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Title: La Mort
Author: Maeterlinck, Maurice
Language: French
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produced from images generously made available by the
Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr)



  MAURICE MAETERLINCK

  LA MORT

  PARIS
  BIBLIOTHÈQUE-CHARPENTIER
  EUGÈNE FASQUELLE, ÉDITEUR
  11, RUE DE GRENELLE, 11

  1913
  Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation
  réservés pour tous pays.
  Copyright by EUGÈNE FASQUELLE, 1913



OUVRAGES DE MAURICE MAETERLINCK


  LA SAGESSE ET LA DESTINÉE (50e mille). (Fasquelle, édit.)     3 fr. 50
  LA VIE DES ABEILLES (61e mille). (Fasquelle, édit.)           3 fr. 50
  LE TEMPLE ENSEVELI (24e mille). (Fasquelle.)                  3 fr. 50
  LE DOUBLE JARDIN (18e mille). (Fasquelle, édit.)              3 fr. 50
  L'INTELLIGENCE DES FLEURS (29e mille). (Fasquelle, édit.)     3 fr. 50
  LE TRÉSOR DES HUMBLES (64e édition). (Mercure de France)      3 fr. 50
  JOYZELLE, pièce en 5 actes (10e mille). (Fasquelle, édit.)    3 fr. 50
  MONNA VANNA, pièce en 3 actes (36e mille). (Fasquelle,
    édit.)                                                      2 fr.  »
  MONNA VANNA, drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux.
    Musique de Henry Février. (6e mille). (Fasquelle, édit.)    1 fr.  »
  L'OISEAU BLEU, féerie en 5 actes et 10 tableaux (30e mille).
    (Fasquelle, édit.)                                          3 fr. 50
  LA TRAGÉDIE DE MACBETH, de William Shakespeare. Traduction
    nouvelle avec une _Introduction_ et des _Notes_
    (4e mille)                                                  3 fr. 50
  THÉATRE. (Lacomblez, éditeur à Bruxelles, Belgique) 3 vol. à  3 fr. 50
  SERRES CHAUDES (poésies). (Lacomblez, édit.)                  3 fr.  »
  L'ORNEMENT DES NOCES SPIRITUELLES, de Ruysbroeck
    l'Admirable, traduit du flamand et précédé d'une
    Introduction. (Lacomblez, édit.)                            5 fr.  »
  LES DISCIPLES A SAÏS ET LES FRAGMENTS DE NOVALIS, traduits
    de l'allemand et précédés d'une Introduction. (Lacomblez,
    édit.)                                                      5 fr.  »
  ALBUM DE DOUZE CHANSONS. (Stock, édit.)                      _Épuisé._



IL A ÉTÉ TIRÉ DE CET OUVRAGE:

20 exemplaires numérotés sur papier du Japon;

100 exemplaires numérotés sur papier de Hollande.



LA MORT



CHAPITRE PREMIER

NOTRE INJUSTICE ENVERS LA MORT


I

On l'a dit admirablement: «La mort! c'est encore elle seule qu'il faut
consulter sur la vie, et non je ne sais quel avenir et quelle survivance
où nous ne serons pas. Elle est notre propre fin et tout se passe dans
un intervalle d'elle à nous. Qu'on ne me parle pas de ces prolongements
illusoires qui ont sur nous le prestige enfantin du nombre; qu'on ne me
parle pas, à moi qui mourrai tout entier, des sociétés et des peuples.
Il n'y a de réalité, il n'y a de durée véritable qu'entre un berceau et
une tombe. Le reste est grossissement, spectacle, optique vaine! Ils
m'appellent un maître à cause de je ne sais quel prestige de ma parole
et de mes pensées, mais je suis un enfant éperdu devant la mort!»[1].

  [1] Marie Lenéru. _Les Affranchis_, acte III, scène IV.


II

Voilà où nous en sommes. Il n'y a pour nous, dans notre vie et dans
notre univers qu'un événement qui compte, c'est notre mort. Elle est le
point où se réunit et conspire contre notre bonheur, tout ce qui échappe
à notre vigilance. Plus nos pensées s'évertuent à s'en écarter, plus
elles se resserrent autour d'elle. Plus nous la redoutons, plus elle est
redoutable, car elle ne se nourrit que de nos craintes. Qui cherche à
l'oublier en comble sa mémoire, qui tente de la fuir ne rencontre plus
qu'elle. Elle offusque tout de son ombre. Mais si nous y pensons sans
cesse, c'est à notre insu et sans apprendre à la connaître. Nous
contraignons notre attention à lui tourner le dos, au lieu d'aller à
elle à visage levé. Nous épuisons, à en éloigner notre volonté, toutes
les forces qui pourraient l'affronter. Nous la livrons aux mains
obscures de l'instinct et ne lui accordons pas une heure de notre
intelligence. Est-il étonnant que l'idée de la mort, qui devrait être la
plus parfaite et la plus lumineuse de nos idées, étant la plus assidue
et la plus inévitable de toutes, en demeure la plus infirme et la seule
arriérée? Comment connaîtrions-nous l'unique puissance que nous ne
regardons jamais en face? Comment aurait-elle profité de clartés qui ne
s'allument que pour la fuir? Pour sonder ses abîmes, nous attendons les
minutes les plus débiles, les plus saccagées de la vie. Nous ne pensons
à elle que lorsque nous n'avons plus la force, je ne dis pas de penser,
mais de respirer. Un homme d'un autre siècle, revenant parmi nous, ne
reconnaîtrait pas sans peine, au fond d'une âme d'aujourd'hui, l'image
de ses dieux, de son devoir, de son amour ou de son univers; mais la
figure de la mort, quand tout est changé autour d'elle, et que même ce
qui la compose et dont elle dépend s'est évanoui, il la retrouverait
presque intacte, telle qu'elle fut ébauchée par nos pères, il y a des
centaines, voire des milliers d'années. Notre intelligence devenue si
hardie, si active, n'y a point travaillé, n'y a, pour ainsi dire, fait
aucune retouche. Si nous ne croyons plus aux supplices des damnés,
toutes les cellules vitales du plus incrédule d'entre nous baignent
encore dans l'effroyable mystère du Chéol des Hébreux, de l'Hadès des
païens ou de l'enfer chrétien. S'il n'est plus éclairé de flammes trop
précises, le précipice s'ouvre toujours au bout de l'existence et moins
connu n'en est que plus redoutable. Aussi, quand se détache l'heure qui
pendait sur nous et vers laquelle nous n'osions pas lever les yeux, tout
nous manque à la fois. Les deux ou trois pensées incertaines sur
lesquelles nous comptions nous appuyer, sans les avoir examinées, cèdent
comme des roseaux sous le poids des dernières minutes. Nous cherchons
vainement un refuge parmi des réflexions qui s'affolent ou nous sont
étrangères et ne connaissent pas les chemins de notre coeur. Personne ne
nous attend sur le dernier rivage où rien n'est prêt, où rien n'est
demeuré debout que l'épouvante.


III

«Il n'est pas digne d'un chrétien (ajoutons d'un homme), dit quelque
part Bossuet, le grand poète du tombeau, il n'est pas digne d'un
chrétien de ne s'évertuer contre la mort qu'au moment qu'elle se
présente pour l'enlever.» Il serait salutaire que chacun de nous en
préparât l'idée dans la clarté des jours et dans la force de son
intelligence et apprît à s'y tenir. Il dirait à la mort: «Je ne sais qui
tu es, sinon je serais ton maître; mais aux jours où mes yeux y voyaient
plus haut qu'aujourd'hui, j'ai appris ce que tu n'es pas; c'est assez
pour que tu ne deviennes pas le mien». Il porterait ainsi, gravé dans la
mémoire, une image éprouvée contre laquelle ne prévaudraient point les
dernières angoisses et où s'iraient rassurer les regards assaillis de
fantômes. Au lieu de l'effrayante prière des agonisants, qui est la
prière des abîmes, il dirait sa propre prière, celle des sommets de sa
vie où seraient réunies, comme des anges de paix, les pensées les plus
nettes, les plus lucides de son existence. N'est-ce pas la prière par
excellence? Qu'est-ce, au fond, qu'une véritable et digne prière, sinon
l'effort le plus ardent et le plus désintéressé pour atteindre et saisir
l'inconnu?


IV

«Il y a longtemps, disait Napoléon, que les médecins et les prêtres
rendent la mort douloureuse.» «_Pompa mortis magis terret quam mors
ipsa_,» selon le mot de Bacon. Apprenons donc à la regarder telle
qu'elle est en soi, c'est-à-dire dégagée des horreurs de la matière et
dépouillée des terreurs de l'imagination. Chassons d'abord tout ce qui
la précède et qui n'est pas à elle. Nous lui imputons ainsi les tortures
de la dernière maladie: et ce n'est pas juste. Les maladies n'ont rien
de commun avec ce qui les termine. Elles appartiennent à la vie et non
point à la mort. Nous oublions facilement les plus cruelles souffrances
qui nous rendent à la santé, et le premier soleil de la convalescence
efface les plus insupportables souvenirs de la chambre d'amertume. Mais
que vienne la mort, à l'instant on l'accable de tout le mal fait avant
elle. Pas une larme qui ne soit retrouvée et qu'on ne lui reproche, pas
un cri de douleur qui ne devienne un cri d'accusation. Elle porte seule
le poids des erreurs de la nature ou de l'ignorance de la science qui
ont inutilement prolongé des supplices au nom desquels on la maudit
parce qu'elle y met un terme.


V

En effet, si les maladies appartiennent à la nature ou à la vie,
l'agonie, qui semble propre à la mort, est tout entière aux mains des
hommes. Or, ce que nous redoutons le plus, c'est l'abominable lutte de
la fin, et surtout la suprême, la terrible seconde de rupture que nous
verrons peut-être s'avancer durant de longues heures impuissantes, et
qui tout d'un coup nous précipitera, nus, désarmés, abandonnés de tous
et dépouillés de tout, dans un inconnu qui est le lieu des seules
épouvantes invincibles qu'ait jamais éprouvées l'âme humaine.

Il y a double injustice à imputer à la mort les supplices de cette
seconde. Nous verrons plus loin de quelle façon un homme d'aujourd'hui,
s'il veut rester fidèle à ses pensées, doit se représenter l'inconnu où
elle nous jette. Occupons-nous ici du dernier combat. A mesure que
progresse la science, se prolonge l'agonie qui est le moment le plus
affreux, et, tout au moins pour ceux qui y assistent (car souvent la
sensibilité de celui qui est «aux abois de la mort», selon l'expression
de Bossuet, déjà très émoussée, ne perçoit plus que la rumeur lointaine
des souffrances qu'elle paraît endurer), le sommet le plus aigu de la
douleur et de l'horreur humaines. Tous les médecins estiment que le
premier de leurs devoirs est de mener aussi loin que possible les
convulsions les plus atroces de l'agonie la plus désespérée. Qui donc,
au chevet d'un mourant, n'a voulu vingt fois et n'a jamais osé se jeter
à leurs pieds pour leur demander grâce? Ils sont pleins d'une telle
certitude, et le devoir auquel ils obéissent, laisse si peu de place au
moindre doute, que la pitié et la raison, aveuglées par les larmes,
répriment leurs révoltes et reculent devant une loi que tous
reconnaissent et vénèrent comme la plus haute loi de la conscience
humaine.


VI

Un jour ce préjugé nous paraîtra barbare. Ses racines plongent aux
craintes inavouées qu'ont laissées dans le coeur des religions mortes
depuis longtemps dans la raison des hommes. C'est pourquoi les médecins
agissent comme s'ils étaient convaincus qu'il n'est point de torture
connue qui ne soit préférable à celles qui nous attendent dans
l'inconnu. Ils semblent persuadés que toute minute gagnée parmi les
souffrances les plus intolérables est dérobée à des souffrances
incomparablement plus redoutables que réservent aux hommes les mystères
d'outre-tombe; et de deux maux, pour éviter celui qu'ils savent
imaginaire, choisissent le seul réel. Au surplus, s'ils retardent ainsi
la fin d'un supplice, laquelle est, comme le dit le bon Sénèque, ce que
ce supplice a de meilleur, ils ne font que céder à l'erreur unanime qui
renforce chaque jour le cercle où elle s'enferme; la prolongation de
l'agonie accroissant l'horreur de la mort, et l'horreur de la mort
exigeant la prolongation de l'agonie.


VII

De leur côté, ils disent ou pourraient dire qu'en l'état présent de la
science, deux ou trois cas exceptés, il n'y a jamais certitude de mort.
Ne pas soutenir la vie jusqu'aux dernières limites, fût-ce au prix de
tourments insoutenables, c'est peut-être tuer. Sans doute n'y a-t-il pas
une chance sur cent mille que le malade réchappe. Il n'importe, si cette
chance existe, qui ne donnera dans la plupart des cas que quelques
jours, ou tout au plus quelques mois d'une vie qui ne sera plus la vraie
vie, mais bien plutôt, comme disait le latin, «une mort étendue», ces
cent mille tourments inutiles n'auront pas été vains. Une seule heure
dérobée à la mort vaut toute une existence de tortures. Ici sont en
présence deux valeurs qui ne se peuvent comparer; et, si l'on entend les
peser dans la même balance, il faut entasser sur le plateau qu'on voit
tout ce qui nous reste, c'est-à-dire toutes les douleurs imaginables,
car à l'heure décisive c'est le seul poids qui compte et qui soit assez
lourd pour faire remonter de quelques lignes l'autre plateau qui plonge
dans ce qu'on ne voit pas et que charge l'épaisse ténèbre d'un autre
monde.


VIII

Accrue de tant d'horreurs étrangères, l'horreur de la mort devient telle
que, sans raisonner, nous leur donnons raison. Il est pourtant un point
sur lequel ils commencent de céder et se mettre d'accord. Ils consentent
peu à peu, lorsqu'il ne reste plus d'espoir, sinon à endormir, du moins
à assoupir les suprêmes angoisses. Naguères, aucun d'eux ne l'eût osé
faire; et encore aujourd'hui, beaucoup hésitent, comptent en avares et
goutte à goutte la clémence et la paix qu'ils détiennent et devraient
prodiguer, appréhendant d'affaiblir les dernières résistances,
c'est-à-dire les plus inutiles et les plus pénibles sursauts de la vie
qui ne veut pas céder la place au repos qui s'avance.

Il ne m'appartient pas de décider si leur pitié pourrait être plus
audacieuse. Il suffit de constater une fois de plus que tout cela ne
regarde pas la mort. Cela se passe en avant et au-dessous d'elle. Ce
n'est pas l'arrivée de la mort, c'est le départ de la vie qui est
épouvantable. Ce n'est pas sur la mort, mais sur la vie que nous devons
agir. Ce n'est pas la mort qui attaque la vie; c'est la vie qui résiste
injurieusement à la mort. Les maux, de toutes parts, accourent à son
approche, mais non à son appel; et s'ils se ramassent autour d'elle, ils
ne venaient pas avec elle. Accusez-vous le sommeil de la fatigue qui
vous accable si vous ne lui cédez point? Toutes ces luttes, ces
attentes, ces alternatives, ces malédictions tragiques se trouvent
encore sur le versant où nous nous accrochons et non point de l'autre
côté. Elles sont d'ailleurs accidentelles et provisoires et n'émanent
que de notre ignorance. Tout ce que nous savons ne nous sert qu'à mourir
plus douloureusement que les animaux qui ne savent rien. Un jour viendra
où la science se retournera contre son erreur et n'hésitera plus à
accourcir nos disgrâces. Un jour viendra où elle osera et agira à coup
sûr; où la vie assagie s'en ira silencieusement à son heure, sachant son
terme atteint, comme elle se retire silencieusement chaque soir, sachant
sa tâche faite. Il n'y aura, quand le médecin et le malade auront appris
ce qu'ils doivent apprendre, aucune raison physique ou métaphysique pour
que la venue de la mort ne soit pas aussi bienfaisante que celle du
sommeil. Peut-être même, n'y ayant plus rien à ménager, sera-t-il
possible de l'entourer d'ivresses plus profondes et de songes plus
beaux. En tout cas, et dès aujourd'hui, disculpée de ce qui la précède,
il sera plus facile de l'envisager sans crainte et d'éclaircir ce qui la
suit.


IX

Telle que nous nous la représentons d'habitude, deux effrois se dressent
derrière elle: le premier sans visage et sans forme, qui envahit tout
l'espace de notre esprit; l'autre plus précis, plus réduit, mais presque
aussi puissant, qui frappe tous nos sens. Occupons-nous d'abord de
celui-ci.

De même que nous imputons à la mort tous les maux qui la précèdent, nous
joignons à l'effroi qu'elle inspire tout ce qui se passe derrière elle,
lui faisant au départ même injustice qu'à l'arrivée. Est-ce elle qui
creuse nos tombeaux et nous ordonne d'y garder ce qui est fait pour
disparaître? Si nous ne pouvons songer sans horreur à ce qu'y devient
l'être aimé, est-ce elle ou nous qui l'y avons mis? Parce qu'elle
emporte l'esprit en un lieu que nous ignorons, lui reprocherons-nous ce
que nous faisons de la dépouille qu'elle nous abandonne? Elle descend
parmi nous pour déplacer une vie ou en changer la forme; jugeons-la sur
ce qu'elle fait et non point sur ce que nous faisons avant qu'elle ne
vienne ou lorsqu'elle n'est plus là. Et déjà elle est loin quand
commence l'effrayant travail que nous nous efforçons de faire durer le
plus longtemps possible, persuadés, dirait-on, qu'il est notre seule
assurance contre l'oubli. Je sais bien que d'un autre point de vue que
l'humain ce travail est fort innocent; et que, regardée d'assez haut, la
chair qui se décompose n'est pas plus répugnante qu'une fleur qui se
fane ou une pierre qui s'effrite. Mais enfin, il abuse nos sens, étonne
notre mémoire, abat notre courage; alors qu'il serait si facile d'éviter
la malfaisante épreuve. Purifié par le feu, le souvenir vit dans l'azur
comme une belle idée; et la mort n'est plus qu'une naissance immortelle
dans un berceau de flammes. C'est ce qu'ont bien compris les peuples les
plus sages et les plus heureux de l'histoire. Ce qui se passe dans nos
tombes empoisonne nos pensées en même temps que nos corps. La figure de
la mort, dans l'imagination des hommes, dépend avant tout de la forme de
la sépulture; et les rites funéraires ne règlent pas seulement le sort
de ceux qui partent, mais encore le bonheur de ceux qui demeurent, car
ils dressent tout au fond de la vie la grande image sur laquelle
viennent s'apaiser ou se désespérer leurs yeux.


X

Il n'est donc qu'un seul effroi propre à la mort: celui de l'inconnu où
elle nous précipite. En l'affrontant, ne nous attardons pas à écarter de
notre esprit tout ce qu'y ont laissé les religions positives.
Rappelons-nous seulement que ce n'est pas à nous de prouver qu'elles ne
sont point prouvées; mais à elles d'établir qu'elles sont vraies. Or il
n'en est pas une qui nous apporte une preuve devant laquelle puisse
s'incliner une intelligence de bonne foi. Encore ne suffirait-il pas
qu'elle se pût incliner; il faudrait, pour que l'homme pût légitimement
croire et borner ainsi sa recherche infinie, que la preuve fût
irrésistible. Le Dieu que nous offre la meilleure et la plus puissante
d'entre elles, nous a donné notre raison pour nous en servir dans sa
loyauté et sa plénitude; c'est-à-dire pour tâcher d'atteindre, avant
tout, en toutes choses, ce qui lui paraît être la vérité. Peut-il exiger
que nous acceptions malgré elle une croyance dont les plus sages et les
plus ardents défenseurs ne nient pas, du point de vue humain,
l'incertitude? Il ne nous propose qu'une histoire des plus douteuses,
qui, même scientifiquement établie, ne serait qu'une belle leçon de
morale et qu'étayent des prophéties et des miracles non moins
incertains. Faut-il rappeler ici que Pascal, pour défendre cette
croyance déjà chancelante alors qu'elle semblait à son apogée, a
vainement tenté une démonstration dont l'aspect suffirait à détruire les
derniers restes de foi dans une âme hésitante? Si une seule des preuves
habituelles que nous offrent les théologiens et qu'il connaissait mieux
que nul autre, en ayant fait l'étude exclusive des dernières années de
sa vie, si une seule de ces preuves avait pu résister à l'examen, son
génie, l'un des trois ou quatre génies les plus profonds et les plus
lucides qu'ait possédés l'humanité, lui eût donné une force sans doute
irrésistible. Mais il ne s'attarde pas à ces arguments dont il sent trop
la faiblesse; il les écarte avec dédain, il tire gloire et une sorte de
joie de leur inanité: «Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir
rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils
ne peuvent rendre raison? Ils déclarent en l'exposant au monde que c'est
une sottise, _stultitiam_; et puis vous vous plaignez de ce qu'ils ne la
prouvent pas! S'ils la prouvaient, ils ne tiendraient pas parole; c'est
en manquant de preuves qu'ils ne manquent pas de sens.» Son argument
unique, le seul auquel il se raccroche et consacre toutes les puissances
de son génie, c'est la condition même de l'homme dans l'univers, mélange
inconcevable de grandeur et de misère, qui ne peut s'expliquer que par
le mystère de la chute originelle; «car l'homme est plus inconcevable
sans ce mystère que ce mystère n'est inconcevable à l'homme». Il est
donc réduit à établir la véracité des Écritures par un argument tiré de
ces Écritures mêmes qui sont en question; et, ce qui est plus grave, à
expliquer un large et grand mystère incontestable, par un mystère
étroit, petit et barbare, qui ne repose que sur la légende qu'il s'agit
de prouver. Et, soit dit en passant, c'est chose très funeste que de
remplacer un mystère par un mystère moindre. Dans la hiérarchie de
l'inconnu, l'humanité monte toujours du plus petit au plus grand. Au
contraire, descendre du plus grand au plus petit, c'est retourner à la
sauvagerie primitive où l'on va jusqu'à remplacer l'infini par un
fétiche ou une amulette. La grandeur de l'homme se mesure à celle des
mystères qu'il cultive ou devant lesquels il s'arrête.

Pour revenir à Pascal, il sent donc que tout croûle, et, dans la déroute
de la raison humaine, il nous propose enfin le monstrueux pari qui est
l'aveu suprême de la faillite et du désespoir de sa foi. Dieu, dit-il,
c'est-à-dire son Dieu et la religion chrétienne avec tous ses préceptes
et toutes ses conséquences, Dieu existe ou n'existe pas. Nous ne
pouvons, par arguments humains, prouver qu'il existe ou qu'il n'existe
pas. «S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque
n'ayant ni parties ni bornes, il n'a nul rapport à nous. Nous sommes
donc incapables de connaître ni ce qu'il est ni s'il est.» Il est ou
n'est pas. «Mais de quel côté pencherons-nous? La raison n'y peut rien
déterminer. Il y a un chaos infini qui nous sépare. Il se joue un jeu à
l'extrémité de cette distance infinie, où il arrivera croix ou pile. Que
gagerez-vous? Par raison, vous ne pouvez faire ni l'un ni l'autre; par
raison, vous ne pouvez défendre nul des deux.» Le juste serait de ne
point parier.--«Oui, mais il faut parier: cela n'est pas volontaire,
vous êtes embarqué.» Ne pas parier que Dieu existe, c'est parier qu'il
n'existe pas, de quoi il vous punira éternellement. Que risquez-vous
donc à parier, à tout hasard, qu'il existe? S'il n'est pas, vous perdez
quelques pauvres plaisirs, quelques misérables aises de cette vie,
puisque vos petits sacrifices ne seront pas récompensés; s'il existe,
vous gagnez une éternité de bonheurs indicibles.--«Il est vrai, mais
malgré tout, je suis fait d'une telle sorte que je ne puis
croire».--Qu'à cela ne tienne, suivez la manière par où ont commencé
ceux qui croient et qui d'abord ne croyaient pas non plus: «C'est en
faisant tout comme s'ils croyaient, en prenant de l'eau bénite, en
faisant dire des messes, etc. Naturellement, même cela vous fera croire
et vous abêtira.--Mais c'est ce que je crains.--Et pourquoi?
qu'avez-vous à perdre?»

Près de trois siècles d'apologétique n'ont pas ajouté un argument
valable à cette page terrible et désespérée de Pascal. C'est donc là
tout ce qu'a trouvé l'intelligence humaine pour nous forcer de croire.
Si le Dieu qui exige notre foi ne veut pas que nous nous décidions
d'après notre raison, d'après quoi donc faut-il que se fasse notre
choix? D'après l'usage? d'après les hasards de la race ou de la
naissance; d'après on ne sait quelle pile ou face esthétique ou
sentimentale? Ou bien a-t-il mis en nous une autre faculté plus haute et
plus sûre devant laquelle doive céder l'entendement? Où se
trouve-t-elle? Quel est son nom? Si ce Dieu nous punit pour n'avoir pas
aveuglément suivi une foi qui ne s'impose pas irrésistiblement à
l'intelligence qu'il nous a donnée, s'il nous châtie pour n'avoir pas
fait devant la grande énigme qu'il nous impose un choix que réprouve ce
qu'il a mis en nous de meilleur et de plus semblable à lui-même, nous
n'avons plus rien à répondre; nous sommes les dupes d'un jeu cruel et
incompréhensible, nous sommes les victimes d'un effroyable piège et
d'une immense injustice; et quels que soient les supplices dont celle-ci
nous accable, ils seront moins intolérables que l'éternelle présence de
celui qui en est l'auteur.



CHAPITRE II

L'ANÉANTISSEMENT


I

Nous voici devant l'abîme. Il est vide de tous les songes dont l'avaient
peuplé nos pères. Ils croyaient savoir ce qui s'y trouve; nous savons
seulement ce qui ne s'y trouve point. Il s'est étendu de tout ce que
nous avons appris à ignorer. En attendant qu'une certitude scientifique
y interrompe les ténèbres--car l'homme a le droit d'espérer ce qu'il ne
conçoit pas encore,--le seul point qui nous intéresse, parce qu'il se
trouve dans le petit cercle que trace au plus noir de la nuit notre
intelligence actuelle, est de savoir si l'inconnu où nous allons nous
sera oui ou non redoutable.

Hors des religions, quatre solutions, sans plus, sont imaginables:
l'anéantissement total, la survivance avec notre conscience
d'aujourd'hui, la survivance sans aucune espèce de conscience, enfin la
survivance dans la conscience universelle ou avec une conscience qui ne
soit pas la même que celle dont nous jouissons en ce monde.

L'anéantissement total est impossible. Nous sommes prisonniers d'un
infini sans issue où rien ne périt, où tout se disperse, mais où rien ne
se perd. Ni un corps ni une pensée ne peuvent tomber hors de l'univers,
hors du temps et de l'espace. Pas un atome de notre chair, pas une
vibration de nos nerfs n'iront où ils ne seraient plus, puisqu'il n'est
pas de lieu où rien n'est plus. La clarté d'une étoile éteinte depuis
des millions d'années erre encore dans l'éther où nos yeux la
rencontreront peut-être ce soir, tandis qu'elle poursuit sa route sans
terme. Il en est ainsi de tout ce que nous voyons comme de tout ce que
nous ne voyons point. Pour pouvoir anéantir une chose, c'est-à-dire la
jeter au néant, il faudrait que le néant pût exister; et s'il existe,
sous quelque forme que ce soit, il n'est plus le néant. Dès que nous
tentons de l'analyser, de le définir ou de le comprendre, les
expressions et les pensées nous manquent ou créent ce qu'elles
s'évertuent à nier. Il est aussi contraire à la nature de notre raison
et vraisemblablement de toute raison imaginable, de concevoir le néant
que de concevoir des limites à l'infini. Il n'est au surplus qu'un
infini négatif, une sorte d'infini de ténèbres opposé à celui que notre
intelligence s'efforce d'éclairer, ou plutôt, il n'est qu'un nom
d'enfant dont elle a baptisé ce qu'elle n'avait pas tenté d'embrasser;
car nous appelons néant tout ce qui échappe à nos sens ou à notre raison
et existe à notre insu. Mais, dira-t-on peut-être, si l'anéantissement
de tous les mondes et de toutes choses est impossible, il est moins
certain que leur mort le soit; et pour nous, quelle différence entre le
néant et la mort éternelle? Ici encore notre imagination et les mots
nous induisent en erreur. Non plus que le néant, nous ne pouvons
concevoir la mort. Nous couvrons de ce terme les petites parties du
néant que nous croyons comprendre; mais, en y regardant de près, nous
devons reconnaître que l'idée que nous nous faisons de la mort est trop
puérile pour qu'elle puisse contenir la moindre vérité. Elle n'est pas
plus haute que notre propre corps et ne peut mesurer les destinées de
l'Univers. Nous appelons mort tout ce qui a une vie un peu différente de
la nôtre. Ainsi faisons-nous pour un monde qui nous paraît immobile et
glacé, comme la Lune par exemple, parce que nous sommes persuadés que
toute existence animale ou végétale y est à jamais éteinte. Mais nous
avons appris depuis quelques années que la matière la plus inerte en
apparence est animée de mouvements si puissants et si furieux que toute
vie animale ou végétale n'est plus que sommeil et immobilité au regard
des tourbillons vertigineux et de l'énergie incommensurable que renferme
une pierre du chemin. _There is no room for death!_ «Il n'y a pas de
place pour la mort!» s'écrie quelque part la grande Emily Brontë. Mais
alors même que dans la suite infinie des siècles, toute matière
deviendrait réellement inerte et immobile, elle n'en subsisterait pas
moins sous une forme ou sous une autre; et subsister, fût-ce dans
l'immobilité totale, ne serait en définitive qu'une forme enfin stable
et silencieuse de la vie. Tout ce qui meurt tombe dans la vie; et tout
ce qui naît a le même âge que ce qui meurt. Si la mort nous portait au
néant, la naissance nous tirerait donc de ce même néant? Pourquoi ceci
serait-il plus impossible que cela? Plus s'élève et s'accroît la pensée
humaine, moins le néant et la mort deviennent compréhensibles. En tout
cas, et c'est ce qui importe ici, si le néant était possible, ne pouvant
être quoi que ce soit, il ne saurait être redoutable.



CHAPITRE III

LA SURVIVANCE DE LA CONSCIENCE


I

Vient ensuite la survivance avec notre conscience actuelle. J'ai abordé
cette question dans un essai sur l'_Immortalité_, dont je reproduirai
quelques passages essentiels, me bornant à les étayer de considérations
nouvelles.

De quoi donc se compose ce sentiment du moi qui fait de chacun de nous
le centre de l'Univers, le seul point qui importe dans l'espace et le
temps? Est-il formé de sensations de notre corps ou de pensées
indépendantes de celui-ci? Notre corps aurait-il conscience de lui-même
sans notre pensée, et d'autre part, notre pensée sans notre corps, que
serait-elle? Nous connaissons des corps sans pensée, mais non point de
pensée sans corps. Une intelligence qui n'aurait aucun sens, aucun
organe pour la créer et l'alimenter, il est à peu près certain qu'elle
existe; mais il est impossible d'imaginer que la nôtre puisse exister
ainsi tout en demeurant pareille à celle qui tirait de notre sensibilité
tout ce qui l'animait.

Ce moi, tel que nous le concevons quand nous songeons aux suites de sa
destruction, n'est donc ni notre esprit ni notre corps, puisque nous
reconnaissons qu'ils sont l'un et l'autre des flots qui s'écoulent et se
renouvellent sans cesse. Est-ce un point immuable qui ne saurait être la
forme ni la substance, toujours en évolution, ni la vie, cause ou effet
de la forme et de la substance? En vérité, il nous est impossible de le
saisir ou de le définir, de dire où il réside. Lorsqu'on veut remonter
jusqu'à sa dernière source, on ne trouve guère qu'une suite de
souvenirs, une série d'idées d'ailleurs confuses et variables, se
rattachant au même instinct de vivre; un ensemble d'habitudes de notre
sensibilité et de réactions conscientes ou inconscientes contre les
phénomènes environnants. En somme, le point le plus fixe de cette
nébuleuse est notre mémoire, qui semble d'autre part une faculté assez
extérieure, assez accessoire, en tout cas, une des plus fragiles de
notre cerveau, une de celles qui disparaissent le plus promptement au
moindre trouble de notre santé. «Cela même, a dit très justement un
poète anglais, qui demande à grands cris l'éternité, est ce qui périra
en moi.»


II

Il n'importe; ce moi si incertain, si insaisissable, si fugitif et si
précaire, est tellement le centre de notre être, nous intéresse si
exclusivement, que toutes les réalités s'effacent devant ce fantôme. Il
nous est indifférent que, durant l'éternité, notre corps ou sa substance
connaisse tous les bonheurs et toutes les gloires, subisse les
transformations les plus magnifiques et les plus délicieuses, devienne
fleur, parfum, beauté, clarté, éther, étoile;--et il est certain qu'il
les devient et que ce n'est point dans nos cimetières mais dans
l'espace, la lumière et la vie que nous devons chercher nos morts,--il
nous est pareillement indifférent que notre intelligence s'épanouisse
jusqu'à se mêler à l'existence des mondes, à la comprendre et à la
dominer. Nous sommes persuadés que tout cela ne nous touchera point, ne
nous fera aucun plaisir, ne nous arrivera pas, à moins que cette mémoire
de quelques faits, presque toujours insignifiants, ne nous accompagne et
ne soit témoin de ces bonheurs inimaginables. Il m'est égal, se dit ce
moi borné et buté à ne rien comprendre, il m'est égal que les parties
les plus hautes, les plus libres, les plus belles de mon esprit soient
éternellement vivantes et lumineuses dans les suprêmes allégresses;
elles ne sont plus à moi, je ne les connais plus. La mort a tranché le
réseau de nerfs ou de souvenirs qui les rattachait à je ne sais quel
centre où se trouve le point que je sens être tout moi-même. Déliées
ainsi et flottant dans l'espace et le temps, leur sort m'est aussi
étranger que celui des plus lointaines étoiles. Tout ce qui advient
n'existe pour moi qu'à la condition que je le puisse ramener à cet être
mystérieux, qui est je ne sais où et précisément nulle part et que je
promène comme un miroir par ce monde dont les phénomènes ne prennent
corps qu'autant qu'ils s'y soient reflétés.


III

Ainsi, notre désir d'immortalité se détruit en se formulant, attendu que
c'est sur une des parties accessoires et des plus fugaces de notre vie
totale, que nous fondons tout l'intérêt de notre survivance. Il nous
semble que si notre existence ne se continue pas avec la plupart des
misères, des petitesses et des défauts qui la caractérisent, rien ne la
distinguera de celle des autres êtres; qu'elle deviendra une goutte
d'ignorance dans l'océan de l'inconnu, et que dès lors, tout ce qui s'en
suivra ne nous regarde plus.

Quelle immortalité peut-on promettre aux hommes qui presque
nécessairement la conçoivent ainsi? Qu'y faire? nous dit un instinct
puéril mais profond. Toute immortalité qui ne traîne pas à travers
l'éternité, comme le boulet du forçat que nous fûmes, cette bizarre
conscience formée durant quelques années de mouvement, toute immortalité
qui ne porte pas ce signe indélébile de notre identité, est pour nous
comme si elle n'était point. La plupart des religions l'ont bien
compris, qui ont tenu compte de cet instinct qui désire et détruit en
même temps la survie. C'est ainsi que l'église catholique, remontant
jusqu'aux espérances les plus primitives, nous garantit non seulement le
maintien intégral de notre moi terrestre, mais même la résurrection dans
notre propre chair.

Voilà le centre de l'énigme. Cette petite conscience, ce sentiment d'un
moi spécial, presque enfantin et en tout cas extraordinairement borné,
infirmité probable de notre intelligence actuelle, exiger qu'il nous
accompagne dans l'infini des temps pour que nous comprenions celui-ci,
que nous en jouissions, n'est-ce pas vouloir percevoir un objet à l'aide
d'un organe qui n'est pas destiné à cette perception? N'est-ce pas
demander que notre main découvre la lumière ou que notre oeil soit
sensible aux parfums? N'est-ce pas, d'autre part, agir comme un malade
qui, pour se retrouver, être sûr qu'il est bien lui-même, croirait qu'il
est nécessaire de continuer sa maladie dans la santé et dans la suite
illimitée des jours? La comparaison est d'ailleurs plus exacte que ne
l'est d'habitude une comparaison. Représentez-vous un aveugle en même
temps paralytique et sourd. Il est en cet état depuis sa naissance et
vient d'atteindre sa trentième année. Qu'auront brodé les heures sur le
tissu sans images de cette pauvre vie? Le malheureux doit avoir
recueilli au fond de sa mémoire, à défaut d'autres souvenirs, quelques
chétives sensations de chaud et de froid, de fatigue et de repos, de
douleurs physiques plus ou moins vives, de soif et de faim. Il est
probable que toutes les joies humaines, toutes les espérances et tous
les songes de l'idéal et de nos paradis, se réduiront pour lui au
bien-être confus qui suit l'apaisement d'une douleur. Voilà donc la
seule armature possible de cette conscience et de ce moi. L'intelligence
n'ayant jamais été sollicitée du dehors, dormira profondément en
s'ignorant elle-même. Néanmoins, le misérable aura sa petite vie à quoi
il tiendra par des liens aussi étroits, aussi ardents que le plus
heureux des hommes. Il redoutera la mort; et l'idée d'entrer dans
l'éternité sans y emporter les émotions et les souvenirs de son grabat,
de ses ténèbres et de son silence, le plongera dans le désespoir où nous
plonge la pensée d'abandonner pour les glaces et la nuit de la tombe une
vie de gloire, de lumière et d'amour.


IV

Supposons qu'un miracle anime tout à coup ses yeux et ses oreilles, lui
révèle, par la fenêtre ouverte au chevet de son lit, l'aurore sur la
campagne, le chant des oiseaux dans les arbres, le murmure du vent dans
les feuilles et de l'eau sur les rives, l'appel transparent des voix
humaines parmi les collines matinales. Supposons encore que le même
miracle, achevant son oeuvre, lui donne l'usage de ses membres. Il se
lève, il tend les bras à ce prodige qui pour lui n'a pas encore de
vraisemblance ni de nom: la lumière! Il ouvre la porte, chancelle parmi
les éblouissements et tout son corps se fond en toutes ces merveilles.
Il entre dans une vie indicible, dans un ciel qu'aucun rêve n'avait su
pressentir; et, par un caprice fort admissible en ces sortes de
guérisons, la santé en l'introduisant dans cette existence inconcevable
et inintelligible, efface en lui tout souvenir des jours passés.

Quel sera l'état de ce moi, de ce foyer central, réceptacle de toutes
nos sensations, lieu où converge tout ce qui appartient en propre à
notre vie, point suprême, point «égotique» de notre être, si l'on peut
hasarder ce néologisme? La mémoire abolie, retrouvera-t-il en lui
quelques traces de l'homme antérieur? Une force nouvelle,
l'intelligence, s'éveillant et déployant soudain une activité inouïe,
quel rapport cette intelligence gardera-t-elle avec le germe inerte et
sombre d'où elle s'est élevée? A quels angles de son passé se
raccrochera-t-il pour se continuer? Subsistera-t-il en lui quelque
sentiment ou quelque instinct, indépendant de la mémoire, de
l'intelligence et de je ne sais quelles autres facultés, qui lui fera
reconnaître que c'est bien en lui que vient d'éclater le miracle
libérateur, que c'est bien sa vie et non celle de son voisin,
transformée, méconnaissable, mais substantiellement identique, qui,
sortie des ténèbres et du silence, se prolonge dans la lumière et
l'harmonie? Pouvons-nous imaginer le désarroi, les flux et reflux de
cette conscience affolée? Savons-nous de quelle façon le moi d'hier
s'unira au moi d'aujourd'hui, et comment le point «égotique», le point
sensible de la personnalité, le seul que nous tenions à conserver
intact, se comportera dans ces délires et ces bouleversements?

Essayons d'abord de répondre avec une précision suffisante à cette
question qui est du domaine de notre vie actuelle et visible; et si nous
ne pouvons le faire, comment espérer de résoudre l'autre problème qui se
dresse devant tout homme à l'instant de la mort?


V

Ce point sensible où se résume tout le problème, car il est le seul en
question; et à la réserve de ce qui le concerne, l'immortalité est
certaine, ce point mystérieux, auquel, en présence de la mort, nous
attachons un tel prix, il est assez étrange que nous le perdions à tout
moment dans la vie, sans éprouver la moindre inquiétude. Non seulement
chaque nuit il s'anéantit dans notre sommeil, mais même à l'état de
veille, il est à la merci d'une foule d'accidents. Une blessure, un
choc, une indisposition, quelques verres d'alcool, un peu d'opium, un
peu de fumée suffit à l'altérer. Même quand rien ne le trouble, il n'est
pas constamment sensible. Il faut souvent un effort, un retour sur
nous-mêmes pour le ressaisir, pour prendre conscience que tel ou tel
événement nous advient. A la moindre distraction, un bonheur passe à
côté de nous sans nous toucher, sans nous livrer le plaisir qu'il
renferme. On dirait que les fonctions de cet organe par quoi nous
goûtons la vie et la rapportons à nous-mêmes, sont intermittentes, et
que la présence de notre moi, excepté dans la douleur, n'est qu'une
suite rapide et perpétuelle de départs et de retours. Ce qui nous
tranquillise, c'est qu'au réveil, après la blessure, le choc, la
distraction, nous nous croyons sûrs de le retrouver intact, au lieu que
nous nous persuadons, tant nous le sentons fragile, qu'il doit à jamais
disparaître dans l'effroyable secousse qui sépare la vie de la mort.


VI

Une première vérité, en en attendant d'autres que l'avenir dévoilera
sans doute, c'est qu'en ces questions de vie ou de mort, notre
imagination est demeurée bien enfantine. Presque partout ailleurs, elle
précède la raison; mais ici elle s'attarde encore aux jeux des premiers
âges. Elle s'entoure des rêves et des désirs barbares dont elle berçait
les craintes et les espérances de l'homme des cavernes. Elle demande des
choses impossibles, parce qu'elles sont trop petites. Elle réclame des
privilèges qui, obtenus, seraient plus redoutables que les plus énormes
désastres dont nous menace le néant. Pouvons-nous penser sans frémir à
une éternité enfermée tout entière en notre infime conscience actuelle?
Et voyez comme en tout ceci nous obéissons aux caprices illogiques de
celle qu'on appelait autrefois la «folle du logis». Qui de nous, s'il
s'endormait ce soir avec la certitude scientifique et expérimentale de
se réveiller dans cent ans, tel qu'il est aujourd'hui et dans son corps
intact, même à la condition de perdre tout souvenir de sa vie antérieure
(ces souvenirs ne seraient-ils pas inutiles?), qui de nous
n'accueillerait ce sommeil séculaire avec la même confiance que le doux
et bref sommeil de chaque nuit? Il n'y aurait cependant entre la mort
véritable et ce sommeil que la différence de ce réveil attardé d'un
siècle, réveil aussi étranger à celui qui s'était endormi que le serait
la naissance d'un enfant posthume.

Ou bien, supposez, dit à peu près Schopenhauer à quelqu'un qui ne veut
pas admettre une immortalité où il n'emporterait point sa conscience,
supposez que pour vous arracher à quelque insupportable douleur, on vous
garantisse le réveil et le retour à la conscience après un sommeil
totalement inconscient de trois mois?--Je l'accepterais
volontiers.--Mais si, les trois mois écoulés, on vous oubliait, et qu'on
ne vous réveillât qu'au bout de dix mille ans, qu'en sauriez-vous? Et le
sommeil commencé, que vous importe qu'il dure trois mois ou toujours?


VII

Considérons donc que tout ce qui compose notre conscience vient d'abord
de notre corps. Notre pensée ne fait qu'organiser ce qui lui est fourni
par nos sens; et les images et les mots,--qui ne sont au fond que des
images--à l'aide desquels elle s'efforce de s'arracher à ces sens et de
nier leur royauté lui sont encore prêtés par eux. Comment cette pensée
pourrait-elle demeurer ce qu'elle était, quand il ne lui restera rien de
ce qui la formait? Lorsqu'elle n'aura plus de corps, qu'emportera-t-elle
dans l'infini pour s'y reconnaître, elle qui ne se connaissait que grâce
à ce corps? Quelques souvenirs d'une vie commune? Est-ce que ces
souvenirs, qui déjà s'effaçaient en ce monde, suffiront à la séparer à
jamais du reste de l'univers, dans l'espace sans bornes et le temps sans
limites? Mais, dira-t-on, dans notre moi il n'y a pas seulement ce qu'y
découvre notre intelligence. Il y a en nous beaucoup de choses que nos
sens n'y ont pas mises; il s'y cache un être supérieur à celui que nous
connaissons. C'est probable, voire certain; la part de l'inconscient,
c'est-à-dire de ce qui représente l'Univers, est énorme et
prépondérante. Mais comment le moi que nous connaissons et dont seule
nous importe la destinée, reconnaîtra-t-il toutes ces choses et cet être
supérieur qu'il n'a jamais connus? Que fera-t-il en présence de cet
étranger? Si l'on me dit que cet étranger c'est moi-même, je veux bien
l'accorder; mais ce qui sur cette terre ressentait et mesurait mes joies
et mes douleurs et faisait naître les quelques souvenirs et pensées qui
me restent, était-ce cet inconnu immobile et invisible qui existait en
moi sans que je m'en doutasse, comme je vais probablement vivre en lui
sans qu'il s'occupe d'une présence qui ne lui apportera que la misérable
mémoire d'une chose qui n'est plus? Maintenant qu'il a pris ma place en
détruisant pour acquérir une plus vaste conscience tout ce qui formait
ma petite conscience d'ici-bas, n'est-ce pas une autre vie qui commence,
dont les bonheurs ou les malheurs passeront par-dessus ma tête sans
effleurer de leurs ailes nouvelles ce que je me sens être aujourd'hui?


VIII

Enfin, comment expliquer qu'en cette conscience qui devrait nous
survivre, l'infini qui précède notre naissance n'ait pas laissé de
trace? N'avions-nous aucune conscience dans cet infini, ou
l'aurions-nous perdue en venant sur terre; et la catastrophe qui fait
toute la terreur de la mort se serait-elle produite à l'instant de notre
naissance? On ne saurait nier que cet infini ait sur nous les mêmes
droits que celui qui suit notre décès. Nous sommes les enfants du
premier comme du second et nous participons nécessairement des deux. Si
vous soutenez que vous serez toujours, vous devez admettre que vous êtes
depuis toujours; on ne peut imaginer l'un sans être forcé d'imaginer
l'autre. Si rien ne finit, rien ne commence, attendu que ce commencement
serait la fin de quelque chose. Or, bien que j'existe depuis toujours,
je n'ai aucune conscience de mon existence antérieure, tandis qu'il me
faudra porter jusqu'aux horizons sans bornes des siècles sans fin, la
petite conscience acquise durant le moment qui s'écoule entre ma
naissance et ma mort. Mon moi véritable, qui va devenir éternel, ne
daterait donc que de mon court passage sur cette terre; toute l'éternité
antérieure, qui vaut exactement celle qui suivra, puisque c'est la même,
ne compterait donc pas et serait jetée au néant? D'où vient ce privilège
étrange accordé à quelques jours insignifiants sur une planète sans
importance?--Parce qu'en cette éternité antérieure nous n'avions aucune
conscience?--Qu'en savons-nous? Cela semble bien improbable. Pourquoi
cette acquisition de conscience serait-elle un phénomène unique dans une
éternité qui eut à sa disposition d'innombrables milliards de hasards,
parmi lesquels,--à moins de mettre un terme à l'infini des siècles,--il
est impossible de concevoir que les milliers de coïncidences qui
formèrent ma conscience actuelle ne se rencontrèrent pas maintes fois.
Dès qu'on plonge le regard dans les mystères de cette éternité où tout
ce qui arrive doit être arrivé, il semble au contraire bien plus
croyable que nous ayons eu des consciences sans nombre que nous voile
notre vie d'aujourd'hui. Si ces consciences ont existé, et si, à notre
mort, une conscience doit survivre, les autres doivent survivre aussi,
car il n'y a pas de raison pour octroyer à celle que nous avons acquise
ici-bas, une faveur aussi exorbitante. Et si toutes survivent et se
réveillent en même temps, que deviendra, submergée dans ces existences
éternelles, une petite conscience de quelques minutes terrestres? Au
surplus, alors même qu'elle oublierait toutes ses existences
antérieures, qu'y deviendrait-elle parmi les assauts, l'afflux et les
apports sans fin de son éternité posthume; îlot minuscule et friable que
rongeraient sans trêve deux océans illimités? Elle ne s'y maintiendrait,
chétive et si précaire, qu'à la condition de ne plus rien acquérir, de
demeurer à jamais close, isolée et bornée, impénétrable et insensible à
tout, au milieu des mystères inouïs, des trésors et des spectacles
fabuleux qu'il lui faudrait éternellement parcourir sans plus rien voir
ni entendre; et ce serait bien la pire mort et le pire destin qui
pussent nous atteindre. De toutes façons nous voilà donc poussés vers
les hypothèses de la conscience universelle ou de la conscience modifiée
que nous allons examiner.



CHAPITRE IV

L'HYPOTHÈSE THÉOSOPHIQUE


I

Mais, avant d'aborder ces questions, il conviendrait, peut-être,
d'étudier deux solutions intéressantes, sinon nouvelles, du moins
renouvelées, du problème de la survivance personnelle. J'entends parler
des théories néo-théosophiques et néo-spirites, qui sont les seules, je
pense, qu'on puisse sérieusement discuter. La première est presque aussi
vieille que l'homme; mais un mouvement d'opinion, assez intense en
certains pays, a rajeuni et remis en lumière la doctrine de la
réincarnation ou de la transmigration des âmes. On ne saurait nier que
de toutes les hypothèses religieuses, la réincarnation est la plus
plausible et celle qui choque le moins notre raison. Elle a pour elle,
ce qui n'est pas négligeable, l'appui des religions les plus anciennes
et les plus universelles, celles qui ont incontestablement fourni à
l'humanité la plus grande somme de sagesse et dont nous n'avons pas
encore épuisé les vérités et les mystères. En réalité, toute l'Asie,
d'où nous vient presque tout ce que nous savons, a toujours cru et croit
encore à la transmigration des âmes. «Il n'est pas, dit fort justement
Annie Besant, l'apôtre remarquable de la Théosophie nouvelle, il n'est
pas une doctrine philosophique qui ait derrière elle un passé aussi
magnifique, aussi chargé d'intellectualité que la doctrine de la
réincarnation. Il n'en est pas qui, autant qu'elle, ait pour elle le
poids de l'opinion des hommes les plus sages; il n'en est pas, comme l'a
déclaré Max Müller, sur laquelle se soient aussi complètement accordés
les plus grands philosophes de l'humanité.»

Tout cela est parfaitement exact. Mais, pour emporter aujourd'hui nos
défiantes convictions, il faudrait d'autres preuves. J'en ai vainement
cherché une seule parmi les meilleurs écrits de nos modernes théosophes.
Tout se borne à des affirmations réitérées et péremptoires qui flottent
dans le vide. Le grand, le principal et, pour tout dire, le seul
argument qu'ils invoquent n'est qu'un argument sentimental. Ils
soutiennent que leur doctrine où l'esprit, dans ses vies successives, se
purifie et s'élève plus ou moins rapidement selon ses efforts et ses
mérites, est la seule qui satisfasse l'irrésistible instinct de justice
que nous portons en nous. Ils ont raison, et, à ce point de vue, leur
justice d'outre-tombe est incomparablement supérieure à celle du ciel
barbare et du monstrueux enfer des chrétiens où sont éternellement
récompensées ou punies des fautes ou des vertus le plus souvent
puériles, inévitables ou fortuites. Mais ce n'est là, je le répète,
qu'un argument sentimental, qui, dans l'échelle des preuves, n'a qu'une
valeur minime.


II

On peut reconnaître que certaines de leurs hypothèses sont assez
ingénieuses; et ce qu'ils disent du rôle des «Coques», par exemple, ou
des «Élémentals», dans les phénomènes spirites, vaut à peu près nos
maladroites explications fluidiques ou nerveuses. Peut-être, sans doute
même, ont-ils raison quand ils soutiennent que tout autour de nous est
plein de formes et de types vivants et divers, intelligents et
innombrables, aussi «différents entre eux qu'un brin d'herbe et un
tigre, et qu'un tigre et un homme», qui nous coudoient sans cesse et à
travers lesquels nous passons sans nous en apercevoir. Nous allons de
l'un à l'autre extrême. Si toutes les religions ont surpeuplé le monde
d'êtres invisibles, nous l'avons peut-être trop complètement dépeuplé,
et il est fort possible qu'on reconnaisse un jour que l'erreur n'était
pas du côté que l'on croit. Comme le dit fort bien Sir William Crookes,
dans une page curieuse: «Il n'est pas improbable qu'il existe d'autres
êtres pourvus de sens dont les organes ne correspondent pas avec les
rayons de lumière auxquels notre oeil est sensible, mais qui soient
capables de percevoir d'autres vibrations qui nous laissent
indifférents. De tels êtres vivraient en réalité dans un monde qui ne
serait pas semblable au nôtre. Figurez-vous, par exemple, quelle idée
nous nous ferions des objets qui nous entourent, si nos yeux, au lieu
d'être sensibles à la lumière du jour, ne l'étaient qu'aux vibrations
électriques et magnétiques. Le verre et le cristal deviendraient alors
des corps opaques, les métaux seraient plus ou moins transparents, et un
fil télégraphique suspendu dans l'air paraîtrait un trou long et étroit,
traversant un corps d'une solidité impénétrable. Une machine
électro-dynamique en action ressemblerait à un incendie, tandis qu'un
aimant réaliserait le rêve des mystiques du moyen âge et deviendrait une
lampe perpétuelle, brûlant sans se consumer et sans qu'il faille
l'alimenter de quelque manière que ce soit.»

Tout cela, et tant d'autres choses qu'ils affirment, serait, sinon
acceptable, à tout le moins digne d'attention, si ces suppositions
étaient présentées pour ce qu'elles sont, c'est-à-dire de très anciennes
hypothèses qui remontent aux premiers âges de la théologie et de la
métaphysique humaines; mais dès qu'on les transforme en affirmations
catégoriques et doctrinales, elles deviennent promptement
insupportables.

Ils nous promettent, d'autre part, qu'en exerçant notre esprit, en
raffinant nos sens, en subtilisant notre corps, nous pourrons vivre avec
ceux que nous appelons morts et avec les êtres supérieurs qui nous
entourent. Le tout ne semble pas mener à grand'chose et repose sur des
bases bien fragiles, sur des preuves trop vagues tirées du sommeil
hypnotique, des pressentiments, de la médiumnité, des phantasmes, etc.
Il est assez surprenant que ceux d'entre eux qui s'appellent
«Clairvoyants», qui prétendent être en communication avec ce monde de
désincarnés et avec d'autres mondes plus proches de la divinité, ne nous
apportent rien de probant. Nous demandons autre chose que les théories
arbitraires «de la triade immortelle», des «trois mondes», «du corps
astral», de «l'atome permanent» ou du «Kama-Loka». Puisque leur
sensibilité est plus aiguë, leur perception plus subtile, leur intuition
spirituelle plus pénétrante que la nôtre, pourquoi ne poussent-ils pas
leurs investigations du côté des phénomènes encore trop épars, contestés
mais acceptables de la mémoire prénatale, par exemple, que je cite, au
hasard, entre tant d'autres. Nous ne demandons pas mieux que de nous
laisser convaincre, car tout ce qui ajoute quelque chose à l'importance,
à l'étendue, à la durée de l'homme doit être accueilli avec
satisfaction[2].

  [2] Pour connaître l'exacte vérité sur le mouvement et les premières
    manifestations néo-théosophiques, lire le très remarquable rapport
    rédigé, après une impartiale mais rigoureuse enquête, par le Dr
    Hodgson, spécialement envoyé aux Indes par la S. P. R. Il y dévoile
    magistralement les fraudes évidentes et souvent grossières de la
    célèbre Mme Blavatsky et de tout l'état-major néo-théosophique.
    (_Proceedings_, t. III. _Hodgson's Report on Phenomena connected
    with Theosophy_, p. 201-400.)



CHAPITRE V

L'HYPOTHÈSE NÉO-SPIRITE

LES APPARITIONS


I

En dehors de la théosophie, des recherches purement scientifiques ont
été faites dans ces régions déconcertantes de la survivance et de la
réincarnation. Le néo-spiritisme, ou psychisme ou spiritualisme
expérimental, est né en Amérique en 1870. Sir William Crookes, l'homme
de génie qui ouvrit la plupart des routes au bout desquelles on
découvrit avec stupéfaction des propriétés et des états inconnus de la
matière, dès l'année suivante organisait les premières expériences
rigoureusement scientifiques; et déjà, en 1873-74, obtenait avec l'aide
du médium Miss Cook, des phénomènes de matérialisation qu'on n'a guère
dépassés. Mais c'est surtout de la fondation de la _Society for
Psychical Research_ (S. P. R.), que date le véritable essor de la
nouvelle science. Cette société créée à Londres il y a vingt-huit ans,
sous les auspices des plus illustres savants de l'Angleterre, a
entrepris, comme on sait, une étude méthodique et rigoureuse de tous les
faits de psychologie et de sensibilité supra-normales. Cette étude ou
cette enquête, dirigée par Gurney, Myers et Podmore, et continuée par
leurs successeurs, est un chef-d'oeuvre de patience et de conscience
scientifiques. Aucun fait n'y est admis qui ne soit corroboré par des
témoignages irrécusables, des preuves écrites, des concordances
convaincantes; en un mot, on ne peut guère contester la véracité
matérielle de la plupart d'entre eux, à moins de dénier d'avance et de
parti pris toute valeur probante au témoignage humain et de rendre
impossible toute conviction, toute certitude qui y prend sa source[3].
Parmi ces manifestations surnormales, télépathie, télergie, prévisions,
etc., nous ne retiendrons que celles qui se rapportent à la vie
d'outre-tombe. On peut les diviser en deux catégories: 1º les
apparitions réelles, objectives et spontanées ou manifestations
directes; 2º les manifestations obtenues par l'intermédiaire de médiums,
qu'il s'agisse d'apparitions provoquées, que nous écarterons pour
l'instant à cause de leur caractère souvent suspect[4], ou de
communications avec les morts par le langage ou l'écriture automatique.
Nous nous arrêterons un moment à ces communications extraordinaires.
Elles ont été longuement étudiées par des hommes tels que Myers, le
docteur Hodgson, Sir Oliver Lodge, le philosophe William James, le père
du Pragmatisme; elles les ont profondément impressionnés et presque
convaincus, et méritent donc de retenir notre attention.

  [3] La rigueur de ces enquêtes est telle que la S. P. R. se trouve
    sans cesse en butte aux attaques de la presse spirite qui l'appelle
    couramment: «Société pour la suppression des faits», «Pour la
    généralisation des accusations d'imposture», «Pour le découragement
    des sensitifs, et pour le rejet de toute révélation du genre de
    celles qui, disait-on, s'imposent à l'humanité, du haut des régions
    de la lumière et de la connaissance».

  [4] Il serait cependant injuste d'affirmer que toutes ces apparitions
    sont suspectes. Il est, par exemple, impossible de contester la
    réalité de la célèbre Katie King, le double de Miss Cook, dont un
    homme comme William Crookes étudia et contrôla sévèrement, durant
    trois ans, les faits et gestes. Mais au point de vue des preuves de
    la survivance, et bien que Katie King se donnât pour une morte
    revenue sur terre afin d'expier certaines fautes, ses manifestations
    ont moins de valeur que les communications obtenues depuis. En tout
    cas, elles n'apportent aucune révélation sur l'existence
    d'outre-tombe; et Katie, si jeune, si vivante, dont on pouvait
    compter les pulsations, dont on entendait battre le coeur, qu'on a
    photographiée, qui distribuait aux assistants les boucles de sa
    chevelure, qui répondait à toutes les questions, n'a pas dit un mot
    au sujet des secrets de l'autre monde.

Pour ce qui concerne les manifestations de la première catégorie, il est
naturellement impossible de rapporter ici, même très sommairement, les
plus frappantes d'entre elles, et je renvoie le lecteur aux collections
des _Proceedings_. Il suffira de rappeler que de nombreuses apparitions
de défunts ont été constatées et étudiées par des savants comme Sir W.
Crookes, R. Wallace, R. Dale-Owen, Aksakof, Paul Gibier, etc. Gurney,
l'un des classiques de cette science nouvelle, cite deux cent trente et
un cas de ce genre; et depuis, le _Journal_ de la S. P. R. et les revues
spéciales n'ont cessé d'en enregistrer de nouveaux. Il paraît donc
établi, autant qu'un fait peut l'être, qu'une forme spirituelle ou
nerveuse, une image, un reflet attardé de l'existence, est capable de
subsister durant quelque temps, de se dégager du corps, de lui survivre,
de franchir en un clin d'oeil d'énormes distances, de se manifester aux
vivants et, parfois, de communiquer avec eux.

Au reste, il faut reconnaître que ces apparitions sont très brèves.
Elles n'ont lieu qu'au moment précis de la mort ou la suivent de près.
Elles ne semblent pas avoir la moindre conscience d'une vie nouvelle ou
supra-terrestre et différente de celle du corps dont elles émanent. Au
contraire, leur énergie spirituelle, à l'instant qu'elle devrait être
toute pure puisqu'elle est débarrassée de la matière, paraît fort
inférieure à ce qu'elle était lorsque la matière l'enveloppait. Ces
phantasmes, plus ou moins ahuris, fréquemment tourmentés de soucis
insignifiants, bien qu'ils viennent d'un autre monde, ne nous ont jamais
apporté, sur ce monde dont ils ont franchi le seuil prodigieux, une
seule révélation topique. Bientôt ils s'évaporent et disparaissent pour
toujours. Sont-ils les premières lueurs d'une autre existence ou les
dernières de celle-ci? Les morts usent-ils ainsi, faute de mieux, du
suprême lien qui les unit et les rend perceptibles à nos sens?
Continuent-ils ensuite à vivre autour de nous, mais ne parviennent-ils
plus, malgré leurs efforts, à se faire connaître ni à nous donner une
idée de leur présence parce que nous n'avons pas l'organe nécessaire
pour les percevoir; de même que tous nos efforts ne réussiraient point à
donner à un aveugle-né la moindre notion de la lumière et des couleurs?
Nous n'en savons rien; et nous ignorons encore si, de tous ces
phénomènes incontestables, il est permis de tirer quelque conclusion.
Ils ne prendraient vraiment d'importance que s'il était possible de
constater ou de provoquer des apparitions d'êtres dont la mort remontât
à un certain nombre d'années. On aurait enfin la preuve matérielle,
toujours éludée, que l'esprit ne dépend pas du corps, qu'il est cause et
non pas effet, qu'il peut subsister, se nourrir, fonctionner sans
organes. La plus grande question que se soit posée l'humanité serait
ainsi, sinon résolue, du moins débarrassée de quelques ténèbres; et du
coup, la survivance personnelle, tout en demeurant captive des mystères
de l'origine et de la fin, deviendrait défendable. Mais nous n'en sommes
pas là. En attendant, il est curieux de constater qu'il y a réellement
des revenants, des spectres et des fantômes. Une fois de plus la science
vient confirmer ici une croyance générale de l'humanité et nous
apprendre qu'une croyance de ce genre, si absurde que d'abord elle
paraisse, mérite toujours d'être examinée avec soin.



CHAPITRE VI

LES COMMUNICATIONS AVEC LES MORTS


I

Les spirites communiquent, ou croient communiquer avec les morts, par ce
qu'ils appellent la parole et l'écriture automatiques. Celles-ci
s'obtiennent par l'intermédiaire d'un médium[5] en état d'extase ou
plutôt de «trance» ou «entrancé», pour nous servir du vocabulaire de la
nouvelle science. Cet état n'est pas le sommeil hypnotique, ne semble
pas une manifestation hystérique et s'allie souvent, comme chez le
médium Piper, à la plus parfaite santé, au plus complet équilibre
intellectuel et physique. C'est plutôt l'émergence, plus ou moins
facultative, de l'une des personnalités ou consciences secondes ou
subliminales du sujet; ou encore, si l'on admet la théorie spirite, sa
prise de possession, son «invasion psychique», dit Myers, par des forces
d'un autre monde. Chez le sujet «entrancé», la conscience et la
personnalité normales sont entièrement abolies, et il répond
«automatiquement», parfois par la parole, plus souvent par l'écriture,
aux questions qu'on lui pose. Il arrive qu'il parle et écrive en même
temps; la voix étant prise par un esprit et la main par un autre, qui
mènent deux conversations indépendantes. Plus rarement, la voix et les
deux mains sont simultanément «possédées», et l'on a trois
communications différentes. Il est évident que de pareilles
manifestations prêtent aux fraudes et aux simulations de tout genre; et
la méfiance est d'abord invincible. Mais il en est qui se présentent
entourées de telles garanties de bonne foi et de sincérité, si souvent,
si longuement et si rigoureusement contrôlées par des savants d'un
caractère, d'une autorité incontestés et d'un scepticisme d'abord
intraitable, qu'il devient difficile de nourrir un dernier soupçon[6].
Je ne puis malheureusement entrer ici dans les détails de certaines de
ces séances purement scientifiques, celles de Mme Piper, par exemple, le
célèbre médium avec lequel Myers, le docteur Hodgson, le professeur
Newbold, de l'Université de Pensylvanie, Sir Oliver Lodge et William
James travaillèrent durant nombre d'années. D'autre part, c'est
précisément l'accumulation, les coïncidences, la nature anormale de ces
détails qui peu à peu font naître et affermissent la conviction qu'on se
trouve devant un phénomène entièrement nouveau, invraisemblable mais
authentique et qu'il est parfois difficile de classer parmi les
phénomènes exclusivement terrestres. Il faudrait consacrer à ces
«communications» une étude spéciale qui déborderait le cadre de cet
essai; je me bornerai donc à renvoyer ceux qui seraient curieux d'en
savoir davantage, au livre de Sir Oliver Lodge: _The Survival of Man_,
récemment traduit en français sous ce titre: _La Survivance humaine_; et
surtout aux vingt-cinq gros volumes des _Proceedings_ S. P. R.,
particulièrement aux déclarations et commentaires de William James au
sujet des séances Piper-Hodgson (tome XXIII), ainsi qu'au tome XIII, où
Hodgson examine et analyse les faits et arguments qu'on peut invoquer
pour ou contre l'intervention des morts; et enfin, à l'ouvrage capital
de Myers: _Human Personality_.

  [5] Ceux qui abordent l'étude de ces manifestations surnormales, se
    demandent généralement: pourquoi des médiums, pourquoi ces
    intermédiaires souvent suspects, toujours insuffisants?--Parce que
    jusqu'ici, on n'a pas trouvé le moyen de s'en passer. Si l'on admet
    la théorie spirite, les esprits désincarnés qui de toutes parts nous
    entourent et sont séparés de nous par la cloison étanche et
    mystérieuse de la mort, cherchent, pour communiquer avec nous, la
    ligne de moindre résistance entre les deux mondes; et la trouvent
    dans le médium, sans qu'on sache pourquoi, de même qu'on ignore pour
    quelles raisons un courant électrique passe le long d'un fil de
    cuivre et se trouve arrêté par un godet de verre ou de porcelaine.
    Si, d'autre part, on admet la théorie télépathique, qui est la plus
    probable, on constate que les pensées, les intentions ou les
    suggestions, dans la plupart des cas, ne se transmettent pas de
    subconscient à subconscient. Il faut un organisme en même temps
    récepteur et transmetteur; cet organisme se rencontre dans le
    médium. Pourquoi? Encore une fois, on n'en sait absolument rien, de
    même qu'on ne sait pas pourquoi tel corps ou tel agencement de corps
    est affecté par les ondes concentriques dans la télégraphie sans
    fil, tandis que tel autre n'y est pas sensible. On tâtonne ici,
    comme d'ailleurs on tâtonne presque partout, dans le domaine obscur
    des faits incontestés mais inexplicables. Ceux qui voudraient avoir
    sur la théorie de la médiumnité des notions plus précises, liront
    avec fruit l'admirable discours prononcé le 29 janvier 1897, par
    William Crookes, en qualité de président de la S. P. R.

  [6] Ces questions de fraude et de simulation sont naturellement les
    premières qui se posent quand on aborde l'étude de ces phénomènes.
    Il suffit de s'être quelque peu familiarisé avec la vie, les
    habitudes, les procédés des trois ou quatre grands médiums dont nous
    allons parler, pour que le moindre soupçon ne vous effleure même
    plus. De toutes les explications imaginables, celle qui
    n'invoquerait que l'imposture et la supercherie serait, sans
    contredit, la plus extraordinaire et la moins vraisemblable. On
    peut, du reste, se rendre compte, en lisant le rapport de Richard
    Hodgson, «_Observations of certain phenomena of trance_»
    (_Proceedings_, tome VIII; et le rapport de J.-H. Hyslop, tome
    XIII), des précautions prises, allant jusqu'à l'emploi de détectives
    spéciaux, pour s'assurer que Mme Piper, par exemple, ne pouvait,
    normalement et humainement, avoir aucune connaissance des faits
    qu'elle révélait. Je le répète, dès qu'on a pris pied dans cette
    étude, les soupçons se dissipent sans laisser de traces, et l'on est
    bientôt convaincu que ce n'est pas du côté de la fraude que se
    trouve le mot de l'énigme. Toutes les manifestations de la
    personnalité muette, mystérieuse et opprimée qui se cache en chacun
    de nous subissent tour à tour la même épreuve; et celles qui se
    rapportent à la baguette divinatoire, pour n'en pas citer d'autres,
    passent en ce moment par la même crise d'incrédulité. Il n'y a pas
    cinquante ans, la plupart des phénomènes hypnotiques, aujourd'hui
    scientifiquement classés, étaient également tenus pour frauduleux.
    Il semble que l'homme répugne à reconnaître qu'il recèle bien plus
    de choses qu'il ne l'imaginait.


II

Les médiums «entrancés» sont envahis ou possédés par divers esprits
familiers auxquels on donne, dans la nouvelle science, le nom assez
impropre et amphibologique de «Contrôles». Ainsi, Mme Piper est
successivement visitée par Phinuit, George Pelham ou P. G., Impérator,
Doctor et Rector. Mme Thompson, autre médium très célèbre, est surtout
habitée par Nelly, tandis que des personnages plus illustres et plus
graves s'emparent du clergyman Stainton Moses. Chacun de ces esprits
garde jusqu'au bout un caractère bien tranché, qui ne se dément pas, et
qui d'ailleurs n'a le plus souvent aucun rapport avec celui du médium.
Parmi eux, Phinuit et Nelly sont incontestablement les plus
sympathiques, les plus originaux, les plus vivants, les plus actifs et
surtout les plus loquaces. Ils centralisent en quelque sorte les
communications, ils vont, viennent, font les empressés, et si, dans
l'assistance, quelqu'un désire se mettre en rapports avec l'âme d'un
parent, d'un ami décédé, ils volent à la recherche de celle-ci, la
retrouvent dans la foule invisible, la ramènent, annoncent sa présence,
parlent en son nom, transmettent et, pour ainsi dire, traduisent les
demandes et les réponses; car il semble qu'il soit très difficile aux
morts de communiquer avec les vivants, qu'il leur faille des aptitudes
spéciales et un concours de circonstances extraordinaires. N'examinons
pas encore ce qu'ils ont à nous révéler; mais, à les voir s'agiter ainsi
parmi la multitude de leurs frères et soeurs désincarnés, ils nous
donnent, de l'autre monde, une première impression qui n'est guère
rassurante, et l'on se dit que nos morts d'aujourd'hui ressemblent
étrangement à ceux qu'Ulysse évoquait, il y a trois mille ans, dans la
nuit cimmérienne; pâles et vaines ombres effarées, inconsistantes,
puériles, et frappées de stupeur, pareilles à des songes, plus
nombreuses que les feuilles tombées de l'automne et qui tremblent comme
elles aux souffles inconnus des grands espaces de l'autre monde. Elles
n'ont même plus assez de vie pour être malheureuses et paraissent
traîner, on ne sait où, une existence précaire et désoeuvrée, errer sans
but, rôder autour de nous, sommeiller ou bavarder entre elles des
petites affaires de la terre; et quand une fissure se produit dans leur
nuit, accourir, s'empresser de toutes parts, comme des tourbillons
d'oiseaux affamés, avides de lumière et d'une voix humaine; et l'on se
rappelle malgré soi les sinistres paroles du fantôme d'Achille,
émergeant de l'Érèbe, dans l'Odyssée: «Ne me parle point de la mort,
Ulysse! J'aimerais mieux être un laboureur et servir, pour un salaire,
un homme pauvre et pouvant à peine se nourrir, que de commander à tous
les morts qui ne sont plus!»


III

Ces morts d'aujourd'hui, qu'ont-ils à nous dire? Il est d'abord
remarquable qu'ils paraissent s'intéresser aux événements d'ici-bas
beaucoup plus qu'à ceux du monde où ils se trouvent. Ils semblent avant
tout jaloux d'établir leur identité, de prouver qu'ils existent encore,
qu'ils nous reconnaissent, qu'ils savent tout; et, pour nous en
convaincre, avec une précision, une perspicacité et une prolixité
extraordinaires, ils entrent dans les détails les plus minutieux, les
plus oubliés. Ils sont aussi extrêmement habiles à démêler la parenté
compliquée de celui qui les interroge, d'une personne présente à la
séance ou même d'un inconnu qui entre dans la salle. Ils rappellent les
petites infirmités de celui-ci, les maladies de celui-là, les manies ou
les aptitudes d'un troisième. Ils perçoivent les événements à distance,
ils voient, par exemple, et décrivent à leurs auditeurs de Londres, un
épisode insignifiant qui se déroule au Canada. En un mot, ils disent et
font à peu près toutes les choses déconcertantes et inexplicables qu'on
obtient parfois d'un médium de premier ordre; peut-être même vont-ils un
peu plus loin, mais de tout cela n'émane point je ne sais quelle odeur,
quelle lueur d'outre-mort qu'on nous avait promise et que nous
attendions.

On dira que les médiums ne sont visités que par des esprits inférieurs,
incapables de s'arracher aux soucis terrestres et de s'élever à des
idées plus vastes et plus hautes. Il est possible, et sans doute
avons-nous tort de croire qu'un esprit dépouillé de son corps soit
subitement transformé et devienne, en un instant, l'égal de ce que nous
imaginons; mais ne pourraient-ils tout au moins nous apprendre où ils se
trouvent, ce qu'ils éprouvent, ce qu'ils font?


IV

Depuis les expériences dont nous parlons, il semble que la mort
elle-même ait voulu répondre à l'objection; en effet, Myers, le docteur
Hodgson et le professeur William James qui, si souvent et durant de
longues heures passionnées, interrogèrent les médiums Piper et Thompson
et obligèrent ceux qui ne sont plus à parler par leur bouche, les voici,
à leur tour, parmi les ombres, de l'autre côté du rideau de ténèbres.
Eux du moins savent exactement ce qu'il faut faire pour venir jusqu'à
nous, ce qu'il faut révéler pour apaiser l'inquiétude et la curiosité
des hommes. Myers notamment, le plus ardent, le plus convaincu, le plus
impatient du voile qui le séparait des réalités éternelles, a
formellement promis à ceux qui continuent son oeuvre de faire là-bas,
dans l'inconnu, tous les efforts imaginables afin de leur prêter une
aide décisive. Il tient parole. Un mois après sa mort, Sir Oliver Lodge,
interrogeant Mme Thompson «entrancée», Nelly, l'esprit familier de
celle-ci, déclare tout à coup qu'elle a vu Myers, qu'il n'est pas encore
bien éveillé, mais qu'il compte venir, vers neuf heures du soir,
«communiquer» avec son vieil ami de la Société Psychique. On suspend la
séance, on la reprend à huit heures et demie, et l'on obtient enfin la
«communication» Myers. On le reconnaît, dès les premiers mots, c'est
bien lui; il n'a pas changé. Fidèle à sa manie terrestre, il insiste
tout de suite sur la nécessité de prendre des notes. Mais il semble
ahuri. On lui parle de la Société des Recherches Psychiques, unique
souci de sa vie. Il ne s'en souvient plus. Puis la mémoire renaît peu à
peu; et ce sont de véritables «potins» d'outre-tombe, au sujet de la
présidence de la société, de l'article nécrologique du _Times_, de
lettres qu'on devait publier, etc. Il se plaint qu'on ne lui laisse pas
de repos, de tous les coins de l'Angleterre, on l'interpelle, on veut
communiquer avec lui. «Appelez Myers, amenez Myers!» Il lui faudrait le
temps de se ressaisir, de réfléchir. Il se plaint aussi de la difficulté
à faire passer sa pensée à travers les médiums: «ils la traduisent comme
un écolier qui fait sa première version de Virgile». Quant à sa
situation présente, «il a cherché son chemin comme à travers des
ruelles, avant de savoir qu'il était mort. Il lui semblait qu'il
s'égarait dans une ville inconnue; et quand il apercevait des gens qu'il
savait décédés, il croyait n'avoir que des visions.»

C'est, parmi bien d'autres bavardages qui ne sont pas plus
significatifs, à peu près tout ce que donna le «contrôle» ou la
«personnification» Myers, dont on avait espéré mieux. Cette
«communication» et plusieurs autres qui ressuscitent, d'une façon
frappante, paraît-il, les habitudes, la manière de penser, de parler et
le caractère de Myers, auraient quelque valeur si aucun de ceux par qui
et à qui elles furent faites n'avait connu celui-ci quand il était
encore au nombre des vivants. Telles qu'elles se présentent, elles ne
sont fort probablement que des réminiscences d'une personnalité
secondaire du médium ou d'inconscientes suggestions de l'interrogateur
ou des assistants.


V

Une communication plus importante et plus troublante, à cause des noms
qui s'y rattachent, est celle que l'on désigne sous le nom: «Mrs.
Piper's Hodgson Control». Le professeur William James lui consacre dans
le Tome XXIII des _Proceedings_ un rapport de plus de cent vingt pages.
Le docteur Hodgson avait été, de son vivant, le secrétaire de la branche
américaine de la S. P. R. dont William James était vice-président.
Durant de longues années, il s'était consacré au médium Piper,
travaillant avec lui trois fois par semaine, et accumulant ainsi, au
sujet des phénomènes posthumes, une masse énorme de documents dont on
n'a pas encore épuisé les richesses. Comme Myers, il avait promis de
revenir après sa mort; et, de caractère jovial, il avait plus d'une fois
affirmé à Mme Piper que, lorsqu'il la visiterait à son tour, ayant plus
d'expérience que les autres esprits, les séances prendraient une
tournure plus décisive, «et que l'affaire serait chaude». Il revint en
effet huit jours après son décès et se manifesta par l'écriture
automatique (c'est le mode de communication le plus habituel du médium
Piper) durant plusieurs séances auxquelles assistait William James. Je
voudrais donner une idée de ce rapport. Mais, comme le fait très
justement remarquer le célèbre professeur de l'Université d'Harward, le
compte rendu sténographique d'une séance de ce genre en altère déjà
complètement la physionomie. On y recherche en vain l'émotion éprouvée à
se trouver ainsi en face d'un être invisible mais vivant qui non
seulement répond à vos questions, mais devance vos pensées, comprend à
demi-mot, saisit une allusion et y oppose une autre allusion grave ou
riante. La vie du mort, qui durant une heure étrange, vous avait pour
ainsi dire environné et pénétré, semble s'éteindre une seconde fois. La
sténographie, dépouillée de toute émotion, fournit sans nul doute les
meilleurs éléments d'une conclusion logique; mais il n'est pas certain
qu'ici, comme en bien d'autres cas où prédomine l'inconnu, la logique
soit la seule route qui conduise à la vérité. «Quand j'entrepris, dit
William James, de collationner cette série de séances et de faire le
présent rapport, je prévoyais que mon verdict serait déterminé par la
pure logique. Je pensais que tels menus incidents devaient, d'une façon
décisive, valoir pour ou contre la survivance de l'esprit. Mais à me
regarder moi-même peser les données du problème, je me convaincs que
l'exacte logique ne joue ici qu'un rôle préparatoire dans l'élaboration
de nos conclusions; et que le dernier mot, s'il en est un, doit être
prononcé par notre sens général des probabilités dramatiques, sens qui
va et vient de l'une à l'autre hypothèse,--tout au moins dans mon
cas,--d'une manière plutôt illogique. Si l'on s'attache aux détails, on
en tirera une conclusion anti-spirite; si l'on envisage la signification
de l'ensemble, on penchera peut-être vers l'interprétation spirite[7].»

  [7] _Proceedings_, t. XXIII, p. 33.

Et, à la fin de son travail, il conclut en ces termes: «Quant à moi,
j'ai l'impression qu'il y avait probablement là une volonté extérieure;
c'est-à-dire qu'en vertu de mes connaissances acquises au sujet de
l'ensemble de ces phénomènes, je doute que l'état de rêve de Mme Piper,
même en y ajoutant les facultés «télépathiques», puisse expliquer tous
les résultats obtenus. Mais lorsqu'on me demande si la volonté de
communiquer est celle d'Hodgson ou de quelque esprit imitateur
d'Hodgson, je demeure indécis et j'attends d'autres faits, qui peut-être
ne nous mèneront pas à une conclusion nette avant une cinquantaine ou
une centaine d'années[8]».

  [8] _Proceedings_, t. XXIII, p. 120.

On voit que William James est assez ébranlé; et il y a, dans son
rapport, certains endroits où il paraît l'être encore davantage et où il
dit formellement que les esprits ont «a finger in the pie», mot à mot,
«un doigt dans le pâté». Ces hésitations d'un homme qui a renouvelé
notre psychologie et qui possédait un cerveau aussi merveilleusement
organisé et équilibré que celui de notre Taine, par exemple, sont
significatives. Docteur en médecine et professeur de philosophie, très
sceptique et scrupuleusement fidèle aux méthodes expérimentales, il
avait trois et quatre fois qualité pour mener à bien de telles
expériences. Il n'est pas question de se laisser ébranler à son tour par
le prestige de ces hésitations; mais elles montrent, en tout cas, qu'il
s'agit là d'un problème sérieux, le plus grave peut-être, si les données
en étaient indiscutables, que nous ayons eu à résoudre depuis
l'avènement du Christ; et qu'il ne suffit pas, pour s'en débarrasser,
d'un haussement d'épaules ou d'un éclat de rire.


VI

Je suis forcé, faute de place, de renvoyer au texte même des
_Proceedings_, ceux qui voudraient se faire, sur le cas «Piper-Hodgson»,
une opinion personnelle. Ce cas, du reste, est loin d'être l'un des plus
frappants; il faudrait plutôt le classer, n'était la qualité des
interlocuteurs, parmi les réussites moyennes de la série Piper. Hodgson,
selon l'invariable coutume des esprits, tient d'abord à se faire
reconnaître; et l'inévitable et fastidieux défilé des petites
réminiscences recommence vingt fois de suite et remplit des pages et des
pages. Comme d'habitude, en pareille occurrence, les souvenirs communs à
l'interrogateur et à l'esprit qui est censé répondre, sont évoqués dans
leurs détails les plus circonstanciés, les plus insignifiants, les plus
cachés aussi, avec une avidité, une exactitude, une vivacité
surprenantes. Et remarquez que le mort qui parle puise tous ces détails,
avec une facilité invraisemblable, et de préférence, dirait-on, à même
les trésors les plus oubliés et les plus inconscients de la mémoire du
vivant qui l'écoute. Il ne fait grâce de rien; il se raccroche à tout
avec une satisfaction puérile et une ardeur anxieuse, moins pour
persuader aux autres que pour se prouver à soi-même qu'il existe
toujours. Et l'obstination de ce pauvre être invisible qui s'évertue à
se manifester à travers les portes, jusqu'ici sans fissures, qui nous
séparent de nos destinées éternelles, est à la fois ridicule et
tragique.--«Te rappelles-tu, William, qu'étant à la campagne, chez un
tel, nous avons, avec les enfants, joué à tels et tels jeux, et qu'étant
dans telle pièce, où se trouvaient tels et tels meubles, j'ai dit ceci
et cela?»--«En effet, Hodgson, je me rappelle».--«Bonne preuve, n'est-ce
pas, William?»--«Excellente, Hodgson!» Et ainsi de suite, indéfiniment.
Parfois, un incident plus significatif et qui semble dépasser la simple
transmission de pensée subliminale. On s'occupe, par exemple, d'un
mariage manqué, qui fut toujours entouré d'un grand mystère, même pour
les amis les plus intimes d'Hodgson.--«Te rappelles-tu, William, une
doctoresse de New-York, membre de notre société?»--«Non, je ne m'en
souviens pas; mais qu'y a-t-il à son sujet?»--«Son mari s'appelait
Blair, je crois.»--«Veux-tu parler de Mme Blair-Thaw?»--«Justement!
Demande donc à Mme Thaw si, à un dîner, je ne lui ai pas parlé de la
demoiselle en question?»--James écrit à Mme Thaw, qui déclare qu'en
effet, il y a une quinzaine d'années, Hodgson lui avait parlé d'une
jeune fille dont il avait demandé la main, qu'on lui avait du reste
refusée. Mme Thaw et le docteur Newbold étaient les seules personnes au
monde qui connussent ce détail.

Mais revenons aux séances qui continuent. On y discute, entre autres
points, la situation financière de la branche américaine de la S. P. R.,
situation qui, à la mort du secrétaire ou plutôt du factotum Hodgson,
n'était guère brillante. Et voici, spectacle assez étrange, divers
membres de l'association qui examinent, avec leur secrétaire défunt, les
affaires de la société. Faut-il dissoudre? fusionner? envoyer en
Angleterre les matériaux accumulés, dont la plupart appartiennent à
Hodgson? On consulte le mort, il répond, donne de sages avis, semble
parfaitement au courant de toutes les complications, de toutes les
perplexités. Un jour, du vivant d'Hodgson, la société se trouvant en
déficit, un donateur anonyme envoie la somme nécessaire pour la remettre
d'aplomb. Hodgson, sur terre, ignorait quel était le donateur; mais
Hodgson, sous terre, le découvre parmi les assistants, l'interpelle et
le remercie publiquement. Ailleurs, Hodgson, comme tous les esprits, se
plaint de l'extrême difficulté qu'il éprouve à transmettre sa pensée à
travers l'organisme étranger du médium. «Je suis, dit-il, comme un
aveugle qui cherche son chapeau.» Mais quand, après tant d'histoires
oiseuses, William James lui pose enfin les questions essentielles qui
nous brûlent les lèvres: «Hodgson, qu'as-tu à nous dire au sujet de
l'autre vie?» le mort devient évasif et ne cherche plus que des
échappatoires: «Ce n'est pas une vague fantaisie, mais une réalité»,
répond-il.--«Hodgson, insiste Mme William James, vivez-vous comme nous,
comme les hommes?»--«Que dit-elle?» fait l'esprit, qui feint de n'avoir
pas compris.--«Vivez-vous comme nous?» répète William James.--«Avez-vous
des vêtements, des maisons?» ajoute sa femme.--«Oui, oui, des maisons,
mais pas de vêtements. Non, c'est absurde! Attendez un moment, il faut
que je m'en aille.»--«Mais tu reviendras?»--«Oui.»--«Il est allé
reprendre haleine», remarque un autre esprit nommé Rector, qui
intervient subitement.

Il n'était peut-être pas inutile de reproduire ici la physionomie et
l'allure générales d'une de ces séances qu'on peut considérer comme
exemplaire. J'y ajouterai, pour donner une idée des points extrêmes
qu'il est possible d'atteindre, le fait suivant, rapporté et contrôlé
par Sir Oliver Lodge. Il remet à Mme Piper «entrancée» une montre d'or
que vient de lui envoyer un de ses oncles et qui avait appartenu à un
autre oncle mort depuis plus de vingt ans. En possession de cette
montre, Mme Piper, ou plutôt Phinuit, l'un de ses esprits familiers,
révèle, au bout de quelque temps, une foule de détails relatifs à
l'enfance de ce dernier oncle, remontant à plus de soixante-six ans, et
naturellement ignorés de Sir Oliver Lodge. Peu après, l'oncle survivant,
qui n'habite pas la même ville, confirme par lettre l'exactitude de la
plupart de ces détails qu'il avait complètement oubliés, et qui ne lui
ont été remis en mémoire que par les révélations mêmes du médium; tandis
que ceux dont il ne peut retrouver nul souvenir, sont postérieurement
déclarés conformes à la vérité par un troisième oncle, un vieux
capitaine au long cours, habitant la Cornouailles, et du reste ignorant
pour quelles raisons on lui pose d'aussi bizarres questions.

Je ne cite pas ce fait parce qu'il a une valeur exceptionnelle ou
décisive; mais simplement, je le répète, à titre d'exemple, car avec
celui de Mme Thaw, mentionné plus haut, il marque assez exactement les
points extrêmes où, grâce à l'intervention des esprits, on a, jusqu'à ce
jour, pénétré dans l'inconnu. Il convient d'ajouter que les cas où l'on
dépasse aussi manifestement les limites présumées de la télépathie la
plus étendue, sont assez rares.


VII

Maintenant, que penser de tout ceci? Faut-il avec Myers, Newbold,
Hyslop, Hodgson et tant d'autres qui ont longuement étudié le problème,
conclure à l'incontestable intervention de forces et d'intelligences qui
reviennent de l'autre rive du grand fleuve que l'on croyait
infranchissable? Faut-il reconnaître avec eux qu'il est des cas de plus
en plus nombreux où il n'est plus possible d'hésiter entre l'hypothèse
télépathique et l'hypothèse spirite? Je ne le crois pas. Je n'ai nul
parti pris,--à quoi bon en avoir dans ces mystères?--aucune répugnance à
admettre la survivance et l'intervention des morts; mais il est sage et
nécessaire, avant de quitter le plan terrestre, d'épuiser toutes les
suppositions, toutes les explications qu'on y peut découvrir. Nous avons
à opter entre deux inconnus, deux miracles, si l'on veut, dont l'un est
situé dans le monde que nous habitons et l'autre dans une région qu'à
tort ou à raison nous croyons séparée de nous par des espaces sans nom,
qu'aucun être, vivant ou mort, n'a traversés jusqu'à ce jour. Il est
donc naturel que nous demeurions chez nous, dans notre monde, tant que
nous y pourrons tenir, tant que nous n'en serons pas impitoyablement
expulsés par une série de faits irrésistibles et irrécusables, issus de
l'abîme voisin. La survivance d'un esprit n'est pas plus invraisemblable
que les prodigieuses facultés que nous sommes obligés d'attribuer aux
médiums si nous les enlevons aux morts; mais l'existence du médium, au
rebours de celle de l'esprit, est incontestable; c'est donc à l'esprit
ou à ceux qui s'en réclament, de prouver d'abord qu'il existe.

Les phénomènes extraordinaires dont nous venons de parler: transmission
de pensée d'inconscient à inconscient, vision à distance, clairvoyance
subliminale, se produisent-ils quand les morts ne sont pas en scène,
quand les expériences se font exclusivement entre personnages vivants?
On ne saurait, de bonne foi, le contester. Sans doute, on n'a jamais
obtenu entre vivants des séries de communications ou de révélations
pareilles à celles des grands médiums spirites: Piper, Thompson et
Stainton Moses, ni rien qui, sous le rapport de la continuité et de la
perspicacité, puisse leur être comparé. Mais si la qualité des
phénomènes ne supporte pas la comparaison, il est indéniable que leur
nature intime est identique. Il est logique d'en inférer que ce n'est
pas la source d'inspiration, mais la valeur propre, la sensibilité, la
puissance du médium qui en est la véritable cause. Du reste, J.-G.
Piddington, qui a consacré à Mme Thompson une étude très documentée, a
nettement constaté chez elle, alors qu'elle n'était pas «entrancée» et
qu'il n'était nullement question d'esprits, des manifestations
inférieures, il est vrai, mais absolument analogues à celles où les
morts sont mêlés[9]. Il plaît à ces médiums, de très bonne foi
d'ailleurs et probablement à leur insu, de donner à leurs facultés
subconscientes, à leurs personnalités secondaires, ou d'accepter, pour
celles-ci, des noms qui furent portés par des êtres passés de l'autre
côté du mystère; c'est affaire de vocabulaire ou de nomenclature qui
n'enlève ou n'ajoute rien à la signification intrinsèque des faits. Or,
en examinant ces faits, quelque étranges et vraiment inouïs que soient
certains d'entre eux, je n'en rencontre pas un seul qui sorte
franchement de ce monde ou vienne indubitablement de l'autre. Ce sont,
si l'on veut, de prodigieux incidents de frontière; mais on ne peut pas
affirmer que la frontière ait été violée. Dans l'histoire de la montre
de Sir Oliver Lodge, par exemple, qui est une des plus caractéristiques
et des plus avancées, il faut attribuer au médium des facultés qui n'ont
plus rien d'humain. Il doit, soit par vision à distance, transmission de
pensée de subconscient à subconscient ou clairvoyance subliminale, se
mettre en rapport avec les deux frères survivants du possesseur décédé
de la montre; et dans l'inconscient de ces deux frères lointains et que
personne n'a prévenus, il lui faut retrouver une foule de circonstances
oubliées par eux-mêmes, et sur quoi se sont accumulées la poussière et
les ténèbres de soixante-six années. Il est certain qu'un phénomène de
ce genre fait craquer tous les cadres de l'imagination, et qu'on lui
refuserait sa créance si d'abord il n'était certifié et contrôlé par un
homme de la valeur de Sir Oliver Lodge et si, par surcroît, il ne
faisait partie d'un groupe de faits équivalents, qui montrent bien qu'il
ne s'agit point là d'un miracle absolument unique ou d'un inespérable
concours de coïncidences sans secondes. Il s'y agit simplement de vision
à distance, de clairvoyance subliminale et de télépathie poussées à la
dernière puissance; et ces trois manifestations des profondeurs
inexplorées de l'homme sont aujourd'hui scientifiquement constatées et
classées; ce n'est pas à dire qu'elles soient expliquées, mais ceci est
une autre question. Quand, à propos d'électricité, on parle de positif,
de négatif, d'induction, de potentiel et de résistance, on met également
des mots conventionnels sur des faits ou des phénomènes dont on ignore
entièrement l'essence intime; et il faut bien qu'on s'en contente en
attendant mieux. Il n'y a, j'y insiste, de ces manifestations
extraordinaires à celles que nous offre un médium qui ne parle pas au
nom des morts, qu'une différence du plus au moins, une différence
d'étendue ou de degré et nullement une différence spécifique.

  [9] Voir sur ces faits qui nous entraîneraient trop loin, J.-G.
    Piddington: «Phenomena in Mrs. Thompson's Trance», _Proceedings_,
    tome XVIII, p. 180 et suivantes; et tome XXIII, p. 286 et suivantes,
    l'étude du professeur A.-C. Pigou sur la «Cross correspondence» sans
    l'intervention des esprits.


VIII

Il faudrait, pour que l'épreuve fût plus décisive, que personne, ni le
médium, ni les témoins, n'eût jamais connu l'existence de celui dont le
mort révèle le passé; c'est-à-dire que tout lien vivant fût supprimé. Je
ne crois pas que le fait se soit produit jusqu'à ce jour, ni même qu'il
soit possible; en tout cas, le contrôle en deviendrait fort malaisé.
Quoi qu'il en soit, le docteur Hodgson, qui a consacré une partie de sa
vie à rechercher des phénomènes spécifiques, où les bornes de la
puissance médiumnique fussent nettement outrepassées, croit les avoir
découverts dans certains cas, parmi lesquels,--les autres étant à peu
près de même nature,--je ne citerai que l'un des plus frappants[10]. En
d'excellentes séances, assisté du médium Piper, il communique avec
divers amis décédés qui lui rappellent une foule de souvenirs communs.
Le médium, les esprits et lui-même semblent merveilleusement disposés,
et les révélations sont abondantes, exactes et faciles. Dans cette
atmosphère extrêmement favorable, il est mis en rapport avec l'âme d'un
de ses meilleurs amis, mort il y a un an, et qu'il nomme simplement: A.
A., qu'il a connu plus intimement que la plupart des esprits qui l'ont
précédé, au rebours de ceux-ci, tout en établissant son identité d'une
façon indubitable, ne fournit que des réponses incohérentes. Or A., dans
les dernières années de sa vie, avait souffert de troubles cérébraux qui
confinaient à l'aliénation mentale proprement dite.

  [10] _Proceedings_, tome XIII, p. 349-50 et 375.

Le même phénomène paraît se reproduire chaque fois que des troubles
semblables ont précédé la mort, ainsi qu'en cas de suicide.

Si l'on se tient uniquement à l'explication télépathique, fait observer
le savant américain, si l'on prétend que toutes les paroles des
désincarnés ne sont que des suggestions de mon subconscient, il est
incompréhensible qu'après avoir obtenu des résultats satisfaisants avec
des morts que j'avais moins connus et moins aimés que A., avec lesquels
j'avais par conséquent bien moins de souvenirs communs, je ne tire de ce
dernier, dans les mêmes séances, que des réponses incohérentes. Il faut
donc croire que mon subconscient n'est pas seul en scène et qu'il a
devant lui une personnalité bien vivante, bien réelle qui se trouve
encore dans l'état d'esprit où elle était au moment de la mort, y
demeure indépendante, n'y subit aucune influence, n'écoute nullement ce
que je lui suggère à mon insu, et tire de son propre fonds ce qu'elle me
révèle.

L'argument n'est pas négligeable, mais il n'aurait pleine valeur que
s'il était certain qu'aucun de ceux qui assistaient à la séance n'eût
connu la folie de A.; sinon l'on peut soutenir que l'idée de folie ayant
pénétré dans le subconscient de l'un d'eux, elle y agit en conséquence
et donne aux réponses suggérées un tour conforme à l'état d'esprit
qu'elle présume chez le mort.


IX

A vrai dire, en étendant ainsi à l'extrême la puissance des médiums,
nous nous munissons d'explications qui préviennent presque tout, barrent
toutes les routes et enlèvent à peu près complètement aux esprits la
faculté de se manifester de la manière qu'ils paraissent avoir choisie.
Mais pourquoi choisissent-ils cette manière-là? Pourquoi se
restreignent-ils ainsi? Pourquoi se cantonnent-ils aussi obstinément
dans l'étroite bande de terrain que la mémoire occupe aux confins des
deux mondes, et d'où ne peuvent nous venir que des témoignages indécis
ou suspects? Ils n'ont donc point d'autres issues ni d'autres horizons?
Pourquoi s'attardent-ils à végéter autour de nous dans leur petit passé,
alors que débarrassés de la chair ils devraient pouvoir errer librement
dans les étendues vierges de l'espace et du temps? Ignorent-ils encore
que ce n'est pas parmi nous mais chez eux, de l'autre côté de la tombe,
qu'ils trouveront le signe qui nous attestera qu'ils survivent? Pourquoi
s'en reviennent-ils les mains et les paroles vides? Est-ce là ce qu'on
trouve quand on baigne à même l'infini? Tout est-il nu, sans forme et
sans lumière par delà notre dernière heure? S'il en est ainsi, qu'ils le
disent; et le témoignage des ténèbres aura du moins une grandeur qui
manque trop à ces façons de procureur et à ces procédés de juge
d'instruction. A quoi bon mourir si toutes les petitesses de la vie
continuent? Est-ce vraiment la peine d'avoir passé par les défilés
effrayants qui débouchent dans les champs éternels, pour nous rappeler
que notre grand-oncle portait le nom de Pierre et que Paul, notre cousin
germain, était affligé de varices et d'une maladie d'estomac? A ce
compte, j'aimerais mieux pour ceux que j'aime, la solitude auguste et
glacée du néant. S'il leur est difficile, comme ils s'en plaignent, de
se faire entendre à travers un organisme étranger et profondément
endormi, ils nous disent sur le passé assez de choses minutieuses et
précises pour nous prouver qu'ils en pourraient révéler d'analogues,
sinon sur l'avenir qu'ils ne connaissent peut-être pas encore, du moins
sur de moindres secrets qui nous entourent de toutes parts et que seul
notre corps nous empêche d'approcher. Il y a mille choses, grandes ou
petites et de nous ignorées, qu'on doit apercevoir lorsque des yeux
infirmes n'arrêtent plus le regard. C'est dans ces régions dont un rien
nous sépare, et non point parmi d'imbéciles ragots d'autrefois qu'ils
trouveraient enfin la véritable et claire preuve qu'ils paraissent
chercher avec tant de passion. Sans exiger un grand miracle, il semble
cependant qu'on ait le droit d'attendre d'une intelligence que plus rien
ne contraint, d'autres propos que ceux qu'elle évitait quand elle était
encore soumise à la matière.



CHAPITRE VII

LA CORRESPONDANCE CROISÉE


I

On en était là quand, ces dernières années, les médiums, les spirites ou
plutôt les esprits eux-mêmes, paraît-il,--car on ne sait au juste à qui
l'on a affaire,--peut-être mécontents de n'être pas plus nettement
reconnus et compris, afin de prouver plus efficacement leur existence,
imaginèrent ce qu'on a appelé «la correspondance croisée», ou «Cross
correspondence». Ici, la situation est retournée; il ne s'agit plus
d'esprits divers et plus ou moins nombreux qui se révèlent par
l'intermédiaire d'un même médium, mais d'un esprit unique qui se
manifeste presque simultanément à travers plusieurs médiums souvent fort
éloignés les uns des autres, et sans entente préalable entre ceux-ci.
Chacun de ces messages, pris isolément, est le plus souvent
inintelligible, et ne révèle un sens que lorsqu'il est laborieusement
combiné avec tous les autres.

Comme le dit Sir Oliver Lodge, «Le but de ces efforts ingénieux et
compliqués est, clairement, de prouver que ces phénomènes sont l'oeuvre
de quelque intelligence bien définie, distincte de celle de l'un
quelconque des automatistes. La transmission par fragments d'un message
ou d'une allusion littéraire qui sera inintelligible pour chacun des
écrivains pris séparément exclut la possibilité d'une communication
télépathique entre eux. Ainsi, on écarte ou l'on essaye d'écarter celle,
de toutes les hypothèses semi-normales, que les membres de la S. P. R.
ont considérée comme la plus troublante et la plus difficile à éliminer.
Ces efforts ont encore un autre objet: ils tendent évidemment à prouver,
dans la mesure du possible, par la substance et la qualité du message,
que celui-ci est caractéristique de la personnalité particulière de qui
semble émaner la communication, et de nulle autre[11].»

  [11] _La survivance humaine._ Trad. du Dr H. Bourbon, p. 255.

L'expérience n'en est qu'au début; et les derniers volumes des
_Proceedings_ lui sont consacrés. Bien que la masse de documents
recueillis soit déjà considérable, il n'est pas encore possible d'en
tirer une conclusion; en tout cas, quoi qu'en disent les spirites, la
suspicion télépathique ne semble nullement écartée. C'est un exercice
littéraire assez bizarre et, intellectuellement, très supérieur aux
manifestations habituelles des médiums; mais il n'y a, jusqu'ici, aucune
raison d'en situer le mystère dans l'autre monde plutôt qu'en celui-ci.
On a voulu y voir la preuve que s'étend quelque part, dans le temps ou
l'espace, ou bien hors de ceux-ci, une sorte d'immense réservoir
cosmique de connaissances où vont librement puiser les esprits. Mais ce
réservoir, s'il existe, ce qui est fort possible, rien ne nous dit que
ce ne soient pas plutôt les vivants que les morts qui s'y rendent. Il
est bien étrange que ceux-ci, s'ils ont vraiment accès à
l'incommensurable trésor, n'en rapportent qu'une espèce de «puzzle»
puérilement ingénieux. Il doit cependant s'y entasser des myriades de
connaissances et d'acquisitions oubliées et perdues, accumulées depuis
des millénaires en des abîmes où notre pensée alourdie par le corps ne
peut plus pénétrer, mais que rien ne paraît fermer aux investigations
d'activités plus subtiles et plus libres. Ils sont évidemment entourés
de mystères innombrables, de vérités insoupçonnées et formidables qui
surplombent de toutes parts. La plus petite révélation astronomique ou
biologique, le moindre secret d'autrefois, par exemple celui de la
trempe du cuivre que possédèrent les anciens, un détail archéologique,
un poème, une statue, un remède retrouvé, un lambeau de l'une de ces
sciences inconnues qui fleurirent en Égypte ou dans l'Atlantide, serait
un argument autrement péremptoire que des centaines de réminiscences
plus ou moins littéraires. Pourquoi nous parlent-ils si rarement de
l'avenir, et pour quelles raisons, lorsqu'ils s'y aventurent, se
trompent-ils avec une régularité décourageante? Il semble cependant,
qu'aux regards d'un être délivré du corps et du temps, les années,
qu'elles soient passées ou futures, doivent s'étaler toutes sur le même
plan[12]. On peut donc dire que l'ingéniosité de la preuve se retourne
contre elle. En somme, comme dans les autres tentatives, et notamment
celles du fameux médium Stainton Moses, c'est la même impuissance
caractéristique à nous apporter ne fût-ce qu'une parcelle de n'importe
quelle vérité ou connaissance dont on ne trouverait pas trace dans un
cerveau vivant, ou dans un livre écrit sur cette terre. Et cependant, il
n'est pas admissible qu'il n'existe point quelque part d'autres vérités
ou d'autres connaissances que celles que nous possédons ici-bas. Le cas
de ce Stainton Moses, dont nous venons de prononcer le nom, est, sous ce
rapport, très frappant. Stainton Moses était un clergyman américain,
dogmatique, consciencieux, et, à l'état normal, son instruction, au dire
de Myers, ne dépassait pas celle d'un maître d'école ordinaire. Mais à
peine se trouvait-il «entrancé», que certains esprits de l'antiquité ou
du moyen âge, qui ne sont guère connus que des érudits, entre autres
saint Hippolyte, évêque d'Ostie, Plotin, Athénodore, précepteur de
Tibère, et surtout Grocyn, ami d'Érasme, prenaient possession de sa
personne et se manifestaient par son intermédiaire. Or, Grocyn, par
exemple, donna sur Érasme divers renseignements qu'on crut d'abord
recueillis dans l'autre monde, mais qui furent postérieurement retrouvés
en des livres oubliés, mais néanmoins accessibles. D'autre part, la
probité de Stainton Moses ne fut jamais mise en doute par ceux qui le
connurent; il est donc permis de le croire lorsqu'il affirme n'avoir pas
lu les livres en question. Ici encore, le mystère, pour inexplicable
qu'il soit, semble bien se cacher au milieu de nous. C'est de la
réminiscence inconsciente, si l'on veut, de la suggestion à distance, de
la lecture subliminale; mais non plus que dans la correspondance
croisée, il n'est indispensable d'avoir recours aux morts et de les
faire entrer à toute force dans l'énigme; celle-ci, vue du côté de la
tombe où nous sommes, est déjà suffisamment épaisse et passionnante. Au
surplus, n'insistons pas davantage sur cette correspondance croisée.
N'oublions pas qu'il s'agit d'une expérience à peine commencée, et que
les morts ont l'air de comprendre assez péniblement les exigences des
vivants.

  [12] On trouve cependant, dans cet ordre d'idée, deux ou trois faits
    assez troublants, notamment, dans une réunion provoquée par William
    Stead, la prédiction du meurtre du roi Alexandre et de la reine
    Draga, avec les détails les plus circonstanciés. On fit de cette
    prédiction un procès-verbal signé d'une trentaine de témoins; et
    Stead alla le lendemain supplier le ministre de Serbie à Londres, de
    prévenir le roi du danger qui le menaçait. Quelques mois après,
    l'événement s'accomplissait tel qu'il avait été annoncé. Mais la
    «précognition» n'exige pas nécessairement l'intervention des morts;
    et puis, chaque fait de ce genre, avant d'être définitivement
    accepté, demanderait une longue et minutieuse étude.


II

Les spirites à propos de cette expérience, comme des autres, répètent
volontiers: «Si vous n'admettez pas l'intervention des esprits, la
plupart de ces phénomènes sont absolument inexplicables.» D'accord,
aussi ne prétendons-nous point les expliquer; car presque rien n'est
explicable sur cette terre, mais simplement les attribuer à
l'incompréhensible puissance des médiums, qui n'est pas plus
invraisemblable que la survivance des morts, et a l'avantage de ne pas
sortir de la sphère que nous occupons et de s'apparenter à un grand
nombre de faits analogues qui se passent entre personnages vivants. Ces
singulières facultés ne nous déconcertent que parce qu'elles sont encore
sporadiques et qu'il y a fort peu de temps qu'on les a scientifiquement
constatées. Au fond, elles ne sont pas plus merveilleuses que celles
dont nous nous servons chaque jour sans nous émerveiller: notre mémoire,
par exemple, notre pensée, notre imagination, que sais-je? Elles font
partie du grand miracle que nous sommes; et le miracle admis, ce n'est
pas tant son étendue que ses limites qui doivent nous étonner.

Néanmoins, et pour clore ce chapitre, je ne suis point du tout d'avis
qu'il faille rejeter, pour n'y plus revenir, l'hypothèse spirite; ce
serait injuste et prématuré. Jusqu'ici, tout demeure en suspens. On peut
dire que les choses en sont encore à peu près au point que marquait Sir
William Crookes, en 1874, dans un article du _Quarterly Journal of
Sciences_: «La différence entre les partisans de la force psychique et
ceux du spiritualisme (ou spiritisme) consiste en ceci:--que nous
soutenons qu'on n'a encore prouvé que d'une manière insuffisante qu'il
existe un agent de direction autre que l'intelligence du médium, et
qu'on n'a donné aucune espèce de preuve que ce sont les esprits des
morts; tandis que les spirites acceptent, comme article de foi, que ce
sont les esprits des morts qui sont les seuls agents de tous les
phénomènes.

«Ainsi la controverse se réduit à une pure question de fait, qui ne
pourra se résoudre que par une laborieuse suite d'expériences et par la
réunion d'un grand nombre de faits psychologiques. Ce sera là le premier
devoir qu'aura à remplir la société de psychologie qui s'organise en ce
moment.» En attendant, c'est déjà beaucoup que de rigoureuses recherches
scientifiques n'aient pas détruit de fond en comble une théorie qui
bouleverse aussi radicalement l'idée que nous nous faisions de la mort.
Nous verrons plus loin pour quelles raisons, au point de vue de nos
destinées d'outre-tombe, il n'y aurait pas lieu de s'attarder trop
longtemps autour de ces apparitions ou de ces révélations, alors même
qu'elles seraient réellement incontestables et topiques. Elles ne
sembleraient, à tout prendre, que les manifestations incohérentes et
précaires d'un état transitoire. Elles prouveraient au plus, s'il
fallait les admettre, qu'un reflet de nous-mêmes, une arrière-vibration
nerveuse, un faisceau d'émotions, une silhouette spirituelle, une image
falote et désemparée ou, plus exactement, une sorte de mémoire
tronçonnée ou déracinée, peut, après notre mort, s'attarder et flotter
dans un vide où rien ne l'alimente plus, où elle s'anémie et s'éteint
peu à peu, mais qu'un fluide spécial, émané d'un médium extraordinaire,
parvient à galvaniser par moments. Peut-être existe-t-elle
objectivement, peut-être ne subsiste et ne se ravive-t-elle que dans le
souvenir de certaines sympathies. Il serait en somme assez vraisemblable
que la mémoire qui nous représente pendant toute notre vie, continuât de
le faire durant quelques semaines ou même quelques années après notre
décès. Ainsi s'expliquerait le caractère évasif et décevant de ces
esprits qui, n'ayant qu'une existence mnémonique, ne peuvent
naturellement s'intéresser qu'aux choses de leur ressort. De là leur
énergie agaçante et maniaque à se cramponner aux moindres faits, leur
hébétude somnolente, leur incurie, leur ignorance incompréhensibles, et
toutes les bizarreries misérables que nous avons plus d'une fois
remarquées.

Mais, je le répète, il est bien plus simple d'attribuer ces bizarreries
au caractère spécial et aux difficultés encore mal connues des
communications télépathiques. Les suggestions inconscientes du plus
intelligent de ceux qui prennent part à l'expérience, passant par
l'intermédiaire obscur du médium, s'y altèrent, s'y disjoignent, s'y
dépouillent de leurs principales vertus. Il se peut qu'elles s'égarent
et s'insinuent en certains recoins oubliés que ne visite plus
l'intelligence et en rapportent des trouvailles plus ou moins
surprenantes; mais la qualité intellectuelle de l'ensemble sera toujours
inférieure à ce que donnerait une pensée consciente. Du reste, encore
une fois, il n'est pas l'heure de conclure. Ne perdons pas de vue qu'il
s'agit d'une science née d'hier et qui cherche à tâtons ses outils, ses
sentiers, ses méthodes et son but dans une nuit plus obscure que celle
de la terre. Ce n'est pas en trente ans que se bâtit le pont le plus
hardi qu'on ait entrepris de jeter sur le fleuve de la mort. La plupart
des sciences ont derrière elles des siècles d'efforts ingrats et
d'incertitudes stériles; et parmi les plus jeunes, il en est peu, je
pense, qui puissent montrer comme celle-ci, dès les premières heures,
les promesses d'une moisson qui n'est peut-être point celle qu'elle
croyait avoir semée; mais où déjà s'annoncent bien des fruits inconnus
et curieux[13].

  [13] Il faudrait, pour épuiser cette question de la survivance et des
    communications avec les morts, parler des récentes recherches du Dr
    Hyslop faites avec l'aide des médiums Smead et Chenoweth
    (Communications avec William James). Il faudrait également
    mentionner le fameux bureau de Julia, et surtout les extraordinaires
    séances de Mme Wriedt, le médium à trompette, qui non seulement
    obtient des communications où les morts parlent des langues
    qu'elle-même ignore complètement, mais provoque des apparitions
    qu'on dit extrêmement troublantes. Il faudrait enfin examiner les
    faits exposés par le Prof. Porro, le Dr Venzano, M. Rozanne et bien
    d'autres choses; car déjà l'expérience et la littérature spirites
    entassent volumes sur volumes. Mais je n'ai pas eu l'intention ni la
    prétention de faire une étude complète du spiritisme scientifique.
    J'ai tenu simplement à ne rien omettre d'essentiel, et à donner une
    idée générale mais exacte de cette atmosphère d'outre-tombe,
    qu'aucun fait réellement nouveau et décisif n'est venu bouleverser
    depuis les manifestations dont nous avons parlé.



CHAPITRE VIII

LA RÉINCARNATION


I

Voilà pour la survivance proprement dite. Mais certains spirites vont
plus loin et tentent de prouver scientifiquement la palingénésie et la
transmigration des âmes. Je passe leurs arguments d'ordre moral ou
sentimental, et ceux qu'ils trouvent dans les réminiscences prénatales
d'hommes illustres ou autres. Ces réminiscences, souvent troublantes, il
est vrai, sont encore trop rares, trop sporadiques, si l'on peut dire;
et ne furent pas toujours suffisamment contrôlées, pour qu'il soit
prudent d'en faire état. Je ne m'arrête pas davantage aux preuves tirées
des aptitudes innées du génie ou de certains enfants prodiges, aptitudes
assez inexplicables, mais qu'on peut néanmoins attribuer à des lois
inconnues de l'hérédité. Je me contenterai de rappeler sommairement les
résultats de quelques expériences assez déconcertantes du colonel de
Rochas.

Le colonel de Rochas, il convient de le faire tout d'abord remarquer,
est un savant qui ne cherche que la vérité objective avec une rigueur et
une probité scientifiques qui ne furent jamais mises en doute. Il endort
certains sujets exceptionnels et à l'aide de passes longitudinales leur
fait remonter tout le cours de leur existence. Il les ramène ainsi
successivement à la jeunesse, à l'adolescence et jusqu'aux extrêmes
limites de l'enfance. A chacune de ces étapes hypnotiques, le sujet
retrouve la conscience, le caractère et l'état d'esprit qu'il avait à
l'étape correspondante de sa vie. Il retraverse les mêmes événements,
leurs bonheurs et leurs peines. S'il a été malade, il repasse par sa
maladie, sa convalescence et sa guérison. S'il s'agit, par exemple,
d'une femme qui fut mère, elle redevient grosse et éprouve à nouveau les
angoisses et les douleurs de l'accouchement. Ramené à l'âge où il
apprenait à écrire, le sujet écrit comme un enfant, et l'on peut
confronter son écriture à celle de ses cahiers d'écolier.

C'est déjà bien extraordinaire, mais, comme le dit le colonel de Rochas:
«Jusqu'à présent nous avons marché sur un terrain ferme; nous avons
observé un phénomène physiologique difficilement explicable, mais que
des expériences et des vérifications nombreuses permettent de considérer
comme certain.» Nous entrons maintenant dans une région où nous
attendent de plus surprenantes énigmes.

Prenons, pour préciser, un des cas les plus simples. Le sujet est une
jeune fille de 18 ans, nommée Joséphine. Elle habite Voiron, dans
l'Isère. La voici ramenée par des passes longitudinales à l'état de tout
petit enfant allaité par sa mère. Les passes continuent et le conte de
fées se poursuit. Joséphine ne peut plus parler; et c'est le grand
silence de l'enfance auquel semble succéder un autre silence plus
mystérieux encore. Joséphine ne répond plus que par signes; elle _n'est
pas encore née_, «elle flotte dans le noir». On insiste, le sommeil
devient plus épais; et tout à coup, du fond de ce sommeil, s'élève la
voix d'un autre être, une voix inattendue et inconnue, une voix de
vieillard bourru, méfiant et mécontent. On l'interroge. D'abord, il
refuse de répondre, disant qu'«il est là, puisqu'il parle, qu'il ne voit
rien et qu'il est dans le noir». On redouble les passes, on gagne peu à
peu sa confiance. Il s'appelle Jean-Claude Bourdon; il est vieux, couché
dans son lit et malade depuis longtemps. Il fait le récit de sa vie. Il
est né à Champvent, dans la commune de Polliat, en 1812. Il a été à
l'école jusqu'à 18 ans, il a fait son service militaire au 7e
d'artillerie à Besançon, et il raconte ses équipées tandis que la jeune
fille endormie fait le geste de friser une moustache imaginaire.

De retour au pays, il ne se marie pas, mais prend une maîtresse. Il
vieillit solitaire (j'abrège), et meurt à 70 ans, après une longue
maladie.

Maintenant, c'est le mort qui parle; et ses révélations d'outre-tombe ne
sont pas sensationnelles, ce qui, du reste, n'est pas une raison
suffisante pour douter de leur réalité. «Il se sent sortir de son
corps»; mais il y reste attaché pendant un temps assez long. Son corps
fluidique d'abord diffusé reprend une forme plus compacte. Il vit dans
l'obscurité qui lui est pénible, mais il ne souffre pas. Enfin les
ténèbres où il est plongé sont sillonnées de quelques lueurs. Il a
l'idée de se réincarner et s'approche de celle qui doit être sa mère
(c'est-à-dire la mère de Joséphine). Il l'entoure jusqu'à ce que
l'enfant vienne au monde, et alors, entre peu à peu dans le corps de cet
enfant. Jusque vers la septième année, il y avait autour de ce corps une
sorte de brouillard flottant où il voyait beaucoup de choses qu'il n'a
plus revues depuis.

Il s'agit à présent de remonter au delà de Jean-Claude. Une
magnétisation de près de trois quarts d'heure, sans s'attarder à aucune
étape, ramène le vieillard mort à l'état de tout petit enfant. Nouveau
silence, nouveaux limbes; puis, tout à coup, autre voix et personnage
inattendu. Cette fois, c'est une vieille femme qui a été très méchante;
aussi souffre-t-elle beaucoup. (Elle est morte pour le moment, car dans
ce monde renversé, on prend les vies à rebours et elles commencent
naturellement par la fin.) Elle est dans des ténèbres épaisses, entourée
de mauvais esprits. Elle parle d'une voix faible, mais répond toujours
d'une façon précise aux questions qu'on lui pose, au lieu d'ergoter à
tout instant, comme le faisait Jean-Claude. Elle s'appelle Philomène
Carteron.

«En approfondissant encore le sommeil, ajoute le colonel de Rochas que
je cite ici textuellement, je provoque les manifestations de Philomène
vivante. Elle ne souffre plus, paraît très calme, répond toujours très
nettement et d'un ton sec. Elle sait qu'elle n'est pas aimée dans le
pays, mais personne n'y perdra rien et elle saura bien se venger à
l'occasion. Elle est née en 1702; elle s'appelait Philomène Charpigny
quand elle était fille; son grand-père maternel s'appelait Pierre Machon
et habitait Ozan. Elle s'était mariée en 1732, à Chevroux, avec un nommé
Carteron, dont elle a eu deux enfants qu'elle a perdus.

«Avant son incarnation, Philomène avait été une petite fille, morte en
bas âge. Auparavant, elle avait été un homme qui avait _tué_; c'est pour
cela qu'elle a beaucoup souffert dans le noir, même après sa vie de
petite fille où elle n'avait pas eu le temps de faire du mal, afin
d'expier son crime. Je n'ai pas jugé utile de pousser plus loin le
sommeil, parce que le sujet paraissait épuisé et faisait mal à voir dans
ses crises.

«Mais, d'autre part, j'ai fait une observation qui tendrait à prouver
que les révélations de ces médiums reposent sur une réalité objective. A
Voiron, j'ai pour spectatrice habituelle de mes expériences une jeune
fille d'esprit très posé, très réfléchi, et _nullement suggestible_,
Mlle Louise, qui possède à un très haut degré la propriété (relativement
commune à un degré moindre) de percevoir les effluves humains et, par
suite, le corps fluidique. Quand Joséphine ravive la mémoire de son
passé, on observe autour d'elle une _aura_ lumineuse perçue par Louise.
Or, aux yeux de Louise, cette _aura_ devient sombre quand Joséphine se
trouve dans la phase qui sépare deux existences. Dans tous les cas,
Joséphine réagit vivement quand je touche des points de l'espace où
Louise me dit percevoir l'_aura_, qu'elle soit lumineuse ou sombre.»


II

J'ai tenu à reproduire à peu près _in extenso_ le procès-verbal d'une de
ces expériences, parce que les partisans de la palingénésie y trouvent
le seul argument appréciable qu'ils possèdent.

Le colonel de Rochas les a plus d'une fois renouvelées sur différents
sujets; parmi ceux-ci, je ne citerai qu'une jeune fille: Marie Mayo,
dont l'histoire est plus compliquée que celle de Joséphine, et dont les
réincarnations successives nous font remonter jusqu'au XVIIe siècle et
nous transportent brusquement à Versailles, au milieu des personnages
historiques qui évoluent autour du grand roi.

Ajoutons que le colonel de Rochas n'est pas le seul magnétiseur qui ait
obtenu des révélations de ce genre. Il est permis de les classer
dorénavant parmi les faits acquis de l'hypnotisme. Je ne mentionne que
les siennes parce qu'elles offrent, à tous les points de vue, les plus
sérieuses garanties.

Que prouvent-elles? Il faut d'abord, comme dans toutes les questions de
cet ordre, se méfier du médium. Il est entendu que tous les médiums
sont, de par la nature même de leurs facultés, enclins à la simulation,
à la supercherie. Je sais que le colonel de Rochas, comme le Dr Richet,
comme Lombroso, comme tous ceux qui ont affaire aux médiums, fut parfois
mystifié. Ce sont là mécomptes inhérents aux intermédiaires par lesquels
on est bien forcé de passer; et les expériences de ce genre n'auront
jamais la valeur scientifique de celles qu'on fait dans un laboratoire
de physique ou de chimie. Mais ce n'est pas une raison pour leur dénier,
_a priori_, toute espèce d'intérêt. En fait, la simulation et la
supercherie sont-elles possibles ici? Évidemment, bien que les
expériences soient très rigoureusement contrôlées. Si compliquée qu'elle
soit, le sujet peut avoir appris sa leçon et éviter adroitement les
pièges qu'on lui tend. La meilleure garantie, c'est, en dernière
analyse, sa bonne foi et sa moralité, que seuls les expérimentateurs
sont à même d'éprouver et de connaître; il faut donc leur faire
confiance sur ce point. Ils prennent d'ailleurs toutes les précautions
nécessaires pour que la simulation devienne très difficile. Après avoir
fait remonter au sujet le cours de sa vie, par des passes transversales,
on l'oblige de redescendre ce même cours; et les mêmes événements se
déroulent en sens inverse. Les épreuves et les contre-épreuves répétées,
donnent toujours des résultats identiques; et jamais le médium n'hésite
et ne s'égare dans le dédale des noms, des dates et des faits[14].

  [14] Notons, pour ne rien cacher et mettre sous les yeux toutes les
    pièces du procès, que le colonel de Rochas, après enquête, a
    constaté que sur plusieurs points, les révélations des sujets,
    relatives à leurs vies antérieures étaient inexactes. «Les récits
    faits par eux étaient de plus pleins d'anachronismes, qui révélaient
    l'introduction de souvenirs normaux dans des suggestions d'origine
    inconnue. Il n'en reste pas moins un fait parfaitement certain,
    c'est celui de visions se produisant avec les mêmes caractères chez
    un assez grand nombre de gens inconnus les uns aux autres.»

Il faudrait du reste que ces médiums--d'intelligence généralement
médiocre,--devinssent subitement des poètes de génie, pour créer ainsi,
de toutes pièces, une série de caractères absolument différents les uns
des autres, où tout se tient: geste, voix, humeur, morale, pensées,
sensibilité; et toujours prêts à répondre, conformément à leur nature la
plus intime, aux questions les plus imprévues. On a dit que tout homme
est un Shakespeare dans ses rêves; mais ici, ne s'agit-il pas de rêves
qui par leur constance ressemblent étrangement à la réalité?

Je crois donc qu'il est permis, jusqu'à preuve contraire, d'écarter la
simulation. On pourrait encore objecter, comme on l'a fait à propos des
fantômes de Myers, l'insignifiance de leurs révélations d'outre-tombe.
J'y verrais plutôt un argument en faveur de leur bonne foi. A ceux dont
l'imagination est assez riche pour créer les merveilleux personnages que
nous voyons vivre dans leur sommeil, il ne serait sans doute pas bien
difficile d'inventer, au sujet de l'autre monde, quelques détails
fantaisistes mais plausibles. Pas un n'y songe. Ils sont chrétiens, ils
ont donc au plus profond d'eux-mêmes la terreur atavique de l'enfer,
l'effroi du purgatoire, et la vision d'un paradis plein d'anges et de
palmes. Ils n'y font jamais allusion. Bien qu'ils ignorent le plus
souvent les théories de la réincarnation, ils se conforment strictement
à l'hypothèse théosophique ou néo-spirite et, inconsciemment fidèles à
celle-ci, ils ne précisent pas; ils parlent vaguement de l'obscurité, du
«noir» où ils se trouvent. Ils ne disent rien, parce qu'ils ne savent
rien. Il leur est apparemment impossible de rendre compte d'un état qui
ne s'est pas encore éclairci. En effet, il est fort probable, si nous
admettons l'hypothèse de la réincarnation et de l'évolution
d'outre-tombe, que la nature, ici comme ailleurs, ne procède point par
bonds. Il n'y a aucune raison spéciale pour qu'elle en fasse un
prodigieux et inimaginable entre la vie et la mort.

Il n'y a pas le coup de théâtre qu'on est, avant réflexion, assez porté
à demander. L'esprit est d'abord déconcerté d'avoir perdu son corps et
toutes ses habitudes; il ne se ressaisit que peu à peu. Il reprend
conscience lentement. Cette conscience, par la suite, se purifie,
s'élève, s'étend graduellement et indéfiniment, jusqu'à ce que, gagnant
d'autres sphères, le principe de vie qui l'anime ne se réincarne plus et
perde tout contact avec nous. Ainsi s'expliquerait que nous n'ayons
jamais que des révélations inférieures et élémentaires.

Tout ce qui concerne cette première phase de la survivance est assez
vraisemblable, même pour ceux qui n'admettent pas la réincarnation. Du
reste, nous verrons plus loin que les solutions qu'on y croit trouver,
déplacent simplement la question et sont insuffisantes et provisoires.


III

Venons à l'objection la plus sérieuse: celle de la suggestion. Le
colonel de Rochas affirme que lui et tous les autres expérimentateurs
qui se sont livrés à cette étude «ont non seulement évité tout ce qui
pouvait mettre le sujet sur une voie déterminée, mais ont souvent
cherché en vain à l'égarer par des suggestions différentes». J'en suis
convaincu, il ne saurait être question de suggestion volontaire. Mais ne
savons-nous pas qu'en ces domaines, la suggestion inconsciente et
involontaire est souvent plus puissante et efficace que l'autre? Dans
l'expérience banale et assez puérile de la table tournante, par exemple,
qui n'est en somme que de la télépathie primitive et élémentaire, c'est
presque toujours la suggestion inconsciente d'un opérateur ou d'un
simple assistant qui dicte les réponses[15]. Il faudrait donc tout
d'abord s'assurer que ni le magnétiseur, ni les assistants, ni le sujet
lui-même, n'ont jamais entendu parler d'aucun des personnages
réincarnés. Il suffira, dira-t-on, de prendre dans les contre-épreuves
un autre opérateur et d'autres assistants qui ignorent les révélations
antérieures.--Oui, mais le sujet ne les ignore point; et il se peut que
la première suggestion ait été si profonde qu'elle demeure à jamais
gravée dans l'inconscient, et reproduise indéfiniment les mêmes
incarnations, dans le même ordre.

  [15] Qu'on me permette de citer, à ce propos, un fait personnel. Un
    soir, à l'abbaye de Saint-Wandrille, où je passe mes étés, des hôtes
    récemment arrivés s'amusèrent à faire tourner un guéridon. Je fumais
    paisiblement dans un coin du salon, assez loin de la petite table,
    ne prenant aucun intérêt à ce qui se passait autour d'elle et
    pensant à tout autre chose. Après s'être fait prier comme il sied,
    la table répondit qu'elle recélait l'esprit d'un moine du XVIIe
    siècle, enterré dans la galerie est du cloître, sous une dalle qui
    portait la date de 1693. Après le départ du moine qui, tout à coup,
    sans raison apparente, refusa de poursuivre l'entretien, il nous
    prit fantaisie d'aller, une lampe à la main, à la recherche de la
    tombe. Nous finîmes par découvrir, au bout de la galerie orientale,
    une pierre funéraire, en très mauvais état, brisée, usée, écrasée,
    effritée, sur laquelle on pouvait déchiffrer avec peine, en
    l'examinant de très près, l'inscription: «A. D. 1693.» Or, au moment
    de la réponse du moine, il n'y avait au salon que mes hôtes et moi.
    Aucun d'eux ne connaissait l'abbaye; ils y étaient arrivés le soir
    même, quelques minutes avant le dîner et, après le repas, la nuit
    étant complètement tombée, avaient remis au lendemain la visite du
    cloître et des ruines. La révélation, à moins de croire aux «Coques»
    ou aux «Élémentals» des théosophes, ne pouvait donc venir que de
    moi. Je croyais cependant absolument ignorer l'existence de cette
    pierre tombale, une des moins lisibles entre une vingtaine d'autres,
    toutes du XVIIe siècle qui pavent cette partie du cloître.

Tout ceci ne veut pas dire que les phénomènes de la suggestion ne soient
pas, eux aussi, surchargés de mystères; mais c'est là une autre
question. On le voit, pour l'instant, le problème est presque insoluble
et le contrôle impraticable. En attendant, puisqu'il faut choisir de la
réincarnation ou de la suggestion, il convient de se tenir d'abord à
celle-ci, selon les principes que nous avons suivis dans les expériences
de parole et d'écriture automatiques. Entre deux inconnus, le bon sens
et la prudence ordonnent d'aller d'abord à celui qui confine à certains
faits plus souvent constatés et où se retrouvent quelques lueurs
familières. Épuisons le mystère de notre vie avant d'y renoncer en
faveur de celui de notre mort. Dans toute l'étendue de ces contrées
couvertes de fondrières, il importe, jusqu'à nouvelles preuves, de ne
point s'écarter de cette règle inflexible: il y a transmission de
pensée, dès qu'il n'est pas absolument et matériellement impossible que
le sujet ou quelque personne de l'assistance ait connaissance du fait en
question; que cette connaissance soit consciente ou non, oubliée ou
présente. Cette garantie même est insuffisante, car il est encore
possible, comme nous l'avons vu dans l'expérience de la montre de Sir
Oliver Lodge, que quelqu'un qui n'assiste pas à la séance, qui en est
même fort éloigné, mis en communication d'une façon inconnue avec le
médium, le suggestionne à distance et à son insu. Enfin, pour tout
prévoir, avant que d'admettre l'entrée en scène de la mort, il serait
nécessaire de s'assurer que la mémoire atavique ne joue pas un rôle
inattendu. Un homme ne peut-il, par exemple, garder latent au plus
profond de son être, le souvenir d'événements qui se rapportent à
l'enfance d'un ascendant qu'il n'a jamais vu, et les communiquer au
médium par suggestion inconsciente? Ce n'est pas invraisemblable. Nous
portons en nous tout le passé, toute l'expérience de nos ancêtres;
pourquoi, si l'on pouvait magiquement éclairer les prodigieux trésors de
la mémoire subconsciente, n'y retrouverait-on pas les événements et les
faits, sources de cette expérience? Avant de nous tourner vers l'inconnu
d'outre-tombe, vidons jusqu'au fond toutes les possibilités de l'inconnu
terrestre. Il est au surplus remarquable mais incontestable, que, malgré
la rigueur de cette loi qui semble exclure toute autre explication,
malgré l'étendue presque sans limites et probablement excessive, donnée
au domaine de la suggestion, il reste néanmoins quelques faits pour
lesquels il faudra peut-être songer à autre chose.

Mais revenons à la réincarnation, et reconnaissons, en passant, qu'il
est fort regrettable que les arguments des théosophes et des
néo-spirites ne soient pas péremptoires; car il n'y eut jamais croyance
plus belle, plus juste, plus pure, plus morale, plus féconde, plus
consolante et, jusqu'à un certain point, plus vraisemblable que la leur.
Seule, avec sa doctrine des expiations et des purifications successives,
elle rend compte de toutes les inégalités physiques et intellectuelles,
de toutes les iniquités sociales, de toutes les injustices abominables
du destin. Mais la qualité d'une croyance n'en atteste pas la vérité.
Bien qu'elle soit la religion de six cent millions d'hommes, la plus
proche des mystérieuses origines, la seule qui ne soit pas odieuse et la
moins absurde de toutes, il lui faudra faire ce que ne firent pas les
autres: nous apporter d'irrécusables témoignages; et ce qu'elle nous a
donné jusqu'ici n'est que la première ombre d'un commencement de preuve.


IV

Et puis, ce ne serait pas encore la fin de l'énigme. En principe, la
réincarnation est, tôt ou tard, inévitable, puisque rien ne peut se
perdre ni s'immobiliser. Ce qui n'est nullement démontré, et demeurera
peut-être indémontrable, c'est la réincarnation de l'individu entier et
identique, malgré l'abolition de la mémoire. Que lui importe du reste
cette réincarnation s'il ignore qu'il est toujours lui-même? Tous les
problèmes de la survivance consciente se redressent; et tout est à
recommencer. Même scientifiquement établie, la doctrine de la
réincarnation, tout comme celle de la survivance, ne mettrait pas un
terme à nos questions. Elle ne répond ni aux premières ni aux dernières,
celles de l'origine et de la fin, les seules essentielles. Elle les
déplace simplement, les recule de quelques siècles, de quelques
millénaires, espérant peut-être de les perdre ou de les oublier dans le
silence et l'espace. Mais elles reviennent du fond des plus prodigieux
infinis; et ne se contentent pas d'une solution dilatoire. Assurément,
il m'intéresse d'apprendre ce qui m'attend, ce qui m'arrivera
immédiatement après ma mort; vous me dites: l'homme dans ses
incarnations successives expiera par la douleur, se purifiera, pour
s'élever de sphère en sphère jusqu'à ce qu'il retourne au principe divin
d'où il est sorti. Je le veux croire, bien que tout cela porte encore le
sceau assez suspect de notre petite terre et de ses vieilles religions;
je le veux croire, mais après? Ce qui m'importe, ce n'est pas ce qui
sera quelque temps, mais toujours; et votre principe divin ne me semble
point du tout infini ni définitif. Il me paraît même fort inférieur à
celui que j'imagine sans votre aide. Or, fût-elle fondée sur des
milliers de faits, une religion qui amoindrit le Dieu que conçoit ma
pensée la plus haute, ne saurait subjuguer ma conscience. Votre infini
ou votre Dieu, tout en étant encore plus inintelligible que le mien, est
cependant moins grand. Si je rentre en lui, c'est que j'en étais sorti;
si j'en ai pu sortir, c'est qu'il n'est pas infini; et s'il n'est pas
infini, qu'est-il donc? Il faut accepter l'un ou l'autre: ou il me
purifie parce que je suis hors de lui et il n'est pas infini; ou, étant
infini, s'il me purifie, il y avait en lui quelque chose d'impur,
puisque c'est une partie de lui-même qu'il purifie en moi. Au surplus,
comment admettre que ce Dieu qui existe depuis toujours, qui a derrière
lui le même infini de millénaires que devant soi, n'ait pas encore
trouvé le temps de se purifier et de terminer ses épreuves? Ce qu'il n'a
pu faire dans l'éternité antérieure au moment où je suis, il ne le
pourra faire dans l'éternité postérieure, car les deux sont égales. Et
la même question se pose en ce qui me concerne. Mon principe de vie,
comme le sien, existe de toute éternité, car ma sortie du néant serait
plus inexplicable que mon existence sans commencement. J'ai
nécessairement eu, à d'innombrables reprises, occasion de m'incarner; et
je l'ai probablement fait, attendu qu'il n'est guère vraisemblable que
cette idée ne me soit venue qu'hier. Toutes les chances d'arriver où je
tends me furent donc offertes dans le passé; et toutes celles que je
rencontrerai dans l'avenir n'ajouteront rien à un nombre qui déjà était
infini. Il y a peu de chose à répondre à ces interrogations qui
surgissent de partout dès qu'on atteint l'une d'elles du bout de la
pensée. En attendant, j'aime mieux savoir que je ne sais rien que de me
nourrir d'affirmations illusoires et inconciliables. J'aime mieux me
tenir à un infini dont l'incompréhensible est sans limites, que de me
restreindre à un Dieu dont l'incompréhensible est borné de toutes parts.
Rien ne vous force à parler de votre Dieu, mais si vous entreprenez de
le faire, il est nécessaire que vos explications soient supérieures au
silence qu'elles rompent.


V

Il est vrai que les spirites scientifiques ne se hasardent pas jusqu'à
ce Dieu; mais alors, étroitement serrés entre les deux grandes énigmes
de l'origine et de la fin, ils n'ont presque rien à nous dire. Ils
suivent nos morts durant quelques instants, dans un monde où les
instants ne comptent plus; et puis les abandonnent dans les ténèbres. Je
ne le leur reproche point, puisqu'il s'agit ici de choses que
probablement nous ne saurons pas encore lorsque nous croirons tout
savoir. Je ne leur demande pas de me révéler le secret de l'Univers, car
je ne crois pas, comme un enfant, que ce secret puisse tenir en trois
mots, ni pénétrer dans mon cerveau sans le faire éclater. Je suis même
persuadé que des êtres qui seraient plusieurs millions de fois plus
intelligents que le plus intelligent d'entre nous, ne le posséderaient
pas encore; ce secret devant être aussi infini, aussi insondable, aussi
inépuisable que l'Univers même. Il n'en reste pas moins que cette
impuissance à dépasser de quelques années la vie d'outre-tombe, enlève
beaucoup à l'intérêt de leurs expériences et de leurs révélations; ce
n'est, au mieux, qu'un peu de temps gagné, et nullement dans ces jeux
sur le seuil que se fixe notre sort. Je passe volontiers sur ce qui
m'adviendra dans le petit intervalle que ces révélations occupent, comme
je passe déjà sur ce qui m'advint dans la vie; là n'est point mon destin
ni mon port. Je ne doute pas que les faits rapportés ne soient vrais et
prouvés; mais ce qui est encore bien plus indubitable, c'est que les
morts, s'ils survivent, n'ont pas grand'chose à nous apprendre, soit
qu'au moment où ils peuvent nous parler, ils n'aient encore rien à nous
dire; soit qu'au moment où ils auraient quelque chose à nous révéler,
ils ne le puissent plus faire, s'éloignent à jamais et nous perdent de
vue dans l'immensité qu'ils explorent.



CHAPITRE IX

LE SORT DE LA CONSCIENCE


I

Essayons, en nous passant de leur aide incertaine, d'aller seuls par
delà le tombeau. Il semble donc, pour revenir à l'hypothèse que nous
examinions avant ces digressions nécessaires, que la survivance avec
notre conscience actuelle soit à peu près aussi impossible et
incompréhensible que l'anéantissement. Au surplus, fût-elle admissible,
elle ne saurait être redoutable. Il est certain que le corps
disparaissant, toutes les souffrances physiques disparaîtront en même
temps, car on ne peut imaginer un esprit souffrant dans un corps qu'il
n'a plus. Avec elles s'en ira du même pas tout ce que nous appelons
souffrances spirituelles ou morales, vu que toutes, à les bien examiner,
naissent des habitudes et des attachements de nos sens. Notre esprit
ressent le contre-coup des souffrances de notre corps ou des corps qui
entourent celui-ci; il ne peut souffrir en lui-même ni par lui-même.
Affections méconnues, amours brisées, déceptions, impuissances,
désespoirs, trahisons, humiliations personnelles, aussi bien que les
chagrins et la perte de ceux qu'il aime, n'acquièrent l'aiguillon qui
l'atteint qu'en passant au travers du corps qu'il anime. Hormis sa
douleur propre, qui est la douleur de ne point connaître, libéré de sa
chair, il ne pourrait souffrir qu'au souvenir de celle-ci. Il est
possible qu'il s'attriste encore aux peines de ceux qu'il a laissés sur
cette terre. Mais aux regards de qui ne compte plus les jours, ces
peines sembleront si brèves qu'il n'en saisira pas la durée; et, sachant
ce qu'elles sont, et sachant où elles mènent, il n'en verra plus la
rigueur.

L'esprit est insensible à tout ce qui n'est pas le bonheur. Il n'est
fait que pour la joie infinie qui est la joie de connaître et de
comprendre. Il ne peut s'affliger qu'en apercevant ses limites; mais
apercevoir ses limites, quand on n'est plus lié par l'espace et le
temps, c'est déjà les outrepasser.


II

Maintenant, il s'agit de savoir si cet esprit, à l'abri de toute
douleur, demeurera lui-même, se sentira et se reconnaîtra au sein de
l'infini et jusqu'à quel point il importe qu'il s'y reconnaisse. Nous
voilà devant les problèmes de la survivance sans conscience ou de la
survivance avec une conscience différente de celle d'aujourd'hui.

La survivance sans conscience semble d'abord la plus probable. Au point
de vue des maux ou des biens qui nous attendent de l'autre côté de la
tombe, elle équivaut à l'anéantissement. Il est donc loisible, à ceux
qui préfèrent la solution la plus facile et la plus conforme à l'état
présent de la pensée humaine, de borner là leur inquiétude. Ils n'ont
rien à redouter; car toute crainte, s'il en restait quelqu'une, bien
examinée, se fleurirait d'espoirs. Le corps se dissout et ne peut plus
souffrir; la pensée, séparée de la source des joies et des peines,
s'éteint, se disperse et se perd dans l'obscurité sans limites; et c'est
le grand repos si souvent imploré, le sommeil sans mesure, sans réveil
et sans rêve.

Mais ce n'est là qu'une solution qui berce la paresse. Ceux qui parlent
de survivance sans conscience, si on les pousse, on s'aperçoit qu'ils
n'entendent que leur conscience actuelle; car l'homme n'en conçoit point
d'autre, et nous venons de voir qu'il est à peu près impossible qu'une
telle conscience se maintienne dans l'infini.

A moins qu'ils ne veuillent nier toute espèce de conscience, même celle
de l'Univers dans laquelle tombera la leur. Mais c'est trancher bien
promptement et bien aveuglément, d'un coup d'épée dans la nuit, la
question la plus haute et la plus mystérieuse qui se puisse dresser dans
le cerveau d'un homme.


III

Il est évident que du fond de notre pensée bornée de toutes parts, nous
ne pourrons jamais nous faire la moindre idée de la conscience de
l'infini. Il y a même entre les deux termes: conscience et infini, une
antinomie essentielle. Qui dit conscience, entend ce qu'il peut
concevoir de plus défini dans le fini; la conscience c'est proprement le
fini qui se ramasse sur lui-même pour reconnaître et tâter ses limites
les plus étroites, afin d'en jouir le plus étroitement possible. D'autre
part, il nous est impossible de séparer l'idée d'intelligence de l'idée
de conscience. Toute intelligence qui ne paraît pas apte à se
transformer en conscience devient pour nous un phénomène mystérieux
auquel nous donnons des noms plus mystérieux encore, pour ne pas avouer
que nous n'y comprenons plus rien. Or, sur notre petite terre qui n'est
qu'un point dans l'espace, nous voyons qu'à tous les degrés de la vie
(rappelons, par exemple, les combinaisons et les organismes merveilleux
du monde des insectes) se dépense une somme d'intelligence telle que
notre intelligence humaine ne peut même pas songer à l'évaluer. Tout ce
qui existe, et l'homme tout le premier, puise sans cesse à même ce
réservoir inépuisable. Nous sommes donc invinciblement portés à nous
demander si cette intelligence universelle n'est pas l'émanation d'une
conscience infinie, ou ne doit pas, tôt ou tard, en élaborer une. Et
nous voilà ballottés entre deux impossibilités irréductibles. Le plus
probable, c'est qu'ici encore nous jugeons tout des plaines basses de
notre anthropomorphisme. Au sommet de notre minuscule vie, nous
n'apercevons que l'intelligence et la conscience, extrême pointe de la
pensée; et nous en inférons qu'aux sommets de toutes les vies, il ne
saurait y avoir autre chose qu'intelligence et conscience; alors
qu'elles n'occupent peut-être, dans la hiérarchie des possibilités
spirituelles ou autres, qu'une place inférieure.


IV

La survivance absolument dénuée de conscience ne serait donc possible
que si l'on niait la conscience de l'Univers. Dès qu'on admet celle-ci,
sous quelque forme que ce soit, nous y devons prendre part; et la
question se confond jusqu'à un certain point avec celle de la conscience
plus ou moins modifiée. Il n'y a, pour l'instant, nul espoir de la
résoudre; mais il est permis d'en tâter les ténèbres dont l'épaisseur
n'est peut-être pas égale sur tous les points.

Ici commence la pleine mer. Ici commence l'admirable aventure, la seule
qui soit égale à la curiosité humaine, la seule qui s'élève aussi haut
que son plus haut désir. Accoutumons-nous à considérer la mort comme une
forme de vie que nous ne comprenons pas encore; apprenons à la voir du
même oeil que la naissance, et l'attente bienheureuse qui salue celle-ci
suivra bientôt notre pensée pour s'asseoir avec elle sur les marches du
tombeau. Supposez que l'enfant, dans le sein de sa mère, soit doué de
quelque conscience; que des jumeaux, par exemple, y puissent d'une façon
obscure, échanger leurs impressions et se communiquer leurs craintes et
leurs espérances. N'ayant jamais connu que les tièdes ombres
maternelles, ils ne s'y sentiraient pas à l'étroit ni malheureux. Ils
n'auraient probablement d'autre idée que de prolonger le plus longtemps
possible cette vie d'abondance sans soucis et de sommeil sans surprises.
Mais si, comme nous savons que nous devons mourir, ils n'ignoraient pas
qu'ils doivent naître, c'est-à-dire quitter brusquement l'abri de ces
douces ténèbres, abandonner sans retour cette existence captive mais
paisible, pour être précipités dans un monde absolument différent,
inimaginable et sans bornes, quelles ne seraient point leurs inquiétudes
et leurs épouvantes! Il n'y a cependant aucune raison pour que nos
inquiétudes et nos épouvantes soient plus justifiées et moins ridicules.
Le caractère, l'esprit, les intentions, la bienveillance ou
l'indifférence de l'inconnu auquel nous sommes soumis, ne se
transforment point de notre naissance à notre mort. Nous demeurons
toujours dans le même infini, dans le même Univers. Il est tout à fait
raisonnable et légitime de se persuader que la tombe n'est pas plus
redoutable que le berceau. Il serait même légitime et raisonnable de
n'accepter le berceau qu'en faveur de la tombe. Si, avant que de naître,
il nous était permis de choisir entre le grand repos du néant et une vie
que ne terminerait point l'heure magnifique de la mort, qui de nous,
sachant ce qu'il devrait savoir, admettrait l'inquiétant inconnu d'une
existence qui n'aboutirait pas au rassurant mystère de sa fin? Qui de
nous souhaiterait descendre en un monde qui ne lui apprendra que peu de
chose, s'il ne savait qu'il est nécessaire d'y entrer pour être à même
d'en sortir et d'en apprendre davantage? Le meilleur de la vie, c'est
qu'elle nous prépare cette heure; c'est qu'elle est l'unique chemin qui
nous mène à l'issue féerique et dans cet incomparable mystère où
malheurs et souffrances ne seront plus possibles, puisque nous aurons
perdu l'organe qui les élaborait; où le pire qui nous puisse advenir,
c'est le sommeil sans rêves que nous comptons au nombre des plus grands
bienfaits de la terre, où enfin il est presque inimaginable qu'une
pensée ne survive pour se mêler à la substance de l'Univers;
c'est-à-dire à l'infini qui, s'il n'est pas une mer d'indifférence, ne
saurait être qu'un océan de joie.


V

Avant de sonder cet océan, faisons remarquer à ceux qui aspirent à
maintenir leur moi, qu'ils exigent les souffrances qu'ils redoutent. Qui
dit moi, dit limites. Le moi ne peut subsister qu'autant qu'il soit
séparé de ce qui l'entoure. Plus le moi sera fort, plus ses limites
seront étroites et plus sera nette la séparation. Plus aussi elle sera
pénible, car l'esprit, s'il demeure tel que nous le connaissons,--et
nous ne sommes pas à même de l'imaginer différent,--n'aura pas plus tôt
vu ses limites qu'il les voudra franchir; et plus il se sentira séparé,
plus il aura désir de se joindre à ce qui est hors de lui. Il y aura
donc lutte éternelle entre son existence et ses aspirations. Et vraiment
il n'aurait de rien servi de naître et de mourir pour n'aboutir qu'à ces
combats sans issue. N'est-ce pas encore une preuve que notre moi, tel
que nous le concevons, ne saurait subsister dans l'infini où il faut
qu'il aille puisqu'il ne peut aller ailleurs? Il importe donc de nous
dégager d'imaginations qui n'émanent que de notre corps, comme les
vapeurs qui nous voilent le jour n'émanent que des lieux bas. Pascal l'a
dit une fois pour toutes: «Le peu que nous avons d'être nous cache la
vue de l'infini.»


VI

D'autre part,--car il faut tout dire, remuer les ténèbres contraires que
l'on croit le plus proches de la vérité et n'avoir aucune
préférence,--d'autre part, on peut accorder à ceux qui tiennent à
demeurer eux-mêmes, qu'il suffirait qu'un rien leur survécût pour les
recommencer au sein d'un infini dont leur corps ne les sépare plus.

S'il paraît impossible que quelque chose, mouvement, vibration,
radiation, s'arrête ou disparaisse, pourquoi donc la pensée se
perdrait-elle? Il en subsistera sans doute plus d'une assez puissante
pour amorcer le moi nouveau, pour se nourrir et s'accroître de tout ce
qu'elle trouvera dans ce milieu qui n'aura plus de fond, comme l'autre
moi, sur cette terre, se nourrissait et s'accroissait de tout ce qu'il y
rencontrait. Puisque nous avons su acquérir notre conscience présente,
pourquoi nous serait-il impossible d'en acquérir une autre? Car ce moi
qui nous est si cher et que nous croyons posséder, il ne s'est pas fait
en un jour; ce qu'il est à présent, il ne l'était pas à l'heure de notre
naissance. Il y est entré bien plus de hasard que de volonté et bien
plus de substance étrangère qu'il ne s'y trouvait de substance innée. Il
n'est qu'une longue suite d'acquisitions et de transformations dont nous
ne tenons compte qu'à partir de l'éveil de notre mémoire; et son noyau
dont nous ignorons la nature est peut-être plus immatériel et moins
consistant qu'une pensée. Si le milieu nouveau où nous entrons au sortir
du sein de notre mère nous transforme à tel point qu'il n'y a pour ainsi
dire aucun rapport entre l'embryon que nous avons été et l'homme que
nous sommes devenus, n'est-il pas à penser que le milieu bien plus
nouveau, plus inconnu, plus vaste et plus fécond où nous repénétrons au
sortir de la vie, nous transformera davantage? On peut voir dans ce qui
nous arrive ici une figure de ce qui nous attend ailleurs; et fort bien
admettre que notre être spirituel, délivré de son corps, s'il ne se mêle
pas d'emblée à l'infini, s'y développe peu à peu, y choisisse sa
substance et, n'étant plus entravé par l'espace et le temps, ne finisse
point de grandir. Il est fort possible que nos plus hauts désirs
d'aujourd'hui deviennent la loi de notre croissance future. Il est fort
possible que nos meilleures pensées nous accueillent sur l'autre rive,
et que la qualité de notre intelligence détermine celle de l'infini qui
se cristallise autour d'elle. Toutes les hypothèses sont permises et
toutes les questions, pourvu qu'elles interrogent le bonheur; car le
malheur ne peut plus nous répondre. Il ne trouve plus place dans
l'imagination humaine qui explore méthodiquement l'avenir. Et quelle que
soit la force qui nous survive et préside à notre existence dans l'autre
monde, cette existence, à supposer le pire, ne saurait être moins grande
ni moins heureuse que celle de ce jour. Elle n'aura d'autre carrière que
l'infini; et l'infini n'est rien, s'il n'est point la félicité. En tout
cas, il semble assez certain que nous passons ici le seul moment étroit,
avare, obscur et douloureux de notre destinée.


VII

Nous avons dit que la douleur propre de l'esprit est la douleur de ne
pas connaître ou de ne pas comprendre, qui renferme la douleur de ne pas
pouvoir; car qui connaît les causes suprêmes, n'étant plus paralysé par
la matière, se confond et agit avec elles; et qui comprend finit par
approuver, sinon l'Univers serait une erreur, ce qui n'est pas possible;
une erreur infinie n'étant pas concevable. Je ne crois pas qu'on puisse
imaginer une autre douleur de la pensée pure. La seule qui avant
réflexion paraisse admissible et qui ne serait en tout cas qu'éphémère,
naîtrait au spectacle des peines et des misères qui demeurent sur la
terre quittée. Mais cette douleur, au fond, ne serait qu'un aspect et un
moment insignifiant de la douleur de ne pas pouvoir ou de ne pas
comprendre. Quant à celle-ci, bien qu'elle se trouve non seulement hors
du domaine de notre intelligence, mais encore à d'infranchissables
distances de notre imagination, on en peut dire qu'elle ne serait
intolérable que si elle était sans espoir; il faudrait que l'Univers
renonçât à se connaître ou admît en lui un objet qui y demeurât à jamais
étranger. Ou la pensée n'apercevra pas ses limites et, partant, n'en
souffrira point, ou elle les outrepassera à mesure qu'elle les
apercevra; car, comment l'Univers aurait-il des parties éternellement
condamnées à ne point faire partie de lui-même et de sa connaissance? En
sorte qu'on ne comprend point que le tourment de ne pas comprendre, à
supposer qu'il existe un instant, ne finisse par se confondre avec
l'état de l'infini, qui, s'il n'est pas le bonheur tel que nous
l'entendons, ne saurait être qu'une indifférence plus haute et plus pure
que la joie.



CHAPITRE X

LES DEUX ASPECTS DE L'INFINI


I

Portons-y nos pensées. Le problème déborde l'humanité et embrasse toutes
choses. On peut, je crois, envisager l'infini sous deux aspects bien
distincts. Voyons le premier de ceux-ci. Nous sommes plongés dans un
Univers qui n'a pas plus de limites dans le temps que dans l'espace. Il
ne peut avancer ni reculer. Il n'a pas d'origine. Il n'a jamais commencé
comme il ne finira jamais. Il a derrière lui autant de myriades d'années
qu'il en découvre devant lui. Il est depuis toujours au centre sans
bornes des jours. Il ne saurait avoir un but, car s'il en avait un, il
l'eût atteint dans l'infini des ans qui nous précède; d'ailleurs ce but
se trouverait hors de lui, et s'il y avait quelque chose hors de lui il
serait borné par cette chose et cesserait d'être l'infini. Il ne va pas
vers quelque chose, car il y serait arrivé; par conséquent, tout ce que
font les mondes dans son sein, tout ce que nous y faisons nous-mêmes, ne
peut avoir sur lui nulle influence. Tout ce qu'il fera, il l'a fait.
Tout ce qu'il n'a pas fait, c'est qu'il ne le pourra jamais faire. S'il
n'a pas de pensée, il n'en acquerra point. S'il en a une, elle est
depuis toujours à son apogée et y demeurera, immuable, immobile. Il est
aussi jeune qu'il le fut et aussi vieux qu'il le sera. Il a tenté dans
le passé tous les efforts et toutes les expériences qu'il tentera dans
l'avenir; et, toutes les combinaisons possibles étant épuisées depuis ce
que nous ne pouvons même pas appeler l'origine, il ne semble pas que ce
qui n'a pas eu lieu dans l'éternité qui s'étend avant notre naissance se
puisse produire dans celle qui suivra notre mort. S'il n'a pas pris
conscience, il ne la prendra jamais, s'il ne sait ce qu'il veut, il
l'ignorera sans espoir, sachant tout ou ne sachant rien et se trouvant
aussi près de sa fin que de son commencement.

C'est la pensée la plus noire que puisse atteindre l'homme. Je ne crois
pas qu'on l'ait jusqu'ici suffisamment approfondie. Si elle était
vraiment irréfutable,--et l'on peut soutenir qu'elle l'est,--si elle
renfermait réellement le mot suprême de la grande énigme, il serait
presque impossible de vivre dans son ombre. Seule la certitude que nos
conceptions du temps et de l'espace sont illusoires et absurdes, peut
éclairer l'abîme où sombrerait toute espérance.


II

Cet Univers ainsi conçu serait sinon intelligible, du moins acceptable à
notre raison; mais en lui flottent des milliards de mondes bornés par
l'espace et le temps. Ils naissent, meurent et renaissent. Ils font
partie du tout, et l'on voit donc qu'il y a des parties de ce qui n'a
commencement ni fin, qui commencent et finissent. Nous ne connaissons
même que ces parties, et elles sont en nombre tellement infini qu'à nos
yeux elles occupent tout l'infini. Ce qui ne va nulle part est plein de
ce qui semble aller vers quelque chose. Ce qui sait ce qu'il veut depuis
toujours ou jamais ne l'apprendra, paraît faire éternellement des
expériences plus ou moins malheureuses. Où veut-il en venir, lui qui est
arrivé? Tout ce que nous découvrons dans ce qui ne saurait avoir un but
a l'air d'en poursuivre un avec une ardeur inconcevable; et l'esprit qui
anime ce que nous voyons dans ce qui devrait tout savoir et se posséder
paraît tout ignorer et se chercher sans trêve. Ainsi tout ce qui tombe
sous nos sens dans l'infini contrarie ce que notre raison est obligée de
lui prêter. A mesure que nous l'approfondissons, nous comprenons
davantage la profondeur de notre incompréhension, et plus nous nous
efforçons de pénétrer les deux incompréhensibles qui s'affrontent, plus
ils se contredisent.


III

Que deviendrons-nous dans tout cet inintelligible? Quitterons-nous le
fini que nous habitons pour être engloutis dans l'un ou l'autre infini?
En d'autres termes, finirons-nous par nous confondre avec l'infini que
conçoit notre raison ou demeurerons-nous éternellement dans celui que
voient nos yeux, c'est-à-dire en des mondes sans nombre, changeants et
éphémères? Ne sortirons-nous jamais de ces mondes qui semblent devoir
éternellement mourir et renaître, pour entrer enfin dans ce qui de toute
éternité n'a pu naître ni mourir et existe sans avenir comme sans passé?
Échapperons-nous quelque jour, avec tout ce qui nous environne, aux
expériences malheureuses, pour pénétrer enfin dans la paix, la sagesse,
la conscience immuable et sans limite, ou dans l'inconscience sans
espoir? Aurons-nous le sort que prévoient nos sens ou celui qu'exige
notre intelligence? Ou bien sens et intelligence ne sont-ils
qu'illusions, petits outils, vaines armes d'une heure qui ne furent
jamais destinés à scruter ou braver l'Univers? S'il y a vraiment
contradiction, est-il sage de s'y arrêter et de juger impossible ce que
nous ne comprenons point, vu que nous ne comprenons presque rien? La
vérité n'est-elle pas à d'incommensurables distances de ces contrariétés
qui nous paraissent énormes et irréductibles, et sans doute n'ont pas
plus d'importance que la pluie qui tombe sur la mer?


IV

Mais même à notre pauvre entendement de ce jour, la contradiction entre
l'infini de notre raison et celui de nos sens est peut-être plus
apparente que réelle. Quand nous disons que dans un Univers qui existe
de toute éternité, toutes les expériences, toutes les combinaisons
possibles ont été faites, quand nous affirmons qu'il n'y a nulle chance
pour qu'ait lieu dans l'innombrable avenir ce qui n'eut pas lieu dans
l'innombrable passé, notre imagination accorde peut-être à l'infini du
temps une prépondérance qu'il ne peut posséder. En vérité, tout ce que
contient l'infini doit être aussi infini que le temps dont il dispose;
et les hasards, rencontres et combinaisons qui s'y trouvent n'ont pas
été épuisés dans l'éternité qui nous a précédés, non plus qu'ils ne
sauraient l'être en celle qui nous suivra. L'infini du temps n'est pas
plus vaste que l'infini de la substance de l'Univers. Les événements,
les forces, les chances, les causes, les effets, les phénomènes, les
mélanges, les combinaisons, les coïncidences, les harmonies, les unions,
les possibilités, les vies, y sont représentés par des numéros
innombrables qui remplissent entièrement un abîme sans fond ni bords où
ils sont agités depuis ce que nous appelons l'origine d'un monde qui
n'eut pas d'origine; où ils seront remués jusqu'à la fin d'un monde qui
n'aura pas de fin... Il n'y a donc point d'apogée, d'immobile ni
d'immuable. Il est probable que l'Univers se cherche et se découvre
chaque jour, qu'il n'a pas pris entièrement conscience et ignore encore
ce qu'il veut. Il est possible que son idéal soit encore voilé par
l'ombre de son immensité; il est également possible que les expériences
et les hasards se poursuivent en des mondes inimaginables, au prix
desquels tous ceux que nous voyons par les nuits étoilées ne sont qu'une
pincée de poudre d'or, au creux de l'Océan. Enfin, si l'un est vrai, il
l'est également que nous-mêmes ou ce qu'il en demeurera, il n'importe,
profiterons quelque jour de ces expériences et de ces hasards. Ce qui
n'advint pas encore, peut soudain survenir; et le meilleur état, ainsi
que la sagesse suprême qui le reconnaîtront et le sauront fixer, sont
peut-être prêts à jaillir du choc des circonstances. Il ne serait
nullement étonnant que la conscience de l'Univers, pour se former, n'eût
pas encore rencontré le concours de chances nécessaires, et que la
pensée humaine appuyât l'une de ces chances décisives. Il y a là un
espoir. Si petit que paraisse l'homme et sa pensée, il a exactement la
valeur des plus énormes forces qu'ils puissent imaginer, vu que rien
n'est grand ni petit dans ce qui n'a point de mesure; et notre corps
atteindrait la taille de tous les mondes qu'aperçoivent nos yeux, qu'il
aurait au regard de l'Univers le même poids et la même importance
qu'aujourd'hui. Seule la pensée occupe peut-être dans l'infini un espace
que les comparaisons ne réduisent pas à rien.


V

Au reste, s'il faut tout dire, quitte à se contredire sans cesse et sans
pudeur dans les ténèbres; et pour en revenir à la première hypothèse,
cette idée de progrès possible, il est fort probable que c'est encore
une de ces maladies puériles de notre cerveau qui nous empêchent de voir
ce qui est. Il est tout aussi vraisemblable, nous l'avons constaté plus
haut, qu'il n'y eut, qu'il n'y aura jamais aucun progrès, puisqu'il ne
saurait y avoir de but. Tout au plus pourra-t-il se produire quelques
combinaisons éphémères qui, à nos pauvres yeux, sembleront plus
heureuses ou plus belles que d'autres. C'est ainsi que nous trouvons que
l'or est plus beau que la boue de la rue, ou la fleur d'un magnifique
jardin plus heureuse que le caillou au fond de l'égout; mais tout cela,
évidemment, n'a aucune importance, ne répond à aucune réalité et ne
prouve pas grand'chose.

Plus on y réfléchit, plus s'affirme l'infirmité de notre intelligence
qui ne parvient pas à concilier l'idée le progrès et même l'idée
d'expériences avec l'idée suprême de l'infini. Bien que, sous nos yeux,
la nature se répète sans cesse et reproduise sans se lasser, depuis des
milliers d'années, les mêmes arbres et les mêmes animaux, nous
n'arrivons pas à comprendre pourquoi l'Univers recommence indéfiniment
des expériences qui furent faites des milliards de fois. Il est
inévitable que dans les innombrables combinaisons qui se firent et se
font dans le temps sans limites et l'espace sans rives, il y eut, il y a
encore des millions de planètes et par conséquent des millions
d'humanités exactement semblables à la nôtre, à côté de myriades
d'autres qui en diffèrent plus ou moins. Ne nous disons pas qu'il
faudrait un inimaginable concours de circonstances pour reproduire un
globe en tout pareil à notre terre. Ne perdons pas de vue que nous
sommes dans l'infini; et que ce concours inimaginable doit
nécessairement avoir lieu dans l'innombrable que l'on ne peut imaginer.
S'il faut des milliers de milliards de cas pour que deux traits
coïncident, ces milliers de milliards n'encombreront pas plus l'infini
que ne ferait un cas unique. Mettez un nombre infini de mondes dans un
nombre infini de circonstances infiniment diverses, il s'en présentera
toujours un nombre infini pour lesquels ces circonstances se trouveront
pareilles; sinon nous poserions des bornes à notre idée de l'Univers qui
du coup deviendrait encore plus incompréhensible. Dès que nous insistons
suffisamment sur cette pensée, nous arrivons nécessairement à de telles
conclusions. Si jusqu'ici elles ne nous frappèrent point, c'est que nous
n'allons jamais au bout de notre imagination; or, le bout de notre
imagination n'est que le commencement de la réalité et ne nous donne
qu'un petit Univers purement humain qui, si vaste qu'il paraisse, danse
comme une pomme sur la mer, dans l'Univers réel. Je le répète, si nous
n'admettons pas que des milliers de mondes, en tout semblables au nôtre,
malgré des milliards de chances contraires, ont toujours existé et
existent encore aujourd'hui, nous sapons par les fondements la seule
conception possible de l'Univers ou de l'infini.


VI

Or, ces millions d'humanités exactement pareilles, qui depuis toujours
souffrent ce que nous avons souffert et ce que nous souffrons, comment
se fait-il que nous n'en profitions en rien, que toutes leurs
expériences, toutes leurs écoles, n'aient eu aucune influence sur nos
débuts et que tout soit sans cesse à refaire et à recommencer?

On le voit, les deux hypothèses se balancent. Il est bon d'acquérir peu
à peu l'habitude de ne rien comprendre. Il nous reste la faculté de
choisir la moins noire ou de nous persuader que les ténèbres de l'autre
ne se trouvent que dans notre cerveau. Comme l'a dit l'étrange
visionnaire William Blake, «Il n'est pas possible à la pensée de
connaître plus grand qu'elle-même». Ajoutons qu'il ne lui est pas
possible de connaître autre chose qu'elle-même. Ce que nous ignorons
serait suffisant pour recréer le monde; et ce que nous savons ne peut
prolonger d'un instant la vie d'une mouche. Qui sait si notre principal
tort n'est pas de croire qu'une intelligence, fût-ce une intelligence
des millions de fois plus vaste que la nôtre, dirige l'Univers? C'est
peut-être une force d'une tout autre mature; une force qui diffère
autant de celle dont se glorifie notre cerveau, que l'électricité, par
exemple, diffère du vent qui souffle sur la route. C'est pourquoi il est
assez probable que notre pensée, si puissante qu'elle devienne,
tâtonnera toujours dans le mystère. S'il est certain que tout ce qui se
trouve en nous doit se trouver dans la nature, puisque tout nous vient
d'elle, si la pensée et toutes les logiques qu'elle a mises au point
culminant de notre être, dirigent ou semblent diriger tous les actes de
notre vie, il ne s'ensuit nullement qu'il n'y ait pas dans l'Univers une
force très supérieure à la pensée, une force n'ayant avec celle-ci aucun
rapport imaginable, qui anime et gouverne toutes choses selon d'autres
lois, et dont on ne trouve en nous que des traces presque
insaisissables, de même qu'on ne trouve dans les plantes ou les minéraux
que des traces presque insaisissables de pensée.

En tout cas, il n'y a pas là de quoi perdre courage. C'est
nécessairement l'illusion humaine du mal, du laid, de l'inutile et de
l'impossible qui a tort. Il faut attendre non point que l'Univers se
transforme, mais que notre intelligence s'épanouisse ou prenne part à
l'autre force; et entretenir notre confiance en un monde qui ignore nos
notions de but et de progrès parce qu'il a sans doute des idées dont
nous n'avons nulle idée et qui, au surplus, ne saurait se vouloir du mal
à lui-même.


VII

Ce sont là spéculations assez vaines, dira-t-on volontiers. Qu'importe
au fond l'idée que nous nous faisons de ces choses qui appartiennent à
l'inconnaissable; puisque l'inconnaissable, fussions-nous mille fois
plus intelligents, nous étant à jamais fermé, l'idée que nous nous en
faisons n'aura jamais aucune valeur. Il est vrai; mais il y a des degrés
dans l'ignorance de l'inconnaissable, et chacun de ces degrés marque une
conquête de l'intelligence. Apprécier de plus en plus complètement
l'étendue de ce qu'il ignore est tout ce que le savoir de l'homme peut
espérer. Notre idée de l'inconnaissable fut et sera toujours sans
valeur, je l'accorde, mais elle n'en est et n'en demeurera pas moins
l'idée la plus importante de l'espèce humaine. Toute notre morale, tout
ce qu'il y a de plus profond et de plus noble dans notre existence fut
toujours fondé sur cette idée sans valeur véritable. Aujourd'hui comme
hier, encore qu'il soit possible de reconnaître plus clairement qu'elle
ne saurait avoir de réelle valeur, si incomplète, si relative qu'elle
demeure, il est nécessaire de la porter aussi haut, aussi loin que l'on
peut. Elle seule crée la seule atmosphère où puisse vivre le meilleur de
nous-mêmes. Oui, c'est l'inconnaissable où nous n'entrerons point; mais
ce n'est pas une raison pour se dire: «Je ferme toutes les portes et
toutes les fenêtres; je ne m'occupe plus de rien que des choses dont mon
intelligence de tous les jours peut faire entièrement le tour. Ces
choses seules auront le droit d'agir sur mes actes et sur mes pensées.»
Où irions-nous ainsi? De quelles choses mon intelligence peut-elle faire
le tour? En est-il une en ce monde qui ne tienne à tout l'inconcevable?
Puisqu'il n'y a nul moyen d'éliminer celui-ci, il est raisonnable et
salutaire d'en tirer le meilleur parti possible et pour cela de
l'imaginer aussi prodigieusement vaste que l'on peut. Le plus grave
reproche qu'on puisse faire aux religions positives et notamment au
christianisme, c'est qu'elles ont trop souvent, sinon en théorie, tout
au moins en pratique, favorisé ce rétrécissement du mystère de
l'Univers. En l'étendant, nous étendons l'espace où se mouvra notre
pensée. Il est pour nous ce que nous le faisons; formons-le donc de tout
ce que nous pouvons atteindre à l'horizon de nous-mêmes. Quant à lui,
nous ne l'atteindrons jamais, c'est entendu; mais nous avons bien plus
de chance de nous en rapprocher en lui faisant face, en allant où il
nous attire, qu'en lui tournant le dos pour revenir où nous savons bien
qu'il n'est plus. Ce n'est pas en diminuant nos pensées que nous
diminuerons la distance qui nous sépare des dernières vérités; c'est en
les grandissant le plus possible que nous avons la certitude de nous
tromper le moins possible. Et plus s'élève notre idée de l'infini, plus
s'allège et se purifie l'atmosphère spirituelle dans laquelle nous
vivons, plus s'amplifie et s'approfondit l'horizon sur lequel se
détachent nos pensées et nos sentiments qui se nourrissent de cet
horizon qu'ils animent. «Perpétuellement édifier des idées qui
requièrent le suprême effort de nos facultés, a dit Herbert Spencer, et
perpétuellement reconnaître que ces idées doivent être abandonnées comme
imaginations futiles, nous montre mieux que ne le ferait tout autre
moyen, la grandeur de ce que nous tentons vainement de saisir. En
cherchant continuellement à connaître et en étant continuellement rejeté
en arrière avec la conviction de plus en plus profonde de
l'impossibilité de connaître, nous entretenons vivante la conscience que
c'est à la fois notre plus haute sagesse et notre plus haut devoir de
regarder comme Inconnaissable ce par quoi existent toutes choses.»


VIII

Quelle que soit la vérité dernière, que nous admettions l'infini
abstrait, absolu et parfait, l'infini immobile, immuable, arrivé et qui
sait tout, où tend notre raison; ou que nous préférions celui que nous
offre le témoignage, ici-bas irrécusable de nos sens, l'infini qui se
cherche, évolue et ne s'est pas encore fixé; ce qu'avant tout il nous
importe d'y prévoir, c'est notre sort qui, d'ailleurs, dans l'un et
l'autre cas, doit se confondre avec cet infini même.



CHAPITRE XI

NOTRE SORT DANS CES INFINIS


I

Le premier infini, l'infini idéal est le plus conforme aux exigences de
notre raison, ce qui n'est pas une raison pour lui donner la préférence.
Il nous est impossible de prévoir ce que nous y deviendrons, puisqu'il
semble exclure tout devenir. Il ne nous reste donc qu'à interroger le
second, celui que nous voyons et imaginons dans le temps et l'espace. Au
surplus, il se peut qu'il précède le premier. Quelque absolue que soit
notre conception de l'Univers, nous avons vu qu'on peut toujours
admettre que ce qui n'eut pas lieu dans l'éternité d'avant, adviendra
dans celle d'après nous; et que rien, sinon d'innombrables hasards, ne
s'oppose à ce que l'Univers, s'il ne la possède pas encore, n'acquière
enfin la conscience intégrale qui le fixe à son apogée.


II

Nous voici dans l'infini de ces mondes, dans l'infini stellaire, dans
l'infini des cieux qui nous masque assurément autre chose, mais ne
saurait être une illusion totale. Il ne nous paraît peuplé que d'objets,
planètes, soleils, étoiles, nébuleuses, atomes, fluides impondérables
qui s'agitent, s'unissent et se séparent, se repoussent et s'attirent,
s'affaissent et s'épanouissent, se déplacent sans cesse et n'arrivent
jamais, mesurent l'espace dans ce qui n'a pas de borne et computent les
heures dans ce qui n'a pas de terme. En un mot, nous voici dans un
infini qui paraît avoir à peu près le même caractère, les mêmes
habitudes que cette puissance au sein de laquelle nous respirons et que
sur notre terre nous appelons la nature ou la vie.

Qu'y deviendrons-nous? Il n'est pas vain de se le demander, alors même
que nous nous y mêlerions après avoir perdu toute conscience, toute
notion du moi, alors même que nous n'y serions plus qu'un peu de
substance sans nom, âme ou matière, on ne le saurait dire, en suspens
dans l'abîme également sans nom qui remplace l'espace et le temps. Il
n'est pas vain de se le demander, car c'est de l'histoire des mondes ou
de l'Univers qu'il s'agit; et cette histoire, bien plus que celle de
notre petite existence, est notre propre et grande histoire, où
peut-être quelque chose de nous-mêmes ou d'incomparablement meilleur et
plus vaste que nous, finira par nous retrouver quelque jour.


III

Y serons-nous malheureux? Nous ne sommes guère rassurés lorsque nous
songeons aux habitudes de la nature et considérons que nous faisons
partie d'un Univers qui n'a pas encore rassemblé sa sagesse. Nous avons
vu, il est vrai, qu'heur et malheur n'existent que par rapport à notre
corps, et qu'ayant perdu l'organe des souffrances, nous ne retrouverons
plus aucune des douleurs de la terre. Mais là ne se borne point
l'inquiétude; et notre pensée devant laquelle s'arrêtent toutes nos
douleurs d'autrefois, roulant, désemparée, de mondes en mondes, inconnue
à elle-même dans de l'inconnaissable qui se cherche sans espoir, ne
connaîtra-t-elle pas ici l'effroyable torture dont nous avons déjà parlé
et qui, sans doute, est la dernière que l'imagination puisse toucher de
l'aile? Enfin, quand il n'y aurait plus rien de notre corps et notre
pensée, il resterait la matière et l'esprit (ou du moins l'énergie
évidemment unique à laquelle nous donnons ce double nom) qui les
composèrent et dont le sort ne nous doit pas être plus indifférent que
notre propre sort; car, répétons-le, à partir de notre mort, l'aventure
de l'Univers devient notre aventure. Ne nous disons donc point:
«Qu'importe, nous n'y serons plus.» Nous y serons toujours, puisque tout
y sera.


IV

Ce tout dont nous serons, en un monde qui se cherche toujours,
continuera-t-il d'être en proie à des expériences nouvelles, incessantes
et peut-être pénibles? Puisque la partie que nous y fûmes s'y trouva
malheureuse, pourquoi la partie que nous y serons y aurait-elle
meilleure chance? Qui nous assure que ces combinaisons et ces essais,
qui ne finiront point, ne seront pas plus douloureux, plus maladroits et
plus funestes que ceux dont nous sortons, et comment expliquer que
ceux-ci aient pu se produire après tant de millions d'autres qui
auraient dû ouvrir les yeux du génie de l'infini? On a beau se
persuader, comme le veut la sagesse hindoue, que nos douleurs ne sont
qu'illusions et apparences, il n'en est pas moins vrai qu'elles nous
rendent très réellement malheureux. L'Univers a-t-il ailleurs une
conscience plus complète, une pensée plus juste et plus sereine que sur
cette terre ou dans les mondes que nous apercevons? Et s'il est vrai
qu'il ait atteint en quelque autre lieu cette pensée meilleure, pourquoi
celle qui préside aux destinées de notre terre n'en profite-t-elle
point? Aucune communication ne serait-elle possible entre des mondes qui
doivent être nés de la même idée et s'y trouvent plongés? Quel serait le
mystère de cet isolement? Faut-il croire que la terre marque l'étape la
plus avancée et l'expérience la plus favorisée? Qu'aurait donc fait la
pensée de l'Univers et contre quelles ténèbres lui aurait-il fallu
lutter pour n'en être que là? Mais, d'un autre côté, ces ténèbres ou ces
obstacles, qui ne naîtraient que d'elle-même, ne pouvant surgir de nulle
autre part, eussent-ils pu l'arrêter? Qui donc aurait posé à l'infini
ces problèmes insolubles, et de quel endroit plus reculé et plus profond
que lui-même seraient-ils sortis? Il faut pourtant que quelqu'un sache
ce qu'ils demandent; et comme derrière l'infini ne peut se trouver
personne qui ne soit l'infini même, il est impossible d'imaginer une
mauvaise volonté dans une volonté qui ne laisse autour d'elle aucun
point qu'elle n'occupe tout entier. Ou bien, les expériences commencées
dans les astres se continuent-elles mécaniquement, en vertu de la force
acquise, sans égard à leur inutilité et à leurs conséquences pitoyables,
selon la coutume de la nature qui ignore notre parcimonie et gaspille
les étoiles dans l'espace comme les semences sur la terre, sachant que
rien ne se peut perdre? Ou encore, toute la question de notre repos et
de notre bonheur, comme celle de la destinée des mondes, se réduit-elle
à savoir si l'infini des tentatives et des combinaisons est ou n'est pas
égal à celui de l'éternité? Ou enfin, pour en venir au plus probable,
est-ce nous qui nous trompons, ignorons tout, ne voyons rien et estimons
imparfait ce qui peut-être est sans défaut; nous qui ne sommes qu'un
infime fragment de l'intelligence que nous jugeons à l'aide des petits
débris de pensée qu'elle a bien voulu nous prêter?


V

Comment pourrions-nous répondre, comment nos pensées et nos regards
pénétreraient-ils l'infini et l'invisible, nous qui ne comprenons et ne
voyons même pas la chose par laquelle nous voyons et qui est la source
de toutes nos pensées? En effet, ainsi qu'on l'a fait très justement
observer, l'homme ne voit pas la lumière elle-même. Il ne voit que la
matière ou plutôt la petite partie des grands mondes qu'il connaît sous
le nom de matière, touchée par la lumière.

Il n'aperçoit les immenses rayons qui parcourent les cieux qu'à
l'instant qu'ils sont arrêtés par un objet conforme à l'un de ceux que
son oeil est accoutumé de voir sur cette terre; sinon tout l'espace
peuplé de soleils innombrables et d'une puissance sans limites, au lieu
d'être l'abîme d'absolues ténèbres qui absorbe et éteint les faisceaux
de clartés qui de toutes parts le traversent, ne serait qu'un
prodigieux, un insoutenable océan de fulgurations. Et si nous ne voyons
pas la lumière, du moins en croyons-nous connaître quelques traits ou
quelques reflets; mais nous ignorons absolument tout de ce qui, sans
doute, est la seule loi essentielle de l'Univers: la gravitation.
Qu'est-ce donc que cette force, de toutes la plus puissante et la moins
visible, insaisissable, sans forme, sans couleur, sans température, sans
consistance, sans saveur et sans voix, mais si formidable qu'elle
suspend et meut dans l'espace tous les mondes que nous voyons et tous
ceux que nous n'apercevrons jamais? Plus rapide, plus subtile, plus
spirituelle que la pensée, elle règne à tel point sur tout ce qui
existe, de l'infiniment grand à l'infiniment petit, qu'il n'est pas un
grain de sable sur notre terre, une goutte de sang dans nos veines, qui,
pénétré, travaillé, animé par elle, n'agisse à tout instant sur la plus
lointaine planète du dernier système solaire que nous nous efforçons
d'imaginer par delà les bornes de notre imagination. Voici longtemps que
le mot fameux de Shakespeare: «Il y a plus de choses sur terre et dans
les cieux que n'en peut rêver notre philosophie», est tout à fait
insuffisant.

Il n'y a pas plus de choses que n'en peut rêver ou imaginer notre
philosophie; il n'y a que des choses qu'elle ne peut rêver, il n'y a que
de l'inimaginable; et si nous ne voyons même pas la lumière, qui est la
seule chose que nous croyions voir, on peut dire qu'il n'y a tout autour
de nous que de l'invisible.

Nous nous agitons dans l'illusion de voir et de connaître ce qui est
strictement indispensable à notre petite vie. Tout le reste, qui est à
peu près tout, nos organes nous en défendent non seulement l'accès, la
vision ou la perception, mais nous interdisent même de soupçonner ce
qu'il est, comme ils nous empêcheraient d'y rien comprendre si une
intelligence d'un autre ordre s'avisait de nous le révéler ou de nous
l'expliquer. Le nombre et le volume des mystères est aussi illimité que
l'Univers. Si l'humanité se rapprochait un jour de ceux qui lui semblent
aujourd'hui les plus grands et les plus inaccessibles; par exemple,
l'origine et le but de la vie; derrière ceux-ci, comme des montagnes
éternelles, elle en verrait immédiatement surgir d'autres qui seraient
aussi grands et aussi insondables; et ainsi indéfiniment. Par rapport à
ce qu'il faudrait savoir pour tenir la clé de ce monde, elle se
trouverait toujours au même point d'ignorance centrale. Il en irait
encore de même si nous possédions une intelligence plusieurs millions de
fois plus vaste et plus pénétrante que la nôtre. Tout ce que
découvrirait sa puissance miraculeusement accrue rencontrerait des
limites non moins infranchissables qu'à présent. Tout est sans bornes
dans ce qui n'a pas de bornes. Nous serons les prisonniers éternels de
l'infini. Il nous est donc impossible d'apprécier en quoi que ce soit,
fût-ce sur le plus petit point imaginable, l'état présent de l'Univers,
et de dire, tant que nous serons hommes, s'il suit une ligne droite ou
s'il décrit un cercle sans mesure, s'il devient plus sage ou plus
insensé, s'il s'avance vers l'éternité qui n'aura pas de fin ou revient
sur ses pas vers celle qui n'a pas eu de commencement. Tout ce qui nous
est accordé dans notre minuscule enceinte, c'est de nous y évertuer vers
ce qui nous paraît être le mieux et d'y demeurer héroïquement convaincus
que rien de ce que nous y faisons ne s'y peut perdre.


VI

Mais que toutes ces questions insolubles ne nous poussent pas vers la
crainte. Au point de vue de notre avenir d'outre-tombe, il n'est
nullement nécessaire que nous ayons réponse à tout. Que l'Univers ait
trouvé sa conscience, la trouve un jour ou la cherche éternellement, il
ne saurait exister pour être malheureux et souffrir, non plus dans son
ensemble que dans une seule de ses parties; peu importe que celle-ci
soit invisible ou incommensurable, attendu que le plus petit est aussi
grand que le plus grand dans ce qui n'a terme ni mesure. Torturer un
point, c'est même chose que torturer les mondes; et s'il torture les
mondes, c'est sa propre substance qu'il torture. Son sort même, où nous
prenons place, nous protège; car nous ne sommes que de l'infini. Il
tient en nous comme nous tenons en lui. Son souffle est notre souffle,
son but est notre but et nous portons en nous tous ses mystères. Nous y
participons de toutes parts. Il n'y a rien en nous qui lui échappe; il
n'y a rien en lui qui ne nous appartienne. Il nous prolonge, nous
remplit, nous traverse de tous côtés. Dans l'espace et le temps, et dans
ce qui, par delà l'espace et le temps, n'a pas encore de nom, nous le
représentons et le résumons tout entier avec toutes ses propriétés et
tout son avenir; et si son immensité nous effraie, nous sommes aussi
effrayants que lui-même.

Si donc nous devions y souffrir, nos souffrances n'y seraient
qu'éphémères, et rien n'importe qui n'est pas éternel. Il est possible,
bien qu'assez incompréhensible, que des parties se trompent et
s'égarent; mais il est impossible que la douleur soit une de ses lois
durables et nécessaires; car il aurait porté cette loi contre lui-même.
Aussi bien est-il et doit-il être sa propre loi et son unique maître;
sinon la loi ou le maître auquel il devrait obéir serait seul l'Univers,
et le centre d'un mot que nous prononçons sans pouvoir en saisir
l'étendue serait simplement déplacé. S'il est malheureux, c'est qu'il
veut son malheur; s'il veut son malheur, il est fou, et s'il nous paraît
fou, c'est que notre raison fonctionne au rebours de tout et des seules
lois possibles puisqu'elles sont éternelles; ou, plus humblement, c'est
qu'elle juge ce qu'elle ne comprend point.


VII

Il faut donc que tout finisse ou peut-être que tout soit déjà, sinon
dans le bonheur, du moins dans un état exempt de toute souffrance, de
toute inquiétude, de tout malheur durable; et qu'est-ce au fond que
notre bonheur sur cette terre, sinon l'absence de douleur, d'inquiétude
et de malheur?

Mais il est puéril de parler de bonheur et de malheur quand il s'agit de
l'infini. L'idée que nous avons du bonheur et du malheur est si
spéciale, si humaine, si fragile, qu'elle ne dépasse pas notre taille et
tombe en poussière dès que nous la sortons de sa petite sphère. Elle
provient entièrement de quelques hasards de nos nerfs qui sont faits
pour apprécier de minimes incidents, mais auraient pu sentir tout au
rebours et se réjouir de ce qui les peine.

Je ne sais si l'on se rappelle la saisissante page de Sir William
Crookes, où l'illustre savant démontre qu'aux yeux d'un homme
microscopique, presque tout ce que nous tenons pour lois essentielles de
la nature se trouverait démenti; tandis que des forces que nous ignorons
à peu près, telles que la tension superficielle, la capillarité, les
mouvements Browniens, deviendraient prépondérantes. Il se promènerait,
par exemple, sur une feuille de chou, à l'heure de la rosée, et la
voyant constellée d'énormes globes de cristal, il en conclurait que
l'eau est un corps solide qui s'arrondit et monte dans les airs. A
quelques pas de là, s'approchant d'une mare, il constaterait que ce même
corps, au lieu de s'élever, paraît s'incliner à partir du bord, en une
immense courbe concave. S'il essayait, avec l'aide de ses amis, d'y
jeter une de ces énormes barres d'acier que nous appelons aiguilles, il
verrait celle-ci creuser à la surface du liquide une sorte de lit et y
flotter tranquillement. Il tirerait naturellement de ces expériences et
de mille autres qu'il pourrait faire, des théories diamétralement
contraires à celles sur quoi repose toute notre vie. Il en irait de même
dans l'hypothèse de William James, où il s'agit d'altérations possibles
dans le sens de la durée. «Supposons-nous capables, dans l'espace d'une
seconde, de noter distinctement dix mille événements au lieu de dix,
comme aujourd'hui; si notre vie ne devait contenir que le même nombre
d'impressions, elle pourrait être mille fois plus courte. Nous vivrions
moins d'un mois et, par expérience personnelle, ne saurions rien du
changement des saisons. Si nous étions nés en hiver, nous croirions à
l'été comme nous croyons maintenant aux chaleurs de la période
carbonifère. Les mouvements des êtres organisés seraient si lents que
nous ne les verrions pas et ne les connaîtrions que par induction. Le
soleil demeurerait immobile dans les cieux, la lune n'aurait pas de
phases et ainsi de suite. Renversons maintenant l'hypothèse et supposons
un être n'ayant que la millième partie des sensations que nous avons
dans un temps donné; il vivrait mille fois plus longtemps que nous. Les
étés et les hivers lui sembleraient des quarts d'heure. Les champignons
et les autres plantes à croissance rapide surgiraient si brusquement
qu'elles lui apparaîtraient comme des productions instantanées; les
plantes annuelles s'élèveraient et tomberaient, sans relâche, pareilles
aux bouillons d'une source minérale. Les mouvements des animaux seraient
aussi invisibles que le sont, pour nous, les mouvements des balles et
des boulets; le soleil traverserait le ciel comme un météore en laissant
derrière lui une traînée de flammes, etc. Qui nous dit que rien de
pareil n'existe dans le monde animal?»


VIII

Nous ne croyons voir sur notre tête que catastrophes, morts, tourments
et désastres, nous frissonnons à la seule pensée des grands froids et
des formidables et noires solitudes interplanétaires et nous nous
imaginons que les mondes qui roulent dans l'espace sont aussi malheureux
que nous parce qu'ils se glacent, se désagrègent, se heurtent et se
consument en d'indicibles flammes. Nous en inférons que le génie de
l'Univers est un tyran atroce, en proie à une monstrueuse démence, qui
ne se complaît qu'au supplice de soi-même et de tout ce qu'il porte. A
des millions d'étoiles, qui sont plusieurs milliers de fois plus grandes
que notre soleil, à des nébuleuses dont aucun chiffre, aucun mot de nos
langues ne peut exprimer la nature et les dimensions, nous prêtons notre
sensibilité d'un instant, le petit agencement éphémère de nos nerfs; et
nous sommes convaincus que la vie doit être impossible ou épouvantable
en ces mondes, parce que nous y aurions trop chaud ou trop froid. Il
serait bien plus sage de nous dire qu'il eût suffi d'un rien, de
quelques papilles de plus ou de moins sur notre épiderme, de quelques
ramifications déplacées dans l'oeil et l'oreille, pour que la
température, le silence et les ténèbres de l'espace devinssent un
printemps délicieux, une musique inouïe, une lumière divine. «Rien n'est
trop merveilleux pour être vrai», a dit Faraday. Il serait bien plus
raisonnable de nous persuader que les catastrophes que nous y croyons
voir sont la vie même, la joie et l'une ou l'autre de ces immenses fêtes
de la matière et de l'esprit, auxquelles la mort, écartant enfin nos
deux ennemies, l'heure et la distance, nous permettra bientôt de prendre
part. A chaque monde qui se dissout, s'éteint, s'émiette, se consume ou
qu'un autre monde rencontre et pulvérise, c'est une expérience
magnifique qui commence, un espoir merveilleux qui s'approche, et
peut-être un bonheur inconnu puisé à même l'inépuisable inattendu.
Qu'importe qu'ils gèlent ou s'embrasent, se ramassent ou se dispersent,
se poursuivent ou se fuient; la matière et l'esprit, quand ils ne sont
plus réunis par le même hasard misérable qui les joignit en nous, se
doivent réjouir de tout ce qui advient; car tout n'est que naissance et
renaissance, départ dans l'inconnu peuplé d'admirables promesses et
peut-être pressentiment de quelque ineffable arrivée...



CHAPITRE XII

CONCLUSIONS


I

Afin de garder de tout ceci une image plus vive et un souvenir plus
précis, embrassons d'un dernier coup d'oeil le chemin parcouru. Nous
avons écarté, pour les motifs que nous avons dits, les solutions
religieuses et l'anéantissement total. L'anéantissement est
matériellement impossible; les solutions religieuses occupent une
citadelle sans portes ni fenêtres où la raison humaine ne pénètre point.
Vient ensuite l'hypothèse de la survivance de notre moi, délivré de son
corps, mais gardant pleine et intacte conscience de son identité. Nous
avons vu que cette hypothèse, en ses strictes limites, n'est que fort
peu probable et médiocrement désirable, bien que, par l'abandon du
corps, source de tous nos maux, elle semble moins redoutable que notre
existence actuelle. D'autre part, dès qu'on essaye de l'étendre ou de
l'élever, afin qu'elle paraisse moins barbare ou moins naïve, on rejoint
l'hypothèse de la conscience universelle ou de la conscience modifiée,
qui, avec celle de la survivance sans aucune espèce de conscience, ferme
le champ à toutes les suppositions et épuise ce que l'imagination peut
prévoir.

La survivance sans aucune espèce de conscience équivaudrait pour nous à
l'anéantissement pur et simple et, par conséquent, ne serait pas plus
redoutable que celui-ci, c'est-à-dire qu'un sommeil sans rêve et sans
réveil. L'hypothèse est, sans contredit, plus acceptable que celle de
l'anéantissement, mais préjuge de façon très téméraire les questions de
la conscience universelle et de la conscience modifiée.


II

Avant de répondre à celles-ci, il faut choisir son Univers, car nous
avons le choix. Il s'agit de savoir de quelle manière nous envisagerons
l'infini. Sera-ce l'infini immobile, immuable, de toute éternité parfait
et à son apogée et l'Univers sans but que doit, à l'extrême pointe de
nos pensées, concevoir notre raison? Croyons-nous qu'à notre mort,
l'illusion de mouvement et de progrès que nous voyons du fond de cette
vie s'évanouira brusquement? Il est inévitable, alors, qu'à l'instant de
notre dernier soupir, nous serons absorbés dans ce que, faute de mieux,
nous appelons la conscience universelle. Au contraire, sommes-nous
persuadés que la mort nous révélera que l'illusion ne se trouve pas dans
nos sens, mais dans notre raison, et qu'en un monde incontestablement
vivant, malgré l'éternité antérieure à notre naissance, toutes les
expériences n'ont pas été faites, c'est-à-dire que le mouvement et
l'évolution continuent et ne s'arrêteront nulle part ni jamais; il nous
faudra dès lors admettre la conscience modifiée ou progressive. Les deux
aspects, au fond, sont également inintelligibles, mais défendables, et,
bien qu'inconciliables, s'accordent sur un point, à savoir que la
douleur sans terme et le malheur sans espérance en sont également et à
jamais exclus.


III

L'hypothèse de la conscience modifiée n'exige pas la perte de la petite
conscience acquise dans notre corps; mais elle rend celle-ci presque
négligeable, la jette, la noie et la dissout dans l'infini. Il est
naturellement impossible d'étayer cette hypothèse de preuves
satisfaisantes; mais il n'est pas facile de la ruiner comme les
précédentes. S'il était permis de parler de vraisemblance, quand notre
seule vérité est que nous ne voyons pas la vérité, elle est la plus
vraisemblable des hypothèses d'attente, et ouvre de magnifiques portes
aux rêves les plus plausibles, les plus variés et les plus séduisants.
Notre moi, notre âme, notre esprit, ou quel que soit le nom dont nous
appellerons ce qui nous survivra pour demeurer nous-mêmes,
retrouvera-t-il au sortir de notre corps les innombrables vies qu'il
doit avoir vécues depuis les millénaires qui n'eurent pas de
commencement? Continuera-t-il de s'accroître en s'assimilant tout ce
qu'il rencontrera dans l'infini, durant des millénaires qui n'auront pas
de fin? S'attardera-t-il quelque temps autour de notre terre, y menant,
dans des régions invisibles à notre oeil, une existence de plus en plus
haute et heureuse, comme le veulent les théosophes et les spirites?
Ira-t-il vers d'autres systèmes planétaires, émigrera-t-il en d'autres
mondes dont nos sens ne soupçonnent même pas l'existence? Tout semble
permis dans ce grand songe, hormis ce qui pourrait en arrêter l'essor.

Néanmoins, dès qu'il s'aventure trop loin dans les espaces
d'outre-tombe, il se heurte à d'étranges obstacles et s'y brise les
ailes. Si nous admettons que notre moi ne demeure pas éternellement tel
qu'il était à l'instant de notre mort, nous ne pouvons plus imaginer
qu'à un moment donné il s'arrête, cesse de s'étendre et de s'élever,
atteigne sa perfection et sa plénitude, pour n'être plus qu'une sorte
d'épave immuable en suspens dans l'éternité et une chose finie dans tout
ce qui ne finira jamais. Ce serait bien la seule et véritable mort; et
d'autant plus affreuse qu'elle mettrait un terme à une vie et à une
intelligence sans égales, à côté desquelles celles que nous possédons
ici-bas ne pèseraient même pas ce que pèse une goutte d'eau en face de
l'Océan ou un grain de sable en contrepoids d'une chaîne de montagnes.
En un mot, ou nous croyons que notre évolution s'arrêtera un jour; et
c'est une fin incompréhensible et une sorte de mort inconcevable; ou
nous admettons qu'elle n'aura pas de terme, et dès lors, étant infinie,
elle prend tous les caractères de l'infini et doit se perdre et se
confondre en lui. C'est du reste à quoi aboutissent la théosophie, le
spiritisme et toutes les religions où l'homme, dans son bonheur suprême,
est absorbé par Dieu. Et c'est encore une fin incompréhensible, mais du
moins c'est la vie. Et puis, incompréhensible pour incompréhensible,
après avoir fait tout ce qui est humainement possible pour comprendre
l'une ou l'autre énigme, jetons-nous de préférence dans la plus vaste et
partant la plus vraisemblable, celle qui contient toutes les autres et
après laquelle il ne reste plus rien. Sinon les questions se redressent
à chaque étape et les réponses sont toujours différées. Et questions et
réponses nous mènent au même abîme inévitable. Puisqu'il faut tôt ou
tard l'aborder, pourquoi n'y pas aller tout de suite? Tout ce qui nous
arrive dans l'intervalle, nous intéresse sans nul doute, mais ne nous
retient pas, n'étant pas éternel.


IV

Nous voici donc devant le mystère de la conscience universelle. Bien que
nous soyons incapables de comprendre l'acte d'un infini qui se
replierait sur soi pour se sentir, par conséquent se définir et se
séparer d'autre chose, ce n'est pas une raison suffisante pour le
déclarer impossible; car, si nous rejetions toutes les réalités et
impossibilités que nous ne comprenons point, il ne nous resterait plus
de quoi vivre. Si cette conscience existe sous cette forme dont nous
avons l'idée, il est évident que nous nous y trouverons et y prendrons
part. S'il y a conscience en quelque lieu, ou quelque chose qui remplace
la conscience, nous serons dans cette conscience ou cette chose, puisque
nous ne pouvons être ailleurs. Et cette conscience ou cette chose où
nous nous trouverons, ne pouvant être malheureuse, puisqu'il est
impossible que l'infini n'existe que pour son malheur, nous n'y serons
pas malheureux non plus. Enfin, si l'infini où nous serons lancés n'a
aucune espèce de conscience ni rien qui en tienne lieu, c'est que la
conscience ou ce qui la pourrait remplacer, n'est pas indispensable au
bonheur éternel.


V

Voilà, je pense, à peu près, ce qu'il est permis d'affirmer, pour
l'instant, à l'âme inquiète devant l'espace insondable où la mort va
bientôt la jeter. Elle y peut espérer tout ce qu'elle y rêvait; elle y
craindra peut-être moins ce qu'elle y redoutait. Si elle préfère
demeurer dans l'attente et n'admettre aucune des hypothèses que j'ai
exposées de mon mieux et sans parti pris, il semble cependant difficile
de ne pas accueillir, tout au moins, cette grande assurance que l'on
retrouve au fond de chacune d'elles: à savoir que l'infini ne saurait
nous vouloir du mal, attendu que s'il tourmentait éternellement le
moindre d'entre nous, il tourmenterait quelque chose qu'il ne peut
arracher de soi, et partant tout lui-même.

Je n'ai rien ajouté à tout ce qu'on savait. J'ai simplement tenté de
séparer ce qui peut être vrai de ce qui certainement ne l'est point;
car, si l'on ignore où se trouve la vérité, on apprend néanmoins à
connaître où elle ne se trouve pas. Et peut-être, en recherchant cette
introuvable vérité, aurons-nous accoutumé nos yeux à percer, en la
regardant fixement, l'épouvante de la dernière heure. Il reste sans nul
doute, à dire bien des choses que d'autres diront avec plus de force et
d'éclat. Mais n'espérons pas que quelqu'un prononce sur cette terre le
mot qui mette un terme à nos incertitudes. Il est au contraire fort
probable que personne en ce monde, ni peut-être dans l'autre, ne
découvrira le grand secret de l'Univers. Et, pour peu qu'on réfléchisse,
il est très heureux qu'il en soit ainsi. Nous avons non seulement à nous
résigner à vivre dans l'incompréhensible, mais à nous réjouir de n'en
pouvoir sortir. S'il n'y avait plus de questions insolubles ni d'énigmes
impénétrables, l'infini ne serait pas infini; et c'est alors qu'il
faudrait à jamais maudire le sort qui nous aurait mis dans un Univers
proportionné à notre intelligence. Tout ce qui existe ne serait plus
qu'une prison sans issues, un mal et une erreur irréparables. L'inconnu
et l'inconnaissable sont et seront peut-être toujours nécessaires à
notre bonheur. En tout cas, je ne souhaiterais pas à mon pire ennemi, sa
pensée fût-elle mille fois plus haute et plus puissante que la mienne,
d'être éternellement condamné à habiter un monde dont il aurait surpris
un secret essentiel et auquel, étant homme, il aurait commencé à
comprendre quelque chose.



TABLE DES CHAPITRES


  Notre injustice envers la mort                 1
  L'anéantissement                              33
  La survivance de la conscience                39
  L'hypothèse théosophique                      67
  L'hypothèse néo-spirite. Les apparitions      77
  Les communications avec les morts             85
  La correspondance croisée                    131
  La réincarnation                             147
  Le sort de la conscience                     179
  Les deux aspects de l'infini                 203
  Notre sort dans ces infinis                  229
  Conclusions                                  257


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