assez
bien faite, emprisonnée dans un bas de coton bien tiré. Quoiqu'il fût
crotté, il n'y avait pas une seule mouche de boue sur le bas, ce qui me
fit conclure qu'il appartenait, ainsi que la jambe, à une Parisienne de
race. Par-dessus le bas il y avait une jarretière blanche et rouge, une
jolie jarretière, sur ma foi! Ici Roderick poussa un grand soupir, et
s'arrêta comme n'étant pas maître de son émotion.

--Et qu'y avait-il au-dessus de la jarretière? demanda Théodore avec une
anxiété risible.

--Il y avait quelque chose apparemment, à moins que ce ne fût une jambe
qui se promenât toute seule comme la jambe du mécanicien allemand.

--Et quoi encore?

--Je ne regarde jamais les femmes passé la jarretière? répondit Roderick
d'une voix flûtée. Je ne suis pas bégueule; mais il faut des mœurs,
tonnerre de Dieu! poursuivit-il en rentrant dans son ton naturel. Je te
confierai cependant que sur cette jambe il y avait une grisette.

C'était une jolie petite créature toute mignonne, toute proprette, tirée
à quatre épingles. Son bonnet, sur le haut de sa tête, prêt à sauter
par-dessus les moulins; ses cheveux à l'anglaise, un peu défrisés, le
nez au vent, l'œil en coulisse, la bouche en cœur; avec cela une robe de
stoff, un tablier de marceline et un gant à peu près neuf, auquel il ne
manquait guère que le pouce: une délicieuse poupée à vous rendre fou
d'amour, au moins pendant une heure.

Je pressai le pas: entendant sonner les talons de mes bottes à côté
d'elle, elle accéléra sa marche; elle trottait, trottait comme une
perdrix, et j'avais beau me fendre comme un compas, je ne pouvais
l'atteindre: une voiture, qui lui barra le passage, me permit enfin de
l'accoster.

--N'êtes-vous pas, lui dis-je en la saluant, mademoiselle Angelina, qui
travaille chez madame C***?

--Non, répondit-elle en tournant vers moi ses beaux yeux étonnés et avec
la plus savante naïveté. Je m'appelle Rosette, et je ne travaille pas
chez la femme que vous venez de nommer.

--Rosette, c'est un joli nom!

--Un peu commun: j'aimerais mieux m'appeler Wilhelmine ou Fœdora, c'est
plus distingué; mais je ne suis pas la demoiselle que vous cherchez. Si
c'était un effet de votre bonté de me laisser continuer mon chemin
seule; un monsieur qui suit une jeune personne, cela fait jaser.

Mais, sans obtempérer à sa demande, je lui pris le bras, et je continuai
ainsi:

--Mademoiselle, je suis heureux de m'être trompé: l'erreur est toute à
mon profit. Angelina est bien jolie, mais...

--Bien jolie! c'est comme on veut; je la connais, nous avons été amies
ensemble: elle a le nez furieusement rouge pour son âge. Après tout,
elle n'est pas jeune; elle dit vingt-six ans, mais elle en a bien
vingt-huit ou vingt-neuf même; elle a du son plein la figure, elle veut
faire la grosse, mais on sait ce que c'est? et puis ce genre qu'elle a:
si ça ne fait pas pitié!

--Sais-tu, mon cher ami, que ton histoire est outrageusement ennuyeuse?
interrompit Théodore; elle ne pèche pas par la nouveauté. Je pourrais
t'en raconter comme cela autant qu'il y a de jours dans l'année, et puis
c'est d'un Paul de Kock!

--C'est précisément ce qui en fait le mérite; maintenant, une histoire
simple et qui peut arriver, n'est-ce pas ce qu'il y a de plus
extraordinaire? Cependant, en considération de ce que tu es ivre, et
qu'un homme ivre a autant de droits aux égards qu'une femme enceinte, je
consens à passer le reste de ma conversation avec Rosette, me réservant,
toutefois, de te le dire plus tard. D'ailleurs, si le commencement est
Paul de Kock, ce que je nierai jusqu'au fagot inclusivement, la fin est
aussi satanique qu'on puisse le désirer.

--Voyons la fin.

--Tout à l'heure; si je mettais la fin au commencement, le commencement
serait la fin, et on ne peut pas conter une histoire comme on lit une
ligne d'hébreu, ou comme une dévote sort d'une église, à l'envers.

Bref, nous arrivâmes bras dessus, bras dessous, devant ma porte,
parfaitement amis et anciennes connaissances. Je frappai: Rosette fit un
mouvement de surprise, quand je me reculai pour la laisser entrer, puis
elle entra sans trop de façons et en sautillant comme un pinson. Elle
eut seulement la précaution de me faire monter l'escalier devant elle,
précaution qui indique une expérience bien éprouvée, vu ses dix-sept
ans, et que je recommande fort à toutes les dames et demoiselles
quelconques, qui, pour suppléer au manque de rondeur de certaines
parties, portent ce que madame de Genlis appelle, tout crûment, un
polisson, et que nous appelons une tournure.

Je me fis apporter une bouteille de vin d'Espagne, quelques biscuits et
deux verres: car si le _in vino veritas_ est applicable à l'homme, il
est encore plus juste pour la femme. Je trouve que c'est une excellente
méthode d'éprouver les caractères par le vin; c'est une coupelle qui ne
trompe guère: je n'y manque jamais. Je ne voudrais pas prendre pour
maîtresse une femme que je n'aurais pas vu soûle: avec une bouteille ou
deux, on entre plus avant dans une âme que par dix ans de fréquentation.
La brute apparaît alors dans toute sa candeur, le fard tombe au vice; on
oublie de cacher l'ulcère sous le manteau, on jette le manteau on ôte le
corset, on ôte tout. Je ne conçois pas comment les scélérats osent boire
une goutte de vin. Moi, qui suis ingrisable--notez que c'était sous la
table que notre digne narrateur Roderick avançait cette audacieuse
assertion--j'observe, j'anatomise, je fais de la psychologie, je promène
mon scalpel à droite et à gauche, et c'est ainsi que j'ai acquis cette
profonde connaissance du cœur humain que chacun admire en moi, et qui me
rend supérieur à toi et à un tas d'animaux de ton espèce.

La petite s'en vint s'asseoir tout bellement sur mon genou, et becqueter
dans mon verre; elle était tout à fait apprivoisée. C'était charmant! Je
me souviens que nous prîmes un massepain chacun par un bout, nos bouches
avançaient l'une vers l'autre à mesure que le massepain diminuait, enfin
elles se touchèrent. Ce fut un beau baiser, je te jure, un beau baiser
sonore et éclatant comme les prudes n'osent pas les donner, car cela
fait du bruit et l'on peut l'entendre, un bon et franc baiser français
avec ce mignard clapotement de lèvres comme au temps de la Régence, et
qu'on aurait bien dû restaurer plutôt que tant d'autres choses.

La petite, trouvant cela drôle, le répéta plusieurs fois, et se prit à
rire de ce rire argentin et grêle particulier aux grisettes et aux
grandes dames. Je lui fis boire plusieurs verres coup sur coup, et elle
commença à entrer en gaieté: ses joues se rosaient comme de la tisane de
Champagne, son œil s'allongeait comme une amande, sa tête se couchait
sur son épaule, et elle chantonnait tout en babillant une chanson de
Béranger, dont elle me battait la mesure sur les os des jambes avec ses
jolis petits pieds. La trouvant à point, je commençai à lui baiser le
col et les épaules: elle me laissait faire. J'ai chaud, dit-elle en
passant ses mains sur son front; et elle jeta par-dessus sa tête le
fichu qui gênait mes caresses. Jusque-là tout allait on ne peut mieux.
Je posai mes lèvres sur sa gorge à moitié découverte: elle ne fit pas
encore de résistance.

--Mais je ne vois pas trop dans tout cela quel est le motif qui a manqué
te faire croire à la vertu un soir durant, ô Roderick, mon ami
très-cher!

--Si tu ne m'avais interrompu, stupide béotien que tu es, tu le saurais
il y a longtemps. J'essayai plus: alors ce fut un combat dont tu n'as
pas d'idées; elle me coulait entre les doigts comme une anguille, et il
y avait dans sa physionomie une impression d'effroi si vraie, si
énergique, qu'il était impossible de le croire joué; elle tournait ses
yeux avec un air d'angoisse, elle se tordait les mains, et me repoussait
opiniâtrément: je n'avais jamais vu une aussi vigoureuse défense.

--Où diable la vertu va-t-elle se nicher!

--Cela dura une grande heure au moins. A la fin, épuisée de fatigue,
elle tomba sur le bord de mon lit. J'en eus presque pitié, et je fus
tenté de la laisser; mais, faisant réflexion que c'était d'une pitié de
cette espèce que les femmes vous ont le moins d'obligations, et ne
voulant pas qu'elle me prît pour un imbécile, je revins à l'assaut, et
me servant d'un petit poignard que je porte toujours sur moi, je coupai
le lacet de sa robe, et je parvins à l'en dépouiller. Je vis alors
qu'elle manquait d'une chose indispensable.

--Peut-être, dit Théodore, n'avait-elle qu'un sein, comme la courtisane
vénitienne dont parle J.-J. Rousseau?

--Je te certifie qu'elle en avait bien deux.

--Peut-être était-elle comme la femme de Thomas Sévin, dont il est
question dans Marot?

--Aucunement: c'est une charmante et complète créature, seulement elle
n'avait pas...

--Quoi donc?

--Elle n'avait pas de chemise.

--Oh! fit Théodore.

--Pauvre ange! ajouta Roderick; tu penses bien que je lui donnai de quoi
en acheter.

--Voilà un drôle de dénoûment.

La morale de celle-ci est différente de celle de la caricature de
Charlet; mais elle n'est pas à mépriser, mes beaux jeunes mélancoliques,
qui faites la cour aux femmes.

O vous, qui attaquez une vertu, faites attention aux phases de la lune;
tâchez de savoir s'il y a longtemps ou non que votre déesse a pris un
bain; tâchez de savoir si elle n'a pas de trous à ses bas ce jour-là,
cela est plus important que vous ne croyez. Si par hasard elle a
remplacé sa jarretière perdue par une ficelle, je vous conseille, en
ami, de vous tenir tranquille, car fussiez-vous plus gémissant que la
colombe au nid, fussiez-vous Lovelace ou Richelieu, vous perdriez vos
peines.

--Il me semble, Roderick, que nous devrions bien tâcher de nous remettre
sur nos chaises.

--Pourquoi? restons par terre puisque nous y sommes: beaucoup de gens
devraient suivre notre exemple: le monde n'en irait que mieux.

--Soit, reprit l'autre; d'ailleurs, cela est plus bachique et plus
dévergondé, cela a plus de caractère. Mais il me semble que tu avais
commencé une doléance sur ta maîtresse trop vertueuse, et la
conversation a furieusement dérivé depuis.

--Mon ami, tu ne peux te faire une idée des tourments que j'endure, ne
les ayant jamais éprouvés par toi-même. Ma maîtresse, comme j'ai dit,
est la personne la plus confite en vertu qu'il y ait dans toute la
chrétienté. Je ne me souviens pas de lui avoir entendu dire oui à
quelque chose. Certainement, c'est une belle fille; ses cheveux sont
blonds et de la plus belle nuance, elle a les yeux grands et doux, un
front uni, un nez droit, sa bouche est irréprochable, ses dents sont
blanches comme de la porcelaine. Mais je me suis surpris vingt fois à la
souhaiter moins parfaite ou autrement; j'aurais voulu un signe, un point
noir sur cette peau si claire et si fraîche, un méplat plus capricieux
dans ces lignes calmes et correctes; j'aurais voulu pouvoir allumer une
paillette dans cet œil d'antilope, retrousser les coins de cette bouche
antique, faire palpiter et vivre un peu ces longs cheveux si bien nattés
et si bien peignés. C'était peine perdue; autant aurait valu pour moi
serrer dans mes bras une des statues des Tuileries, ou tâcher d'animer
un mannequin.

Ce n'est pas qu'elle ne m'aime pas, il y aurait de l'espoir; elle m'aime
autant qu'elle peut aimer quelqu'un ou quelque chose. Je lui serais
infidèle ou je mourrais, je suis sûr que cela lui ferait de la peine et
qu'elle pleurerait; mais c'est tout, elle ne ferait pas une démarche
pour me ramener, elle ne s'arracherait pas un seul de ses cheveux: c'est
un caractère froid, un tempérament lymphatique qui ne s'émeut de rien,
qui ne prend plaisir à rien, qui se laisse aller à vivre, mais qui ne
vit pas par lui-même, quelque chose de morne et d'indolent qui est beau
et se fait aimer, mais ne peut prendre sur soi de montrer de l'amour;
une syrène glaciale, plus à craindre que la plus chaude courtisane, car
avec elle on n'est jamais satisfait: vous vous livrez tout entier, et
elle ne livre rien.

Mon pauvre Théodore, tu ne sais pas combien on est malheureux d'aimer
quelqu'un qui n'a pas de vice; ce sont les vices de nos amis et de nos
maîtresses qui nous attachent à eux, car il nous donnent le moyen de les
flatter et de leur être agréable; vous vous faites le valet et le
pourvoyeur d'un de leurs vices, vous vous rendez nécessaire, et c'est
ainsi que se nouent les amitiés les plus solides.

Votre maîtresse est gourmande, elle aime les pâtisseries délicates et
les vins les plus recherchés; vous satisfaites ses goûts, un souper fin
ajoute à l'attrait d'un rendez-vous; elle est coquette, les bijoux, les
chapeaux d'Herbault, ces mille riens charmants, hochets des grands
enfants, qui valent si peu et coûtent si cher, vous fournissent mille
occasions de lui prouver votre amour.

Elle aime les bals, les soirées, le spectacle, la musique; bénissez le
ciel! menez-la au bal, aux Italiens, à l'Opéra, partout. Vous aurez le
bonheur de la voir heureuse, et c'en est un grand, un très-grand.

Quant à Georgina, elle est incapable de distinguer une truffe d'une
pomme de terre, et du vin de Tokay d'avec du vin de Brie.

Elle dit que le bal la fatigue, elle n'a pas vingt ans; que les soirées
l'ennuient; la musique ne lui semble que du bruit, et elle ne prend
aucun intérêt au spectacle; quant à sa mise, elle est d'une rigidité de
quakeresse.

--Ah çà! c'est donc une idiote que ta Georgina?

--Non, elle est ainsi; c'est un esprit droit et fin, mais sans élan,
prosaïque comme la vertu, car il n'y a que le vice qui soit poétique.
Supprimez l'adultère, l'inceste, le meurtre, adieu les drames, adieu les
poëmes et les romans! l'histoire des gens vertueux tient une ligne, les
règnes des bons rois tiennent une page.

Aussi je souffre avec elle mort et martyre. J'ai beau chercher, je ne
puis trouver de point impressionnable; chez elle, rien ne répond. Je ne
sais comment lui faire plaisir: elle est si froide, si prude, si chaste,
si dédaigneuse et si polie en même temps! Je ne l'ai jamais vue ni rire,
ni bâiller; je ne lui ai jamais entendu dire une sottise, elle n'en fait
pas plus qu'elle n'en dit, elle est d'une perfection désespérante.

Dans ces moments où tous les yeux sont baignés de larmes, où le cœur
semble vouloir s'élancer hors de la poitrine, ni cris, ni soupirs, ni
étreintes forcenées: on dirait qu'il ne s'agit pas d'elle. Elle vous
regarde toujours avec son œil calme et bleu; son sein ne bat pas sous le
vôtre une pulsation de plus; elle ne rougit, ni ne pâlit. Si elle vous
parle, c'est avec sa voix claire et perlée, elle vous dit: Vous et
Monsieur, et vous demande ce que vous avez. Une fois, après toute une
nuit passée ensemble, lorsqu'à l'instant de m'en aller je voulus lui
donner mon baiser d'adieu, elle me dit très-gravement, en relevant du
doigt la dentelle quelque peu chiffonnée de son bonnet?--Roderick, ne
pourriez-vous pas m'aimer sans cela?

Si jamais j'ai eu franchement envie de jeter quelqu'un par la fenêtre,
c'est ma divinité, quand elle me fit cette belle observation.

Jamais je n'ai pu la prendre en faute: j'ai eu beau l'épier, la guetter;
je lui ai cherché querelle de mille manières, mais sans aucun succès.
J'ai souvent essayé de me brouiller avec elle pour me raccommoder
ensuite, impossible!

Elle vivrait bien, même avec son mari.

J'ai cent fois résolu de la planter là; mais encore faut-il une espèce
de motif pour rompre, et je n'en ai pas; quand j'en aurais, ce serait
encore la même chose: elle me rend malheureux, elle me fait damner; mais
je l'aime, peut-être même à cause de cela.

La seule chose qui m'étonne, c'est que j'aie pu parvenir à être son
amant; je dois cela à sa nonchalance et à mon opiniâtreté plutôt qu'à
son amour. Peut-être Dieu l'a-t-il permis, de peur qu'elle ne se
pétrifiât tout à fait. Si je n'étais pas là pour la harceler et la tenir
continuellement en haleine, la chose arriverait immanquablement avant
qu'il soit peu. _Oimè povero!_ Au diable les femmes!

--Moi, ma maîtresse est tout le contraire de la tienne; c'est du
salpêtre, du vif-argent; elle va, elle vient, elle n'est jamais en repos
et n'y laisse personne. Le vin, le jeu, la table, les chevaux, elle aime
tout. Elle est brune et petite, elle mettrait un cent-suisse sur les
dents; la moindre caresse la fait tomber en spasme, et elle veut qu'on
la caresse toujours; elle est ardente, jalouse, impérieuse, se prend de
dispute au moindre mot, et fait aller un homme comme un cheval de
fiacre; et c'est ma maîtresse, à moi le doux, le flegmatique, le posé.
_Oimè povero!_ Je suis aussi en droit de me plaindre que toi. Au diable
les femmes!

--As-tu jamais entendu, reprit Roderick après un intervalle, le
_Miserere_ dans la chapelle Sixtine le jour de la Passion?

--Oui, répondit Théodore, je l'ai entendu; ces voix de soprano sont d'un
effet admirable.

--Si nous changions notre voix de basse pour un contralto; que t'en
semble, mon cher ami?

--Tu es ivre, Roderick! Changeons plutôt de maîtresse: à moi ta blonde,
à toi ma brune.

--Tope! c'est dit.

Les deux amis se tournèrent le dos, et ronflèrent profondément.

Un mois après l'échange fait, ils se retrouvèrent sous la même table, et
eurent une grande conversation qui finit comme celle-ci: _Oimè povero!_
Au diable les femmes!

A dater de cette époque, ils se grisèrent tous les jours, et s'en
trouvèrent on ne peut mieux.



ONUPHRIUS

OU

LES VEXATIONS FANTASTIQUES

D'UN ADMIRATEUR D'HOFFMANN

      Croyoit que nues feussent paelles d'arin, et que vessies feussent
      lanternes.

      _Gargantua_, liv. I, ch. XI.


--Kling, kling, kling!--Pas de réponse.--Est-ce qu'il n'y serait pas?
dit la jeune fille.

Elle tira une seconde fois le cordon de la sonnette; aucun bruit ne se
fit entendre dans l'appartement: il n'y avait personne.

--C'est étrange!

Elle se mordit la lèvre, une rougeur de dépit passa de sa joue à son
front; elle se mit à descendre les escaliers un à un, bien lentement,
comme à regret, retournant la tête pour voir si la porte fatale
s'ouvrait.--Rien.

Au détour de la rue, elle aperçut de loin Onuphrius, qui marchait du
côté du soleil, avec l'air le plus inoccupé du monde, s'arrêtant à
chaque carreau, regardant les chiens se battre et les polissons jouer au
palet, lisant les inscriptions de la muraille, épelant les enseignes,
comme un homme qui a une heure devant lui et n'a aucun besoin de se
presser.

Quand il fut auprès d'elle, l'ébahissement lui fit écarquiller les
prunelles: il ne comptait guère la trouver là.

--Quoi! c'est vous, déjà!--Quelle heure est-il donc?

--Déjà! le mot est galant. Quant à l'heure, vous devriez la savoir, et
ce n'est guère à moi à vous l'apprendre, répondit d'un ton boudeur la
jeune fille, tout en prenant son bras; il est onze heures et demie.

--Impossible, fit Onuphrius. Je viens de passer devant Saint-Paul, il
n'était que dix heures; il n'y a pas cinq minutes j'en mettrais la main
au feu; je parie.

--Ne mettez rien du tout et ne pariez pas, vous perdriez.

Onuphrius s'entêta; comme l'Église n'était qu'à une cinquantaine de pas,
Jacintha, pour le convaincre, voulut bien aller jusque-là avec lui.
Onuphrius était triomphant. Quand ils furent devant le portail:--Eh
bien! lui dit Jacintha.

On eût mis le soleil ou la lune en place du cadran qu'il n'eût pas été
plus stupéfait. Il était onze heures et demie passées; il tira son
lorgnon, en essuya le verre avec son mouchoir, se frotta les yeux pour
s'éclaircir la vue; l'aiguille aînée allait rejoindre sa petite sœur sur
l'X de midi.

--Midi! murmura-t-il entre ses dents; il faut que quelque diablotin se
soit amusé à pousser ces aiguilles; c'est bien dix heures que j'ai vu!

Jacintha était bonne; elle n'insista pas, et reprit avec lui le chemin
de son atelier, car Onuphrius était peintre, et, en ce moment, faisait
son portrait. Elle s'assit dans la pose convenue. Onuphrius alla
chercher sa toile, qui était tournée au mur, et la mit sur son chevalet.

Au-dessus de la petite bouche de Jacintha, une main inconnue avait
dessiné une paire de moustaches qui eussent fait honneur à un
tambour-major. La colère de notre artiste, en voyant son esquisse ainsi
barbouillée, n'est pas difficile à imaginer; il aurait crevé la toile
sans les exhortations de Jacintha. Il effaça donc comme il put ces
insignes virils, non sans jurer plus d'une fois après le drôle qui avait
fait cette belle équipée; mais, quand il voulut se remettre à peindre,
ses pinceaux, quoiqu'il les eût trempés dans l'huile, étaient si roides
et si hérissés, qu'il ne put s'en servir. Il fut obligé d'en envoyer
chercher d'autres: en attendant qu'ils fussent arrivés, il se mit à
faire sur sa palette plusieurs tons qui lui manquaient.

Autre tribulation. Les vessies étaient dures comme si elles eussent
renfermé des balles de plomb; il avait beau les presser, il ne pouvait
en faire sortir la couleur; ou bien elles éclataient tout d'un coup
comme de petites bombes, crachant à droite, à gauche, l'ocre, la laque
ou le bitume.

S'il eût été seul, je crois qu'en dépit du premier commandement du
Décalogue, il aurait attesté le nom du Seigneur plus d'une fois. Il se
contint, les pinceaux arrivèrent, il se mit à l'œuvre; pendant une heure
environ tout alla bien.

Le sang commençait à courir sous les chairs, les contours se
dessinaient, les formes se modelaient, la lumière se débrouillait de
l'ombre, une moitié de la toile vivait déjà.

Les yeux surtout étaient admirables; l'arc des sourcils était
parfaitement bien indiqué, et se fondait moelleusement vers les tempes
en tons bleuâtres et veloutés; l'ombre des cils adoucissait
merveilleusement bien l'éclatante blancheur de la cornée, la prunelle
regardait bien, l'iris et la pupille ne laissaient rien à désirer; il
n'y manquait plus que ce petit diamant de lumière, cette paillette de
jour que les peintres nomment point visuel.

Pour l'enchâsser dans son disque de jais (Jacintha avait les yeux
noirs), il prit le plus fin, le plus mignon de ses pinceaux, trois poils
pris à la queue d'une martre zibeline.

Il le trempa vers le sommet de sa palette dans le blanc d'argent qui
s'élevait, à côté des ocres et des terres de Sienne, comme un piton
couvert de neige à côté de rochers noirs.

Vous eussiez dit, à voir trembler le point brillant au bout du pinceau,
une gouttelette de rosée au bout d'une aiguille; il allait le déposer
sur la prunelle, quand un coup violent dans le coude fit dévier sa main,
porter le point blanc dans les sourcils, et traîner le parement de son
habit sur la joue encore fraîche qu'il venait de terminer. Il se
détourna si brusquement à cette nouvelle catastrophe, que son escabeau
roula à dix pas. Il ne vit personne. Si quelqu'un se fût trouvé là par
hasard, il l'aurait certainement tué.

--C'est vraiment inconcevable! dit-il en lui-même tout troublé;
Jacintha, je ne me sens pas en train; nous ne ferons plus rien
aujourd'hui.

Jacintha, se leva pour sortir.

Onuphrius voulut la retenir; il lui passa le bras autour du corps. La
robe de Jacintha était blanche; les doigts d'Onuphrius, qui n'avait pas
songé à les essuyer, y firent un arc-en-ciel.

--Maladroit! dit la petite, comme vous m'avez arrangée! et ma tante qui
ne veut pas que je vienne vous voir seule, qu'est-ce qu'elle va dire?

--Tu changeras de robe, elle n'en verra rien.

Et il l'embrassa. Jacintha ne s'y opposa pas.

--Que faites-vous demain? dit-elle après un silence.

--Moi, rien; et vous?

--Je vais dîner avec ma tante chez le vieux M. de ***, que vous
connaissez, et j'y passerai peut-être la soirée.

--J'y serai, dit Onuphrius; vous pouvez compter sur moi.

--Ne venez pas plus tard que six heures; vous savez, ma tante est
poltronne, et si nous ne trouvons pas chez M. de *** quelque galant
chevalier pour nous reconduire, elle s'en ira avant la nuit tombée.

--Bon, j'y serai à cinq. A demain, Jacintha, à demain.

Et il se penchait sur la rampe pour regarder la svelte jeune fille qui
s'en allait. Les derniers plis de sa robe disparurent sous l'arcade, et
il rentra.

Avant d'aller plus loin, quelques mots sur Onuphrius. C'était un jeune
homme de vingt à vingt-deux ans, quoique au premier abord il parût en
avoir davantage. On distinguait ensuite à travers ses traits blêmes et
fatigués quelque chose d'enfantin et de peu arrêté, quelques formes de
transition de l'adolescence à la virilité. Ainsi tout le haut de la tête
était grave et réfléchi comme un front de vieillard, tandis que la
bouche était à peine noircie à ses coins d'une ombre bleuâtre, et qu'un
sourire jeune errait sur deux lèvres d'un rose assez vif qui contrastait
étrangement avec la pâleur des joues et du reste de la physionomie.

Ainsi fait, Onuphrius ne pouvait manquer d'avoir l'air assez singulier,
mais sa bizarrerie naturelle était encore augmentée par sa mise et sa
coiffure. Ses cheveux, séparés sur le front comme des cheveux de femme,
descendaient symétriquement le long de ses tempes jusqu'à ses épaules,
sans frisure aucune, aplatis et lustrés à la mode gothique, comme on en
voit aux anges de Giotto et de Cimabuë. Une ample simarre de couleur
obscure tombait à plis roides et droits autour de son corps souple et
mince, d'une manière toute dantesque. Il est vrai de dire qu'il ne
sortait pas encore avec ce costume; mais c'était la hardiesse plutôt que
l'envie qui lui manquait; car je n'ai pas besoin de vous le dire,
Onuphrius était Jeune-France et romantique forcené.

Dans la rue, et il n'y allait pas souvent, pour ne pas être obligé de se
souiller de l'ignoble accoutrement bourgeois, ses mouvements étaient
heurtés, saccadés; ses gestes anguleux, comme s'ils eussent été produits
par des ressorts d'acier; sa démarche incertaine, entrecoupée d'élans
subits, de zigzags, ou suspendue tout à coup; ce qui, aux yeux de bien
des gens, le faisait passer pour un fou ou du moins pour un original, ce
qui ne vaut guère mieux.

Onuphrius ne l'ignorait pas, et c'était peut-être ce qui lui faisait
éviter ce qu'on nomme le monde et donnait à sa conversation un ton
d'humeur et de causticité qui ne ressemblait pas mal à de la vengeance;
aussi, quand il était forcé de sortir de sa retraite, n'importe pour
quel motif, il apportait dans la société une gaucherie sans timidité,
une absence de toute forme convenue, un dédain si parfait de ce qu'on y
admire, qu'au bout de quelques minutes, avec trois ou quatre syllabes,
il avait trouvé moyen de se faire une meute d'ennemis acharnés.

Ce n'est pas qu'il ne fût très-aimable lorsqu'il voulait, mais il ne le
voulait pas souvent, et il répondait à ses amis qui lui en faisaient des
reproches: A quoi bon? Car il avait des amis; pas beaucoup, deux ou
trois au plus, mais qui l'aimaient de tout l'amour que lui refusaient
les autres, qui l'aimaient comme des gens qui ont une injustice à
réparer.--A quoi bon? ceux qui sont dignes de moi et me comprennent ne
s'arrêtent pas à cette écorce noueuse: ils savent que la perle est
cachée dans une coquille grossière; les sots qui ne savent pas sont
rebutés et s'éloignent: où est le mal? Pour un fou, ce n'était pas trop
mal raisonné.

Onuphrius, comme je l'ai déjà dit, était peintre, il était de plus
poëte; il n'y avait guère moyen que sa cervelle en réchappât, et ce qui
n'avait pas peu contribué à l'entretenir dans cette exaltation fébrile,
dont Jacintha n'était pas toujours maîtresse, c'étaient ses lectures. Il
ne lisait que des légendes merveilleuses et d'anciens romans de
chevalerie, des poésies mystiques, des traités de cabale, des ballades
allemandes, des livres de sorcellerie et de démonographie; avec cela il
se faisait, au milieu du monde réel bourdonnant autour de lui, un monde
d'extase et de vision où il était donné à bien peu d'entrer. Du détail
le plus commun et le plus positif, par l'habitude qu'il avait de
chercher le côté surnaturel, il savait faire jaillir quelque chose de
fantastique et d'inattendu. Vous l'auriez mis dans une chambre carrée et
blanchie à la chaux sur toutes ses parois, et vitrée de carreaux
dépolis, il aurait été capable de voir quelque apparition étrange tout
aussi bien que dans un intérieur de Rembrandt inondé d'ombres et
illuminé de fauves lueurs, tant les yeux de son âme et de son corps
avaient la faculté de déranger les lignes les plus droites et de rendre
compliquées les choses les plus simples, à peu près comme les miroirs
courbes ou à facettes qui trahissent les objets qui leur sont présentés,
et les font paraître grotesques ou terribles.

Aussi Hoffmann et Jean-Paul le trouvèrent admirablement disposé; ils
achevèrent à eux deux ce que les légendaires avaient commencé.
L'imagination d'Onuphrius s'échauffa et se déprava de plus en plus, ses
compositions peintes et écrites s'en ressentirent, la griffe ou la queue
du diable y perçait toujours par quelque endroit, et sur la toile, à
côté de la tête suave et pure de Jacintha, grimaçait fatalement quelque
figure monstrueuse, fille de son cerveau en délire.

Il y avait deux ans qu'il avait fait la connaissance de Jacintha, et
c'était à une époque de sa vie ou il était si malheureux, que je ne
souhaiterais pas d'autre supplice à mon plus fier ennemi; il était dans
cette situation atroce où se trouve tout homme qui a inventé quelque
chose et qui ne rencontre personne pour y croire. Jacintha crut à ce
qu'il disait sur sa parole, car l'œuvre était encore en lui, et il
l'aima comme Christophe Colomb dut aimer le premier qui ne lui rit pas
au nez lorsqu'il parla du nouveau monde qu'il avait deviné. Jacintha
l'aimait comme une mère aime son fils, et il se mêlait à son amour une
pitié profonde; car, elle exceptée, qui l'aurait aimé comme il fallait
qu'il le fût?

Qui l'eût consolé dans ses malheurs imaginaires, les seuls réels pour
lui, qui ne vivait que d'imaginations? Qui l'eût rassuré, soutenu,
exhorté? Qui eût calmé cette exaltation maladive qui touchait à la folie
par plus d'un point, en la partageant plutôt qu'en la combattant?
Personne, à coup sûr.

Et puis lui dire de quelle manière il pourrait la voir, lui donner
elle-même les rendez-vous, lui faire mille de ces avances que le monde
condamne, l'embrasser de son propre mouvement, lui en fournir l'occasion
quand elle la lui voyait chercher, une coquette ne l'eût pas fait; mais
elle savait combien tout cela coûtait au pauvre Onuphrius, et elle lui
en épargnait la peine.

Aussi peu accoutumé qu'il était à vivre de la vie réelle, il ne savait
comment s'y prendre pour mettre son idée en action, et il se faisait des
monstres de la moindre chose.

Ses longues méditations, ses voyages dans les mondes métaphysiques ne
lui avaient pas laissé le temps de s'occuper de celui-ci. Sa tête avait
trente ans, son corps avait six mois; il avait si totalement négligé de
dresser sa bête, que, si Jacintha et ses amis n'eussent pris soin de la
diriger, elle eût commis d'étranges bévues. En un mot, il fallait vivre
pour lui, il lui fallait un intendant pour son corps, comme il en faut
aux grands seigneurs pour leurs terres.

Puis, je n'ose l'avouer qu'en tremblant, dans ce siècle d'incrédulité,
cela pourrait faire passer mon pauvre ami pour un imbécile: il avait
peur. De quoi? Je vous le donne à deviner en cent; il avait peur du
diable, des revenants, des esprits et de mille autres billevesées; du
reste, il se moquait d'un homme, et de deux, comme vous d'un fantôme.

Le soir il ne se fût pas regardé dans une glace pour un empire, de peur
d'y voir autre chose que sa propre figure; il n'eût pas fourré sa main
sous son lit pour y prendre ses pantoufles ou quelque autre ustensile,
parce qu'il craignait qu'une main froide et moite ne vînt au-devant de
la sienne, et ne l'attirât dans la ruelle; ni jeté les yeux dans les
encoignures sombres, tremblant d'y apercevoir de petites têtes de
vieilles ratatinées emmanchées sur des manches à balai.

Quand il était seul dans son grand atelier, il voyait tourner autour de
lui une ronde fantastique, le conseil Tusmann, le docteur Tabraccio, le
digne Peregrinus Tyss, Crespel avec son violon et sa fille Antonia,
l'inconnue de la maison déserte et toute la famille étrange du château
de Bohême; c'était un sabbat complet, et il ne se fût pas fait prier
pour avoir peur de son chat comme d'un autre Murr.

Dès que Jacintha fut partie, il s'assit devant sa toile, et se prit à
réfléchir sur ce qu'il appelait les événements de la matinée. Le cadran
de Saint-Paul, les moustaches, les pinceaux durcis, les vessies crevées,
et surtout le point visuel, tout cela se représenta à sa mémoire avec un
air fantastique et surnaturel; il se creusa la tête pour y trouver une
explication plausible; il bâtit là-dessus un volume in-octavo de
suppositions les plus extravagantes, les plus invraisemblables qui
soient jamais entrées dans un cerveau malade. Après avoir longtemps
cherché, ce qu'il rencontra de mieux, c'est que la chose était tout à
fait inexplicable... à moins que ce ne fût le diable en personne...
Cette idée, dont il se moqua d'abord lui-même, prit racine dans son
esprit, et lui semblant moins ridicule à mesure qu'il se familiarisait
avec elle, il finit par en être convaincu.

Qu'y avait-il au fond de déraisonnable dans cette supposition?
L'existence du diable est prouvée par les autorités les plus
respectables, tout comme celle de Dieu. C'est même un article de foi, et
Onuphrius, pour s'empêcher d'en douter, compulsa sur les registres de sa
vaste mémoire tous les endroits des auteurs profanes ou sacrés dans
lesquels on traite de cette matière importante.

Le diable rôde autour de l'homme; Jésus lui-même n'a pas été à l'abri de
ses embûches; la tentation de saint Antoine est populaire; Martin Luther
fut aussi tourmenté par Satan, et, pour s'en débarrasser, fut obligé de
lui jeter son écritoire à la tête. On voit encore la tache d'encre sur
le mur de la cellule.

Il se rappela toutes les histoires d'obsessions, depuis le possédé de la
Bible jusqu'aux religieuses de Loudun; tous les livres de sorcellerie
qu'il avait lus: Bodin, Delrio, Le Loyer, Bordelon, le _Monde invisible_
de Bekker, l'_Infernalia_, les _Farfadets_ de M. de Berbiguier de
Terre-Neuve du Thym, le _Grand_ et le _Petit Albert_, et tout ce qui lui
parut obscur devint clair comme le jour: c'était le diable qui avait
fait avancer l'aiguille, qui avait mis des moustaches à son portrait,
changé le crin de ses brosses en fil d'archal et rempli ses vessies de
poudre fulminante. Le coup dans le coude s'expliquait tout
naturellement; mais quel intérêt Belzébuth pouvait-il avoir à le
persécuter? Était-ce pour avoir son âme? ce n'est pas la manière dont il
s'y prend; enfin il se rappela qu'il avait fait, il n'y a pas bien
longtemps, un tableau de saint Dunstan tenant le Diable par le nez avec
des pincettes rouges; il ne douta pas que ce ne fût pour avoir été
représenté par lui dans une position aussi humiliante que le diable lui
faisait ces petites niches. Le jour tombait, de longues ombres bizarres
se découpaient sur le plancher de l'atelier. Cette idée grandissant dans
sa tête, le frisson commençait à lui courir le long du dos, et la peur
l'aurait bientôt pris, si un de ses amis n'eût fait en entrant diversion
à toutes ses visions cornues. Il sortit avec lui, et comme personne au
monde n'était plus impressionnable, et que son ami était gai, un essaim
de pensées folâtres eut bientôt chassé ces rêveries lugubres. Il oublia
totalement ce qui était arrivé, ou, s'il s'en ressouvenait, il riait
tout bas en lui-même. Le lendemain il se remit à l'œuvre. Il travailla
trois ou quatre heures avec acharnement. Quoique Jacintha fût absente,
ses traits étaient si profondément gravés dans son cœur, qu'il n'avait
pas besoin d'elle pour terminer son portrait. Il était presque fini, il
n'y avait plus que deux ou trois dernières touches à poser, et la
signature à mettre, quand une petite peluche, qui dansait avec ses
frères les atomes dans un beau rayon jaune, par une fantaisie
inexplicable, quitta tout à coup sa lumineuse salle de bal, se dirigea
en se dandinant vers la toile d'Onuphrius, et vint s'abattre sur un
rehaut, qu'il venait de poser.

Onuphrius retourna son pinceau, et avec le manche, l'enleva le plus
délicatement possible. Cependant il ne put le faire si légèrement qu'il
ne découvrît le champ de la toile en emportant un peu de couleur. Il
refit une teinte pour réparer le dommage: la teinte était trop foncée,
et faisait tache; il ne put rétablir l'harmonie qu'en remaniant tout le
morceau; mais, en le faisant, il perdit son contour, et le nez devint
aquilin, de presque à la Roxelane qu'il était, ce qui changea tout à
fait le caractère de la tête; ce n'était plus Jacintha, mais bien une de
ses amies avec qui elle s'était brouillée, parce qu'Onuphrius la
trouvait jolie.

L'idée du Diable revint à Onuphrius à cette métamorphose étrange; mais,
en regardant plus attentivement, il vit que ce n'était qu'un jeu de son
imagination, et comme la journée s'avançait, il se leva et sortit pour
rejoindre sa maîtresse chez M. de ***. Le cheval allait comme le vent:
bientôt Onuphrius vit poindre au dos de la colline la maison de M. de
***, blanche entre les marronniers. Comme la grande route faisait un
détour, il la quitta pour un chemin de traverse, un chemin creux qu'il
connaissait très-bien, où tout enfant il venait cueillir des mûres et
chasser aux hannetons.

Il était à peu près au milieu quand il se trouva derrière une charrette
à foin, que les détours du sentier l'avaient empêché d'apercevoir. Le
chemin était si étroit, la charrette si large, qu'il était impossible de
passer devant: il remit son cheval au pas, espérant que la route, en
s'élargissant, lui permettrait un peu plus loin de le faire. Son
espérance fut trompée; c'était comme un mur qui reculait
imperceptiblement. Il voulut retourner sur ses pas, une autre charrette
de foin le suivait par derrière et le faisait prisonnier. Il eut un
instant la pensée d'escalader les bords du ravin, mais ils étaient à pic
et couronnés d'une haie vive; il fallut donc se résigner: le temps
coulait, les minutes lui semblaient des éternités, sa fureur était au
comble, ses artères palpitaient, son front était perlé de sueur.

Une horloge à la voix fêlée, celle du village voisin, sonna six heures;
aussitôt qu'elle eut fini, celle du château, dans un ton différent,
sonna à son tour; puis une autre, puis une autre encore; toutes les
horloges de la banlieue d'abord successivement, ensuite toutes à la
fois. C'était un tutti de cloches, un concerto de timbres flûtés,
ronflants, glapissants, criards, un carillon à vous fendre la tête. Les
idées d'Onuphrius se confondirent, le vertige le prit. Les clochers
s'inclinaient sur le chemin creux pour le regarder passer, ils le
montraient au doigt, lui faisaient la nique et lui tendaient par
dérision leurs cadrans dont les aiguilles étaient perpendiculaires. Les
cloches lui tiraient la langue et lui faisaient la grimace, sonnant
toujours les six coups maudits. Cela dura longtemps, six heures
sonnèrent ce jour-là jusqu'à sept.

Enfin, la voiture déboucha dans la plaine. Onuphrius enfonça ses éperons
dans le ventre de son cheval: le jour tombait, on eût dit que sa monture
comprenait combien il lui était important d'arriver. Ses pieds
touchaient à peine la terre, et, sans les aigrettes d'étincelles qui
jaillissaient de loin en loin de quelque caillou heurté, on eût pu
croire qu'elle volait. Bientôt une blanche écume enveloppa comme une
housse d'argent son poitrail d'ébène: il était plus de sept heures quand
Onuphrius arriva. Jacintha était partie. M. de *** lui fit les plus
grandes politesses, se mit à causer littérature avec lui, et finit par
lui proposer une partie de dames.

Onuphrius ne put faire autrement que d'accepter, quoique toute espèce de
jeux, et en particulier celui-là, l'ennuyât mortellement. On apporta le
damier. M. de *** prit les noires, Onuphrius les blanches: la partie
commença. Les joueurs étaient à peu près de même force; il se passa
quelque temps avant que la balance penchât d'un côté ou de l'autre.

Tout à coup elle tourna du côté du vieux gentilhomme; ses pions
avançaient avec une inconcevable rapidité, sans qu'Onuphrius, malgré
tous les efforts qu'il faisait, pût y apporter aucun obstacle. Préoccupé
qu'il était d'idées diaboliques, cela ne lui parut pas naturel; il
redoubla donc d'attention, et finit par découvrir, à côté du doigt dont
il se servait pour remuer ses pions, un autre doigt maigre, noueux,
terminé par une griffe (que d'abord il avait pris pour l'ombre du sien),
qui poussait ses dames sur la ligne blanche, tandis que celles de son
adversaire défilaient processionnellement sur la ligne noire. Il devint
pâle, ses cheveux se hérissèrent sur sa tête. Cependant il remit ses
pions en place, et continua de jouer. Il se persuada que ce n'était que
l'ombre, et, pour s'en convaincre, il changea la bougie de place:
l'ombre passa de l'autre côté, et se projeta en sens inverse; mais le
doigt à griffe resta ferme à son poste, déplaçant les dames d'Onuphrius,
et employant tous les moyens pour le faire perdre.

D'ailleurs, il n'y avait aucun doute à avoir, le doigt était orné d'un
gros rubis. Onuphrius n'avait pas de bague.

--Pardieu! c'est trop fort! s'écria-t-il en donnant un grand coup de
poing dans le damier et en se levant brusquement; vieux scélérat! vieux
gredin!

M. de ***, qui le connaissait d'enfance et qui attribuait cette algarade
au dépit d'avoir perdu, se mit à rire aux éclats et à lui offrir
d'ironiques consolations. La colère et la terreur se disputaient l'âme
d'Onuphrius: il prit son chapeau et sortit.

La nuit était si noire qu'il fut obligé de mettre son cheval au pas. A
peine une étoile passait-elle çà et là le nez hors de sa mantille de
nuages; les arbres de la route avaient l'air de grands spectres tendant
les bras; de temps en temps un feu follet traversait le chemin, le vent
ricanait dans les branches d'une façon singulière. L'heure s'avançait,
et Onuphrius n'arrivait pas; cependant les fers de son cheval sonnant
sur le pavé montraient qu'il ne s'était pas fourvoyé.

Une rafale déchira le brouillard, la lune reparut; mais, au lieu d'être
ronde, elle était ovale. Onuphrius, en la considérant plus
attentivement, vit qu'elle avait un serre-tête de taffetas noir, et
qu'elle s'était mis de la farine sur les joues; ses traits se
dessinèrent plus distinctement, et il reconnut à n'en pouvoir douter, la
figure blême et allongée de son ami intime Jean-Gaspard Debureau, le
grand paillasse des Funambules, qui le regardait avec une expression
indéfinissable de malice et de bonhomie.

Le ciel clignait aussi ses yeux bleus aux cils d'or, comme s'il eût été
d'intelligence; et, comme à la clarté des étoiles on pouvait distinguer
les objets, il entrevit quatre personnages de mauvaise mine, habillés
mi-partie rouge et noir, qui portaient quelque chose de blanchâtre par
les quatre coins, comme des gens qui changeraient un tapis de place: ils
passèrent rapidement à côté de lui, et jetèrent ce qu'ils portaient sous
les pieds de son cheval. Onuphrius, malgré sa frayeur, n'eut pas de
peine à voir que c'était le chemin qu'il avait déjà parcouru, et que le
Diable remettait devant lui pour lui faire pièce. Il piqua des deux; son
cheval fit une ruade et refusa d'avancer autrement qu'au pas; les quatre
démons continuèrent leur manége.

Onuphrius vit que l'un d'eux avait au doigt un rubis pareil à celui du
doigt qui l'avait si fort effrayé sur le damier: l'identité du
personnage n'était plus douteuse. La terreur d'Onuphrius était si
grande, qu'il ne sentait plus, qu'il ne voyait ni n'entendait; ses dents
claquaient comme dans la fièvre, un rire convulsif tordait sa bouche.
Une fois, il essaya de dire ses prières et de faire un signe de croix,
il ne put en venir à bout. La nuit s'écoula ainsi.

Enfin, une raie bleuâtre se dessina sur le bord du ciel: son cheval huma
bruyamment par ses naseaux l'air balsamique du matin, le coq de la ferme
voisine fit entendre sa voix grêle et éraillée, les fantômes
disparurent, le cheval prit de lui-même le galop, et, au point du jour,
Onuphrius se trouva devant la porte de son atelier.

Harassé de fatigue, il se jeta sur un divan et ne tarda pas à
s'endormir: son sommeil était agité; le cauchemar lui avait mis le genou
sur l'estomac. Il fit une multitude de rêves incohérents, monstrueux,
qui ne contribuèrent pas peu à déranger sa raison déjà ébranlée. En
voici un qui l'avait frappé, et qu'il m'a raconté plusieurs fois depuis.

«J'étais dans une chambre qui n'était pas la mienne ni celle d'aucun de
mes amis, une chambre où je n'étais jamais venu, et que cependant je
connaissais parfaitement bien: les jalousies étaient fermées, les
rideaux tirés; sur la table de nuit une pâle veilleuse jetait sa lueur
agonisante. On ne marchait que sur la pointe du pied, le doigt sur la
bouche; des fioles, des tasses encombraient la cheminée. Moi, j'étais au
lit comme si j'eusse été malade, et pourtant je ne m'étais jamais mieux
porté. Les personnes qui traversaient l'appartement avaient un air
triste et affairé qui semblait extraordinaire.

«Jacintha était à la tête de mon lit, qui tenait sa petite main sur mon
front, et se penchait vers moi pour écouter si je respirais bien. De
temps en temps une larme tombait de ses cils sur mes joues, et elle
l'essuyait légèrement avec un baiser.

«Ses larmes me fendaient le cœur, et j'aurais bien voulu la consoler;
mais il m'était impossible de faire le plus petit mouvement, ou
d'articuler une seule syllabe: ma langue était clouée à mon palais, mon
corps était comme pétrifié.

«Un monsieur vêtu de noir entra, me tâta le pouls, hocha la tête d'un
air découragé, et dit tout haut: «C'est fini!» Alors Jacintha se prit à
sangloter, à se tordre les mains, et à donner toutes les démonstrations
de la plus violente douleur: tous ceux qui étaient dans la chambre en
firent autant. Ce fut un concert de pleurs et de soupirs à apitoyer un
roc.

«J'éprouvais un secret plaisir d'être regretté ainsi. On me présenta une
glace devant la bouche; je fis des efforts prodigieux pour la ternir de
mon souffle, afin de montrer que je n'étais pas mort: je ne pus en venir
à bout. Après cette épreuve on me jeta le drap par-dessus la tête;
j'étais au désespoir, je voyais bien qu'on me croyait trépassé et que
l'on allait m'enterrer tout vivant. Tout le monde sortit: il ne resta
qu'un prêtre qui marmotta des prières et qui finit par s'endormir.

«Le croque-mort vint qui me prit mesure d'une bière et d'un linceul;
j'essayai encore de me remuer et de parler, ce fut inutile, un pouvoir
invincible m'enchaînait: force me fut de me résigner. Je restai ainsi
beaucoup de temps en proie aux plus douloureuses réflexions. Le
croque-mort revint avec mes derniers vêtements, les derniers de tout
homme, la bière et le linceul: il n'y avait plus qu'à m'en accoutrer.

«Il m'entortilla dans le drap, et se mit à me coudre sans précaution
comme quelqu'un qui a hâte d'en finir: la pointe de son aiguille
m'entrait dans la peau, et me faisait des milliers de piqûres; ma
situation était insupportable. Quand ce fut fait, un de ses camarades me
prit par les pieds, lui par la tête, ils me déposèrent dans la boîte;
elle était un peu juste pour moi, de sorte qu'ils furent obligés de me
donner de grands coups sur les genoux pour pouvoir enfoncer le
couvercle.

«Ils en vinrent à bout à la fin, et l'on planta le premier clou. Cela
faisait un bruit horrible. Le marteau rebondissait sur les planches, et
j'en sentais le contre-coup. Tant que l'opération dura, je ne perdis pas
tout à fait l'espérance; mais au dernier clou je me sentis défaillir,
mon cœur se serra, car je compris qu'il n'y avait plus rien de commun
entre le monde et moi: ce dernier clou me rivait au néant pour toujours.
Alors seulement je compris toute l'horreur de ma position.

«On m'emporta; le roulement sourd des roues m'apprit que j'étais dans le
corbillard; car bien que je ne pusse manifester mon existence d'aucune
manière, je n'étais privé d'aucun de mes sens. La voiture s'arrêta, on
retira le cercueil. J'étais à l'église, j'entendais parfaitement le
chant nasillard des prêtres, et je voyais briller à travers les fentes
de la bière la lueur jaune des cierges. La messe finie, on partit pour
le cimetière; quand on me descendit dans la fosse, je ramassai toutes
mes forces, et je crois que je parvins à pousser un cri; mais le fracas
de la terre qui roulait sur le cercueil le couvrit entièrement: je me
trouvais dans une obscurité palpable et compacte, plus noire que celle
de la nuit. Du reste, je ne souffrais pas, corporellement du moins;
quant à mes souffrances morales, il faudrait un volume pour les
analyser. L'idée que j'allais mourir de faim ou être mangé aux vers sans
pouvoir l'empêcher, se présenta la première; ensuite je pensai aux
événements de la veille, à Jacintha, à mon tableau qui aurait eu tant de
succès au Salon, à mon drame qui allait être joué, à une partie que
j'avais projetée avec mes camarades, à un habit que mon tailleur devait
me rapporter ce jour-là; que sais-je, moi? à mille choses dont je
n'aurais guère dû m'inquiéter; puis revenant à Jacintha, je réfléchis
sur la manière dont elle s'était conduite; je repassai chacun de ses
gestes, chacune de ses paroles, dans ma mémoire; je crus me rappeler
qu'il y avait quelque chose d'outré et d'affecté dans ses larmes, dont
je n'aurais pas dû être la dupe: cela me fit ressouvenir de plusieurs
choses que j'avais totalement oubliées; plusieurs détails auxquels je
n'avais pas pris garde, considérés sous un nouveau jour, me parurent
d'une haute importance; des démonstrations que j'aurais juré sincères me
semblèrent louches; il me revint dans l'esprit qu'un jeune homme, un
espèce de fat moitié cravate, moitié éperons, lui avait autrefois fait
la cour. Un soir, nous jouïons ensemble, Jacintha m'avait appelé du nom
de ce jeune homme au lieu du mien, signe certain de préoccupation;
d'ailleurs je savais qu'elle en avait parlé favorablement dans le monde
à plusieurs reprises, et comme de quelqu'un qui ne lui déplairait pas.

«Cette idée s'empara de moi, ma tête commença à fermenter; je fis des
rapprochements, des suppositions, des interprétations: comme on doit
bien le penser, elles ne furent pas favorables à Jacintha. Un sentiment
inconnu se glissa dans mon cœur, et m'apprit ce que c'était que
souffrir; je devins horriblement jaloux, et je ne doutai pas que ce ne
fût Jacintha qui, de concert avec son amant, ne m'eût fait enterrer tout
vif pour se débarrasser de moi. Je pensai que peut-être en ce moment
même ils riaient à gorge déployée du succès de leur stratagème, et que
Jacintha livrait aux baisers de l'autre cette bouche qui m'avait juré
tant de fois n'avoir jamais été touchée par d'autres lèvres que les
miennes.

«A cette idée, j'entrai dans une fureur telle que je repris la faculté
de me mouvoir; je fis un soubresaut si violent, que je rompis d'un seul
coup les coutures de mon linceul. Quand j'eus les jambes et les bras
libres, je donnai de grands coups de coudes et de genoux au couvercle de
la bière pour le faire sauter et aller tuer mon infidèle aux bras de son
lâche et misérable galant. Sanglante dérision, moi, enterré, je voulais
donner la mort! Le poids énorme de la terre qui pesait sur les planches
rendit mes efforts inutiles. Épuisé de fatigue, je retombai dans ma
première torpeur, mes articulations s'ossifièrent: de nouveau je
redevins cadavre. Mon agitation mentale se calma, je jugeai plus
sainement les choses: les souvenirs de tout ce que la jeune femme avait
fait pour moi, son dévouement, ses soins qui ne s'étaient jamais
démentis, eurent bientôt fait évanouir ces ridicules soupçons.

«Ayant usé tous mes sujets de méditation, et ne sachant comment tuer le
temps, je me mis à faire des vers; dans ma triste situation, ils ne
pouvaient pas être fort gais: ceux du nocturne Young et du sépulcral
Hervey ne sont que des bouffonneries, comparés à ceux-là. J'y dépeignais
les sensations d'un homme conservant sous terre toutes les passions
qu'il avait eues dessus, et j'intitulai cette rêverie cadavéreuse: _La
vie dans la mort_. Un beau titre, sur ma foi! et ce qui me désespérait,
c'était de ne pouvoir les réciter à personne.

«J'avais à peine terminé la dernière strophe, que j'entendis piocher
avec ardeur au-dessus de ma tête. Un rayon d'espérance illumina ma nuit.
Les coups de pioche se rapprochaient rapidement. La joie que je
ressentis ne fut pas de longue durée: les coups de pioche cessèrent.
Non, l'on ne peut rendre avec des mots humains l'angoisse abominable que
j'éprouvai en ce moment; la mort réelle n'est rien en comparaison. Enfin
j'entendis encore du bruit: les fossoyeurs, après s'être reposés,
avaient repris leur besogne. J'étais au ciel; je sentais ma délivrance
s'approcher. Le dessus du cercueil sauta. Je sentis l'air froid de la
nuit. Cela me fit grand bien, car je commençais à étouffer. Cependant
mon immobilité continuait; quoique vivant, j'avais toutes les apparences
d'un mort. Deux hommes me saisirent: voyant les coutures du linceul
rompues, ils échangèrent en ricanant quelques plaisanteries grossières,
me chargèrent sur leurs épaules et m'emportèrent. Tout en marchant ils
chantonnaient à demi-voix des couplets obscènes. Cela me fit penser à la
scène des fossoyeurs, dans _Hamlet_, et je me dis en moi-même que
Shakspeare était un bien grand homme.

«Après m'avoir fait passer par bien des ruelles détournées, ils
entrèrent dans une maison que je reconnus pour être celle de mon
médecin; c'était lui qui m'avait fait déterrer afin de savoir de quoi
j'étais mort. On me déposa sur une table de marbre. Le docteur entra
avec une trousse d'instruments; il les étala complaisamment sur une
commode. A la vue de ces scalpels, de ces bistouris, de ces lancettes,
de ces scies d'acier luisantes et polies, j'éprouvai une frayeur
horrible, car je compris qu'on allait me disséquer; mon âme, qui
jusque-là n'avait pas abandonné mon corps, n'hésita plus à me quitter:
au premier coup de scalpel elle était tout à fait dégagée de ses
entraves. Elle aimait mieux subir tous les désagréments d'une
intelligence dépossédée de ses moyens de manifestation physique, que de
partager avec mon corps ces effroyables tortures. D'ailleurs, il n'y
avait plus espérance de le conserver, il allait être mis en pièces, et
n'aurait pu servir à grand'chose quand même ce déchiquètement ne l'eût
pas tué tout de bon. Ne voulant pas assister au dépècement de sa chère
enveloppe, mon âme se hâta de sortir.

«Elle traversa rapidement une enfilade de chambres, et se trouva sur
l'escalier. Par habitude, je descendis les marches une à une; mais
j'avais besoin de me retenir, car je me sentais une légèreté
merveilleuse. J'avais beau me cramponner au sol, une force invincible
m'attirait en haut; c'était comme si j'eusse été attaché à un ballon
gonflé de gaz: la terre fuyait mes pieds, je n'y touchais que par
l'extrémité des orteils; je dis des orteils, car bien que je ne fusse
qu'un pur esprit, j'avais conservé le sentiment des membres que je
n'avais plus, à peu près comme un amputé qui souffre de son bras ou de
sa jambe absente. Lassé de ces efforts pour rester dans une attitude
normale, et, du reste, ayant fait réflexion que mon âme immatérielle ne
devait pas se voiturer d'un lieu à l'autre par les mêmes procédés que ma
misérable guenille de corps, je me laissai faire à cet ascendant, et je
commençai à quitter terre sans pourtant m'élever trop, et me maintenant
dans la région moyenne. Bientôt je m'enhardis, et je volai tantôt haut,
tantôt bas, comme si je n'eusse fait autre chose de ma vie. Il
commençait à faire jour: je montai, je montai, regardant aux vitres des
mansardes des grisettes qui se levaient et faisaient leur toilette, me
servant des cheminées comme de tubes acoustiques pour entendre ce qu'on
disait dans les appartements. Je dois dire que je ne vis rien de bien
beau, et que je ne recueillis rien de piquant. M'accoutumant à ces
façons d'aller, je planai sans crainte dans l'air libre, au-dessus du
brouillard, et je considérai de haut cette immense étendue de toits
qu'on prendrait pour une mer figée au moment d'une tempête, ce chaos
hérissé de tuyaux, de flèches, de dômes, de pignons, baigné de brume et
de fumée, si beau, si pittoresque, que je ne regrettai pas d'avoir perdu
mon corps. Le Louvre m'apparut blanc et noir, son fleuve à ses pieds,
ses jardins verts à l'autre bout. La foule s'y portait; il y avait
exposition: j'entrai. Les murailles flamboyaient diaprées de peintures
nouvelles, chamarrées de cadres d'or richement sculptés. Les bourgeois
allaient, venaient, se coudoyaient, se marchaient sur les pieds,
ouvraient des yeux hébétés, se consultaient les uns les autres comme des
gens dont on n'a pas encore fait l'avis, et qui ne savent ce qu'ils
doivent penser et dire. Dans la grand'salle, au milieu des tableaux de
nos jeunes grands maîtres, Delacroix, Ingres, Decamps, j'aperçus mon
tableau, à moi: la foule se serrait autour, c'était un rugissement
d'admiration; ceux qui étaient derrière et ne voyaient rien criaient
deux fois plus fort: Prodigieux! prodigieux! Mon tableau me sembla à
moi-même beaucoup mieux qu'auparavant, et je me sentis saisi d'un
profond respect pour ma propre personne. Cependant, à toutes ces
formules admiratives se mêlait un nom qui n'était pas le mien; je vis
qu'il y avait là-dessous quelque supercherie. J'examinai la toile avec
attention: un nom en petits caractères rouges était écrit à l'un de ses
coins. C'était celui d'un de mes amis qui, me voyant mort, ne s'était
pas fait scrupule de s'approprier mon œuvre. Oh! alors, que je regrettai
mon pauvre corps! Je ne pouvais ni parler, ni écrire; je n'avais aucun
moyen de réclamer ma gloire et de démasquer l'infâme plagiaire. Le cœur
navré, je me retirai tristement pour ne pas assister à ce triomphe qui
m'était dû. Je voulus voir Jacintha. J'allai chez elle, je ne la trouvai
pas; je la cherchai vainement dans plusieurs maisons où je pensais
qu'elle pourrait être. Ennuyé d'être seul, quoiqu'il fût déjà tard,
l'envie me prit d'aller au spectacle; j'entrai à la Porte-Saint-Martin,
je fis réflexion que mon nouvel état avait cela d'agréable que je
passais partout sans payer. La pièce finissait, c'était la catastrophe.
Dorval, l'œil sanglant, noyée de larmes, les lèvres bleues, les tempes
livides, échevelée, à moitié nue, se tordait sur l'avant-scène à deux
pas de la rampe. Bocage, fatal et silencieux, se tenait debout dans le
fond: tous les mouchoirs étaient en jeu; les sanglots brisaient les
corsets; un tonnerre d'applaudissements entrecoupait chaque râle de la
tragédienne; le parterre, noir de têtes, houlait comme une mer; les
loges se penchaient sur les galeries, les galeries sur le balcon. La
toile tomba: je crus que la salle allait crouler: c'étaient des
battements de mains, des trépignements, des hurlements; or, cette pièce
était ma pièce: jugez! J'étais grand à toucher le plafond. Le rideau se
leva, on jeta à cette foule le nom de l'auteur.

«Ce n'était pas le mien, c'était le nom de l'ami qui m'avait déjà volé
mon tableau. Les applaudissements redoublèrent. On voulait traîner
l'auteur sur le théâtre: le monstre était dans une loge obscure avec
Jacintha. Quand on proclama son nom, elle se jeta à son cou, et lui
appuya sur la bouche le baiser le plus enragé que jamais femme ait donné
à un homme. Plusieurs personnes la virent; elle ne rougit même pas: elle
était si enivrée, si folle et si fière de son succès, qu'elle se serait,
je crois, prostituée à lui dans cette loge et devant tout le monde.
Plusieurs voix crièrent: Le voilà! le voilà! Le drôle prit un air
modeste, et salua profondément. Le lustre, qui s'éteignit, mis fin à
cette scène. Je n'essayerai pas de décrire ce qui se passait dans moi;
la jalousie, le mépris, l'indignation, se heurtaient dans mon âme;
c'était un orage d'autant plus furieux que je n'avais aucun moyen de le
mettre au dehors: la foule s'écoula, je sortis du théâtre; j'errai
quelque temps dans la rue, ne sachant où aller. La promenade ne me
réjouissait guère. Il sifflait une bise piquante: ma pauvre âme,
frileuse comme l'était mon corps, grelottait et mourait de froid. Je
rencontrai une fenêtre ouverte, j'entrai, résolu de gîter dans cette
chambre jusqu'au lendemain. La fenêtre se ferma sur moi: j'aperçus assis
dans une grande bergère à ramages un personnage des plus singuliers.
C'était un grand homme, maigre, sec, poudré à frimas, la figure ridée
comme une vieille pomme, une énorme paire de besicles à cheval sur un
maître-nez, baisant presque le menton. Une petite estafilade
transversale, semblable à une ouverture de tirelire, enfouie sous une
infinité de plis et de poils roides comme des soies de sanglier,
représentait tant bien que mal ce que nous appellerons une bouche, faute
d'autre terme. Un antique habit noir, limé jusqu'à la corde, blanc sur
toutes les coutures, une veste d'étoffe changeante, une culotte courte,
des bas chinés et des souliers à boucles: voilà pour le costume. A mon
arrivée, ce digne personnage se leva, et alla prendre dans une armoire
deux brosses faites d'une manière spéciale: je n'en pus deviner d'abord
l'usage; il en prit une dans chaque main, et se mit à parcourir la
chambre avec une agilité surprenante comme s'il poursuivait quelqu'un,
et choquant ses brosses l'une contre l'autre du côté des barbes; je
compris alors que c'était le fameux M. Berbiguier de Terre-Neuve du
Thym, qui faisait la chasse aux farfadets; j'étais fort inquiet de ce
qui allait arriver, il semblait que cet hétéroclite individu eût la
faculté de voir l'invisible, il me suivait exactement, et j'avais toutes
les peines du monde à lui échapper. Enfin, il m'accula dans une
encoignure, il brandit ses deux fatales brosses, des millions de dards
me criblèrent l'âme, chaque crin faisait un trou, la douleur était
insoutenable: oubliant que je n'avais ni langue, ni poitrine, je fis de
merveilleux efforts pour crier; et...»

Onuphrius en était là de son rêve lorsque j'entrai dans l'atelier: il
criait effectivement à pleine gorge; je le secouai, il se frotta les
yeux et me regarda d'un air hébété; enfin il me reconnut, et me raconta,
ne sachant trop s'il avait veillé ou dormi, la série de ses tribulations
que l'on vient de lire; ce n'était pas, hélas! les dernières qu'il
devait éprouver réellement ou non. Depuis cette nuit fatale, il resta
dans un état d'hallucination presque perpétuel qui ne lui permettait pas
de distinguer ses rêveries d'avec le vrai. Pendant qu'il dormait,
Jacintha avait envoyé chercher le portrait; elle aurait bien voulu y
aller elle-même, mais sa robe tachée l'avait trahie auprès de sa tante,
dont elle n'avait pu tromper la surveillance.

Onuphrius, on ne peut plus désappointé de ce contre-temps, se jeta dans
un fauteuil, et, les coudes sur la table, se prit tristement à
réfléchir; ses regards flottaient devant lui sans se fixer
particulièrement sur rien: le hasard fit qu'ils tombèrent sur une grande
glace de Venise à bordure de cristal, qui garnissait le fond de
l'atelier; aucun rayon de jour ne venait s'y briser, aucun objet ne s'y
réfléchissait assez exactement pour que l'on pût en apercevoir les
contours: cela faisait un espace vide dans la muraille, une fenêtre
ouverte sur le néant, d'où l'esprit pouvait plonger dans les mondes
imaginaires. Les prunelles d'Onuphrius fouillaient ce prisme profond et
sombre, comme pour en faire jaillir quelque apparition. Il se pencha, il
vit son reflet double, il pensa que c'était une illusion d'optique;
mais, en examinant plus attentivement, il trouva que le second reflet ne
lui ressemblait en aucune façon; il crut que quelqu'un était entré dans
l'atelier sans qu'il l'eût entendu: il se retourna. Personne. L'ombre
continuait cependant à se projeter dans la glace, c'était un homme pâle,
ayant au doigt un gros rubis, pareil au mystérieux rubis qui avait joué
un rôle dans les fantasmagories de la nuit précédente. Onuphrius
commençait à se sentir mal à l'aise. Tout à coup le reflet sortit de la
glace, descendit dans la chambre, vint droit à lui, le força à
s'asseoir, et, malgré sa résistance, lui enleva le dessus de la tête
comme on ferait de la calotte d'un pâté. L'opération finie, il mit le
morceau dans sa poche, et s'en retourna par où il était venu. Onuphrius,
avant de le perdre tout à fait de vue dans les profondeurs de la glace,
apercevait encore à une distance incommensurable son rubis qui brillait
comme une comète. Du reste, cette espèce de trépan ne lui avait fait
aucun mal. Seulement, au bout de quelques minutes, il entendit un
bourdonnement étrange au-dessus de sa tête; il leva les yeux, et vit que
c'étaient ses idées qui, n'étant plus contenues par la voûte du crâne,
s'échappaient en désordre comme des oiseaux dont on ouvre la cage.
Chaque idéal de femme qu'il avait rêvé sortit avec son costume, son
parler, son attitude (nous devons dire à la louange d'Onuphrius qu'elles
avaient l'air de sœurs jumelles de Jacintha), les héroïnes des romans
qu'il avait projetés; chacune de ces dames avait son cortége d'amants,
les unes en cotte armoriée du moyen âge, les autres en chapeaux et en
robe de dix-huit cent trente-deux. Les types qu'il avait créés
grandioses, grotesques ou monstrueux, les esquisses de ses tableaux à
faire, de toute nation et de tout temps, ses idées métaphysiques sous la
forme de petites bulles de savon, les réminiscences de ses lectures,
tout cela sortit pendant une heure au moins: l'atelier en était plein.
Ces dames et ces messieurs se promenaient en long et en large sans se
gêner le moins du monde, causant, riant, se disputant, comme s'ils
eussent été chez eux.

Onuphrius, abasourdi, ne sachant où se mettre, ne trouva rien de mieux à
faire que de leur céder la place; lorsqu'il passa sous la porte, le
concierge lui remit deux lettres; deux lettres de femmes, bleues,
ambrées, l'écriture petite, le pli long, le cachet rose.

La première était de Jacintha, elle était conçue ainsi:

«Monsieur, vous pouvez bien avoir mademoiselle de *** pour maîtresse si
cela vous fait plaisir; quant à moi, je ne veux plus l'être, tout mon
regret est de l'avoir été. Vous m'obligerez beaucoup de ne pas chercher
à me revoir.»

Onuphrius était anéanti; il comprit que c'était la maudite ressemblance
du portrait qui était cause de tout; ne se sentant pas coupable, il
espéra qu'avec le temps tout s'éclaircirait à son avantage. La seconde
lettre était une invitation de soirée.

--Bon! dit-il, j'irai, cela me distraira un peu et dissipera toutes ces
vapeurs noires. L'heure vint; il s'habilla, la toilette fut longue;
comme tous les artistes (quand ils ne sont pas sales à faire peur),
Onuphrius était recherché dans sa mise, non que ce fût un fashionable,
mais il cherchait à donner à nos pitoyables vêtements un galbe
pittoresque, une tournure moins prosaïque. Il se modelait sur un beau
Van Dyck qu'il avait dans son atelier, et vraiment il y ressemblait à
s'y méprendre. On eût dit le portrait descendu du cadre ou la réflexion
de la peinture dans un miroir.

Il y avait beaucoup de monde; pour arriver à la maîtresse de la maison
il lui fallut fendre un flot de femmes, et ce ne fut pas sans froisser
plus d'une dentelle, aplatir plus d'une manche, noircir plus d'un
soulier, qu'il y put parvenir; après avoir échangé les deux ou trois
banalités d'usage, il tourna sur ses talons, et se mit à chercher
quelque figure amie dans toute cette cohue. Ne trouvant personne de
connaissance, il s'établit dans une causeuse à l'embrasure d'une
croisée, d'où, à demi caché par les rideaux, il pouvait voir sans être
vu, car depuis la fantastique évaporation de ses idées, il ne se
souciait pas d'entrer en conversation; il se croyait stupide quoiqu'il
n'en fût rien; le contact du monde l'avait remis dans la réalité.

La soirée était des plus brillantes. Un coup d'œil magnifique! cela
reluisait, chatoyait, scintillait; cela bourdonnait, papillonnait,
tourbillonnait. Des gazes comme des ailes d'abeilles, des tulles, des
crêpes, des blondes, lamés, côtelés, ondés, découpés, déchiquetés à
jour; toiles d'araignée, air filé, brouillard tissu; de l'or et de
l'argent, de la soie et du velours, des paillettes, du clinquant, des
fleurs, des plumes, des diamants et des perles; tous les écrins vidés,
le luxe de tous les mondes à contribution. Un beau tableau, sur ma foi!
les girandoles de cristal étincelaient comme des étoiles; des gerbes de
lumière, des iris prismatiques s'échappaient des pierreries; les épaules
des femmes, lustrées, satinées, trempées d'une molle sueur, semblaient
des agates ou des onyx dans l'eau; les yeux papillottaient, les gorges
battaient la campagne, les mains s'étreignaient, les têtes penchaient,
les écharpes allaient au vent, c'était le beau moment; la musique
étouffée par les voix, les voix par le frôlement des petits pieds sur le
parquet et le frou frou des robes, tout cela formait une harmonie de
fête, un bruissement joyeux à enivrer le plus mélancolique, à rendre fou
tout autre qu'un fou.

Pour Onuphrius, il n'y prenait pas garde, il songeait à Jacintha.

Tout à coup son œil s'alluma, il avait vu quelque chose
d'extraordinaire: un jeune homme qui venait d'entrer; il pouvait avoir
vingt-cinq ans, un frac noir, le pantalon pareil, un gilet de velours
rouge taillé en pourpoint, des gants blancs, un binocle d'or, des
cheveux en brosse, une barbe rousse à la Saint-Maigrin, il n'y avait là
rien d'étrange, plusieurs merveilleux avaient le même costume; ses
traits étaient parfaitement réguliers, son profil fin et correct eût
fait envie à plus d'une petite-maîtresse, mais il y avait tant d'ironie
dans cette bouche pâle et mince, dont les coins fuyaient perpétuellement
sous l'ombre de leurs moustaches fauves, tant de méchanceté dans cette
prunelle qui flamboyait à travers la glace du lorgnon comme l'œil d'un
vampire, qu'il était impossible de ne pas le distinguer entre mille.

Il se déganta. Lord Byron ou Bonaparte se fussent honorés de sa petite
main aux doigts ronds et effilés, si frêle, si blanche, si transparente,
qu'on eût craint de la briser en la serrant; il portait un gros anneau à
l'index, le chaton était le fatal rubis; il brillait d'un éclat si vif,
qu'il vous forçait à baisser les yeux.

Un frisson courut dans les cheveux d'Onuphrius.

La lumière des candélabres devint blafarde et verte; les yeux des femmes
et les diamants s'éteignirent; le rubis radieux étincelait seul au
milieu du salon obscurci comme un soleil dans la brume.

L'enivrement de la fête, la folie du bal étaient au plus haut degré;
personne, Onuphrius excepté, ne fit attention à cette circonstance; ce
singulier personnage se glissait comme une ombre entre les groupes,
disant un mot à celui-ci, donnant une poignée de main à celui-là,
saluant les femmes avec un air de respect dérisoire et de galanterie
exagérée qui faisait rougir les unes et mordre les lèvres aux autres; on
eût dit que son regard de lynx et de loup-cervier plongeait au profond
de leur cœur; un satanique dédain perçait dans ses moindres mouvements,
un imperceptible clignement d'œil, un pli du front, l'ondulation des
sourcils, la proéminence que conservait toujours sa lèvre inférieure,
même dans son détestable demi-sourire, tout trahissait en lui, malgré la
politesse de ses manières et l'humilité de ses discours, des pensées
d'orgueil qu'il aurait voulu réprimer.

Onuphrius, qui le couvait des yeux, ne savait que penser; s'il n'eût pas
été en si nombreuse compagnie, il aurait eu grand'peur.

Il s'imagina même un instant reconnaître le personnage qui lui avait
enlevé le dessus de la tête; mais il se convainquit bientôt que c'était
une erreur. Plusieurs personnes s'approchèrent, la conversation
s'engagea; la persuasion où il était qu'il n'avait plus d'idées les lui
ôtait effectivement; inférieur à lui-même, il était au niveau des
autres; on le trouva charmant et beaucoup plus spirituel qu'à
l'ordinaire. Le tourbillon emporta ses interlocuteurs, il resta seul;
ses idées prirent un autre cours; il oublia le bal, l'inconnu, le bruit
lui-même et tout, il était à cent lieues.

Un doigt se posa sur son épaule, il tressaillit comme s'il se fût
réveillé en sursaut. Il vit devant lui madame de ***, qui depuis un
quart d'heure se tenait debout sans pouvoir attirer son attention.

--Eh bien! monsieur, à quoi pensez-vous donc? A moi, peut-être?

--A rien, je vous jure.

Il se leva, madame de *** prit son bras; ils firent quelques tours.
Après plusieurs propos:

--J'ai une grâce à vous demander.

--Parlez, vous savez bien que je ne suis pas cruel surtout avec vous.

--Récitez à ces dames la pièce de vers que vous m'avez dite l'autre
jour, je leur en ai parlé, elles meurent d'envie de l'entendre.

A cette proposition, le front d'Onuphrius se rembrunit, il répondit par
un _non_ bien accentué; madame de *** insista comme les femmes savent
insister. Onuphrius résista autant qu'il le fallait pour se justifier à
ses propres yeux de ce qu'il appelait une faiblesse, et finit par céder,
quoique d'assez mauvaise grâce.

Madame de ***, triomphante, le tenant par le bout du doigt pour qu'il ne
pût s'esquiver, l'amena au milieu du cercle, et lui lâcha la main; la
main tomba comme si elle eût été morte. Onuphrius, décontenancé,
promenait autour de lui des regards mornes et effarés comme un taureau
sauvage que le picador vient de lancer dans le cirque. Le dandy à barbe
rouge était là, retroussant ses moustaches et considérant Onuphrius d'un
air de méchanceté satisfaite. Pour faire cesser cette situation pénible,
madame de *** lui fit signe de commencer. Il exposa le sujet de sa
pièce, et en dit le titre d'une voix assez mal assurée. Le bourdonnement
cessa, les chuchotements se turent, on se disposa à écouter, un grand
silence se fit.

Onuphrius était debout, la main sur le dos d'un fauteuil qui lui servait
comme de tribune. Le dandy vint se placer tout à côté, si près qu'il le
touchait; quand il vit qu'Onuphrius allait ouvrir la bouche, il tira de
sa poche une spatule d'argent et un réseau de gaze, emmanché à l'un de
ses bouts d'une petite baguette d'ébène; la spatule était chargée d'une
substance mousseuse et rosâtre, assez semblable à la crème qui remplit
les meringues, qu'Onuphrius reconnut aussitôt pour des vers de Dorat, de
Boufflers, de Bernis et de M. le chevalier de Pezay, réduits à l'état de
bouillie ou de gélatine. Le réseau était vide.

Onuphrius, craignant que le dandy ne lui jouât quelque tour, changea le
fauteuil de place, et s'assit dedans; l'homme aux yeux verts vint se
planter juste derrière lui; ne pouvant plus reculer, Onuphrius commença.
A peine la dernière syllabe du premier vers s'était-elle envolée de sa
lèvre, que le dandy, allongeant son réseau avec une dextérité
merveilleuse, la saisit au vol, et l'intercepta avant que le son eût le
temps de parvenir à l'oreille de l'assemblée; et puis, brandissant sa
spatule, il lui fourra dans la bouche une cuillerée de son insipide
mélange. Onuphrius eût bien voulu s'arrêter ou se sauver; mais une
chaîne magique le clouait au fauteuil. Il lui fallut continuer et
cracher cette odieuse mixture en friperies mythologiques et en madrigaux
quintessenciés. Le manége se renouvelait à chaque vers; personne,
cependant, n'avait l'air de s'en apercevoir.

Les pensées neuves, les belles rimes d'Onuphrius, diaprées de mille
couleurs romantiques, se débattaient et sautelaient dans la résille
comme des poissons dans un filet ou des papillons sous un mouchoir.

Le pauvre poëte était à la torture, des gouttes de sueur ruisselaient de
ses tempes. Quand tout fut fini, le dandy prit délicatement les rimes et
les pensées d'Onuphrius par les ailes et les serra dans son
portefeuille.

--Bien, très-bien, dirent quelques hommes poëtes ou artistes en se
rapprochant d'Onuphrius, un délicieux pastiche, un admirable pastel, du
Watteau tout pur, de la régence à s'y tromper, des mouches, de la poudre
et du fard, comment diable as-tu fait pour grimer ainsi ta poésie? C'est
d'un rococo admirable; bravo, bravo, d'honneur, une plaisanterie fort
spirituelle! Quelques dames l'entourèrent et dirent aussi: Délicieux? en
ricanant d'une manière à montrer qu'elles étaient au-dessus de
semblables bagatelles quoique au fond du cœur elles trouvassent cela
charmant et se fussent très-fort accommodées d'une pareille poésie pour
leur consommation particulière.

--Vous êtes tous des brigands! s'écria Onuphrius d'une voix de tonnerre
en renversant sur le plateau le verre d'eau sucrée qu'on lui présentait.
C'est un coup monté, une mystification complète; vous m'avez fait venir
ici pour être le jouet du Diable, oui, de Satan en personne, ajouta-t-il
en désignant du doigt le fashionable à gilet écarlate.

Après cette algarade, il enfonça son chapeau sur ses yeux et sortit sans
saluer.

--Vraiment, dit le jeune homme en refourrant sous les basques de son
habit une demie-aune de queue velue qui venait de s'échapper et qui se
déroulait en frétillant, me prendre pour le diable, l'invention est
plaisante! Décidément, ce pauvre Onuphrius est fou. Me ferez-vous
l'honneur de danser cette contredanse avec moi, mademoiselle? reprit-il,
un instant après, en baisant la main d'une angélique créature de quinze
ans, blonde et nacrée, un idéal de Lawrence.

--Oh! mon Dieu, oui, dit la jeune fille avec son sourire ingénu, levant
ses longues paupières soyeuses laissant nager vers lui ses beaux yeux
couleur du ciel.

Au mot Dieu, un long jet sulfureux s'échappa du rubis, la pâleur du
réprouvé doubla; la jeune fille n'en vit rien; et quand elle l'aurait
vu? elle l'aimait!

Quand Onuphrius fut dans la rue, il se mit à courir de toutes ses
forces; il avait la fièvre, il délirait, il parcourut au hasard une
infinité de ruelles et de passages. Le ciel était orageux, les
girouettes grinçaient, les volets battaient les murs, les marteaux des
portes retentissaient, les vitrages s'éteignaient successivement; le
roulement des voitures se perdait dans le lointain, quelques piétons
attardés longeaient les maisons, quelques filles de joie traînaient
leurs robes de gaze dans la boue; les réverbères, bercés par le vent,
jetaient des lueurs rouges et échevelées sur les ruisseaux gonflés de
pluie; les oreilles d'Onuphrius tintaient; toutes les rumeurs étouffées
de la nuit, le ronflement d'une ville qui dort, l'aboi d'un chien, le
miaulement d'un matou, le son de la goutte d'eau tombant du toit, le
quart sonnant à l'horloge gothique, les lamentations de la bise, tous
ces bruits du silence agitaient convulsivement ses fibres, tendues à
rompre par les événements de la soirée. Chaque lanterne était un œil
sanglant qui l'espionnait; il croyait voir grouiller dans l'ombre des
formes sans nom, pulluler sous ses pieds des reptiles immondes; il
entendait des ricanements diaboliques, des chuchotements mystérieux. Les
maisons valsaient autour de lui; le pavé ondait, le ciel s'abaissait
comme une coupole dont on aurait brisé les colonnes; les nuages
couraient, couraient, couraient, comme si le Diable les eût emportés;
une grande cocarde tricolore avait remplacé la lune. Les rues et les
ruelles s'en allaient bras dessus bras dessous, caquetant comme de
vieilles portières; il en passa beaucoup de la sorte. La maison de
madame de *** passa. On sortait du bal, il y avait encombrement à la
porte; on jurait, on appelait les équipages. Le jeune homme au réseau
descendit; il donnait le bras à une dame; cette dame n'était autre que
Jacintha; le marchepied de la voiture s'abaissa, le dandy lui présenta
la main; ils montèrent; la fureur d'Onuphrius était au comble; décidé à
éclaircir cette affaire, il croisa ses bras sur sa poitrine, et se
planta au milieu du chemin. Le cocher fit claquer son fouet, une myriade
d'étincelles jaillit du pied des chevaux. Ils partirent au galop; le
cocher cria: Gare! il ne se dérangea pas: les chevaux étaient lancés
trop fort pour qu'on pût les retenir. Jacintha poussa un cri; Onuphrius
crut que c'était fait de lui; mais chevaux, cocher, voiture, n'étaient
qu'une vapeur que son corps divisa comme l'arche d'un pont fait d'une
masse d'eau qui se rejoint ensuite. Les morceaux du fantastique équipage
se réunirent à quelques pas derrière lui, et la voiture continua à
rouler comme s'il ne fût rien arrivé. Onuphrius, atterré, la suivit des
yeux: il entrevit Jacintha, qui, ayant levé le store, le regardait d'un
air triste et doux, et le dandy à barbe rouge qui riait comme une hyène;
un angle de la rue l'empêcha d'en voir davantage; inondé de sueur,
pantelant, crotté jusqu'à l'échine, pâle, harassé de fatigue et vieilli
de dix ans, Onuphrius regagna péniblement le logis. Il faisait grand
jour comme la veille; en mettant le pied sur le seuil il tomba évanoui.
Il ne sortit de sa pâmoison qu'au bout d'une heure; une fièvre furieuse
y succéda. Sachant Onuphrius en danger, Jacintha oublia bien vite sa
jalousie et sa promesse de ne plus le voir; elle vint s'établir au
chevet de son lit, et lui prodigua les soins et les caresses les plus
tendres. Il ne la reconnaissait pas; huit jours se passèrent ainsi; la
fièvre diminua; son corps se rétablit, mais non pas sa raison; il
s'imaginait que le Diable lui avait escamoté son corps, se fondant sur
ce qu'il n'avait rien senti lorsque la voiture lui avait passé dessus.

L'histoire de Pierre Schlemil, dont le diable avait pris l'ombre; celle
de la nuit de Saint-Sylvestre, où un homme perd son reflet, lui
revinrent en mémoire; il s'obstinait à ne pas voir son image dans les
glaces et son ombre sur le plancher, chose toute naturelle, puisqu'il
n'était qu'une substance impalpable; on avait beau le frapper, le
pincer, pour lui démontrer le contraire, il était dans un état de
somnambulisme et de catalepsie qui ne lui permettait pas de sentir même
les baisers de Jacintha.

La lumière s'était éteinte dans la lampe; cette belle imagination,
surexcitée par des moyens factices, s'était usée en de vaines débauches;
à force d'être spectateur de son existence, Onuphrius avait oublié celle
des autres, et les liens qui le rattachaient au monde s'étaient brisés
un à un.

Sorti de l'arche du réel, il s'était lancé dans les profondeurs
nébuleuses de la fantaisie et de la métaphysique; mais il n'avait pu
revenir avec le rameau d'olive; il n'avait pas rencontré la terre sèche
où poser le pied et n'avait pas su retrouver le chemin par où il était
venu; il ne put, quand le vertige le prit d'être si haut et si loin,
redescendre comme il l'aurait souhaité, et renouer avec le monde
positif. Il eût été capable, sans cette tendance funeste, d'être le plus
grand des poëtes; il ne fut que le plus singulier des fous. Pour avoir
trop regardé sa vie à la loupe, car son fantastique, il le prenait
presque toujours dans les événements ordinaires, il lui arriva ce qui
arrive à ces gens qui aperçoivent, à l'aide du microscope, des vers dans
les aliments les plus sains, des serpents dans les liqueurs les plus
limpides. Ils n'osent plus manger; la chose la plus naturelle, grossie
par son imagination, lui paraissait monstrueuse.

M. le docteur Esquirol fit, l'année passée, un tableau statistique de la
folie.

  Fous par amour         Hommes  2  Femmes 60
   --  par dévotion        --    6    --   20
   --  par politique       --   48    --    3
   --  perte de fortune    --   27    --   24
  Pour cause inconnue      --    1

Celui-là, c'est notre pauvre ami.

Et Jacintha? Ma foi elle pleura quinze jours, fut triste quinze autres,
et, au bout d'un mois, elle prit plusieurs amants, cinq ou six, je
crois, pour faire la monnaie d'Onuphrius; un an après, elle l'avait
totalement oublié, et ne se souvenait même plus de son nom. N'est-ce
pas, lecteur, que cette fin est bien commune pour une histoire
extraordinaire? Prenez-la ou laissez-la, je me couperais la gorge plutôt
que de mentir d'une syllabe.



DANIEL JOVARD

OU

LA CONVERSION D'UN CLASSIQUE

          Quel saint transport m'agite, et quel est mon délire!
          Un souffle a fait vibrer les cordes de ma lyre;
          O Muses, chastes sœurs, et toi, grand Apollon,
          Daignez guider mes pas dans le sacré vallon!
          Soutenez mon essor, faites couler ma veine,
          Je veux boire à longs traits les eaux de l'Hyppocrène,
          Et, couché sur leurs bords, au pied des myrtes verts,
          Occuper les échos à redire mes vers.

      DANIEL JOVARD, _avant sa conversion_.

          Par l'enfer! je me sens un immense désir
          De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir,
          Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte,
          Son cœur demi-pourri dans sa poitrine ouverte.

      _Le même_ DANIEL JOVARD, _après sa conversion_.


J'ai connu et je connais encore un digne jeune homme, nommé de son nom
Daniel Jovard, et non autrement, ce dont il est bien fâché; car, pour
peu qu'on prononce à la gasconne _b_ pour _v_, ces deux infortunées
syllabes produisent une épithète assez peu flatteuse.

Le père qui lui transmit ce malheureux nom était quincaillier, et tenait
boutique dans une des rues étroites qui se dégorgent dans la rue
Saint-Denis. Comme il avait amassé un petit pécule à vendre du fil
d'archal pour les sonnettes et des sonnettes pour le fil d'archal, comme
il était parvenu en outre, au grade de sergent dans la garde nationale
d'alors, et qu'il menaçait de devenir électeur, il crut qu'il était de
sa dignité d'homme établi, de sergent en fonction et d'électeur en
expectative, de faire donner, comme il appelait cela, la plus brilllante
(trois _lll_) éducation au petit Daniel Jovard, héritier présomptif de
tant de prérogatives avenues ou à venir.

Il est vrai qu'il était difficile de trouver quelque chose de plus
prodigieux, au dire de ses père et mère, que le jeune Daniel Jovard.
Nous, qui ne le voyons pas comme eux au prisme favorable de la
paternité, nous dirons que c'était un gros garçon joufflu, bon enfant
dans la plus large étendue du mot, que ses ennemis auraient été
embarrassés de calomnier, et dont ses amis auraient eu grand'peine à
faire l'éloge. Il n'était ni laid ni beau, il avait deux yeux avec des
sourcils par-dessus, le nez au milieu de la figure, la bouche dessous et
le menton ensuite; il avait deux oreilles ni plus ni moins, des cheveux
d'une couleur quelconque. Dire qu'il avait bonne tournure, ce serait
mentir; dire qu'il avait mauvaise tournure, ce serait mentir aussi. Il
n'avait pas de tournure à lui, il avait celle de tout le monde: c'était
le représentant de la foule, le type du non-type, et rien n'était plus
facile que de le prendre pour un autre.

Son costume n'avait rien de remarquable, rien d'accrochant l'œil; il lui
servait seulement à n'être pas nu. D'élégance, de grâce et de fashion,
il n'en faut pas parler; ce sont lettres closes dans cette partie du
monde non encore civilisé qu'on appelle rue Saint-Denis.

Il portait une cravate blanche de mousseline, un col de chemise qui lui
guillotinait majestueusement les oreilles de son double triangle de
toile empesée, un gilet de poil de chèvre jaune serin coupé à châle, un
chapeau plus large du haut que du bas, un habit bleu barbeau, un
pantalon gris de fer laissant voir les chevilles, des souliers lacés et
des gants de peau de daim. Pour ses bas, je dois avouer qu'ils étaient
bleus, et si l'on s'étonnait du choix de cette teinte, je dirais sans
détour que c'étaient les bas de son trousseau de collége qu'il finissait
d'user.

Il avait une montre au bout d'une chaîne de métal, au lieu d'avoir comme
doit faire tout bon viveur, au bout d'une élégante tresse de soie, une
reconnaissance du Mont-de-Piété figurant la montre engagée.

Toutes ses classes, il les avait faites les unes après les autres; il
avait, selon l'usage doublé sa rhétorique, il avait fait autant de
pensums, donné et reçu autant de coups de poing qu'un autre. Je vous le
peindrai en un mot: il était fort en thème; du latin et du grec, il n'en
savait pas plus que vous et moi, et en outre, il savait assez mal le
français.

Vous voyez que c'était un personnage de haute espérance que le jeune
Daniel Jovard.

Avec de l'étude et du travail, il aurait pu devenir un charmant commis
voyageur et un délicieux second clerc d'avoué.

Il était voltairien en diable, de même que monsieur son père, l'homme
établi, le sergent, l'électeur, le propriétaire. Il avait lu en cachette
au collége _la Pucelle_ et _la Guerre des Dieux_, _les Ruines de Volney_
et autres livres semblables: c'est pourquoi il était esprit fort comme
M. de Jouy, et prêtrophobe comme M. Fontan. _Le Constitutionnel_ n'avait
pas plus peur que lui des jésuites en robe courte ou longue; il en
voyait partout. En littérature, il était aussi avancé qu'en politique et
en religion. Il ne disait pas M. Nicolas Boileau, mais Boileau tout
court; il vous aurait sérieusement affirmé que les romantiques avaient
dansé autour du buste de Racine après le succès d'_Hernani_; s'il avait
pris du tabac, il l'aurait infailliblement pris dans une tabatière
Touquet; il trouvait que guerrier était une fort bonne rime à laurier et
s'accommodait assez de gloire suivi ou précédé de victoire; en sa
qualité de Français né malin, il aimait principalement le vaudeville et
l'opéra-comique, genre national, comme disent les feuilletons: il aimait
fort aussi le gigot à l'ail et la tragédie en cinq actes.

Il faisait beau, les dimanches soir, l'entendre tonner dans
l'arrière-boutique de M. Jovard, contre les corrupteurs du goût, les
novateurs rétrogrades (Daniel Jovard florissait en 1828), les Welches,
les Vandales, les Goths, Ostrogoths, Visigoths, etc., qui voulaient nous
ramener à la barbarie, à la féodalité, et changer la langue des grands
maîtres pour un jargon hybride et inintelligible; il faisait encore bien
plus beau voir la mine ébahie de son père et de sa mère, du voisin et de
la voisine.

Cet excellent Daniel Jovard! il aurait plutôt nié l'existence de
Montmartre que celle du Parnasse; il aurait plutôt nié la virginité de
sa petite cousine, dont, suivant l'usage, il était fort épris, que la
virginité d'une seule des neuf Muses. Bon jeune homme! je ne sais pas à
quoi il ne croyait pas, tout esprit fort qu'il était. Il est vrai qu'il
ne croyait pas en Dieu; mais, en revanche, il croyait à Jupiter, en M.
Arnault et en M. Baour mêmement; il croyait au quatrain du marquis de
Saint-Aulaire, à la jeunesse des ingénuités du théâtre, aux conversions
de M. Jay, il croyait jusqu'aux promesses des arracheurs de dents et des
porte-couronnes.

Il était impossible d'être plus fossile et antédiluvien qu'il ne
l'était. S'il avait fait un livre, et qu'il lui eût accolé une préface,
il aurait demandé pardon à genoux au public de la liberté grande, il eût
dit ces faibles essais, ces vagues esquisses, ces timides préludes; car,
outre les croyances que nous venons de mentionner, il croyait encore au
public et à la postérité.

Pour terminer cette longue analyse psychologique et donner une idée
complète de l'homme, nous dirons qu'il chantait fort joliment _Fleuve du
Tage_ et _Femme sensible_, qu'il déclamait le récit de Théramène aussi
bien que la barbe de M. Desmousseaux, qu'il dessinait avec un grand
succès le nez du Jupiter olympien, et jouait très-agréablement au loto.

Dans ces occupations charmantes et patriarcales, les jours de M. Daniel
Jovard, tissus de soie et d'or (vieux style), s'écoulaient semblables
l'un à l'autre; il n'avait ni vague à l'âme, ni passion d'homme dans sa
poitrine d'homme; il n'avait pas encore demandé de genoux de femme pour
poser son front de génie. Il mangeait, buvait, dormait, digérait, et
s'acquittait classiquement de toutes les fonctions de la vie: personne
n'aurait pu pressentir, sous cette écorce grossière, le grand homme
futur.

Mais une étincelle suffit pour mettre le feu à une barrique de poudre;
le jeune Achille s'éveilla à la vue d'une épée: voici comment s'éveilla
le génie de l'illustre Daniel Jovard.

Il était allé voir aux Français, pour se former le goût et s'épurer la
diction, je ne sais plus quelle pièce; c'est-à-dire je sais fort bien
laquelle, mais je ne le dirai pas, de peur de désigner trop exactement
les personnages, et il était assis, lui trentième, sur une des
banquettes du parterre, replié en lui-même et attentif comme un
provincial.

Dans l'entr'acte, ayant essuyé soigneusement sa grosse lorgnette
paternelle, recouverte de chagrin et cerclée de corne fondue, il se mit
à passer en revue les rares spectateurs disséminés çà et là dans les
loges et les galeries.

A l'avant-scène, un jeune merveilleux, agitant avec nonchalance un
binocle d'or émaillé, se prélassait et se pavanait sans se soucier
aucunement de toutes les lorgnettes braquées sur lui.

Sa mise était des plus excentriques et des plus recherchées. Un habit de
coupe singulière, hardiment débraillé et doublé de velours, laissait
voir un gilet d'une couleur éclatante, et taillé en manière de
pourpoint; un pantalon noir collant dessinait exactement ses hanches;
une chaîne d'or, pareille à un ordre de chevalerie, chatoyait sur sa
poitrine; sa tête sortait immédiatement de sa cravate de satin, sans le
liséré blanc, de rigueur à cette époque.

On aurait dit un portrait de François Porbus. Les cheveux rasés à la
Henri III, la barbe en éventail, les sourcils troussés vers la tempe, la
main longue et blanche, avec une large chevalière ouvrée à la gothique,
rien n'y manquait, l'illusion était des plus complètes.

Après avoir longtemps hésité, tant cet accoutrement lui donnait une
physionomie différente de celle qu'il lui avait connue jadis, Daniel
Jovard comprit que ce jeune homme fashionable n'était autre que
Ferdinand de C***, avec qui il avait été au collége.

Lecteur, je vous vois d'ici faire une moue d'un pied en avant, et crier
à l'invraisemblance. Vous direz qu'il est déraisonnable de jucher dans
une avant-scène des Français un beau de la nouvelle école, et cela un
jour de représentation classique. Vous direz que c'est le besoin de le
faire voir à mon héros Daniel Jovard qui m'a fait employer ce ressort
forcé. Vous direz plusieurs choses et beaucoup d'autres.

                Mais... foi de gentilhomme,
    Je m'en soucie autant qu'un poisson d'une pomme.

Car je tiens dans une des pochettes de ma logique, pour vous la jeter au
nez, la plus excellente raison qui ait jamais été alléguée par un homme
ayant tort.

Voici donc le motif triomphant pour lequel Ferdinand de C*** se trouvait
aux Français ce soir-là.

Ferdinand avait pour maîtresse une dona Sol, sous la tutelle _d'un bon
seigneur caduc, vénérable et jaloux_, qu'il ne pouvait voir que
difficilement et dans de continuelles appréhensions de surprise.

Or, il lui avait donné rendez-vous au Théâtre-Français, comme le lieu le
plus solitaire et le moins fréquenté qui fût dans les cinq parties du
monde, la Polynésie y comprise, la terrasse des Feuillants et le bois
des marronniers du côté de l'eau, étant si européennement reconnus comme
lieux solitaires, que l'on n'y peut faire trois pas sans marcher sur les
pieds de quelqu'un, et sans heurter du coude un groupe sentimental.

Je vous assure que je n'ai pas d'autre raison à vous donner que
celle-là, et que je n'en chercherai pas une seconde; vous aurez donc
l'extrême obligeance de vous en contenter.

Donc continuons cette véridique et singulière histoire. Le merveilleux
sortit pendant l'entr'acte, le très-ordinaire Daniel Jovard sortit
aussi; les merveilleux et les ordinaires, les grands hommes et les
cuistres font souvent les mêmes choses. Le hasard fit qu'ils se
rencontrèrent au foyer. Daniel Jovard salua Ferdinand le premier, et
s'avança vers lui; quand Ferdinand aperçut ce nouveau paysan du Danube,
il hésita un instant, et fut près de pirouetter sur ses talons pour
n'être pas obligé de le reconnaître; mais un regard jeté autour de lui
l'ayant assuré de la profonde solitude du foyer, il se résigna, et
attendit son ancien camarade de pied ferme; c'est une des plus belles
actions de la vie de Ferdinand de C***.

Après quelques paroles échangées, ils en vinrent naturellement à parler
de la pièce qu'on représentait. Daniel Jovard l'admirait bénévolement,
et il fut on ne peut pas plus surpris de voir que son ami Ferdinand de
C***, en qui il avait toujours eu grande confiance, était d'une opinion
tout à fait différente de la sienne.

--Mon très-cher, lui dit-il, c'est plus que faux-toupet, c'est empire,
c'est perruque, c'est rococo, c'est pompadour; il faut être momie ou
fossile, membre de l'Institut ou fouille de Pompéi pour trouver du
plaisir à de pareilles billevesées. Cela est d'un froid à geler les jets
d'eau en l'air; ces grands dégingandés d'hexamètres qui s'en vont bras
dessus bras dessous, comme des invalides qui s'en reviennent de la
guinguette, l'un portant l'autre et nous portant le tout, sont vraiment
quelque chose de bien torcheculatif, comme dirait Rabelais; ces grands
dadais de substantifs avec leurs adjectifs qui les suivent comme des
ombres, ces bégueules de périphrases avec les sous-périphrases qui leur
portent la queue ont bonne grâce à venir faire la belle jambe à travers
les passions et les situations du drame, et puis ces conjurés qui
s'amusent à brailler à tue-tête sous le portique du tyran qui a garde de
ne rien entendre, ces princes et ces princesses flanqués chacun de leur
confident, ce coup de poignard et ce récit final en beaux vers peignés
académiquement, tout cela n'est-il pas étrangement misérable et ennuyeux
à faire bâiller les murailles?

--Et Aristote et Boileau et les bustes? objecta timidement Daniel
Jovard.

--Bah! ils ont travaillé pour leur temps; s'ils revenaient au monde
aujourd'hui, ils feraient probablement l'inverse de ce qu'ils ont fait;
ils sont morts et enterrés comme Malbrouck et bien d'autres qui les
valent, et dont il n'est plus question; qu'ils dorment comme ils nous
font dormir, ce sont de grands hommes, je ne m'y oppose pas. Ils ont
pipé les niais de leur époque avec du sucre, ceux de maintenant aiment
le poivre; va pour le poivre: voilà tout le secret des littératures.
Trinc! c'est le mot de la dive bouteille et la résolution de toute
chose; boire, manger, c'est le but; le reste n'est qu'un moyen: qu'on y
arrive par la tragédie ou le drame, n'importe, mais la tragédie n'a plus
cours. A cela, tu me diras qu'on peut être savetier ou marchand
d'allumettes, que c'est plus honorable et plus sûr; j'en conviens, mais
enfin tout le monde ne peut pas l'être, et puis il faut un
apprentissage: l'état d'auteur est le seul pour lequel il n'en faille
pas, il suffit de ne guère savoir le français et très-peu l'orthographe.
Voulez-vous faire un livre? prenez plusieurs livres; ceci diffère
essentiellement de la _Cuisinière bourgeoise_, qui dit: Voulez-vous un
civet? prenez un lièvre. Vous détachez un feuillet ici, un feuillet là,
vous faites une préface et une post-face, vous prenez un pseudonyme,
vous dites que vous êtes mort de consomption ou que vous vous êtes lavé
la cervelle avec du plomb, vous servez chaud, et vous escamotez le plus
joli petit succès qu'il soit possible de voir. Une chose qu'il faut
soigner, ce sont les épigraphes. Vous en mettez en anglais, en allemand,
en espagnol, en arabe; si vous pouvez vous en procurer une en chinois,
cela fera un effet merveilleux, et, sans être Panurge, vous vous
trouverez insensiblement possesseur d'une mignonne réputation d'érudit
et de polyglotte, qu'il ne tiendra qu'à vous d'exploiter. Tout cela te
surprend, et tu ouvres des yeux comme des portes cochères. Débonnaire et
naïf comme tu l'es, tu croyais bourgeoisement qu'il ne s'agissait que de
faire son œuvre avec conscience; tu n'as pas oublié le «_nonum prematur
in annum_» et le «vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage»; ce
n'est plus cela: on broche en trois semaines un volume qu'on lit en une
heure et qu'on oublie en un quart d'heure. Mais tu rimaillais, à ce
qu'il me semble, quand tu étais au collége. Tu dois rimailler encore;
c'est une de ces habitudes qui ne se perdent pas plus que celle du
tabac, du jeu et des filles.

Ici M. Daniel Jovard rougit virginalement; Ferdinand, qui s'en aperçut,
continua ainsi:

--Je sais bien qu'il est toujours humiliant de s'entendre accuser de
poésie, ou tout au moins de versification, et qu'on n'aime pas à voir
dévoiler ses turpitudes. Mais, puisque cela est, il faut tirer parti de
ta honte et tâcher de la monnoyer en beaux et bons écus. Nous et les
catins, nous vivons sur le public, et notre métier a de grands rapports.
Notre but commun est de lui pomper son argent par toutes les cajoleries
et les mignardises imaginables; il y a des paillards pudibonds qui ont
besoin qu'on les raccroche, et qui passent et repassent vingt fois
devant la porte d'un mauvais lieu sans oser y entrer; il faut les tirer
par la manche et leur dire: Montez. Il y a des lecteurs irrésolus et
flottants qui ont besoin d'être relancés chez eux par nos entremetteurs
(ce sont les journaux), qui leur vantent la beauté du livre et la
nouveauté du genre, et qui les poussent par les épaules dans le lupanar
des libraires; en un mot il faut savoir se faire mousser, et souffler
soi-même son ballon...

La sonnette annonça qu'on levait le rideau. Ferdinand jeta sa carte à
Daniel Jovard, et s'esquiva en l'invitant à le venir voir. Un instant
après, sa déesse vint le rejoindre dans son avant-scène, ils levèrent
les stores et... Mais c'est l'histoire de Jovard et non celle de
Ferdinand que nous avons promise au lecteur.

Le spectacle fini, Daniel s'en retourna à la boutique paternelle, mais
non pas tel qu'il en était sorti. Pauvre jeune homme! il s'en était allé
avec une foi et des principes; il revint ébranlé, flottant, mettant en
doute ses plus graves convictions.

Il ne dormit pas de la nuit; il se tournait et se retournait comme une
carpe sur le gril. Toutes les choses qu'il avait adorées jusqu'à ce
jour, il venait de les entendre traiter légèrement et avec dérision; il
était exactement dans la même situation qu'un séminariste bien niais et
bien dévot, qui aurait entendu un athée disserter sur la religion. Les
discours de Ferdinand avaient éveillé en lui ces germes hérétiques de
révolte et d'incrédulité qui sommeillent au fond de chaque conscience.
Comme les enfants à qui l'on fait croire qu'ils naissent dans les
feuilles de chou, et dont la jeune imagination se porte aux plus grands
excès, quand ils sentent qu'ils ont été la dupe d'une fiction, de
classique pudibond qu'il avait été et qu'il était encore la veille, il
devint par réaction le plus forcené Jeune-France, le plus endiablé
romantique qui ait jamais travaillé sous le lustre d'_Hernani_. Chaque
mot de la conversation de Ferdinand avait ouvert de nouvelles
perspectives dans son esprit, et, quoiqu'il ne se rendît pas bien compte
de ce qu'il voyait à l'horizon, il n'en était pas moins persuadé que
c'était le Chanaan poétique, où jusqu'alors il ne lui avait pas été
donné d'entrer. Dans la plus grande perplexité d'âme que l'on puisse
imaginer, il attendit impatiemment que l'Aurore aux doigts de rose
ouvrît les portes de l'Orient; enfin l'amante de Céphale fit luire un
pâle rayon à travers les carreaux jaunes et enfumés de la chambre de
notre héros. Pour la première fois de sa vie il était distrait. On
servit le déjeuner. Il avala de travers, et jeta d'un seul trait sa
tasse de chocolat sur sa côtelette très-sommairement mâchée. Le père et
la mère Jovard en furent on ne peut plus étonnés, car la mastication et
la digestion étaient les deux choses qui occupaient par-dessus les
autres leur illustre progéniture. Le papa sourit d'un air malicieux et
goguenard, d'un sourire d'homme établi, de sergent et d'électeur, et
conclut à ce que le petit Daniel était décidément amoureux.

O Daniel! vois comme dès le premier pas tu es avancé dans la carrière;
tu n'es déjà plus compris et te voilà en position d'être poëte
élégiaque! Pour la première fois on a pensé quelque chose de toi, et
l'on n'a pas pensé juste. O grand homme! l'on te croit amoureux d'une
passementière ou tout au plus d'une marchande de modes, et c'est de la
Gloire que tu es amoureux! Tu planes déjà au-dessus de ces vils
bourgeois de toute la hauteur de ton génie, comme un aigle au-dessus
d'une basse-cour! Tu peux dès à présent t'appeler artiste, il y a
maintenant pour toi un _profanum vulgus_.

Dès qu'il pensa qu'il était heure convenable, il dirigea ses pas vers la
demeure de son ami. Quoiqu'il fût onze heures, il n'était pas levé, ce
qui surprit infiniment notre naïf jeune homme. En l'attendant, il passa
en revue l'ameublement de la pièce où il se trouvait; c'étaient des
meubles Louis XIII et de forme bizarre, des pots du Japon, des
tapisseries à ramage, des armes étrangères, des aquarelles fantastiques
représentant des rondes du sabbat et des scènes de Faust, et des
infinités d'objets incongrus dont Daniel Jovard n'avait jamais soupçonné
l'existence et ne pouvait deviner l'usage; des dagues, des pipes, des
narghilés, des blagues à tabac et mille autres momeries; car, à cette
époque, Daniel croyait religieusement que les poignards étaient défendus
par la police, et qu'il n'y avait que les marins qui pussent fumer sans
se compromettre. On le fit entrer. Ferdinand était enveloppé d'une robe
de chambre de lampas antique semé de dragons et de mandarins prenant du
thé; ses pieds, chaussés de pantoufles brodées de dessins baroques,
étaient appuyés sur le marbre blanc de la cheminée, de façon qu'il était
assis à peu près sur la tête. Il fumait nonchalamment une petite
cigarette espagnole. Après avoir donné une poignée de main à son
camarade, il prit quelques brins d'un tabac blond et doré contenu dans
une boîte de laque, les entoura d'une feuille de papel qu'il détacha de
son carnet, et remit le tout au candide Daniel, qui n'osa pas refuser.
Le pauvre Jovard, qui n'avait jamais fumé de sa vie, pleurait comme une
cruche revenant de la fontaine, et avalait patriarcalement toute la
fumée. Il crachait et éternuait à chaque minute, et l'on eût dit un
singe prenant médecine, à voir les plaisantes contorsions qu'il faisait.
Quand il eut fini, Ferdinand l'engagea à bisser; mais il n'y réussit
pas, et la conversation revint au sujet de la veille, à la littérature.
En ce temps-là on parlait littérature comme on parle aujourd'hui
politique, et comme autrefois on parlait pluie et beau temps. Il faut
toujours une espèce de sujet, un canevas quelconque pour broder ses
idées.

En ce temps-là, on était possédé d'une rage de prosélytisme qui vous
aurait fait prêcher jusqu'à votre porteur d'eau, et l'on vit de jeunes
hommes employer à disserter le temps d'un rendez-vous qu'ils auraient pu
employer à toute autre chose. C'est ce qui explique comment le dandy, le
fashionable Ferdinand de C*** ne dédaigna pas user trois ou quatre
heures de son précieux temps à catéchiser son ancien et obscur camarade
de collége. En quelques phrases, il lui dévoila tous les arcanes du
métier, et le fit passer derrière la toile dès la première séance; il
lui apprit à avoir un air moyen âge, il lui enseigna les moyens de se
donner de la tournure et du caractère, il lui révéla le sens intime de
l'argot en usage cette semaine-là; il lui dit ce que c'était que
ficelle, chic, galbe, art, artiste et artistique; il lui apprit ce que
voulait dire cartonné, égayé, damné; il lui ouvrit un vaste répertoire
de formules admiratives et réprobatives: phosphorescent, transcendantal,
pyramidal, stupéfiant, foudroyant, annihilant, et mille autres qu'il
serait fastidieux de rapporter ici; il lui fit voir l'échelle ascendante
et descendante de l'esprit humain: comment à vingt ans l'on était
Jeune-France, Beau jeune mélancolique jusqu'à vingt-cinq ans, et
Childe-Harold de vingt-cinq à vingt-huit, pourvu que l'on eût été à
Saint-Denis ou à Saint-Cloud; comment ensuite l'on ne comptait plus, et
que l'on arrivait par la filière d'épithètes qui suivent: ci-devant,
faux-toupet, aile de pigeon, perruque, étrusque, mâchoire, ganache, au
dernier degré de la décrépitude, à l'épithète la plus infamante:
académicien et membre de l'Institut! ce qui ne manquait pas d'arriver à
l'âge de quarante ans environ;--tout cela dans une seule leçon. Oh! le
grand maître que c'était que Ferdinand de C***!

Daniel faisait bien quelques objections, mais Ferdinand répondait avec
un tel aplomb et une telle volubilité, que, s'il eût voulu vous
persuader, mon cher lecteur, que vous n'êtes rien autre chose qu'un
imbécile, il en serait venu à bout en moins d'un quart d'heure, en moins
de temps que je n'en prends pour l'écrire. Dès cet instant, le jeune
Daniel fut travaillé de la plus horrible ambition qui ait jamais dévoré
une poitrine humaine.

En entrant chez lui, il trouva son père qui lisait _le Constitutionnel_,
et il l'appela garde national! Après une seule leçon, employer garde
national comme injure, lui qui avait été élevé dans la patrioterie et la
religion de la baïonnette citoyenne, quel immense progrès! quel pas de
géant! Il donna un coup de poing dans son tuyau de poêle (son chapeau),
jeta son habit à queue de morue, et jura, sur son âme, qu'il ne le
remettrait de sa vie; il monta dans sa chambre, ouvrit sa commode, en
tira toutes ses chemises, et leur coupa le col impitoyablement, la
guillotine étant une paire de ciseaux de sa mère. Il alluma du feu,
brûla son Boileau, son Voltaire et son Racine, tous les vers classiques
qu'il avait, les siens comme les autres, et ce n'est que par miracle que
ceux qui nous servent d'épigraphe ont échappé à cette combustion
générale. Il se cloîtra chez lui, et lut tous les ouvrages nouveaux que
Ferdinand lui avait prêtés, en attendant qu'il eût une royale assez
confortable pour se présenter à l'univers. La royale se fit attendre six
semaines; elle n'était pas encore très-fournie, mais du moins
l'intention d'en avoir une était évidente, et cela suffisait. Il s'était
fait confectionner, par le tailleur de Ferdinand, un habillement complet
dans le dernier goût romantique, et, dès qu'il fut fait, il s'en revêtit
avec ferveur, et n'eut rien de plus pressé que de se rendre chez son
ami. L'ébahissement fut grand dans toute la longueur de la rue
Saint-Denis; l'on n'était pas accoutumé à de pareilles innovations.
Daniel avançait majestueusement, accompagné d'une queue de petits
polissons criant à la chienlit; mais il n'y faisait seulement pas
attention, tant il était déjà cuirassé contre l'opinion, et dédaigneux
du public: deuxième progrès!

Il arriva chez Ferdinand qui le félicita du changement opéré en lui.
Daniel demanda lui-même un cigare, et le fuma vertueusement jusqu'au
bout; après quoi Ferdinand, achevant ce qu'il avait commencé d'une
manière triomphale, lui indiqua plusieurs recettes et ficelles pour
différents styles, tant en prose qu'en vers. Il lui apprit à faire du
rêveur, de l'intime, de l'artiste, du dantesque, du fatal, et tout cela
dans la même matinée. Le rêveur, avec une nacelle, un lac, un saule, une
harpe, une femme attaquée de consomption et quelques versets de la
Bible; l'intime, avec une savate, un pot de chambre, un mur, un carreau
cassé, avec son beefsteak brûlé ou toute autre déception morale aussi
douloureuse; l'artiste, en ouvrant au hasard le premier catalogue venu,
en y prenant des noms de peintres en i ou en o, et par-dessus tout, en
appelant Titien, Tiziano, et Véronèse, Paolo Cagliari; le dantesque, au
moyen de l'emploi fréquent de donc, de si, de or, de parce que, de c'est
pourquoi; le fatal, en fourrant, à toutes les lignes, ah! oh! anathème!
malédiction! enfer! ainsi de suite, jusqu'à extinction de chaleur
naturelle.

Il lui fit voir aussi comment on s'y prenait pour trouver la rime riche;
il cassa plusieurs vers devant lui, il lui apprit à jeter galamment la
jambe d'un alexandrin à la figure de l'alexandrin qui vient après, comme
une danseuse d'opéra qui achève sa pirouette dans le nez de la danseuse
qui se trémousse derrière elle; il lui monta une palette flamboyante:
noir, rouge, bleu, toutes les couleurs de l'arc-en-ciel, une véritable
queue de paon; il lui fit aussi apprendre par cœur quelques termes
d'anatomie, pour parler cadavre un peu proprement, et le renvoya maître
passé en la gaie science du romantisme.

Chose horrible à penser! quelques jours avaient suffi à détruire une
conviction de plusieurs années; mais aussi le moyen de croire à une
religion tournée en ridicule, surtout quand l'insulteur parle vite,
haut, longtemps et avec esprit, dans un bel appartement et dans un
costume incroyable?

Daniel fit comme les prudes: dès qu'elles ont failli une fois, elles
lèvent le masque et deviennent les plus effrontées coquines qu'il soit
possible de voir; il se crut obligé à être d'autant plus romantique
qu'il avait été classique, et ce fut lui qui dit ce mot, à jamais
mémorable: Ce polisson de Racine, si je le rencontrais, je lui passerais
ma cravache à travers le corps! et cet autre, non moins célèbre: A la
guillotine, les classiques! qu'il cria debout sur une banquette du
parterre, à une représentation de _l'Honneur castillan_. Tant il est
vrai qu'il était passé, du voltairianisme le plus constitutionnel, à
l'hugolâtrie la plus cannibale et la plus féroce.

Jusqu'à ce jour, Daniel Jovard avait eu un front; mais, à peu près comme
monsieur Jourdain parlait en prose, sans s'en douter; il n'y avait pas
fait la moindre attention. Ce front n'était ni très-haut ni très-bas;
c'était tout naïvement un honnête homme de front qui ne pensait pas à
autre chose. Daniel résolut de s'en faire un front incommensurable, un
front de génie, à l'instar des grands hommes d'alors. Pour cela, il se
rasa un pouce ou deux de cheveux, ce qui l'agrandit d'autant, et se
dégarnit tout à fait les tempes; au moyen de quoi il se procura un haut
de tête aussi gigantesque que l'on pût raisonnablement l'exiger.

Donc comme il avait un front immense, il lui prit une soif, également
immense, sinon de réputation, du moins de famosité.

Mais comment jeter au milieu d'un public insouciant et railleur les six
lettres ridicules qui formaient son nom patronymique? Daniel, cela
allait encore; mais Jovard! quel abominable nom! Signez donc une élégie
Jovard! cela aurait bonne mine, il y aurait de quoi décréditer le plus
magnifique poëme.

Pendant six mois, il fut en quête d'un pseudonyme; à force de chercher
et de se creuser la cervelle, il en trouva un. Le prénom était en us, le
nom bourré d'autant de k, de doubles w et autres menues consonnes
romantiques, qu'il fut possible d'en faire tenir dans huit syllabes: il
aurait fallu, même à un facteur, six jours et six nuits seulement pour
l'épeler.

Cette belle opération terminée, il ne s'agissait plus que de l'apprendre
au public. Daniel mit tout en œuvre; mais sa réputation était loin
d'aller aussi vite qu'il l'aurait voulu! Un nom a tant de peine à se
glisser dans les cervelles, entre tant d'autres noms! entre le nom d'une
maîtresse et celui d'un créancier, entre un projet de bourse et une
spéculation sur le sucre! Le nombre des grands hommes est si formidable,
qu'à moins d'avoir une mémoire comme Darius, César ou le Père Ménétrier,
il est bien difficile d'en savoir le compte. Je n'aurais jamais fini si
je disais toutes les folles idées qui passèrent par la tête fêlée du
pauvre Daniel Jovard.

Il eut maintes fois le désir d'écrire son nom sur toutes les murailles,
entre les croquis priapiques et les nez de Bouginier, et autres ordures
de l'époque, détrônées aujourd'hui par la poire de Philippon.

Quelle envie forcenée il portait à Crédeville, dont le nom était connu
de toute la population parisienne, grâce à la signature apposée à
l'angle de chaque rue! Il aurait voulu s'appeler Crédeville, même au
prix de l'épithète de voleur, qui l'accompagne imperturbablement.

Il eut l'idée de faire promener le nom si laborieusement forgé sur les
épaules et la poitrine de l'homme-affiche, ou de le faire broder sur son
propre gilet, en grandes lettres, et cela bien avant les
Saint-Simoniens.

Il délibéra quinze jours s'il ne se suiciderait pas, pour faire mettre
son nom dans les journaux, et ayant entendu crier dans les rues la
condamnation à mort d'un criminel, il eut la tentation d'assassiner
quelqu'un pour se faire guillotiner et occuper de lui l'attention
publique. Il y résista vertueusement, et sa dague resta vierge,
heureusement pour lui et pour nous.

De guerre lasse, il revint à des moyens plus doux et plus ordinaires: il
composa une multitude de vers qui parurent dans plusieurs journaux
inédits, ce qui avança beaucoup sa réputation.

Il lia connaissance avec plusieurs peintres et sculpteurs de la nouvelle
école, et, moyennant quelques déjeuners, quelques écus prêtés, sans
intérêts, bien entendu, il se fit peindre, sculpter et lithographier, de
face, de profil, de trois quarts, en plafond, à vol d'oiseau, par
derrière, dans tous les sens imaginables. Il n'est pas que vous n'ayez
vu un de ses portraits au Salon ou derrière le vitrage de quelque
marchand de gravures, avec un tout petit masque, le front démesuré, la
barbe prolixe, les cheveux en coup de vent, le sourcil en bas, la
prunelle en haut, ainsi qu'il est d'usage pour les génies byroniens. Le
nom, écrit en caractères capricants et biscornus comme une ligne de
cabale ou une rune de l'Edda, vous le fera facilement reconnaître.

Tous les moyens de détourner l'œil sur lui, il les emploie: son chapeau
est plus pointu que tous les autres; il a plus de barbe à lui seul que
trois sapeurs, sa renommée croît en raison de sa barbe; vous avez
aujourd'hui un gilet rouge, demain il portera un habit écarlate.
Regardez-le un peu, je vous prie! il se donne tant de mal pour obtenir
un de vos regards, il mendie un coup d'œil comme un autre une place ou
une faveur; ne le confondez pas avec la foule, il se jetterait
par-dessus le pont. Pour attirer votre attention, il marcherait sur la
tête et monterait à cheval à rebours.

Ce qui m'étonne, c'est qu'il n'ait pas encore mis des gants à ses pieds
et ses bottes dans ses mains, cela serait pourtant fort remarquable. On
le rencontre partout: au bal, au concert, dans l'atelier des peintres,
dans le cabinet des poëtes en vogue. Il n'a pas manqué, depuis deux ans,
une seule première représentation; on peut l'y voir, sans rien payer
par-dessus le prix de sa place, au balcon de droite, où se mettent
ordinairement les artistes et les littérateurs: ce spectacle-là vaut
souvent l'autre. Il est admis dans les coulisses, le souffleur lui dit:
Mon cher, et lui donne la main, les figurantes le saluent, la prima
donna lui parlera l'année prochaine. Vous voyez qu'il fait son chemin
rapidement. Il a un roman en train, un poëme en train; il a lecture pour
un drame qu'il ne manquera pas de faire; il va avoir le feuilleton d'un
grand journal, et j'apprends qu'un éditeur à la mode est venu pour lui
faire des propositions. Son nom est déjà sur tous les catalogues, comme
il suit: M.....US KWPL... un roman; dans six mois on en mettra le titre,
le premier substantif quelconque qui lui passera par l'idée; ensuite, on
mettra en vente la septième édition, sauf à ne jamais faire la première,
et, avant qu'il soit peu, grâce aux leçons de Ferdinand, à sa barbe et à
son habit, M. Daniel Jovard sera une des plus brillantes étoiles de la
nouvelle pléiade qui luit à notre ciel littéraire.

Lecteur, mon doux ami, je t'ai donné ici, en te donnant l'histoire de
Daniel Jovard, la manière de devenir illustre, et la recette pour avoir
du génie, ou du moins pour s'en passer fort commodément. J'espère que tu
m'en auras une reconnaissance égale au service. Il ne tient qu'à toi
d'être un grand homme, tu sais comment cela se fait; en vérité, ce n'est
pas difficile, et si je ne le suis pas, moi qui te parle, c'est que je
ne l'ai pas voulu: j'ai trop d'orgueil pour cela. Si tout ce bavardage
ne t'a pas trop impatienté, tourne le feuillet, je vais traiter de la
passion dans ses rapports avec les Jeunes-France, sujet fort
intéressant, et qui donnera lieu à beaucoup de développements absolument
neufs et qui ne sauraient manquer de te plaire.



CELLE-CI ET CELLE-LA

OU

LA JEUNE-FRANCE PASSIONNÉE

      ROSALINDE.--Est-il formé de la main de Dieu? Quelle espèce d'homme
      est-ce? Sa tête est-elle digne d'un chapeau et son menton d'une
      barbe?

      CÉLIE.--Non; il n'a qu'une barbe très-courte.

      ROSALINDE.--Eh bien? Dieu lui en enverra une plus longue, s'il est
      reconnaissant envers le ciel.

      _Comme il vous plaira._


Le 31 août, à midi moins cinq, Rodolphe, plus matineux que de coutume,
se jeta en bas de son lit, et alla se planter tout d'abord devant la
glace de la cheminée, pour voir s'il n'aurait pas, d'aventure, changé de
physionomie en dormant, et pour se constater à lui-même qu'il n'était
pas un autre, cérémonie préliminaire à laquelle il ne manquait jamais,
et sans quoi il n'aurait pu vivre convenablement sa journée. S'étant
assuré qu'il était bien le Rodolphe de la veille, qu'il n'avait que deux
yeux ou à peu près, selon son habitude, que son nez était à sa place
ordinaire, qu'il ne lui était pas poussé de cornes pendant son sommeil,
il se sentit soulagé d'un grand poids, et entra dans une merveilleuse
sérénité d'esprit. Du miroir, ses yeux se portèrent par hasard sur un
almanach accroché à un clou doré au long de la boiserie, et il vit, ce
qui le surprit fort, car c'était le personnage le moins chronologique
qui fût au monde, que c'était précisément le jour de sa naissance, et
qu'il avait vingt et un ans. De l'almanach, son regard tomba sur un
rouleau de papier tout humide, tacheté d'encre et bosselé de caractères
informes: c'était la dernière feuille d'un grand poëme qu'il avait sous
presse, et qui devait immanquablement faire reluire son nom entre les
plus beaux noms.

Rodolphe, à cette triple découverte, se prit à réfléchir fort
profondément.

Il résultait de tout ceci qu'il avait de grands cheveux noirs, des yeux
longs et mélancoliques, un teint pâle, un front assez vaste et une
petite moustache qui ne demandait qu'à devenir grande: un physique
complet de jeune premier byronien!

Qu'il était majeur, c'est-à-dire qu'il avait le droit de faire des
lettres de change, d'être mis à Sainte-Pélagie, d'être guillotiné comme
une grande personne, outre le glorieux privilége d'être garde national
et César à cinq sous par jour, s'il attrapait un mauvais numéro!

Qu'il était poëte, puisque environ trois mille lignes rimées par lui
allaient paraître sur papier satiné, avec une belle couverture jaune et
une vignette inintelligible! Ces trois choses établies, Rodolphe sonna
et se fit apporter à déjeuner: il mangea fort bien.

Après qu'il eut fini, il baissa le store de sa fenêtre, se fit une
cigarette, et se renversa dans sa causeuse tout en suivant en l'air la
blonde fumée du maryland. Il pensait qu'il était beau garçon, majeur et
poëte, et, de ces trois pensées, une pensée unique surgit
victorieusement comme une conséquence forcée, c'est qu'il lui fallait
une passion, non une passion épicière et bourgeoise, mais une passion
d'artiste, une passion volcanique et échevelée, qu'il ne lui manquait
que cela pour compléter sa tournure, et le poser dans le monde sur un
pied convenable.

Ce n'est pas tout que d'avoir une passion, encore faut-il qu'elle ait un
prétexte quelconque. Rodolphe résolut que la femme qu'il aimerait serait
exclusivement Espagnole ou Italienne, les Anglaises, Françaises et
Allemandes étant infiniment trop froides pour fournir un motif de
passion poétique. D'ailleurs, il avait en mémoire l'invective de Byron
contre les pâles filles du Nord, et il se serait bien gardé d'adorer ce
que le maître avait formellement anathématisé.

Il décida que sa future maîtresse serait verte comme un citron, qu'elle
aurait le sourcil arqué d'une manière aussi féroce que possible, les
paupières orientales, le nez hébraïque, la bouche mince et fière, et les
cheveux assortis à la couleur de la peau.

Le patron taillé, il ne s'agissait plus que de trouver une femme qui s'y
ajustât. Rodolphe pensa judicieusement que ce ne serait pas dans sa
chambre qu'il la rencontrerait. Aussi il choisit le plus extravagant de
ses gilets, le plus fashionable et le plus osé de tous ses habits, le
plus collant de ses pantalons, il revêtit le tout, et, armé d'un lorgnon
et d'une badine, il descendit dans la rue, et s'en alla aux Tuileries
dans l'espoir de quelque rencontre heureuse et propre à son destin.

Il faisait le plus magnifique temps du monde, à peine quelques nuages
floconneux se bouclaient-ils dans le bleu du ciel au gré d'une brise
chaude et parfumée; le pavé était blanc, et la rivière miroitait au
soleil; il y avait foule dans la grande allée et dans les contre-allées;
le ruisseau d'élégantes et de dandys avait peine à couler entre les deux
quais de chaises et de spectateurs. Rodolphe se mêla à la cohue, et
ajouta un flot de plus au torrent.

Il s'en allait coudoyant ses voisins de droite et de gauche, fourrant sa
tête sous le chapeau des femmes, et les regardant entre les deux yeux
avec son binocle. Il s'élevait sur son passage une longue traînée de
malédictions et de: Prenez donc garde! entrecoupés çà et là du: Oh!
admiratif de quelque merveilleux, pour son gilet ou sa cravate; mais,
entièrement à son idée, Rodolphe ne faisait guère plus d'attention aux
éloges qu'aux injures, et, à chaque visage rose et frais encadré dans le
satin et la moire, il se reculait comme s'il eût vu le Diable en
personne.

Ce n'est pas qu'il ne rencontrât quelques figures pâles et décolorées;
mais c'étaient des pâleurs de cire, des pâleurs de fatigue et d'excès,
ou bien des transparences de nacre de perle, des diaphanéités de blondes
et de poitrinaires, mais non pas la pâleur mate et chaude, le beau ton
méridional dont il s'était fait une loi d'être épris. Ayant parcouru
trois ou quatre fois la longueur de l'allée et cela sans succès, il se
préparait à sortir, quand il se sentit prendre le bras. C'était son
camarade Albert: ils sortirent ensemble et s'en furent dîner.

Les passions dévorantes qui bouillonnaient dans son sein lui avaient
aiguisé l'appétit: il mangea encore mieux qu'à son déjeuner, et se grisa
très-confortablement, ainsi que son honorable ami.

Le dîner achevé, nos deux drôles s'en furent à l'Opéra.

Rodolphe, quoique passablement aviné, ne perdait pas son idée de vue; un
secret pressentiment lui chantait tout bas à l'oreille qu'il trouverait
là ce qu'il cherchait. Quand il entra dans la salle, on jouait
l'ouverture. Un torrent d'harmonie, de lumière et de vapeur chaude
l'enveloppa soudain et le prit aux jambes. Le théâtre oscilla deux ou
trois fois devant ses yeux; les tibias lui flageolaient d'une étrange
manière; le lustre, dardant dans ses prunelles de longues houppes
filandreuses de rayons prismatiques, le forçait à cligner les paupières;
la rampe, s'interposant comme une herse de feu entre les acteurs et lui,
ne les lui laissait voir que comme des apparitions effrayantes; la tête
lui tintait comme si un démon invisible lui eût frappé avec un marteau
les parois internes du crâne, et il apercevait vaguement les notes de
musique, sous la forme de scarabées de diverses couleurs, voltigeant et
sautelant par la salle, le long des cintres et des corniches, et rendant
un son clair lorsqu'elles frappaient le mur de leurs élytres, à peu près
comme les hannetons lâchés dans une chambre, qui fouettent les carreaux
de leurs ailes, et se vont cogner au plafond avec un tintamarre
horrible.

Rodolphe, qui avait soutenu plus d'un duel avec l'ivresse, ne se
déconcerta pas pour si peu; il prit bravement son parti: il boutonna son
frac jusqu'au col, remonta sa cravate, prit sa badine entre ses dents,
enfonça ses deux mains dans ses goussets, écarquilla les yeux pour ne
pas s'endormir, et fit la contenance la plus héroïque du monde.

Peu à peu les fumées du vin se dissipèrent, et, prenant la lorgnette des
mains de son ami, qui ronflait théologalement, et dont la tête allait et
venait comme un balancier de pendule, l'intrépide Rodolphe se mit à
regarder la salle de haut en bas et de bas en haut, et à chercher dans
ce triple cordon de femmes de tout âge et de toute condition la reine
future de son cœur.

La lumière du gaz et des bougies glissait sur les épaules satinées et
lustrées par leurs mille reflets, les yeux papillotaient, bleus ou
noirs; Rodolphe ne poussait pas l'inspection plus loin, et il passait à
une autre femme quand il apercevait la moindre teinte d'azur dans une
prunelle. Les gorges demi-nues se modelaient hardiment sous les blondes
et sous les diamants, les petites mains gantées de blanc et agitant les
cassolettes émaillées, se posaient avec coquetterie sur le rebord rouge
des loges. La soie, le velours, les chairs blondes et argentées, tout
cela chatoyait et resplendissait étrangement; mais, parmi toutes ces
têtes calmes et animées, belles ou jolies, parmi tous ces minois
chiffonnés ou spirituels, le malheureux et passionné Rodolphe ne
découvrait pas son idéal. Il en avait bien trouvé çà et là quelques
morceaux disséminés dans plusieurs femmes: un œil dans celle-ci, la
bouche dans celle-là, les cheveux dans cette autre, le teint dans une
quatrième, mais jamais tout cela ensemble, en sorte qu'il eût été obligé
d'avoir au moins dix femmes à adorer partiellement pour compléter tout à
fait le romantique patron qu'il s'était taillé. Ce n'est pas que cela
lui eût déplu au fond, car il était un peu Turc sous ce rapport, et la
polygamie, je ne sais trop pourquoi, ne lui paraissait pas un crime
aussi abominable qu'il le paraît à nos platoniques dames françaises.

Elles conçoivent très-bien qu'une femme ait deux amants, mais qu'un
homme ait deux maîtresses, fi donc! elles crient à la monstruosité, ou
se mettent à sourire d'un air incrédule. Ne trouvez-vous pas que cela
est humiliant pour nous?

Rodolphe était sur le point de croire que son pressentiment lui avait
menti, lorsque la porte d'une loge s'ouvrit tout à coup, et donna
d'abord passage à une bénigne et insignifiante figure qui ne pouvait
être que la figure d'un mari et ensuite à une dame vêtue d'une robe de
velours noir et très-décolletée, qui ne pouvait être que sa femme
légitime par-devant le maire et le curé. Elle s'assit, mais de façon à
tourner le dos à Rodolphe, qui n'avait pu voir si la beauté de ses
traits répondait à celle de ses épaules.

Cette épaule était blanche, mais légèrement teintée de demi-tons
olivâtres qui allaient augmentant d'intensité, à mesure qu'ils se
rapprochaient de la nuque; elle était grasse et potelée, mais laissait
apercevoir sous la chair une musculature souple et forte, à la manière
des épaules italiennes.

Rodolphe était dans une anxiété terrible, et se mourait de peur qu'elle
ne détruisît, en se retournant, les belles illusions qu'il commençait à
se bâtir; cependant il aurait donné plus d'argent qu'il ne possédait
pour qu'elle changeât de position.

Enfin elle fit un léger mouvement: sa tête commença à tourner avec
lenteur sur son corps immobile; ces trois beaux plis, nommés collier de
Vénus et si stupidement supprimés par nos peintres, se dessinèrent plus
fortement sur son cou frais et brun; la tempe, la pommette de sa joue et
son menton, de forme antique, se montrèrent peu à peu, de façon à
produire cette espèce de profil, appelé profil perdu, que les grands
maîtres, et surtout Raphaël, affectionnent particulièrement; mais je
n'en sais la raison, elle n'acheva pas le demi-tour qu'elle semblait
vouloir faire, et elle demeura ainsi, au grand dépit de Rodolphe,
toujours plongé dans la plus terrible incertitude.

Certainement, ce qu'il voyait était beau et tout à fait dans le
caractère qu'il désirait, mais il ne voyait ni le nez, ni les yeux, ni
la bouche; peut-être avait-elle le nez rouge, les yeux bleus et la
bouche blanche. Il se penchait sur le balcon à tomber dans le parterre,
pour en découvrir davantage: impossible! et, dans son désespoir, il
invoquait tous les saints du paradis.

Sa prière fut suivie d'effet, la dame se retourna tout d'un coup.
Rodolphe se trouva enlevé au septième ciel, comme si un machiniste de
l'Opéra l'eût hissé au bout d'une ficelle. C'était la réalité de son
idéal!

Elle était bien comme il l'avait rêvée: un sourcil arabe, noir et fin, à
paraître dessiné au pinceau, couronnait dignement un bel œil brun et
humide; le nez, aux narines ouvertes et vermeilles, était de la plus
parfaite correction; la bouche, d'une couleur et d'une forme
irréprochables, également propre à décocher un sarcasme et à appuyer un
baiser.

Quand au teint, il était chaud et vivace, un peu jaune et bistré, mais
clair et transparent comme celui de la belle Romaine, d'Ingres; c'était
incontestablement un teint d'Espagnole ou d'Italienne; et si la passion
n'habitait pas sous cette peau olivâtre et dans ses beaux yeux noirs,
c'est qu'il n'y en avait plus en ce monde, et qu'il fallait l'aller
chercher dans l'autre.

Une seule chose contrariait Rodolphe, c'était le mari, avec sa bonne et
honnête figure. Il l'aurait souhaité tout différent, car il n'avait
guère le physique d'un mari comme il les faut dans les drames. Il avait
des favoris soigneusement taillés, le haut de la tête un peu chauve, une
belle cravate blanche pas trop mal mise, ma foi! pour un mari qui n'est
qu'avec sa femme, des gants pas trop larges et un gilet d'une coupe
assez nouvelle. Il n'avait rien d'Othello ni de Georges Dandin, il
n'avait l'air ni ridicule ni terrible, il était aussi parfaitement
incapable de se battre en duel avec l'amant de sa femme que de la faire
citer devant les tribunaux; il gardait dans ces occasions-là le silence
le plus philosophique. A dire vrai, il n'y faisait pas grande attention,
et ses lunettes bleues ne lui servaient pas à voir plus clair dans ces
sortes de choses: c'était un mari convenable et sachant le monde. Je
souhaite que vous en puissiez trouver un pareil pour mademoiselle votre
fille, si Dieu vous en a affligé d'une.

Rodolphe comprit, à la première vue, que le drame n'était pas possible
de ce côté-là; mais il croyait s'en dédommager amplement du côté de la
femme. Nous verrons.

Cependant son ami Albert dormait comme un chantre à matines.

Rodolphe découpa soigneusement la silhouette de la belle inconnue, avec
ses yeux aidés de sa lorgnette, et la serra dans un recoin de son cœur,
afin de la pouvoir reconnaître en tous les lieux du monde.

Cela fait, il rêva au moyen de lier connaissance avec elle, d'apprendre
qui elle était, et comment on y pouvait arriver.

Il roula dans sa tête une infinité de projets, tous plus passionnés les
uns que les autres.

Il résolut d'abord de se présenter à sa princesse comme les héros des
romans espagnols, en tuant quelque taureau furieux;

Ou comme Antony, en se jetant au-devant des chevaux de sa voiture;

Ou comme don Cléofas, en la sauvant d'un incendie; mais une seule
condition rendait ces projets inexécutables, c'était l'impossibilité
d'une pareille circonstance; il est vrai qu'on pouvait la faire naître
soi-même en mettant le feu à la maison, ainsi que Lovelace dans
_Clarisse Harlowe_, mais cela était fort chanceux, les pompiers pouvant
très-bien se charger de l'affaire, et le Code civil ne badinant pas avec
ces sortes de choses et n'entendant rien du tout aux développements de
la passion.

Il était donc singulièrement perplexe: la fin de la représentation
approchant, il fallait prendre un parti quelconque, ou courir le risque
de ne jamais revoir sa divinité.

Il donna un grand coup de coude dans les côtes d'Albert.

--Ouf! fit douloureusement celui-ci, éveillé au milieu d'un rêve
anacréontique.

--Connais-tu cette dame, enragé dormeur?

Albert était comme Alexandre Dumas, il avait environ quarante mille amis
intimes, sans compter les femmes et les petits enfants: cela se
sous-entend toujours.

Albert lui répondit, sans la regarder, et avec un ton de supériorité
blessée:--Certainement; et il se redressa de toute sa hauteur:--C'est la
cinquième loge en partant de la colonne, la dame en noir, celle qui
lorgne en ce moment-ci?--Bien, j'y suis. Et il cligna à plusieurs
reprises ses yeux avinés:--Pardieu! je veux être fendu en quatre, si ce
n'est madame de M***, la dernière maîtresse de Ferdinand: son mari est
un bonhomme.

--Ah! répondit Rodolphe d'un air de réflexion profonde.

--C'est une femme répandue, et qui voit beaucoup de monde; il y a
très-bonne société chez elle; son jour est le samedi; continua Albert
avec volubilité.

--Tu la connais?

--Comme je te connais; je suis un ami de la maison.

--Ainsi, tu me pourrais présenter?

--Assurément, rien n'est plus facile. Je la verrai demain, je lui
parlerai de toi: c'est une affaire faite.

La toile tomba: la salle se vida peu à peu. Les deux amis se prirent le
bras et sortirent. Rodolphe vit sous le péristyle madame de M***,
qu'Albert salua et à qui elle rendit son salut, d'un air de familiarité.
Elle était aussi belle de près que de loin, et, quand elle monta en
voiture, Rodolphe put apercevoir un pied qu'on aurait trouvé petit dans
un bas espagnol, et une jambe comme bien peu pouvaient se vanter d'en
avoir.

--Voici un pied d'Andalouse, se dit-il à part lui: ceci est d'une bonne
couleur, et ma passion se culotte tout à fait. Je veux perdre mon nom et
manquer une première représentation d'Hugo, si je ne deviens pas fou de
cette femme avant qu'il soit deux jours d'ici.

De retour chez lui, quoiqu'il fût une heure du matin, il se mit à donner
du cor à pleins poumons; il déclama à tue-tête deux ou trois cents vers
d'_Hernani_; puis il se déshabilla, jeta son gilet sous la table et ses
bottes au plafond, en signe d'allégresse; après quoi il se coucha, et
dormit sans débrider jusqu'au lendemain midi.

Dès qu'il fut réveillé, il pensa à la belle madame de M***, sa future
passion. Il serait dans l'ordre qu'il en eût rêvé toute la nuit; c'est
ainsi que cela se pratique dans les romans d'amour et les lamentations
élégiaques, mais je dois à ma conscience d'historien d'affirmer le
contraire. Rodolphe, cette nuit-là, n'eut qu'un cauchemar abominable où
il se voyait traversant le bois de Boulogne sur une rosse de louage,
avec un habit de 1828, un gilet à châle, un pantalon à la cosaque et une
colonne corinthienne pour chapeau; il ne rêva rien de plus, je vous
jure. Ah! si; il songea encore qu'on lui servait à déjeuner une semelle
de botte au beurre d'anchois, avec les clous et les fers, ce qui le mit
dans une si grande fureur, qu'il se réveilla jurant comme plusieurs
charretiers.

Revenant à la rencontre inopinée qu'il avait faite la veille, il se prit
à réfléchir que jusques-là sa passion d'artiste s'emmanchait exactement
comme aurait pu le faire celle d'un marchand de bougies diaphanes ou
même celle d'un député, ce qui l'humilia profondément, et le jeta dans
un abattement difficile à décrire.

Il fut presque sur le point de renoncer à celle-là, et d'en chercher une
autre; ensuite il se ravisa, et résolut de pousser l'aventure jusqu'au
bout, faisant cette réflexion judicieuse que _l'Iliade_ commençait fort
simplement, et n'en était pas moins un assez beau poëme; que _Roméo et
Juliette_ commençait fort simplement aussi, par une conversation entre
deux valets, ce qui ne l'empêchait pas d'être une très-passable
tragédie.

--Vive Dieu! se dit-il en se frappant le front, la femme est belle,
c'est le principal, et le canevas du drame est bon. Je serais un grand
sot, et je mériterais d'entrer à l'Académie, sur l'heure, si je ne
parvenais à y broder quelques petits incidents un peu byroniens. Si ce
garde national de mari pouvait être jaloux seulement, cela serait à
merveille, et rien ne serait plus facile que de faire avec cela une
comédie de cape et d'épée, dans le goût espagnol. Anathème! je suis
fatal et maudit, rien ne va comme je veux;

--Hop! Mariette, ouvrez aux chats, et faites-moi à déjeuner.

Mariette, comme une servante-maîtresse qu'elle était, ne se dépêchait
pas trop d'obéir; enfin elle ouvrit, et trois ou quatre chats, de
grosseur et de pelage différents, allèrent prendre place sans façon dans
le lit, à côté du passionné Rodolphe; car, après les femmes, les bêtes
étaient ce qu'il aimait le mieux. Il les aimait comme une vieille fille,
comme une dévote dont son confesseur même ne veut plus, et je puis
assurer qu'il mettait un chat infiniment au-dessus d'un homme, et
immédiatement au-dessous d'une femme. Albert avait essayé en vain de
supplanter, dans l'affection de Rodolphe, Tom, son gros matou tigré: il
n'avait pu obtenir que la seconde place: je crois même qu'il aurait
hésité entre sa petite chatte blanche et la brune madame de M***.

--Mariette!

--Monsieur.

--Approchez donc.

Mariette s'approcha.

--Mariette, tu es jolie ce matin.

--Je ne l'étais donc pas hier, que vous le remarquez aujourd'hui?

--Oh! de l'esprit! je te renverrai, si tu t'avises d'en avoir encore.
Embrasse-moi.

--De qui monsieur est-il amoureux?

--De qui? de toi, pardieu! parce que tu es une bonne fille, et, ce qui
vaut mieux, une belle fille. Pourquoi cette question?

--C'est que vous ne m'embrassez ainsi que lorsque vous avez en tête
quelque belle passion: ce n'est pas moi que vous embrassez, c'est
l'autre, et j'avoue que je crois pouvoir l'être pour mon compte.

--Orgueilleuse! beaucoup de belles dames voudraient être à ta place; que
t'importe de n'être pas la cause, si tu profites de l'effet?

Et Rodolphe fit pencher jusque sur l'oreiller la tête de Mariette.

--Je t'assure que ceci est pour toi et non pour une autre, dit-il en
étouffant sous ses lèvres le faible: Laissez-moi donc, monsieur! que
Mariette crut devoir à sa pudeur, quoiqu'au fond, elle n'eût aucune
envie d'être laissée.

La petite chatte, étrangement foulée, sauta à bas du lit, en miaulant
d'un ton aigre.

--Et le déjeuner qui ne se fait pas, et M. Albert qui doit venir, dit
Mariette en passant ses doigts dans ses cheveux défrisés.

--Tu as raison, fit Rodolphe en décroisant ses bras, et, comme dit don
Juan, il faut pourtant bien que l'on s'amende.

Mariette sortit. Rodolphe tira une feuille de son carnet, et se mit,
pour tuer le temps, à rimer quelques vers. Nous demandons humblement
pardon au lecteur de lui voler une douzaine de lignes de prose en les
transcrivant ici, mais cela est indispensable à la clarté de cette
intéressante histoire. Ils étaient adressés, cela va sans dire, à madame
de M***:

    O reine de mon cœur! ô brune Italienne!
    Quelle beauté peut-on comparer à la tienne!
    On te dirait de marbre et taillée au ciseau,
    Si le soleil romain, en te baisant la peau,
    Ne t'avait pas dorée avec sa teinte étrange,
    Et rendu le sein blond comme la blonde orange.
    Une flamme divine illumine tes yeux,
    L'ange, pour s'y mirer, abandonne les cieux,
    Et si, dans la cité de douleur éternelle,
    Il tombait un rayon de ta noire prunelle,
    Il remettrait l'espoir à l'âme des maudits,
    Et l'enfer un moment serait le paradis!

Albert entra.

--Que diable! que griffonnes-tu là, Rodolphe? Cela ne va pas jusqu'au
bord du papier; ce doit être des vers, ou le grand diable m'emporte.
Donne, que je voie!

Rodolphe tendit le carré de vélin, comme un enfant tend la main à la
férule du maître d'école; car Albert était un impitoyable censeur, et,
comme il ne faisait pas de vers, il ne pouvait lui rendre la pareille.

--C'est du cavalier Bernin frotté d'un peu de Dante; peut-être y a-t-il
aussi un filet de concetti shakspearien, mais c'est peu de chose. Or,
ceci est un madrigal à la Julia Grisi, ou je me trompe fort.

--Comment! cria Rodolphe d'un ton effrayé, j'ai fait ces vers pour
madame de M***, dont je suis éperdument épris depuis hier soir. Je suis
décidé à me brûler la cervelle, si dans un mois je ne suis pas parvenu à
m'en faire adorer.

--En vérité, il n'y a qu'un petit inconvénient, c'est que madame de M***
n'est pas Italienne le moins du monde, attendu qu'elle est née à
Château-Thierry, ce qui est, je crois, une raison suffisante pour ne pas
l'être.

--Ah! une infinité de tuyaux de cheminées qui me tombent sur la tête!...
Tenez-vous donc tranquille, Tom, et ne sortez pas vos pattes hors de la
couverture, c'est indécent... Comment! cette méchante madame de M*** qui
se permet d'être née à Château-Thierry, et d'avoir l'air plus italien
que l'Italie elle-même; c'est tout à fait illégal! c'est abominable! Et
ma passion donc, et ma pièce de vers, qu'est-ce que j'en vais faire?
Cela est trop spécial pour que l'on puisse s'en servir ailleurs. Si
c'était des vers d'âme, cela s'applique à tout le monde, même à celles
qui n'en ont pas; mais il y a un signalement en règle dans ces
misérables rimes: un mouchard ou un maire n'aurait pas mieux fait.
Diable! douze vers dantesques et une ébauche de passion perdus, on
regarde à cela. Je ne puis pourtant avoir une passion née à
Château-Thierry: cela n'a aucune tournure, et ne convient nullement à un
artiste.

--Madame de M*** est belle, répliqua dogmatiquement Albert, et, au fond,
n'y a-t-il pas plus de mérite à avoir l'air italien, étant née en
France, qu'en étant tout naïvement Italienne, comme tout le monde l'est
en Italie?

--Ceci est excessivement profond, et vaut que l'on y réfléchisse, dit
Rodolphe, en tirant son bonnet sur ses yeux.

Mariette apporta le déjeuner. Albert s'attabla auprès du lit, et toutes
les têtes de chats, comme des girouettes dans le même rhumb de vent, se
tournèrent simultanément du même côté. Albert mangea comme une meute de
dogues, Rodolphe un peu moins, car il était inquiet du sort de sa pièce
de vers, et il distribua presque toute sa viande à ses parasites
fourrés.

Après déjeuner, les deux amis, laissant la passion de côté, agitèrent
entre eux un plan de gilet sans boutons et imitant le pourpoint avec
autant d'exactitude que la stupidité native des bourgeois de la bonne
ville le pouvait permettre, sans trop s'exposer aux huées et aux rires à
pleine gueule des polissons et des gobe-mouches.

Rodolphe, entièrement absorbé par cette importante occupation, ne
songeait à madame de M*** non plus que lorsqu'il n'était encore que
fœtus au respectable ventre de sa mère.

Rodolphe dessinait, Albert découpait les morceaux en papier, afin de les
faire mieux comprendre au tailleur.

Quand tous les morceaux furent rassemblés, Albert, saisi d'un
enthousiasme subit, s'écria, en frappant sur la table:

--Que je rencontre mon plus fier créancier dans un cul-de-sac, dans une
impasse, comme dit M. Arouet de Voltaire, gentilhomme du roi, si ce
n'est pas là le gilet le plus monumental qui soit sorti d'une cervelle
d'homme! Et dire que la société est en dégénérescence! Calomnie atroce!
on ne s'est jamais mieux habillé.

--Et si l'on supprimait le collet et qu'on le remplaçât par un
hausse-col, de même étoffe, bouclé par derrière, cela n'aurait-il pas le
galbe le plus caractéristique, une tournure de cuirasse et de corselet
tout à fait ravissante? ajouta Rodolphe, laissant tomber ses syllabes
une à une, comme des pièces d'or, et avec un air fortement convaincu de
la supériorité de ce qu'il disait.

--Ce serait, à coup sûr, quelque chose de furieusement agréable, fit
Albert, en quittant le ton dithyrambique pour le jargon précieux. Mais
voici qu'il se fait tard: _adiusias_. Je m'en vais chez le tailleur, et
de là chez ta passion; tu auras probablement ta lettre d'invitation
avant qu'il soit après-demain.

Cela dit, il pirouetta sur ses talons, et descendit l'escalier en
chantonnant entre sa royale et ses moustaches un vieux air allemand de
Sébastien Bach.

Rodolphe sortit aussi quelques instants après. A voir la manière dont il
s'en allait dans la rue, la main dans sa poitrine, les sourcils sur le
nez, les coins de sa bouche en fer à cheval, les cheveux aussi mal
peignés que possible, il n'était pas difficile de comprendre que ce pâle
et malheureux jeune homme avait un volcan dans le cœur.

--Monsieur! monsieur! vous avez oublié d'ôter votre bonnet de coton, et
les polissons crient: A la chienlit! après vous, dit Mariette en tirant
par la basque de son habit son digne maître Rodolphe, qui ne s'en
apercevait pas le moins du monde. Tenez, voilà votre chapeau.

Rodolphe, stupéfait, porta la main à sa tête et reconnut la vérité,
l'épouvantable vérité.

A cet instant même, une dame d'une beauté rare et d'une tournure des
plus élégantes, donnant le bras à un monsieur le plus insignifiant et le
plus débonnaire d'aspect qu'il vous plaira d'imaginer, tourna subitement
le coin de rue, et se trouva précisément en face de Rodolphe.

C'était madame de M***. A l'éclat de rire à peine comprimé qui jaillit
de sa bouche, il ne put douter qu'elle ne l'eût vu.

Rodolphe se souhaitait sous la terre à la profondeur de la couche
diluvienne, dans le lit calcaire où se trouvaient les os de mammouth; il
aurait bien voulu pouvoir se supprimer temporairement, ou avoir à son
doigt l'anneau de Gygès, qui rendait invisible.

Il jeta le pyramidal bonnet à Mariette, et enfonça son chapeau sur sa
tête, avec l'air de Manfred, sur le bord du glacier, ou de Faust, au
moment de se donner au diable.

Ah! massacre et malheur! honte et chaos! tison d'enfer! anathème et
dérision! terre et ciel! tête et sang! être rencontré en bonnet de coton
par sa Béatrix! O Fortune! pouvais-tu jouer un tour plus cruel à un
jeune homme dantesque et passionné!

Byron lui-même, qui avait l'ineffable avantage de signer comme
Bonaparte, aurait paru ridicule avec un bonnet de coton; à plus forte
raison Rodolphe, qui ne signait pas comme Bonaparte, et qui n'avait fait
ni _le Corsaire_ ni _Don Juan_; parce qu'il avait été trop occupé
jusqu'à ce jour, et non pour un autre motif, je vous jure.

Un bonnet de coton, le mythe de l'épicier, le symbole du bourgeois!
_Horror! horror! horror!_

--Je n'ai plus rien à faire avec ce monde, et il ne me reste qu'à
mourir, pensa Rodolphe.

Et il se dirigea vers le pont Royal; quand il y fut arrivé, il s'accouda
sur le garde-fou, regarda le soleil, attendit qu'un bateau qui
descendait la rivière eût passé l'arche et se fût un peu éloigné. Alors
il monta sur le parapet, et, avant que personne eût le temps de s'y
opposer, il se jeta en bas, avec sa cravache et son chapeau.

Dans le trajet du pont à la surface de l'eau, il eut le temps de penser
que le succès de son poëme était assuré par son suicide et que le
libraire en vendrait au moins douze exemplaires; de la surface au fond,
il chercha quel motif on donnerait à sa mort dans les journaux. Il
faisait très-beau; les rayons du soleil, pénétrant la masse d'eau qui
roulait au-dessus de lui, la rendaient blonde comme une topaze, et
permettaient de distinguer le lit de la rivière, tout semé de clous, de
tessons et de vaisselle cassée. Rodolphe voyait les goujons filer à côté
de lui et frétiller de la queue, il entendait la grande voix de la Seine
bourdonner à son oreille. Cette réflexion lui vint alors, qu'étant aussi
bien fait de sa personne qu'il l'était, il ne pouvait manquer d'être un
très-joli cadavre et de produire une grande sensation à la Morgue. Il
lui semblait déjà entendre les ah! et les oh! des sensibles commères du
quartier: «Il a la peau bien blanche! et cette poitrine, et cette jambe
d'officier! quel dommage!» et autres menues exclamations; ce qui le
rendait tout aise au fond de la rivière. Cependant le manque d'air
commençait à lui comprimer les poumons et à lui causer une douleur
abominable; il n'y tint plus, et, oubliant l'opprobre qu'il y avait à
revenir sur une terre où l'on avait été vu en bonnet de coton, il donna
du pied contre le fond, et partit avec la rapidité d'une flèche. Le dôme
de cristal allait s'éclaircissant de plus en plus; en deux ou trois
mouvements Rodolphe atteignit le niveau du fleuve, et put respirer à son
aise.

Une foule immense couvrait les quais: «Le voilà! le voilà!» cria-t-on de
toutes parts. Rodolphe, qui nageait comme une truite et qui aurait
remonté une écluse de moulin, se sentant regardé, y mit de
l'amour-propre, et se prit à tirer sa coupe avec toute la pureté
imaginable. Son chapeau flottait près de sa badine, il les repêcha tous
deux, mit le chapeau sur sa tête, et, nageant d'une main, il faisait
siffler sa cravache de l'autre, au grand ébahissement de tous les
gobe-mouches.

--C'est le marquis de Courtivron, disait celui-ci.--C'est le colonel
Amoros, disait celui-là, qui fait des expériences gymnastiques.--C'est
un farceur, ajoutait un troisième.--C'est une gageure, criait le
quatrième. Mais personne, entre toutes ces brutes qui partagent avec la
girafe le privilége de regarder le ciel en face, ne put deviner, ô
passionné et magnanime Rodolphe! pourquoi tu t'étais jeté du pont Royal
en bas, et si quelqu'un d'eux avait su que c'était pour un bonnet de
coton, il ne t'aurait pas compris, et aurait dit que tu étais un grand
fou; en quoi il aurait eu certainement tort.

Rodolphe, pimpant et guilleret, aborda en quelques minutes; comme il ne
pouvait s'en aller ainsi trempé, un officieux alla chercher un fiacre;
il y monta et rentra chez lui.

Mariette tomba de son haut en le voyant suant l'eau comme un dieu marin.
Rodolphe lui expliqua la chose, et Mariette, qui aimait Rodolphe,
quoique ce fût son maître, qu'il la payât fort exactement et lui fît
toutes sortes de petits cadeaux, ne rit pas trop fort de sa mésaventure.

--Tenez, voilà vos pantoufles, fit-elle avec un geste amical; voici Tom,
votre chat favori; voilà votre volume de Rabelais; que voulez-vous de
plus? D'ailleurs, vous n'êtes pas si mal en bonnet de coton que vous
voulez bien le croire, et vous en auriez deux ou trois douzaines sur la
tête que je ne vous en trouverais pas moins bien, moi!

Mariette appuya très-fort sur le moi; ce ne pouvait être que dans une
excellente intention. Mariette, comme je l'ai déjà dit, était une belle
et bonne fille; quant à l'interprétation que donna Rodolphe à cet
honnête monosyllabe, mes belles lectrices, je n'ose vous le dire, de
crainte d'alarmer votre pudeur, et, s'il vous plaît, nous passerons dans
la pièce à côté pour ne pas le gêner dans ses commentaires. Convenez que
mon héros est un abominable mauvais sujet, et dites-moi pourquoi chaque
élan de passion poétique qui le prend se résout en prose au bénéfice de
Mariette.

O Mariette! au lieu d'être jalouse, tu devrais souhaiter que ton maître
fût amoureux de vingt femmes! tu ne saurais qu'y gagner.

Deux fois, dans la même journée, infidèle à l'idole de son cœur! Immoral
personnage! l'envie me prend de laisser là ton histoire; car tu ne vaux
guère que l'on entretienne le public de tes faits et gestes. Si tu ne te
corriges, j'y renoncerai assurément.

--Fi donc! avec sa servante!--Oui, madame, avec sa servante.--Comment!
un homme qui se respecte?--Je vous assure que Rodolphe se respectait
plus qu'un roi ou deux, et qu'il n'aurait pas cédé le haut du pavé à un
empereur.--Encore, si c'était une femme comme il faut.--Est-ce que
Mariette était comme il ne faut pas? Moi qui l'ai vue, je me permettrai
d'être d'avis contraire. D'abord elle est affligée de quelque vingt ans,
elle est drue et fraîche, elle a les yeux les plus beaux du monde, et,
comme elle fait faire son service par le petit groom de Rodolphe, à qui,
pour sa peine, elle donne de temps en temps quelques friandises et une
tape amicale sur la joue, elle a les ongles aussi nets et la peau aussi
blanche que vous, peut-être même plus, sans vouloir toutefois dénigrer
vos perfections. Je pense qu'en voilà assez pour être une femme comme il
faut.--Une femme du monde, une honnête femme.--Je n'ai jamais su que
Mariette fût une femme de la lune, et quant à honnête femme, je prendrai
la licence extrême de vous faire observer que si Rodolphe au lieu de
coucher avec Mariette eût couché avec une de vos amies ou avec vous-même
(ceci n'est qu'une supposition, pudique lectrice), vous n'auriez plus
été des honnêtes femmes, du moins dans vos idées; car, pour moi, je ne
pense pas qu'une bagatelle de cette espèce empêche de l'être: au
contraire.

D'ailleurs les illustres exemples de ce genre ne manquent pas. De
très-grands hommes ont aimé de petites grisettes; Rousseau se laissait
battre par sa servante; de célèbres poëtes ont adoré des marchandes de
pommes de terre frites, etc., etc.

Au surplus, ce que j'en dis ici n'est que pour excuser mon héros
Rodolphe, avec lequel je vous prie de ne pas me confondre; car j'en
mourrais de honte, et n'oserais, de ma vie, rien faire de malhonnête à
une honnête femme, ce qui me ferait passer pour un personnage bien
indécent, et me perdrait nécessairement de réputation.

Je lui ai fait les représentations les plus vives sur ce sujet; mais ce
diable d'homme avait toujours des réponses à tout, et surtout de drôles
de réponses, pour un homme passionné; il est vrai qu'en ce temps-là il
n'avait pas vingt et un ans, et se souciait assez peu d'avoir une
tournure artiste.

--Mon ami cher, tu n'es qu'un imbécile. (Lecteur et lectrice, si
l'épouvantable indécence de ce livre me permet d'en avoir une, ne croyez
pas un mot de cela: j'ai beaucoup d'esprit, mais c'était la formule
habituelle de Rodolphe, quand il entrait en conversation avec moi.) Il y
a dans Maynard deux vers que voici à peu près:

                C'est un métier de dupe
    Que d'employer six ans à lever une jupe.

et qui contiennent en substance plus de raison et de philosophie que
toutes les fadeurs platoniques et les sornettes sentimentales que tu me
cornes incessamment aux oreilles.

La Mariette, à qui je n'ai jamais fait de madrigal ni dit un seul mot
d'amour, m'accorde libéralement et du meilleur cœur du monde, ce qu'une
femme comme il faut me ferait attendre six mois, et ne me donnerait
qu'avec force tartines sur la morale, les convenances et l'oubli des
devoirs. Puisque le but est le même, le chemin le plus court est le
meilleur. Mariette est le plus court, je prends par Mariette.

Et puis je n'aime pas qu'on se fasse violer pour une chose qu'on crève
d'envie de faire: c'est une misérable escobarderie pour esquiver la
responsabilité. Les honnêtes femmes sont toujours violées. Vous êtes des
hommes sans honneur! vous en avez au contraire beaucoup, puisque vous
leur prenez le leur, ce qui, avec le vôtre, doit mathématiquement en
faire deux, si je sais bien compter. On a abusé indignement de leur
faiblesse; elles ne savent pas comment cela s'est fait! ni moi non plus,
attendu que je n'y étais pas. Mais enfin, puisque cela est fait, elles
ne voient pas d'obstacle à recommencer, et elles ne sont pas fâchées de
se perdre plusieurs fois de suite, étant toujours sûres de se retrouver
après. Les bonnes âmes! on n'en a jamais mis dans les _Petites
Affiches_, que je sache.

De plus, il vous arrive souvent avec elles ce qui arrive dans les
pagodes indiennes: après avoir traversé une enfilade de pièces de la
plus grande magnificence, après avoir marché deux heures dans des
galeries peintes et dorées, après avoir vu vingt portes s'ouvrir et se
fermer sur vous, vous parvenez enfin au sanctuaire, au saint des saints,
et vous n'y trouvez qu'un vieux singe rogneux, se cherchant les puces
dans une mauvaise cage de bois. Ainsi, après avoir levé la robe des
convenances, le jupon de la pudeur et la chemise de la vertu, après
avoir jeté là le corset, et les coussins d'ouate, et le d'haubersaert en
bougran piqué, vous ne rencontrez, pour dédommagement de vos peines,
qu'une maigre carcasse assez peu réjouissante... La première partie de
la phrase est, je crois, d'Addison; la seconde est certainement de moi;
mais, peu importe!

Alors vous faites la mine d'un perroquet qui vient de casser une noix
creuse, et votre charmante vous jette les ongles aux yeux en vous
appelant monstre! c'est le moins.

Quant à moi, je suis paresseux, même en amour, et j'aime à être servi.
Tout charmant qu'il soit, je n'achèterais pas ce plaisir par la moindre
peine, et j'ai toujours méprisé les chiens qui font des gambades et
sautent par-dessus un bâton pour avoir une tartelette ou une
croquignole.

Ces sortes d'amants-là ne ressemblent pas mal aux portefaix qui montent
un meuble par un escalier étroit. Celui qui est en bas supporte toute la
charge; l'autre qui ne porte rien, le gourmande d'en haut, et lui dit
qu'il ne va pas assez vite et qu'il ne s'y prend pas convenablement;
bien heureux s'il ne lui lâche pas la commode sur les bras, et s'il ne
le fait rouler, de marche en marche, jusqu'au milieu de la cour, aux
dépens de sa tête et de son échine!

Rien de plus agréable au monde qu'une femme qui vous embrasse et vous
tire vos bottes, qui ramasse votre mouchoir au lieu de vous faire
ramasser le sien, et refait toute seule le lit que vous avez défait avec
elle. Ni billets à écrire, ni élégies à rimer, ni factions à faire, ni
rendez-vous à ne pas manquer, rien enfin de ces mille sujétions qui vous
font un travail de galérien de la chose la plus nonchalante et la moins
compliquée de la terre.

La Mariette, qui me sait indolent et qui est une fille courageuse et ne
craint pas la peine, y met beaucoup du sien, et ne me laisse presque
rien à faire. Je m'accommode assez de ce régime et j'ai, sans sortir de
chez moi, ce que les coureurs d'aventures vont chercher bien loin, au
péril de leurs os et de leur escarcelle.

Au fond, il n'y a rien de sûr en amour que la possession: le plus petit
baiser prouve plus et vaut mieux que la plus belle protestation et je
donnerais, moi qui te parle, pour une seule pulsation du cœur, la plus
magnifique tirade sur l'union des âmes et autres niaiseries de cette
force, bonnes pour des écoliers, des impuissants, des lamentateurs de
l'école de Lamartine, et quelques idiots de haute futaie, comme toi, ou
d'autres.

Retiens ceci, et serre-le dans un des tiroirs de ton jugement, pour t'en
servir à l'occasion: Toute femme en vaut une autre, pourvu qu'elle soit
aussi jolie: la duchesse et la couturière sont semblables à de certains
moments, et la seule aristocratie possible maintenant chez les femmes,
c'est la beauté; chez les hommes, c'est le génie. Aie du génie et une
belle femme, et je t'appellerai monsieur le comte, et ta femme madame la
comtesse.

Apprends encore ceci, monsieur l'amoureux de grandes dames. Il y a une
douceur ineffable et souveraine à être servi par une femme à qui l'on
sert, et c'est un plaisir que tu n'as jamais goûté et que tu ne goûteras
jamais; tes belles dames n'aiment pas assez pour cela, et nous autres,
Français, quoique nés malins depuis un temps immémorial, nous sommes, à
vrai dire de francs imbéciles, et nous ne portons pas les culottes. Ma
foi, vivent les Turcs! ces gaillards-là entendent les choses de la belle
manière et comprennent largement la femme: outre qu'ils en ont
plusieurs, ils les tiennent sous clef; c'est doublement bien vu.
L'Orient est, à mon sens, le seul pays du monde où les femmes soient à
leur place: à la maison et au lit.

Mon doux Jésus! que voulez-vous qu'on réponde à un pareil tissu de
turpitudes? J'en suis rouge comme une cerise, seulement de les
transcrire, moi qui habituellement suis plus blême que Deburau! Tout ce
que je peux dire, c'est qu'il sera incontestablement damné dans l'autre
monde, et qu'il n'aura pas le prix Montyon dans celui-ci. Si vous avez,
mesdames, quelques objections à faire contre un système aussi
monstrueux, je vous donnerai très-volontiers l'adresse de Rodolphe, et
vous vous débattrez avec lui sur ces différents points: je vous souhaite
beaucoup de succès; quant à moi, je m'en lave les mains et je m'en vais
continuer avec courage l'admirable épopée dont vous venez de voir le
commencement.

Le lendemain Mariette, après l'avoir curieusement fait bâiller, remit à
son maître une toute petite lettre où les chiffres de madame de M***
étaient estampés au fer froid. Il l'ouvrit avec précipitation: c'était
son billet d'invitation. Dans les lacunes de l'impression, remplies par
la main de madame de M***, une écriture anglaise grêle et fluette se
penchait paresseusement de gauche à droite, et s'épaulait sans façon
contre les lettres moulées. Cette écriture choqua Rodolphe: c'était
l'écriture de toutes les femmes possibles, maintenant que toutes les
femmes savent écrire et que les cuisinières orthographient épinards sans
_h_ aspirée. Cette anglaise-là était celle qu'on démontre en vingt-cinq
leçons, et qui ne permet pas aux mœurs et aux habitudes de la personne
de se reproduire dans ses courbes et ses déliés mathématiques.
Richardson, qui a tout observé, fait la remarque que l'écriture de la
mutine amie de Clarisse Harlowe était irrégulière et fantasque comme son
esprit, et que les queues de ses _p_ et de ses _g_ étaient contournées
avec une crânerie particulière. Maintenant, il n'aurait rien à reprendre
à l'écriture de la capricieuse miss; car les femmes, après avoir adopté
une âme de convention, un esprit et une figure de convention, ont adopté
aussi une écriture de convention, en sorte qu'il n'est plus possible de
les saisir un seul moment dans le vrai; elles sont perpétuellement
armées de toutes pièces: il y a là dedans une rouerie machiavélique. Un
billet d'amour ainsi écrit peut se perdre sans le moindre risque, on ne
le reconnaîtrait qu'à la signature, quand même on serait le mari, et
l'on ne signe pas souvent ces sortes de choses, maintenant surtout que
l'on n'a guère qu'une maîtresse à la fois. Cependant Rodolphe finit par
prendre son parti là-dessus, pensant être amplement dédommagé par le
reste.

Le jour de madame de M*** était le samedi, comme le lecteur le sait
déjà, et jusqu'à ce bienheureux jour, notre héros ne laissa aucun repos
au tailleur pour l'achèvement de son gilet phénoménal, à qui il voulait
faire perdre sa virginité dans le salon de madame de M***. L'instant
vint de s'habiller: il déploya et frippa plus de vingt cravates avant de
se fixer à une, il mit et ôta tous ses pantalons les uns après les
autres sans pouvoir se décider à faire un choix, il arrangea ses cheveux
de dix manières différentes, et finit par être costumé d'une façon assez
drôlatique. Tous ces préparatifs sentaient le bourgeois d'une lieue à la
ronde. Un troisième clerc d'avoué, invité à une soirée de marchande de
modes, ne se serait pas conduit autrement, et en ce moment-ci nous
sommes forcé d'avouer que notre poétique héros patauge en pleine prose.
Dieu veuille qu'il se puisse tirer de ce bourbier, et qu'il parvienne
enfin à se dessiner dans l'existence sous un jour dramatique et
passionné, tout à fait digne d'un homme et d'un artiste!

La bizarrerie de son costume souleva un petit murmure dans le salon, et
toutes les têtes se penchèrent curieusement vers lui. Il salua madame de
M***, et lui marmotta je ne sais quelle phrase banale que, pour son
honneur (l'honneur de Rodolphe et non celui de madame de M***), je
m'abstiendrai de rapporter ici; puis il alla se mettre sur une causeuse,
à côté de son camarade Albert. Et puis, ma foi! il mangea des gâteaux,
il avala des romances et des verres de punch, absorba à lui seul presque
tout un plateau de glaces, entendit et applaudit une lecture de vers
classiques absolument comme une personne naturelle; si bien que tout le
monde, qui s'attendait à voir un original, un _lion_, comme disent les
Anglais, était émerveillé de le voir s'acquitter des devoirs sociaux
avec une aisance aussi parfaite.

La prose envahissait notre héros d'une façon singulière. Un agent de
change, qui avait lié conversation avec lui, fit un calembour. Eh bien!
non-seulement Rodolphe ne tomba pas en syncope à cette turpitude
déchargée à bout portant, mais encore il répondit par un calembour
redoublé qui aurait donné la jaunisse à Odry, et qui fit écarquiller les
yeux à l'honnête industriel, de manière à ce que ses prunelles fussent
tout entourées de blanc: ce qui est la plus haute expression de
l'étonnement, si l'on en croit les cahiers de principes à l'usage des
pensionnats.

L'épicerie du siècle avait enfin rompu le cercle magique d'excentricité
dont Rodolphe s'était entouré pour se garantir de l'épidémie régnante;
des vapeurs épaisses de mélasse se condensaient autour de lui, et lui
faisaient voir tout sous un jour bourgeois et mesquin, et si, à cet
instant, on lui avait chaussé la tête d'un bonnet de garde national, et
affûté au derrière une giberne et un briquet, loin de trouver la
plaisanterie de mauvais goût, il vous aurait demandé votre voix pour
être caporal, et se serait incontinent mis à crier: «Vive l'ordre de
choses et son auguste famille!» aussi bien que le digne M. Joseph
Prudhomme.

Le calembour, colporté par l'agent de change, s'infiltra dans tous les
groupes, et y excita un petit frémissement d'admiration qui se termina
par un éclat de rire universel.

Tous les hommes toisaient Rodolphe d'un air d'envie, et toutes les
femmes d'un air de bienveillance marqué: décidément, Rodolphe avait les
honneurs de la soirée.

Madame de M*** lui fit le plus gracieux sourire.

M. de M*** lui prit la main, et l'engagea à revenir le plus souvent
qu'il pourrait.

Rodolphe avait enlevé d'emblée les cœurs du mari et de la femme, au
moyen d'un calembour! _O altitudo!_

La superbe manière dont il avait écouté et applaudi un nocturne chanté
par des amateurs lui avait concilié l'estime générale, et lui avait fait
faire un pas énorme dans l'esprit de madame de M***. Mais son calembour
lui en avait fait faire deux ou même trois, infiniment plus énormes que
le premier; car, dans l'esprit et le cœur d'une femme (est-ce la même
chose ou sont-ce deux choses?), le premier pas n'est absolument qu'un
pas et ne vous conduit qu'au seuil de son âme; le second, déjà plus
allongé, vous met au plein milieu, et le troisième, véritable pas fait
avec des bottes de sept lieues, vous conduit tout au bout et vous fait
toucher le fond. Rodolphe était au fond de madame de M***, et cela dès
la première séance. Infortuné jeune homme!

Adoré de la femme, adoré du mari, la porte ouverte à deux battants,
toutes les facilités du monde! Faites-moi donc quelque chose de forcené
et d'énergique avec une pareille situation!

On dansa, Rodolphe dansa, et dansa en mesure encore, comme s'il n'était
ni poëte, ni Jeune-France, ni passionné. Mon Dieu non! il y mit toute la
grâce et toute l'élégance imaginables, il ne marcha sur le pied d'aucune
dame, il ne creva la poitrine d'aucun homme avec son coude, et madame de
M*** avoua qu'elle n'avait jamais vu de cavalier plus parfait et qui
dansât le galop d'une façon plus convenante.

Rodolphe se retira fort tard, laissant de lui l'idée la plus favorable;
il eût été entièrement heureux si la pensée que sa pièce de vers ne
pouvait lui servir ne fût venue traverser sa béatitude, comme une ligne
de nuages qui coupe un horizon clair; il eut beau chercher mille biais,
il ne put rien trouver, et, de guerre lasse, il résolut de tenir son
douzain en portefeuille, mais ses diables de vers lui grouillaient dans
la poche, et faisaient tous leurs efforts pour mettre le nez à la
fenêtre.

Un soir qu'il se trouvait chez madame de M***, il entendit une de ses
amies qui l'appelait par son nom de baptême: ce nom de baptême était
Cyprienne. Rodolphe fit un bon d'un demi-pied de haut sur son fauteuil,
et bénit intérieurement le parrain et la marraine qui avaient
innocemment eu la triomphante idée de donner à leur filleule un nom
trisyllabique et rimant en _ienne_.

    O reine de mon cœur! ô brune Cyprienne!
    Quelle beauté peut-on comparer à la tienne?

Cela allait tout seul.

Rodolphe reprit sa respiration comme quelqu'un de soulagé d'un grand
poids, comme une femme dont le mari s'en va et qui peut enfin aller
ouvrir à son amant qui étouffe dans une armoire ou comme un mari dont la
femme monte en diligence pour aller passer quinze jours à la campagne.

L'amie de madame de M*** sortit après quelques propos de femmes, et
Rodolphe resta seul avec elle; au lieu de profiter de ce tête-à-tête
fortuit que le hasard lui ménageait, le hasard, le plus grand des
entremetteurs de ce monde, où il y en a tant et de si bons; Rodolphe, se
comportant en vrai âne et en franc écolier, cherchait à substituer une
épithète à l'épithète trop locale de _romain_ dont il avait affublé le
soleil dans son élucubration primitive, et perdait ainsi un temps bien
plus précieux que celui d'Annibal à Capoue.

Enfin il réussit tant bien que mal à rapiécer le tout et à mettre son
douzain dans un état assez présentable. On se doute bien que sa
conversation devait en souffrir un peu, et que madame de M*** dut le
trouver singulièrement distrait; il est vrai qu'elle attribuait ses
distractions à un tout autre motif.

--Vous êtes un méchant de ne m'avoir pas encore écrit de vers sur mon
album: vous en faites pourtant, votre ami Albert me l'a dit, et
d'ailleurs j'en ai vu de vous sur l'album de madame de C***; ils
étaient, en vérité, charmants. Allons, ne vous faites pas prier,
écrivez-m'en quelques-uns pendant que je vous tiens, fit madame de M***,
en lui posant l'album tout ouvert devant lui, et en lui fourrant entre
les doigts une mignonne plume de corbeau. Rodolphe ne se fit pas prier;
il avait si peur que l'occasion d'utiliser son douzain ne s'envolât,
qu'il la prit aux cheveux, à pleins doigts, et l'écrivit de sa plus
belle écriture, ce qui est encore bien bourgeois et bien écolier, un
grand homme devant toujours écrire d'une manière illisible, témoin
Napoléon.

Dès qu'il eut fini, madame de M***, se penchant curieusement, reprit
l'album, et se mit à lire les vers à demi-voix, et toute rougissante de
plaisir, car les vers que l'on fait pour vous semblent toujours bons,
même quand ils sont romantiques et que l'on est classique, et ainsi
réciproquement.

--Vraiment je ne savais pas que vous fissiez les impromptus sans être
prévenu d'avance; vous êtes réellement un homme prodigieux, et vous
ferez la huitième des sept merveilles du monde. Mais c'est qu'ils sont
vraiment très-bien ces vers; le second, surtout, est charmant; j'aime
aussi beaucoup la fin: il y a peut-être un peu d'exagération, et mes
yeux, si beaux que vous les vouliez trouver, sont loin de posséder un
pareil pouvoir; mais c'est égal, la pensée est fort jolie, il n'y a
qu'une seule chose que vous devriez bien changer, c'est l'endroit où
vous dites que ma peau est couleur d'orange, ce serait fort vilain si
c'était vrai; heureusement que cela n'est pas, fit madame de M***, en
minaudant un peu.

--Pardon, madame, ceci est de la couleur vénitienne et ne doit pas tout
à fait se prendre au pied de la lettre, objecta timidement Rodolphe,
comme quelqu'un qui n'est pas bien sûr de ce qu'il dit, et qui est prêt
à se désister de son opinion.

--Je suis un peu brune, mais je suis plus blanche que vous ne croyez,
répliqua madame de M*** en écartant un peu la dentelle noire qui voilait
sa gorge; ceci n'est pas de la neige, ni de l'albâtre, ni de l'ivoire,
et cependant ce n'est pas un zeste d'orange. En vérité, messieurs les
romantiques, quoique vous ayez de bons moments, vous êtes de grands
fous.

Rodolphe souscrivit de bon cœur à cette proposition, quelque peu
hétérodoxe, qui l'eût fait sauter au plancher quelques jours auparavant,
et se mit à faire un feu roulant de madrigaux et de galanteries, dans le
goût de Dorat et Marivaux, qui avaient bien l'air le plus bouffon du
monde, obligés qu'ils étaient de passer entre une moustache et une
royale de 1830.

Madame de M*** l'écoutait avec un sérieux qu'elle eût assurément refusé
à des choses sérieuses. Il n'y a en général que les futilités et les
niaiseries que les femmes écoutent avec gravité. Dieu sait pourquoi; moi
je n'en sais rien; et vous?

Rodolphe, voyant qu'elle écoutait religieusement et ne sourcillait pas
même aux endroits les plus véhéments et les plus exagérés, pensa qu'il
ne serait pas mauvais de soutenir ce dialogue d'un peu de pantomime.

La main de madame de M*** était posée à demi ouverte sur sa cuisse
gauche.

La main de Rodolphe était posée ouverte entièrement sur sa cuisse
droite, ce qui est une très-jolie position pour quelqu'un qui a de
l'intelligence et qui sait s'en servir, et Rodolphe avait à lui seul
plus d'intelligence que plusieurs gendarmes ensemble.

La main de madame de M*** était faite à ravir, les doigts effilés et
menus, l'ongle rose, la chair potelée et trouée de petites fossettes.
Celle de Rodolphe était d'une petitesse remarquable, blanche, un peu
maigre, une véritable main de patricien. C'étaient assurément deux mains
bien faites pour être l'une dans l'autre; cela parut démontré à notre
héros, après une rapide inspection.

Il ne s'agissait plus que d'en opérer la réunion, et je crois devoir à
la postérité le récit des manœuvres et de la stratégie de Rodolphe pour
parvenir à cet important résultat.

Un espace de quatre pouces environ séparait les deux mains; Rodolphe
poussa légèrement avec son coude le coude de madame de M***: ce
mouvement fit glisser sa main sur sa robe, qui heureusement était de
soie; il ne restait plus que deux pouces.

Rodolphe fabriqua une phrase passionnée qui nécessitait un geste
véhément, il la débita avec une chaleur très-confortable, et, le geste
fait, il laissa retomber sa main non sur sa cuisse, mais dans la main
même de madame de M***, qui était tournée la paume en l'air, comme nous
avons déjà eu l'agrément de vous le dire plus haut.

Voilà de la tactique ou je ne m'y connais pas, et, à mon avis, notre
Rodolphe avait l'étoffe d'un excellent général d'armée.

Il serra légèrement les doigts de madame de M*** entre ses doigts, de
manière à lui faire comprendre que ce n'était pas un effet du hasard qui
réunissait ainsi leurs deux mains, mais de manière aussi à se pouvoir
rétracter si elle s'avisait d'être immodérément vertueuse, ce qui eût pu
arriver: les femmes sont quelquefois si étranges!

Madame de M***, qui était de profil, se mit de trois quarts, redressa un
peu la tête, ouvrit l'œil un peu plus que de coutume, et arrêta sur
Rodolphe un regard dont la traduction littérale se réduisait à ceci:

--Monsieur, vous me tenez la main.

A quoi Rodolphe répondit, sans dire un mot, en la serrant davantage, en
penchant la tête à droite et en levant la prunelle au plafond, ce qui
signifiait:

--Parbleu, madame, je le sais; mais pourquoi, aussi, avez-vous une aussi
belle main? cette main est faite pour être tenue, il n'y a pas le
moindre doute, et mon bonheur sera au comble si...

Un imperceptible demi-sourire passa sur les lèvres de madame de M***,
puis elle ouvrit l'œil encore plus, et gonfla dédaigneusement ses
narines en roidissant sa main dans la main de Rodolphe sans toutefois la
retirer; de temps en temps elle jetait une œillade vers la porte.
Traduction: Oui, monsieur, ma main est très-jolie; mais ce n'est pas une
raison pour la prendre, quoique ce soit de votre part une preuve de goût
que de l'avoir fait; je suis vertueuse, oui, monsieur, très-vertueuse;
ma main est vertueuse, mon bras l'est aussi, ma jambe aussi, ma bouche
encore plus; ainsi vous ne gagnerez rien; dirigez vos attaques d'un
autre côté. D'ailleurs tout cela appartient à mon mari, attendu qu'il a
reçu de mon père cent mille francs pour coucher avec moi, ce dont il
s'acquitte assez mal, comme un vrai mari qu'il est et qu'il sera
toujours; donc laissez-moi, ou au moins ayez l'esprit d'aller fermer
cette porte, qui est toute grande ouverte; après, nous verrons.

Rodolphe comprit à ravir, et ne fit pas le plus léger contre-sens dans
sa version.

--Il vient un vent par cette porte à vous glacer les jambes! si vous
permettez, je l'irai fermer.

Madame de M*** inclina doucement la tête, et Rodolphe, repoussant
délicatement la main de la princesse sur son genou, se leva et ferma la
porte.

--Elle joint fort mal, et le vent y passe comme par un crible: si je
poussais ce petit verrou, cela la maintiendrait. Et Rodolphe poussa le
verrou.

Madame de M*** prit un air détaché et calme qui lui allait on ne peut
mieux; Rodolphe vint se rasseoir à sa place sur la causeuse, et il
reprit la main de madame de M***, non avec sa main droite, comme
auparavant, mais avec sa main gauche, ce qui est extrêmement remarquable
et ne pouvait provenir que d'une haute conception. Vous verrez tout à
l'heure, adorable lectrice, la profonde scélératesse cachée sous cette
apparente bonhomie, et combien prendre une main avec sa droite ou sa
gauche est une chose dissemblable, quoi qu'en puissent dire les
ignorants.

Le bras droit de Rodolphe touchait celui de madame de M***, et la taille
fière et cambrée de celle-ci laissant un interstice entre elle et le dos
de la couseuse, Rodolphe, le grand tacticien, insinua fort
ingénieusement sa main, et puis son bras par cette tranchée naturelle,
et se trouva au bout de quelques instants remplacer le dossier de la
causeuse, sans que madame de M*** eût été obligée de s'en apercevoir,
tant l'opération avait été conduite avec prudence et délicatesse.

Vous croyez peut-être que Rodolphe, pendant toutes ces manœuvres
anacréontiques, avait la bonhomie de parler de son amour à madame de
M***. Si vous croyez cela, vous êtes un grand sot, ou vous n'avez pas
une haute opinion de la perspicacité de mon héros.

Devinez de quoi il lui parlait? Il lui parlait du nez d'une de ses amies
intimes qui devenait plus rouge de jour en jour, et s'empourprait d'une
façon toute bachique; de la robe ridicule qu'avait madame une telle à la
dernière soirée; de l'improvisation de M. Eugène de Pradel, et de mille
autres choses également intéressantes, à quoi madame de M*** prenait un
singulier plaisir.

De passion et d'amour, pas un mot. Il ne voulait pas l'avertir et la
mettre sur ses gardes. Cela eût été par trop naïf. Parler d'amour à une
femme qu'on veut avoir, avant d'avoir engagé le combat, c'est à peu près
agir comme un bravo qui vous dirait, avant de tirer son
stylet:--Monsieur, si vous voulez avoir la bonté de le permettre, je
vais prendre la liberté grande de vous assassiner.

Ouverture des hostilités.

--Il y avait sous la Régence une habitude charmante que l'on a laissé
perdre, et que je regrette du fond de mon cœur, dit Rodolphe, sans
transition aucune.

--Les petits soupers, n'est-ce pas? répliqua madame de M*** avec un
clignement d'œil, dont la traduction libre pouvait être ces deux mots:
Monstrueux libertin!

--J'aime prodigieusement les petits soupers, les petites maisons, les
petites marquises, les petits chiens, les petits romans et toutes les
petites choses de la Régence. C'était le bon temps! il n'y avait alors
que le vice qui se fît en grand, et le plaisir était la seule affaire
sérieuse.

--Jolie morale! dit et ne pensa pas madame de M***.

--Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit... Je veux dire l'habitude de
baiser la main aux femmes, fit Rodolphe en attirant à la hauteur de sa
bouche la petite main de madame de M***, repliée et cachée dans la
sienne; cela était à la fois galant et respectueux... Quel est votre
avis là-dessus? continua-t-il en appuyant le plus savant baiser sur sa
peau blanche et douce.

--Mon avis là-dessus? Quelle singulière question me faites-vous là,
Rodolphe! vous m'avez mise dans une situation à ne vous pouvoir
répondre: si je dis que cette manière me déplaît, j'aurai l'air d'une
prude, et, si je l'approuve, c'est approuver en même temps la liberté
que vous avez prise, et vous engager à recommencer, ce dont je me soucie
assez peu.

--Il n'y aurait aucune pruderie à dire que cela vous déplaît; il n'y
aurait aucun risque à dire le contraire: mon respect pour vous doit vous
rassurer là-dessus... C'est tout bonnement une dissertation historique,
de l'archéologie en matière de baiser, fit Rodolphe avec un air de
componction.

--Eh bien! je préfère, pour parler franchement, la coutume moderne
d'embrasser les femmes à la figure, murmura madame de M*** toute rose,
d'une voix fort basse, et néanmoins fort intelligible.

--Et moi aussi, répondit Rodolphe, d'un air libre et dégagé, quoique
toujours infiniment respectueux; et, du bras dont il avait déjà fait un
dossier, il fit une écharpe autour de madame de M***, et l'enlaça de
façon qu'elle était à moitié assise sur lui, et que leurs têtes se
touchaient presque.

Madame de M***, qui était de trois quarts, se mit de pleine face, afin
de faire tomber d'aplomb un regard foudroyant sur le criminel et
audacieux Rodolphe; mais le drôle, qui avait compté sur ce mouvement, ne
se déconcerta pas le moins du monde, et, comme la bouche de madame de
M*** se trouvait précisément vis-à-vis et à la hauteur de la sienne, il
pensa qu'il n'y avait aucun inconvénient à ce qu'elles fissent
connaissance d'une manière plus intime, et que même il en pourrait
résulter beaucoup d'agrément pour l'une et pour l'autre.

Madame de M*** aurait dû rejeter sa tête en arrière, et éviter ainsi le
baiser de Rodolphe; mais il est vrai qu'il eût avancé la sienne, et
qu'elle n'y eût rien gagné; d'ailleurs, elle était maintenue étroitement
par la main du jeune scélérat.

La position topographique de cette main mérite une description
particulière, et un ingénieur de mes amis en dressera une carte que je
ferai graver et joindre à la dix-neuvième édition de ce mirifique
ouvrage.

En général, on entend par la taille d'une femme l'espace qui s'étend
depuis les hanches jusqu'à la gorge par devant, et jusqu'aux épaules par
derrière; cet espace comprend les régions lombaires et sous-lombaires,
les fausses côtes et quelques-unes des véritables.

Avant et depuis le déluge, ce mot n'a jamais voulu dire autre chose, et
c'est ordinairement à l'endroit qu'il désigne qu'on pose la ceinture.

Il paraît que Rodolphe l'entendait autrement, ou bien qu'il était d'une
ignorance crasse en anatomie, ou bien encore que c'était un homme
excessivement dangereux, un Papavoine, un Mandrin, un Cartouche; je vous
laisse à choisir entre ces trois suppositions.

Toujours est-il que sa main portait en plein sur le sein droit de son
adorable; le médius, l'annulaire et le petit doigt posaient honnêtement
sur l'étoffe de la robe; mais le pouce et l'index touchaient à la place
que madame de M*** avait découverte pour montrer qu'elle n'était pas
couleur d'orange, et qu'elle avait imprudemment oublié de recouvrir.

Cette main ainsi campée rappelait singulièrement les mains de madone
allaitant l'Enfant Jésus, quoique son occupation fût assurément loin
d'être aussi virginale.

D'ailleurs, madame de M***, toute émue du baiser sensuel et recherché de
Rodolphe, ne songeait aucunement à s'y soustraire, et puis, au fond,
elle aimait Rodolphe. Il se mettait fort bien, quoique un peu
étrangement; malgré sa moustache et sa royale, c'était un joli garçon,
et, en dépit de son donquichottisme de passion, il était prodigieusement
spirituel; je dis prodigieusement pour donner à entendre que ce n'était
pas un imbécile, car, depuis quelque temps, on a tellement abusé de ce
mot, qu'il a tout à fait perdu sa valeur et sa signification primitives;
bref, il y avait physiquement et intellectuellement dans notre ami
Rodolphe la matière d'un amant très-confortable.

Mon intention était de conduire Rodolphe jusqu'à la dernière extrémité,
en le faisant passer à travers tous les petits obstacles prosaïques qui
rendent si difficile la conquête d'une femme, même lorsqu'elle ne
demande pas mieux que d'être vaincue.

J'aurais décrit soigneusement la manière dont il s'y était pris pour
écarter ou soulever, l'un après l'autre, tous les voiles gênants qui
s'interposaient entre sa déesse et lui; comment il était parvenu à
s'emparer de telle position, et à se maintenir dans telle autre, et une
infinité d'autres choses, singulièrement instructives, que la
bégueulerie du siècle remplace par une ligne de points.

Mais un de mes amis, en qui j'ai pleine confiance, à ce point que je ne
crains pas de lui lire ce que je fais, a prétendu que la chasteté de la
langue française s'opposait impérieusement à ce qu'on insistât sur de
pareils détails, telle édification qu'il pût, d'ailleurs, en résulter
pour le public.

J'aurais bien pu lui répondre que la langue française, toute précieuse
qu'elle fût, se prêtait néanmoins à de certaines choses, et que, pour
vertueuse qu'elle se donnât, elle savait cependant trouver le petit mot
pour rire. Je lui aurais dit que tous les grands écrivains qui s'en
étaient servis s'étaient permis avec elle de singulières privautés, et
lui avaient fait débiter mille et mille choses pour le moins incongrues.

J'en aurais appelé à vous, Molière, la Fontaine, Rabelais, Béroald de
Verville, Régnier, et toute la bande joyeuse de nos bons vieux Gaulois.

Mais j'ai l'habitude de me soumettre en tout aux décisions de mon ami,
pour me soustraire aux: «Je te l'avais bien dit; tu ne veux jamais me
croire,» dont il ne manquerait pas de m'assommer, si le passage censuré
s'attirait l'animadversion de la critique.

D'ailleurs, le public n'y perdra rien; je me propose de restituer tous
les passages scabreux et inconvenants dans une nouvelle édition, et de
les rassembler à la fin du volume, comme cela se pratique dans les
éditions _ad usum Delphini_, afin que les dames n'aient pas la peine de
lire le reste du livre, et trouvent tout de suite les endroits
intéressants.

Cependant, malgré les scrupules de mon ami, je ne crois pas devoir user
de la même retenue pour le dialogue que pour la pantomime, et je prends
sur moi de rapporter ici la conversation de Rodolphe et de madame de
M***, laissant à l'intelligence exercée de mes lectrices le soin de
deviner quelles circonstances ont donné lieu aux demandes et aux
réponses.

MADAME DE M***.--Laissez-moi, monsieur; cela n'a pas de nom.

RODOLPHE.--Vous laisser! Ce sont les autres femmes qu'on laisse, et non
pas vous. C'est une chose impossible que vous demandez là; et, quoique
vous soyez en droit d'exiger l'impossible, la chose que vous demandez
est précisément la seule que l'on ne puisse faire pour vous; c'est comme
si vous commandiez qu'on ne vous trouvât pas belle. Permettez, madame,
que je vous désobéisse.

MADAME DE M***.--Allons, Rodolphe... mon ami, vous n'êtes pas
raisonnable.

RODOLPHE.--Mais il me semble que si. Je vous aime; qu'y a-t-il là de si
extravagant, et qui n'en ferait autant à ma place, sinon plus? C'est une
mauvaise fortune dont il faut vous prendre à votre beauté. Ce n'est pas
tout profit que d'être jolie femme.

MADAME DE M***.--Je ne vous ai pas donné lieu par ma conduite d'en user
de la sorte avec moi. Ah! Rodolphe, si vous saviez la peine que vous me
faites!

RODOLPHE.--Assurément mon intention n'était pas de vous en faire, et
vous me pardonnerez un tort involontaire. Ah! Cyprienne, si vous saviez
comme je vous aime!

MADAME DE M***.--Je ne veux pas le savoir; je ne le puis ni ne le dois.

RODOLPHE.--Et pourtant vous le savez.

MADAME DE M***.--Voilà bientôt une heure que vous me le dites.

RODOLPHE.--Une heure, c'est beaucoup pour convaincre d'une chose si
facile à croire; il y a trois quarts d'heure que je ne devrais plus vous
le dire, mais vous le prouver. Je diffère entièrement de vous sur ce
point. Si vous me disiez que vous m'aimez, moi, je le croirais tout de
suite.

MADAME DE M***.--Et que risqueriez-vous à le croire?

RODOLPHE.--Ni plus ni moins que vous à le dire.

MADAME DE M***.--Il n'y a pas moyen de parler avec vous.

RODOLPHE.--Vous voyez bien que si, puisque vous parlez. Toutefois, si
vous le préférez, je m'en vais me taire. (_Silence._)

MADAME DE M***.--Il va faire nuit, on n'y voit presque plus; monsieur
Rodolphe, voulez-vous avoir la bonté de sonner, qu'on apporte de la
lumière? Cette chambre est d'un triste!

RODOLPHE.--Est-ce que vous voulez lire ou travailler? Cette chambre
n'est pas triste; je la trouve la plus gaie du monde, et ce demi-jour me
semble le plus voluptueux qu'il soit possible de voir. (_Ici la
pantomime aiderait considérablement à l'intelligence du texte, qui
paraît assez insignifiant, mais mon ami a biffé ce passage sous une
triple ligne d'encre._)

MADAME DE M***.--Rodolphe... monsieur... je vous...

RODOLPHE.--Je t'aime et je n'ai jamais aimé que toi.

MADAME DE M***.--Ah! mon ami, si vous disiez vrai...

RODOLPHE.--Eh bien!

MADAME DE M***.--Je suis une folle... La porte est-elle bien fermée?

RODOLPHE.--Au verrou.

MADAME DE M***.--Non, je ne veux pas; lâchez-moi, ou je ne vous revois
de ma vie.

RODOLPHE.--Ne me faites pas prendre de force ce qu'il me serait si doux
d'obtenir.

MADAME DE M***.--Rodolphe! que faites-vous là? Ah! oh!

(Par exemple, voilà une question on ne peut plus déplacée, et il n'y a
que les femmes pour en faire de pareilles; certainement personne au
monde n'était à même de savoir mieux que madame de M*** ce que faisait
Rodolphe, et nous ne pouvons imaginer dans quel but elle le lui
demandait. Rodolphe ne répondit pas; et fit bien.)

MADAME DE M***.--Qu'allez-vous penser de moi, à présent? Ah! j'en
mourrai de honte!

RODOLPHE.--Enfant, que voulez-vous que je pense, sinon que vous êtes
toute belle et que rien au monde n'est plus charmant?

MADAME DE M***.--Tu me perds, mon ange, mais je t'aime! Mon Dieu, mon
Dieu! qui aurait dit cela?

Ici madame de M*** pencha la tête et cacha son visage entre l'épaule et
le cou de Rodolphe. Cette position est habituelle aux femmes, en
pareille occurrence; la grisette et la grande dame la prennent
également; est-ce pour pleurer ou pour rire? Je pencherais à croire que
c'est pour rire; du reste, cette position développe le cou et les
épaules, et leur fait décrire des courbes gracieuses; c'est peut-être là
le véritable motif pourquoi elle est employée si fréquemment.

Toute cette scène, bien qu'assez inconvenante, n'en est pas plus
passionnée pour cela, et il est facile de s'apercevoir que Rodolphe est
à cent mille lieues de ce qu'il cherche; il est vrai qu'il n'y a guère
songé, et qu'il s'est laissé aller bêtement et bourgeoisement à
l'impression du moment; il a eu un caprice et des désirs, voilà tout.
Madame de M*** est à peu de chose près dans le même cas; le sang-froid
et le repos d'esprit qui percent dans chaque mot qu'ils se disent est
une chose vraiment admirable, et suppose, de part et d'autre,
l'expérience la plus consommée.

Madame de M*** avait toujours sa tête sur l'épaule de Rodolphe, et
celui-ci, après quelques minutes d'inaction, fit cette réflexion
judicieuse qu'il n'y avait absolument rien d'artiste dans la scène qui
venait de se jouer, et que, loin de faire un cinquième acte de drame,
elle était tout au plus digne de figurer dans un vaudeville; il
s'indigna contre lui-même d'avoir si mal exploité un si beau sujet, et
d'avoir manqué une si belle occasion de faire le passionné.

Comme madame de M*** était une très-jolie femme, et qu'elle méritait
indubitablement les honneurs du bis, Rodolphe prit cette résolution
subite d'essayer un autre ton et de s'élever tout d'un coup aux sommités
les plus inaccessibles de la passion délirante.

Il la saisit à bras-le-corps, d'une telle force, qu'il lui fit presque
ployer les côtes.

--Fais-moi un collier de tes bras, ma bien-aimée! c'est le plus beau de
tous!

(Voir _Hernani ou l'Honneur castillan_, drame en cinq actes et en vers.)

Madame de M*** passa avec docilité ses bras autour du col de Rodolphe et
croisa ses petites mains derrière sa nuque.

--Encore, ainsi, toujours!

(_Antony_, drame en cinq actes et en prose.)

MADAME DE M***.--Mon ami, tu m'as toute décoiffée, et tu emmêles
tellement mes cheveux avec tes doigts, qu'il me faudra une heure pour
les débrouiller.

RODOLPHE.--Idolo dello mio cuore (couleur locale), oh! laisse-moi passer
la main dans tes cheveux!

(Consulter, pour ce goût romantique, les _Contes d'Espagne et d'Italie_:

    Beaux cheveux qu'on rassemble
    Les matins, et qu'ensemble
    Nous défaisons les soirs;

dans les chansons à mettre en musique et la scène d'adieu de don Paëz,
et _passim_, plusieurs autres vers non moins passionnés.)

_En cet endroit, Rodolphe défit le peigne de madame de M***, qui tomba à
terre et se brisa en mille morceaux._

MADAME DE M***.--Étourdi! oh! mon beau peigne d'écaille, vous l'avez
cassé.

RODOLPHE.--Comment pouvez-vous faire une pareille observation dans un
pareil moment?

MADAME DE M***.--C'était un fort beau peigne, un peigne anglais, et je
ne pourrai que très-difficilement en avoir un semblable.

RODOLPHE.--Que tes cheveux sont d'une belle nuance! on dirait une
rivière d'ébène qui coule sur tes épaules.

En effet, les cheveux de madame de M***, délivrés de la morsure du
peigne, tombaient presque sur ses reins; ainsi faite elle ne ressemblait
pas mal à l'image de l'huile incomparable de Macassar.

Rodolphe grimaçait d'une manière épileptique, à la façon de Firmin, et
les pieds de Mme de M*** qui était beaucoup plus petite que lui,
touchaient à peine la terre, attendu que ses bras étaient passés autour
du col de son amant; ce qui, avec ses cheveux en déroute et sa robe ne
tenant plus sur les épaules, formait un groupe dans le goût moderne,
d'un galbe infiniment érotique et d'une tournure on ne peut plus
artiste.

(Voir en général la vignette des _Intimes_, et en particulier celle de
tous les romans possibles; voir aussi toutes les fins d'actes où les
femmes ont les cheveux pendants, ce qui veut dire ce qu'on ne saurait
exécuter honnêtement sur la scène, de même qu'une redingote ouverte et
un mouchoir de baptiste à la main signifient, en langue théâtrale,
demoiselle enceinte.)

RODOLPHE.--Oh! mon ange! tu es d'un calme désespérant; lorsque tout mon
sang bouillonne dans mes veines comme une lave, tu restes là, muette,
inanimée, et tu as plutôt l'air de subir mes caresses que de les
recevoir!

MADAME DE M***.--Que veux-tu que je dise et que je fasse? Je te dis que
je t'aime, et je me livre à toi.

RODOLPHE.--Je voudrais te voir pâle, les yeux bleus, les lèvres
blanches, serrant les dents, comme une femme qui ne se connaît plus.

MADAME DE M***.--C'est-à-dire que vous ne me trouvez pas bien comme je
suis; en vérité, c'est un peu tôt.

RODOLPHE.--Méchante, tu sais bien que je te trouve adorable; mais il
faudrait te tordre, te crisper, râler, m'égratigner, et avoir de petits
mouvements convulsifs, ainsi qu'il convient à une femme passionnée.

MADAME DE M***.--Tout cela est fort joli; en honneur, Rodolphe, vous
n'avez pas le sens commun.

(_Ici Rodolphe lui prouve que, s'il n'a pas le sens commun, il rachète
ce léger défaut par les plus brillantes qualités._)

MADAME DE M***, _tout émue et bégayant_.--Ah! Rodolphe! si vous vouliez
être comme tout le monde, vous seriez charmant.

RODOLPHE, _ne perdant pas de vue son idée_.--Cyprienne, je t'en supplie,
mords-moi!

(Il est notoire, par la ballade de Barcelone, le poëme d'_Albertus_, et
autres poésies transcendantes, que les amants romantiques se mangent à
belles dents, et ne vivent d'autre chose que des biftecks qu'ils se
prélèvent l'un sur l'autre, dans les moments de passion. Je hasarderai
pourtant cette observation à messieurs les poëtes et prosateurs de la
nouvelle école, que rien n'est plus classique au monde que cela; on
connaît le _memorem dente notam_ du sieur Horace, et, si l'on ne
craignait de paraître insolemment érudit, on rapporterait ici deux cents
passages de poëtes latins et grecs, où il est question de morsures et
d'égratignures.)

MADAME DE M***.--Je vais t'embrasser, si tu veux (_elle l'embrasse_),
mais je ne te mordrai pas, je t'aime trop pour te faire du mal.

RODOLPHE.--Du mal! _Ah! qu'un coup de poignard de toi me serait doux!_
Voyons, mords-moi; qu'est-ce que cela te fait?

MADAME DE M***.--S'il ne faut que cela pour te contenter, c'est facile,
mon amour: approche ta tête.

RODOLPHE, _au comble de la joie_.--Je donnerais ma vie en ce monde et
dans l'autre pour satisfaire le moindre de tes caprices.

MADAME DE M***.--Pauvre ami!

(_Elle appuie ses lèvres sur la joue de Rodolphe et la pince légèrement
dans une tenaille de nacre, puis elle recule la tête, en riant comme une
folle et frotte avec le dos de sa main la légère marque blanche que ses
dents ont laissée._)

RODOLPHE.--Bien, comme cela, ma lionne; à mon tour!

(_Il la mord au cou et pour tout de bon._)

MADAME DE M***.--Aie! aie! Rodolphe! monsieur, finissez donc, vous êtes
enragé, vous oubliez toute convenance, et vous vous comportez d'une
manière... J'en aurai la marque pendant huit jours, je ne pourrai pas
aller décolletée de la semaine, et j'ai trois soirées!

RODOLPHE.--On pensera que c'est monsieur votre mari qui a fait le coup.

MADAME DE M***.--Allons donc, ce que vous dites là est extrêmement
ridicule et de la dernière improbabilité; on sait bien que ces façons ne
sont point celles des maris, et ils ne laissent guère de marques de ce
genre. Je suis très-fâchée de ce que vous avez fait; cela est vraiment
inqualifiable.

(_Rodolphe, atterré de cette sortie, prodigue à madame de M*** les
caresses les plus tendres et tâche de réparer son manque de convenance
par la plus grande des inconvenances._)

MADAME DE M***, _un peu radoucie_.--Bah! je mettrai mon collier de
topazes; la monture est large et les anneaux sont serrés; on n'y verra
que du feu.

(_Rodolphe lui coupe la parole par un baiser assaisonné de toutes les
mignardises imaginables, et conserve cependant un air dolent et
mortifié, capable d'apitoyer un roc, et, à plus forte raison, une femme
assez compatissante de son naturel._)

MADAME DE M***.--Ne crois pas que je t'en veuille, mon ami; je ne puis
rester fâchée avec toi. (_Elle lui rend son baiser, revu, corrigé et
considérablement augmenté._) Voilà la signature de ta grâce.

Kling, kling, drelin, drelin!

RODOLPHE, _effaré_.--Qu'est-ce?

MADAME DE M***, _du ton le plus tranquille_.--Je crois que c'est mon
mari qui rentre.

RODOLPHE.--Votre mari! Damnation! enfer! où me cacher? N'y a-t-il pas
ici quelque armoire? Y a-t-il moyen de sauter par la fenêtre? Si j'avais
ma bonne dague. (_Fouillant dans sa poche._) Ah! parbleu, la voilà! Je
vais le tuer, votre mari.

MADAME DE M***, _qui se recoiffe devant sa glace_.--Il n'y a pas besoin
de le tuer: aidez-moi à remonter ma robe sur mon épaule, mon corset
m'empêche de lever le bras; bien, passez-moi ce nœud de velours, il
cachera la morsure, et maintenant, enfant que vous êtes, allez tirer le
verrou, cela aurait l'air singulier d'être enfermés ensemble.

RODOLPHE, _lui obéissant de point en point_.--Le verrou est tiré,
madame.

MADAME DE M***.--Asseyez-vous là, devant moi, sur ce fauteuil, et tâchez
d'avoir l'air un peu moins effarouché. Vous me disiez donc que la pièce
nouvelle était mauvaise.

RODOLPHE, _vivement_.--Moi, je ne disais pas cela; je ne disais rien du
tout, je la trouve fort bonne.

MADAME DE M***, _bas_.--En vérité, pour un poëte, vous n'êtes guère
spirituel. N'entendez-vous pas monsieur qui vient? Il faut bien avoir
l'air de parler de quelque chose.

(_Le mari entre avec sa figure de mari, tout à fait bénigne et
réjouissante à voir._)

LE MARI.--Ah! vous voilà, monsieur Rodolphe! il y a une éternité que
l'on ne vous a vu: vous devenez d'un rare, et vous nous négligez
furieusement; ce n'est pas bien de négliger ses amis. Pourquoi donc
n'êtes-vous pas venu dîner l'autre jour avec nous?

RODOLPHE, _à part_.--A-t-il l'air stupide celui-là! (_Haut._) Monsieur,
vous m'en voyez au désespoir; une affaire de la dernière importance...
Croyez que j'y ai plus perdu que vous. (_A part._) Est-ce que je serai
comme cela quand je serai marié? Oh! la bonne et honnête chose qu'un
mari!

LE MARI.--Cela peut se réparer. Venez demain, si toutefois vous n'êtes
pas déjà engagé. J'ai précisément une loge pour une première
représentation. L'auteur est fort de mes amis... Nous irons tous
ensemble.

MADAME DE M***.--Vous seriez vraiment bien aimable, monsieur, de nous
faire le sacrifice de votre soirée.

RODOLPHE.--Comment donc, madame! vous appelez cela un sacrifice! Où donc
la pourrais-je passer plus agréablement?

MADAME DE M***, _minaudant_.--Vous diriez cela à une autre comme à moi;
c'est une simple politesse.

RODOLPHE.--Ce n'est qu'une vérité.

LE MARI.--Ainsi vous acceptez?

RODOLPHE.--Vous pouvez compter sur moi.

LE MARI.--Voilà qui est arrangé. Mais je vous ai interrompu. Vous aviez
l'air d'avoir une conversation fort intéressante.

RODOLPHE, _à lui-même_.--Oui, fort intéressante! Ce mari-là n'est pas un
homme, c'est un buffle. Depuis saint Joseph, personne n'a été cocu de
meilleure grâce. Il y met vraiment une bonne volonté charmante.

MADAME DE M***, _aussi à elle-même_.--Oui, plus intéressante que la
vôtre, mon mari très-cher, qui êtes si monosyllabique et si laconique
que j'en suis honteuse pour vous.

LE MARI.--Vous en étiez, je crois, sur la pièce nouvelle.

MADAME DE M***.--Oui, et monsieur m'en disait tout le mal du monde.

LE MARI.--Je suis charmé, Rodolphe, de vous voir revenu à des sentiments
plus raisonnables; je vous disais bien que vous vous amenderiez. Il n'y
a que le beau qui soit beau, quoi qu'on en dise, et la langue de Racine
est une langue divine. Votre M. Hugo est un garçon qui ne manque pas de
mérite, il a des dispositions, personne ne lui en refuse; la pièce qui a
remporté le prix aux Jeux floraux n'était vraiment pas mal; mais depuis
il n'a fait qu'empirer; aussi pourquoi ne veut-il pas parler français?
Que n'écrit-il comme M. Casimir Delavigne! J'applaudirais ses ouvrages
comme ceux d'un autre. Je suis un homme sans préventions, moi.

RODOLPHE, _bleu de colère, et souriant avec une grâce
inexprimable_.--Certainement, M. Hugo a des défauts. (_A part._) Vieil
as de pique, je ne sais pas à quoi il tient que je ne te jette par la
fenêtre, et sans l'ouvrir encore! Dans quel guêpier me suis-je fourré!
(_Haut._) Mais qui n'a pas les siens? (_A part._) Coquine de Cyprienne!

LE MARI.--Oui, tout le monde a les siens; on ne peut pas être parfait.

MADAME DE M***, _à part_.--Il n'y a rien de plus réjouissant au monde
que la figure que fait en ce moment-ci le pauvre Rodolphe. En vérité,
les hommes sont de piètres comédiens; ils manquent totalement d'aplomb,
et la moindre chose les démonte: les femmes leur sont bien supérieures
en cela.

RODOLPHE.--Cependant, cette pièce, bonne ou mauvaise, a du succès: c'est
une chose qui, je crois, ne peut être contestée.

MADAME DE M***.--C'est une fureur; on s'y porte. Madame de Cercey, qui
voulait la voir, n'a pu se procurer une loge que pour la troisième
représentation.

RODOLPHE.--On ira la siffler cent fois de suite, elle tombera trois mois
durant, et la caisse du théâtre sera pleine à crever.

LE MARI.--Qu'est-ce que cela prouve? _Athalie_ n'a pas eu de succès. Et
d'ailleurs, il n'est pas difficile d'attirer le public en ne se refusant
aucun moyen, en n'observant aucune règle; je ferais une tragédie, moi,
si je voulais, avec cette nouvelle manière de faire des vers qui
ressemblent à de la prose comme deux gouttes d'eau: tout le monde pourra
s'en passer la fantaisie; il n'y a rien de plus aisé sur la terre. Si un
mot me gêne dans ce vers-ci, je le mets dans l'autre, et ainsi de suite:
vous suivez bien mon raisonnement?

RODOLPHE.--Oui, monsieur, parfaitement.

MADAME DE M***.--Il est fort simple.

LE MARI.--Et alors je parais plein de hardiesse et de génie. Allez,
allez, je les connais bien tous les principes subversifs de vos
novateurs rétrogrades, suivant la belle expression de M. Jouy. Est-ce de
M. de Jouy, la belle expression?

RODOLPHE, _apoplectique et se coupant la langue avec les dents_.--Je ne
sais pas au juste; je crois pourtant qu'elle est de M. Etienne, si elle
n'est pas de M. Arnault; mais, assurément, elle est d'un de ces trois, à
moins cependant qu'elle ne soit de M. de Baour-Lormian; ce qui n'a rien
d'improbable.

LE MARI.--Hé! hâ! hihi! vous en voulez furieusement à ces messieurs,
vous avez une vieille dent contre eux; mais vous deviendrez sage en
prenant des années. Il n'y a rien qui mette du plomb dans la tête comme
huit ou dix ans de plus, et vous finirez par être de l'Institut, comme
un autre.

RODOLPHE.--Ainsi soit-il!

LE MARI.--Cela rapporte dix-huit cents francs. Dix-huit cents francs
sont toujours bons à prendre.

RODOLPHE.--Ceci est vrai comme de l'algèbre.

LE MARI.--Et les jetons de séance, qui sont très-commodes pour jouer aux
cartes. J'ai un de mes amis académicien qui en a plein un grand sac. A
propos de cartes, si nous jouions une partie d'écarté? Que vous en
semble, Rodolphe?

RODOLPHE, _la figure aussi longue que le mémoire de son tailleur_.--Mais
je suis à votre disposition pour cela comme pour autre chose.

MADAME DE M***, _ayant pitié de Rodolphe, et n'étant pas fâchée de
contrarier son mari en rendant service à son amant_.--Fi donc!
messieurs, vous êtes insupportables avec vos cartes. Ne sauriez-vous
rester une minute sans jouer? Vous allez donc me laisser là à ne rien
dire!

LE MARI, _du ton le plus obséquieux_.--Ma toute bonne, je te ferai
observer que tu deviens d'un égoïsme vraiment insociable; tu nous
regarderas, et tu nous conseilleras. Tu vois bien que monsieur se meurt
d'envie de faire une partie avec moi. N'est-ce pas, monsieur Rodolphe?

RODOLPHE, _d'une voix caverneuse, et qui semble sortir de dessous terre
comme celle de l'ombre dans_ Hamlet.--Certainement, je meurs d'envie de
faire une partie avec vous.

Le mari arrange la table, et gagne tout l'argent à Rodolphe, qui ronge
son frein et n'ose éclater; ce qui prouve que Dieu ne reste pas oisif
là-haut dans sa stalle au paradis, mais qu'il veille avec soin sur les
actions des mortels, et punit tôt ou tard l'homme peu délicat qui a osé
convoiter l'âne, le bœuf ou la femme de son prochain.

Madame de M*** bâille horriblement; le mari déguise à peine sa joie et
se frotte les mains de l'air le plus triomphal; Rodolphe a la
physionomie la plus piteuse du monde, et pourrait très-bien poser pour
un _Ecce homo_. Il est tantôt minuit, et l'aiguille n'a plus qu'un pas à
faire pour attraper l'X. Rodolphe se lève, prend son chapeau; le mari le
reconduit, et madame de M*** trouve à peine le temps de lui serrer la
main à la dérobée, et de lui jeter dans le tuyau de l'oreille cette
phrase courte, mais significative:--A demain, mon ange, et de bonne
heure. Heureux Rodolphe! il y a bien de quoi consoler de la perte de
quelques écus de cent sous à l'effigie de Napoléon ou de Charles X; car,
en ce temps-là, le roi-citoyen n'était pas inventé.

Le lecteur aura sans doute remarqué que ces dernières pages ne valent
pas le diable; cela n'est pas difficile à voir. Tout cela est d'un fade
et d'un banal à vous donner des nausées: on dirait d'une comédie de M.
Casimir Bonjour. Le style est de la platitude la plus exemplaire, et cet
interminable dialogue n'est autre chose qu'un tissu de lieux les plus
communs qu'il soit. Il n'y a pas un seul trait spirituel, et, levant la
paille, l'auteur qui a écrit cela n'est qu'un petit grimaud à qui il
faudrait donner du pied au cul, et dont on devrait jeter le livre au
feu.

Mais, à bien considérer les choses comme elles sont, on verra que la
faute n'en est peut-être pas entièrement à l'auteur, et que, voulant
retracer avec fidélité une situation banale, il a été forcé d'être
banal; car je vous prie de croire, ami lecteur, qu'il hait le commun
autant que vous, pour le moins, et qu'il n'y tombe qu'à son corps
défendant; il a été trompé comme vous, il ne s'imaginait pas avoir à
écrire une histoire aussi ordinaire, en entreprenant celle d'un jeune
homme aussi excentrique que notre ami Rodolphe.

Il croyait que les situations énergiques et passionnées allaient abonder
sous sa plume, et qu'un individu muni de barbe, de moustaches, de
cheveux à la Raphaël, de plusieurs dagues, d'un cœur d'homme et d'une
peau olivâtre, devait avoir de tout autres allures qu'un épicier gros,
gras, rasé de frais, et guillotiné quotidiennement par son col de
chemise.

O Rodolphe! ô Rodolphe!! ô Rodolphe!!! tu te vautres dans la prose comme
un porc dans un bourbier.

Tu as fait un calembour et plusieurs madrigaux, tu as eu une bonne
fortune, et tu as joué aux cartes, et, pour mettre le comble à ces
monstruosités, tu as dit du mal d'une pièce romantique!

Repasse dans ta tête toute la soirée, et rougis, si tu peux rougir
encore!

Tu es entré par la porte comme un homme, tu t'es assis sur la causeuse
comme un bourgeois, et tu as triomphé comme un second clerc d'huissier.

Pourtant c'était là une belle occasion de te servir de ton échelle de
soie, et de casser un carreau avec ta main enveloppée d'un foulard. Et
tu n'as pas pris l'occasion aux cheveux, passionné Rodolphe! Tu n'aurais
eu ensuite qu'à pousser ta belle dans un cabinet, où tu l'aurais violée
avec tout l'agrément possible. Tu n'avais qu'à vouloir pour faire de
l'Antonysme première qualité, mais tu n'as pas voulu: c'est pourquoi je
te méprise et te condamne à peser du sucre, pendant l'éternité!

Le pauvre jeune homme faisait toutes ces réflexions, ou à peu près, en
s'en revenant chez lui.

--Comment, moi, Rodolphe; moi, majeur; moi, beau garçon; moi, poëte;
avec une femme qu'un Italien prendrait pour une Italienne, une femme
ornée d'un mari et de tout ce qu'il faut pour établir une scène; avec
une dague de Tolède ou peu s'en faut, et le plus grand désir d'en faire
usage, je ne puis parvenir à me procurer le plus petit événement, le
plus petit incident dramatique! c'est à en mourir de honte et de dépit!

J'ai beau faire, tout s'emboîte le plus naturellement du monde.
J'attaque la femme, elle ne me résiste pas; je veux entrer par la
fenêtre, on me donne la clef de la porte. Le mari, au lieu d'être jaloux
de moi, me donnerait sa femme à garder; il tombe du ciel et me prend
presque sur le fait, il s'obstine à ne pas voir ce qui lui crève les
yeux, et les coussins au pillage, et sa femme toute rouge et toute
blanche, et moi dans l'état physique et moral le plus équivoque; il ne
tire aucune induction de rien. Au lieu de me poignarder ou de me jeter
par la croisée, comme la décence l'exigeait, au lieu de traîner sa femme
par les cheveux tout autour de la chambre, ainsi qu'un mari dramatique
doit faire, il me propose de jouer à l'écarté, et me gagne plus d'argent
qu'il ne m'en faudrait pour me soûler à mort, moi et tous mes amis
intimes!

Je vois décidément que je suis né pour être un marchand de chandelles,
et non pour être un second tome de lord Byron. Ceci est douloureux, mais
c'est la vérité.

Oh! mon Dieu! que faire de cette poésie qui bouillonne dans mon sein et
qui dévore mon existence? où trouver une âme qui comprenne mon âme, un
cœur qui réponde à mon cœur?

Lorsque Rodolphe rentra chez lui, il entendit ses chats qui miaulaient
du ton le plus piteux du monde: Tom en faux bourdon, la petite chatte
blanche en contralto, et son chat angora avec une voix de ténor qu'eût
enviée Rubini.

Ils vinrent à lui d'un air de contentement ineffable, Tom faisant
chatoyer ses grandes prunelles vertes, la petite chatte en faisant le
gros dos, le chat angora en dressant sa queue comme un plumet, et ils
lui souhaitèrent sa bienvenue au mieux qu'ils purent.

Mariette vint aussi; mais elle avait l'air triste, et lorsque Rodolphe,
après l'avoir baisée au front assez distraitement, lui mit la main sur
l'épaule pour passer dans sa chambre, au lieu de la hausser amicalement
pour lui en éviter la fatigue, elle s'affaissa de telle sorte, que la
main de Rodolphe glissa et retomba au long de son corps.

Rodolphe, occupé de tout autre chose, ne fit pas attention à ce
mouvement, et se coucha d'assez mauvaise humeur pour un homme qui vient
d'avoir une bonne fortune.

Mariette, avant de se retirer, tracassa longtemps dans la chambre, remua
des porcelaines, ouvrit et ferma plusieurs tiroirs, et mit tout en œuvre
pour attirer l'attention de Rodolphe, et peut-être pour se faire engager
à rester; mais Rodolphe avait d'excellentes raisons pour n'en rien
faire. Voyant qu'elle n'y parvenait pas, elle prit le bougeoir, et se
retira en jetant sur son maître, plus d'à moitié endormi, un long regard
plein d'amour et de colère.

Le lendemain matin, quand Mariette entra pour lui apporter à déjeuner,
Rodolphe fit cette remarque qu'elle avait les yeux rouges.

RODOLPHE.--Comme vous avez les yeux rouges, Mariette!

MARIETTE.--Moi, monsieur?

RODOLPHE.--Oui, vous.

MARIETTE.--C'est apparemment que j'aurai mal dormi, ou que je viens de
les frotter.

RODOLPHE.--On dirait, en vérité, Mariette, que vous venez de pleurer.

MARIETTE.--Pourquoi donc pleurer? Il ne m'est pas mort de parent, que je
sache.

RODOLPHE.--Ce ne serait pas une raison pour pleurer, bien au contraire.
Votre chocolat est détestable, il sent le brûlé d'une lieue à la ronde.

MARIETTE.--J'ai fait de mon mieux.

RODOLPHE.--Votre mieux est fort mal. Vous n'avez pas mis de sucre dans
mon eau.

MARIETTE.--Ah! mon Dieu! je n'y avais pas pensé.

RODOLPHE.--A quoi pensez-vous donc?

Mariette, levant sur lui ses longues paupières, le regarda avec une
expression si indéfinissable de douleur et de reproche, que Rodolphe ne
put s'empêcher d'être ému et troublé, et, se repentant de lui avoir
parlé avec dureté, lui fit quelques caresses, et lui dit quelques mots
qui, dans la bouche d'un maître, pouvaient passer pour des excuses.

Mariette se retira, et Rodolphe, demeuré seul, se prit, tout en tirant
les moustaches de son vieux chat, à gémir sur sa malheureuse destinée.

Lui qui s'était bâti d'avance un roman plein de scènes dramatiques et de
péripéties sanglantes, rencontrer dans son chemin une coquette véritable
et un mari encore plus véritable!

De la plus belle situation du monde, n'avoir pu faire jaillir la moindre
étincelle de passion: il y avait réellement de quoi se pendre!

Trois heures sonnèrent. Il se rappela que madame de M*** l'avait prié de
venir de bonne heure; il s'habilla, et se dirigea vers la maison de sa
princesse; mais, au lieu de marcher du pas leste et bref d'un amoureux,
il allait comme un limaçon, et l'on eût plutôt dit d'un écolier qui
rampe à contre-cœur jusqu'au seuil de l'école, que d'un galant en bonne
fortune.

Il fut bien reçu: cela est inutile à dire. Au reste, cette entrevue ne
différa en rien de la première, sauf les préliminaires qui furent
singulièrement abréviés. Rodolphe se comporta très-honorablement pour un
homme qui s'était déjà comporté très-honorablement la veille; cependant
nous devons à la postérité de l'informer qu'il y eut plus de dialogue et
moins de pantomime, quoique cette substitution n'eût pas tout à fait
l'air d'être du goût de madame de M***.

Ce serait ici le lieu de placer une belle dissertation: pourquoi les
femmes aiment plus après, et les hommes avant? Je ne crois pas que cela
tienne, comme elles le disent, à ce qu'elles ont l'âme plus élevée et
les sentiments plus délicats. Un pauvre diable d'homme, qui a eu ce
qu'on appelle une bonne fortune, est souvent bien infortuné, surtout
s'il a le malheur de voir sa maîtresse tous les jours. Il y a une
certaine amabilité qu'il est fort malaisé d'avoir à heure fixe, et c'est
ce que les femmes ne veulent pas comprendre; il est vrai qu'elles
peuvent toujours être aimables, dans ce sens-là du moins, et c'est une
des mille raisons pourquoi j'ai toujours désiré d'être femme.

Somme toute, il est bien plus aisé d'être amoureux en expectative
qu'amoureux en fonction. Dire: J'aime! est beaucoup moins pénible que de
le prouver, avec cela que chaque preuve que l'on en donne rend la
suivante plus difficile. Quoi qu'il en soit, madame de M*** trouva
encore Rodolphe charmant, et dut s'avouer qu'elle n'avait jamais été
aimée ainsi.

Le mari revint: on dîna, et l'on partit ensemble vertueusement,
patriarcalement et bourgeoisement, pour la première représentation de la
pièce.

Rodolphe afficha madame de M*** de la manière la plus indécente, et fit
tout ce qu'il put pour exciter la jalousie du mari; celui-ci, charmé
d'être allégé du soin de sa femme, s'obstinait à ne rien voir, et madame
de M*** ne se contraignait guère pour répondre aux agaceries de
Rodolphe.

Décidément, ce mari-là était pétri d'une pâte sans levain.

Rodolphe rentra chez lui furieux, et ne sachant que faire pour forcer M.
de M*** à s'othellotiser un tant soit peu.

Un éclair soudain lui illumina le cerveau. Il se donna un grand coup de
poing sur le front, et renversa sa table par terre d'un coup de pied,
comme quelqu'un qui vient d'avoir une idée phosphorescente.

--Pardieu! c'est cela; je suis un grand sot de ne pas y avoir songé plus
tôt. Holà! Mariette, holà! une plume, de l'encre et du papier.

Mariette releva la table, et mit dessus tout ce qu'il fallait pour
écrire.

Rodolphe passa deux ou trois fois la main dans ses cheveux, roula les
yeux, ouvrit les narines comme une sibylle sur le trépied, et commença
ainsi:

  «Monsieur,

  «Il y a de par le monde une espèce de gens que je ne saurais
  honnêtement qualifier, qui cachent sous des dehors aimables la plus
  profonde démoralisation. Pour eux, il n'y a rien de respectable; les
  choses les plus sacrées sont tournées en dérision; l'innocence des
  filles, la chasteté des femmes, l'honneur des maris, tout ce qu'il y a
  de pur et de saint au monde leur est sujet de risée et de
  plaisanterie; ils s'introduisent dans les familles, et, avec eux, la
  honte et l'adultère. J'ai appris avec douleur, monsieur, que vous
  receviez chez vous un nommé Rodolphe. Cet individu, que j'ai eu
  l'occasion de connaître et d'étudier à fond, est un homme extrêmement
  dangereux: sa réputation est fort mauvaise, et il vaut encore moins
  que sa réputation. Ses mœurs sont on ne peut plus dépravées et se
  dépravent de jour en jour; il n'y a pas de noirceur dont il ne soit
  capable: c'est littéralement ce qu'on appelle un drôle. Il est connu
  pour le nombre de femmes qu'il a séduites et perdues; car, malgré tous
  ses défauts, il ne manque ni d'esprit ni de beauté, ce qui le rend
  doublement à craindre. Si vous m'en croyez, monsieur, vous le
  surveillerez de près, ainsi que madame votre femme. Je souhaite de
  tout mon cœur qu'il ne soit pas déjà trop tard.

  «Quelqu'un qui s'intéresse sincèrement à votre honneur.»

  _Adresse de la lettre_.

  «A monsieur de M***, rue Saint-Dominique-Saint-Germain, nº...

  «En ville.»

Rodolphe cacheta son étrange missive, l'envoya à la poste, et se frotta
les mains, d'un air aussi réjoui qu'un membre du Caveau qui vient
d'achever son dernier couplet.

--Par saint Alipantin! ceci est bien la scélératesse la plus
machiavélique qui ait jamais été ourdie par un homme ou par une femme.
Certainement c'est un moyen nouveau, et je ne pense pas qu'il ait encore
été employé. _O ter, quaterque!_ avoir fait du nouveau sous ce soleil où
rien n'est nouveau, et cela avec la chose la plus usée du monde, une
lettre anonyme, le pont aux ânes, la ressource de tous les petits
intrigailleurs et machinateurs subalternes. Vraiment, je me respecte
infiniment moi-même, et, si je le pouvais, je me mettrais à genoux
devant moi. Se dénoncer soi-même au mari, cela est parfaitement inédit!
S'il ne devient pas jaloux à ce coup, c'est qu'il est créé pour ne pas
l'être, et je veux le proclamer comme le plus indifférent en matière de
mariage qu'il y ait eu depuis Adam, le premier marié, et le seul de tous
qui soit à peu près certain de n'avoir pas été cocu, attendu qu'il était
le seul homme. Ce qui n'est toutefois pas une raison, car l'histoire du
serpent et de la pomme me paraît terriblement louche, et doit
nécessairement cacher quelque allégorie cornue.

Ou le vieillard stupide dissimulera, épiera et nous prendra _flagrante
delicto_, ou il éclatera sur-le-champ, et, de toutes les manières, il me
fournira deux ou trois scènes poétiques et passionnées. Peut-être
jettera-t-il madame de M*** par la fenêtre et me poignardera-t-il; cela
aurait vraiment une tournure espagnole ou florentine qui me siérait à
ravir.

O cinquième acte tant rêvé, que j'ai poursuivi si opiniâtrément à
travers toute la prose de la vie, que j'ai préparé avec tant de soin et
de peine, te voilà donc arrivé! Je ne ferai donc plus de l'Antonysme à
la Berquin; je m'en vais devenir un héros de roman, et cela en réalité.
Vienne un autre Byron, et je pourrai poser pour un autre Lara; j'aurai
du remords et du sang au fond de ma destinée, et chaque poil de mes
sourcils froncés couvrira un crime sous son ombre: les petites filles
oublieront de sucrer leur thé en me regardant, et les femmes de trente
ans songeront à leurs premières amours.

Rodolphe s'en fut le lendemain chez M. de M***, fondant les plus grandes
espérances sur son stratagème; il s'attendait à voir une scène de
désolation, madame de M*** tout en pleurs et convenablement échevelée,
le mari les poings crispés et arpentant la chambre d'un air
mélodramatique: rien de tout cela.

Madame de M***, en peignoir blanc, coiffée avec un soin remarquable,
lisait un journal de modes, dont la gravure était tombée à terre, et que
M. de M*** ramassait le plus galamment du monde.

Rodolphe fut aussi surpris que s'il avait vu quelque chose
d'extraordinaire: il en resta les yeux écarquillés sur le seuil de la
porte, incertain s'il devait entrer ou sortir.

--Ah! c'est vous, Rodolphe! fit le mari; enchanté de vous voir. Et il
n'y avait réellement rien de méphistophélique dans la manière dont il
disait cela.

--Bonjour, monsieur Rodolphe, fit madame de M***; vous arrivez à propos:
nous nous ennuyons à périr. Que savez-vous de neuf? Et il n'y avait rien
de contraint ou d'embarrassé dans la manière dont elle disait cela.

--Diable! diable! voici qui est prodigieux, murmura intérieurement
Rodolphe. Est-ce que par hasard il n'aurait pas reçu ma lettre? Ce vieux
drôle a un air de sécurité tout à fait insultant.

La conversation roula pendant quelque temps sur des choses si
insignifiantes, que ce serait une cruauté hors de propos que d'en
assassiner le lecteur. Nous la reprenons à l'endroit intéressant.

LE MARI.--A propos, Rodolphe, vous ne savez pas une chose?

RODOLPHE.--Je sais plusieurs choses, mais je ne sais pas celle dont vous
voulez me parler, ou du moins je ne m'en doute pas.

LE MARI.--Je vous le donne en cent, je vous le donne en mille!

RODOLPHE.--Frédérick a chanté juste?

LE MARI.--Non.

RODOLPHE.--Onuphre est devenu raisonnable?

LE MARI.--Non.

RODOLPHE.--Théodore a payé ses dettes?

LE MARI.--Plus drôle que cela.

RODOLPHE.--Un cheval de fiacre a pris le mors aux dents? un académicien
a composé une ode lyrique?

LE MARI.--Toujours romantique! vous êtes vraiment incorrigible. Mais ce
n'est pas cela: allons, devinez.

RODOLPHE.--Je m'y perds.

LE MARI, _avec triomphe_.--Mon ami, vous êtes un scélérat.

RODOLPHE, _au comble de la joie_.--(_A part._) Enfin, voilà la scène qui
arrive. (_Haut._) Je suis un scélérat!

LE MARI, _toujours de plus en plus radieux_.--Vous êtes un scélérat! la
chose est connue; vous avez une réputation infâme, et vous êtes pire que
votre réputation.

RODOLPHE, _charmé, mais affectant un air de dignité blessée_.--Monsieur,
vous venez de me dire des choses bien étranges: je ne sais...

LE MARI, _riant aux éclats, et faisant avec son nez plus de bruit que
les sept trompettes devant Jéricho_. Hi! hi! ho! ho! ah! ah! Mais c'est
qu'il a un air d'innocence, ce jeune scélérat! les plus matois s'y
tromperaient. Hi! hi! c'est comme Hippolyte devant Thésée. Allons, la
main sur votre estomac, le bras en l'air,

    Le jour n'est pas plus pur que le fond de mon cœur.

Hé! romantique, vous voyez que je sais mon Racine.

RODOLPHE, _à demi-voix_:

    Vieillard stupide, il l'aime!

Hé! classique, tu vois que je sais mon Hugo. (_Haut, et du ton le plus
sépulcral._) Monsieur, votre gaieté est pour le moins intempestive.

MADAME DE M***.--Tu es insupportable avec tes rires.

RODOLPHE.--Faites-nous la grâce de nous communiquer le motif de votre
hilarité, afin que nous la partagions.

LE MARI.--Permettez-moi de déboutonner mon gilet, j'ai mal aux côtes.
(_D'un ton tragique._) Vous voulez savoir pourquoi je ris, jeune homme?

RODOLPHE.--Je ne désire pas autre chose.

LE MARI, _du même ton_.--Tremblez! (_Avec sa voix naturelle._)
Approchez, monstre, que je vous dise cela dans le tuyau de l'oreille.

RODOLPHE, _digne_.--Eh bien! monsieur?

LE MARI, _avec l'accent de J. Prudhomme_.--Vous êtes l'amant de ma
femme.

MADAME DE M***.--Si vous continuez sur ce ton-là, je m'en vais; vous me
direz quand vous aurez fini.

RODOLPHE, _jouant l'homme atterré_.--L'amant de votre femme?

LE MARI, _se frottant les mains_.--Oui; vous ne saviez pas cela?

RODOLPHE, _naïvement_. (_A part._)--J'en ai eu la première nouvelle.
(_Haut._) Mon Dieu non! et vous?

LE MARI.--Ni moi non plus. Et, de cette façon, je serais le dernier[1]
de M. Paul de Kock; minotaure, comme dit M. de Balzac; il a bien de
l'esprit, ce garçon-là. Vraiment, ce serait d'un bouffon achevé.

  [1] Dans deux ou trois mille ans, les commentateurs pourraient être
    embarrassés dans ce passage, et ils se tortureraient inutilement
    pour l'interpréter. Nous leur éviterons cette peine. En ce temps, il
    venait de paraître un roman de M. Paul de Kock, intitulé _le Cocu_.
    Ce fut un scandale merveilleux; une affiche colossale se prélassait
    effrontément à tous les coins de rue et derrière les carreaux de
    tous les cabinets de lecture. Ce fut un grand émoi parmi toute la
    gent liseuse. Les lèvres pudibondes des cuisinières se refusaient à
    prononcer l'épouvantable mot. Toutes les virginités de magasin
    étaient révoltées; la rougeur monta au front des clercs d'huissiers.
    Il fallait bien pourtant se tenir au courant, et demander le maudit
    roman. Alors (admirez l'escobarderie!) fut trouvée cette honnête
    périphrase:--Avez-vous le dernier de M. de Kock?--Dernier de M. de
    Kock, par cette raison, a signifié cocu pendant quinze jours, et
    c'est à quoi M. de M*** fait allusion, avec sa finesse ordinaire.

RODOLPHE, _vexé de voir sa scène tourner en eau de boudin_.--C'est d'un
bouffon achevé, comme vous le dites fort agréablement.

LE MARI.--J'ai dit ce serait, et non pas c'est; il y a une furieuse
différence de l'indicatif au conditionnel. Hi! hi!

RODOLPHE.--Comme il vous plaira, monsieur. Mais comment avez-vous fait
cette découverte importante?

LE MARI.--C'est une lettre qu'on m'a écrite, une lettre anonyme encore.
Il n'y a rien que je méprise sur la terre comme une lettre anonyme.
Gresset, le charmant auteur de _Vert-Vert_, a dit quelque part:

    Un écrit clandestin n'est pas d'un honnête homme.

Je suis parfaitement de son avis.

RODOLPHE, _gravement_.--Il faut être bien infâme pour...

LE MARI, _tirant la lettre de sa poche_.--Tenez, lisez-moi cela. Qu'en
pensez-vous? Cela n'est pas médiocrement curieux, c'est un vrai style de
papier à beurre; c'est probablement quelque cuisinière renvoyée qui aura
fabriqué cette belle missive pour me faire pièce et me mettre martel en
tête.

RODOLPHE, _un peu piqué dans son amour-propre d'auteur_.--Il me semble
que le style n'est pas aussi mauvais que vous le dites: il est simple,
correct, et ne manque pas d'une certaine élégance.

LE MARI.--Fi donc! il est d'une platitude...

MADAME DE M***, _impatientée_.--Messieurs, laissez là cette sotte
conversation; c'est à périr d'ennui.

LE MARI, _sans l'écouter_. Voyez donc à quoi tient la paix des ménages!
A un fil; c'est effrayant. Hein! si j'avais été jaloux; mais
heureusement je ne le suis pas. Je suis sûr de ma femme comme de
moi-même, et d'ailleurs M. Rodolphe est parfaitement incapable...

RODOLPHE, _de l'air d'un grand homme méconnu_.--Ah! monsieur,
parfaitement incapable, sans fatuité...

MADAME DE M***, _à part_.--Est-il fat! il grille de raconter toute
l'affaire à mon mari, pour lui prouver qu'il est capable.

LE MARI, _avec un clignement d'yeux excessivement malin_.--Quand je dis
incapable, ce n'est pas physiquement, c'est moralement que j'entends la
chose, mon jeune ami.

MADAME DE M***, _d'un ton d'humeur très-marqué_.--En voilà assez
là-dessus, jetez cette lettre au feu, et qu'il n'en soit plus question.

LE MARI, _jetant la lettre au feu et prenant une attitude des plus
solennelles_.--Voilà le cas que l'on doit faire des lettres anonymes.

RODOLPHE, _sentencieusement_.--C'est le parti le plus sage.

Décidément, mon pauvre Rodolphe, tu ne pourras parvenir à te procurer la
plus petite péripétie; le drame ne veut évidemment pas de toi, et il se
sauve aussitôt que tu fais ton entrée; je crains bien qu'il ne te faille
rester bourgeois toute ta vie, et après ta mort, jusqu'au jugement
dernier; car ta passion d'artiste n'est, il faut bien l'avouer, qu'un
menu fait de cocuage bien bête et bien commun; un épicier, un caporal de
la garde nationale ne font pas autrement les cocus.

Vrai Dieu! la vergogne te devrait prendre d'en user de la sorte. Si
j'étais toi, je me serais déjà pendu une vingtaine de fois. Il n'y a
donc pas de corde, pas de fusil, pas de mortier, pas de tromblon, pas de
dague, pas de rasoir, pas de septième étage, pas de rivière! Les
couturières amoureuses ont donc fait monter le charbon à un prix
excessif et au-dessus de tes moyens, que tu restes là après à fumer le
cigare de ta vie, comme un étudiant après avoir joué sa poule!

O lâche! ô couard! jette-toi dans les latrines, comme feu l'empereur
Héliogabale, si tu trouves les autres genres de mort que je viens de te
proposer trop poncifs et trop académiques.

Mon cher Rodolphe, je t'en supplie à deux genoux, fais-moi l'amitié de
te tuer. Un suicide, quoique la chose soit assez commune et menace de
devenir mauvais genre, a toujours une certaine tournure, et produit un
effet assez poétique; cela te relèverait peut-être un peu aux yeux de
mes lecteurs, qui te doivent trouver un bien misérable héros.

Puis, ta mort me procurerait l'ineffable avantage de me dispenser
d'écrire le reste de ta vie. Je pourrais poser au bas de cette histoire
interminable le bienheureux mot FIN, qui n'est pas, à coup sûr, attendu
avec plus d'impatience par le lecteur que par moi, ton illustre
biographe.

D'ailleurs, il fait un temps le plus beau du monde, et je t'assure, ô
Rodolphe, que j'aimerais mille fois mieux m'aller promener au bois que
de faire trotter ma plume éreintée et poussive tout le long de ces
grandes coquines de pages. Ici, je pourrais faire une vingtaine de
lignes en prose poétique, comme les feuilletonistes ont l'habitude d'en
faire chaque printemps sur le malheur qu'ils ont d'être obligés de voir
des vaudevilles et des opéras comiques, et de ne pouvoir s'en aller à la
campagne à Meudon ou à Montmorency. Mais je résisterai vertueusement à
la tentation, et je ne parlerai ni du ciel bleu, ni des rossignols, ni
des lilas, ni des pêchers, ni des pommiers, ni en général d'aucun légume
quelconque; c'est pourquoi je demande que l'univers me vote des
remercîments et me décerne une couronne civique.

Et pourtant cela m'aurait été fort utile pour remplir cette feuille, où
je ne sais en vérité que mettre, et l'imprimeur est là, dans
l'antichambre, qui demande de la copie, et allonge ses griffes noires
comme un vautour à jeun.

Considérez, lecteurs et lectrices, que je n'ai pas comme les autres
auteurs mes confrères, la ressource des clairs de lune et des couchers
de soleil, pas la plus petite description de château, de forêt ou de
ruines. Je n'emploie pas de fantômes, encore moins de brigands; j'ai
laissé chez le costumier les pantalons mi-partis et les surcots
armoriés; ni bataille, ni incendie, ni rapt, ni viol. Les femmes de mon
livre ne se font pas plus violer que la vôtre ou celle de votre voisin:
ni meurtre, ni pendaison, ni écartèlement, pas un pauvre petit cadavre
pour égayer la narration et étouper les endroits vides.

Vous voyez combien je suis malheureux, obligé tous les deux jours de
fournir, jusqu'à ce que mort s'ensuive, une feuille in-octavo de
vingt-six lignes à la page et de trente-cinq lettres à la ligne.

Et, tel soin que je prenne de faire de petites phrases et de les couper
par de fréquents alinéas, je ne puis guère voler qu'une vingtaine de
lignes et une centaine de lettres à mon respectable éditeur, n'ayant pas
eu l'idée de diviser mon histoire en chapitres, ou du moins ne l'ayant
eue que trop tard.

D'ailleurs, ce qui rend ma tâche encore plus difficile, je suis décidé à
ne mettre dans ce volume que des choses mathématiquement admirables.
Avec des connaisseurs comme vous, je ne puis farcir ma dinde de marrons
au lieu de truffes; vous êtes trop fins gourmets pour ne pas vous en
apercevoir tout de suite, et vous crieriez haro sur moi; ce que je veux
éviter par-dessus toute chose.

Rodolphe sortit tout désespéré de la platitude et du peu de tournure de
la scène sur laquelle il avait tant compté. Il marchait devant lui, son
mouchoir mettant le nez hors de sa poche, son chapeau en arrière, sa
cravate dénouée, ses deux pouces dans les goussets de sa culotte, dans
l'attitude physique et morale d'un homme anéanti.

Il se heurta contre quelque chose de trop flasque pour être une muraille
et de trop dur pour être une nourrice, et il vit, à son grand
ébahissement, que ce n'était autre chose que son ami Albert.

RODOLPHE.--Sacrédieu! tu devrais bien prendre garde quand tu marches à
ce que tu as devant toi.

ALBERT.--Voici une morale assez déplacée, d'autant que tu allais le nez
en terre, comme un porc qui cherche des truffes.

RODOLPHE.--Merci de la comparaison; elle est flatteuse.

ALBERT.--Un porc qui trouve des truffes vaut bien, ou je meure! un poëte
qui ne trouve que des rimes.

RODOLPHE.--De bonnes truffes sont bonnes, ceci est incontestable; mais
de bonnes rimes ne sont pas à dédaigner, surtout par le temps qui court:
une bonne rime est la moitié d'un vers.

ALBERT.--Et qu'est-ce qu'un vers tout entier? Tu as beau faire, la rime
est une viande bien creuse, et, si tu farcissais une poularde de rimes
au lieu de truffes, je crois que personne ne goûterait l'innovation.

RODOLPHE.--Et si je mettais une truffe au lieu d'une rime au bout de
chaque vers?

ALBERT.--Malgré tout le respect que je te dois, je crois que le débit en
serait beaucoup plus sûr que de l'autre manière.

RODOLPHE.--Parlons d'autre chose: voilà assez de concetti dépensés en
pure perte. Puisque nous sommes seuls, nous n'avons pas besoin d'avoir
de l'esprit; cela est bon devant des bourgeois qu'on veut illusionner,
et non autre part.

ALBERT.--Soyons bêtes, puisque tu le veux; cela est pourtant plus
difficile. Pour y parvenir plus aisément, je ne vais que te servir
d'écho.

RODOLPHE.--Où allais-tu?

ALBERT.--Où allais-tu?

RODOLPHE.--Chez toi.

ALBERT.--Chez toi.

RODOLPHE.--Te demander de me rendre un service...

ALBERT, _vivement, et ne faisant plus l'écho_.--Mon cher ami, tu ne peux
plus mal tomber: je n'ai pas le sou en ce moment-ci; en toute autre
occasion, tu peux compter sur moi, mais il y a marée basse dans mes
poches: nous sommes au quinze, et j'ai mangé tout l'argent du mois.

RODOLPHE.--Qui te parle d'argent? C'est un service d'homme que je te
demande.

ALBERT.--Ah! c'est différent. Faut-il te servir de second dans un duel?
Je te montrerai une botte...

RODOLPHE.--Hélas! ce n'est pas pour cela.

ALBERT.--Faut-il te faire un article laudatif sur tes dernières poésies?
je suis prêt. Tu vois que je suis un homme dévoué.

RODOLPHE.--Un plus grand service que tout cela. Tu connais madame de
M***?

ALBERT.--Belle question! c'est moi qui te l'ai fait connaître.

RODOLPHE.--Tu connais aussi M. de M***?

ALBERT.--La moitié au moyen de quoi elle fait un tout; vulgairement
parlant, l'époux d'icelle; je le connais comme le mari de ma mère.

RODOLPHE.--Tu sais aussi que j'ai une passion pour madame de M***?

ALBERT.--Par les tripes du pape! je le sais. Je l'ai vue toute petite,
ta passion; elle est venue au monde devant moi, au balcon de l'Opéra,
ayant pour mère une bouteille de vin d'Espagne et pour père un bol de
punch. Je l'ai enveloppée des langes de mon amitié, je l'ai bercée, je
l'ai choyée jusqu'à ce qu'elle ait été grande fille et capable de
marcher toute seule; j'ai entendu ses premiers bégayements et j'ai lu
les premiers vers qu'elle ait bavés--ils étaient assez méchants, par
parenthèse.--Tu vois que je suis parfaitement au courant.

RODOLPHE.--Écoute, et tâche d'être sérieux, si tu peux, au moins une
fois dans ta vie.

ALBERT.--Je le serai cette fois, et une autre avec; seulement, ce sera
quand je mourrai ou que je serai marié.

RODOLPHE.--Je voulais me donner une tournure artiste, je voulais mêler
un peu de poésie à ma prose, et je croyais qu'il n'y avait rien de
meilleur pour cela qu'une belle et bonne passion bien conditionnée. Je
me suis épris de madame de M***, sur la foi de sa peau brune et de ses
yeux italiens; je ne pensais pas qu'avec des symptômes si évidents de
fougue et de passion, l'on pût être aussi froide qu'une Flamande couleur
de fromage, les cheveux roux et les prunelles bleues larges comme des
molettes d'éperon; je m'attendais aux élans les plus forcenés, aux
explosions les plus volcaniques, à des allures de lionne ou de tigresse.
Mon Dieu! la femme à l'œil noir, aux narines roses et ouvertes, malgré
son teint olivâtre et vivace, sa lèvre humide et lascive, a été douce
comme un des moutons de madame Deshoulières, et tout s'est passé le plus
tranquillement du monde: pas une larme, pas un soupir; un air calme et
enjoué à vous faire sauter au plafond. Je pensais qu'elle me pourrait
fournir au moins vingt à trente sujets d'élégies; à grand'peine, en
m'aidant de réminiscences de Pétrarque, ai-je pu en faire cinq ou six
sonnets, qui, j'espère, me serviront pour une autre fois; car elle
comprend autant la poésie que je comprends le grec, et je regarde les
vers que je lui ai adressés comme des vers perdus. Oh! ma pauvre échelle
de soie, avec quoi je pensais grimper à son balcon, je vois bien qu'il
faut renoncer à se servir de toi, et continuer à passer bêtement par
l'escalier, comme monsieur le mari. Enfin, ne sachant plus où donner de
la tête pour mouvementer un peu ce drame sans action, je me suis décidé
à écrire au mari, sous le voile de l'anonyme, que j'étais du dernier
mieux avec sa femme; j'espérais qu'il prendrait de la jalousie et ferait
quelque scène; tout cela n'a abouti qu'à une citation de Gresset et à
une invitation à revenir le lendemain.

ALBERT.--Tout cela est fort douloureux, et je te conseille d'en faire un
roman intime en deux volumes in-octavo: j'ai un libraire dans ma manche;
il ne demanderait pas mieux que de le prendre; mais je ne vois pas
autrement en quoi je te puis rendre service.

RODOLPHE.--M'y voici. Tu es mon ami intime.

ALBERT.--C'est un honneur que je partage avec deux ou trois cents
autres.

RODOLPHE.--Eh bien! pour l'amour de moi, fais la cour à madame de M***.

ALBERT.--A ta maîtresse?

RODOLPHE.--Oui.

ALBERT.--Pardieu! ceci est nouveau. Je présume que tu veux te moquer de
moi.

RODOLPHE.--En aucune manière. Ce que je dis est-il donc bouffon?

ALBERT.--Passablement.

RODOLPHE.--Je n'ai pas envie de rire, je te jure.

ALBERT.--Cela peut être, mais tu n'en es pas moins risible.

RODOLPHE.--Qu'est-ce que cela te fait?

ALBERT.--Oh! rien, absolument. Eh bien! mets que je fais la cour à ta
maîtresse: après?

RODOLPHE.--Ainsi, tu consens?

ALBERT.--Je ne consens pas du tout; c'est une façon de parler seulement
pour voir où tu en veux venir.

RODOLPHE.--Alors je suis jaloux: tu comprends.

ALBERT.--Pas le moins du monde; mais fais absolument comme si je
comprenais.

RODOLPHE.--Je suis jaloux, mais jaloux romantiquement et dramatiquement,
de l'Othello double et triple. Je vous surprends ensemble: comme tu es
mon ami, le trait serait des plus noirs, et la scène se composerait
admirablement bien; il serait impossible de trouver rien de plus don
Juan, de plus méphistophélique, de plus machiavélique et, de plus,
adorablement scélérat. Alors, je tire ma bonne dague, et je vous
poignarde tous les deux, ce qui est très-espagnol et très-passionné.
Qu'en dis-tu?

Ici Albert regarde à trois reprises Rodolphe de la tête aux pieds et des
pieds à la tête, après quoi il s'enfuit, en faisant des cabrioles et en
riant comme un voleur qui voit pendre un juge.

Rodolphe, très-scandalisé, ravale sa salive, et tâche de prendre une
attitude majestueuse.

Voyant qu'Albert court toujours, il entre dans sa maison, aussi en
colère que Géronte après avoir été bâtonné par Scapin.

Cinq ou six jours se passèrent sans qu'il eût occasion de retourner chez
madame de M***; il resta chez lui en tête-à-tête avec ses chats et
Mariette.

Mariette, qui, depuis quelque temps, paraissait en proie à quelque
souffrance morale, avait perdu ses fraîches couleurs et sa belle gaieté;
elle ne chantait plus, elle ne riait plus, elle ne sautait plus par la
chambre, et demeurait toute la journée à coudre dans l'embrasure de la
fenêtre, ne faisant de bruit non plus qu'une souris. Rodolphe était on
ne peut plus surpris de ce changement, et ne savait à quoi l'attribuer.
N'ayant rien à faire, et la trouvant d'ailleurs plus intéressante avec
sa pâleur nacrée et ses beaux yeux battus, il voulut reprendre avec elle
ses anciennes privautés; car il est inutile de dire que ses
conversations fréquentes avec madame de M*** avaient dû singulièrement
nuire à ses dialogues avec Mariette. Mais celle-ci, loin de se prêter de
bonne grâce aux caresses de son maître, ainsi qu'elle le faisait
autrefois, se débattit courageusement, et, lui glissant entre les doigts
comme une vraie couleuvre qu'elle était, elle courut se réfugier dans sa
chambre, dont elle ferma la porte en dedans.

Rodolphe tenta d'entamer des négociations à travers le trou de la
serrure; mais ce fut une peine perdue, Mariette resta muette comme un
poisson. Rodolphe, voyant que ses belles paroles n'aboutissaient à rien,
abandonna la partie, et reprit la lecture qu'il avait interrompue.

Au bout d'une heure, Mariette rentra; elle était habillée, et portait
sous son bras un paquet assez gros. Rodolphe leva la tête, et la vit qui
se tenait debout adossée au mur, sans proférer une seule parole.

RODOLPHE.--Que signifie tout ceci, Mariette, et pourquoi avez-vous un
paquet sous le bras?

MARIETTE.--Cela signifie que je m'en vais et que je vous demande mon
congé.

RODOLPHE.--Votre congé? et pourquoi donc? N'êtes-vous pas bien ici, et
mon service est-il si pénible que vous ne puissiez en venir à bout?
Alors prenez quelqu'un pour vous aider, et restez.

MARIETTE.--Monsieur, je n'ai pas à me plaindre, et ce n'est pas là le
motif pourquoi je vous quitte.

RODOLPHE.--Est-ce que j'aurais oublié, par hasard, de te payer ton
dernier quartier de gages?

MARIETTE.--Je ne m'en irais pas pour cela, monsieur.

RODOLPHE.--Alors, c'est que tu as trouvé une meilleure maison que la
mienne?

MARIETTE.--Non; car je m'en retourne chez nous, chez ma mère.

RODOLPHE.--Tu ne t'en retourneras pas, car je veux te garder, moi. Quel
est donc ce caprice?

MARIETTE.--Ce n'est pas un caprice, ô mon maître! c'est une résolution
immuable.

RODOLPHE.--Une résolution immuable! c'est un singulier mot dans la
bouche d'une femme, l'être le plus variable qui soit au monde. Tu
resteras, Mariette.

MARIETTE.--Je n'ai pas l'esprit qu'il faut pour disserter avec vous;
mais tout ce que je sais, c'est que je ne coucherai pas ici.

RODOLPHE.--C'est ce qui te trompe, ma toute belle; tu y coucheras, et
avec moi encore!

MARIETTE.--Pour cela, non, ou je ne m'appellerai pas Mariette.

RODOLPHE.--Eh bien! appelle-toi Jeanne, et qu'il n'en soit plus parlé.
Sais-tu, Mariette, que tu deviens monstrueusement vertueuse! Si cela
continue, on te pourra mettre au calendrier, comme vierge et martyre.
C'est pourtant quelque chose de bien ignoble et de bien rococo que la
vertu, et je ne comprends pas à propos de quoi tu t'avises d'en avoir,
étant passablement jolie et n'ayant guère que vingt ans. Laisse la vertu
aux vieilles et aux difformes, celles-là seules font bien d'en avoir, et
l'on doit les en remercier; mais avec de beaux yeux comme ceux-ci et une
gorge comme celle-là, tu n'as pas le droit d'être vertueuse, et tu
aurais mauvaise grâce à vouloir l'être. Allons, mauvaise, jette là ton
paquet, et ne fais plus la bégueule; embrassons-nous, et soyons bons
amis comme par le passé.

MARIETTE.--Je ne vous embrasserai pas; laissez-moi, monsieur; allez
embrasser madame de M***.

RODOLPHE.--J'en viens, et n'ai guère envie d'y retourner.

MARIETTE.--Oh! les hommes! voilà comme ils sont, celle-ci et celle-là,
tout leur est bon, et celle qui se trouve au-devant de leurs lèvres est
toujours la préférée!

RODOLPHE.--Tu philosophes avec une profondeur tout à fait surprenante,
et ces hautes réflexions ne seraient pas déplacées dans un
opéra-comique. Or, tu te trouves au-devant de ma bouche, donc je te
préfère.

MARIETTE, _laissant aller son paquet et se défendant
faiblement_.--Monsieur Rodolphe, je vous en prie, n'allez plus chez
madame de M***; c'est une méchante femme.

RODOLPHE.--Tu ne la connais pas, comment peux-tu le savoir?

MARIETTE.--C'est égal, j'en suis sûre; je ne peux pas souffrir cette
femme. Oh! n'y allez plus, et je vous aimerai bien.

RODOLPHE.--S'il ne faut que cela, petite, pour te rendre contente, c'est
bien facile; mais explique-moi un peu comment cette idée t'est venue
d'être jalouse de moi. Voilà assez longtemps que tu es à mon service, et
tu ne t'en étais pas encore avisée.

MARIETTE.--Comme vous parlez de cela, monsieur! Vous riez, et j'ai la
mort dans l'âme. Ah! vous croyez que, pour être votre servante, j'ai
cessé d'être femme; si vous avez compté sur cela, vous vous êtes trompé,
et bien étrangement. Je sais que cela est bien hardi et bien audacieux à
moi de vous aimer, vous, mon maître; mais je vous aime, est-ce ma faute
à moi? je ne vous ai pas cherché, au contraire, et j'ai bien pleuré pour
venir avec vous. Vous m'avez prise toute jeune à ma vieille mère, et
vous m'avez amenée ici: me trouvant jolie, vous n'avez pas dédaigné de
me séduire. Cela ne vous a pas été difficile: j'étais isolée, sans
défense aucune; vous abusiez de votre ascendant de maître et de ma
soumission de servante; et puis, à quoi bon le cacher? si je ne vous
aimais pas encore, je n'avais pas d'autre amour; vous avez le premier
éveillé mes sens, et cet enivrement m'a fait supporter des choses que je
ne supporterai plus, je vous le déclare, je ne veux plus être pour vous
un jouet sans conséquence, qu'on prend et qu'on jette là, une chose
agréable à toucher comme une étoffe ou une fourrure; je suis lasse de
tenir le milieu entre vos chats et votre chien. Moi, je ne sais pas,
comme vous, séparer mon amour en deux: l'amour de l'âme pour celle-ci,
l'amour du corps pour celle-là. Je vous aime avec mon âme et mon corps,
et je veux être aimée ainsi. Je veux! c'est un étrange mot, n'est-ce
pas, de moi à vous, de moi servante à vous maître? mais vous m'avez
prise pour être votre servante et non votre maîtresse; si vous l'avez
oublié, pourquoi ne l'oublierais-je pas?

RODOLPHE, _à part_.--Par la virginité de ma grand'mère, voilà qui se
pose assez passionnément. (_Haut et d'un ton caressant._) Pauvre
Mariette! (_A part._) C'est décidé, je quitte l'autre.

MARIETTE, _pleurant_.--Ah! Rodolphe, si vous pouviez savoir combien est
douloureuse la position où je suis, vous pleureriez comme moi, tout
insensible que vous êtes.

RODOLPHE, _buvant ses larmes sur ses yeux_.--Allons donc, enfant, avec
tes pleurs; tu me fais boire de l'eau pour la première fois depuis que
j'ai atteint l'âge de raison.

MARIETTE, _lui passant timidement le bras autour du col_.--Aimer et ne
pouvoir le dire, sentir son cœur gros de soupirs et prêt à déborder, et
ne pouvoir cacher sa tête sur le sein bien-aimé pour y pleurer à son
aise, et n'oser risquer une caresse; être comme le chien, l'oreille au
guet, l'œil attentif, qui attend qu'il plaise au maître de le flatter de
la main: voilà quel est notre sort. Oh! je suis bien malheureuse!

RODOLPHE, _ému_.--Tu es bête comme plusieurs oies. Qui t'empêche de me
dire que tu m'aimes, et de me caresser quand l'envie t'en prend? Ce
n'est pas moi, j'espère.

MARIETTE.--Qu'ont donc les autres femmes de plus que moi? Je suis aussi
belle que plusieurs qui ont la réputation de l'être beaucoup. C'est vous
qui l'avez dit, Rodolphe; je ne sais si j'ai raison de vous croire, mais
je vous crois. On ne prend guère la peine de flatter sa servante; à quoi
bon? on n'a qu'à dire «je veux,» cela est plus commode. Voyez mes
cheveux, ils sont noirs et à pleines mains: je vous ai souvent entendu
louer les cheveux noirs; mes yeux sont noirs comme mes cheveux: vous
avez dit bien des fois que vous ne pouviez souffrir les yeux bleus; mon
teint est brun, et, si je suis pâle, ô Rodolphe! c'est que je vous aime
et que je souffre. Si vous avez fait la cour à cette femme, c'est parce
qu'elle avait un teint brun et des yeux noirs. J'ai tout cela, Rodolphe,
je suis plus jeune qu'elle, et je vous aime plus qu'elle ne peut vous
aimer; car son amour est né dans les rires, et le mien dans les larmes,
et cependant vous ne faites pas attention à moi; pourquoi? parce que je
suis votre servante, parce que je veille sur vous nuit et jour, parce
que je vais au-devant de tous vos désirs, et que je me dérange vingt
fois dans une heure pour satisfaire vos moindres caprices. Il est vrai
que vous me jetez au bout de l'année quelques pièces d'argent; mais,
croyez-vous que de l'argent puisse dédommager d'une existence détournée
au profit d'un autre, et que la pauvre servante n'ait pas besoin d'un
peu d'affection pour se consoler de cette vie toute de dévouement et
d'amertume? Si j'avais de beaux chapeaux et de belles robes, si j'étais
la femme d'un notaire ou d'un agent de change, vous monteriez la garde
sous mon balcon, et vous vous estimeriez heureux d'un coup d'œil lancé à
travers la persienne.

RODOLPHE.--Je ne suis pas assez platonique pour cela. Je t'aime plus,
étant ce que tu es, que la plus grande dame de la terre. C'est convenu,
tu restes?

MARIETTE.--Et madame de M***? vous savez ce que j'ai dit.

RODOLPHE.--Qu'elle aille au diable! je romps avec elle. (_A part._) Il y
a plus de passion véritable dans cette pauvre fille que dans vingt
mijaurées de cette espèce, et d'ailleurs elle est plus jolie.

MARIETTE.--Vous me promettez donc...

RODOLPHE.--Sur tes yeux et ta bouche.

MARIETTE, _avec explosion_.--Je reste!

RODOLPHE.--Çà! notre chambrière, maintenant que vous voilà promue au
grade de notre maîtresse en titre, cherchez quelqu'un qui vous remplace
et fasse votre ouvrage.

MARIETTE.--Non, Rodolphe, je veux être ici seule avec vous, et
d'ailleurs je vous aime trop pour laisser le soin de vous servir à une
autre.

RODOLPHE.--Tu es une bonne fille et je suis un grand sot d'avoir été
chercher si loin le trésor que j'avais chez moi. Je t'aime de cœur et de
corps, je me sens en humeur tout à fait pastorale, et nous allons
refaire à nous deux les amours de Daphnis et Chloé. (_Il la prend sur
ses genoux et la berce comme un petit enfant._)

_Intrat_ ALBERT, _l'homme positif_.--Voilà un groupe qui se compose
assez bien; mais je doute fort qu'il fût du goût de madame de M***, si
elle le voyait.

RODOLPHE.--Je voudrais qu'elle le vît.

ALBERT.--Tu ne l'aimes donc plus?

RODOLPHE.--Est-ce que je l'ai aimée?

ALBERT.--A vrai dire, j'en doute. Et ta passion d'artiste?

RODOLPHE.--Au diable la passion! je courais après elle, elle est venue
chez moi.

ALBERT.--C'est toujours ainsi. Je suis charmé de te voir revenu à des
sentiments raisonnables. Je vote des remercîments à Mariette pour cette
cure importante.

MARIETTE.--Ce n'est pas sans peine, monsieur Albert, que je l'ai opérée.

ALBERT.--Je le crois, le malade était au plus mal: gare les rechutes!

MARIETTE.--Oh! j'en aurai bien soin, soyez tranquille.

RODOLPHE.--N'aie pas peur, ma petite Mariette, tu es trop jolie et trop
bonne pour qu'il y ait le moindre danger.

ALBERT.--O mon ami! il faut être bien fou pour sortir de chez soi dans
l'espoir de rencontrer la poésie. La poésie n'est pas plus ici que là,
elle est en nous. Il y en a qui vont demander des inspirations à tous
les sites de la terre, et qui n'aperçoivent pas qu'ils ont à dix lieues
de Paris ce qu'ils vont chercher au bout du monde. Combien de
magnifiques poëmes se déroulent depuis la mansarde jusqu'à la loge du
portier, qui n'auront ni Homère ni Byron! combien d'humbles cœurs se
consument en silence, et s'éteignent sans que leur flamme ait rayonné au
dehors! que de larmes ont coulé que personne n'a essuyées! que de
passions, que de drames que l'on ne connaîtra jamais! que de génies
avortés, que de plantes étiolées faute d'air! Cette chambre où nous
sommes, toute paisible, toute calme, toute bourgeoise qu'elle est, a
peut-être vu autant de péripéties, de tragédies domestiques et de drames
intérieurs, qu'il s'en est joué pendant un an à la Porte-Saint-Martin.
Des époux, des amants y ont échangé leurs premiers baisers; des jeunes
femmes y ont goûté les joies douloureuses de la maternité; des enfants y
ont perdu leur vieille mère. On a ri et l'on a pleuré, on a aimé et l'on
a été jaloux, on a souffert et l'on a joui, on a râlé et l'on est mort
entre ces quatre murs: toute la vie humaine dans quelques pieds. Et les
acteurs de tous ces drames, pour n'avoir pas le teint cuivré, un
poignard et un nom en _i_ ou en _o_, n'en avaient pas moins de colère et
d'amour, de vengeance et de haine, et leur cœur, pour ne pas battre sous
un pourpoint ou un corselet, n'en battait pas moins fort ni moins vite.
Les dénoûments de ces tragédies réelles, pour ne pas être un coup de
poignard ou un verre de poison, n'en étaient pas moins pleins de terreur
et de larmes. Je te le dis, ô mon ami, la poésie, toute fille du ciel
qu'elle est, n'est pas dédaigneuse des choses les plus humbles; elle
quitte volontiers le ciel bleu de l'Orient, et ploie ses ailes dorées au
long de son dos pour se venir seoir au chevet de quelque grabat sous une
misérable mansarde; elle est comme le Christ, elle aime les pauvres et
les simples, et leur dit de venir à elle. La poésie est partout: cette
chambre est aussi poétique que le golfe de Baïa, Ischia, ou le lac
Majeur, ou tout endroit réputé poétique; c'est à toi de trouver le filon
et de l'exploiter. Si tu ne le peux pas, demande une place de
surnuméraire dans quelque administration, ou fais des articles de
critique pour quelque journal, car tu n'es pas poëte, et la muse
détourne sa bouche de ton baiser. Regarde, c'est dans ces murs que s'est
passée la meilleure partie de ton existence; tu as eu là tes plus beaux
rêves, tes visions les plus dorées. Une longue habitude t'en a rendu
familiers les coins les plus secrets: tes angles sortants s'adaptent on
ne peut mieux avec leurs angles rentrants, et, comme le colimaçon, tu
t'emboîtes parfaitement dans ta coquille. Ces murailles t'aiment et te
connaissent, et répètent ta voix ou tes pas plus fidèlement que tous
autres; ces meubles sont faits à toi, et tu es fait à eux. Quand tu
entres, la bergère te tend amoureusement les bras et meurt d'envie de
t'embrasser; les fleurs de ta cheminée s'épanouissent et penchent leur
tête vers toi pour te dire bonjour; la pendule fait carillon, et
l'aiguille, toute joyeuse, galope ventre à terre pour arriver à l'heure
dont le son vaut pour toi toutes les musiques célestes, à l'heure du
dîner ou du déjeuner; ton lit te sourit discrètement du fond de
l'alcôve, et rougissant de pudeur entre ses rideaux pourprés, semble te
dire que tu as vingt ans et que ta maîtresse est belle; la flamme danse
dans l'âtre, les bouilloires bavardent comme des pies, les oiseaux
chantent, les chats font ronron; tout prend une voix pour exprimer le
contentement; le tilleul du jardin allonge ses branches à travers la
jalousie pour te donner la main et te souhaiter la bienvenue; le soleil
vient au-devant de toi par la croisée et les atomes valsent plus
allègrement dans les rais lumineux. La maison est un corps dont tu es
l'âme et à qui tu donnes la vie: tu es le centre de ce microcosme.
Pourquoi donc vouloir se déplacer et devenir accessoire, lorsqu'on peut
être principal? O Rodolphe! crois-m'en, jette au feu toutes tes
enluminures espagnoles ou italiennes. Une plante perd sa saveur à être
changée de climat, les pastèques du Midi deviennent des citrouilles dans
le Nord, les radis du Nord des raiponces dans le Midi. Ne te transplante
pas toi-même, ce n'est que dans le sol natal que l'on peut plonger de
puissantes et profondes racines: d'un bon et honnête garçon que tu es,
ne cherche pas à devenir un petit misérable bandit, à qui le premier
chevrier des Abruzzes donnerait du pied au cul, et qu'il regarderait à
juste titre comme un niais. Aime bien Mariette, qui t'aime bien, et,
sans te soucier si tu as ou non une tournure d'artiste, fais tes vers
comme ils te viendront; c'est le plus sage, et tu te feras ainsi une
existence d'homme qui, sans être très-dramatique, n'en sera pas moins
douce, et te mènera par une route unie et sablée au but inconnu où nous
allons tous. Si quelqu'un te fait insulte, bats-toi en duel avec lui,
mais ne l'assassine pas à la mode italienne, parce que l'on te
guillotinerait immanquablement, ce qui me fâcherait fort, car tu vaux
trop, quoique tu sois un grand fou.

En faveur de l'amitié que je te porte, pardonne-moi la longue tartine
que je viens de te faire avaler, et sur quoi j'étale depuis une heure
les confitures de mon éloquence; passe-moi, en outre, une allumette pour
allumer ma pipe, et je te voue une reconnaissance égale au service.

Rodolphe fit ce qu'il demandait, et bientôt un nuage de fumée emplit la
chambre. La soirée se passa on ne peut plus joyeusement, et Albert se
retira fort tard.

Mariette, le lendemain, n'eut qu'un lit à faire, et de nouvelles
couleurs commençaient à poindre sur ses joues rondes et potelées.

Et madame de M***, que devint-elle? Elle avait déjà pris un amant quand
Rodolphe la quitta, le tout par crainte d'en manquer.

Et M. de M***? il resta ce qu'il était, c'est-à-dire le plus dernier de
M. Paul de Kock qu'il soit possible d'être, si les façons de plus font
quelque chose à l'affaire.

Rodolphe et madame de M*** se rencontrèrent quelquefois depuis dans le
monde; ils se traitèrent avec toute la politesse imaginable, et comme
des gens qui se connaissent à peine. La belle chose que la civilisation!

Enfin, nous voilà arrivés au bout de cette admirable épopée, je dis
épopée avec une intention marquée; car vous pourriez prendre ceci pour
une histoire libertine, écrite pour l'édification des petites filles.

Il n'en est rien, estimable lecteur. Il y a un mythe très-profond sous
cette enveloppe frivole: au cas que vous ne vous en soyez pas aperçu, je
vais vous l'expliquer tout au long.

Rodolphe, incertain, flottant, plein de vagues désirs, cherchant le beau
et la passion, représente l'âme humaine dans sa jeunesse et son
inexpérience; madame de M*** représente la poésie classique, belle et
froide, brillante et fausse, semblable en tout aux statues antiques,
déesse sans cœur humain, et à qui rien ne palpite sous ses chairs de
marbre; du reste, ouverte à tous, et facile à toucher, malgré ses
grandes prétentions et tous ses airs de hauteur; Mariette, c'est la
vraie poésie, la poésie sans corset et sans fard, la muse bonne fille,
qui convient à l'artiste, qui a des larmes et des rires, qui chante et
qui parle, qui remue et palpite, qui vit de la vie humaine, de notre vie
à nous, qui se laisse faire à toutes les fantaisies et à tous les
caprices, et ne fait la petite bouche pour aucun mot, s'il est sublime.

M. de M***, c'est le gros sens commun, la prose bête, la raison butorde
de l'épicier; il est marié à la fausse poésie, à la poésie classique:
cela devait être. Il est inférieur à sa femme; ceci est un sous-mythe
excessivement ingénieux, qui veut dire que M. Casimir Delavigne est
inférieur à Racine, qui est la poésie classique incarnée. Il est cocu,
M. de M***, cela généralise le type; d'ailleurs, la fausse poésie est
accessible à tous, et ce cocuage est tout allégorique.

Albert, qui ramène Rodolphe dans le droit chemin, est la véritable
raison, amie intime de la vraie poésie, la prose fine et délicate qui
retient par le bout du doigt la poésie qui veut s'envoler, de la terre
solide du réel, dans les espaces nuageux des rêves et des chimères:
c'est don Juan qui donne la main à Childe-Harold.

J'espère que voilà une superbe explication à laquelle vous ne vous
attendiez guère, garde national de lecteur que vous êtes.

Je ne sais pas, avec tout cela, si l'histoire de Rodolphe sera de votre
goût, mais j'ai assez bonne opinion de vous pour croire qu'en pareille
occurrence vous n'eussiez pas hésité entre _celle-ci_ et _celle-là_.



ELIAS WILDMANSTADIUS

OU

L'HOMME MOYEN AGE


                  ... Laudator temporis acti.

      HORACE.

      La cathédrale rugueuse était sa carapace.

      VICTOR HUGO.


Parmi les innombrables variétés de Jeunes-France, une des plus
remarquables, sans contredit, est celle dont nous allons nous occuper.
Il y a le Jeune-France byronien, le Jeune-France artiste, le
Jeune-France passionné, le Jeune-France viveur, chiqueur, fumeur, avec
ou sans barbe, que certains naturalistes placent entre les pachydermes,
d'autres dans les palmipèdes, ce qui nous paraît également fondé. Mais
de toutes ces espèces de Jeunes-France, le Jeune-France moyen âge est la
plus nombreuse, et les individus qui la composent ne sont pas
médiocrement curieux à examiner. J'en chercherai un entre tous, ami
lecteur; il pourra te donner une idée du genre, si tu n'as pas eu le
bonheur d'en voir un vivant ou empaillé. Comme il est mort, je puis te
dire son véritable nom: il se nommait Elias Wildmanstadius; c'était un
très-beau nom pour un homme moyen âge, d'autant que ce n'était pas un
pseudonyme. Je vous prie, lecteur, de ne pas trop rire de lui, car
c'était mon ami, et il fut sincère dans sa folie, bien différent de tant
d'autres, qui ne le sont que par mode et par manière.

J'espère que vous me pardonnerez l'espèce de teinte sentimentale
répandue sur ce récit. Songez qu'Elias Wildmanstadius fut mon plus cher
camarade, et qu'il est mort, et d'ailleurs j'ai besoin de faire reposer
un peu mes lèvres, qui, depuis trois cents pages environ, se tordent en
ricanements sardoniques.

L'ange chargé d'ouvrir aux âmes la porte de ce monde, par la plus
inexplicable des distractions, n'avait livré passage à la sienne
qu'environ trois cents ans après l'époque fixée pour son entrée dans la
vie.

Le pauvre Elias Wildmanstadius, avec cette âme du quinzième siècle au
dix-neuvième, ces croyances et ces sympathies d'un autre âge au milieu
d'une civilisation égoïste et prosaïque, se trouvait aussi dépaysé qu'un
sauvage des bords de l'Orénoque dans un cercle de fashionables
parisiens.

Se sentant gauche et déplacé dans cette société pour laquelle il n'était
pas fait, il avait pris le parti de s'isoler en lui-même et de se créer
une existence à part. Il s'était bâti autour de lui un moyen âge de
quelques toises carrées, à peu près comme un amant qui, ayant perdu sa
maîtresse, fait lever son masque en cire, et habille un mannequin des
vêtements qu'elle avait coutume de porter.

A cet effet, il avait loué une des plus vieilles maisons de S***, une
maison noire, lézardée, aux murailles lépreuses et moisies, avec des
poutres sculptées, un toit qui surplombe, des fenêtres en ogive, aux
carreaux en losange, tremblant au moindre coup de vent dans leur résille
de plomb.

Il la trouvait un peu moderne; elle ne datait que de 1550 tout au plus.
Quelques bossages vermiculés, quelques refends, quelques essais timides
de colonnes corinthiennes, où le goût de la Renaissance se faisait déjà
sentir, gâtaient, à son grand regret, la façade de la rue et altéraient
la pureté toute gothique du reste de l'édifice.

C'était d'ailleurs la maison la plus incommode de toute la ville.

Les portes mal jointes, les châssis vermoulus laissaient passer la bise
comme un crible. La cheminée au manteau blasonné, sous lequel toute une
famille se fût assise, eût avalé un chêne entier à chaque bouchée de sa
gueule énorme; il eût fallu deux hommes pour changer de place ses lourds
chenets de fer, ornés de grosses boules de cuivre.

Les tapisseries de haute lisse, représentant des passes d'armes et des
sujets de chevalerie, s'en allaient en lambeaux; les murs suaient à
grosses gouttes à force d'humidité; quelques tableaux noirs et enfumés
étaient pendus çà et là dans leurs cadres poudreux.

Pour compléter l'illusion, Elias Wildmanstadius avait rassemblé à grands
frais les meubles les plus anciens qu'il eût pu trouver: de grands
fauteuils de chêne à oreillettes, couverts de cuir de Cordoue avec des
clous à grosses têtes, des tables massives aux pieds tortus, des lits à
estrade et à baldaquin, des buffets d'ébène, incrustés de nacre, rayés
de filets d'or, des panoplies de diverses époques, tout ce bagage
rouillé et poussiéreux, qu'un siècle qui s'en va laisse à l'autre comme
témoin de son passage, et que les peintres disputent aux antiquaires
chez les marchands de curiosités.

Afin d'être assorti à ces meubles et de ne pas faire dissonance, il
portait toujours chez lui un costume du moyen âge.

Rien n'était plus divertissant que de le voir, ce bon Elias
Wildmanstadius, avec un surcot de samit armorié, des jambes mi-parties,
des souliers à la poulaine, les cheveux fendus sur le front, le chaperon
en tête, la dague et l'aumônière au côté, se promener gravement, à
travers les salles désertes, comme une apparition des temps passés.
Quelquefois il se revêtait d'une armure complète, et il prenait un grand
plaisir à entendre le son de fer qu'il rendait en marchant.

Cet amour de l'antiquité s'étendait jusque sur la cuisine: il fallait
mettre sur sa table des drageoirs et des hanaps; il ne voulait manger
que faisans avec leurs plumes, paons rôtis, ou toute autre viande
chevaleresque. Dès qu'il voyait paraître quelque mets plus bourgeois et
plus confortable, il entrait en fureur, et il aurait presque battu
Marthe, sa vieille gouvernante, lorsqu'elle lui versait du faro ou du
lambick, au lieu d'hydromel et de cervoise.

Par le même motif, il n'admettait dans sa bibliothèque aucun livre
imprimé, à moins que ce ne fût en gothique; car il détestait l'invention
de Guttemberg autant que celle de l'artillerie.

En revanche, les rayons étaient chargés de force beaux manuscrits sur
vélin, aux coins et aux fermoirs d'argent, à la reliure de parchemin ou
de velours.

Il admirait avec une naïveté d'enfant les images des frontispices, les
fleurons des marges, les majuscules ornées aux commencements des
chapitres; il s'extasiait sur les roides figures des saintes aux cils
d'or et aux prunelles d'azur, les beaux anges aux ailes blanches et
roses; il avait peur des diables et des dragons, et croyait à toute
légende, si absurde qu'elle fût, pourvu que le texte fût en bonne
gothique ligaturée et le titre en grandes lettres rouges.

En peinture, ses opinions étaient fort étranges: au delà des tableaux du
quinzième siècle, il ne voyait plus rien; il n'aimait que Mabuse,
Jacquemain Gringoneur, Giotto, Pérugin et quelques peintres de ce genre.
Raphaël commençait à être trop nouveau pour lui.

De la musique telle que l'ont faite Rossini, Mozart et Weber, il ne
connaissait rien; au lieu du _Di tanti palpiti_, il chantait:

    Tout est verlore,
    La tintelore,
    Tout est frelore, bei Gott!

de la défaite des Suisses à Marignan, par Clément Janequin, ou quelque
autre air d'Ockeghem, de Francesco Rosello, de Constantio Festa ou
d'Hobrecht: il n'allait pas plus loin.

Pour les instruments dont on se sert aujourd'hui, il n'en savait pas le
nom; en récompense, il savait à merveille ce que c'était qu'une
sambucque, des naquerres, des regales, une épinette, un psaltérion et un
rebec: il en eût même joué au besoin.

En littérature, il eût cité juste le plus obscur roman: Parténopeux de
Blois, Huon de Bordeaux, Atys et Profilas, le Saint-Graal, Dolopathos,
Perceforest, et mille autres; il ne se doutait pas de Byron et de Gœthe.
Il vous eût raconté de point en point la chronique de tel roitelet
breton antérieur à Grâlon et à Konan, et vous l'eussiez fort surpris en
lui parlant de Napoléon.

Lorsqu'il était forcé d'écrire à quelqu'un, c'était dans un style si
plein d'archaïsme, avec un caractère si hors d'usage, qu'il était
impossible d'en déchiffrer un mot, et qu'il fallait en déférer au
chartrier de la ville.

Sa conversation était hérissée d'expressions vieillies, de tours tombés
en désuétude, si bien que chaque phrase était une énigme, et qu'il y
fallait un commentaire.

Pourtant, avec tout cela, il avait une âme aimante et pieuse; il
comprenait l'art, mais l'art naïf et qui croit à son œuvre, l'art
gothique, patient et enthousiaste, qui fait des miniatures géantes, des
basiliques travaillées en bijou, des clochers de deux cents pieds, finis
comme des chatons de bague. Il sentait admirablement bien
l'architecture; il eût trouvé Notre-Dame et la cathédrale de Bourges, si
elles avaient été à faire. Trois cents ans plus tôt, le nom d'Élias
Wildmanstadius nous fût parvenu, porté par l'écho des siècles, avec ces
quelques noms rares qui surnagent et ne meurent point; mais, comme
beaucoup d'autres, il avait manqué son entrée en ce monde, il n'était
qu'une espèce de fou; il eût été un des plus hauts génies, sa vie eût
été pleine et complète: il était obligé de se créer une existence
factice et ridicule, et de se jouer lui-même de lui.

Choqué de la tournure bourgeoise et mercantile des habitants, de la
monotonie anti-pittoresque des maisons neuves, il en était réduit à ne
pas sortir, ou, s'il le faisait, ce n'était que pour visiter et pour
fureter dans tous ses coins sa bonne vieille cathédrale. C'était le plus
grand plaisir qu'il eût; il y restait des heures entières en
contemplation. Le clocher déchiqueté à jour, les aiguilles évidées, les
pignons tailladés en scie, les croix à fleurons, les guivres et les
tarasques montrant les dents à l'angle de chaque toit, les roses des
vitraux toujours épanouies, les trois porches avec leurs collerettes de
saints, leurs trèfles mignonnement découpés, leurs faisceaux de colonnes
élancées et fluettes, les niches curieusement ciselées et toutes folles
d'arabesques, les bas-reliefs, les emblèmes, les figures héraldiques, la
plus petite dentelure de cette broderie de pierre, la plus imperceptible
maille de ce tulle de granit, il aurait tout dessiné sans rien voir,
tellement il avait présent à la mémoire jusqu'au moindre détail de son
église bien-aimée. La cathédrale, c'était sa maîtresse à lui, la dame de
ses pensées; il ne lui eût pas fait infidélité pour la plus belle des
femmes: il en rêvait, il en perdait le boire et le manger; il ne se
trouvait à l'aise qu'à l'ombre de ses vieilles ogives: il était là chez
lui: le fond était en harmonie avec le personnage. A force de vivre avec
les colonnettes fuselées, au milieu des piliers sveltes et minces, il en
avait en quelque sorte la forme: à le voir si maigre et si long, on
l'eût pris pour un pilier de plus, ses cheveux bouclés ne ressemblant
pas mal aux acanthes des chapiteaux.

Il avait étudié à fond l'histoire de la basilique et de sa construction;
il vous eût dit précisément à quelle année avaient été bâtis le chœur et
l'abside, le maître-autel et le jubé, la nef et les chapelles latérales;
il avait constaté l'âge de chaque pierre; il savait combien avait coûté
la menuiserie des stalles, du banc de l'œuvre et de la chaire, ce qu'il
avait fallu de temps pour poser la clef de voûte, suspendre la lancette
et le pendentif; il lisait couramment les inscriptions de toutes les
tombes; il expliquait les blasons; il connaissait le sujet de tous les
tableaux et de toutes les peintures des vitrages; il vous eût conté
comment l'orgue, don d'un empereur d'Orient, était le premier qu'on eût
vu en Europe; et bien d'autres, si vous l'eussiez laissé faire, car il
ne tarissait pas sur ce sujet, et, quand il en parlait, sa figure
s'animait singulièrement, ses yeux, d'un bleu terne, brillaient d'un
éclat extraordinaire.

Cette pauvre âme, oubliée dans un coin du ciel par son ange gardien,
amoureux sans doute de quelque Éloa, et jetée ensuite dans un monde dont
toutes ses sœurs s'en étaient allées, nageait alors dans une joie
ineffable et pure: elle se croyait en 1500.

Pour tromper son ennui, le bon Elias Wildmanstadius sculptait, avec un
canif, de petites cathédrales de liége, peignait des miniatures à la
manière gothique, transcrivait de vieilles chroniques, et faisait des
portraits de vierges, avec des auréoles et des nimbes d'or.

Il vécut ainsi fort longtemps, peu compris et ne pouvant comprendre. Sa
fin fut digne de sa vie. Il y a deux ans, le tonnerre tomba sur la
cathédrale, et y fit de grands ravages. Par l'effet d'une sympathie
mystérieuse, le bon Elias mourut de mort subite, précisément à la même
heure, dans sa maison (c'est celle qui fait l'angle du vieux marché, et
où l'on voit une madone), assis dans un grand fauteuil, au moment où il
achevait un dessin de la cathédrale. On l'enterra, comme il l'avait
toujours demandé, dans la chapelle où il avait passé tant d'heures de sa
vie, sous la pierre qu'il avait usée de ses genoux. Il est maintenant
là-haut, en compagnie des chérubins, de la Vierge et des saints, qu'il
aimait tant, dans son beau paradis d'or et d'azur, et sans doute il ne
manquerait rien à son bonheur, si l'épitaphe de son tombeau n'était pas
en style et en caractères évidemment modernes.



LE BOL DE PUNCH

      L'orgie échevelée.

      DE BALZAC.

      L'orgie échevelée.

      JULES JANIN.

      L'orgie échevelée.

      P.-L. JACOB.

      L'orgie échevelée.

      EUGÈNE SUE.


C'était une chambre singulière que celle de notre ami Philadelphe. Elle
avait bien, comme toutes les chambres possibles, comme la vôtre ou la
mienne, quatre murs avec un plafond et un plancher, mais la façon dont
elle était décorée lui donnait une physionomie étrangement incongrue.

Les peintures les plus bizarres étaient appendues aux murs dans des
cadres curieusement sculptés; des pastels de la Régence, fardés et
souriants, se pavanaient à côté de roides figures d'anges sur fond d'or,
dans la manière de Giotto ou d'Orcagna.

Les gravures, les eaux-fortes se pressaient au long des lambris, si
serrées et si mal en ordre, qu'on ne pouvait en voir une seule sans en
déranger deux ou trois.

Rembrandt heurtait Watteau du coude, une fête galante de Pater couvrait
la figure d'une sibylle de Michel-Ange, un Tartaglia de Callot donnait
du pied au cul au portrait du grand roi, par Hyacinthe Rigaud, une
nudité charnue et sensuelle de Rubens faisait baisser les yeux à un
dessin ascétique de Moralès, une gouache libertine de Boucher montrait
impudemment son derrière à une prude madone du rigide Albert Dürer; la
muraille était hérissée d'antithèses, comme une tragédie du temps de
l'empire.

Sur toutes les tables, les consoles, les guéridons, les chaises, les
fauteuils, et en général sur tout ce qui présentait une surface à peu
près plane, étaient entassés une foule d'objets de formes baroques et
disparates.

Dans une duchesse inoccupée, au milieu de plats bosselés et d'émaux de
Bernard de Palissy, une longue fiole flamande allongeait son col de
cigogne.

Des pots bleus du Japon, des nids d'hirondelles salanganes, des carpes
et des chats verts de la Chine, jonchaient des escabeaux vermoulus du
temps de Louis XIII.

Une tête de mort, des besicles sur le nez, une calotte grecque sur le
crâne, une pipe culottée entre les mâchoires, faisait la grimace à un
magot de porcelaine placé à l'autre bout de la cheminée; des mandragores
difformes se tortillaient hideusement, pêle-mêle avec des pétrifications
et des madrépores, sur un rayon vide de la bibliothèque.

Sur la table du milieu, c'était bien autre chose: il était certainement
impossible de réunir dans un plus petit espace un plus grand nombre
d'objets ayant de la tournure et du caractère:

Une babouche turque,

Une pantoufle de marquise,

Un yatagan,

Un fleuret,

Un missel,

Un Arétin,

Un médaillon d'Antonin Moine,

Du papel español para cigaritos,

Des billets d'amour,

Une dague de Tolède,

Un verre à boire du vin de Champagne,

Une épée à coquille,

Des priapées de Clodion,

Une petite idole égyptienne,

Des paquets de différents tabacs (lesdits paquets largement éventrés et
laissant voir leurs blondes entrailles),

Un paon empaillé,

Les _Orientales_ de Victor Hugo,

Une résille de muletier,

Une palette,

Une guitare,

Un n'importe quoi, d'une belle conservation.

Que sais-je! un fouillis, un chaos indébrouillable, à faire tomber la
plume de lassitude au nomenclateur le plus intrépide, à Rabelais ou à
Charles Nodier.

Les chaises et les fauteuils avaient probablement été à Marignan avec
les escabeaux de Saltabadil; les unes étaient boiteuses et les autres
manchots: pas plus de trois pieds et pas plus d'un bras.

Il n'est pas besoin de vous faire remarquer, judicieux lecteur, que
cette description est véritablement superbe et composée d'après les
recettes les plus modernes. Elle ne le cède à aucune autre, hormis
celles de M. de Balzac, qui seul est capable d'en faire une plus longue.
J'ai attifé un peu ma phrase, jusqu'ici assez simple; j'ai cousu des
paillettes à sa robe de toile, je lui ai mis des verroteries et du
strass dans les cheveux, je lui ai passé aux doigts des bagues de
chrysocale, et la voilà qui s'en va toute pimpante, aussi fière et aussi
brave que si tous ses bijoux n'étaient pas du clinquant, et ses diamants
de petits morceaux de cristal.

Je fais cela parce que l'on croirait, à la voir aller humble et nue
comme elle va, que je n'ai pas le moyen de la vêtir autrement. Pardieu!
je veux montrer que j'en suis aussi capable que si je n'avais pas de
talent, et je dois supposer que j'en ai beaucoup, si j'ai eu l'art de
vous amener, à travers trois cents pages, jusqu'à cette assertion
audacieuse et immodeste. En deux traits de plume, je m'en vais lui faire
une jupe d'adjectifs, un corset de périphrases et des panaches de
métaphores.

D'alinéa en alinéa, je veux désormais tirer des feux d'artifice de
style; il y aura des pluies lumineuses en substantifs, des chandelles
romaines en adverbes, et des feux chinois en pronoms personnels. Ce sera
quelque chose de miroitant, de chatoyant, de phosphorescent, de
papillotant, à ne pouvoir être lu que les yeux fermés.

Cette description, outre qu'elle est magnifique et digne d'être insérée
dans les cours de littérature, l'emporte sur les descriptions ordinaires
par le mérite excessivement rare qu'elle a d'être parfaitement à sa
place, et d'être d'une utilité incontestable à l'ouvrage dont elle fait
partie.

En effet, ayant entrepris d'écrire la physiologie du bipède nommé
Jeune-France, j'ai cru qu'après avoir constaté le nombre de ses ongles
et la longueur de son poil, la couleur de son cuir, ses habitudes et ses
appétits, il ne serait pas d'un médiocre intérêt de vous faire savoir où
il vit et où il perche, et j'ai pensé que la description de cette
chambre aurait autant d'importance aux yeux des naturalistes que celle
du nid de la mésange des roseaux ou du petit perroquet vert d'Amérique.

Les sept ou huit personnages réunis dans cette chambre singulière
n'étaient guère moins singuliers: les figures étaient en tout dignes du
fond.

Leur costume n'était pas le costume français, et l'on eût été fort
embarrassé de désigner précisément à quelle époque et à quelle nation il
appartenait. L'un avait une barbe noire taillée à la François Ier,
l'autre une pointe et les cheveux en brosse, à la Saint-Mégrin, un
troisième une royale, comme le cardinal Richelieu; les autres, trop
jeunes pour posséder cet accessoire important, s'en dédommageaient par
la longueur de leur chevelure. L'un avait un pourpoint de velours noir
et un pantalon collant, comme un archer du moyen âge; l'autre un habit
de conventionnel, avec un feutre pointu de raffiné; celui-ci, une
redingote de dandy, d'une coupe exagérée et une fraise à la Henri IV.
Tous les autres détails de leur ajustement étaient entendus dans le même
style, et l'on eût dit qu'ils avaient pris au hasard et les yeux fermés,
dans la friperie des siècles, de quoi se composer, tant bien que mal,
une garde-robe complète. Les occupations de ces dignes individus étaient
tout à fait en rapport avec leur extérieur.

Le François Ier chantait faux, et avec un accent normand, une romance
espagnole.

Le Saint-Mégrin jouait au bilboquet, ou lançait des boulettes avec une
sarbacane.

Le Richelieu fumait gravement un cigare éteint.

Le conventionnel racontait d'une voix de Stentor une de ses bonnes
fortunes à son ami le fashionable, et il lui recommandait le secret.

L'archer lisait le _Courrier des Théâtres_; le dandy guillotinait des
mouches avec des queues de cerises.

Philadelphe, le maître de la maison, faisait de ses bras un Y et de sa
bouche un grand O, en bâillant de la façon la plus paternelle du monde.
Bref, toute l'assemblée avait l'air de jouir médiocrement et de se
souhaiter dans un autre endroit. Je crois, tant ils étaient désespérés
et embarrassés d'eux-mêmes, qu'ils n'eussent pas refusé des billets
d'Opéra-Comique ou de Vaudeville.

ALBERT.--Par les cornes de mon père! on s'ennuie ici comme en pleine
Académie.

RODOLPHE.--On se croirait au Théâtre-Français.

THÉODORE.--Que faire pour couper le cou au temps? Si nous faisions des
armes?

ALBERT.--Le fleuret est cassé.

THÉODORE.--Si nous jouions aux dés?

ALBERT.--Les dés de Philadelphe sont pipés.

THÉODORE.--Si nous lisions un conte de M. de Bouilly, ce serait quelque
chose de colossalement bouffon.

ALBERT.--Autant nous faire avaler de la panade sans sel.

THÉODORE.--Si chacun racontait ses bonnes fortunes?

TOUS.--Allons donc! poncif! pompadour! ce serait bien amusant et varié!
A bas la motion! à bas l'orateur!

RODERICK.--Si nous faisions de la musique?

TOUS, _avec une expression de terreur profonde_.--Non! non! non!

PHILADELPHE.--Le piano n'est pas d'accord, et c'est d'ailleurs un
plaisir très-médiocre que de voir un pauvre diable se démener sur un
clavier, comme le lapin savant qui tambourinait en l'honneur de Charles
X.

THÉODORE.--J'aime mieux que Roderick ait la gueule remplie avec de la
bouillie bien chaude qu'avec des _sol_ et des _ut_, d'autant que
très-souvent le _sol_ est un _ut_ et l'_ut_ un _sol_, et que la bouillie
est toujours de la bouillie, et le bâillonne hermétiquement.

PHILADELPHE.--Cela aurait une belle tournure de chanter des romances de
société comme des tartines qui sortent de pension.

TOUS.--Au diable la musique, et le musicien surtout!

RODERICK.--Qu'allons-nous faire, au bout du compte?

RODOLPHE, _du ton le plus dithyrambique du monde_.--Tête et sang!
messieurs, vous mériteriez bien d'avoir des membranes entre les doigts,
car vous n'êtes, à vrai dire, que de francs oisons.

PHILADELPHE.--L'oie est blanche comme le cygne et le cygne est palmé
comme l'oie, et l'on court risque de s'y tromper, quand on a la vue
courte. O mon ami! l'on voit bien que tu as oublié de chausser tes
lunettes; frottes-en les verres au parement de ton habit, et regarde, tu
verras que nous sommes de hauts génies et non des imbéciles, des cygnes
et non des oies.

ALBERT.--Oie ou cygne, n'importe; de loin l'effet est le même. J'ai, en
ce moment-ci, un avantage sur toi en particulier, et sur vous tous en
général: c'est que j'ai une idée, et que vous n'en avez évidemment pas.

PHILADELPHE.--Est-il fat, celui-là, avec sa prétention d'avoir une idée!
Tu n'as pas plus d'idées que de femmes.

ALBERT.--C'est en quoi tu te trompes, j'ai trois femmes et une idée;
différent en cela de toi, qui as peut-être trois idées, et qui n'as
certainement pas de femme.

TOUS.--L'idée! l'idée! l'idée!

ALBERT.--Messeigneurs, la voici; elle est simple et triomphante. Je
m'étonne que pas un d'entre vous ne l'ait eue avant moi.

TOUS.--Voyons.

ALBERT, _solennellement_.--Faisons une orgie! Une orgie est
indispensable pour nous culotter tout à fait: il ne nous manque que
cela. Nous nous compléterons, et nous passerons la soirée
très-agréablement.

TOUS, _avec un enthousiasme frénétique_.--Bravo! bravo!

ALBERT.--Rien n'est plus à la mode que l'orgie. Chaque roman qui paraît
a son orgie: ayons aussi la nôtre. L'orgie est aussi nécessaire à une
existence d'homme qu'à un in-octavo d'Eugène Renduel...

En vérité, je ne sais trop pourquoi j'ai pris la forme du dialogue pour
vous narrer ce conte véridique; il est clair qu'elle s'y adapte fort
mal, et la page précédente est un chef-d'œuvre de mauvais goût. Je ne
crois pas qu'il soit possible d'écrire d'une manière plus prétentieuse
et plus fatigante: chaque interlocuteur prend le dernier mot de l'autre,
et le renvoie comme un volant avec une raquette.

Je pense que le seul motif qui m'a poussé à cette abomination est le
désir de faire le plus de pages possible avec le moins de phrases
possible. Je souhaite de tout mon cœur que ce bienheureux conte,
intitulé _le Bol de Punch_, aille jusqu'à la page 370, qui est la
colonne d'Hercule où je dois arriver, et que je ne dois pas dépasser,
parce que, dans l'un ou l'autre de ces deux cas, mon volume serait
galette ou billot, écueil également à redouter.

Le dialogue a cela d'agréable qu'il foisonne beaucoup: chaque demande et
chaque réponse étant séparées par le nom des personnages écrits en
lettres majuscules, l'on peut, avec un peu d'adresse, composer une page
sans y mettre plus de cinq ou six lignes, en ayant soin de hacher son
style court et menu. Il y a, dans _les Marrons du Feu_, une feuille qui
ne contient que treize syllabes; c'est le _nec plus ultra_ du genre, et
il n'est pas donné à beaucoup de s'élever à cette hauteur:

            ... Vestigia pronus adoro.

Quoi qu'il en soit, je renonce au dialogue, temporairement du moins, et
le lecteur y gagnera une superficie de deux ou trois pouces carrés par
feuillet de pensées exclusivement admirables, ainsi que je me suis
engagé à les livrer à mon éditeur très-cher.

Cette grandeur d'âme est d'autant plus antique et digne qu'on la loue,
qu'elle recule l'instant fortuné où je toucherai l'argent qui m'est dû
pour ce merveilleux volume, destiné à opérer une régénération sociale et
à faire progresser l'humanité dans la route de l'avenir.

Et si vous désirez savoir, ami lecteur, pourquoi je veux avoir de
l'argent, je vous répondrai _primo_, comme Gubetta à Lucrèce Borgia,

            ... Pour en avoir,

ce qui est très-logique; _secundo_, pour acheter des vieux pots du Japon
et des magots de la Chine; _tertio_, pour manger du flan et des pommes
de terre frites le long des quais et des boulevards, ce que personne ne
pourra trouver subversif de l'ordre de choses et provoquant au mépris de
la monarchie citoyenne.

Maintenant, au bol de punch!

Si vous n'avez pas de gastrite, ce que je souhaite de toute mon âme, ô
vénérable lecteur, tendez votre verre, que je vous verse de ce
délectable breuvage. Et vous, ô charmante lectrice (il n'y a aucun doute
que vous ne soyez charmante), avancez le vôtre, que je ne répande rien
sur la nappe. Vous direz probablement qu'il est d'une force horrible;
vous ferez, en disant cela, la plus jolie petite moue et la plus
adorable grimace que l'on puisse imaginer; mais vous n'en boirez pas
moins le calice jusqu'à la dernière goutte, et vous vous en trouverez on
ne peut mieux, vous et vos chastes amies.

--Oui! oui! une orgie pyramidale, phénoménale, crièrent tous les drôles
à la fois, une orgie folle, échevelée, hurlante, comme dans _la Peau_ de
M. de Balzac, comme dans le _Barnave_ de M. Janin, comme dans _la
Salamandre_ de M. Eugène Sue, comme dans _le Divorce_ du bibliophile
Jacob.

--Non, non, à bas celle-là! c'est empire, c'est poncif!

--Comme dans _la Danse Macabre_, du même.

--A la bonne heure, c'est moyen âge, au moins, cela a une tournure.

--Qu'est-ce qui tient pour _la Peau_?

--Moi,--moi,--moi!

--C'est bien: passez par là, dit Philadelphe.

Les Balzaciens se rangèrent à sa droite.

--Qui pour _Barnave_?

--Nous quatre.

--A droite aussi; vous êtes les aristocrates de l'orgie, et nous vous
guillotinerons à la fin, entre la poire et le fromage.

Les Janinphiles, les Janinlâtres ou les Janiniens, car ces trois mots
sont d'une composition également régulière, allèrent se placer à côté
des Balzaciens.

--Où sont les flambarts?

--Ici,--ici!

--A gauche les flambarts.

Et ils passèrent à gauche.

--Où sont les truands?

--Voilà!--voilà!

Et plusieurs mains se levèrent.

--A gauche, avec les flambarts; vous êtes les démocrates, c'est pourquoi
vous chiquerez du caporal, tandis que ces messieurs fumeront du
maryland; c'est pourquoi vous boirez du vin bleu, comme les filles de
Barbier, tandis que les autres boiront du vin de Champagne. Vous vous
râperez le gosier avec du rhum et du rack, avec le trois-six et le
sacré-chien dans toute sa pureté, tandis qu'ils se l'humecteront avec
les onctueuses liqueurs des îles. Ce qui vous prouve que les
aristocrates vous sont aussi supérieurs, canailles que vous êtes, que le
vin de Chypre est supérieur au vin de Brie.

Les truands se mêlèrent aux flambarts.

--C'est bien, maintenant, où ferons-nous la kermesse?

--Pas ici, c'est trop petit.

--Dans la maison de Théodore, dans la maison du faubourg, vous savez: il
y aura plus de place. Que vous en semble?--C'est convenu.--A quand
l'orgie?--Il est six heures.--A minuit; il faut bien cela pour les
préparatifs.

--A propos, comment nous arrangerons-nous pour la décoration de la
salle?

--Je ne sais trop comment, à moins de faire plusieurs compartiments
comme dans _le Roi s'amuse_. Il me paraît difficile de concilier la
salle à manger du millionnaire de M. de Balzac avec la cuisine de P.-L.
Jacob, la petite maison de M. Jules Janin avec l'auberge de Saint-Tropez
de M. Eugène Sue.

--Ceci est épineux, et, d'ailleurs, le temps nous galope; admettons pour
cette fois-ci le lieu vague que propose Corneille dans les préfaces de
ses tragédies, un lieu qui n'est ni un cabinet, ni une antichambre, ni
une maison, ni une rue, mais qui est un peu tout cela. La chambre de
Théodore sera tout à la fois cuisine, salon, auberge et boudoir. Nous y
mettrons un peu de complaisance, et nous nous aiderons nous-mêmes à nous
faire illusion. On établira une table en fer à cheval: à l'une des
extrémités il y aura une belle nappe damassée, des assiettes de
porcelaine, des cristaux et de l'argenterie; à l'autre, un torchon de
toile à voile, des plats de terre, des bouteilles de grès et des
fourchettes en métal d'Alger.

--Et des filles, il nous faut absolument des filles!

--Des filles, je m'en charge, fit Roderick, mais pour la partie
fashionable seulement. Je connais tout ce qu'il y a de mieux de ce
genre, et je vous amènerai ce qu'on peut nommer à juste titre l'élite de
la société. Quant aux autres, les premières que vous rencontrerez, vous
les enverrez ici; plus elles seront laides et ignobles, mieux elles
vaudront!

--Ainsi soit fait comme il est dit. Nous comptons sur toi, Roderick.

--Soyez tranquilles.

Après avoir échangé plusieurs poignées de mains, les dignes
Jeunes-France se séparèrent pour vaquer aux préparatifs de ces mystères
orgiaques. Théodore courut à sa maison, fit débarrasser la chambre de
tout ce qui pouvait gêner; il envoya chercher de l'eau-de-vie, du rhum
et plusieurs paniers de vin; il posa lui-même un chef et trois ou quatre
marmitons auprès des fourneaux, et casseroles, poêles, marmites d'entrer
en danse, et de siffler, et de chanter, et de faire flah-flah, et de
faire floh-floh, le plus joyeusement du monde.

Sancho, Falstaff, Panurge, et tous les moines goinfres de Rabelais
auraient eu la joie au cœur, et se fussent léché les babines, rien que
de manger leur pain à la fumée de cette cuisine.

Le lieu de réunion présentait l'aspect le plus étrange: d'un côté, des
siéges élégants, un service splendide, des bougies dans des flambeaux
dorés; de l'autre, des bancs de chêne, des tables sur des tréteaux, de
grosses chandelles de suif ou de poix-résine dans des chandeliers de
fer-blanc: la plus complète opposition.

La maison, ainsi illuminée, jetait feu et flammes par toutes les
ouvertures, et inondait d'une lueur dédaigneuse les autres maisons, ses
voisines, qui s'étaient couchées à neuf heures, et avaient fermé l'œil
pour jusqu'au lendemain matin, en bonnes rentières et en bourgeoises de
la vieille roche qu'elles étaient effectivement.

Cependant les fiacres commençaient à arriver: on criait, on jurait.
D'étranges silhouettes se découpaient entre les portes des voitures et
les portes de la maison. C'était tantôt des marquis poudrés, en habit à
la française, l'épée au côté, la poignée en bas, la pointe en l'air,
tenant par le doigt des comtesses en paniers, avec du rouge, des
mouches, des paillettes et un éventail; tantôt des marins, le chapeau
ciré sur la tête, le poing sur la hanche, la pipe à la gueule, une catin
au bras; ou bien des merveilleux haut cravatés, corsés, bridés, gantés,
menant des dames chargées de panaches, de fleurs, de rubans et de
bijoux, ou des truands et des mauvais-garçons, avec le camail et le
chaperon, la grande plume rouge, haute de trois pieds, la dague au
poing, un jurement à la bouche, tous pêle-mêle avec des bohémiennes et
des filles folles de leur corps, en jupes bigarrées et étincelantes de
clinquant.

Au bruit que menait tout ce monde, les maisons les plus voisines
commencèrent à se réveiller un peu, à se frotter les yeux, à mettre
leurs lunettes sur le nez, et le nez à la fenêtre, toutes surprises
qu'elles étaient d'un pareil tapage à une heure aussi indue.

On entrevoyait, sous les jalousies, de vénérables bonnets de coton avec
leur mèche patriarcale, de mystérieuses cornettes et de chastes
fontanges. Plus d'un épicier retiré gagna cette nuit-là un rhume de
cerveau, plus d'une grisette oublia de faire une corne à la page du
roman commencé, plus d'un chat amoureux, ébloui de ces clartés et de ces
rumeurs insolites, se laissa tomber du haut d'un toit dans la rue.

A chaque entrée, c'était un hurrah frénétique; tous les carreaux
dansaient dans les châssis, les assiettes remuaient dans les buffets,
comme par un tremblement de terre.

Les honnêtes bourgeois du quartier, ne sachant à quoi attribuer ce
tintamarre, s'imaginaient qu'on allait donner une seconde représentation
des Immortelles au profit de la république. Les bonnes vieilles édentées
descendaient à la cave, persuadées que c'était la fin du monde et que le
bon Dieu nous punissait d'avoir renvoyé Charles X.

Un abonné du _Constitutionnel_, le même qui fait des remarques si
ingénieuses au quatrième acte d'_Antony_, prétendit que c'était un
conciliabule de jésuites, attendu que plusieurs de ces messieurs avaient
des cheveux longs, ce qui est éminemment jésuitique.

Un abonné de la _Gazette_ jura ses grands dieux que c'était le comité
directeur qui s'assemblait secrètement pour se guillotiner lui-même et
manger des petits enfants, ainsi qu'il en a contracté la vicieuse
habitude.

Un lecteur de M. Jay, oui, un lecteur de M. Jay, quoiqu'au premier coup
d'œil il puisse paraître fabuleux que M. Jay ait eu un lecteur, affirma
que c'étaient des romantiques qui se réunissaient pour insulter aux
bustes et brûler les œuvres de ces morts immortels que la pudeur
m'empêche de nommer.

Chacun prit place: les balzaciens et les janinlâtres au bout
aristocrate, les autres plus bas; mais ce qu'il y avait de plaisant,
c'est qu'à côté de chaque assiette était posé un volume, soit de
_Barnave_, soit de _la Peau_, soit de _la Salamandre_, ou de _la Danse
Macabre_, ouvert précisément à l'endroit de l'orgie, afin que chacun pût
suivre ponctuellement le livre et en garder consciencieusement la
tournure.

Les premiers plats se désemplirent, les premières bouteilles se
vidèrent, sans qu'il se passât rien de remarquable, sans qu'il se dît
rien de très-superlatif. Un cliquetis de verres et de fourchettes, un
bruit de déglutition et de mastication, coupé çà et là de quelques rires
stridents, était à peu près tout ce qu'on entendait.

De temps en temps une feuille du livre retombait sur une autre feuille
avec un frissonnement satiné.

--Diable! je ne suis encore qu'à la description du premier service, dit
un balzacien. Ce gredin de Balzac n'en finit pas; ses descriptions ont
cela de commun avec les sermons de mon père.

--J'ai encore au moins dix pages pour arriver au bon endroit, cria un
flambart, de l'autre côté de la salle; j'ai déjà bu deux ou trois
bouteilles de vin, Frédéric en a bu autant, et aucun des effets décrits
dans _la Salamandre_ n'a daigné se produire. Le nez de Rodolphe est
toujours de la même couleur, il n'est que rouge, quoique M. Eugène Sue
ait dit formellement que, dans une orgie caractéristique, le rouge
devenait pourpre et le pourpre violet.

--Bah! bah! c'est que nous ne sommes pas encore assez gris; buvons!

--Buvons! reprit toute la troupe en chœur. Et ces messieurs, quoique
déjà passablement ivres, s'entonnèrent rasades sur rasades.

C'est une chose à remarquer, les descripteurs orgiaques et les faiseurs
de livres obscènes outrepassent les proportions humaines de la manière
la plus invraisemblable; les uns font tenir dans le corps d'un misérable
petit héros, qui a six pieds tout au plus, dix fois plus de punch et de
vin qu'il n'en tiendrait dans la tonne d'Heidelberg; les autres font
accomplir à de minces freluquets de vingt ans des travaux amoureux qui
énerveraient plusieurs douzaines d'hercules. Je voudrais bien savoir
quel but ont ces exagérations. Peut-être est-ce une flatterie indirecte
adressée au lecteur, je penche à le croire. En tout cas, de pareils
livres sont très-pernicieux; ils nous font mépriser des marchands de vin
et des petites filles, qui, en nous comparant à ces types grandioses,
doivent nous trouver de tristes buveurs et de plus tristes amants.

Comme j'ai le malheur d'avoir petite poitrine et assez mauvais estomac,
et que, par conséquent, je ne puis guère boire que de l'eau coupée de
lait, je laisse mon verre plein à côté de moi, pendant que mes dignes
camarades ne font que vider le leur, et semblent, en vérité, plutôt des
pompes ou des éponges que des hommes ayant reçu le sacrement du baptême.

En attendant qu'ils soient tout à fait ivres-morts, je vais, pour passer
le temps, vous faire, ami lecteur, une toute petite description qui,
Dieu et les épithètes aidant, n'aura guère que cinq ou six pages. Je ne
sais pas si vous vous en souvenez (pourquoi vous en souviendriez-vous?
on oublie bien son chien et sa maîtresse); mais j'ai promis, quelques
lignes plus haut, de vous régaler du beau style et des belles manières
de dire en usage aujourd'hui.

Vous devez être las de m'entendre jargonner, dans mon grossier patois,
comme un vrai paysan du Danube que je suis, et que je serai probablement
jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de me retirer de ce monde.

Cette description sera aussi belle que celle par où commence ce conte
panthéistique et palingénésique. Si toutefois (ce dont je doute) elle ne
vous satisfait pas complétement, j'espère, mesdames, que vous daignerez
m'excuser, vu le peu d'habitude que j'ai de ces sortes de choses.

Certes, c'était un spectacle étrange à voir que tous ces jeunes hommes
réunis autour de cette table; on eût dit un sabbat de sorciers et de
démons...

Pouah! pouah! voilà un commencement fétide, c'est le poncif de 1829.
Cela est aussi bête qu'un journal d'hier, aussi vieux qu'une nouvelle de
ce matin. Si vous n'êtes pas difficile, lecteur, moi je le suis, et,
comme Cathos ou Madelon des _Précieuses ridicules_, il n'y a pas jusqu'à
mes chaussettes qui ne soient de la bonne faiseuse, il n'y a pas jusqu'à
mes descriptions qui ne soient dans la dernière mode: donc je
recommence.

Oh! l'orgie laissant aller au vent sa gorge folle, toute rose de
baisers; l'orgie, secouant sa chevelure parfumée sur ses épaules nues,
dansant, chantant, criant, tendant la main à celui-ci et le verre à
celui-là; l'orgie, chaude courtisane, qui fait la bonne à toutes les
fantaisies, qui boit du punch et qui rit, qui tache la nappe et sa robe,
qui trempe sa couronne de fleurs dans un bain de malvoisie; l'orgie
débraillée, montrant son pied et sa jambe, penchant sa tête alourdie à
droite et à gauche; l'orgie querelleuse et blasphématrice, prompte à
chercher son stylet à sa jarretière; l'orgie frémissante, qui n'a qu'à
étendre sa baguette pour faire un poëte d'un idiot, et un idiot d'un
poëte; l'orgie qui double notre être, qui fait couler de la flamme dans
nos veines, qui met des diamants dans nos yeux, et des rubis à nos
lèvres; l'orgie, la seule poésie possible en ces temps de prosaïsme;
l'orgie...

Ouf! voilà une phrase terriblement longue, plus longue que l'amour de ma
dernière maîtresse, je vous jure. Ravalons notre salive et reprenons
notre haleine. La rosse qui me sert de Pégase est tout essoufflée et
renâcle comme un âne poussif.

J'aurais pu la bâtir autrement, comme ceci, par exemple: l'orgie, avec
ses rires, avec ses cris, avec, etc., etc., pendant autant de pages que
j'aurais voulu; mais cette forme de phrase, qui florissait la semaine
passée, n'est plus déjà de mise celle-ci, et d'ailleurs l'autre est plus
échevelée et plus dithyrambique.

Je crois, lecteur, que la partie lyrique de ma description est
suffisamment développée. Je vais, avec votre permission, passer à la
partie technique.

Je ne dirai pas que la nappe avait l'air d'une couche de neige
fraîchement tombée, attendu que je ne suis pas assez poëte pour cela,
surtout en prose, mais je prendrai sur moi d'affirmer qu'elle était d'un
assez beau blanc, et qu'elle avait été probablement à la lessive.

Quant aux verres, ils avaient été sérieusement rincés, et les carafes
mêmement. Chaque convive avait une assiette devant lui, et une serviette
pour lui tout seul; il avait aussi la jouissance d'un couteau, d'une
cuiller et d'une fourchette. Je ne sais si tous ces détails sont
très-utiles, mais je me ferais un scrupule d'en priver les lecteurs de
cette glorieuse histoire: dans un si grand sujet il n'y a pas de petite
chose.

Je voudrais bien vous raconter ici de quoi se composait le fantastique
souper, mais je vous avoue, en toute humilité, que je suis d'une
ignorance profonde en fait de cuisine. Je suis indigne de manger, car je
n'ai jamais su distinguer l'aile gauche d'une perdrix de son aile
droite, et, pourvu que du vin soit rouge et me grise, je l'avale
pieusement, et je dis que c'est de bon vin. Pourtant il faut que vous
sachiez, plat par plat, bouteille par bouteille, bouchée par bouchée, ce
qu'ont mangé et bu les héros de cette mémorable soirée.

Je n'ai jamais de ma vie assisté à un grand dîner; ma pitance habituelle
se compose de mets très-humbles et très-bourgeois, et vous ne vous
figurez pas l'embarras où je suis pour trouver les noms d'une vingtaine
de plats assez drôlatiques pour composer la carte de ce merveilleux
festin.

Quelle soupe leur ferai-je manger? du riz au gras ou de la julienne? Fi
donc! c'est un potage de rentier, de marchand de bonnets de coton
retiré. Il me faut un potage fashionable, un potage transcendant. Bon,
j'y suis: de la soupe à la tortue. Avez-vous mangé de la soupe à la
tortue, vous? Je veux que le diable m'emporte si j'en ai mangé, moi; je
n'en ai même jamais vu, ni flairé, mais ce n'en doit pas moins être une
merveilleuse soupe.

--Après?

--La tortue, avec sa carapace et du persil dessous, en guise de bouilli.

--Après?

--Après, après, vous croyez, vous autres, qu'un dîner se compose aussi
facilement qu'un poëme. Un cuisinier ferait plutôt une bonne tragédie
qu'un auteur tragique ne ferait un bon dîner.

Mais je vois que, si je continue ainsi, je cours grand risque de faire
avaler à mes héros des côtelettes de tigre, des beefsteaks de chameau et
des filets de crocodile, au lieu de les régaler de mets congrus et
approuvés par Carême. Que faire? Je ne sais qu'un expédient pour me
tirer de ce mauvais pas.

--Mariette! Mariette!

--Plaît-il, monsieur?

--Apportez-moi votre livre de cuisine.

--Voilà, monsieur.

--Je m'en vais tout bonnement transcrire un menu de dîner de
vingt-quatre couverts; au moins nous serons sûrs de ce qu'ils mangeront.

--Diable! ce n'est que _la Cuisinière bourgeoise_; je croyais que
c'était _le Cuisinier royal_. Il n'y a pas de dîner de vingt-quatre
couverts, et ces mets-là ne m'ont pas l'air anacréontiques. Ma foi, tant
pis, vous vous en accommoderez pour cette fois-ci.

Je transcris littéralement:


TABLE DE QUATORZE COUVERTS, ET QUI PEUT SERVIR POUR VINGT A DINER.

_Premier service._

Pour le milieu, un surtout qui reste pour tout le service.

(Très-bien.)

Aux deux bouts, deux potages:

  Un potage aux choux.

  Un potage aux concombres.

Quatre entrées pour les quatre coins du surtout:

  Une tourte de pigeons.

  Une de deux poulets à la reine et sauce appétissante.

  Une d'une poitrine de veau en fricassée de poulets.

(Ceci est peut-être fort simple, et me paraît néanmoins assez bouffon;
je ne comprends guère comment une poitrine de veau est une fricassée de
poulets. N'importe, le livre le dit, αὐτὸς ἔφη, et il n'y a que la foi
qui sauve.)

  Une queue de bœuf en hoche-pot.

(Est-ce que vous mangeriez de la queue de bœuf? Il me semble qu'il faut
être anthropophage pour cela.)

Six hors-d'œuvre pour les deux flancs et les quatre coins de la table:

  Un de côtelettes de mouton sur le gril.

(Je comprends ceci parfaitement. Ce morceau est très-agréablement écrit,
et pensé avec beaucoup de profondeur.)

  Un palais de bœuf en menus droits.

(Du palais de bœuf! allons donc, autant vaudrait une empeigne de botte.
Au reste, il paraît que les cuisiniers font tout servir. Le cuisinier de
Sully, lui voyant jeter une vieille culotte de peau, lui dit: «Pourquoi
donc jetez-vous cette culotte? Donnez-la-moi, je la ferai manger à un
ambassadeur.» _En menus droits_, comprenez-vous ce que cela veut dire?
c'est du haut allemand pour moi; je trouve Hegel et Kant plus clairs.)

  Un de boudin de lapin.

(Par exemple, voilà un cuisinier qui est bien jovial avec son boudin de
lapin; je trouve le boudin de lapin très-drôle, et je ne doute pas qu'il
n'ait un très-grand succès.)

  Un de choux-fleurs en pain.

(Le chou-fleur est un estimable légume, que je connais particulièrement,
et que j'apprécie comme il le mérite; habituellement je le mange à
l'huile, parce que je ne peux pas souffrir la sauce blanche. Je ne
relèverai pas l'expression _en pain_; ce n'est pas que je la comprenne,
au contraire, mais j'ai vraiment honte d'ignorer des choses si simples,
et j'espérais, en n'en parlant pas, vous faire croire que je savais
parfaitement ce que c'était.)

  Deux hors-d'œuvre de petits pâtés friands pour les deux flancs.

(Les petits pâtés sont bien trouvés, et l'épithète _friands_ est du plus
beau choix.)


_Second service._

Deux relevés pour les potages:

  Un de la pièce de bœuf,

  Un d'une longe de veau à la broche.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Au diable! je n'aurais jamais fini si je voulais dire tout. Figurez-vous
qu'il y a encore toute une grande page écrite d'un style aussi soutenu
que celui de la page précédente; il est impossible de voir une
phraséologie plus substantielle, chaque mot est représentatif d'une
indigestion. Et tout cet immense entassement de gibier et de viandes
pour quatorze personnes! il y aurait de quoi nourrir, pendant quatorze
jours, quatorze Gargantuas, toute une armée de dîneurs pantagruélistes!

Mais ceci n'est que la partie technique. Je ne vois pas en quoi vous
avez mérité que je vous fasse grâce de la partie pittoresque; cependant
ces messieurs continuent à boire et cherchent le caractère.

... Des bougies blanches et transparentes comme des stalactites brûlent,
en répandant une odeur parfumée, sur de grands flambeaux précieusement
ciselés. Leur lumière rose et bleue danse autour de la mèche, tantôt
calme, tantôt échevelée; selon les mouvements des convives et des
courants d'air qui traversent la salle, elle monte droite comme un
poignard, ou s'éparpille comme une crinière. Les cristaux la répercutent
dans leurs mille facettes, et la renvoient à toutes les saillies de
l'argenterie et de la porcelaine. Chaque ustensile a son reflet et sa
paillette étincelante; tout reluit, tout miroite: le satin des chairs,
le satin des robes, les diamants des colliers, les diamants des yeux,
les perles des bouches et celles des boucles d'oreilles; les rayons se
croisent, se confondent et se brisent; des iris prismatiques se jouent
sous toutes les paupières, un brouillard chatoyant, une espèce de
poussière lumineuse enveloppe les convives: c'est le beau moment. Les
langues se délient, les mains se cherchent, les confidences et les
propos d'amour vont leur train; on mange, on rit, on chante, les verres
circulent et se choquent, les bouteilles se brisent, les bouchons du
champagne vont frapper le plafond, on pille les assiettes, on se trompe
de genoux; c'est un désordre ravissant, un tapage à rendre l'ouïe à un
sourd.

Je crois qu'en voilà assez pour montrer qu'au besoin je pourrais faire
une description; remerciez-moi de ne mettre que cela, car je pourrais
continuer sur ce ton pendant huit jours de suite--les heures de repas
exceptées--sans que cela m'incommodât aucunement et m'empêchât de
recevoir mes visites, de fumer mon cigare et de causer avec mes amis.

D'ailleurs, je crois que nos drôles sont à point, et que leur
conversation doit commencer à être intéressante. Je reprends le
dialogue.

THÉODORE.--C'est ici que je dois verser du vin dans mon gilet, et donner
à boire à ma chemise. La chose est dite expressément page 171 de _la
Peau de chagrin_. Voici l'endroit. Diable! c'est précisément mon plus
beau gilet, un gilet de velours, avec des boutons d'or guillochés.
N'importe, il faut que le caractère soit conservé; le gilet sera perdu.
Bah! j'en aurai un autre. (_Il se verse un grand verre de vin dans
l'estomac._) Ouf! c'est froid comme le diable; j'aurais dû avoir la
précaution de le faire tiédir. Je serai bien heureux si je n'attrape pas
une pleurésie. C'est joliment commode d'avoir la poitrine toute mouillée
comme je l'ai!

RODERICK, _à l'autre bout de la table_.--Allons, voyons, ne fais pas la
bête, mets-y un peu de bonne volonté. Tu vois bien, puisque c'est toi
qui fais Bénard, qu'il faut que je te fourre une serviette dans la
bouche; il n'y a pas à alléguer que tu n'en manges pas et que c'est une
viande trop filandreuse pour ton estomac. Je ne puis pas entrer dans
tous ces détails: le texte est formel, voilà ton affaire, page 152.
Allons, flambart, ouvre le bec et avale; tu ne voudrais pas faire
manquer la scène pour si peu, et chagriner le plus tendre de tes amis.
Après tout, ce n'est pas si mauvais une serviette; quand une fois tu t'y
seras mis, tu en redemanderas toi-même, et tu ne voudras plus manger
autre chose.

(_Voyant qu'il sème en vain les fleurs de sa rhétorique_, _il passe de
la parole à l'action. Rodolphe crie et se débat._)

RODOLPHE.--Que quatre-vingts diables te sautent au corps! mille
tonnerres! sacré nom de Dieu! (_Ici Roderick, profitant de l'hiatus
occasionné par l'émission de cet horrible jurement, lui fourre
subtilement une demie-aune de serviette dans le gosier._)

L'UN.--Il étouffe; laisse-le tranquille.

L'AUTRE.--Qu'il tienne seulement le bout de la serviette dans sa bouche,
cela suffira pour conserver le caractère.

PHILADELPHE.--Il a manqué d'avaler sa langue avec la serviette; il n'y
aurait pas eu grand mal.

THÉODORE.--Pardieu! c'est ici et non autre part que je dois jeter en
l'air une pièce de cent sous, pour savoir s'il y a un Dieu. (_Il fouille
dans sa poche._) Je ne trouverai pas une scélérate de pièce. Je m'en
vais rater ma scène. O mon Dieu! (_Il fouille dans son gilet._) Rien, je
n'ai pas seulement sur moi un gredin de sou marqué pour empêcher que le
Diable m'emporte.

ALBERT.--Qu'est-ce que tu cherches donc comme cela? et pourquoi
retournes-tu toutes tes poches comme un avare qui veut trouver ses
pièces fausses pour faire l'aumône avec?

THÉODORE.--Mon ami, si tu pouvais me prêter cinq francs, je t'en serais
reconnaissant jusqu'à la mort, et même après.

ALBERT.--Les voilà, tâche de me les rendre, et je te tiens quitte de la
reconnaissance.

THÉODORE.--Pile ou face.

ALBERT.--Face pour Dieu.

THÉODORE, _jetant la pièce, qui casse un verre en retombant_.--C'est
face.

ALBERT.--Diable! voilà une pièce de cent sous qui est plus catholique
que nous; elle ira en paradis après sa mort: avantage que j'espère ne
pas avoir. Pièce de cent sous, mon amie, tu n'es qu'une menteuse: il n'y
a pas de Dieu; s'il y avait un Dieu, comme tu le dis, il ne laisserait
pas vivre M. Delrieu, qui a fait _Artaxerce_.

ROSETTE.--Non, non, je ne le veux pas, c'est une horreur! Monsieur,
messieurs, finissez; a-t-on jamais vu pareille chose! Allez donc, vous
êtes ivres comme la soupe.

PHILADELPHE.--Voyons, Rosette, soyons raisonnable.

ROSETTE.--Je le suis; c'est vous qui ne l'êtes pas.

PHILADELPHE.--Au contraire.

PLUSIEURS VOIX.--Qu'est-ce? qu'est-ce? Rosette qui fait la bégueule pour
la première fois de sa vie. C'est scandaleux!

ROSETTE.--Embrassez-moi et caressez-moi tant que vous voudrez, cela
m'est égal; je suis ici pour cela; mais, pour ce que vous dites, je n'y
consentirai pas.

PHILADELPHE, _se dressant tant mal que bien sur ses pieds de
derrière_.--Messieurs, ne croyez pas que j'exige de cette auguste
princesse quelque chose de monstrueux; ne prenez pas, je vous en prie,
une si mauvaise idée de mes mœurs. Je lui demande une petite faveur
toute pastorale, et qui ne tire nullement à conséquence. Rien, moins que
rien; il ne s'agit que d'une bagatelle, c'est de me laisser mettre mes
bottes sur sa gorge; j'ai une autorité pour cela, et je suis dans mon
droit: c'est moi qui fais Raphaël, et Rosette, Aquilina. Voici le
passage dont je m'appuie; vous jugerez vous-mêmes si j'ai tort:--_Si tu
n'avais pas les deux pieds sur cette ravissante Aquilina_... C'est Émile
qui parle à Raphaël; il n'y a pas à sourciller, c'est on ne peut plus
formel.

DIFFÉRENTES VOIX.--Il a raison, il a raison. Allons, Rosette,
exécute-toi de bonne grâce.

ROSETTE.--Me faire meurtrir la gorge et tacher ma robe pour satisfaire
un pareil caprice, jamais!

UN OFFICIEUX.--Il ôtera ses bottes.

(_Philadelphe ôte ses bottes: deux ou trois de ses camarades prennent
Rosette et la couchent par terre. Philadelphe pose légèrement son pied
dessus. Rosette crie, se débat, et finit par rire: c'est par où elle
aurait dû commencer._)

VOIX DE FEMMES, _à l'autre bout de la table_.--Au secours! au secours!

UN FLAMBART.--Eh bien! quoi? qu'avez-vous à crier? On veut vous jeter
par les fenêtres, c'est bachique, c'est échevelé, et cela a une belle
tournure; rien au monde n'est moins bourgeois.

LAURE.--Mais c'est un vrai coupe-gorge ici.

CELUI-CI.--On sait vivre, on a des égards pour les dames, on les ouvrira
auparavant, non pas les dames, mais les fenêtres; il faut éviter
l'amphibologie. Le Français est essentiellement troubadour.

CELUI-LA, _qui est un peu moins ivre que celui-ci_.--N'ayez pas peur,
mes mignonnes, nous sommes au rez-de-chaussée, et l'on a eu soin,
crainte d'accident, de mettre des matelas au dehors.

VOIX DE FEMMES ET AUTRES.--Aie! aie! morbleu! oh! ah! mille sabords!
etc.

(_Ici l'on jette les femmes par les fenêtres. L'économie de quelques
jupons est un peu dérangée, et si les assistants avaient été en état de
voir, ils auraient vu plusieurs choses et beaucoup d'autres._)

THÉODORE.--Heuh! heuh!

UNE AME CHARITABLE.--Tenez-lui la tête.

THÉODORE.--Ouf!

SECONDE AME CHARITABLE.--Rangez-le dans un coin, qu'on ne lui marche pas
dessus.

UN FARCEUR.--Portons-le au tas avec les autres. Quand il y en aura
assez, nous les fumerons pour les conserver à leurs respectables
parents, selon la recette de _la Salamandre_.

ALBERT.--Combien suis-je? Il me semble que je suis plusieurs, et que je
pourrais faire un régiment à moi tout seul.

RODERICK.--Tu n'es pas même un: la partie la plus noble de toi n'existe
plus; elle s'est noyée dans la mer de vin dont tu t'es rempli l'estomac.
Ainsi, l'on peut parler de toi au prétérit défini: Albert fut.

ALBERT.--Mon verre doit être à gauche ou à droite, à moins qu'il ne soit
dans le milieu, et cependant je ne le vois nulle part. Qu'est-ce qui a
mangé mon verre?... Ah çà! il y a donc des filous ici? Fermez les portes
et fouillez tout le monde, on le retrouvera. Un honnête homme ne peut
pourtant pas se laisser périr faute de boire quand il a soif. Voilà un
saladier qui remplacera merveilleusement le verre. (_Il verse une
bouteille tout entière et l'avale d'un seul trait._) Certainement, Dieu
est un très-bon enfant d'avoir donné le vin à l'homme. Si j'avais été
Dieu, j'en aurais gardé la recette pour moi seul. O divine bouteille!
Quant à moi, j'ai toujours regretté de ne pas être entonnoir au lieu
d'être homme.

RODERICK.--En vérité, je crois que tu es plus près de l'un que de
l'autre.

ALBERT.--

    Entonnoir! entonnoir! être entonnoir!... O rage!
    Ne pas l'être!

GUILLEMETTE.--Malaquet, mon doux ami, mon gentil ladre, tu n'es mie dans
l'esprit de ton rôle: tu as omis un très-beau et très-mirifique passage:
«Ils léchaient le plancher couvert d'un enduit gastronomique.»

MALAQUET.--Cuides-tu, ribaude, que j'aie envie de faire un balai de ma
langue?

HOURRA GÉNÉRAL.--Le bol de punch! le bol de punch!

Un bol de punch, grand comme le cratère du Vésuve, fut déposé sur la
table par deux des moins avinés de la troupe.

Sa flamme montait au moins à trois ou quatre pieds de haut, bleue,
rouge, orangée, violette, verte, blanche, éblouissante à voir. Un
courant d'air, venant d'une fenêtre ouverte, la faisait vaciller et
trembler; on eût dit une chevelure de salamandre ou une queue de comète.

--Éteignons les lumières! cria la bande.

Les lumières, furent éteintes; on n'y voyait pas moins clair.

La lueur du bol se répandait dans toute la chambre, et pénétrait jusque
dans les moindres recoins. L'on se serait cru au cinquième acte d'un
drame moderne, quand le héros monte au ciel, ou à la potence au milieu
des feux de Bengale.

Des reflets verdâtres et faux couraient sur ces figures déjà pâlies,
hébétées par l'ivresse, et leur donnaient un air morbide et cadavéreux.
Vous les eussiez pris pour des noyés à la Morgue, en partie de plaisir.

Ce fut l'instant le plus triomphal de la soirée.

Le punch fut versé tout brûlant dans les verres, qui se fendaient et
claquaient avec un ton sec. En moins d'un quart d'heure il n'en restait
pas une goutte, et l'obscurité la plus complète régna dans la salle.

Au reste, le tapage continuait de plus belle; c'était un bruit unique
composé de cent bruits, et dont on ne rendrait compte que
très-imparfaitement, même avec le secours des onomatopées. Des
jurements, des soupirs, des cris, des grognements, des bruits de robes
froissées, d'assiettes cassées, et mille autres.

  Pan, pan!        Frou, frou.
  Glin, glin!      Clac!
  Brr...           Aie, aie!
  Hamph!           Ah!
  Fi!              Oh!
  Euh, heu...      Paf!
  Pouah!           Ouf!

Tous ces bruits finirent par s'absorber et se confondre dans un seul, un
ronflement magistral qui aurait couvert les pédales d'un orgue.

Phœbus, ayant fait sa nuit, ôta son bonnet de coton à rosette jonquille,
donna un coup de peigne à sa perruque blonde, monta dans un fiacre, et
vint éclairer l'univers. La première chose qu'il vit, ce fut nos drôles
dormant comme des morts. Tout indigné, il leur décoche un magnifique
rayon très-bien doré, afin de les réveiller et de leur faire honte de
leur paresse; il y perdit son latin.

Il fit ainsi le tour du quartier; il trouva tout le monde dormant. Il
eut beau tirer l'oreille à celui-là, donner une chiquenaude à celui-ci,
personne ne se leva que lorsqu'il s'en fut coucher.

Le train de l'orgie avait tenu tous les bourgeois d'alentour éveillés
jusqu'au matin. Les maris s'en plaignirent plus que les femmes, et
quelque neuf mois après la population de l'arrondissement fut augmentée
de plusieurs petits épiciers futurs extrêmement intéressants.

Pour nos drôles, ils furent bien surpris de se trouver la figure bleue
ou verte; ils eurent beau se laver, ils ne purent se débarrasser de
cette étrange teinte. Le reflet du punch s'était collé à leur peau, et
en était devenu inséparable; ils étaient comme _l'Homme-Vert_ de la
Porte-Saint-Martin. Dieu avait permis cela pour les punir d'avoir voulu
se rendre autrement qu'il ne les avait faits.

Cela démontre aux jeunes hommes le danger qu'il y a de mettre en action
les romans modernes.

J'oubliais de dire que l'estimable société, au sortir de la salle du
banquet, fut interceptée par les sergents de ville, et conduite en
prison comme prévenue de tapage nocturne.

Bénissons les décrets de la Providence!


FIN DES JEUNES-FRANCE.



CONTES HUMORISTIQUES



LA CAFETIÈRE

CONTE FANTASTIQUE

          J'ai vu sous de sombres voiles
              Onze étoiles,
          La lune, aussi le soleil,
          Me faisant la révérence,
              En silence,
          Tout le long de mon sommeil.

      _La Vision de Joseph._


I

L'année dernière, je fus invité, ainsi que deux de mes camarades
d'atelier, Arrigo Cohic et Pedrino Borgnioli, à passer quelques jours
dans une terre au fond de la Normandie.

Le temps, qui, à notre départ, promettait d'être superbe, s'avisa de
changer tout à coup, et il tomba tant de pluie, que les chemins creux où
nous marchions étaient comme le lit d'un torrent.

Nous enfoncions dans la bourbe jusqu'aux genoux, une couche épaisse de
terre grasse s'était attachée aux semelles de nos bottes, et par sa
pesanteur ralentissait tellement nos pas, que nous n'arrivâmes au lieu
de notre destination qu'une heure après le coucher du soleil.

Nous étions harassés; aussi, notre hôte, voyant les efforts que nous
faisions pour comprimer nos bâillements et tenir les yeux ouverts,
aussitôt que nous eûmes soupé, nous fit conduire chacun dans notre
chambre.

La mienne était vaste; je sentis, en y entrant, comme un frisson de
fièvre, car il me sembla que j'entrais dans un monde nouveau.

En effet, l'on aurait pu se croire au temps de la Régence, à voir les
dessus de porte de Boucher représentant les quatre Saisons, les meubles
surchargés d'ornements de rocaille du plus mauvais goût, et les trumeaux
des glaces sculptés lourdement.

Rien n'était dérangé. La toilette couverte de boîtes à peignes, de
houppes à poudrer, paraissait avoir servi la veille. Deux ou trois robes
de couleurs changeantes, un éventail semé de paillettes d'argent,
jonchaient le parquet bien ciré, et, à mon grand étonnement, une
tabatière d'écaille ouverte sur la cheminée était pleine de tabac encore
frais.

Je ne remarquai ces choses qu'après que le domestique, déposant son
bougeoir sur la table de nuit, m'eut souhaité un bon somme, et, je
l'avoue, je commençai à trembler comme la feuille. Je me déshabillai
promptement, je me couchai, et, pour en finir avec ces sottes frayeurs,
je fermai bientôt les yeux en me tournant du côté de la muraille.

Mais il me fut impossible de rester dans cette position: le lit
s'agitait sous moi comme une vague, mes paupières se retiraient
violemment en arrière. Force me fut de me retourner et de voir.

Le feu qui flambait jetait des reflets rougeâtres dans l'appartement, de
sorte qu'on pouvait sans peine distinguer les personnages de la
tapisserie et les figures des portraits enfumés pendus à la muraille.

C'étaient les aïeux de notre hôte, des chevaliers bardés de fer, des
conseillers en perruque, et de belles dames au visage fardé et aux
cheveux poudrés à blanc, tenant une rose à la main.

Tout à coup le feu prit un étrange degré d'activité; une lueur blafarde
illumina la chambre, et je vis clairement que ce que j'avais pris pour
de vaines peintures était la réalité; car les prunelles de ces êtres
encadrés remuaient, scintillaient d'une façon singulière; leurs lèvres
s'ouvraient et se fermaient comme des lèvres de gens qui parlent, mais
je n'entendais rien que le tic-tac de la pendule et le sifflement de la
bise d'automne.

Une terreur insurmontable s'empara de moi, mes cheveux se hérissèrent
sur mon front, mes dents s'entre-choquèrent à se briser, une sueur
froide inonda tout mon corps.

La pendule sonna onze heures. Le vibrement du dernier coup retentit
longtemps, et, lorsqu'il fut éteint tout à fait...

Oh! non, je n'ose pas dire ce qui arriva, personne ne me croirait, et
l'on me prendrait pour un fou.

Les bougies s'allumèrent toutes seules; le soufflet, sans qu'aucun être
visible lui imprimât le mouvement, se prit à souffler le feu, en râlant
comme un vieillard asthmatique, pendant que les pincettes fourgonnaient
dans les tisons et que la pelle relevait les cendres.

Ensuite une cafetière se jeta en bas d'une table où elle était posée, et
se dirigea, clopin-clopant, vers le foyer, où elle se plaça entre les
tisons.

Quelques instants après, les fauteuils commencèrent à s'ébranler, et,
agitant leurs pieds tortillés d'une manière surprenante, vinrent se
ranger autour de la cheminée.


II

Je ne savais que penser de ce que je voyais; mais ce qui me restait à
voir était encore bien plus extraordinaire.

Un des portraits, le plus ancien de tous, celui d'un gros joufflu à
barbe grise, ressemblant, à s'y méprendre, à l'idée que je me suis faite
du vieux sir John Falstaff, sortit, en grimaçant, la tête de son cadre,
et, après de grands efforts, ayant fait passer ses épaules et son ventre
rebondi entre les ais étroits de la bordure, sauta lourdement par terre.

Il n'eut pas plutôt pris haleine, qu'il tira de la poche de son
pourpoint une clef d'une petitesse remarquable; il souffla dedans pour
s'assurer si la forure était bien nette, et il l'appliqua à tous les
cadres les uns après les autres.

Et tous les cadres s'élargirent de façon à laisser passer aisément les
figures qu'ils renfermaient.

Petits abbés poupins, douairières sèches et jaunes, magistrats à l'air
grave ensevelis dans de grandes robes noires, petits-maîtres en bas de
soie, en culotte de prunelle, la pointe de l'épée en haut, tous ces
personnages présentaient un spectacle si bizarre, que, malgré ma
frayeur, je ne pus m'empêcher de rire.

Ces dignes personnages s'assirent; la cafetière sauta légèrement sur la
table. Ils prirent le café dans des tasses du Japon blanches et bleues,
qui accoururent spontanément de dessus un secrétaire, chacune d'elles
munie d'un morceau de sucre et d'une petite cuiller d'argent.

Quand le café fut pris, tasses, cafetière et cuillers disparurent à la
fois, et la conversation commença, certes la plus curieuse que j'aie
jamais ouïe, car aucun de ces étranges causeurs ne regardait l'autre en
parlant: ils avaient tous les yeux fixés sur la pendule.

Je ne pouvais moi-même en détourner mes regards et m'empêcher de suivre
l'aiguille, qui marchait vers minuit à pas imperceptibles.

Enfin, minuit sonna; une voix, dont le timbre était exactement celui de
la pendule, se fit entendre et dit:

--Voici l'heure, il faut danser.

Toute l'assemblée se leva. Les fauteuils se reculèrent de leur propre
mouvement; alors, chaque cavalier prit la main d'une dame, et la même
voix dit:

--Allons, messieurs de l'orchestre, commencez!

J'ai oublié de dire que le sujet de la tapisserie était un concerto
italien d'un côté, et de l'autre une chasse au cerf où plusieurs valets
donnaient du cor. Les piqueurs et les musiciens, qui, jusque-là,
n'avaient fait aucun geste, inclinèrent la tête en signe d'adhésion.

Le maestro leva sa baguette, et une harmonie vive et dansante s'élança
des deux bouts de la salle. On dansa d'abord le menuet.

Mais les notes rapides de la partition exécutée par les musiciens
s'accordaient mal avec ces graves révérences: aussi chaque couple de
danseurs, au bout de quelques minutes, se mit à pirouetter comme une
toupie d'Allemagne. Les robes de soie des femmes, froissées dans ce
tourbillon dansant, rendaient des sons d'une nature particulière; on
aurait dit le bruit d'ailes d'un vol de pigeons. Le vent qui
s'engouffrait par-dessous les gonflait prodigieusement, de sorte
qu'elles avaient l'air de cloches en branle.

L'archet des virtuoses passait si rapidement sur les cordes, qu'il en
jaillissait des étincelles électriques. Les doigts des flûteurs se
haussaient et se baissaient comme s'ils eussent été de vif-argent; les
joues des piqueurs étaient enflées comme des ballons, et tout cela
formait un déluge de notes et de trilles si pressés et de gammes
ascendantes et descendantes si entortillées, si inconcevables, que les
démons eux-mêmes n'auraient pu deux minutes suivre une pareille mesure.

Aussi, c'était pitié de voir tous les efforts de ces danseurs pour
rattraper la cadence. Ils sautaient, cabriolaient, faisaient des ronds
de jambe, des jetés battus et des entrechats de trois pieds de haut,
tant que la sueur, leur coulant du front sur les yeux, leur emportait
les mouches et le fard. Mais ils avaient beau faire, l'orchestre les
devançait toujours de trois ou quatre notes.

La pendule sonna une heure; ils s'arrêtèrent. Je vis quelque chose qui
m'était échappé: une femme qui ne dansait pas.

Elle était assise dans une bergère au coin de la cheminée, et ne
paraissait pas le moins du monde prendre part à ce qui se passait autour
d'elle.

Jamais, même en rêve, rien d'aussi parfait ne s'était présenté à mes
yeux; une peau d'une blancheur éblouissante, des cheveux d'un blond
cendré, de longs cils et des prunelles bleues, si claires et si
transparentes, que je voyais son âme à travers aussi distinctement qu'un
caillou au fond d'un ruisseau.

Et je sentis que, si jamais il m'arrivait d'aimer quelqu'un, ce serait
elle. Je me précipitai hors du lit, d'où jusque-là je n'avais pu bouger,
et je me dirigeai vers elle, conduit par quelque chose qui agissait en
moi sans que je pusse m'en rendre compte; et je me trouvai à ses genoux,
une de ses mains dans les miennes, causant avec elle comme si je l'eusse
connue depuis vingt ans.

Mais, par un prodige bien étrange, tout en lui parlant, je marquais
d'une oscillation de tête la musique qui n'avait pas cessé de jouer; et,
quoique je fusse au comble du bonheur d'entretenir une aussi belle
personne, les pieds me brûlaient de danser avec elle.

Cependant je n'osais lui en faire la proposition. Il paraît qu'elle
comprit ce que je voulais, car, levant vers le cadran de l'horloge la
main que je ne tenais pas:

--Quand l'aiguille sera là, nous verrons, mon cher Théodore.

Je ne sais comment cela se fit, je ne fus nullement surpris de
m'entendre ainsi appeler par mon nom, et nous continuâmes à causer.
Enfin, l'heure indiquée sonna, la voix au timbre d'argent vibra encore
dans la chambre et dit:

--Angéla, vous pouvez danser avec monsieur, si cela vous fait plaisir,
mais vous savez ce qui en résultera.

--N'importe, répondit Angéla d'un ton boudeur.

Et elle passa son bras d'ivoire autour de mon cou.

--_Prestissimo!_ cria la voix.

Et nous commençâmes à valser. Le sein de la jeune fille touchait ma
poitrine, sa joue veloutée effleurait la mienne, et son haleine suave
flottait sur ma bouche.

Jamais de la vie je n'avais éprouvé une pareille émotion; mes nerfs
tressaillaient comme des ressorts d'acier, mon sang coulait dans mes
artères en torrent de lave, et j'entendais battre mon cœur comme une
montre accrochée à mes oreilles.

Pourtant cet état n'avait rien de pénible. J'étais inondé d'une joie
ineffable et j'aurais toujours voulu demeurer ainsi, et, chose
remarquable, quoique l'orchestre eût triplé de vitesse, nous n'avions
besoin de faire aucun effort pour le suivre.

Les assistants, émerveillés de notre agilité, criaient bravo, et
frappaient de toutes leurs forces dans leurs mains, qui ne rendaient
aucun son.

Angéla, qui jusqu'alors avait valsé avec une énergie et une justesse
surprenantes, parut tout à coup se fatiguer; elle pesait sur mon épaule
comme si les jambes lui eussent manqué; ses petits pieds, qui, une
minute auparavant, effleuraient le plancher, ne s'en détachaient que
lentement, comme s'ils eussent été chargés d'une masse de plomb.

--Angéla, vous êtes lasse, lui dis-je, reposons-nous.

--Je le veux bien, répondit-elle en s'essuyant le front avec son
mouchoir. Mais, pendant que nous valsions, ils se sont tous assis; il
n'y a plus qu'un fauteuil, et nous sommes deux.

--Qu'est-ce que cela fait, mon bel ange? Je vous prendrai sur mes
genoux.


III

Sans faire la moindre objection, Angéla s'assit, m'entourant de ses bras
comme d'une écharpe blanche, cachant sa tête dans mon sein pour se
réchauffer un peu, car elle était devenue froide comme un marbre.

Je ne sais pas combien de temps nous restâmes dans cette position, car
tous mes sens étaient absorbés dans la contemplation de cette
mystérieuse et fantastique créature.

Je n'avais plus aucune idée de l'heure ni du lieu; le monde réel
n'existait plus pour moi, et tous les liens qui m'y attachent étaient
rompus; mon âme, dégagée de sa prison de boue, nageait dans le vague et
l'infini; je comprenais ce que nul homme ne peut comprendre, les pensées
d'Angéla se révélant à moi sans qu'elle eût besoin de parler; car son
âme brillait dans son corps comme une lampe d'albâtre, et les rayons
partis de sa poitrine perçaient la mienne de part en part.

L'alouette chanta, une lueur pâle se joua sur les rideaux.

Aussitôt qu'Angéla l'aperçut, elle se leva précipitamment, me fit un
geste d'adieu, et, après quelques pas, poussa un cri et tomba de sa
hauteur.

Saisi d'effroi, je m'élançai pour la relever... Mon sang se fige rien
que d'y penser: je ne trouvai rien que la cafetière brisée en mille
morceaux.

A cette vue, persuadé que j'avais été le jouet de quelque illusion
diabolique, une telle frayeur s'empara de moi, que je m'évanouis.


IV

Lorsque je repris connaissance, j'étais dans mon lit; Arrigo Cohic et
Pedrino Borgnioli se tenaient debout à mon chevet.

Aussitôt que j'eus ouvert les yeux, Arrigo s'écria:

--Ah! ce n'est pas dommage! voilà bientôt une heure que je te frotte les
tempes d'eau de Cologne. Que diable as-tu fait cette nuit? Ce matin,
voyant que tu ne descendais pas, je suis entré dans ta chambre, et je
t'ai trouvé tout du long étendu par terre, en habit à la française,
serrant dans tes bras un morceau de porcelaine brisée, comme si c'eût
été une jeune et jolie fille.

--Pardieu! c'est l'habit de noce de mon grand-père, dit l'autre en
soulevant une des basques de soie fond rose à ramages verts. Voilà les
boutons de strass et de filigrane qu'il nous vantait tant. Théodore
l'aura trouvé dans quelque coin et l'aura mis pour s'amuser. Mais à
propos de quoi t'es-tu trouvé mal? ajouta Borgnioli. Cela est bon pour
une petite-maîtresse qui a des épaules blanches; on la délace, on lui
ôte ses colliers, son écharpe, et c'est une belle occasion de faire des
minauderies.

--Ce n'est qu'une faiblesse qui m'a pris; je suis sujet à cela,
répondis-je sèchement.

Je me levai, je me dépouillai de mon ridicule accoutrement.

Et puis l'on déjeuna.

Mes trois camarades mangèrent beaucoup et burent encore plus; moi, je ne
mangeais presque pas, le souvenir de ce qui s'était passé me causait
d'étranges distractions.

Le déjeuner fini, comme il pleuvait à verse, il n'y eut pas moyen de
sortir; chacun s'occupa comme il put. Borgnioli tambourina des marches
guerrières sur les vitres; Arrigo et l'hôte firent une partie de dames;
moi, je tirai de mon album un carré de vélin, et je me mis à dessiner.

Les linéaments presque imperceptibles tracés par mon crayon, sans que
j'y eusse songé le moins du monde, se trouvèrent représenter avec la
plus merveilleuse exactitude la cafetière qui avait joué un rôle si
important dans les scènes de la nuit.

--C'est étonnant comme cette tête ressemble à ma sœur Angéla, dit
l'hôte, qui, ayant terminé sa partie, me regardait travailler par-dessus
mon épaule.

En effet, ce qui m'avait semblé tout à l'heure une cafetière était bien
réellement le profil doux et mélancolique d'Angéla.

--De par tous les saints du paradis! est-elle morte ou vivante?
m'écriai-je d'un ton de voix tremblant, comme si ma vie eût dépendu de
sa réponse.

--Elle est morte, il y a deux ans, d'une fluxion de poitrine à la suite
d'un bal.

--Hélas! répondis-je douloureusement.

Et, retenant une larme qui était près de tomber, je replaçai le papier
dans l'album.

Je venais de comprendre qu'il n'y avait plus pour moi de bonheur sur la
terre!

1831.



LAQUELLE DES DEUX

HISTOIRE PERPLEXE


L'hiver dernier, je rencontrais assez souvent dans le monde deux sœurs,
deux Anglaises; quand on voyait l'une, on pouvait être sûr que l'autre
n'était pas loin; aussi les avait-on nommées les belles inséparables.

Il y en avait une brune et une blonde, et, quoique sœurs jumelles, elles
n'avaient de commun qu'une seule chose: c'est qu'on ne pouvait les
connaître sans les aimer, car c'étaient bien les deux plus charmantes
et, en même temps, les deux plus dissemblables créatures qui se soient
jamais rencontrées ensemble. Cependant elles paraissaient s'accorder le
mieux du monde.

Je ne sais pas si, par un pur instinct de jeunes filles, elles avaient
compris les avantages du contraste, ou bien s'il existait entre elles
une véritable amitié; toujours est-il qu'elles se faisaient valoir l'une
l'autre merveilleusement bien, et je pense qu'au fond, c'était le motif
de leur union apparente; car il me semble bien difficile que deux sœurs
du même âge, d'une beauté égale quoique différente, ne se haïssent pas
cordialement. Il n'en était pas ainsi, et les deux adorables filles
étaient toujours côte à côte dans le même coin du salon, s'épaulant
l'une à l'autre avec une gracieuse familiarité, ou à demi couchées sur
les coussins de la même causeuse; elles se servaient d'ombre, et ne se
quittaient pas une seule minute.

Cela me paraissait bien étrange et faisait le désespoir de tous les
fashionables du cercle; car il était impossible de dire un mot à
Musidora que Clary ne l'entendît; il était impossible de glisser un
billet dans la petite main de Clary sans que Musidora s'en aperçût:
c'était vraiment insoutenable. Les deux petites s'amusaient comme deux
folles qu'elles étaient de toutes ces tentatives infructueuses, et
prenaient un malin plaisir à les provoquer et à les détruire ensuite par
quelque saillie enfantine ou quelque boutade inattendue. Il faisait beau
voir, je vous jure, la mine piteuse et décontenancée des pauvres dandys,
forcés de rengaîner leur madrigal ou leur épître. Mon ami Ferdinand fut
tellement étourdi de la déconvenue, qu'il en mit huit jours sa cravate
aussi mal qu'un homme marié.

Moi, je faisais comme les autres, j'allais papillonner autour des deux
sœurs, m'en prenant tantôt à Clary, tantôt à Musidora, et toujours sans
succès. Je m'étais tellement dépité, qu'un certain soir j'eus une
sérieuse envie de me faire sauter ce qui me restait de cervelle. Ce qui
m'empêcha de le faire, ce fut l'idée que je laisserais la place libre au
gilet de Ferdinand, et cette réflexion judicieuse que je ne pourrais pas
essayer l'habit que mon tailleur devait m'apporter le lendemain. Je
remis mes projets de suicide à une autre fois; mais, en vérité, je ne
sais pas encore aujourd'hui si j'ai bien fait ou mal fait.

En examinant bien mon cœur, je fis cette horrible découverte que
j'aimais à la fois les deux sœurs. Oui, madame, cela est vrai, quoique
ce soit abominable, et peut-être même parce que c'est abominable; toutes
les deux! Je vous entends d'ici dire, en faisant votre jolie petite
moue: «Le monstre!» Je vous assure que je suis pourtant le plus
inoffensif garçon du monde; mais le cœur de l'homme, quoiqu'il ne soit
pas à beaucoup près aussi singulier que celui de la femme, est encore
une bien singulière chose, et nul ne peut répondre de ce qui lui
arrivera, pas même vous, madame. Il est probable que, si je vous avais
connue plus tôt, je n'aurais aimé que vous: mais je ne vous connaissais
pas.

Clary était grande et svelte comme une Diane antique: elle avait les
plus beaux yeux du monde, des sourcils qu'on aurait pu croire tracés au
pinceau, un nez fin et hardiment profilé, un teint d'une pâleur chaude
et transparente, les mains fines et correctes, le bras charmant
quoiqu'un peu maigre, et les épaules aussi parfaites que peut les avoir
une toute jeune fille (car les belles épaules ne naissent qu'à trente
ans): bref, c'était une vraie péri!

Avais-je tort?

Musidora avait des chairs diaphanes, une tête blonde et blanche, et des
yeux d'une limpidité angélique, des cheveux si fins et si soyeux, qu'un
souffle les éparpillait et semblait en doubler le volume, avec cela un
tout petit pied et un corsage de guêpe: on l'aurait prise pour une fée.

N'avais-je pas raison?

Après un second examen, je fis une découverte bien plus horrible encore
que la première, c'est que je n'aimais ni Clary ni Musidora: Clary seule
ne me plaisait qu'à moitié; Musidora, séparée de sa sœur, perdait
presque tout son charme; quand elles étaient ensemble, mon amour
revenait, et je les trouvais toutes deux également adorables. Ce n'était
pas de la brune ou la blonde que j'étais épris, c'était de la réunion de
ces deux types de beauté que les deux sœurs résumaient si parfaitement;
j'aimais une espèce d'être abstrait qui n'était pas Musidora, qui
n'était pas Clary, mais qui tenait également de toutes deux; un fantôme
gracieux né du rapprochement de ces deux belles filles, et qui allait
voltigeant de la première à la seconde, empruntant à celle-ci son doux
sourire, à celle-là son regard de feu; corrigeant la mélancolie de la
blonde par la vivacité de la brune, en prenant à chacune ce qu'elle
avait de plus choisi, et complétant l'une par l'autre; quelque chose de
charmant et d'indescriptible qui venait de toutes les deux, et qui
s'envolait dès qu'elles étaient séparées. Je les avais fondues dans mon
amour, et je n'en faisais véritablement qu'une seule et même personne.

Dès que les deux sœurs eurent compris que c'était ainsi et pas autrement
que je les aimais,--elles eurent compris cela bien vite,--elles me
reçurent mieux et me témoignèrent à plusieurs reprises une préférence
marquée sur tous mes rivaux.

Ayant eu l'occasion de rendre quelques services assez importants à la
mère, je fus admis dans la maison et bientôt compté au nombre des amis
intimes. On y était toujours pour moi; j'allais, je venais; on ne
m'appelait plus que par mon nom de baptême; je retouchais les dessins
des petites; j'assistais à leurs leçons de musique, on ne se gênait pas
devant moi. C'était une position horrible et délicieuse, j'étais aux
anges et je souffrais le martyre. Pendant que je dessinais, les deux
sœurs se penchaient sur mon épaule; je sentais leur cœur battre et leur
haleine voltiger dans mes cheveux: ce sont, en vérité, les plus mauvais
dessins que j'aie faits de ma vie; n'importe, on les trouvait
admirables. Quand nous étions au salon, nous nous reposions tous les
trois dans l'embrasure d'une croisée, et le rideau qui retombait sur
nous à longs plis nous faisait comme une espèce de chambre dans la
chambre, et nous étions là aussi libres que dans un cabinet; Musidora
était à ma gauche, Clary à droite, et je tenais une de leurs mains dans
chacune des miennes; nous caquetions comme des pies, c'était un ramage à
ne pas s'entendre: les petites parlaient à la fois, et il m'arrivait
souvent de donner à Clary la réponse de Musidora, et ainsi de suite; et
quelquefois cela donnait lieu à des à-propos si charmants, à des
quiproquos si comiques, que nous nous en tenions les côtes de rire.
Pendant ce temps-là, la mère faisait du filet, lisait quelque vieux
journal, ou sommeillait à demi dans sa bergère.

Certainement, ma position était digne d'envie et je n'aurais pu en rêver
une plus désirable; cependant je n'étais heureux qu'à moitié: si en
jouant j'embrassais Clary, je sentais qu'il me manquait quelque chose et
que ce n'était pas un baiser complet; alors, je courais embrasser
Musidora, et le même effet se répétait en sens inverse: avec l'une je
regrettais l'autre, et ma volupté n'eût été entière que si j'eusse pu
les embrasser toutes deux à la fois: ce n'était pas une chose fort
aisée.

Une chose singulière, c'est que les deux charmantes _misses_ n'étaient
pas jalouses l'une de l'autre: il est vrai que j'avais soin de répartir
mes caresses et mes attentions avec la plus exacte impartialité: malgré
cela, ma situation était des plus difficiles, et j'étais dans des
transes perpétuelles. Je ne sais pas si l'effet qu'elles produisaient
sur moi, elles se le produisaient réciproquement sur elles; mais je ne
puis attribuer à un autre motif la bonne intelligence qui régnait entre
nous. Elles se sentaient dépareillées quand elles n'étaient pas
ensemble, et comprenaient intérieurement que l'une n'était que la moitié
de l'autre, et qu'il fallait qu'elles fussent réunies pour former un
tout. A la bienheureuse nuit où elles furent conçues, il est probable
que l'Ange qui n'avait apporté qu'une âme, ne comptant pas sur deux
jumelles, n'avait pas eu le temps de remonter en chercher une seconde,
et l'avait divisée entre les deux petites créatures. Cette folle idée
s'était tellement enracinée dans mon esprit, que je les avais
débaptisées, et leur avais donné un seul nom pour toutes les deux.

Musidora et Clary étaient en proie au même supplice que moi. Un jour, je
ne sais si cela se fit de concert ou par un mouvement naturel, elles
arrivèrent en courant à ma rencontre, et se jetèrent tout essoufflées
contre ma poitrine. Je penchai la tête pour les embrasser comme c'était
ma coutume, elles me prévinrent et me baisèrent à la fois chacune sur
une joue; leurs beaux yeux brillaient d'un éclat extraordinaire, leurs
petits cœurs battaient, battaient: peut-être était-ce parce qu'elles
avaient couru; mais dans l'instant je ne l'attribuai pas à cela; elles
avaient un air ému et satisfait qu'elles n'avaient pas lorsque je les
embrassais séparément. C'est que la sensation était simultanée et que
ces deux baisers n'étaient effectivement qu'un seul et même baiser, non
pas le baiser de Musidora et de Clary, mais celui de la femme complète
qu'elles formaient à elles deux, qui était l'une et l'autre et n'était
ni l'une ni l'autre, le baiser de la sylphide idéale à qui j'avais donné
le nom d'Adorata. Cela était charmant, et je fus heureux au moins trois
secondes. Mais cette idée me vint, qu'avec cette manière, j'étais passif
et non actif, et qu'il était de ma dignité d'homme de ne pas laisser
intervertir les rôles. Je réunis dans une seule de mes mains les doigts
effilés de Musidora et de Clary, et je les attirai en faisceau jusque
sur mes lèvres; ainsi je leur rendis leur caresse comme elles me
l'avaient donnée, et ma bouche toucha la main de Clary en même temps que
celle de sa sœur. Elles entrèrent tout de suite dans mon idée, toute
subtile qu'elle était, et me jetèrent pour récompense le regard le plus
enchanteur que jamais deux femmes en présence aient laissé tomber sur un
même homme.

Vous rirez, vous direz que j'étais fou, et que c'est un très-petit
malheur que d'être aimé à la fois de deux charmantes personnes; mais la
vérité est que je n'avais jamais été aussi tourmenté de ma vie; j'aurais
possédé Clary, j'aurais possédé Musidora, je n'en aurais certes pas été
plus heureux: ce que je voulais était impossible, c'était de les avoir
toutes deux en même temps, à la même place. Vous voyez bien que j'avais
totalement perdu la tête.

En ce temps-là, il me tomba entre les mains un certain roman chinois de
feu le chinois M. Abel Rémusat; il était intitulé: _Yu-Kiao-Li, ou les
Deux Cousines_. Je ne pris pas d'abord un grand plaisir à la description
des tasses de thé, et aux improvisations sur la fleur de pêcher et les
branches de saule, qui remplissent les premiers volumes; mais, quand je
vins à l'endroit où le bachelier ès lettres See-Yeoupe, déjà amoureux de
la première cousine, devient derechef amoureux de l'autre cousine, la
belle Yo-Mu-Li, je commençai à prendre intérêt au livre, à cause de ce
double amour qui me rappelait ma position, tant il est vrai que nous
sommes profondément égoïstes et que nous n'approuvons que ce qui parle
de nous. J'attendais le dénoûment avec anxiété, et, quand je vis que le
bachelier See-Yeoupe épousait les deux cousines, je vous assure que je
me suis surpris à désirer d'être Chinois, rien que pour pouvoir être
bigame, et cela, sans être pendu. Il est vrai que je n'aurais pas
promené, comme l'honnête Chinois, mon amour alternatif du pavillon de
l'est au pavillon de l'ouest; n'importe, je me pris, dès ce jour, d'une
singulière admiration pour _Yu-Kialo-Li_, et je le prônai partout comme
le plus beau roman du monde.

Excédé d'une situation aussi fausse, je résolus, faute de mieux, de
demander une des deux sœurs en mariage, Musidora ou Clary, Clary ou
Musidora. Je laissai aller quelques phrases sur le besoin de se fixer,
sur le bonheur d'être en ménage, si bien que la mère fit retirer les
deux petites et la conversation s'engagea:

--Madame, vous allez me trouver bien étrange, lui dis-je; mon intention
formelle est certainement d'épouser une de vos demoiselles, si vous me
l'accordez; mais elles me paraissent si aimables toutes deux, que je ne
sais laquelle prendre.

Elle sourit et me dit:

--Je suis comme vous, je ne sais laquelle j'aime le mieux; mais avec le
temps vous vous déciderez; mes filles sont jeunes, elles peuvent
attendre.

Nous en restâmes là.

Trois, quatre mois se passèrent; j'étais aussi incertain que le premier
jour: c'était affreux. Je ne pouvais rester plus longtemps dans la
maison sans prendre un parti, je ne pouvais le prendre; je prétextai un
voyage. Les deux petites pleurèrent beaucoup; la mère me dit adieu avec
un air de pitié bienveillante et douce que je n'oublierai jamais; elle
avait compris combien était grand mon malheur. Les deux sœurs
m'accompagnèrent jusqu'au bas de l'escalier, et, là, sentant bien que
nous ne devions plus nous revoir, me donnèrent chacune une boucle de
leurs cheveux. Je n'ai pleuré dans ma vie que cette fois-là et puis une
autre; mais c'est une histoire que je ne vous conterai pas. Je fis
tresser les deux mèches ensemble et je les portai sentimentalement sur
mon cœur pendant mes six mois d'absence.

A mon retour, j'appris que les deux sœurs étaient mariées, l'une à un
gros major qui était toujours ivre et qui la battait; l'autre à un juge,
ou quelque chose comme cela, qui avait les yeux et le nez rouges; toutes
deux étaient enceintes. On peut bien croire que je n'épargnai pas les
malédictions à ces deux brutaux, qui n'avaient pas craint de dédoubler
cette individualité charmante, faite de deux corps et d'une seule âme,
et que je me répandis en invectives furibondes sur le prosaïsme du
siècle et l'immoralité du mariage.

La tresse passa de mon cœur dans mon tiroir. Un mois après, je pris une
maîtresse.

L'autre jour, Mariette a trouvé ce gage de tendresse en mettant de
l'ordre dans mes papiers, et, voyant ces deux boucles, l'une blonde et
l'autre brune, elle m'a cru coupable d'une double infidélité, et peu
s'en est fallu qu'elle ne m'arrachât les yeux; cela aurait été dommage,
car c'est à peu près tout ce que j'ai de beau dans la figure, et les
dames prétendent que j'ai un joli regard. J'ai eu toutes les peines du
monde à la convaincre de mon innocence, et je crois qu'elle me garde
encore rancune.

Ceci est l'histoire de mes amours de l'hiver dernier, et la raison
pourquoi je suis admirateur des romans chinois.

1833.



L'AME DE LA MAISON

CONTE


I

Lorsque je suis seul, et que je n'ai rien à faire, ce qui m'arrive
souvent, je me jette dans un fauteuil, je croise les bras; puis, les
yeux au plafond, je passe ma vie en revue.

Ma mémoire, pittoresque magicienne, prend la palette, trace, à grands
traits et à larges touches, une suite de tableaux diaprés des couleurs
les plus étincelantes et les plus diverses; car, bien que mon existence
extérieure ait été presque nulle, au dedans j'ai beaucoup vécu.

Ce qui me plaît surtout dans ce panorama, ce sont les derniers plans, la
bande qui bleuit et touche à l'horizon, les lointains ébauchés dans la
vapeur, vague comme le souvenir d'un rêve, doux à l'œil et au cœur.

Mon enfance est là, joueuse et candide, belle de la beauté d'une matinée
d'avril, vierge de corps et d'âme, souriant à la vie comme à une bonne
chose. Hélas! mon regard s'arrête complaisamment à cette représentation
de mon moi d'alors, qui n'est plus mon moi d'aujourd'hui! J'éprouve, en
me voyant, une espèce d'hésitation; comme lorsqu'on rencontre par hasard
un ami ou un parent, après une si longue absence qu'on a eu le temps
d'oublier ses traits, j'ai quelquefois toutes les peines du monde à me
reconnaître. A dire vrai, je ne me ressemble guère.

Depuis, tant de choses ont passé par ma pauvre tête! Ma physionomie
physique et morale est totalement changée.

Au souffle glacial du prosaïsme, j'ai perdu une à une toutes mes
illusions; elles sont tombées de mon âme, comme les fleurs de l'amandier
par une bise froide, et les hommes ont marché dessus avec leurs pieds de
fange; ma pensée adolescente, touchée et polluée par leurs mains
grossières, n'a rien conservé de sa fraîcheur et de sa pureté
primitives; sa fleur, son velouté, son éclat, tout a disparu; comme
l'aile de papillon qui laisse aux doigts une poussière d'or, d'azur et
de carmin, elle a laissé son principe odorant sur l'index et le pouce de
ceux qui voulaient la saisir dans son vol de sylphide.

Avec la jeunesse de ma pensée, celle de mon corps s'en est allée aussi;
mes joues, rebondies et roses comme des pommes, se sont profondément
creusées; ma bouche, qui riait toujours, et que l'on eût prise pour un
coquelicot noyé dans une jatte de lait, est devenue horizontale et pâle;
mon profil se dessine en méplats fortement accusés; une ride précoce
commence à se dessiner sur mon front; mes yeux n'ont plus cette humidité
limpide qui les faisait briller comme deux sources où le soleil donne:
les veilles, les chagrins les ont fatigués et rougis, leur orbite s'est
cavée, de sorte qu'on peut déjà comprendre les os sous la chair,
c'est-à-dire le cadavre sous l'homme, le néant sous la vie.

Oh! s'il m'était donné de revenir sur moi-même! Mais ce qui est fait est
fait, n'y pensons plus.

Parmi tous ces tableaux, un surtout se détache nettement, de même qu'au
bout d'une plaine uniforme, un bouquet de bois, une flèche d'église
dorée par le couchant.

C'est le prieuré de mon oncle le chanoine; je le vois encore d'ici, au
revers de la colline, entre les grands châtaigniers, à deux pas de la
chapelle de Saint-Caribert.

Il me semble être en ce moment dans la cuisine: je reconnais le plafond
rayé de solives de chêne noircies par la fumée; la lourde table aux
pieds massifs; la fenêtre étroite taillée à vitraux qui ne laissent
passer qu'un demi-jour vague et mystérieux, digne d'un intérieur de
Rembrandt; les tablettes disposées par étages qui soutiennent une grande
quantité d'ustensiles de cuivre jaune et rouge, de formes bizarres, les
unes fondues dans l'ombre, les autres se détachant du fond, une
paillette saillante sur la partie lumineuse et des reflets sur le bord;
rien n'est changé! Les assiettes, les plats d'étain, clairs comme de
l'argent; les pots de faïence à fleurs, les bouteilles à large ventre,
les fioles grêles à goulot allongé, ainsi qu'on les trouve dans les
tableaux de vieux maîtres flamands; tout est à la même place, le petit
détail est minutieusement conservé. A l'angle du mur, irisée par un
rayon de soleil, j'aperçois la toile de l'araignée à qui, tout enfant,
je donnais des mouches après leur avoir coupé les ailes, et le profil
grotesque de Jacobus Pragmater, sur une porte condamnée où le plâtre est
plus blanc. Le feu brille dans la cheminée; la fumée monte en
tourbillonnant le long de la plaque armoriée aux armes de France; des
gerbes d'étincelles s'échappent des tisons qui craquent; la fine
poularde, préparée pour le dîner de mon oncle, tourne lentement devant
la flamme. J'entends le tic-tac du tourne-broche, le petillement des
charbons, et le grésillement de la graisse qui tombe goutte à goutte
dans la lèchefrite brûlante. Berthe, son tablier blanc retroussé sur la
hanche, l'arrose, de temps en temps, avec une cuiller de bois et veille
sur elle, comme une mère sur sa fille.

Et la porte du jardin s'ouvre. Jacobus Pragmater, le maître d'école,
entre à pas mesurés, tenant d'une main un bâton de houx, et de l'autre
main la petite Maria, qui rit et chante...

Pauvre enfant! en écrivant ton nom, une larme tremble au bout de mes
cils humides. Mon cœur se serre.

Dieu te mette parmi ses anges, douce et bonne créature! tu le mérites,
car tu m'aimais bien, et, depuis que tu ne m'accompagnes plus dans la
vie, il me semble qu'il n'y a rien autour de moi.

L'herbe doit croître bien haute sur ta fosse, car tu es morte là-bas, et
personne n'y est allé: pas même moi, que tu préférais à tout autre, et
que tu appelais ton petit mari.

Pardonne, ô Maria! je n'ai pu, jusqu'à présent, faire le voyage; mais
j'irai, je chercherai la place; pour la découvrir, j'interrogerai les
inscriptions de toutes les croix, et quand je l'aurai trouvée, je me
mettrai à genou, je prierai longtemps, bien longtemps, afin que ton
ombre soit consolée; je jetterai sur la pierre, verte de mousse, tant de
guirlandes blanches et de fleurs d'oranger, que ta fosse semblera une
corbeille de mariage.

Hélas! la vie est faite ainsi. C'est un chemin âpre et montueux: avant
que d'être au but, beaucoup se lassent; les pieds endoloris et
sanglants, beaucoup s'asseyent sur le bord d'un fossé, et ferment leurs
yeux pour ne plus les rouvrir. A mesure que l'on marche, le cortége
diminue: l'on était parti vingt, on arrive seul à cette dernière
hôtellerie de l'homme, le cercueil; car il n'est pas donné à tous de
mourir jeunes... et tu n'es pas, ô Maria, la seule perte que j'aie à
déplorer.

Jacobus Pragmater est mort, Berthe est morte; ils reposent oubliés au
fond d'un cimetière de campagne. Tom, le chat favori de Berthe, n'a pas
survécu à sa maîtresse: il est mort de douleur sur la chaise vide où
elle s'asseyait pour filer, et personne ne l'a enterré, car qui
s'intéressait au pauvre Tom, excepté Jacobus Pragmater et la vieille
Berthe?

Moi seul, je suis resté pour me souvenir d'eux et écrire leur histoire,
afin que la mémoire ne s'en perde pas.


II

C'était un soir d'hiver; le vent, en s'engouffrant dans la cheminée, en
faisait sortir des lamentations et des gémissements étranges: on eût dit
ces soupirs vagues et inarticulés qu'envoie l'orgue aux échos de la
cathédrale. Les gouttes de pluie cinglaient les vitres avec un son clair
et argenté.

Moi et Maria, nous étions seuls. Assis tous les deux sur la même chaise,
paresseusement appuyés l'un sur l'autre, mon bras autour d'elle, le sien
autour de moi, nos joues se touchant presque, les boucles de nos cheveux
mêlées ensemble: si tranquilles, si reposés, si détachés du monde, si
oublieux de toute chose, que nous entendions notre chair vivre, nos
artères battre et nos nerfs tressaillir. Notre respiration venait se
briser à temps égaux sur nos lèvres, comme la vague sur le sable, avec
un bruit doux et monotone; nos cœurs palpitaient à l'unisson, nos
paupières s'élevaient et s'abaissaient simultanément; tout dans nos âmes
et dans nos corps était en harmonie et vivait de concert, ou plutôt nous
n'avions qu'une âme à deux, tant la sympathie avait fondu nos existences
dans une seule et même individualité.

Un fluide magnétique entrelaçait autour de nous, comme une résille de
soie aux mille couleurs, ses filaments magiques; il en partait un de
chaque atome de mon être, qui allait se nouer à un atome de Maria; nous
étions si puissamment, si intimement liés, que je suis sûr que la balle
qui aurait frappé l'un aurait tué l'autre sans le toucher.

Oh! qui pourrait, au prix de ce qui me reste à vivre, me rendre une de
ces minutes si courtes et si longues, dont chaque seconde renferme tout
un roman intérieur, tout un drame complet, tout une existence entière,
non pas d'homme, mais d'ange! Age fortuné des premières émotions, où la
vie nous apparaît comme à travers un prisme, fleurie, pailletée,
chatoyante, avec les couleurs de l'arc-en-ciel, où le passé et l'avenir
sont rattachés à un présent sans chagrin, par de douces souvenances et
un espoir qui n'a pas été trompé, âge de poésie et d'amour, où l'on
n'est pas encore méchant, parce qu'on n'a pas été malheureux, pourquoi
faut-il que tu passes si vite, et que tous nos regrets ne puissent te
faire revenir une fois passé!

Sans doute, il faut que cela soit ainsi, car qui voudrait mourir et
faire place aux autres, s'il nous était donné de ne pas perdre cette
virginité d'âme et les riantes illusions qui l'accompagnent? L'enfant
est un ange descendu de là-haut, à qui Dieu a coupé les ailes en le
posant sur le monde, mais qui se souvient encore de sa première patrie.
Il s'avance d'un pas timide dans les chemins des hommes, et tout seul;
son innocence se déflore à leur contact, et bientôt il a tout à fait
oublié qu'il vient du ciel et qu'il doit y retourner.

Abîmés dans la contemplation l'un et l'autre, nous ne pensions pas à
notre propre vie; spectateurs d'une existence en dehors de nous, nous
avions oublié la nôtre.

Cependant cette espèce d'extase ne nous empêchait pas de saisir
jusqu'aux moindres bruits intérieurs, jusqu'aux moindres jeux de lumière
dans les recoins obscurs de la cuisine et les interstices des poutres:
les ombres, découpées en atomes baroques, se dessinaient nettement au
fond de notre prunelle; les reflets étincelants des chaudrons, les
diamants phosphoriques allumés aux reflets des cafetières argentées,
jetaient des rayons prismatiques dans chacun de nos cils. Le son
monotone du coucou juché dans son armoire de chêne, le craquement des
vitrages de plomb, les jérémiades du vent, le caquetage des fagots
flambants dans l'âtre, toutes les harmonies domestiques parvenaient
distinctement à notre oreille, chacune avec sa signification
particulière. Jamais nous n'avions aussi bien compris le bonheur de la
maison et les voluptés indéfinissables du foyer!

Nous étions si heureux d'être là, cois et chauds, dans une chambre bien
close, devant un feu clair, seuls et libres de toute gêne, tandis qu'il
pleuvait, ventait et grêlait au dehors; jouissant d'une tiède atmosphère
d'été, tandis que l'hiver, faisant craqueter ses doigts blancs de givre,
mugissait à deux pas, séparé de nous par une vitre et une planche. A
chaque sifflement aigu de la bise, à chaque redoublement de pluie, nous
nous serrions l'un contre l'autre, pour être plus forts, et nos lèvres,
lentement déjointes, laissaient aller un _Ah! mon Dieu!_ profond et
sourd.

--Ah! mon Dieu! qu'ils sont à plaindre, les pauvres gens qui sont en
route!

Et puis nous nous taisions, pour écouter les abois du chien de la ferme,
le galop heurté d'un cheval sur le grand chemin, le criaillement de la
girouette enrouée; et, par-dessus tout, le cri du grillon tapi entre les
briques de l'âtre, vernissées et bistrées par une fumée séculaire.

--J'aimerais bien être grillon, dit la petite Maria en mettant ses mains
roses et potelées dans les miennes, surtout en hiver: je choisirais une
crevasse aussi près du feu que possible, et j'y passerais le temps à me
chauffer les pattes. Je tapisserais bien ma cellule avec de la barbe de
chardon et de pissenlit; je ramasserais les duvets qui flottent en
l'air, je m'en ferais un matelas et un oreiller bien souples, bien
moelleux, et je me coucherais dessus. Du matin jusqu'au soir, je
chanterais ma petite chanson de grillon, et je ferais _cri cri_; et puis
je ne travaillerais pas, je n'irais pas à l'école. Oh! quel bonheur!...
Mais je ne voudrais pas être noir comme ils sont... N'est-ce pas,
Théophile, que c'est vilain d'être noir?...

Et, en prononçant ces mots, elle jeta une œillade coquette sur la main
que je tenais.

--Tu es une folle! lui dis-je en l'embrassant. Toi qui ne peux rester un
seul instant tranquille, tu t'ennuierais bien vite de cette vie égale et
dormante. Ce pauvre reclus de grillon ne doit guère s'amuser dans son
ermitage; il ne voit jamais le soleil, le beau soleil aux cheveux d'or,
ni le ciel de saphir, avec ses beaux nuages de toutes couleurs; il n'a
pour perspective que la plaque noircie de l'âtre, les chenets et les
tisons; il n'entend d'autre musique que la bise et le tic-tac du
tourne-broche...

«Quel ennui!...

«Si je voulais être quelque chose, j'aimerais bien mieux être
demoiselle; parle-moi de cela, à la bonne heure, c'est si joli!... On a
un corset d'émeraude, un diamant pour œil, de grandes ailes de gaze
d'argent, de petites pattes frêles, veloutées. Oh! si j'étais
demoiselle!... comme je volerais par la campagne, à droite, à gauche,
selon ma fantaisie... au long des haies d'aubépine, des mûriers sauvages
et des églantiers épanouis! Effleurant du bout de l'aile un bouton d'or,
une pâquerette ployée au vent, j'irais, je courrais du brin d'herbe au
bouleau, du bouleau au chêne, tantôt dans la nue, tantôt rasant le sol,
égratignant les eaux transparentes de la rivière, dérangeant dans les
feuilles de nénufar les criocères écarlates, effrayant de mon ombre les
petits goujons qui s'agitent frétillards et peureux...

«Au lieu d'un trou dans la cheminée, j'aurais pour logis la coupe
d'albâtre d'un lis, ou la campanule d'azur de quelque volubilis,
tapissée à l'intérieur de perles de rosée. J'y vivrais de parfums et de
soleil, loin des hommes, loin des villes, dans une paix profonde, ne
m'inquiétant de rien, que de jouer autour des roseaux panachés de
l'étang, et de me mêler en bourdonnant aux quadrilles et aux valses des
moucherons...»

J'allais commencer une autre phrase, quand Maria m'interrompit.

--Ne te semble-t-il pas, dit-elle, que le cri du grillon a tout à fait
changé de nature? J'ai cru plusieurs fois, pendant que tu parlais,
saisir, parmi ses notes, des mots clairement articulés; j'ai d'abord
pensé que c'était l'écho de ta voix, mais je suis à présent bien
certaine du contraire. Écoute, le voici qui recommence.

En effet, une voix grêle et métallique partait de la loge du grillon:

--Enfant, si tu crois que je m'ennuie, tu te trompes étrangement: j'ai
mille sujets de distraction que tu ne connais pas; mes heures, qui te
paraissent être si longues, coulent comme des minutes. La bouilloire me
chante à demi-voix sa chanson; la séve qui sort en écumant par
l'extrémité des bûches me siffle des airs de chasse; les braises qui
craquent, les étincelles qui petillent me jouent des duos dont la
mélodie échappe à vos oreilles terrestres. Le vent qui s'engouffre dans
la cheminée me fredonne des ballades fantastiques, et me raconte de
mystérieuses histoires.

«Puis les paillettes de feu, dirigées en l'air par des salamandres de
mes amies, forment, pour me récréer, des gerbes éblouissantes, des
globes lumineux rouges et jaunes, des pluies d'argent qui retombent en
réseaux bleuâtres; des flammes de mille nuances, vêtues de robes de
pourpre, dansent le fandango sur les tisons ardents, et moi, penché au
bord de mon palais, je me chauffe, je me chauffe jusqu'à faire rougir
mon corset noir, et je savoure à mon aise toutes les voluptés du
nonchaloir et le bien-être du chez-soi.

«Quand vient le soir, je vous écoute causer et lire. L'hiver dernier,
Berthe vous répétait, tout en filant, de beaux contes de fée: _l'Oiseau
bleu_, _Riquet à la houpe_, _Maguelonne_ et _Pierre de Provence_. J'y
prenais un singulier plaisir, et je les sais presque tous par cœur.
J'espère que, cette année, elle en aura appris d'autres, et que nous
passerons encore de joyeuses soirées.

«Eh bien, cela ne vaut-il pas mieux que d'être demoiselle et de
vagabonder par les champs?

«Passe pour l'été; mais, quand arrive l'automne, que les feuilles,
couleur de safran, tourbillonnent dans les bois, qu'il commence à geler
blanc; quand la brume, froide et piquante, raye le ciel gris de ses
innombrables filaments, que le givre enveloppe les branches dépouillées
d'une peluche scintillante; quand on n'a plus de fleurs pour se gîter le
soir, que devenir, où réchauffer ses membres engourdis, où sécher son
aile trempée de pluie? Le soleil n'est plus assez fort pour percer les
brouillards; on ne peut plus voler, et, d'ailleurs, quand on le
pourrait, où irait-on?

«Adieu, les haies d'aubépine, les boutons d'or et les pâquerettes! La
neige a tout couvert; les eaux qu'on égratignait en passant ne forment
plus qu'un cristal solide; les roses sont mortes, les parfums évaporés;
les oiseaux gourmands vous prennent dans leur bec, et vous portent dans
leur nid pour se repaître de vos chairs. Affaiblis par le jeûne et le
froid, comment fuir? les petits polissons du village vous attrapent sous
leur mouchoir, et vous piquent à leur chapeau avec une longue épingle.
Là, vivante cocarde, vous souffrez mille morts avant de mourir. Vous
avez beau agiter vos pattes suppliantes, on n'y fait pas attention, car
les enfants sont, comme les vieillards, cruels: les uns, parce qu'ils ne
sentent pas encore; les autres, parce qu'ils ne sentent plus.»


III

Comme vous n'avez probablement pas vu la caricature de Jacobus
Pragmater, dessinée au charbon sur la porte de la cuisine de mon oncle
le chanoine, et qu'il est peu probable que vous alliez à *** pour la
voir, vous vous contenterez d'un portrait à la plume.

Jacobus Pragmater, qui joue en cette histoire le rôle de la fatalité
antique, avait toujours eu soixante ans: il était né avec des rides, la
nature l'avait jeté en moule tout exprès pour faire un bedeau ou un
maître d'école de village; en nourrice, il était déjà pédant.

Étant jeune, il avait écrit en petite bâtarde l'_Ave_ et le _Credo_ dans
un rond de parchemin de la grandeur d'un petit écu. Il l'avait présenté
à M. le marquis de ***, dont il était le filleul; celui-ci, après
l'avoir considéré attentivement, s'était écrié à plusieurs reprises:

--Voilà un garçon qui n'est pas manchot!

Il se plaisait à nous raconter cette anecdote, ou, comme il l'appelait,
cet apophthegme; le dimanche, quand il avait bu deux doigts de vin, et
qu'il était en belle humeur, il ajoutait, par manière de réflexion, que
M. le marquis de *** était bien le gentilhomme de France le plus
spirituel et le mieux appris qu'il eût jamais connu.

Quoique aux importantes fonctions de maître d'école il ajoutât celles
non moins importantes de bedeau, de chantre, de sonneur, il n'en était
pas plus fier. A ses heures de relâche, il soignait le jardin de mon
oncle, et, l'hiver, il lisait une page ou deux de Voltaire ou de
Rousseau en cachette; car, étant plus d'à moitié prêtre, comme il le
disait, une pareille lecture n'eût pas été convenable en public.

C'était un esprit sec, exact cependant, mais sans rien d'onctueux. Il ne
comprenait rien à la poésie, il n'avait jamais été amoureux, et n'avait
pas pleuré une seule fois dans sa vie. Il n'avait aucune des charmantes
superstitions de campagne, et il grondait toujours Berthe quand elle
nous racontait une histoire de fée ou de revenant. Je crois qu'au fond
il pensait que la religion n'était bonne que pour le peuple. En un mot,
c'était la prose incarnée, la prose dans toute son étroitesse, la prose
de Barême et de Lhomond.

Son extérieur répondait parfaitement à son intérieur. Il avait quelque
chose de pauvre, d'étriqué, d'incomplet, qui faisait peine à voir et
donnait envie de rire en même temps. Sa tête, bizarrement bossuée,
luisait à travers quelques cheveux gris; ses sourcils blancs se
hérissaient en buisson sur deux petits yeux vert de mer, clignotants et
enfouis dans une patte d'oie de rides horizontales. Son nez, long comme
une flûte d'alambic, tout diapré de verrues, tout barbouillé de tabac,
se penchait amoureusement sur son menton.

Aussi, lorsqu'on jouait aux petits jeux, et qu'il fallait embrasser
quelqu'un par pénitence, c'était toujours lui que les jeunes filles
choisissaient en présence de leur mère ou de leur amant.

Ces avantages naturels étaient merveilleusement rehaussés par le costume
de leur propriétaire: il portait d'habitude un habit noir râpé, avec des
boutons larges comme des tabatières, les bas et la culotte de couleur
incertaine; des souliers à boucles et un chapeau à trois cornes que mon
oncle avait porté deux ans avant de lui en faire cadeau.

O digne Jacobus Pragmater, qui aurait pu s'empêcher de rire en te voyant
arriver par la porte du jardin, le nez au vent, les manches pendantes de
ton grand habit flottant au long de ton corps, comme si elles eussent
été un rouleau de papier sortant à demi de ta poche! Tu aurais déridé le
front du spleen en personne.

Il nous embrassa selon sa coutume, piqua les joues potelées de Maria à
la brosse de sa barbe, me donna un petit coup sur l'épaule, et tira de
sa poche un cœur de pain d'épice enveloppé d'un papier chamarré d'or et
de paillon qu'il partagea entre Maria et moi.

Il nous demanda si nous avions été bien sages. La réponse, sans hésiter,
fut affirmative, comme on peut le croire.

Pour nous récompenser, il nous promit à chacun une image coloriée.

Les galoches de Berthe sonnèrent dans le haut de l'escalier, le service
de mon oncle ne la retenait plus, elle vint s'asseoir au coin du feu
avec nous.

Maria quitta aussitôt le genou où Pragmater la retenait presque malgré
elle; car, en dépit de toutes ses caresses, elle ne le pouvait souffrir,
et courut se mettre sur les genoux de Berthe.

Elle lui raconta ce que nous avions entendu, et lui répéta même quelques
couplets de la ballade qu'elle avait retenus.

Berthe l'écouta gravement et avec bonté, et dit, quand elle eut fini,
qu'il n'y avait rien d'impossible à Dieu; que les grillons étaient le
bonheur de la maison, et qu'elle se croirait perdue si elle en tuait un,
même par mégarde.

Pragmater la tança vivement d'une croyance aussi absurde, et lui dit que
c'était pitié d'inculquer des superstitions de bonne femme à des
enfants, et que, s'il pouvait attraper celui de la cheminée, il le
tuerait, pour nous montrer que la vie ou la mort d'une méchante bête
était parfaitement insignifiante.

J'aimais assez Pragmater, parce qu'il me donnait toujours quelque chose;
mais, en ce moment, il me parut d'une férocité de cannibale, et je
l'aurais volontiers dévisagé. Même à présent que l'habitude de la vie et
le train des choses m'ont usé l'âme et durci le cœur, je me reprocherais
comme un crime le meurtre d'une mouche, trouvant, comme le bon Tobie,
que le monde est assez large pour deux.

Pendant cette conversation, le grillon jetait imperturbablement ses
notes aiguës et vibrantes à travers la voix sourde et cassée de
Pragmater, la couvrant quelquefois et l'empêchant d'être entendue.

Pragmater, impatienté, donna un coup de pied si violent du côté d'où le
chant paraissait venir, que plusieurs flocons de suie se détachèrent et
avec eux la cellule du grillon, qui se mit à courir sur la cendre aussi
vite que possible pour regagner un autre trou.

Par malheur pour lui, le rancunier maître d'école l'aperçut, et, malgré
nos cris, le saisit par une patte au moment où il entrait dans
l'interstice de deux briques. Le grillon, se voyant perdu, abandonna
bravement sa patte, qui resta entre les doigts de Pragmater comme un
trophée, et s'enfonça profondément dans le trou.

Pragmater jeta froidement au feu la patte toute frémissante encore.

Berthe leva les yeux au ciel avec inquiétude, en joignant les mains.
Maria se mit à pleurer; moi, je lançai à Pragmater le meilleur coup de
poing que j'eusse donné de ma vie; il n'y prit seulement pas garde.

Cependant la figure triste et sérieuse de Berthe lui donna un moment
d'inquiétude sur ce qu'il avait fait: il eut une lueur de doute; mais le
voltairianisme reprit bientôt le dessus, et un _bah!_ fortement accentué
résuma son plaidoyer intérieur.

Il resta encore quelques minutes; mais, ne sachant trop quelle
contenance faire, il prit le parti de se retirer.

Nous nous en allâmes coucher, le cœur gros de pressentiments funestes.


IV

Plusieurs jours s'écoulèrent tristement; mais rien d'extraordinaire
n'était venu réaliser les appréhensions de Berthe.

Elle s'attendait à quelque catastrophe: le mal fait à un grillon porte
toujours malheur.

--Vous verrez, disait-elle, Pragmater, qu'il nous arrivera quelque chose
à quoi nous ne nous attendons pas.

Dans le courant du mois, mon oncle reçut une lettre venant de loin,
toute constellée de timbres, toute noire à force d'avoir roulé. Cette
lettre lui annonçait que la maison du banquier T***, sur laquelle son
argent était placé, venait de faire banqueroute, et était dans
l'impossibilité de solder ses créanciers.

Mon oncle était ruiné, il ne lui restait plus rien que sa modique
prébende.

Pragmater, à demi ébranlé dans sa conviction, se faisait, à part lui, de
cruels reproches. Berthe pleurait, tout en filant avec une activité
triple pour aider en quelque chose.

Le grillon, malade ou irrité, n'avait pas fait entendre sa voix depuis
la soirée fatale. Le tourne-broche avait inutilement essayé de lier
conversation avec lui, il restait muet au fond de son trou.

La cuisine se ressentit bientôt de ce revers de fortune. Elle fut
réduite à une simplicité évangélique. Adieu les poulardes blondes, si
appétissantes dans leur lit de cresson, la fine perdrix au corset de
lard, la truite à la robe de nacre semée d'étoiles rouges! Adieu, les
mille gourmandises dont les religieuses et les gouvernantes des prêtres
connaissent seules le secret! Le bouilli filandreux avec sa couronne de
persil, les choux et les légumes du jardin, quelques quartiers aigus de
fromage, composaient le modeste dîner de mon oncle.

Le cœur saignait à Berthe quand il lui fallait servir ces plats simples
et grossiers; elle les posait dédaigneusement sur le bord de la table,
et en détournait les yeux. Elle se cachait presque pour les apprêter,
comme un artiste de haut talent qui fait une enseigne pour dîner. La
cuisine, jadis si gaie et si vivante, avait un air de tristesse et de
mélancolie.

Le brave Tom lui-même semblait comprendre le malheur qui était arrivé:
il restait des journées entières assis sur son derrière, sans se
permettre la moindre gambade; le coucou retenait sa voix d'argent et
sonnait bien bas; les casseroles, inoccupées, avaient l'air de s'ennuyer
à périr; le gril étendait ses bras noirs comme un grand désœuvré; les
cafetières ne venaient plus faire la causette auprès du feu: la flamme
était toute pâle, et un maigre filet de fumée rampait tristement au long
de la plaque.

Mon oncle, malgré toute sa philosophie, ne put venir à bout de vaincre
son chagrin. Ce beau vieillard, si gras, si vermeil, si épanoui, avec
ses trois mentons et son mollet encore ferme; ce gai convive qui
chantait après boire la petite chanson, vous ne l'auriez certainement
pas reconnu.

Il avait plus vieilli dans un mois que dans trente ans. Il n'avait plus
de goût à rien. Les livres qui lui faisaient le plus de plaisir
dormaient oubliés sur les rayons de la bibliothèque. Le magnifique
exemplaire (Elzévir) des _Confessions de saint Augustin_, exemplaire
auquel il tenait tant et qu'il montrait avec orgueil aux curés des
environs, n'était pas remué plus souvent que les autres; une araignée
avait eu le temps de tisser sa toile sur son dos.

Il restait des journées entières dans son fauteuil de tapisserie à
regarder passer les nuages par les losanges de sa fenêtre, plongé dans
une mer de douloureuses réflexions; il songeait avec amertume qu'il ne
pourrait plus, les jours de Pâques et de Noël, réunir ses vieux
camarades d'école qui avaient mangé avec lui la maigre soupe du
séminaire, et se réjouir d'être encore si vert et si gaillard après tant
d'anniversaires célébrés ensemble.

Il fallait devenir ménager de ces bonnes bouteilles de vin vieux, toutes
blanches de poussière, qu'il tenait sous le sable, au profond de sa
cave, et qu'il réservait pour les grandes occasions; celles-là bues, il
n'y avait plus d'argent pour en acheter d'autres. Ce qui le chagrinait
surtout, c'était de ne pouvoir continuer ses aumônes, et de mettre ses
pauvres dehors avec un _Dieu vous garde!_

Ce n'était qu'à de rares intervalles qu'il descendait au jardin; il ne
prenait plus aucun intérêt aux plantations de Pragmater, et l'on aurait
marché sur les tournesols sans lui faire dire: _Ah!_

Le printemps vint. Ses fleurs avaient beau pencher la tête pour lui dire
bonjour, il ne leur rendait pas leur salut, et la gaieté de la saison
semblait même augmenter sa mélancolie.

Ses affaires ne s'arrangeant pas, il crut que sa présence serait
nécessaire pour les vider entièrement.

Un voyage à *** était pour lui une entreprise aussi terrible que la
découverte de l'Amérique: il le différa autant qu'il put; car il n'avait
jamais quitté, depuis sa sortie du séminaire, son village, enfoui au
milieu des bois comme un nid d'oiseau, et il lui en coûtait beaucoup
pour se séparer de son presbytère aux murailles blanches, aux
contrevents verts, où il avait si longtemps caché sa vie aux yeux
méchants des hommes.

En partant, il remit entre les mains de Berthe une petite bourse assez
plate pour subvenir aux besoins de la maison pendant son absence, et
promit de revenir bientôt.

Il n'y avait là rien que de fort naturel sans doute; pourtant nous
étions profondément émus, et je ne sais pourquoi il me semblait que nous
ne le reverrions plus, et que c'était pour la dernière fois qu'il nous
parlait. Aussi, Maria et moi, nous l'accompagnâmes jusqu'au pied de la
colline, trottant, de toutes nos forces, de chaque côté de son cheval,
pour être plus longtemps avec lui.

--Assez, mes petits, nous dit-il; je ne veux pas que vous alliez plus
loin, Berthe serait inquiète de vous.

Puis il nous hissa sur son étrier, nous appuya un baiser bien tendre sur
les joues, et piqua des deux: nous le suivîmes de l'œil pendant quelques
minutes.

Étant parvenu au haut de l'éminence, il retourna la tête pour voir
encore une fois, avant qu'il s'enfonçât tout à fait sous l'horizon, le
clocher de l'église paroissiale et le toit d'ardoise de sa petite
maison.

Nous ayant aperçus à la même place, il nous fit un geste amical de la
main, comme pour nous dire qu'il était content; puis il continua sa
route.

Un angle du chemin l'eut bientôt dérobé à nos yeux.

Alors, un frisson me prit, et les pleurs tombèrent de mes yeux. Il me
parut qu'on venait de fermer sur lui le couvercle de la bière, et d'y
planter le dernier clou.

--Oh! mon Dieu! dit Maria avec un grand soupir, mon pauvre oncle! il
était si bon!

Et elle tourna vers moi ses yeux purs nageant dans un fluide abondant et
clair.

Une pie, perchée sur un arbre, au bord de la route, déploya, à notre
aspect, ses ailes bigarrées, s'envola en poussant des cris discordants,
et s'alla reposer sur un autre arbre.

--Je n'aime pas à entendre les pies, dit Maria, en se serrant contre
moi, d'un air de doute et de crainte.

--Bah! répliquai-je, je vais lui jeter une pierre, il faudra bien
qu'elle se taise, la vilaine bête.

Je quittai le bras de Maria, je ramassai un caillou, et je le jetai à la
pie; la pierre atteignit une branche au-dessus, dont elle écorcha
l'écorce: l'oiseau sautilla, et continua ses criailleries moqueuses et
enrouées.

--Ah! c'est trop fort! m'écriai-je; tu me veux donc narguer?

Et une seconde pierre se dirigea, en sifflant, vers l'oiseau; mais
j'avais mal visé, elle passa entre les premières feuilles et alla
tomber, de l'autre côté, dans un champ de luzerne.

--Laisse-la tranquille, dit la petite en posant sa main délicate sur mon
épaule, nous ne pouvons l'empêcher.

--Soit, répondis-je.

Et nous continuâmes notre chemin.

Le temps était gris terne, et, quoiqu'on fût au printemps, il soufflait
une bise assez piquante; il y avait de la tristesse dans l'air comme aux
derniers jours d'automne. Maria était pâle, une légère auréole bleuâtre
cernait ses yeux languissants: elle avait l'air fatigué, et s'appuyait
plus fortement que d'habitude; j'étais fier de la soutenir, et, quoique
je fusse presque aussi las qu'elle, j'aurais marché encore deux heures.

Nous rentrâmes.

Le prieuré n'avait plus le même aspect: lui, naguère si gai, si vivant,
il était silencieux et mort; l'âme de la maison était partie, ce n'était
plus que le cadavre.

Pragmater, malgré son incrédulité, hochait soucieusement la tête. Berthe
filait toujours, et Tom, assis en face d'elle, et agitant gravement sa
queue, suivait les mouvements du rouet.

Je me serais mortellement ennuyé sans les promenades que nous allions
faire, avec Maria, dans les grands bois, le long des champs, pour
prendre des hannetons et des demoiselles.


V

Le grillon ne chantait que rarement, et nous n'entendions plus rien à
son chant; nous en vînmes à croire que nous étions le jouet d'une
illusion.

Cependant, un soir, nous nous retrouvâmes seuls dans la cuisine, assis
tous deux sur la même chaise, comme au jour où il nous avait parlé. Le
feu flambait à peine. Le grillon éleva la voix, et nous pûmes
parfaitement comprendre ce qu'il disait: il se plaignait du froid.
Pendant qu'il chantait, le feu s'était éteint presque tout à fait.

Maria, touchée de la plainte du grillon, s'agenouilla, et se mit à
souffler avec sa bouche; le soufflet était accroché à un clou, hors de
notre portée.

C'était un plaisir de la voir, les joues gonflées, illuminées des
reflets de la flamme, tout le reste du corps était plongé dans l'ombre:
elle ressemblait à ces têtes de chérubin, cravatées d'une paire d'ailes
que l'on voit dans les tableaux d'église, dansant en rond autour des
gloires mystiques de la Vierge et des saints.

Au bout de quelques minutes, moyennant une poignée de branches sèches
que j'y jetai, l'âtre se trouva vivement éclairé, et nous pûmes voir,
sur le bord de son trou, notre ami le grillon tendant ses pattes de
devant au feu, comme deux petites mains, et ayant l'air de prendre un
singulier plaisir à se chauffer; ses yeux, gros comme une tête
d'épingle, rayonnaient de satisfaction; il chantait avec une vivacité
surprenante, et sur un air très-gai, des paroles sans suite que je
n'entendais pas bien, et que je n'ai pas retenues.

Quelques mois se passèrent, pas plus de nouvelles de mon oncle que s'il
était mort!

Un soir, Pragmater, ne sachant à quoi tuer le temps, monta dans la
bibliothèque pour prendre un livre; quand il ouvrit la porte, un violent
courant d'air éteignit sa chandelle; mais, comme il faisait clair de
lune, et qu'il connaissait les êtres de la maison, il ne jugea pas à
propos de redescendre chercher de la lumière.

Il alla du côté où il savait qu'était placée la bibliothèque. La porte
se ferma violemment, comme si quelqu'un l'eût poussée. Un rayon de lune,
plus vif et plus chatoyant, traversa les vitres jaunes de la fenêtre.

A sa grande stupéfaction, Pragmater vit descendre sur ce filet de
lumière, comme un acrobate sur une corde tendue, un fantôme d'une espèce
singulière: c'était le fantôme de mon oncle, c'est-à-dire le fantôme de
ses habits; car lui-même était absent: son habit tombait à longs plis,
et, au bout des manches vides, une paire de gants moulait ses mains; une
perruque tenait la place de sa tête, et à l'endroit des yeux
scintillait, comme des vers phosphoriques, une énorme paire de besicles.
Cet étrange personnage entra droit dans la chambre, et se dirigea droit
à la bibliothèque; on eût dit que les semelles de ses souliers étaient
doublées de velours, car il glissait sur les dalles sans que le moindre
craquement, le son le plus fugitif pût faire croire qu'il les eût
effleurées.

Après avoir touché et déplacé quelques volumes, il enleva de sa planche
le Saint Augustin (Elzévir) et le porta sur la table; puis il s'assit
dans le grand fauteuil à ramages, éleva un de ses gants à la hauteur où
son menton aurait dû être, ouvrit le livre à un passage marqué par un
signet de faveur bleue, comme quelqu'un que l'on aurait interrompu, et
se prit à lire en tournant les feuillets avec vivacité.

La lune se cacha; Pragmater crut qu'il ne pourrait point continuer. Mais
les verres de ses lunettes, semblables aux yeux des chats et des hiboux,
étaient lumineux par eux-mêmes, et reluisaient dans l'ombre comme des
escarboucles. Il en partait des lueurs jaunes qui éclairaient les pages
du livre, aussi bien qu'une bougie l'eût pu faire. L'activité qu'il
mettait à sa lecture était telle, qu'il tira de sa poche un mouchoir
blanc, qu'il passa à plusieurs reprises sur la place vide qui
représentait son front, comme s'il eût sué à grosses gouttes...

L'horloge sonna successivement, avec sa voix fêlée, dix heures, onze
heures, minuit... Au dernier coup de minuit, le fantôme se leva, remit
le précieux bouquin à sa place.

Le ciel était gris, les nues, échevelées, couraient rapidement de l'est
à l'ouest; la lune remontra sa face blanche par une déchirure, un rayon
parti de ses yeux bleus plongea dans la chambre. Le mystérieux lecteur
monta dessus en s'appuyant sur sa canne, et sortit de la même manière
qu'il était entré.

Abasourdi de tant de prodiges, mourant de peur, claquant des dents, ses
genoux cagneux se heurtant en rendant un son sec comme une crécelle, le
digne maître d'école ne put se tenir plus longtemps sur ses pieds: un
frisson de fièvre le prit aux cheveux, et il tomba tout de son long à la
renverse. Berthe, ayant entendu la chute, accourut tout effrayée; elle
le trouva gisant sur le carreau, sans connaissance, sa main étreignant
la chandelle éteinte.

Pragmater, malgré ses idées voltairiennes, eut beaucoup de peine à
s'expliquer la vision étrange qu'il venait d'avoir; sa physionomie en
était toute troublée. Cependant le doute ne lui était pas permis, il
était lui-même son propre garant, il n'y avait pas de supercherie
possible; aussi tomba-t-il dans une profonde rêverie, et restait-il des
heures entières sur sa chaise, dans l'attitude d'un homme singulièrement
perplexe.

Vainement Tom, le brave matou, venait-il frotter sa moustache contre sa
main pendante, et Berthe lui demandait-elle, du ton le plus engageant:

--Pragmater, croyez-vous que la vendange sera bonne?


VI

On n'avait aucune nouvelle de mon oncle.

Un matin Pragmater le vit raser, comme un oiseau, le sable de l'allée du
jardin, sur le bord de laquelle ses soleils favoris penchaient
mélancoliquement leurs disques d'or pleins de graines noires; avec sa
main d'ombre, ou son ombre de main, il essayait de relever une des
fleurs que le vent avait courbée, et tâchait de réparer de son mieux la
négligence des vivants.

Le ciel était clair, un gai rayon d'automne illuminait le jardin; deux
ou trois pigeons, posés sur le toit, se toilettaient au soleil; une bise
nonchalante jouait avec quelques feuilles jaunes, et deux ou trois
plumes blanches, tombées de l'aile des colombes, tournoyaient mollement
dans la tiède atmosphère. Ce n'était guère la mise en scène d'une
apparition, et un fantôme un peu adroit ne se serait pas montré dans un
lieu si positif et à une heure aussi peu fantastique.

Une plate-bande de soleils, un carré de choux, des oignons montés, du
persil et de l'oseille, à onze heures du matin, rien n'est moins
allemand.

Jacobus Pragmater fut convaincu, cette fois, qu'il n'y avait pas moyen
de mettre l'apparition sur le dos d'un effet de lune et d'un jeu de
lumière.

Il entra dans la cuisine, tout pâle et tout tremblant, et raconta à
Berthe ce qui venait de lui arriver.

--Notre bon maître est mort, dit Berthe en sanglotant: mettons-nous à
genoux, et prions pour le repos de son âme!

Nous récitâmes ensemble les prières funèbres. Tom, inquiet, rôdait
autour de notre groupe, en nous jetant avec ses prunelles vertes des
regards intelligents et presque surhumains; il semblait nous demander le
secret de notre douleur subite, et poussait, pour attirer l'attention
sur lui, de petits miaulements plaintifs et suppliants.

--Hélas! pauvre Tom, dit Berthe en lui flattant le dos de la main, tu ne
te chaufferas plus, l'hiver, sur le genou de monsieur, dans la belle
chambre rouge, et tu ne mangeras plus les têtes de poisson sur le coin
de son assiette!

Le grillon ne chantait que bien rarement. La maison semblait morte, le
jour avait des teintes blafardes, et ne pénétrait qu'avec peine les
vitres jaunes, la poussière s'entassait dans les chambres inoccupées,
les araignées jetaient sans façon leur toile d'un angle à l'autre, et
provoquaient inutilement le plumeau; l'ardoise du toit, autrefois d'un
bleu si vif et si gai, prenait des teintes plombées, les murailles
verdissaient comme des cadavres, les volets se déjetaient, les portes ne
joignaient plus; la cendre grise de l'abandon descendait fine et tamisée
sur tout cet intérieur naguère si riant et d'une si curieuse propreté.

La saison avançait; les collines frileuses avaient déjà sur leurs
épaules les rousses fourrures de l'automne, de larges bancs de
brouillard montaient du fond de la vallée, et la bruine rayait de ses
grêles hachures un ciel couleur de plomb.

Il fallait rester des journées entières à la maison, car les prairies
mouillées, les chemins défoncés ne nous permettaient plus que rarement
le plaisir de la promenade.

Maria dépérissait à vue d'œil, et devenait d'une beauté étrange; ses
yeux s'agrandissaient et s'illuminaient de l'aurore de la vie céleste;
le ciel prochain y rayonnait déjà. Ils roulaient moelleusement sur leurs
longues paupières comme deux globes d'argent bruni, avec des langueurs
de clair de lune et des rayons d'un bleu velouté que nul peintre ne
saurait rendre: les couleurs de ses joues, concentrées sur le haut des
pommettes en petit nuage rose, ajoutaient encore à l'éclat divin de ces
yeux surnaturels où se concentrait une vie près de s'envoler; les anges
du ciel semblaient regarder la terre par ces yeux-là.

A l'exception de ces deux taches vermeilles, elle était pâle comme de la
cire vierge; ses tempes et ses mains transparentes laissaient voir un
délicat lacis de veines azurées; ses lèvres décolorées s'exfoliaient en
petites pellicules lamelleuses: elle était poitrinaire.

Comme j'avais l'âge d'entrer au collége, mes parents me firent revenir à
la ville, d'autant plus qu'ils avaient appris la mort de mon oncle, qui
avait fait une chute de cheval dans un chemin difficile, et s'était
fendu la tête.

Un testament trouvé dans sa poche instituait Berthe et Pragmater ses
uniques héritiers, à l'exception de sa bibliothèque, qui devait me
revenir, et d'une bague en diamants de sa mère, destinée à Maria.

Mes adieux à Maria furent des plus tristes; nous sentions que nous ne
nous reverrions plus. Elle m'embrassa sur le seuil de la porte, et me
dit à l'oreille:

--C'est ce vilain Pragmater qui est cause de tout; il a voulu tuer le
grillon. Nous nous reverrons chez le bon Dieu. Voilà une petite croix en
perles de couleur que j'ai faite pour toi; garde-la toujours.

Un mois après, Maria s'éteignit. Le grillon ne chanta plus à dater de ce
jour-là: l'âme de la maison s'en était allée. Berthe et Pragmater ne lui
survécurent pas longtemps; Tom mourut, bientôt après, de langueur et
d'ennui.

J'ai toujours la croix de perles de Maria. Par une délicatesse charmante
dont je ne me suis aperçu que plus tard, elle avait mis quelques-uns de
ses beaux cheveux blonds pour enfiler les grains de verre qui la
composent; chaste amour enfantin si pur, qu'il pouvait confier son
secret à une croix!


VII

Ces scènes de ma première enfance m'ont fait une impression qui ne s'est
pas effacée; j'ai encore au plus haut degré le sentiment du foyer et des
voluptés domestiques.

Comme celle du grillon, ma vie s'est écoulée, près de l'âtre, à regarder
les tisons flamber. Mon ciel a été le manteau de la cheminée; mon
horizon, la plaque noire de suie et blanche de fumée; un espace de
quatre pieds où il faisait moins froid qu'ailleurs, mon univers.

J'ai passé de longues années avec la pelle et la pincette; leurs têtes
de cuivre ont acquis sous mes mains un éclat pareil à celui de l'or, si
bien que j'en suis venu à les considérer comme une partie intégrante de
mon être. La pomme de mes chenets a été usée par mes pieds, et la
semelle de mes pantoufles s'est couverte d'un vernis métallique dans ses
fréquents rapports avec elle. Tous les effets de lumière, tous les jeux
de la flamme, je les sais par cœur; tous les édifices fantastiques que
produit l'écroulement d'une bûche ou le déplacement d'un tison, je
pourrais les dessiner sans les voir.

Je ne suis jamais sorti de ce microcosme.

Aussi, je suis de première force pour tout ce qui regarde l'intérieur de
la cheminée; aucun poëte, aucun peintre n'est capable d'en tracer un
tableau plus exact et plus complet. J'ai pénétré tout ce que le foyer a
d'intime et de mystérieux, je puis le dire sans orgueil, car c'est
l'étude de toute mon existence.

Pour cela, je suis resté étranger aux passions de l'homme, je n'ai vu du
monde que ce qu'on en pouvait voir par la fenêtre. Je me suis replié en
moi; cependant j'ai vécu heureux, sans regret d'hier, sans désir de
demain. Mes heures tombent une à une dans l'éternité, comme des plumes
d'oiseau au fond d'un puits, doucement, doucement; et si l'horloge de
bois, placée à l'angle de la muraille, ne m'avertissait de leur chute
avec sa voix criarde et éraillée comme celle d'une vieille femme, certes
je ne m'en apercevrais pas.

Quelquefois seulement, au mois de juin, par un de ces jours chauds et
clairs où le ciel est bleu comme la prunelle d'une Anglaise, où le
soleil caresse d'un baiser d'or les façades sales et noires des maisons
de la ville; lorsque chacun se retire au plus profond de son
appartement, abat ses jalousies, ferme ses rideaux, et reste étendu sur
sa molle ottomane, le front perlé de gouttes de sueur, je me hasarde à
sortir.

Je m'en vais me promener, habillé comme à mon ordinaire, c'est-à-dire en
drap, ganté, cravaté et boutonné jusqu'au cou.

Je prends alors dans la rue le côté où il n'y a pas d'ombre, et je
marche les mains dans mes poches, le chapeau sur l'oreille et penché
comme la tour de Pise, les yeux à demi fermés, mes lèvres comprimant
avec force une cigarette dont la blonde fumée se roule, autour de ma
tête, en manière de turban; tout droit devant moi, sans savoir où;
insoucieux de l'heure ou de toute autre pensée que celle du présent;
dans un état parfait de quiétude morale et physique.

Ainsi je vais... vivant pour vivre, ni plus ni moins qu'un dogue qui se
vautre dans la poussière, ou que ce bambin qui fait des ronds sur le
sable.

Lorsque mes pieds m'ont porté longtemps, et que je suis las, alors je
m'assois au bord du chemin, le dos appuyé contre un tronc d'arbre, et je
laisse flotter mes regards à droite, à gauche, tantôt au ciel, tantôt
sur la terre.

Je demeure là des demi-journées, ne faisant aucun mouvement, les jambes
croisées, les bras pendants, le menton dans la poitrine, ayant l'air
d'une idole chinoise ou indienne, oubliée dans le chemin par un bonze ou
un bramine.

Pourtant, n'allez pas croire que le temps ainsi passé soit du temps
perdu. Cette mort apparente est ma vie.

Cette solitude et cette inaction, insupportables pour tout autre, sont
pour moi une source de voluptés indéfinissables.

Mon âme ne s'éparpille pas au dehors, mes idées ne s'en vont pas à
l'aventure parmi les choses du monde, sautant d'un objet à un autre;
toute ma puissance d'animation, toute ma force intellectuelle se
concentrent en moi; je fais des vers, excellente occupation d'oisif, ou
je pense à la petite Maria, qui avait des taches roses sur les joues.

1839.



LE GARDE NATIONAL RÉFRACTAIRE


Le garde national réfractaire est un homme de bon sens, cosmopolite par
goût, qui se soucie peu d'être national, et encore moins garde; il aime
mieux être réfractaire.

Les baïonnettes intelligentes le séduisent médiocrement; car il trouve
qu'il ne faut pas une grande intelligence pour planter un morceau de fer
dans le ventre de n'importe qui.

Le soldat citoyen lui paraît une invention assez pauvre; c'est bien
assez d'être l'un sans être l'autre.

L'épicier enté sur le Tamerlan, ou, si vous aimez mieux, le Tamerlan
enté sur l'épicier n'a pas le don de le ravir.

Le réfractaire allègue que c'est une mauvaise manière de garder sa
maison que de s'en aller dans un quartier fort éloigné, pour donner
toute facilité aux amants et aux voleurs, en faveur de qui la milice
urbaine a été certainement inventée; il dit aussi que ce n'est pas la
peine de payer quatre cent mille fainéants, qui n'ont d'autre occupation
que de regarder sur les boulevards les confrères de Bilboquet, et de
courtiser les bonnes d'enfants dans les jardins publics, si l'on doit
faire leur besogne soi-même.

Il prétend que jamais on ne lui a envoyé de tourlourous pour écrire son
feuilleton, et qu'alors il ne doit pas faire la faction des susdits
tourlourous.

Nous ne voyons pas trop ce que l'on pourrait répondre à ce raisonnement.

Un autre motif qu'il donne, et qui est assez plausible, c'est que, s'il
avait les trois cents francs qu'il faut pour s'équiper, il
s'empresserait d'acheter un habit noir pour remplacer le sien, dont les
coutures blanchissent, dont les boutons s'éraillent. Il se procurerait
des bottes sérieuses, car les siennes rient aux éclats, et _rien n'est
plus sot qu'un sot rire_, s'il faut en croire le proverbe grec; il
commanderait aussi un pantalon à son tailleur, afin de restaurer un peu
son élégance, qui périclite visiblement.

Ensuite, il lui répugne de paraître déguisé dans les rues en dehors des
jours de carnaval, surtout quand le déguisement consiste en un bonnet de
sauvage, un habit indigo, relevé d'agréments sang de bœuf, écartelé de
buffleteries badigeonnées au blanc d'Espagne, avec une giberne qui vous
bat l'opposé du devant, un briquet et une baïonnette, gigantesques
breloques placées à l'envers, qui vous tambourinent odieusement sur les
mollets, ou sur les tibias, si vous n'avez pas de mollets.

Mais, hélas! tout n'est pas rose dans le métier de réfractaire; au
contraire!

Autant vaudrait être caniche d'aveugle, femme galante, cheval de fiacre,
servante de vieille fille, acteur à la banlieue, souffleur au
Cirque-Olympique pendant les représentations de Carter, culotteur de
pipes, retourneur d'invalides, promeneur de chiens convalescents,
journaliste même, si la pudeur permet de s'exprimer ainsi!

Le voleur à la tire, le rinceur de cambriole, ceux qui font la grande
soulasse sur les trimards, mènent une vie charmante en comparaison.

Le réfractaire, qui avait pris son logement sous le nom d'une femme ou
d'une personne partie pour Tombouctou, au risque de voir son prête-nom,
femelle ou mâle, lui dérober son acajou, a été dénoncé par un ami de
cœur qui mériterait de s'appeler Goulatromba, comme celui du bohème
Zafari, dans la pièce de _Ruy Blas_, ou par son propriétaire, avec
lequel il s'est querellé sous prétexte de terme à ne pas payer, ou de
réparations à faire.

En vain il s'est intitulé madame Durand, mademoiselle Zinzoline, ou même
madame Mitoufflet; en vain il a essayé d'entrer dans la peau des
septuagénaires les plus notoires; en vain il a tâché de s'escamoter, de
s'annihiler, de se supprimer, de se rayer du nombre des vivants, de
devenir une ombre impalpable; le conseil de recensement a les yeux
ouverts sur lui, il le connaît, sait son nom véritable, ses prénoms et
son état. Rien n'a servi.

Pourtant ce malheureux ne recevait ses lettres que par une main tierce,
quatre jours après les rendez-vous ou les invitations qu'elles
indiquaient; il lisait les journaux de la semaine passée; il sortait
avant le jour et ne rentrait qu'à la nuit tombante pour ne pas être
connu dans son quartier, et ne pas faire naître à quelque droguiste,
assis sur le pas de sa porte entre une caisse de pruneaux et un tonneau
de jus de réglisse, cette idée sournoise et dangereuse:

--Mais ce monsieur n'est pas de notre compagnie?

Avant cette terrible dénonciation, le réfractaire n'existait qu'à l'état
d'utopie, de rêve, de fiction, ou plutôt il n'existait pas, ce qui vaut
bien mieux; il était parvenu à se faire un petit néant très-confortable,
dans lequel il vivait comme un rat dans un fromage. Tout ce bonheur
n'est plus; il est constaté maintenant et prouvé aussi clairement qu'une
règle d'arithmétique, il est forcé d'être lui-même.

A dater de ce jour, il tombe chez son portier, qui a beau prétendre ne
pas le connaître, une neige de papiers plus ou moins incongrus (la
comparaison serait plus juste si les papiers étaient propres), tels que
billets de garde, citations au conseil de discipline, condamnations _en_
vingt-quatre heures de prison, et autres balivernes en français civique.

Ces papiers alimentent pendant longtemps le cabinet intime du
réfractaire, ou lui servent à allumer sa pipe quand il fume; il fume
toujours. Les vingt-quatre heures se changent en quarante-huit heures.
Les soixante-douze heures ne vont pas tarder à paraître.

Pour ne pas être pris, le réfractaire laisse pousser ses cheveux s'il
les avait courts, les coupe s'il les avait longs; met un faux nez de
cire vierge comme Edmond du Cirque-Olympique, quand il jouait
l'empereur; se colle des favoris postiches et se grime en sexagénaire
pour dérober son signalement aux mouchards, aux argousins et aux gardes
municipaux.

Comme il sait que le renard est bientôt pris s'il n'a qu'un terrier, il
en a cinq: trois à la ville et deux à la campagne; un cabriolet de régie
stationne perpétuellement à la porte de derrière du logement qu'il
habite ce jour-là; car, à l'exemple de Cromwell, il ne couche jamais
deux fois dans la même chambre, et, comme les chats, ne dort jamais que
d'un œil.

La nuit, il a des cauchemars affreux; la patte de crabe d'un mouchard
lui serre la gorge et l'étouffe, il voit les spectres de Dubois, de
Ripon, de Duminil, de Werther, déguisés en hommes et vêtus d'effroyables
redingotes vertes; ils agitent de fulgurantes condamnations à
soixante-douze heures, et ricanent affreusement en montrant leurs crocs
et leurs défenses de sanglier. Des portes doublées de fer se referment
sur lui; il entend grincer des verrous, glapir des gonds mal graissés;
des geôliers avec des bonnets de peau d'ours, comme ceux des mélodrames,
traînent des paquets de chaînes et de ferrailles; il descend des
escaliers, parcourt des corridors sans fin, dont les rougeâtres reflets
éclairent la profondeur; ces corridors deviennent de plus en plus
étroits, les murailles se rapprochent, les voûtes se baissent, les
planchers s'élèvent; il se trouve pris dans un entonnoir de pierre,
incapable de faire un mouvement, enchâssé comme une pomme dans un
ruisseau gelé; après des efforts inouïs, il parvient à jeter de côté sa
couverture et s'éveille.

O ciel! il est déjà quatre heures et demie, un pâle rayon du jour
pénètre à travers les côtes des persiennes, toujours fermées pour faire
croire à une absence; le soleil va se lever, et avec lui le garde
municipal.

Le réfractaire se précipite à bas du lit, chausse à la hâte des bottes
non cirées, un habit peu brossé, un pantalon crotté de la veille, et,
sans s'être ni lavé, ni peigné, ni rasé, se glisse dans la rue en
longeant les maisons, comme une hirondelle qui veut prendre des mouches.

La lueur bleue du matin lutte péniblement avec les jaunes clartés des
réverbères qui grésillent dans le brouillard; la ville dort encore d'un
profond sommeil; à peine si les laitières, entourées d'amphores de
fer-blanc, commencent à déboucher au coin des rues avec leurs petites
charrettes; il n'y a que les rogomistes dont les boutiques soient
ouvertes; les vidangeurs y boivent le _blanc_ du matin. Le réfractaire,
malgré son goût pour les parfums, est bien forcé, transi de froid et las
de battre l'antiffe (c'est le terme), d'entrer aussi chez le rogomiste,
et, sous peine d'être assommé, il se voit obligé de trinquer avec ces
messieurs.

Enfin, un cabriolet paraît! le réfractaire le hèle, et il part pour la
cachette campagnarde; il n'a pas encore été pris! Werther arrive et
trouve l'oiseau déniché.

Ordinairement, le réfractaire est un homme de construction athlétique,
qui broierait d'un coup de poing l'Hercule de marbre des Tuileries; il a
cinq pieds et demi de haut, six de tour, et porte cinquante livres à
bras tendu; ce qui fait qu'il n'a pas besoin, pour se rassurer sur son
aptitude physique, de jouer au militaire comme les petits bourgeois
rachitiques et bossus, qui n'ont pas d'autre moyen de prouver à leur
femme qu'ils sont très-forts et très-redoutables. Sa prétention est
d'être malade; au besoin, il vous soutiendrait qu'il est mort et déjà
_très-avancé_, sentez-le.

Il faut le voir devant le conseil de révision; il se fait apporter en
brancard; quatre estafiers le soutiennent sous les bras; avant de
partir, il a fait son testament; il va passer tout à l'heure, et
retourner aux cieux, d'où il n'aurait pas dû descendre; il s'est fardé
avec du bleu de billard et du karis à l'indienne; il a la fièvre jaune
ou le choléra bleu de ciel, un choléra des plus asiatiques. Sauvez-vous,
ces maladies sont contagieuses!

Le chirurgien de la légion, qui est le vrai médecin Tant-Mieux de la
fable, et ne croit à aucune maladie, l'envoie se débarbouiller, et le
déclare apte au service.

Le réfractaire, battu sur ce point, s'avoue timidement phthisique au
troisième degré; sa vaste poitrine, où les soufflets d'une forge
joueraient à l'aise, lui inspire cette prétention qui heureusement ne
fut jamais plus mal fondée; la phthisie ne réussit pas mieux que le
choléra-morbus, et la fièvre jaune. Alors, le réfractaire désespéré,
acculé dans ses derniers retranchements, comme le sanglier de Calydon,
prétend être atteint d'une endocardite très-perfectionnée.

L'endocardite est la dernière maladie inventée par les médecins à la
mode; elle consiste dans un certain épaississement de la membrane
interne du cœur, qui n'est pas des plus aisés à constater; les symptômes
en sont très-agréables: vous n'aviez pas l'endocardite, vous étiez
maigre, jaune, mal portant; dès que vous en êtes atteint, votre figure
se remplit, se colore; vous avez l'œil d'un éclat admirable,
l'embonpoint satine votre peau, vos bras se développent, vous devenez ce
que les portières appellent un bel homme.

Le chirurgien, étonné d'une si belle maladie, déclare que l'endocardite
existe en effet, mais que l'endocardite est plus propre que toute autre
au service de la garde nationale.

Le réfractaire se retire après avoir grommelé quelque injure contre les
membres du conseil de révision, qui sont de vénérables marchands de
suif, d'augustes menuisiers, de magnanimes fabricants de bas de
filoselle et de petits avocats chafouins, à l'œil vairon, au teint
bilieux, qui débitent de grands réquisitoires et s'exercent à demander
des têtes en mouchant la chandelle avec leurs doigts.

C'est alors que commence une effroyable persécution; l'orgueil des
charcutiers, blessé au vif, se soulage par des poursuites furibondes.
Jamais assassin, jamais voleur, jamais accusé politique ne fut traqué
aussi rudement.

Lorsque ses terriers sont éventés, l'infortuné n'a d'autre ressource que
d'avoir quelques bonnes fortunes. C'est là le plus triste: il déploie
ses grâces les plus exquises; il est adorable, il est charmant, et fait
si bien qu'on oublie de le renvoyer; voilà un gîte de plus.

Mais les municipaux connaissent les affaires de cœur: Werther paraît;
mieux vaudrait l'amant ou le mari même, un pistolet dans chaque main.

--Monsieur, je viens pour vous arrêter.

--Ah! très-bien; déployez votre commissaire et son écharpe: je ne suis
pas assez lié avec vous pour ne pas faire de cérémonie.

Werther n'a pas de commissaire sur lui, et va chercher le plus voisin.

Pendant qu'il essaye d'éveiller l'auguste fonctionnaire, le réfractaire,
vêtu d'un simple pantalon, se jette dans une voiture et se sauve chez
des parents qu'il a dans une banlieue quelconque; ses habits ne lui
parviennent que deux jours après; pendant tout ce temps, il est resté
roulé dans une couverture, l'habit de son parent étant beaucoup trop
étroit pour lui.

Cette vive alerte le fait redoubler de surveillance; la consigne des
portiers est plus sévère que jamais: il faut, pour parvenir jusqu'à lui,
un mot d'ordre, une manière cabalistique de sonner; les gens les plus
connus deviennent suspects au cerbère, qui ne laisse passer personne;
votre père est renvoyé comme mouchard; votre meilleur ami, comme garde
municipal.

Quelques jours après, le réfractaire reçoit des lettres dans ce genre:

  «Mon chéri,

  «Je suis venue l'autre jour pour te voir et passer une partie de la
  journée avec toi; nous aurions été dîner ensemble, et ensuite au
  spectacle; j'étais libre jusqu'à demain...; jusqu'à demain! pleure de
  rage en y songeant.

  «Mais ton portier n'a pas voulu me laisser monter: il a prétendu que
  tu n'y étais pas, et que, d'ailleurs, je devais être un gendarme
  déguisé.

  «Que veut dire cette folie? Ah! si tu me trompais, je saurais me
  venger.

  «ALIDA.»

  «Mon vieux,

  «Ah çà! quel diable de portier as-tu donc?

  «Hier, je suis venu pour te rapporter les cinq cents livres que je te
  devais, il m'a reçu comme plusieurs chiens dans un jeu de quilles: il
  m'a dit qu'on ne te connaissait pas dans la maison.

  «J'ai vu qu'il me prenait pour un créancier, alors j'ai exhibé le
  bienheureux sac, et je lui ai montré que j'étais précisément le
  contraire d'un tailleur; mais il m'a répondu qu'il connaissait ces
  frimes-là, et qu'il était un vieux dur-à-cuire, ayant servi sous
  Napoléon.

  «J'ai insisté, et j'ai vu le moment où il allait me casser son balai
  sur la tête.

  «MAXIME DE BOISGONTIER.»

Ce n'est pas tout.

La tête du malheureux réfractaire est mise à prix. Le mouchard qui
l'arrêtera aura une prime de vingt francs (cinq francs de moins que pour
un loup, cinq de plus que pour un noyé), car il faut que le crime de
lèse-épicerie soit puni.

M. Crapouillet a déclaré que, si le délinquant ne montait pas sa garde,
il vendrait son uniforme et enverrait la garde nationale à tous les
diables. M. Pitois, M. Jabulot et M. Gavet sont du même avis.

Des argousins font pied de grue à toutes ses portes, de façon qu'il est
prisonnier dans la rue, et ne peut plus rentrer dans aucun de ses
domiciles.

Le réfractaire passe alors à l'état de vagabond: il se promène toute la
journée sur les boulevards extérieurs, couche dans les fossés ou sur les
arbres; il ne demeure plus, il perche. S'il avait toujours cinq sous, il
représenterait le Juif errant au naturel; sa barbe longue ajoute à
l'illusion, sa mine hâve, son manteau frangé de crotte ne la détruisent
pas; aussi, les gendarmes qui passent lui trouvent l'air suspect et le
soupçonnent fort d'être quelque galérien échappé du bagne.

L'inquiétude visible avec laquelle le réfractaire suit leurs mouvements
ne leur laisse aucun doute, car le réfractaire est comme Bertrand, _il
n'est pas maître de ça_. Ils fondent sur lui la pointe haute, en lui
criant d'une voix plus éclatante que le clairon du jugement dernier:

--Brigand, rends-toi, ou tu es mort!

Il se rend.

--Tes papiers, tes passe-ports, ton livret, forçat libéré!

--Je n'ai ni passe-ports ni livret; je me promène.

--Ah! ah! est-ce qu'on se promène avec une figure comme ça? Tu fais
semblant de te promener, mauvais républicain! Je suis sûr que tu es
marqué. Qu'avons-nous fait? avons-nous tué notre mère ou forcé la caisse
à papa? avons-nous fait suer le chêne et couler le raisiné?...

Et autres gentillesses de gendarme à forçat.

Le pauvre diable se défend de son mieux; il décline ses nom, prénoms,
qualité.

--Suis-nous chez le brigadier, et marche droit, Papavoine, ou nous te
mettrons les poucettes.

Il suit les deux gendarmes à cheval, allongeant le pas tant qu'il peut;
il sait que le fort de la gendarmerie n'est pas le raisonnement.

Les gamins s'attroupent; les femmes se montrent sur le pas des portes
avec leurs marmots au bras.

--A-t-il l'air féroce!

--Il doit avoir tué bien du monde. O le gueux! ô le scélérat!

--C'te balle! oh! c'te taule!

--J'espère bien qu'on lui coupera la tronche, à celui-là.

--Je parie que je l'attrape à la sorbonne avec un trognon de chou.

Le parieur gagne: le réfractaire, furieux, veut s'élancer sur le moutard
pour lui appliquer une solide correction; mais les gendarmes le
retiennent.

Au bout d'une lieue, on arrive enfin chez le brigadier, qui trouve le
cas grave et renvoie le prévenu devant le commissaire. Le commissaire
demeure justement une lieue plus loin, et c'est encore un
demi-myriamètre à faire au derrière d'un cheval: c'est agréable.

Heureusement, le commissaire est un homme de bon sens, ou à peu près; le
prisonnier se réclame de personnes connues, et le commissaire le fait
mettre en liberté, non sans lui avoir débité un petit discours paternel
sur les hautes vertus de l'ordre de choses et l'excellence du
gouvernement actuel, à qui rien n'échappe, et qui fait arrêter même les
innocents, de peur de manquer les coupables.

Le réfractaire, parfaitement édifié, se retire, et, décidé à braver
tout, rentre effrontément chez lui, où il vit dans le plus profond repos
pendant une semaine; car les argousins ne peuvent se figurer qu'un homme
qui a dix-huit jours de prison puisse ne pas être en fuite, et le
cherchent dans les quartiers les plus éloignés.

Cependant, chaque coup de sonnette lui cause un soubresaut nerveux et le
fait plonger dans une armoire, où il entre en trois morceaux.

A la fin, les argousins se ravisent et reviennent se mettre de planton à
sa porte.

Un beau matin, en sortant de chez lui, il sent la patte d'un garde
municipal lui tomber sur le collet comme une massue; il entend tonner à
son oreille cette phrase formidable:

--Au nom du roi et de la loi, je vous arrête!

Quatre argousins, munis de gourdins monstrueux, se tiennent à distance;
la résistance est impossible; le commissaire est là, tout auprès dans un
fiacre, avec son écharpe et sa commission, rien n'y manque.

Le réfractaire est pris. Il a fallu pour cela un an de poursuites, et
cinq mouchards qui auraient beaucoup mieux fait d'appliquer leur
intelligence à prendre des voleurs et des assassins.

Cette résistance a coûté au réfractaire:

Deux cents heures de cabriolet, ci 400 francs, sans compter les
pourboires; deux logements à la campagne de 300 francs chacun, ci 600
francs; trois appartements en ville, ensemble 2,000 francs; pourboires
donnés à la contre-police du réfractaire, 100 francs; la perte d'un ami
qui devait 500 francs, ci 500 francs; la perte de mademoiselle Alida,
qui ne peut s'évaluer que moralement; la perte de cent journées de
travail, valant 2,000 francs au moins; achats de faux nez, moustaches et
favoris postiches et autres déguisements, 150 francs; affaires manquées,
billets protestés pendant des absences, 1,000 francs. Total: 6,750
francs.

Sans compter les rhumes de cerveau, les fluxions et autres incommodités
attrapées dans les fuites nocturnes et matinales, et les brusques
passages d'un lieu chaud dans un lieu froid.

Pendant un an, le réfractaire a connu les angoisses des voleurs et mené
la vie errante des proscrits, la plus atroce vie que l'on puisse
imaginer, le tout pour aboutir à ce Spielberg du quai d'Austerlitz, que
l'on nomme Maison d'arrêt de la Garde Nationale, et plus familièrement,
Bazancourt, ou l'Hôtel des Haricots.

Peintres, artistes, sachez-lui gré de ce magnifique entêtement à ne pas
porter un costume ridicule de forme, et dont les couleurs sont d'une
fausseté révoltante; car c'est pour cela même qu'il ne veut pas être
garde national.

1839.



DEUX ACTEURS POUR UN ROLE

CONTE


I

UN RENDEZ-VOUS AU JARDIN IMPÉRIAL

On touchait aux derniers jours de novembre: le Jardin impérial de Vienne
était désert, une bise aiguë faisait tourbillonner les feuilles couleur
de safran et grillées par les premiers froids; les rosiers des
parterres, tourmentés et rompus par le vent, laissaient traîner leurs
branchages dans la boue. Cependant la grande allée, grâce au sable qui
la recouvre, était sèche et praticable. Quoique dévasté par les
approches de l'hiver, le Jardin impérial ne manquait pas d'un certain
charme mélancolique. La longue allée prolongeait fort loin ses arcades
rousses, laissant deviner confusément à son extrémité un horizon de
collines déjà noyées dans les vapeurs bleuâtres et le brouillard du
soir; au delà, la vue s'étendait sur le Prater et le Danube: c'était une
promenade faite à souhait pour un poëte.

Un jeune homme arpentait cette allée avec des signes visibles
d'impatience; son costume, d'une élégance un peu théâtrale, consistait
en une redingote de velours noir à brandebourgs d'or bordée de fourrure,
un pantalon de tricot gris, des bottes molles à glands montant jusqu'à
mi-jambes. Il pouvait avoir de vingt-sept à vingt-huit ans; ses traits
pâles et réguliers étaient pleins de finesse, et l'ironie se blottissait
dans les plis de ses yeux et les coins de sa bouche; à l'Université,
dont il paraissait récemment sorti, car il portait encore la casquette à
feuilles de chêne des étudiants, il devait avoir donné beaucoup de fil à
retordre aux _philistins_ et brillé au premier rang des _burschen_ et
des _renards_.

Le très-court espace dans lequel il circonscrivait sa promenade montrait
qu'il attendait quelqu'un ou plutôt quelqu'une, car le Jardin impérial
de Vienne, au mois de novembre, n'est guère propice aux rendez-vous
d'affaires.

En effet, une jeune fille ne tarda pas à paraître au bout de l'allée:
une coiffe de soie noire couvrait ses riches cheveux blonds, dont
l'humidité du soir avait légèrement défrisé les longues boucles; son
teint, ordinairement d'une blancheur de cire vierge, avait pris sous les
morsures du froid des nuances de roses de Bengale. Groupée et pelotonnée
comme elle était dans sa mante garnie de martre, elle ressemblait à
ravir à la statuette de _la Frileuse_; un barbet noir l'accompagnait,
chaperon commode, sur l'indulgence et la discrétion duquel on pouvait
compter.

--Figurez-vous, Henrich, dit la jolie Viennoise en prenant le bras du
jeune homme, qu'il y a plus d'une heure que je suis habillée et prête à
sortir, et ma tante n'en finissait pas avec ses sermons sur les dangers
de la valse, et les recettes pour les gâteaux de Noël et les carpes au
bleu. Je suis sortie sous le prétexte d'acheter des brodequins gris dont
je n'ai nul besoin. C'est pourtant pour vous, Henrich, que je fais tous
ces petits mensonges dont je me repens et que je recommence toujours;
aussi quelle idée avez-vous eue de vous livrer au théâtre; c'était bien
la peine d'étudier si longtemps la théologie à Heidelberg! Mes parents
vous aimaient et nous serions mariés aujourd'hui. Au lieu de nous voir à
la dérobée sous les arbres chauves du Jardin impérial, nous serions
assis côte à côte près d'un beau poêle de Saxe, dans un parloir bien
clos, causant de l'avenir de nos enfants: ne serait-ce pas, Henrich, un
sort bien heureux?

--Oui, Katy, bien heureux, répondit le jeune homme en pressant sous le
satin et les fourrures le bras potelé de la jolie Viennoise; mais, que
veux-tu! c'est un ascendant invincible; le théâtre m'attire; j'en rêve
le jour, j'y pense la nuit; je sens le désir de vivre dans la création
des poëtes, il me semble que j'ai vingt existences. Chaque rôle que je
joue me fait une vie nouvelle; toutes ces passions que j'exprime, je les
éprouve; je suis Hamlet, Othello, Charles Moor: quand on est tout cela,
on ne peut que difficilement se résigner à l'humble condition de pasteur
de village.

--C'est fort beau; mais vous savez bien que mes parents ne voudront
jamais d'un comédien pour gendre.

--Non, certes, d'un comédien obscur, pauvre artiste ambulant, jouet des
directeurs et du public; mais d'un grand comédien couvert de gloire et
d'applaudissements, plus payé qu'un ministre, si difficiles qu'ils
soient, ils en voudront bien. Quand je viendrai vous demander dans une
belle calèche jaune dont le vernis pourra servir de miroir aux voisins
étonnés et qu'un grand laquais galonné m'abattra le marchepied,
croyez-vous, Katy, qu'ils me refuseront?

--Je ne le crois pas... Mais qui dit, Henrich, que vous en arriverez
jamais là?... Vous avez du talent; mais le talent ne suffit pas, il faut
encore beaucoup de bonheur. Quand vous serez ce grand comédien dont vous
parlez, le plus beau temps de notre jeunesse sera passé, et alors
voudrez-vous toujours épouser la vieille Katy, ayant à votre disposition
les amours de toutes ces princesses de théâtre si joyeuses et si parées?

--Cet avenir, répondit Henrich, est plus prochain que vous ne croyez;
j'ai un engagement avantageux au théâtre de la Porte de Carinthie, et le
directeur a été si content de la manière dont je me suis acquitté de mon
dernier rôle, qu'il m'a accordé une gratification de deux mille thalers.

--Oui, reprit la jeune fille d'un air sérieux, ce rôle de démon dans la
pièce nouvelle; je vous avoue, Henrich, que je n'aime pas voir un
chrétien prendre le masque de l'ennemi du genre humain et prononcer des
paroles blasphématoires. L'autre jour, j'allai vous voir au théâtre de
Carinthie, et à chaque instant je craignais qu'un véritable feu d'enfer
ne sortît des trappes où vous vous engloutissiez dans un tourbillon
d'esprit-de-vin. Je suis revenue chez moi toute troublée et j'ai fait
des rêves affreux.

--Chimères que tout cela, ma bonne Katy; et d'ailleurs, c'est demain la
dernière représentation, et je ne mettrai plus le costume noir et rouge
qui te déplaît tant.

--Tant mieux! car je ne sais quelles vagues inquiétudes me travaillent
l'esprit, et j'ai bien peur que ce rôle, profitable à votre gloire, ne
le soit pas à votre salut; j'ai peur aussi que vous ne preniez de
mauvaises mœurs avec ces damnés comédiens. Je suis sûre que vous ne
dites plus vos prières, et la petite croix que je vous avais donnée, je
parierais que vous l'avez perdue.

Henrich se justifia en écartant les revers de son habit; la petite croix
brillait toujours sur sa poitrine.

Tout en devisant ainsi, les deux amants étaient parvenus à la rue du
Thabor dans la Léopoldstadt, devant la boutique du cordonnier renommé
pour la perfection de ses brodequins gris; après avoir causé quelques
instants sur le seuil, Katy entra suivie de son barbet noir, non sans
avoir livré ses jolis doigts effilés au serrement de main d'Henrich.

Henrich tâcha de saisir encore quelques aspects de sa maîtresse, à
travers les souliers mignons et les gentils brodequins symétriquement
rangés sur les tringles de cuivre de la devanture; mais le brouillard
avait étamé les carreaux de sa moite haleine, et il ne put démêler
qu'une silhouette confuse; alors, prenant une héroïque résolution, il
pirouetta sur ses talons et s'en alla d'un pas délibéré au gasthof de
l'_Aigle à deux têtes_.


II

LE GASTHOF DE L'AIGLE A DEUX TÊTES

Il y avait ce soir-là compagnie nombreuse au gasthof de l'_Aigle à deux
têtes_; la société était la plus mélangée du monde, et le caprice de
Callot et celui de Goya, réunis, n'auraient pu produire un plus bizarre
amalgame de types caractéristiques. L'_Aigle à deux têtes_ était une de
ces bienheureuses caves célébrées par Hoffmann, dont les marches sont si
usées, si onctueuses et si glissantes, qu'on ne peut poser le pied sur
la première sans se trouver tout de suite au fond, les coudes sur la
table, la pipe à la bouche, entre un pot de bière et une mesure de vin
nouveau.

A travers l'épais nuage de fumée qui vous prenait d'abord à la gorge et
aux yeux, se dessinaient, au bout de quelques minutes, toute sorte de
figures étranges.

C'étaient des Valaques avec leur cafetan et leur bonnet de peau
d'Astrakan, des Serbes, des Hongrois aux longues moustaches noires,
caparaçonnés de dolmans et de passementeries; des Bohêmes au teint
cuivré, au front étroit, au profil busqué; d'honnêtes Allemands en
redingote à brandebourgs, des Tatars aux yeux retroussés à la chinoise;
toutes les populations imaginables. L'Orient y était représenté par un
gros Turc accroupi dans un coin, qui fumait paisiblement du latakié dans
une pipe à tuyau de cerisier de Moldavie, avec un fourneau de terre
rouge et un bout d'ambre jaune.

Tout ce monde, accoudé à des tables, mangeait et buvait: la boisson se
composait de bière forte et d'un mélange de vin rouge nouveau avec du
vin blanc plus ancien; la nourriture, de tranches de veau froid, de
jambon ou de pâtisseries.

Autour des tables tourbillonnait sans repos une de ces longues valses
allemandes qui produisent sur les imaginations septentrionales le même
effet que le hatchich et l'opium sur les Orientaux; les couples
passaient et repassaient avec rapidité; les femmes, presque évanouies de
plaisir sur le bras de leur danseur, au bruit d'une valse de Lanner,
balayaient de leurs jupes les nuages de fumée de pipe et
rafraîchissaient le visage des buveurs. Au comptoir, des improvisateurs
morlaques, accompagnés d'un joueur de guzla, récitaient une espèce de
complainte dramatique qui paraissait divertir beaucoup une douzaine de
figures étranges, coiffées de tarbouchs et vêtues de peau de mouton.

Henrich se dirigea vers le fond de la cave et alla prendre place à une
table où étaient déjà assis trois ou quatre personnages de joyeuse mine
et de belle humeur.

--Tiens, c'est Henrich! s'écria le plus âgé de la bande; prenez garde à
vous, mes amis: _fœnum habet in cornu_. Sais-tu que tu avais vraiment
l'air diabolique l'autre soir: tu me faisais presque peur. Et comment
s'imaginer qu'Henrich, qui boit de la bière comme nous et ne recule pas
devant une tranche de jambon froid, vous prenne des airs si venimeux, si
méchants et si sardoniques, et qu'il lui suffise d'un geste pour faire
courir le frisson dans toute la salle?

--Eh! pardieu! c'est pour cela qu'Henrich est un grand artiste, un
sublime comédien. Il n'y a pas de gloire à représenter un rôle qui
serait dans votre caractère; le triomphe, pour une coquette, est de
jouer supérieurement les ingénues.

Henrich s'assit modestement, se fit servir un grand verre de vin
mélangé, et la conversation continua sur le même sujet. Ce n'était de
toutes parts qu'admiration et compliments.

--Ah! si le grand Wolfgang de Gœthe t'avait vu! disait l'un.

--Montre-nous tes pieds, disait l'autre: je suis sûr que tu as l'ergot
fourchu.

Les autres buveurs, attirés par ces exclamations, regardaient
sérieusement Henrich, tout heureux d'avoir l'occasion d'examiner de près
un homme si remarquable. Les jeunes gens qui avaient autrefois connu
Henrich à l'Université, et dont ils savaient à peine le nom,
s'approchaient de lui en lui serrant la main cordialement, comme s'ils
eussent été ses intimes amis. Les plus jolies valseuses lui décochaient
en passant le plus tendre regard de leurs yeux bleus et veloutés.

Seul, un homme assis à la table voisine ne paraissait pas prendre part à
l'enthousiasme général; la tête renversée en arrière, il tambourinait
distraitement, avec ses doigts, sur le fond de son chapeau, une marche
militaire, et, de temps en temps, il poussait une espèce de _humph!_
singulièrement dubitatif.

L'aspect de cet homme était des plus bizarres, quoiqu'il fût mis comme
un honnête bourgeois de Vienne, jouissant d'une fortune raisonnable; ses
yeux gris se nuançaient de teintes vertes et lançaient des lueurs
phosphoriques comme celles des chats. Quand ses lèvres pâles et plates
se desserraient, elles laissaient voir deux rangées de dents
très-blanches, très-aiguës et très-séparées, de l'aspect le plus
cannibale et le plus féroce; ses ongles longs, luisants et recourbés,
prenaient de vagues apparences de griffes; mais cette physionomie
n'apparaissait que par éclairs rapides; sous l'œil qui le regardait
fixement, sa figure reprenait bien vite l'apparence bourgeoise et
débonnaire d'un marchand viennois retiré du commerce, et l'on s'étonnait
d'avoir pu soupçonner de scélératesse et de diablerie une face si
vulgaire et si triviale.

Intérieurement Henrich était choqué de la nonchalance de cet homme; ce
silence si dédaigneux ôtait de leur valeur aux éloges dont ses bruyants
compagnons l'accablaient. Ce silence était celui d'un vieux connaisseur
exercé, qui ne se laisse pas prendre aux apparences et qui a vu mieux
que cela dans son temps.

Atmayer, le plus jeune de la troupe, le plus chaud enthousiaste
d'Henrich, ne put supporter cette mine froide, et, s'adressant à l'homme
singulier, comme le prenant à témoin d'une assertion qu'il avançait:

--N'est-ce pas, monsieur, qu'aucun acteur n'a mieux joué le rôle de
Méphistophélès que mon camarade que voilà?

--Humph! dit l'inconnu en faisant miroiter ses prunelles glauques et
craquer ses dents aiguës, M. Henrich est un garçon de talent et que
j'estime fort; mais, pour jouer le rôle du diable, il lui manque encore
bien des choses.

Et, se dressant tout à coup:

--Avez-vous jamais vu le diable, monsieur Henrich?

Il fit cette question d'un ton si bizarre et si moqueur, que tous les
assistants se sentirent passer un frisson dans le dos.

--Cela serait pourtant bien nécessaire pour la vérité de votre jeu.
L'autre soir, j'étais au théâtre de la Porte de Carinthie, et je n'ai
pas été satisfait de votre rire; c'était un rire d'espiègle, tout au
plus. Voici comme il faudrait rire, mon cher petit monsieur Henrich.

Et là-dessus, comme pour lui donner l'exemple, il lâcha un éclat de rire
si aigu, si strident, si sardonique, que l'orchestre et les valses
s'arrêtèrent à l'instant même; les vitres du gasthof tremblèrent.
L'inconnu continua pendant quelques minutes ce rire impitoyable et
convulsif qu'Henrich et ses compagnons, malgré leur frayeur, ne
pouvaient s'empêcher d'imiter.

Quand Henrich reprit haleine, les voûtes du gasthof répétaient, comme un
écho affaibli, les dernières notes de ce ricanement grêle et terrible,
et l'inconnu n'était plus là.


III

LE THÉATRE DE LA PORTE DE CARINTHIE

Quelques jours après cet incident bizarre, qu'il avait presque oublié et
dont il ne se souvenait plus que comme de la plaisanterie d'un bourgeois
ironique, Henrich jouait son rôle de démon dans la pièce nouvelle.

Sur la première banquette de l'orchestre était assis l'inconnu du
gasthof, et, à chaque mot prononcé par Henrich, il hochait la tête,
clignait les yeux, faisait claquer sa langue contre son palais et
donnait les signes de la plus vive impatience: «Mauvais! mauvais!»
murmurait-il à demi-voix.

Ses voisins, étonnés et choqués de ses manières, applaudissaient et
disaient:

--Voilà un monsieur bien difficile!

A la fin du premier acte, l'inconnu se leva, comme ayant pris une
résolution subite, enjamba les timbales, la grosse caisse et le tamtam,
et disparut par la petite porte qui conduit de l'orchestre au théâtre.

Henrich, en attendant le lever du rideau, se promenait dans la coulisse,
et, arrivé au bout de sa courte promenade, quelle fut sa terreur de
voir, en se retournant, debout au milieu de l'étroit corridor, un
personnage mystérieux, vêtu exactement comme lui, et qui le regardait
avec des yeux dont la transparence verdâtre avait dans l'obscurité une
profondeur inouïe! des dents aiguës, blanches, séparées, donnaient
quelque chose de féroce à son sourire sardonique.

Henrich ne put méconnaître l'inconnu du gasthof de l'_Aigle à deux
têtes_, ou plutôt le diable en personne; car c'était lui.

--Ah! ah! mon petit monsieur, vous voulez jouer le rôle du diable! Vous
avez été bien médiocre dans le premier acte, et vous donneriez vraiment
une trop mauvaise opinion de moi aux braves habitants de Vienne. Vous me
permettrez de vous remplacer ce soir, et, comme vous me gêneriez, je
vais vous envoyer au second dessous.

Henrich venait de reconnaître l'ange des ténèbres et il se sentit perdu;
portant machinalement la main à la petite croix de Katy, qui ne le
quittait jamais, il essaya d'appeler au secours et de murmurer sa
formule d'exorcisme; mais la terreur lui serrait trop violemment la
gorge: il ne put pousser qu'un faible râle. Le diable appuya ses mains
griffues sur les épaules d'Henrich et le fit plonger de force dans le
plancher; puis il entra en scène, sa réplique étant venue, comme un
comédien consommé.

Ce jeu incisif, mordant, venimeux et vraiment diabolique, surprit
d'abord les auditeurs.

--Comme Henrich est en verve aujourd'hui! s'écriait-on de toutes parts.

Ce qui produisait surtout un grand effet, c'était ce ricanement aigre
comme le grincement d'une scie, ce rire de damné blasphémant les joies
du paradis. Jamais acteur n'était arrivé à une telle puissance de
sarcasme, à une telle profondeur de scélératesse: on riait et on
tremblait. Toute la salle haletait d'émotion, des étincelles
phosphoriques jaillissaient sous les doigts du redoutable acteur; des
traînées de flamme étincelaient à ses pieds; les lumières du lustre
pâlissaient, la rampe jetait des éclairs rougeâtres et verdâtres; je ne
sais quelle odeur sulfureuse régnait dans la salle; les spectateurs
étaient comme en délire, et des tonnerres d'applaudissements frénétiques
ponctuaient chaque phrase du merveilleux Méphistophélès, qui souvent
substituait des vers de son invention à ceux du poëte, substitution
toujours heureuse et acceptée avec transport.

Katy, à qui Henrich avait envoyé un coupon de loge, était dans une
inquiétude extraordinaire; elle ne reconnaissait pas son cher Henrich;
elle pressentait vaguement quelque malheur avec cet esprit de divination
que donne l'amour, cette seconde vue de l'âme.

La représentation s'acheva dans des transports inimaginables. Le rideau
baissé, le public demanda à grands cris que Méphistophélès reparût. On
le chercha vainement; mais un garçon de théâtre vint dire au directeur
qu'on avait trouvé dans le second dessous M. Henrich, qui sans doute
était tombé par une trappe. Henrich était sans connaissance: on
l'emporta chez lui, et, en le déshabillant, l'on vit avec surprise qu'il
avait aux épaules de profondes égratignures, comme si un tigre eût
essayé de l'étouffer entre ses pattes. La petite croix d'argent de Katy
l'avait préservé de la mort, et le diable, vaincu par cette influence,
s'était contenté de le précipiter dans les caves du théâtre.

La convalescence d'Henrich fut longue: dès qu'il se porta mieux, le
directeur vint lui proposer un engagement des plus avantageux, mais
Henrich le refusa; car il ne se souciait nullement de risquer son salut
une seconde fois, et savait, d'ailleurs, qu'il ne pourrait jamais égaler
sa redoutable doublure.

Au bout de deux ou trois ans, ayant fait un petit héritage, il épousa la
belle Katy, et tous deux, assis côte à côte près d'un poêle de Saxe,
dans un parloir bien clos, ils causent de l'avenir de leurs enfants.

Les amateurs de théâtre parlent encore avec admiration de cette
merveilleuse soirée, et s'étonnent du caprice d'Henrich, qui a renoncé à
la scène après un si grand triomphe.

1841.



UNE VISITE NOCTURNE


J'ai un ami, je pourrais en avoir deux; son nom, je l'ignore, sa
demeure, je ne la soupçonne pas. Perche-t-il sur un arbre? se terre-t-il
dans une carrière abandonnée? Nous autres de la Bohème, nous ne sommes
pas curieux, et je n'ai jamais pris le moindre renseignement sur lui. Je
le rencontre de loin en loin, dans des endroits invraisemblables, par
des temps impossibles. Suivant l'usage des romanciers à la mode, je
devrais vous donner le signalement de cet ami inconnu; je présume que
son passe-port doit être rédigé ainsi: «Visage ovale, nez ordinaire,
bouche moyenne, menton rond, yeux bruns, cheveux châtains; signes
distinctifs: aucun.» C'est cependant un homme très-singulier. Il
m'aborde toujours en criant comme Archimède: «J'ai trouvé!» car mon ami
est un inventeur. Tous les jours, il fait le plan d'une machine
nouvelle. Avec une demi-douzaine de gaillards pareils, l'homme
deviendrait inutile dans la création. Tout se fait tout seul: les
mécaniques sont produites par d'autres mécaniques, les bras et les
jambes passent à l'état de pures superfluités. Mon ami, vrai puits de
Grenelle de science, ne néglige rien, pas même l'alchimie. Le Dragon
vert, le Serviteur rouge et la Femme blanche sont à ses ordres; il a
dépassé Raymond Lulle, Paracelse, Agrippa, Cardan, Flamel et tous les
hermétiques.

--Vous avez donc fait de l'or? lui dis-je un jour d'un air de doute, en
regardant son chapeau presque aussi vieux que le mien.

--Oui, me répondit-il avec un parfait dédain, j'ai eu cet enfantillage;
j'ai fabriqué des pièces de vingt francs qui m'en coûtaient quarante; du
reste, tout le monde fait de l'or, rien n'est plus commun: Esq.,
d'Abad., de Ru., en ont fait; c'est ruineux. J'ai aussi composé du tissu
cellulaire en faisant traverser des blancs d'œuf par un courant
électrique; c'est un bifteck médiocre et qui ressemble toujours un peu à
de l'omelette. J'ai obtenu le poulet à tête humaine, et la mandragore
qui chante, deux petits monstres assez désagréables; comme maître
Wagner, j'ai un homunculus dans un flacon de verre; mais, décidément,
les femmes sont de meilleures mères que les bouteilles. Ce qui m'occupe
maintenant, c'est de sortir de l'atmosphère terrestre. Peut-être Newton
s'est-il trompé, la loi de la gravitation n'est vraie que pour les
corps: les corps se précipitent, mais les gaz remontent. Je voudrais me
jeter du haut d'une tour et tomber dans la lune. Adieu!

Et mon ami disparut si subitement, que je dus croire qu'il était entré
dans le mur comme Cardillac.

Un soir, je revenais d'un théâtre lointain situé vers le pôle arctique
du boulevard; il commençait à tomber une de ces pluies fines,
pénétrantes, qui finissent par percer le feutre, le caoutchouc, et
toutes les étoffes qui abusent du prétexte d'être imperméables pour
sentir la poix et le goudron. Les voitures de place étaient partout,
excepté, bien entendu, sur les places. A la douteuse clarté d'un
réverbère qui faisait des tours d'acrobate sur la corde lâche, je
reconnus mon ami, qui marchait à petits pas comme s'il eût fait le plus
beau temps du monde.

--Que faites-vous maintenant? lui dis-je en passant mon bras sous le
sien.

--Je m'exerce à voler.

--Diable! répondis-je avec un mouvement involontaire et en portant la
main sur ma poche.

--Oh! je ne travaille pas à la tire, soyez tranquille, je méprise les
foulards; je m'exerce à voler, mais non sur un mannequin chargé de
grelots comme Gringoire dans la cour des Miracles. Je vole en l'air,
j'ai loué un jardin du côté de la barrière d'Enfer, derrière le
Luxembourg; et, la nuit, je me promène à cinquante ou soixante pieds
d'élévation; quand je suis fatigué, je me mets à cheval sur un tuyau de
cheminée. C'est commode.

--Et par quel procédé?...

--Mon Dieu, rien n'est plus simple.

Et, là-dessus, mon ami m'expliqua son invention; en effet, c'était fort
simple, simple comme les deux verres qui, posés aux deux bouts d'un
tube, font apercevoir des mondes inconnus, simple comme la boussole,
l'imprimerie, la poudre à canon et la vapeur.

Je fus très-étonné de ne pas avoir fait moi-même cette découverte; c'est
le sentiment qu'on éprouve en face des révélations du génie.

--Gardez-moi le secret, me dit mon ami en me quittant. J'ai trouvé pour
ma découverte un prospectus fort efficace. Les annonces des journaux
sont trop chères, et, d'ailleurs, personne ne les lit; j'irai de nuit
m'asseoir sur le toit de la Madeleine, et, vers onze heures du matin, je
commencerai une petite promenade d'agrément au-dessus de la zone des
réverbères; promenade que je prolongerai en suivant la ligne des
boulevards jusqu'à la place de la Bastille, où j'irai embrasser le génie
de la liberté sur sa colonne de bronze.

Cela dit, l'homme singulier me quitta. Je ne le revis plus pendant trois
ou quatre mois.

Une nuit, je venais de me coucher, je ne dormais pas encore. J'entendis
frapper distinctement trois coups contre mes carreaux. J'avouerai
courageusement que j'éprouvai une frayeur horrible. Au moins si ce
n'était qu'un voleur, m'écriai-je dans une angoisse d'épouvante, mais ce
doit être le diable, l'inconnu, celui qui rôde la nuit, _quærens quem
devoret_. On frappa encore, et je vis se dessiner à travers la vitre des
traits qui ne m'étaient pas étrangers. Une voix prononça mon nom et me
dit:

--Ouvrez donc, il fait un froid atroce.

Je me levai. J'ouvris la fenêtre, et mon ami sauta dans la chambre. Il
était entouré d'une ceinture gonflée de gaz; des ligatures et des
ressorts couraient le long de ses bras et de ses jambes; il se défit de
son appareil et s'assit devant le feu, dont je ranimai les tisons. Je
tirai de l'armoire deux verres et une bouteille de vieux bordeaux. Puis
je remplis les verres, que mon ami avala tous deux par distraction,
c'est-à-dire dont il avala le contenu. Sa figure était radieuse. Une
espèce de lumière argentée brillait sur son front, ses cheveux jouaient
l'auréole à s'y méprendre.

--Mon cher, me dit-il après une pause, j'ai réussi tout à fait; l'aigle
n'est qu'un dindon à côté de moi. Je monte, je descends, je tourne, je
fais ce que je veux, c'est moi qui suis Raimond le roi des airs. Et
cela, par un moyen si facile, si peu embarrassant! mes ailes ne coûtent
guère plus qu'un parapluie ou une paire de socques. Quelle étrange
chose! Un petit calcul grand comme la main, griffonné par moi sur le dos
d'une carte, quelques ressorts arrangés par moi d'une certaine manière,
et le monde va être changé. Le vieil univers a vécu; religion, morale,
gouvernement tout sera renouvelé. D'abord, revêtu d'un costume
étincelant, je descendrai de ce que jusqu'à présent l'on a appelé le
ciel et je promulguerai un petit décalogue de ma façon. Je _révélerai_
aux hommes le secret de voler. Je les délivrerai de l'antique pesanteur;
je les rendrai semblables à des anges, on serait dieu à moins. Beaucoup
le sont qui n'en ont pas tant fait. Avec mon invention, plus de
frontières, plus de douanes, plus d'octroi, plus de péages; l'emploi
d'invalide au pont des Arts deviendra une sinécure. Allez donc saisir un
contrebandier passant des cigares à trente mille pieds du niveau de la
mer; car, au moyen d'un casque rempli d'air respirable que j'ai ajouté à
mon appareil comme appendice, on peut s'élever à des hauteurs
incommensurables. Les fleuves, les mers ne séparent plus les royaumes.
L'architecture est renversée de fond en comble; les fenêtres deviennent
des portes, les cheminées des corridors, les toits des places publiques.
Il faudra griller les cours et les jardins comme des volières. Plus de
guerre; la stratégie est inutile, l'artillerie ne peut plus servir;
pointez donc les bombes contre les hommes qui passent au-dessus des
nuages et essuient leurs bottes sur la tête des condors. Dans quelque
temps d'ici, comme on rira des chemins de fer, de ces marmites qui
courent sur des tringles en fer et font à peine dix lieues à l'heure!

Et mon ami ponctuait chaque phrase d'un verre de vin. Son enthousiasme
tournait au dithyrambe, et, pendant deux heures, il ne cessa de parler
sur ce ton, décrivant le nouveau monde, que son invention allait
nécessiter, avec une richesse de couleurs et d'images à désespérer un
disciple de Fourier. Puis, voyant que le jour allait paraître, il reprit
son appareil et me promit de venir bientôt me rendre une autre visite.
Je lui ouvris la fenêtre, il s'élança dans les profondeurs grises du
ciel, et je restai seul, doutant de moi-même et me pinçant pour savoir
si je veillais ou si je dormais.

J'attends encore la seconde visite de mon ami-volatile et ne l'ai plus
rencontré sur aucun boulevard, même extérieur. Sa machine l'a-t-elle
laissé en route? S'est-il cassé le cou ou s'est-il noyé dans un océan
quelconque? A-t-il eu les yeux arrachés par l'oiseau Rock sur les cimes
de l'Himalaya? C'est ce que j'ignore profondément. Je vous ferai savoir
les premières nouvelles que j'aurai de lui.

1843.



FEUILLETS

DE

L'ALBUM D'UN JEUNE RAPIN


I

VOCATION

Je ne répéterai pas cette charge trop connue qui fait commencer ainsi la
biographie d'un grand homme: «Il naquit à l'âge de trois ans, de parents
pauvres mais malhonnêtes.» Je dois le jour (le leur rendrai-je?) à des
parents cossus mais bourgeois, qui m'ont infligé un nom de famille
ridicule, auquel un parrain et une marraine, non moins stupides, ont
ajouté un nom de baptême tout aussi désagréable. N'est-ce pas une chose
absurde que d'être obligé de répondre à un certain assemblage de
syllabes qui vous déplaisent? Soyez donc un grand maître en vous
appelant Lamerluche, Tartempion ou Gobillard? A vingt ans, on devrait se
choisir un nom selon son goût et sa vocation. On signerait à la manière
des femmes mariées, Anafesto (né Falempin), Florizel (né Barbochu),
ainsi qu'on l'entendrait; de cette façon, des gens noirs comme des
Abyssins ne s'appelleraient pas Leblanc, et ainsi de suite.

Mes père et mère, six semaines après que j'eus été sevré, prirent cette
résolution commune à tous les parents de faire de moi un avocat, ou un
médecin, ou un notaire. Ce dessein ne fit que se fortifier avec le
temps. Il est évident que j'avais les plus belles dispositions pour l'un
de ces trois états: j'étais bavard, je médicamentais les hannetons, et
je ne cassais qu'au jour voulu les tirelires où je mettais mes sous; ce
qui faisait pressentir la faconde de l'avocat, la hardiesse anatomique
du médecin, et la fidélité du notaire à garder les dépôts. En
conséquence, on me mit au collége, où j'appris peu de latin et encore
moins de grec; il est vrai que j'y devins un parfait éleveur de vers à
soie, et que mes cochons d'Inde dépassaient pour l'instruction et la
grâce du maintien ceux du Savoyard le plus habile. Dès la troisième,
ayant reconnu la vanité des études classiques, je m'adonnai au bel art
de la natation, et j'acquis, après deux saisons de chair de poule et de
coups de soleil, le grade éminent de caleçon rouge. Je piquais une tête
sans faire jaillir une goutte d'eau; je tirais la coupe marinière et la
coupe sèche d'une façon très-brillante; les maîtres de nage me faisaient
l'honneur de m'admettre à leur payer des petits verres et des cigares;
je commençai même un poëme didactique en quatre chants, en vers latins,
intitulé: _Ars natandi_. Malheureusement, la nage est un art d'été; et,
l'hiver, pour me distraire des thèmes et des versions, j'illustrais de
dessins à la plume les marges de mes cahiers et de mes livres; je ne
puis évaluer à moins de six cent mille le nombre de vers à copier que
cette passion m'attira; j'avais du premier coup atteint les hauteurs de
l'art primitif; j'étais byzantin, gothique, et même, j'en ai peur, un
peu chinois: je mettais des yeux de face dans des têtes de profil; je
méprisais la perspective et je faisais des poules aussi grosses que des
chevaux; si mes compositions eussent été sculptées dans la pierre au
lieu d'être griffonnées sur des chiffons de papier, nul doute que
quelque savant ne leur eût trouvé les sens symboliques les plus curieux
et les plus profonds. Je ne me rappelle pas sans plaisir une certaine
chaumière avec une cheminée dont la fumée sortait en tire-bouchon, et
trois peupliers pareils à des arêtes de sole frite, qui aujourd'hui
obtiendraient le plus grand succès auprès des admirateurs de l'air naïf.
A coup sûr, rien n'était moins maniéré.

De là, je passai à de plus nobles exercices; je copiai les _Quatre
Saisons_ au crayon noir, et les _Quatre Parties du monde_ au crayon
rouge. Je faisais des hachures carrées, en losange, avec un point au
milieu. Ce qui me donna beaucoup de peine dans les commencements, c'est
de réserver le point lumineux au milieu de la prunelle; enfin j'en vins
à bout, et je pus offrir à mes parents, le jour de leur fête, un soldat
romain qui, à quelque distance, pouvait produire l'effet d'une gravure
au pointillé; la beauté du cadre les toucha, et je les vis près de
s'attendrir; mais mon père, après quelques minutes de rêverie profonde,
au lieu de la phrase que j'attendais: _Tu Marcellus eris!_ me dit, avec
un accent qui me sembla horriblement ironique: «Tu seras avocat!»

Il me fit prendre des inscriptions de droit qui servirent à motiver mes
sorties, et me permirent d'aller assez régulièrement dans un atelier de
peinture. Mon père, ayant découvert mon affreuse conduite, me lança un
gros regard de menace, et me dit ces foudroyantes paroles, qui
retentissent encore à mon oreille comme les trompettes du jugement
dernier: «Tu périras sur l'échafaud!» C'est ainsi que se décida ma
vocation.


II

D'APRÈS LA BOSSE

Hélas! voici bien longtemps que je reproduis à l'estompe le torse de
Germanicus, le nez du Jupiter Olympien, et autres plâtras plus ou moins
antiques: à la longue, la bosse et l'estompe engendrent la mélancolie;
les yeux blancs des dieux grecs n'ont pas grande expression; la _sauce_
est peu variée en elle-même. Si ce n'était l'idée de contrarier mes
parents, qui me soutient, je quitterais à l'instant cet affreux métier!
Cela n'est guère amusant, d'aller chercher des cerises à l'eau-de-vie,
du tabac à fumer et des cervelas pour ces messieurs, et de s'entendre
appeler toute la journée rapin et rat huppé!


III

D'APRÈS NATURE

La semaine prochaine, je peindrai d'après nature. Enfin j'ai une boîte,
un chevalet et des couleurs! Comment prendrai-je ma palette, ronde ou
carrée? Carrée, c'est plus sévère, plus primitif, plus _ingresque_; la
palette d'Apelles devait être carrée! Oh! les belles vessies, pleines,
fermes, luisantes! avec quel plaisir vais-je donner dedans le coup
d'épingle qui doit faire jaillir la couleur!... Aïe! ouf! quel mauvais
augure! le globule, trop fortement pressé entre les doigts, a éclaté
comme une bombe, et m'a lancé à la figure une longue fusée jaune: il
faudra que je me lave le nez avec du savon noir et de la cendre. Si
j'étais superstitieux, je me ferais avocat. Je vais donc peindre, non
plus d'après des gravats insipides, mais d'après la belle nature
vivante! Dieux! si c'était une femme! ô mon cœur, contiens-toi, réprime
tes battements impétueux, ou je serai forcé de te faire cercler de fer
comme le cœur du prince Henri. Ce n'est pas une femme; au contraire,
c'est un vieux charpentier fort laid, qui est, au dire des experts, le
plus beau torse de l'époque, et qui s'intitule «premier modèle de
l'Académie royale de dessin et de peinture;» pour moi, il me fait
l'effet d'un tronc de chêne noueux ou d'un sac de noix appuyé debout
contre un mur.

On distribue les places; nous sommes cinquante-trois, la plus mauvaise
m'échoit. Entre les toiles et les barres des chevalets, qui font comme
une forêt de mâts, j'entrevois vaguement le coude du modèle. De tous
côtés j'entends mes compagnons s'écrier: «Quels dentelés! quels
pectoraux! comme la mastoïde s'agrafe vigoureusement! comme le biceps
est soutenu! comme le grand trochanter se dessine avec énergie!» Moi, au
lieu de toutes ces merveilles anatomiques, je n'avais pour perspective
qu'un cubitus assez pointu, assez rugueux, assez violet; je le
transportai le plus fidèlement possible sur ma toile, et, quand le
professeur vint jeter les yeux sur ce que j'avais fait, il me dit d'un
ton rogue: «Cela est plein de chic et de ficelles; vous avez une patte
d'enfer, et je vous prédis... que vous ne ferez jamais rien.»


IV

COMMENT JE DEVINS UN PEINTRE DE L'ÉCOLE ANGÉLIQUE

Ces paroles du professeur me jetèrent dans un douloureux étonnement. «Eh
quoi! m'écriai-je, j'ai déjà du chic, et c'est la première fois que je
touche une brosse... Qu'est-ce donc que le chic?» J'étais près de me
laisser aller à mon désespoir et de m'enfoncer dans le cœur mon couteau
à palette tout chargé de cinabre; mais je repris courage, et j'entendis
au fond de mon âme une voix qui murmurait: «Si ton maître n'était qu'un
cuistre!...» Je rougis jusqu'au blanc des yeux, et je crus que tout le
monde lisait sur mon visage cette coupable pensée. Mais personne ne
parut s'apercevoir de cette illumination intérieure.

Petit à petit, à force de travail, j'en revins à ma manière primitive,
je n'employai plus aucune ficelle, et je fis des dessins qui pouvaient
rivaliser avec ceux que je griffonnais autrefois sur le dos des
dictionnaires; aussi, un jour, mon professeur, qui s'était arrêté
derrière moi, laissa tomber ces paroles flatteuses: «Comme c'est
bonhomme!» A ces mots, je me troublai, et, suffoqué d'émotion, je
courbai ma tête sur ses mains, que je baignai de pleurs. Le tableau qui
me valut cet éloge représentait un anachorète potiron tendre dans un
ciel indigo foncé, et ressemblait assez à ces images de complaintes
gravées sur bois et grossièrement coloriées, que l'on fabrique à Épinal.
A dater de ce jour, je me fis une raie dans le milieu des cheveux, et me
vouai au culte de l'art symbolique, archaïque et gothique; les Byzantins
devinrent mes modèles; je ne peignis plus que sur fond d'or, au grand
effroi de mes parents, qui trouvaient que c'étaient là des fonds mal
placés. André Ricci de Candie, Barnaba, Bizzamano, qui étaient, à vrai
dire, plutôt des relieurs que des peintres, et se servaient autant de
fers à gaufrer que de pinceaux, avaient accaparé mon admiration:
Orcagna, l'ange de Fiesole, Ghirlandaïo, Pérugin, me paraissaient déjà
un peu Vanloo; et, ne trouvant plus l'école italienne assez
spiritualiste, je me jetai dans l'école allemande. Les frères van Eyk,
Hemling, Lucas de Leyde, Cranach, Holbein, Quintin Metsys, Albert Dürer,
furent pour moi l'objet d'études profondes, après lesquelles j'étais en
état de dessiner et de colorier un jeu de cartes aussi bien que feu
Jacquemin Gringoneur, imagier du roi Charles VI. A cette époque
climatérique de ma vie, mon père, après avoir payé une note assez longue
chez Brullon, rue de l'Arbre-Sec, me fit cette observation que je devais
savoir mon métier et gagner de l'argent; je répondis que le
gouvernement, par un oubli que j'avais peine à concevoir, ne m'avait pas
encore donné de chapelle à peindre, mais que cela ne pouvait manquer. A
quoi mon père répliqua: «Fais le portrait de M. Crapouillet et de madame
son épouse, et tu auras cinq cents francs, sur lesquels je te retiendrai
cent francs pour tes mois de nourrice, que tu me dois encore.»


V

HURES DE BOURGEOIS!!!...

Madame Crapouillet n'était pas jolie, mais M. Crapouillet était affreux;
elle avait l'air d'un merlan roulé dans la farine, et il ressemblait à
un homard passant du bleu au rouge. Je fis le mari couleur pomme d'amour
peu mûre, et la femme d'un gris perle tout à fait mélancolique, dans le
genre des peintures d'Overbeck et de Cornélius. Ce teint parut peu les
flatter, mais ils furent contents de ma manière de peindre, et ils
dirent à l'auteur de mes jours: «Au moins monsieur votre fils étale-t-il
bien sa couleur et ne laisse-t-il pas un tas de grumeaux dans son
ouvrage.» Il fallut me contenter de ce compliment assez maigre; pourtant
j'avais représenté fort exactement la verrue de M. Crapouillet, et les
trous de petite vérole qui criblaient son aimable visage; on pouvait
distinguer dans l'œil de madame la fenêtre d'en face avec ses portants,
ses croisillons et ses rideaux à franges. La fenêtre ressemblait
beaucoup.

Ces portraits eurent un véritable succès dans le monde bourgeois; on les
trouvait très-unis et faciles à nettoyer avec de l'eau seconde. Le
courage me manque pour énumérer toutes les caricatures sérieuses
auxquelles je me livrai. Je vis des têtes inimaginables, groins, mufles,
rostres, empruntant des formes à tous les règnes, principalement à la
famille des cucurbitacées; des nez dodécaèdres, des yeux en losange, des
mentons carrés ou taillés en talon de sabot; une collection de
grotesques à faire envie aux plus ridicules poussahs inventés par la
fantaisie chinoise.

Je fus à même d'étudier tout ce que laisse de trivial, de laid, d'épaté
et de sordide, sur un visage humain, l'habitude des pensées basses et
mesquines. La nuit, je me dédommageais de ces horribles travaux, dont
ceux qui les ont faits peuvent seuls soupçonner les nausées, en
dessinant à la lampe des sujets ascétiques traités à la manière
allemande, et entremêlés de pantalons mi-partis, de lapins blancs et de
bardane.


VI

RENCONTRE

Un soir, j'entrai, près de l'Opéra, dans un divan où se réunissaient des
artistes et des littérateurs; on y fumait beaucoup, on y parlait
davantage. C'étaient des figures toutes particulières: il y avait là des
peintres à tous crins, d'autres rasés en brosse comme des cavaliers et
des têtes rondes. Ceux-ci portaient les moustaches en croc et la royale,
comme les raffinés du temps de Louis XIII; ceux-là laissaient gravement
descendre leur barbe jusqu'au ventre, à l'instar de feu l'empereur
Barberousse: d'autres l'avaient bifurquée comme celle des christs
byzantins; le même caprice régnait dans les coiffures: les chapeaux
pointus, les feutres à larges bords y abondaient; on eût dit des
portraits de van Dyck, sans cadre. Un surtout me frappa: il était vêtu
d'une espèce de paletot en velours noir qui, pittoresquement débraillé,
permettait de voir une chemise assez blanche; l'arrangement de ses
cheveux et de son poil rappelait singulièrement la physionomie de
Pierre-Paul Rubens; il était blond et sanguin, et parlait avec beaucoup
de feu. La discussion roulait sur la peinture. J'entendis là des choses
effroyables pour moi, qui avais été élevé dans l'amour de la ligne pure
et dans la crainte de la couleur. Les mots dont ils se servaient pour
apprécier le mérite de certains tableaux étaient vraiment bizarres.
«Quelle superbe chose! s'écriait le jeune homme à tournure anversoise;
comme c'est tripoté! comme c'est torché! quel ragoût! quelle pâte! quel
beurre! il est impossible d'être plus chaud et plus grouillant.» Je crus
d'abord qu'il s'agissait de préparations culinaires; mais je reconnus
mon erreur, et je vis qu'il était question du tableau de M. ***, dont le
jeune peintre à barbiche blonde se posait l'admirateur passionné. On
parlait avec un mépris parfait des gens que j'avais jusque-là respectés
à l'égal des dieux, et mon maître en particulier était traité comme le
dernier des rapins. Enfin, l'on m'aperçut dans le coin où je m'étais
tapi comme un cerf acculé, tenant un coussin sous chaque bras pour me
donner une contenance, et l'on me força à prendre une part active à la
conversation. Je suis, je l'avoue, un médiocre orateur, et je fus battu
à plate couture. On pluma sans pitié mes ailes d'ange, on contamina de
punch et de sophismes ma blanche robe séraphique; et, le lendemain, le
peintre à paletot de velours noir vint me prendre et me conduisit à la
galerie du Louvre, dont je n'avais jamais osé dépasser la première
salle: je me hasardai à jeter un regard sur les toiles de Rubens, qui
m'avaient jusqu'alors été interdites avec la plus inflexible sévérité;
ces cascades de chairs blanches saupoudrées de vermillon, ces dos
satinés où les perles s'égrènent dans l'or des chevelures; ces torses
pétris avec une souplesse si facile et si onduleuse, toute cette nature
luxuriante et sensuelle, cette fleur de vie et de beauté répandue
partout, troublèrent profondément ma candeur virginale. Le cruel
peintre, qui voulait ma perte, me tint une heure entière le nez contre
un Paul Véronèse; il me fit passer en revue les plus turbulentes
esquisses du Tintoret et me conduisit aux Titiens les plus chauds et les
plus ambrés; puis il me ramena dans son atelier orné de buffets de la
Renaissance, de potiches chinoises, de plats japonais, d'armures
gothiques et circassiennes, de tapis de Perse, et autres curiosités
caractéristiques; il avait précisément un modèle de femme, et, poussant
devant moi une boîte de pastel et un carton, il me dit: «Faites une
pochade d'après cette gaillarde! voilà des hanches un peu Rubens et un
dos crânement flamand.» Je fis, d'après cette créature, étalée dans une
pose qui n'avait rien de céleste, un croquis où je glissai timidement
quelques teintes roses, en retournant à chaque fois la tête pour
m'assurer que mon maître n'était pas là. La séance finie, je m'enfuis
chez moi l'âme pleine de trouble et de remords, plus agité que si
j'eusse tué mon père ou ma mère.


VII

CONVERSION

J'eus beaucoup de peine à m'endormir, et je fis des rêves bizarres où je
voyais scintiller dans l'ombre des spectres solaires, et s'ouvrir des
queues de paon ocellées de pierres précieuses et jetant le plus vif
éclat, des draperies fastueuses, des brocarts épais et grenus, des
brocatelles tramées d'or et magnifiquement ramagées, se déployant à
larges plis; des cabinets d'ébène incrustés de nacre et de burgau
ouvraient leurs portes et leurs tiroirs, et répandaient des colliers de
perles, des bracelets de filigrane et des sachets brodés. De belles
courtisanes vénitiennes peignaient leurs cheveux roux avec des peignes
d'or, pendant que des négresses, à la bouche d'œillet épanoui, leur
tenaient le miroir sous des péristyles à colonnes de marbre blanc,
laissant entrevoir dans le fond un ciel d'un bleu de turquoise. Ce
cauchemar hétérodoxe continua lorsque je fus éveillé, et, quand j'ouvris
ma fenêtre, je m'aperçus d'une chose que je n'avais pas encore
remarquée: je vis que les arbres étaient verts et non couleur de
chocolat, et qu'il existait d'autres teintes que le gris et le saumon.


VIII

COUP D'ÉCLAT

Je me levai, et, ma cravate montée jusqu'au nez, mon chapeau enfoncé
jusqu'aux yeux, je sortis de la maison sur la pointe du pied avec un air
mystérieux et criminel; en ce moment, je regrettais fort la mode des
manteaux couleur de muraille; que n'aurais-je pas donné pour avoir au
doigt l'anneau de Gygès, qui rendait invisible! Je n'allais cependant
pas à un rendez-vous d'amour, j'allais chez le papetier acheter
quelques-unes de ces couleurs prohibées que le maître bannissait des
palettes de ses élèves. J'étais devant le marchand comme un écolier de
troisième qui achète _Faublas_ à un bouquiniste du quai; en demandant
certaines vessies, le rouge me montait à la figure, la sueur me rendait
le dos moite; il me semblait dire des obscénités. Enfin, je rentrai chez
moi riche de toutes les couleurs du prisme. Ma palette, qui jusque-là
n'avait admis que ces quatre teintes étouffées et chastes, du blanc de
plomb, de l'ocre jaune, du brun rouge et du noir de pêche, auxquelles on
me permettait quelquefois d'ajouter un peu de bleu de cobalt pour les
ciels, se trouva diaprée d'une foule de nuances plus brillantes les unes
que les autres; le vert Véronèse, le vert de Scheele, la laque garance,
la laque de Smyrne, la laque jaune, le massicot, le bitume, la momie,
tous les tons chauds et transparents dont les coloristes tirent leurs
plus beaux effets, s'étalaient avec une fastueuse profusion sur la
modeste planchette de citronnier pâle. J'avoue que je fus d'abord assez
embarrassé de toutes ces richesses, et que, contrairement au proverbe,
l'abondance des biens me nuisait. Pourtant, au bout de quelques jours,
j'avais assez avancé un petit tableau qui ne ressemblait pas mal à une
racine de buis ou à un kaléidoscope; j'y travaillais avec acharnement,
et je ne paraissais plus à l'atelier.

Un jour que j'étais penché sur mon appui-main, frottant un bout de
draperie d'un scandaleux glacis de laque, mon maître, inquiet de ma
disparition, entra dans ma chambre, dont j'avais imprudemment laissé la
clef sur la porte; il se tint quelque temps debout derrière moi, les
doigts écarquillés, les bras ouverts au-dessus de sa tête comme ceux du
_Saint Symphorien_, et, après quelques minutes de contemplation
désespérée, il laissa tomber ce mot, qui traversa mon âme comme une
goutte de plomb fondu:

--Rubens!

Je compris alors l'énormité de ma faute; je tombai à genoux et je baisai
la poussière des bottes magistrales; je répandis un sac de cendre sur ma
tête, et par la sincérité de mon repentir, ayant obtenu le pardon du
grand homme, j'envoyai au Salon une peinture à l'eau d'œuf représentant
une Madone lilas tendre et un Enfant Jésus faisant une galiote en
papier.

Mon succès fut immense; mon maître, plein de confiance dans mes talents,
me fit dès lors peindre dans tous ses tableaux, c'est-à-dire donner la
première couche aux _ciels_ et aux _fonds_. Il m'a procuré une commande
magnifique dans une cathédrale qu'on restaure. C'est moi qui colorie
avec les teintes symboliques les nervures des chapelles qu'on a
débarrassées de leur odieux badigeon; nul travail ne saurait convenir
davantage à ma manière simple, dénuée de chic et de ficelles; les
maîtres du Campo-Santo eux-mêmes n'auraient peut-être pas été assez
primitifs pour une pareille besogne. Grâce à l'excellente éducation
pittoresque que j'ai reçue, je suis venu à bout de m'acquitter de cette
tâche délicate à la satisfaction générale, et mon père, rassuré sur mon
avenir, ne me criera plus désormais: «Tu seras avocat!»

1845.



DE

L'OBÉSITÉ EN LITTÉRATURE


L'homme de génie doit-il être gras ou maigre? chair ou poisson? et
peut-il ou non se manger les vendredis et les jours réservés?

--C'est une question assez difficile à résoudre.

Quand j'étais jeune (ne pas confondre avec le roman du défunt
Bibliophile), et il n'y a pas fort longtemps de cela, j'avais les plus
étranges idées à l'endroit de l'homme de génie, et voici comment je me
le représentais.

Un teint d'orange ou de citron, les cheveux en flamme de pot à feu, des
sourcils paraboliques, des yeux excessifs, et la bouche dédaigneusement
bouffie par une fatuité byronienne, le vêtement vague et noir, et la
main nonchalamment passée dans l'hiatus de l'habit.

En vérité, je ne me figurais pas autrement un homme de génie et je
n'aurais pas admis un poëte lyrique pesant plus de quatre-vingt-dix-neuf
livres; le quintal m'eût profondément répugné: il est facile de
comprendre par tous ces détails que j'étais un romantique pur sang et à
tous crins.

Mes études zoologiques étaient encore bien incomplètes; je n'avais vu ni
rhinocéros, ni veau marin, ni tapir, ni orang-outang, ni homme de génie,
et je ne prévoyais pas que par la suite je ne fréquenterais que des
_génies_ exclusivement, faute d'autre société.

J'avais alors la conviction intime que le génie devait être maigre comme
un hareng sauret, d'après le proverbe: _La lame use le fourreau_, et le
vers des Orientales: _Son âme avait brisé son corps_. Je m'étais arrangé
là-dessus avec d'autant plus de sécurité que je n'étais pas fort gras à
cette époque.

Depuis, en confrontant ma théorie avec la réalité, je reconnus que je
m'étais grossièrement trompé, comme cela arrive toujours, et j'en vins à
formuler cet axiome parfaitement antithétique à mon premier, c'est à
savoir: _L'homme de génie doit être GRAS._

Oui, l'homme de génie du dix-neuvième siècle est obèse et devient aussi
gros qu'il est grand: la race du littérateur maigre a disparu, elle est
devenue aussi rare que la race des petits chiens du roi Charles: le
littérateur n'est plus crotté, les poëtes ne pétrissent plus les boues
de la ville avec des bottes sans semelle, ils déjeunent et dînent au
moins de deux jours l'un, ils ne vont plus, comme Scudéry, manger leur
pain avec un morceau de lard rance, dérobé à une souricière, dans
quelque allée déserte du Luxembourg; les hommes de génie ne soupent plus
comme autrefois avec la fumée des rôtisseries, ils prennent leur
nourriture sur des tables et dans des assiettes qui sont à eux, ainsi
que ceux qui les apportent. O progrès fabuleux! ô sort inespéré!

La poésie, au sortir de ce long jeûne, étonnée, ravie d'avoir à manger,
se mit à travailler des mâchoires de si bon courage, qu'en très-peu de
temps elle prit du ventre.

«Ce n'est plus Calliope longue et pure raclant du violon dans un
carrefour,» c'est une femme de Rubens chantant après boire dans un
banquet, une joyeuse Flamande au sourire épanoui et vermeil, que toutes
les ailes d'ange dessinées par Johannot en tête des recueils de vers
auraient grand'peine à enlever au ciel.

Passons aux exemples.

M. Victor Hugo, qui, en sa qualité de prince souverain de la poésie
romantique, devrait être plus vert que tout autre et avoir les cheveux
noirs, a le teint coloré et les cheveux blonds. Sans être de l'avis de
M. Nisard le difficile, qui trouve au bas de la figure du poëte un
caractère d'animalité très-développée, nous devons à la vérité de dire
qu'il n'a pas les joues convenablement creuses, et qu'il a l'air de se
porter beaucoup trop bien,--comme Napoléon devenu empereur.

Le monde et la redingote de M. Hugo ne peuvent contenir sa gloire et son
ventre: tous les jours un bouton saute, une boutonnière se déchire; il
ne pourrait plus entrer dans son habit des _Feuilles d'automne_.

Quant au plus fécond de nos romanciers, M. de Balzac, c'est un muid
plutôt qu'un homme. Trois personnes, en se donnant la main, ne peuvent
parvenir à l'embrasser, et il faut une heure pour en faire le tour; il
est obligé de se faire cercler comme une tonne, de peur d'éclater dans
sa peau.

Rossini est de la plus monstrueuse grosseur, il y a six ans qu'il n'a vu
ses pieds; il porte trois toises de circonférence: on le prendrait pour
un hippopotame en culottes, si l'on ne savait d'ailleurs que c'est
Antonio Joachimo Rossini, le dieu de la musique.

Janin, l'aigle et le papillon du _Journal des Débats_, effondre tous les
sophas du dix-huitième siècle sur lesquels il lui prend fantaisie de
s'asseoir; son menton et ses joues débordent de tous côtés et passent
par-dessus ses favoris; l'habit et la redingote trop larges sont des
chimères pour lui, et tout spirituel qu'il est, l'on n'oserait pas se
hasarder à dire qu'il a plus d'esprit qu'il n'est gros.

_L'art est aujourd'hui à un bon point_, et M. Alexandre Dumas aussi;
l'africanisme de ses passions n'empêche pas l'auteur d'Antony de devenir
très-dodu; sa taille de tambour-major est cause qu'il ne paraît pas
aussi gros que ses rivaux en génie, cependant il pèse autant qu'eux.
C'est M. de Balzac passé au laminoir.

On fait toujours payer trois places à Lablache dans toutes les voitures
publiques; si l'on veut essayer la solidité d'un pont nouveau, on y fait
passer le célèbre virtuose. Il défonce tous les planchers de théâtre, et
ne peut jouer que sur des parquets de madriers ou des massifs de
maçonnerie; son poids est celui d'un éléphant adulte.

M. Frédérick-Lemaître remplit très-exactement le pantalon rouge de
Robert Macaire, et il ne paraît pas que les désagréments qu'il a
éprouvés de la part des gendarmes l'aient beaucoup fait maigrir. Au
contraire.

Byron, s'il n'était pas mort fort à propos, serait aujourd'hui fort
gras; on sait les peines qu'il se donnait pour éviter l'obésité, qui lui
venait comme à un amoureux du Gymnase, car Byron ne concevait que les
poëtes maigres et les muses impalpables suçant un massepain tous les
quinze jours: il buvait du vinaigre et mangeait des citrons, le naïf
grand poëte et grand seigneur qu'il était.

M. Sainte-Beuve commence à voir pousser, sous le poil de chèvre
mystérieux de son gilet, l'abdomen le plus rondelet et le plus
satisfaisant. O Joseph Delorme du creux de la vallée, qu'êtes-vous
devenu?--M. Sainte-Beuve est un grassouillet quiétiste et clérical qui
promet beaucoup.

Eugène Sue, qui partage les idées de Byron, se désole de voir son génie
lui tomber dans l'estomac.

Au reste, cet embonpoint n'est pas volé, car les muses de ces messieurs
sont d'une voracité incroyable: il faut voir tous ces poëtes lyriques à
l'heure de la nourriture. M. Hugo fait dans son assiette de fabuleux
mélanges de côtelettes, de haricots à l'huile, de bœuf à la sauce
tomate, d'omelette, de jambon, de café au lait relevé d'un filet de
vinaigre, d'un peu de moutarde et de fromage de Brie, qu'il avale
indistinctement très-vite et très-longtemps. Il lappe aussi de deux
heures en deux heures de grandes terrines de consommé froid.--M.
Alexandre Dumas demande régulièrement trois beefsteaks pour un, et suit
cette proportion pour tout le reste. Quant à M. Théophile Gautier, il
renouvellera incessamment l'exploit de Milon de Crotone de manger un
bœuf en un jour (les cornes et les sabots exceptés, bien entendu): ce
que ce jeune poëte élégiaque consomme de macaroni par jour donnerait des
indigestions à dix lazzarones; ce qu'il boit de bière enivrerait dix
Flamands de Flandre. M. Sandeau dîne passionnément, et Rossini a
toujours l'âme à la cuisine ou aux environs. Le cuivre de son orchestre
montre une certaine préoccupation de casserole qui ne quitte pas le
grand maestro dans ses inspirations les plus sublimes.

Nos grands hommes sont de force à lutter avec inspiration, leur pensée
peut être aussi affilée et tranchante qu'un damas turc; ils ont un
fourreau si bien matelassé et rembourré qu'il ne sera pas usé de
longtemps.

Cependant, quoique la graisse soit à l'ordre du jour, il faut avouer
qu'il y a quelques génies maigres: M. de Lamartine, M. Alfred de Musset,
M. Alfred de Vigny, et quelques autres; mais il est à remarquer que
toutes ces gloires, dont les os percent la peau, sont des _rêveurs_ de
l'école de _la Nouvelle Héloïse_ ou du jeune _Werther_, ce qui est peu
substantiel et peu propre au développement des régions abdominales.



TABLE DES MATIÈRES


  Préface.                                                             I

LES JEUNES-FRANCE

  SOUS LA TABLE, dialogue bachique sur plusieurs questions de
    haute morale.                                                      1
  ONUPHRIUS, ou les Vexations d'un admirateur d'Hoffmann.             25
  DANIEL JOVARD, ou la Conversion d'un classique.                     71
  CELLE-CI ET CELLE-LA, ou la Jeune-France passionnée.                96
  ELIAS WILDMANSTADIUS, ou l'Homme moyen âge.                        201
  LE BOL DE PUNCH.                                                   211

CONTES HUMORISTIQUES

  LA CAFETIÈRE, conte fantastique.                                   249
  LAQUELLE DES DEUX, histoire perplexe.                              262
  L'AME DE LA MAISON, conte.                                         273
  LE GARDE NATIONAL RÉFRACTAIRE.                                     309
  DEUX ACTEURS POUR UN RÔLE, conte.                                  324
  UNE VISITE NOCTURNE.                                               339
  FEUILLETS DE L'ALBUM D'UN JEUNE RAPIN.                             346
  DE L'OBÉSITÉ EN LITTÉRATURE.                                       363


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    mille et deuxième nuit.--Le pavillon sur l'eau.--L'enfant
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