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Title: Le vœu d'être chaste
Author: Pouvillon, Emile
Language: French
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*** Start of this LibraryBlog Digital Book "Le vœu d'être chaste" ***


  ÉMILE POUVILLON

  Le voeu
  d'être chaste

  roman

  PARIS
  ÉDITIONS DE LA REVUE BLANCHE
  23, BOULEVARD DES ITALIENS, 23

  1900



DU MÊME AUTEUR:


    NOUVELLES RÉALISTES.
    CÉSETTE.
    L'INNOCENT.
    JEAN DE JEANNE.
    CHANTE-PLEURE.
    PETITES ÂMES.
    LES ANTIBEL.
    BERNADETTE DE LOURDES.
    PAYS ET PAYSAGES.
    MADEMOISELLE CLÉMENCE.
    L'IMAGE.
    LE ROI DE ROME.



Tous droits de reproduction et de traduction réservés pour tous les
pays, y compris les scandinaves.


_De cet ouvrage, il a été tiré à part dix exemplaires sur papier de
Hollande, numérotés de 1 à 10._

JUSTIFICATION DU TIRAGE:



I


--_Benedicamus Domino!_

Fraîche, un peu rude, avec les cadences prosodiques encore usitées dans
les séminaires toulousains, la voix de l'_excitateur_ montait, promenée
d'étage en étage, le long des corridors bas de plafond, que bordaient
les chambres des élèves: trois étages pareils avec le large corridor au
milieu et les deux ailes en retour plongeant sur la cour étroite, puits
d'ombre que dominait au nord, rose vif ou rose pâle selon les heures, le
clocher de Saint-Sernin, de l'insigne basilique.

--_Benedicamus Domino!_

La ruche s'éveillait. Les _Deo gratias_, aigus ou graves, bâillés par
les dormeurs, articulés pieusement par les dévots, répondaient à
l'invitation du dignitaire, aux deux coups qu'il frappait, en passant, à
chaque porte. Mais les dormeurs étaient en petit nombre. Le signal du
réveil était en même temps, ce jour-là, le signal du départ pour les
vacances.

Dans une heure, aussitôt la messe dite, le grand séminaire allait se
vider pour deux mois.

De sa chambre au troisième, au bout de l'aile gauche--en Sibérie, comme
on disait entre camarades, par opposition à l'Italie (aile droite) et à
la France (corps de logis principal), pays privilégié où habitaient les
mal portants et les anciens--Gilbert Nohèdes écoutait venir l'appel
matinal. Soulevé un peu sur le traversin, les mains jointes, il
regardait devant lui. A cette heure et dans cette saison--on était aux
premiers jours d'août--la chambre se trouvait encore dans l'ombre.
Seules, dans l'encadrement de la croisée, au-dessus des façades grises
de la cour, la flèche et les dernières assises du grand clocher voisin
s'exhaussaient en apothéose, dans l'or blanc du jeune soleil.

Gilbert regardait sans voir; il méditait, non pas au fil de ses
songeries, mais selon les règles que les maîtres de l'oraison ont
instituées pour le bien des âmes. Le sujet qu'il avait choisi,
l'avant-veille,--il est d'usage que le même serve deux jours de
suite,--était la vocation ou pour mieux dire sa vocation, l'opération de
la grâce qui l'avait disposé au sacerdoce. Aussitôt éveillé, le
séminariste s'était préparé par un acte de foi, un acte de contrition,
une invocation au Saint-Esprit; il avait récité le _Confiteor_ et le
_Veni sancte_.

Puis, ayant ainsi purifié ses lèvres et son coeur, il avait abordé le
premier point de son sujet, la vue, l'intelligence du travail divin qui
s'était fait en lui, l'histoire de son âme.

C'était sa vie d'enfant qu'il évoquait d'abord, le balbutiement des
prières, becquée surnaturelle versée de la bouche de sa mère à sa
bouche, les petites chapelles, les processions pour rire, la dévotion en
sucre du premier âge.

Sa mère! Elle planait sur ce passé d'innocence. Oh! la main ferme et
douce qui l'avait conduit pour la première fois au confessionnal, à la
table sainte. Oh! les doigts pieux qui enseignaient ses doigts à égrener
le chapelet.

Mais qu'elle était loin cette première floraison de piété mignarde! La
vie avait marché. L'initiateur maintenant, l'oracle, c'était l'homme: le
père, le professeur, le camarade.

Gilbert avait connu l'orgueil d'apprendre, la curiosité des voiles qui
tombent--et après celui-là, un autre!--Il avait connu aussi, hélas! dans
une confidence chuchotée, dans un livre dévoré en cachette, la
perversité qui se glisse, qui commence son travail de mort.

Gilbert se souvenait. Le collège! La puberté triste entre les murs
maussades, les fronts lourds des lectures mauvaises, les esprits en
révolte; et, les jours de congé, la ruée ensemble vers le plaisir, vers
la débauche.

Puis, brusquement, pendant l'année de philosophie, le malheur était
venu, la mort, presque coup sur coup, de ses parents. Et c'est là que la
grâce l'attendait.

Le séminariste n'avait pas oublié le lieu ni l'heure où il avait reçu le
premier choc. Il revoyait le village natal et la chambre obscure, aux
volets fermés en signe de deuil, où, demeuré seul après l'enterrement de
son père, il avait, en feuilletant les papiers du mort, découvert, dans
une lettre de sa défunte mère, le triste drame qui avait, quelques
années avant, bouleversé le foyer conjugal. Un adultère; une faute grave
du mari. Et cette faute n'était pas la première. Certains passages de la
lettre en témoignaient: des allusions à des erreurs, à des hontes
anciennes. Pauvre femme! Comment Gilbert n'avait-il rien vu, rien
compris de son supplice? Comment n'avait-il pas deviné le secret de ces
doigts pâles en caresse dans ses cheveux, de ces baisers de fièvre sur
sa bouche?

L'orphelin se rappelait son trouble, il revivait le frisson de ses mains
où tremblait l'écriture accusatrice, l'angoisse profonde, le retour sur
lui-même, sur l'indignité de sa vie, qui l'avait fait se jeter à genoux
dans un recours à Dieu.

Mais il n'était pas encore mûr pour le vrai repentir. Le geste commencé
était resté en suspens, les paroles essentielles n'avaient pas été
dites. La liberté des vacances, l'inauguration de la vie d'étudiant
avaient écarté cette velléité de conversion. Avant d'être meilleur, il
fallait qu'il fût pire.

Gilbert avait fait comme les camarades; comme eux, avec eux, il avait
été l'habitué des bastringues, le client des débits d'amour. Et cette
folie avait duré un an. Puis, quand il était enlisé déjà, quand tout
semblait perdu, le salut était venu, le miracle. Oui, le miracle, car,
plus Gilbert y réfléchissait, plus il lui paraissait impossible qu'il se
fût tiré d'affaire tout seul, sans le secours d'en-haut.

Assez banale, en somme, était l'aventure initiale d'où était sortie la
crise. Le fait d'avoir été ramassé par la police dans une bagarre entre
les danseurs--étudiants ou grisets--d'un bal de faubourg, l'ennui de
coucher au poste, en compagnie de filous et d'ivrognes, ne suffisaient
pas à expliquer un pareil changement.

Et c'était là, pourtant, dans cette ordure, que la grâce était venue le
chercher. Jet de lumière au fond de sa misère morale, vomissement de ses
fautes, élan vers le mieux, l'homme s'était ressaisi. Le chrétien se
retrouva quelques jours après.

Ce fut à Saint-Sernin, pendant que le prêtre célébrait une messe
anniversaire de la mort de sa mère--pieuse observance qui avait survécu
aux pratiques religieuses depuis longtemps méprisées. A mesure que se
succédaient à l'autel les phases du grand mystère, voilà que l'enfant
oublieux de son âme avait senti tressaillir, ressuscités par
l'intercession de la morte, son rêve ancien de vie chrétienne, sa soif
de purification, de paix en Dieu, tout ce qui sommeillait en lui de
l'hérédité maternelle.

Gilbert se souvenait: comment il s'était levé, il avait erré, la messe
dite, autour de l'abside sous le regard des saints, des têtes mitrées
d'évêques, des fronts nimbés des jeunes martyrs; comment, en compagnie
des dévotes matinales, il s'était agenouillé devant les reliquaires, il
avait tourné autour des confessionnaux; comment encore, avec l'idée,
avec le désir de l'aveu, le nom lui était venu du confesseur possible,
de l'abbé Védrune, directeur au grand séminaire, un saint homme dont
tout le diocèse s'accordait à célébrer les vertus; comment enfin, poussé
par l'invisible, il avait frappé à la porte du séminaire, à la porte du
prêtre.

Et là le miracle: la confession, l'absolution, cette saveur de la
pureté, matérielle presque, comme la fraîcheur d'un fruit dans la
bouche. L'acte accompli, l'action de grâces dite, c'était l'attrait de
la cloche appelant la communauté à la prière, le charme de cette
direction paternelle où sa volonté s'était si doucement anéantie, la
vocation enfin.

--_Benedicamus Domino!_

L'avertissement pieux se rapprochait, jetait sur pied l'un après l'autre
les voisins de chambre de Gilbert. Il sautait du lit à son tour, se
vêtait, s'abluait rapidement, endossait, après l'avoir baisée ainsi
qu'il est prescrit, la livrée sacerdotale. Sur l'ordre de la cloche, il
se mêlait à la procession muette qui descendait à la chapelle. Et en
descendant, en s'agenouillant à sa place dans le choeur, il revenait à
sa méditation.

C'était maintenant le grand séminaire qu'il évoquait: une année de
piété, de recueillement, de travail sous la discipline sulpicienne. Il
recommençait en pensée ses parcours quotidiens, ses allées et venues à
heure fixe, le long des corridors blancs où des sentences latines
l'escortaient, proclamant la règle, exhortant aux vertus chrétiennes; il
reprenait les examens de conscience, bras croisés, dans la salle
d'exercices, habitée par les portraits des supérieurs défunts, têtes
blanches, surplis blancs, en apparition sur les murs; il se remémorait
les repas sanctifiés par la prose lue à haute voix de quelque naïf
annaliste, bénis du haut de leurs cadres par les anciens archevêques,
prélats de cour, mines opulentes et fleuries, en contraste avec les
figures avisées et rudes des dignitaires plus récents.

Et, après le réfectoire sobre, venait la récréation grave, la promenade
quatre par quatre--chiffre réglementaire--, la conversation le long de
la terrasse, dans la cour, sous les tilleuls symétriques, dociles aux
ciseaux. Puis, les heures de travail, la compagnie des livres dans la
chambre dépouillée, sur la table de bois blanc où s'accoude un moment,
paresseuse ou lasse, la pensée en ascension vers l'absolu, et les bons
sommeils dans le lit de pauvre que garde le geste bienveillant des
saintes images. Quoi encore? la promenade du mercredi à la maison de
campagne du séminaire; au lieu des murs, la clôture des arbres, les
saisons résumées dans les fleurs des parterres, l'ombre des allées
droites sous les futaies sévères, où reposent--nichée d'âmes blanches
dans les cyprès noirs--les séminaristes et les directeurs défunts. Mais
de ces séjours heureux, de ces châteaux de l'âme, où s'était délectée la
piété de Gilbert, le plus aimé de tous avait été la chapelle, cette
chapelle où il allait prier une dernière fois avant de partir. Que
d'émotions sous ces voûtes légères, devant ces coupoles peintes d'où se
penchaient en des attitudes nobles des figures de symbole! la messe en
pleine nuit, l'hiver--mystère dans le mystère--à pointe d'aube, au
printemps, avec la blancheur de la lumière naissante, comme un visage de
vierge curieuse, aux vitraux, et les visites au saint sacrement,
plongées rapides dans le surnaturel, prosternations solennelles des
quarante heures, le front collé à la fraîcheur des marches de l'autel.

L'abbé Gilbert avait épuisé le premier point de sa méditation; il avait
sondé les voies obscures de la grâce; il avait admiré le travail en son
coeur de la miséricorde divine.

Après l'adoration, la contrition allait venir. Les motifs ne manquaient
pas.

Hélas! quel usage avait-il fait des bontés de Dieu, comment y avait-il
répondu?

Le séminariste s'anéantissait, écrasé par le sentiment de son indignité.
Il se reprochait sa tiédeur, ses défaillances. Il s'effrayait de son peu
de courage à dompter la nature, à dépouiller le vieil homme. S'il avait
à peu près réussi à gouverner ses actes, combien de fois s'était-il
égaré en pensée!

Ces constatations l'alarmaient davantage au seuil des vacances. Lui qui
n'était pas arrivé à se vaincre, à se sanctifier dans l'atmosphère de
vertu qu'il respirait au grand séminaire, que deviendrait-il dans le
monde, exposé chaque jour aux périls de la nature et de la chair?

Gilbert aurait souhaité ne pas changer d'air encore, ne pas quitter
l'abri des vieux murs, l'aile paternelle de l'abbé Védrune. Mais l'abbé
Védrune s'était refusé à son désir. Avant le diaconat, avant même les
ordres mineurs, il était prudent qu'il essayât ses forces, qu'il
éprouvât sa vocation.

Gilbert s'était rendu; l'épreuve allait commencer. Et c'était ici le
troisième point de la méditation, la conclusion pratique, la mise en
résolution de l'état d'âme créé par l'examen et par le repentir:
résolution d'obéir ponctuellement au règlement des vacances, tel que
l'avait tracé l'abbé Védrune, résolution de fuir les dissipations
mondaines, de se recueillir dans l'oraison et le travail.

Ces bons propos, le séminariste les mettait sous la protection de la
Sainte-Vierge, de la toute-puissante Dame qui planait en assomption aux
voûtes de la chapelle.

_Sub tuum praesidium_... Les yeux fermés, les mains jointes dans une
concentration fervente de tout son être, Gilbert donnait, offrait ses
vacances à Marie. Des désirs de pureté, des élans d'amour jaillissaient
de lui, s'épanouissaient en gerbes de roses et de lis. Et c'était
vraiment le bouquet spirituel que les maîtres de la vie intérieure
placent au sommet de l'oraison parfaite.



II


La messe finissait. On sortait de la chapelle: lentement, à pas comptés,
comme d'habitude; mais une fois dehors, dans le jardin, les voix, les
gestes s'émancipaient; c'était déjà la liberté des vacances. Des pas se
hâtaient dans les escaliers, des convois de malles, de valises se
pressaient dans les corridors, des paroles d'adieu s'échangeaient au
seuil des chambres grand'ouvertes. On se hélait, on se serrait les
mains, on prenait rendez-vous pour un pèlerinage à Lourdes, pour une
fête patronale de village. Les camarades originaires du même pays se
cotisaient, frétaient un fiacre en commun pour porter leur bagage à la
gare, tandis que, dans la rue, devant la porte du séminaire, des
jardinières attendaient les élèves dont les parents habitaient la
banlieue.

Gilbert s'était joint à la bande des lévites du Lauragais. C'étaient
tous des fils de cultivateurs ou d'artisans de campagne; joues creuses,
flétries par la théologie et par l'abstinence, figures d'ascètes malgré
eux que trahissait l'éclat furtif, l'épanouissement brusque du rire d'où
jaillissaient des rangées de dents, prêtes aux bonnes revanches. Le
grand air, le tumulte de la foule les étonnait tous un peu. En chemin de
fer, dans le compartiment de troisième, mêlés à des soldats en congé, à
des paysans, ils se rencoignaient, effarés,--tels de gros oiseaux noirs
tombés du nid--; ils parlaient bas entre eux, comme s'ils étaient encore
sous l'oeil de leurs maîtres. La gaieté d'ailleurs n'y perdait rien, ni
la malice. C'était, ornée d'argot séminariste et de latinades, la
chronique amusante de l'année, les manies des directeurs, les ridicules
des camarades, un jeu de massacre où s'exerçait la fougue écolière de
leur âge. Et, grave à côté d'eux, d'une gravité posée en masque sur une
figure juvénile, un diacre récitait son bréviaire.

Vinrent des interrogations sur l'emploi projeté des vacances. Le plus
jeune de la troupe se lamentait de la solitude où il allait être
confiné. Personne à voir: un vrai trou de campagne...

--Faites comme moi, mon cher, ripostait un camarade, un gaillard taillé
en force; quand le temps me dure trop, je prends la bêche ou la fourche,
je donne un coup de main à mon père et à mes frères. C'est autant
d'économisé pour eux.

Mais l'autre secouait la tête. Pour avoir essayé une fois de tourner la
manivelle d'un égrenoir à maïs, il avait eu la courbature pendant deux
jours. Et la chose n'avait rien que de vraisemblable, à considérer le
visage exsangue, la physionomie crispée, inquiète du pauvre être débile,
voué peut-être par sa débilité même à la profession sacerdotale.
Impropre à la terre, bon pour l'église! ainsi est-il décrété quelquefois
encore dans les familles paysannes.

L'unique distraction de ses vacances, racontait le malheureux, était les
offices du dimanche à la paroisse, et le fricot du curé après la messe;
un fricot triste, un curé mystique et grincheux.

On plaignait l'abandonné. Son cas heureusement était rare. Ses camarades
se félicitaient, la plupart, du bon accueil qui les attendait chez eux,
chez les voisins, des invitations à dîner dans les maisons riches de
leur paroisse. Châtelains ou bourgeois, c'était à qui les aurait à sa
table. Un sous-diacre avait été prié de donner des leçons à un jeune
gentilhomme récemment refusé au baccalauréat de rhétorique. Il vantait
les agréments de la vie de château, les égards, la nourriture. Du monde
à dîner tous les soirs, de la musique après, et, quand le temps le
permettait, des promenades en calèche.

Gilbert se mêlait à peine à la conversation. Il y avait entre ses
camarades et lui un malentendu qui n'avait fait que s'aggraver de jour
en jour.

L'origine bourgeoise du nouveau venu, sa vocation romanesque l'avaient
isolé dès le commencement. Il était l'égal de ses condisciples; il
n'était pas leur pareil. Jusque dans leur intellectualité, jusque dans
leur piété même, il y avait chez eux une rudesse d'écorce qui
déconcertait sa sympathie. Ils le blessaient sans le vouloir, il leur
déplaisait sans s'en rendre compte. La délicatesse de ses manières
offusquait ces paysanneaux, leur prêtait à rire comme une pose. Les
dévots seuls, par concordance d'âme, ou les ambitieux, à cause de
l'influence qu'on lui supposait sur les directeurs, recherchaient sa
société. Les autres le fuyaient. Les physionomies se muraient, les
conversations s'interrompaient à son approche.

Pas un ami! La règle s'y opposait d'ailleurs, hostile aux intimités, aux
conversations particulières; le hasard des rangs occupés à la sortie de
la chapelle fixait le choix des quatre condisciples qui devaient passer
la récréation ensemble. Et Gilbert, qui aurait voulu pouvoir se donner à
ses camarades, avait fini par se replier sur lui-même, par vivre seul
avec Jésus!

--Vous, Nohèdes? l'interrogeait son voisin, l'abbé Candeil, que
comptez-vous faire?

--Nohèdes? répliquait un de la bande, il édifiera la paroisse de
Bazerque comme il édifiait le séminaire. Saint Nohèdes, priez pour nous!

--Bazerque; bonne paroisse, affirma l'abbé Candeil. L'abbé Resongle est
un brave homme et sa cuisinière est un ange; cave sérieuse, spécialité
de Gaillac. Et puis nous avons madame Mériel, madame Albanie! la
providence du clergé. Bonne paroisse, Bazerque!

--Messieurs, fit observer l'abbé Escaffre, le diacre, en levant le nez
de sur son bréviaire, vous oubliez que notre ami est orphelin. Il va
faire une triste rentrée dans son pays.

Gilbert serra la main de l'abbé Escaffre.

Il y eut un silence. Le train s'arrêtait à Montlaur.

L'abbé Candeil descendit, reçu à bras ouverts, sur le quai de la petite
gare, par sa mère, par son père. Et la joie de la brave artisane, les
mains tendues en accueil vers le séminariste, rappelaient à l'orphelin
ses anciennes arrivées d'écolier en vacances, les embrassades
maternelles gênées par le trophée des livres de prix, des couronnes en
papier doré qu'il rapportait au pays.

Mais ses pensées bientôt prenaient une autre direction. Il était tout au
choc de la réalité vivante, qui, sournoise, après une année vouée au
rêve mystique, travaillait à le reprendre. La femme surtout
l'inquiétait. Exilée brusquement de sa vie après un règne éphémère,
oubliée dans la claustration sulpicienne, elle reparaissait, troublante,
déjà redoutable. Dans la rue, en quittant le séminaire, à la gare, dans
le coudoiement de la foule, il avait subi les premiers contacts. Et
maintenant, dans le compartiment du train, c'était en face de lui le
tête-à-tête de deux promis de village qui se dévisageaient, serrés l'un
contre l'autre, comme agrafés par le désir, se mêlaient ensemble dans
des attitudes d'une impudeur ingénue.

Gilbert, agacé, se détournait d'eux pour le spectacle des campagnes en
bordure de la voie. Mais là encore, d'autres images l'attiraient, des
batifoleries, des culbutes sur l'herbe, de faneurs et de faneuses
occupés à _sauter_ la luzerne. Ils disparaissaient, et le séminariste
les voyait encore. Et il pensait aux petites camarades d'enfance et de
jeunesse qu'il allait retrouver à Bazerque, à Claire Mériel surtout, sa
grande amie de jadis. L'abbé Resongle, chez qui le séminariste allait
passer ses vacances, avait l'habitude de faire chaque soir la partie de
bésigue de madame Mériel. Il l'emmènerait avec lui sans doute.
Aujourd'hui même, dans quelques heures, il se retrouverait avec Claire.

Heureusement, Gilbert était armé. La veille encore, au cours d'un
dernier entretien, son directeur, l'abbé Védrune, l'avait prémuni contre
une faiblesse possible. La prudence ecclésiastique avait, en pareille
occurrence, tout un règlement de conduite, une série de sages
précautions: fuir les occasions de tête-à-tête avec les femmes, ne
jamais les regarder en face. Si ces mesures préventives ne suffisaient
pas, il y avait le recours à la prière, l'intercession de Dieu et des
saints. Gilbert se rassurait en y pensant. Peut-être aussi
s'exagérait-il le danger.

Après un an de séminaire, il n'était plus le même homme; la grâce
l'avait transformé. La fréquentation des prêtres, la pratique des
sacrements, la nourriture eucharistique l'avaient préparé à soutenir le
bon combat.



III


Bazerque! Une grappe de toits rouges au pied d'une église, des jardins
d'arbres fruitiers mêlés aux maisons, et au-dessus du village, la
colline, une forme d'argile nue sans un arbre, sans une broussaille,
sans autre ornement que les stries régulières tracées comme au flanc
d'une amphore par le creux des sillons. La rue, une rue calme, avec des
siestes de pigeons sur les toits, des sommeils de chats roulés en boule
au seuil des portes, avec des jeux d'enfants, des rondes dans la
poussière blanche. Oh! cette odeur de pain chaud qui sortait de la
boulangerie, et cette cadence du métier de tisserand, ce vol léger de la
navette dans l'ombre du sous-sol moisi, tapissé d'images peintes! Des
gestes, des paroles d'accueil arrêtaient Gilbert à chaque pas, la
mousseline des rideaux s'écartait à son approche pour la satisfaction
des curiosités bourgeoises.

Il arrivait au presbytère enfin, et c'était devant lui la fraîcheur du
corridor soigneusement arrosé, la paix en Dieu suggérée par les gravures
de sainteté pendues aux murs, la gaieté villageoise insinuée par le
gazouillement des oiseaux en cage, par le spectacle, à travers la porte
vitrée, du potager, du verger, où s'alignaient, entre les petits pois et
les choux, les allées droites, favorables à la récitation du bréviaire.
Gilbert respirait à pleins poumons cette atmosphère connue; il écoutait
le silence moite où s'assoupissait la maison.

Cependant, la diligente Thècle, la servante de l'abbé Resongle, s'était
emparée de sa valise, elle le conduisait à sa chambre.

M. le curé n'était pas là: il avait chargé Thècle de l'excuser.

--Vous connaissez ses habitudes, expliquait-elle. C'est aujourd'hui
jeudi; il est allé pêcher sa friture de goujons à l'Ers. Vous le
trouverez tantôt au moulin d'Engalière, si le soleil ne vous fait pas
peur.

En attendant, elle aidait le séminariste à s'installer, à ranger sur sa
table ses outils de travail et de piété, les paroissiens, les gros
livres d'où l'abbé devait tirer la substance de son devoir de vacances,
une dissertation sur le fondement de la certitude...

Et tout en l'aidant, elle l'entretenait des gens de Bazerque, l'initiait
aux accidents, aux maladies survenus à l'un ou à l'autre, aux événements
de la paroisse. Monsieur le curé avait eu ses _douleurs_ pendant
l'hiver; M. l'abbé Sustre avait dû le remplacer trois dimanches de suite
aux offices; le maire était allé soigner sa maladie de foie aux eaux
d'Andabre; la métairie des Despiech avait brûlé; les Pouzols mettaient
leurs propriétés en vente pour habiter Toulouse; le percepteur était
changé.

Puis, brusquement:

--J'oubliais la grande nouvelle, toute fraîche, celle-là. Votre amie,
mademoiselle Mériel se marie avec M. Adrien de Favaron, de Villefranche;
des gens riches, un fils unique. Ça va faire une belle noce! Mais ce
n'est pas pour tout de suite; mademoiselle Claire n'est pas pressée sans
doute, et, vous la connaissez, on ne la fait pas marcher comme on
veut... Mais je suis là à bavarder, s'interrompait Thècle, et je ne vous
offre seulement pas de vous rafraîchir. La journée est chaude; vous avez
dû cuire en chemin de fer. Avez-vous déjeuné au moins? Oui; tant mieux.
Un verre de vin blanc, alors? Je vais vous le servir; à moins que vous
n'aimiez mieux de l'orangeade... C'est la boisson préférée de monsieur
le curé, l'après-midi. Voulez-vous?

Gilbert refusait. Il se décidait à aller rejoindre l'abbé Resongle au
moulin d'Engalière.

Le trajet lui était familier. Il l'avait suivi bien des fois, quand il
allait avec son père chasser la caille dans les chaumes d'Encrambade. Et
c'était la descente vers le chemin de fer, le passage à niveau, la
plaine enfin, les récoltes, l'alternance uniforme des ratoubles et des
maïs, et, sur la monotone étendue, en lignes d'un vert pâle, les boules
frissonnantes des saules, au bord des fossés.

Çà et là, des métairies basses allongeaient leurs toits rouges; des
paillers, des gerbières en blondes architectures proclamaient la
fertilité de la terre, l'opulence future des greniers, et, devant chaque
jardin, des murailles de cyprès défendaient les fruitiers et les plantes
potagères contre les rafales desséchantes de l'autan.

Une levée de terre, un grondement de chaussée signalaient bientôt la
rivière et le moulin. Triste rivière, l'Ers! sans verdure au bord, sans
arbres, une eau agitée, impatiente, rongeuse de ses berges. L'approche
de la chaussée la calmait cependant; et au-dessous, libre un moment,
elle tournait en remous, ombragée par les platanes et les saules. Les
bâtisses du moulin s'étageaient au bord dans la fumée blanche de la
farine, et le tic-tac de la trémie menait dans la paix des campagnes son
joli bruit de danse, de perpétuelle fanfrandole.

L'abbé Resongle était là. Assis, jambes pendantes, sur le mur qui
séparait le canal d'amenée de la rivière, incliné un peu vers l'eau, il
pêchait. Et Gilbert s'étonnait, s'attristait même à le regarder. Cette
soutane, jadis noire, ce chapeau de paille attaché par des brides sous
le menton à cause du vent, tout cet attirail de sauvage, de braconnier
d'eau douce et la posture aussi, cette mine de loutre aux aguets, prête
à fondre sur la proie, était-ce bien le costume, était-ce bien
l'attitude d'un prêtre de Jésus-Christ?

Gilbert s'avançait; l'abbé Resongle le salua d'un geste qui le cloua sur
place. La minute était précieuse; le bouchon remuait à vives secousses,
dansait au fil de l'eau. Il s'arrêta un moment, repartit, plongea à pic.
Et presque en même temps deux poissons sautaient en l'air, au bout de la
ligne.

Le pêcheur s'épanouit.

--Jolies pièces! s'exclama-t-il en décrochant sa prise. Et il faisait
admirer à Gilbert les moustaches de pandour, les reins larges et dorés
des goujons. Vois-tu, petit, ajouta-t-il, en amorçant de nouveau sa
ligne, les goujons de l'Ers, c'est encore la meilleure friture qu'on
puisse pêcher à Bazerque. Au canal, le panier s'emplit plus vite; mais
que faire de ces gardons, de ces ablettes aux chairs molles, empuanties
par la vase? Ici, rien que du goujon, mais exquis; les issues du moulin,
les pâtes en suspension dans le courant lui donnent une saveur unique.
Demain à déjeuner, tu m'en diras des nouvelles. Ce soir, la marmite est
renversée au presbytère; mais tu n'y perdras rien. Madame Albanie nous a
invités tous les deux. C'est convenu. Tout à l'heure, en rentrant, nous
irons la visiter ensemble...

--J'irai la voir sûrement, répondit Gilbert; mais, pour le dîner, je ne
sais si je dois... Il hésitait, pris de scrupules à la pensée de cette
rentrée immédiate dans la vie mondaine.

L'abbé Resongle avait froncé le sourcil.

--Si tu ne sais pas, dit-il, moi je sais. J'ai promis pour toi; tu
viendras. Allons, assieds-toi là en attendant et regarde. Tu pêchais
autrefois; pourquoi n'as-tu pas pris un roseau au presbytère? J'en ai là
provision; et, quant aux lignes, en voici de rechange.

Du geste, l'abbé Resongle les montrait soigneusement enroulées autour de
la coiffe de son chapeau... A deux, la friture aurait été plus tôt
prise.

Les goujons boudaient maintenant; le bouchon restait calme, et l'abbé
Resongle en profitait pour s'informer du grand séminaire.

--Que devient l'abbé Védrune? Toujours original? Est-ce qu'il a encore
la manie de lessiver ses bas dans sa chambre pour économiser le
blanchissage? C'est lui qui te confesse? demandait-il à Gilbert.
Ramonez-ci, ramonez-là... Il s'y entend, l'homme, pas vrai? On voit
qu'il arrive tout droit de l'Auvergne. Et l'abbé Maffre, ton professeur
de philosophie, est-il content de toi? _Probo majorem, nego minorem..._
Tu y mords au syllogisme? Nous n'y brillions guère de mon temps. Tu
feras bien de ne pas compter sur moi pour ton devoir de vacances.
D'ailleurs, tu l'auras bientôt bâclé, j'espère. J'aurai bientôt besoin
de toi à l'église. Je ne sais pas si je t'ai communiqué dans ma dernière
lettre le mariage de Claire Mériel. Ce n'est pas encore fait; mais ça va
se faire. Or, tu sauras que le jeune Adrien de Favaron, le fiancé, fait
cadeau d'une statue de la Sainte-Vierge à la fabrique: une terre cuite
de trois cents francs; nous l'inaugurons en pompe le 15 août, jour de
l'Assomption. Vêpres solennelles, procession, salut; tout le grand
tralala. Tu nous donneras un coup de main.

Une piquée ferma la bouche à l'abbé, puis une autre et encore cinq ou
six à la suite: «_Tu es meus_», articulait-il à chaque nouvelle prise.
Un cabot couronna la série: une piquée à fond qui aurait surpris un
pêcheur moins expérimenté que l'abbé Resongle; mais l'oeil veillait et
la main, toujours prête à donner la secousse.

Ferré, noyé par d'habiles oppositions de tierce et de quarte, le
monstre--il pesait bien un quart de livre--fut amené pantelant, battant
l'air de ses nageoires roses, dans le panier que secouait son agonie.

La meunière à sa fenêtre, un toucheur de boeufs du haut du pont avaient
assisté à la capture.

--Bien travaillé, monsieur le curé! applaudissait le paysan. Pas un
poisson qui vous échappe...

Et le curé, relevant la tête:

--J'en connais un pourtant, un gros, tu le connais aussi, toi,
Baptistou. J'ai eu beau tendre mes filets à Pâques dernières, le coquin
a passé à travers les mailles...

--C'est que les mailles sont usées, monsieur le curé! Faudra raccommoder
le filet avant les Pâques prochaines, riposta l'homme avec un gros rire.
Et il se remettait en marche.

L'abbé pliait sa ligne, envoyait un bonjour à la meunière:

--A quoi pense ton homme? lui disait-il. Voilà deux dimanches qu'on ne
l'a pas vu à la messe. C'est mal fait. S'il n'a pas souci de son âme,
qu'il pense à votre petit Etienne qui fera sa première communion l'année
prochaine. Il lui doit le bon exemple. Et puis, méfie-toi, Rose: autant
de perdu pour l'église, autant de gagné pour le cabaret.

Tout en chapitrant sa paroissienne, l'abbé avait mis son panier de pêche
en sautoir, son roseau à l'épaule.

--Et maintenant, en route, mon garçon! ordonna-t-il à l'abbé. Madame
Albanie nous espère, et les Favaron sont du dîner, je crois. Il faut que
je fasse un bout de toilette.



IV


La maison des Mériel où l'abbé Resongle et Gilbert se rendaient un peu
après--elle était située juste en face de la cure, et on n'avait que la
rue à traverser pour aller de l'une à l'autre--passait pour la plus
belle du village. Sa façade à deux étages, ses larges baies, ses
corniches surchargées de moulures, son acrotère décoré de mascarons en
terre cuite faisaient honte aux humbles logis voisins, aux modestes
bâtisses percées de ces ouvertures étroites que la prudence des maîtres
maçons d'autrefois opposait à la violence du vent d'autan, charrieur de
poussières et de bruits. Pendant des années, jusqu'à son expérience de
la grande ville, l'habitation des Mériel avait été pour Gilbert le lieu
du luxe, de la mondanité. Les départs de la calèche surannée qui
charriait la famille vers quelque partie de campagne, vers quelque
visite aux châteaux voisins, les grands dîners, les sauteries d'automne
qui envoyaient vers l'obscur village l'éclat des lustres avec le rythme
des quadrilles avaient éveillé ses premiers appétits d'élégance, ses
premiers rêves de plaisir.

Ce paradis était fort accessible. Si la grande porte, la porte
d'honneur, ne se déverrouillait que pour les grands invités, pour
Monseigneur en tournée de confirmation, pour l'état-major d'une brigade
en manoeuvres, la petite porte, la porte quotidienne, destinée dans le
plan de l'architecte au service de la cuisine et des communs, était
ouverte à tout venant. D'ailleurs, tant que le père de Claire avait
vécu, la cuisine avait été l'endroit le plus animé, le plus fréquenté de
la maison. Le salon ne comptait pas, toujours fermé, le cabinet de
travail, envahi par la pharmacie de Madame, encombré par l'attirail de
chasse de Monsieur, ne servait guère qu'aux siestes des après-déjeuners
d'été, aux bons sommeils dans le canapé que se disputaient les chasseurs
et les chiens. La cuisine était le vrai centre de la maison.

C'est là, dans la bonne odeur émanée des casseroles, de la poële où
sautaient les crêpes, des chaudrons où mijotaient les confitures, que le
maître recevait sa clientèle rustique, là que se soldaient les comptes
de la semaine, que se donnaient les consultations du légiste amateur,
que se réglaient les arbitrages. Et tout en vérifiant une addition, en
écoutant une supplique, M. Mériel astiquait son fusil, enseignait le
rapport à son chien, séchait au feu de la broche ses guêtres souillées
de la boue d'un retour de chasse.

Les enfants du village connaissaient tous le chemin de cette cuisine
hospitalière. Les petites voisines, amies de Claire, les camarades de
son jeune frère Bernard s'y donnaient rendez-vous. On y concertait les
amusements du jour, on travaillait à la confection d'un cerf-volant, on
préparait une charade. Gilbert avait fait partie de la petite troupe.
Plus âgé que Claire et que son frère, il était le chef de la bande,
celui qui franchit les fossés, qui grimpe aux arbres, le voleur de nids,
le maraudeur de prunes vertes; ou plutôt,--car la royauté de Claire ne
souffrait pas de partage,--il était le metteur en oeuvre de ses
caprices.

Cela se passait entre la septième et la douzième année. La première
communion, l'usage des robes longues avaient changé Claire. L'enragée
gamine, l'enfant casse-cou, était devenue une petite personne maniérée,
aux mouvements harmonieux et souples. Mais le diable n'y avait pas perdu
grand'chose. La coquetterie la tenait maintenant, le tête-à-tête avec le
miroir, la gloire de la parure, la passion des louanges. Contenue
jusqu'à la mort de son père par la bonhomie bourgeoise, le sans-façon
traditionnel de ses parents, la mondaine sortait, se révélait peu à peu;
elle bouleversait le paisible intérieur, elle révolutionnait Bazerque.
Les peintres, les tapissiers étaient venus, des invitations avaient été
lancées aux quatre coins du pays: «On dansera!»

Gilbert avait dansé avec Claire. C'était aux vacances dernières; et il
la revoyait encore telle qu'elle lui était apparue ce soir-là,
despotique et charmante, troublée par moment du trouble qu'elle donnait
aux autres, étonnée de la nudité de ses épaules dans le reflet des
glaces, où elle ne pouvait pas s'empêcher de s'admirer en passant.
Comment, en quel état d'âme et de figure allait-il la retrouver
aujourd'hui? Transformée sans doute, émue par la gravité des
fiançailles. Elle promise à un autre, lui voué à la prêtrise, ils
allaient être comme étrangers l'un à l'autre; et ce serait mieux ainsi.

L'abbé Resongle, chemin faisant, initiait le séminariste aux
changements, aux nouvelles habitudes de la maison:

--Tous les jours en tenue, mon garçon, comme chez Monseigneur. Regarde!
(Il montrait les gants noirs, les gants de filoselle, dont s'étonnaient
ses mains de jardinier et de pêcheur à la ligne; il indiquait d'un
étirement désespéré de son cou un peu court la servitude du rabat.) Il
ne manque plus que les boucles d'argent aux souliers et le manteau de
cérémonie, ajoutait-il. Et ça viendra peut-être. Ah! elle ne plaisante
pas avec l'étiquette, notre petite dauphine! Heureusement, il y a des
compensations. La cuisine! Des menus à tout casser, en double majeur,
comme dit l'_Ordo_. Des truffes à toutes les sauces, des primeurs; tu
verras! Cette Thérèse me confond. Tu sais l'estime que j'ai toujours eue
pour son talent; un don de Dieu, mon ami, un véritable don! Personne
comme elle pour rôtir un lièvre à point. Et ses croustades aux cailles,
tu te les rappelles? et ses soufflés à la vanille! Mais c'était du vieux
jeu, tout cela. Maintenant il lui faut inventer du nouveau chaque jour.
Je ne sais pas comment sa tête peut y tenir. Et nos estomacs, donc! M.
Souège de Favaron lui-même, le futur beau-père, un homme du monde, un
coup de fourchette si majestueux qu'il n'en finit jamais de mettre les
morceaux à la bouche... eh bien, mon cher, il n'en pouvait plus, l'autre
soir; il était rouge comme un coq; on aurait dit qu'il allait éclater...
Mais, j'y pense, s'interrompait le brave homme, tu ne les connais pas,
ces Souège de Favaron? De Favaron? répétait-il en hochant la tête; ils
ne le sont que depuis hier; mais qu'importe? Ce sont de bons chrétiens;
voilà l'essentiel; et des gens bien posés. Monsieur s'est fait recevoir
au Cercle de l'Union à Toulouse, il est vice-président du sous-comité
royaliste de Villefranche; Madame quête pour toutes les bonnes oeuvres.
Que pourrait-on leur demander de plus?

--Et le fiancé? interrogeait Gilbert.

--Adrien? Un bon garçon. Il n'a pas inventé la poudre, mais il s'en sert
si bien! Un grand chasseur comme feu Mériel, un homme de cheval; des
succès au stand, des flots de rubans à l'hippique. On dit qu'il a raté
le bachot; et après? Notre petit Bernard aussi l'a raté en juillet, et
il le ratera en novembre. Ces pauvres jeunes gens, on leur en demande
vraiment trop, aujourd'hui. Jadis, il n'y a pas si longtemps, il
suffisait d'être le fils à papa. Les diplômes, les places, tout vous
venait dans la main. On n'avait qu'à se laisser vivre. Maintenant rien
que pour arriver au bachot, il faut s'exterminer la cervelle. Ce n'est
pas de jeu. Bon pour les enfants du peuple, pour les pauvres diables qui
n'ont pas un sou en poche de se pousser ainsi à la force du poignet.
Mais les nôtres, Adrien Souège, Bernard Mériel, comment voulez-vous?...

--Et il ne s'est pas offert d'autre prétendant pour mademoiselle Claire?
demandait le séminariste.

--Eh si! justement. Mon confrère de Vieillevigne avait un candidat à
colloquer, un paroissien à lui, le jeune Albert Gironis: un savantasse,
celui-là, numismate, archéologue, membre correspondant de l'Académie des
Inscriptions de Toulouse, lauréat des Jeux Floraux. Et pieux avec ça.
Trop peut-être pour la jeune personne. Madame Mériel était bien
disposée; mais notre Claire a dit non, et Claire a eu le dernier mot:
«Un mari, ça? c'est un pion que vous voulez me donner, a-t-elle
protesté. Si vous croyez qu'à dix-huit ans, j'ai envie de recommencer
mes classes!» Tu la reconnais là, notre Claire. Sa mère était
consternée; moi pas du tout. Entre nous, je n'y tenais pas à ce Gironis.
Le négociateur, l'abbé Bouzigues, est un intrigant. Il y a longtemps que
je le vois venir. Il ne cherchait qu'un bon prétexte pour s'introduire
dans la maison, pour s'emparer de madame Mériel. Il s'est mis dans de
gros embarras avec la reconstruction de son église; il aurait voulu
trouver une bonne âme pour avaliser ses traites. Qu'il aille se faire
avaliser ailleurs! C'est mon prétendant qui l'a emporté. La future a
exigé quelques mois de stage; mais Adrien est déjà comme l'enfant de la
maison. Nous brûlons les étapes. D'ici à la fin des vacances, l'affaire
sera dans le sac. Et en avant les violons, c'est-à-dire le grand orgue!

--Amen! soupira sans conviction l'abbé Gilbert que cette concurrence des
deux prêtres autour d'un mariage riche avait médiocrement édifié.

L'abbé Resongle frappait déjà à la porte des Mériel, à la grande! la
petite, depuis les fiançailles, était réservée aux gens de service. Et à
peine introduits pour la forme dans l'obscurité du salon, les arrivants
étaient invités à passer au jardin où la société se trouvait réunie pour
le tennis... Au bout de l'allée de charmille, dans un cabinet de verdure
qui s'ouvrait sur la pelouse, les Favaron père et mère et madame Mériel
assistaient aux ébats de leurs enfants.

Monsieur de Favaron avait la mine étoffée et fleurie d'un bel homme sur
le retour, une tête d'apparat avec un nez busqué de grand carrossier et
un front trop vaste où se poursuivaient quelques mèches indigentes.
Madame de Favaron lui ressemblait; une grosse dame qui exhibait,
jalousement conservés--et pour qui, grand Dieu!--les restes d'une beauté
qui florissait du temps de l'empereur second: une taille sanglée à
crever dans une carapace prétentieuse, une figure acide et couperosée de
blonde mûrissante, où le duvet apparaissait çà et là comme une
moisissure.

L'homme et la femme--les deux faisaient la paire--saluaient les
arrivants d'une inclinaison de tête aimable et familière pour le curé,
condescendante pour le séminariste, tandis que madame Albanie leur
souriait de toute sa figure un peu menue, presque enfantine, à peine
solennisée d'embonpoint. Soulevée à demi du fauteuil où la clouaient
d'invincibles rhumatismes, elle présentait Gilbert à ses hôtes, puis
l'attirant à elle:

--Approchez, Monsieur l'abbé, qu'on vous regarde! Eh! mais, savez-vous
que vous n'avez rien perdu à votre changement de costume? La soutane
vous va à ravir. Elle vous grandit un peu. Et cet air grave!
Tournez-vous maintenant, qu'on voie votre tonsure. Parfait. Dieu! que
votre maman aurait été heureuse si elle avait pu vous voir dans votre
nouvel habit, soupirait-elle. C'était son rêve. Pauvre Louise! Elle
serrait la main de Gilbert. Vous nous restez ce soir, ajouta-t-elle.
Monsieur le Curé était chargé de vous inviter. Et il a dû vous annoncer
aussi...

Elle n'acheva pas, se contenta d'indiquer d'un coup d'oeil sa fille et
son futur gendre, un insignifiant bellâtre, qui venaient vers eux,
raquettes en mains, suivis d'un collégien monté en graine, figure
glabre, impertinente et flétrie: Bernard Mériel.

Claire! Elle était là, devant lui, pas du tout émue ni attendrie par les
fiançailles, comme il l'avait supposé, changée un peu cependant, avec
plus de désinvolture dans le geste, plus d'autorité dans le regard. Elle
avait avancé dans la vie; elle avait connu davantage le pouvoir de la
beauté, le prestige de l'argent. L'éclat de la jeunesse, la certitude de
sa force débordaient d'elle comme le vin d'une coupe trop pleine. Mais
qu'avait Gilbert à l'analyser ainsi? Que faisait-il des prescriptions et
des défenses promulguées au séminaire: «Ne jamais regarder une femme en
face.»

Le lévite baissait les yeux. Mais Claire lui tendait la main. Pouvait-il
faire autrement que de la prendre? Ses doigts tremblaient dans la légère
étreinte. Il balbutiait. Il devait avoir l'air ridicule. Ces jeunes gens
qui le dévisageaient, qu'allaient-ils penser de lui?

La poignée de main d'Adrien de Favaron lui rendit un peu de sang-froid.
Mais le tutoiement de Bernard le troubla de nouveau. Ne devait-il pas
faire respecter son habit? Madame Albanie lui vint en aide en reprenant
Bernard. Et Gilbert s'en voulait de s'arrêter à ces vétilles. Mais il en
voulait aussi à la vie mondaine de les lui imposer. Il comparait les
événements, les émotions de la journée aux émotions, aux événements de
la veille; il constatait la déchéance.

Claire souriait:

--Nous vous tenons enfin, Monsieur Gilbert... pardon, Monsieur l'abbé,
se reprenait-elle. Eh bien, puisque vous voilà revenu, nous allons, tout
de suite, mettre votre bonne volonté à l'épreuve. J'en ai assez du
tennis à trois. Vous allez faire le quatrième. Je vous prends dans mon
camp.

Gilbert se récusait. Il avait sûrement oublié depuis les vacances
dernières. Et il se tournait vers l'abbé Resongle, comme pour l'appeler
au secours de ses scrupules.

Mais Claire suivait son manège.

--Monsieur le Curé vous donne la permission, affirma-t-elle. Pas vrai,
Monsieur le Curé?

M. le Curé tournait béatement les pouces sur son ventre en écoutant
d'une oreille distraite les détails que lui servait M. de Favaron sur la
dernière vente de charité qu'on avait organisée à Villefranche. Il
acquiesça d'un signe à la requête de mademoiselle Mériel:

--Le jeu de boules est autorisé, je crois, les jours de promenade à la
maison de campagne du séminaire. Pourquoi le tennis serait-il défendu
pendant les vacances? Le concile de Trente n'a pas d'objection, sans
doute, contre le tennis.

--Allons, en place, Monsieur l'abbé, criait Claire. C'est à vous de
servir!

Dès le premier _avantage_, elle avait repris avec son partenaire ses
allures, son vocabulaire de camarade. L'abbé n'était plus que M.
Gilbert, et Gilbert tout court, quelquefois, quand la partie s'animait,
quand il fallait jeter une indication à la volée. Le jeu les passionnait
d'ailleurs l'un et l'autre, les empêchait de prendre garde à ces
nuances; ils ne songeaient plus au bout d'un moment qu'à servir, à
relancer les balles. Gilbert se déraidissait, dépliait ses membres
engourdis par l'immobilité habituelle de la prière. Son corps jeune et
ardent, ce corps qu'il s'évertuait depuis un an à mépriser, à mater,
cherchait obscurément sa revanche. L'ivresse du mouvement le gagnait; sa
pensée distraite, en commençant, isolée de ses gestes s'y associait
maintenant; elle s'employait toute à calculer les coups, à manier la
raquette.

--A vous, l'abbé, à vous, Gilbert!

--A vous, mademoiselle Claire!

L'amour-propre s'en mêlait, il avait une joie rude à crier les balles
gagnées, à notifier les _avantages_. Et si le camp opposé perdait par
quelque maladresse d'Adrien, sa joie se faisait méchante.

Pourquoi?

On eût dit que Claire favorisait ces mauvais instincts, qu'elle
s'amusait au spectacle de cette rivalité. En le soulignant, elle
aggravait le dépit de la défaite, l'insolence du triomphe.

--Quarante! proclamait-elle. Décidément, vous n'êtes pas de force,
Monsieur de Favaron. Enfoncés, les laïques! Vive le séminaire!

Adrien faisait semblant de rire:

--Ah ça! vous suivez donc un cours de tennis, dans votre sainte boîte,
s'exclamait-il en s'adressant à Gilbert.

Et Claire:

--Vite, donnez-leur l'absolution, Monsieur l'abbé. Ils sont perdus!

En se renversant pour prendre une balle, elle avait failli perdre
l'équilibre. D'un mouvement instinctif, elle s'appuya à l'épaule du
séminariste. Gilbert rougit. Elle retira sa main lentement, refusa
l'aide d'Adrien qui accourait:

--Je ne veux pas d'ennemi dans mon camp, ni d'armistice, déclarait-elle.
A toi, Bernard!

Sur un coup brillant de Gilbert, la partie finissait. Claire jeta la
raquette, se baissa rapidement pour cueillir une ornithogale--une dame
de onze heures, qui fleurissait dans l'herbe de la pelouse, et, la
montrant à Gilbert:

--Vous souvenez-vous? lui disait-elle. Je me dépitais autrefois, quand
nous les cueillions ensemble, et qu'elles se fermaient, aussitôt
cueillies, dans mon tablier. Je les violentais, j'ouvrais de force leurs
pétales. Quel mauvais petit tyran, j'étais alors! Le monde
m'appartenait, je ne connaissais pas d'obstacle. Et ça n'a pas tout à
fait changé, ajouta-t-elle avec un sourire. Elle tenait toujours la
fleur entre les doigts, comme prête à l'offrir. A qui? Adrien venait
vers elle. Elle le regarda s'avancer, et quand il fut tout près, elle
détourna la tête et laissa tomber la fleur sur le gazon.



V


Dès le lendemain de son arrivée à Bazerque, Gilbert avait arrêté
l'emploi de ses journées. Il les avait voulues semblables en tout à ses
journées du grand séminaire: mêmes heures, mêmes occupations, même
discipline. Mais il avait beau faire ce n'était plus autour de lui, le
grand silence, l'atmosphère mystique de la clôture sulpicienne. On
travaillait ferme, on s'agitait, au village. La vie matérielle, la vie
pour l'argent, menait son tapage en discordance avec la vie
contemplative, avec la vie de l'âme. A l'angelus du matin, les métiers
s'éveillaient, le forgeron faisait parler son enclume, le tisserand sa
navette. Des chariots passaient, grinçaient sur la route. Aux heures les
plus lasses de l'après-midi, le grondement d'une batteuse animait la
torpeur des campagnes, suscitait l'image de la fourmilière humaine,
gesticulant dans la poussière comme dans une fumée de bataille.

Les sonneries mêmes de l'église, au lieu de suggérer des rêves pieux,
comme au séminaire, n'étaient plus ici, qu'une espèce d'horloge à longue
portée notifiant aux villageois l'horaire de leurs travaux, de leurs
nourritures.

A peine si une bonne femme ou deux assistaient à la messe que l'abbé
Resongle disait chaque jour à six heures. La santé de madame Mériel ne
lui permettait pas de se lever aux aurores, et l'abbé Resongle ne
pouvait pas attendre à cause de son estomac. A moins qu'un service
d'anniversaire n'y appelât quelque famille paysanne, groupe taciturne,
venu là pour conjurer les puissances occultes, pour apaiser les mânes de
parents voués aux flammes du purgatoire, l'église restait à peu près
vide.

Gilbert y entrait le premier après le sacristain. Docile à la règle, il
aidait ce fonctionnaire, cordonnier de son état, à disposer les vases
sacrés, les ornements qui allaient servir au saint sacrifice. En
véritable enfant de lumière--_filius lucis_, ainsi que la liturgie
désigne les clercs tonsurés, il s'occupait de renouveler l'huile des
lampes sacrées, d'allumer les cierges de l'autel. Somnolent et quinteux,
aux prises avec sa pituite quotidienne, l'abbé Resongle arrivait
ensuite, dépêchait sa messe.

Vers le dernier évangile, une odeur savoureuse se répandait, voyageait à
travers la nef. C'était le chocolat de Monsieur le curé que Thècle
portait à la sacristie. Le brave homme commençait à le boire goulument,
à peine dévêtu des ornements sacerdotaux, puis, lentement, à petites
gorgées qui coupaient son action de grâces.

L'estomac une fois satisfait, il reprenait ses esprits, réglait l'ordre
du jour: baptême, mariage, sépulture, cancanait avec le sacristain,
causait pêche ou jardinage--les deux grandes passions de sa vie.

--L'autan souffle encore ce matin, se lamentait-il; on ne pourra pas
travailler à l'Ers; le vent emporterait les lignes... Ou bien encore:
Orage cette nuit; les anguilles donneront au moulin. Tu verras ça, mon
petit. Elles vont se prendre toutes seules. Et Thècle a un talent pour
la matelotte!

Mais les légumes lui faisaient oublier les anguilles. La sécheresse les
flambait; il fallait toujours avoir l'arrosoir à la main. Thècle n'en
pouvait plus. L'abbé Resongle avait les mains pelées de travailler à la
pompe.

--Tu m'aideras ce soir, commandait-il à Gilbert. A nous deux, nous
soignerons les petits pois; nous leur en donnerons jusqu'à plus soif. Et
tu verras comme ils seront reconnaissants. Bien arrosés, ils nous
fondront dans la bouche. Avec une tranche de jambon de la Montagne-Noire
et des pigeons du pays, tu t'en lècheras les doigts, mon enfant. Ils
sont gras, cette année, les pigeons; le blé couché par l'orage qu'il fit
avant les fauchaisons, s'est égrené à terre; ces bestioles s'en fourrent
à pleins jabots. A quelque chose malheur est bon...

A tout moment dérangé par le curé, Gilbert n'avait seulement pas une
minute de tranquillité pour dire ses prières à l'église. Il avait beau
invoquer le règlement.

--Les vacances sont les vacances, déclarait l'abbé Resongle. Le temps ne
te manquera pas pour te sanctifier au séminaire. Tu es ici pour réparer
tes forces, pour te gaver de plein air... et pour obéir à ton curé,
ajoutait-il en riant. Sais-tu que j'ai des droits sur toi? que je serai
chargé, à la fin des vacances, de faire un rapport à tes supérieurs.
Prends garde! Tâche de te bien conduire à table, si tu veux être bien
noté. Songe que c'est une bonne oeuvre que tu accomplis en me tenant
compagnie. Crois-tu que je ne déjeune pas assez souvent seul? Mauvaise
affaire! On mange trop vite alors, et la digestion se fait mal...

Et de fait, le déjeuner n'en finissait pas. Et après le déjeuner, le
café, les petits verres. Il y avait une certaine liqueur de prunelles
fabriquée par Thècle, un velours sur la langue, un baume dans l'estomac,
résumait l'abbé Resongle. Chaque fois que tu en prends, assurait-il, tu
allonges ta vie d'un an.

--A ce compte, nous sommes sûrs de devenir centenaires! plaisantait
Gilbert en écartant la bouteille.

--Je te scandalise, mon pauvre enfant! soupirait le curé. Si, si, je le
vois bien, répétait-il, en réponse aux dénégations de Gilbert. Et ça ne
me surprend pas. C'est que vous êtes gâtés en fait de vertu, au grand
séminaire. Vous vivez avec des saints. De l'abbé Védrune, tomber sur
l'abbé Resongle, cela fait une dégringolade. Tu m'aimes, je le crois,
mais tu me méprises un peu, j'en suis sûr. Et bien, tu as tort, mon ami;
tu as grand tort. Crois-tu que ton abbé Védrune que j'admire, que je
vénère autant que toi, crois-tu que ce saint homme, qui sera peut-être
canonisé un jour, ferait merveille, ici, à Bazerque, avec son cou tordu,
ses scrupules et sa théologie? C'est très bien d'argumenter et de
méditer. Mais serait-on aussi savant que l'ange de l'Ecole et aussi
pieux que Saint-Antoine de Padoue, à quoi veux-tu que ça serve, ici,
avec nos paysans? Trop parfait, je les ennuierais peut-être; ils ne me
comprendraient pas. J'ai été comme toi, mon enfant, j'ai eu mon heure
d'intransigeance. C'était à mon arrivée ici, au début de mon ministère.
Le zèle apostolique me dévorait, je ne passais rien aux autres ni à
moi-même. Cela dura ce que ça put: six mois, un an? Si ça se fût
prolongé, j'étais brouillé avec toute la paroisse. Tu y passeras plus
tard; tu me rendras justice. Et déjà même... Voyons que fais-je de mal,
après tout? Ça te choque peut-être, que je pêche à la ligne? Que
veux-tu? Les journées sont longues à Bazerque; lire épaissit le sang; et
puis j'évangélise en route, je visite mes malades, je cause avec l'un,
avec l'autre. Chacun son goût d'ailleurs; mon voisin, le curé de
Lastours s'amuse à la photographie; le jeune desservant de Riscle
compose des vers. Il travaille pour la gloire et moi pour la friture; en
quoi suis-je plus repréhensible? Et puis, qu'y a-t-il encore? les bons
dîners que je fais chez les Mériel, mes parties de bézigue avec madame
Albanie? C'est ça qui te déplaît? Je le suppose du moins, puisque voilà
trois soirs de suite que tu refuses, sous divers prétextes, de
m'accompagner chez nos amis. Eh bien! si tu boudes, c'est tant pis pour
toi. Madame Albanie est la bienfaitrice de la paroisse, la mère des
pauvres, la providence du presbytère. Et tu voudrais que je prive cette
bonne dame du plaisir bien innocent à coup sûr de faire sa partie de
cartes avec moi! Pharisien, va! Le curé tendait en même temps sa main à
Gilbert. Sans rancune, mon garçon! Et maintenant, conclut-il en se
renversant dans son fauteuil, je sens que mes idées s'embrouillent;
c'est l'heure de la sieste; je te rends ta liberté.

Gilbert courait s'enfermer dans sa chambre; il s'attelait à son devoir
de vacances. Il avait écrit le titre, jeté quelques idées, quelques
divisions, sur le papier. Il avait ordonné le sujet, défini les termes
selon la méthode scholastique. Il s'agissait maintenant de déduire les
preuves. Mais il y travaillait sans entrain, il induisait, il déduisait
mollement. L'ouvrage n'avançait pas. Le rêve peu à peu se substituait au
syllogisme. Gilbert pensait à Claire. Chassée, exorcisée, l'image de la
jeune fille revenait malgré lui, se glissait entre les feuillets
inutilement consultés du _Compendium_. Et Gilbert se dépitait, se
révoltait contre l'intruse. Faible contre le souvenir, il fuyait la
réalité, il se refusait aux occasions de revoir mademoiselle Mériel.

Et l'abbé se moquait de sa sauvagerie:

--Tu préfères donc passer la soirée avec tes livres qu'avec tes amis?
Drôle de goût! Madame Mériel n'est pas contente de toi, je t'en avertis.
Et moi je ne sais plus que dire pour t'excuser. La migraine? Ça ne prend
plus. Tâche de trouver autre chose; tâche de venir, surtout. Peut-être
as-tu consulté l'abbé Védrune et attends-tu qu'il t'ait donné la
permission de sortir, de tripoter le carton ou de pousser les dominos
avec nous? Attends donc, puisque tu as peur de te damner en notre
compagnie. Mais je te préviens que tu joues un sot personnage.

Gilbert souriait, promettait de venir, se dérobait encore. Mais un
matin, après la messe, l'abbé Resongle le manda à la sacristie. Madame
Mériel l'avait chargé d'une commission pour lui. Affaire urgente; un
service qu'elle avait à lui demander, des leçons de latin à donner au
jeune Bernard.

Le bon curé s'amusait de l'air attrapé du séminariste.

--On te tient, cette fois, mon petit! disait-il, en se frottant les
mains; impossible de t'échapper. C'est Claire qui a eu cette bonne idée,
et Madame Mériel a sauté dessus. Elle t'attend demain, après son
déjeuner.



VI


--Pardonnez-moi de vous avoir dérangé, s'excusait, le lendemain, Mme
Mériel, en invitant Gilbert à s'asseoir. On ne vous voit plus ici; il
paraît que notre frivolité vous fait peur; nous sommes trop mondains
pour vous! Ce n'est pourtant pas ma faute, je vous l'assure. Dieu sait
s'il me tarde de reprendre mon train de vie, mes heures de lecture, de
prière. C'est vrai, qu'on deviendrait païen à se tenir ainsi du matin au
soir en parade, à regarder s'amuser ces jeunes fous. Hier, je n'ai
seulement pas eu le temps de finir mon rosaire; un chapelet à peine!
Heureusement l'abbé Resongle a la manche large; il me comprend; il me
plaint. Grâce à lui, j'espère ne pas me brouiller tout à fait avec le
bon Dieu.

Gilbert s'excusait à son tour, invoquait la règle sulpicienne, le devoir
de vacances à rédiger. Et Mme Mériel:

--C'est d'un devoir aussi, qu'il s'agit cette fois, mon cher enfant. Je
voudrais que vous puissiez donner quelques heures par semaine à Bernard.
Le malheureux est en train d'oublier le peu qu'on lui avait appris l'an
dernier chez l'abbé Besançon. Et s'il échoue de nouveau en novembre, il
n'y aura plus moyen de le tenir enfermé, j'en ai peur. Que
deviendra-t-il alors! Quelle vie mènera-t-il à Bazerque? S'il consentait
seulement à s'occuper d'agriculture comme son père? Il est vrai que mon
mari n'y a guère brillé, le cher homme; on l'a exploité. Mais Bernard!
Je le vois déjà entre les mains des maquignons, des usuriers, de tous
les aigrefins du pays. C'est que nous ne sommes pas aussi riches qu'il
le paraît, mon cher enfant. Je l'ai dit à Bernard; il n'a fait que rire;
il croit que je le trompe, que j'exagère pour l'obliger à travailler.
C'est pourtant vrai. Je ne sais pas où l'argent passe. C'est ma faute
peut-être. Je n'ai jamais eu la tête bien forte pour les chiffres. Et
maintenant je me fais vieille, on abuse de moi, on me vole, on me
ruine... Si ça continue de ce train-là, je me demande où nous en
arriverons, ce que deviendront mes enfants après moi. S'il tenait un
diplôme, je serais moins inquiète pour l'avenir de Bernard; nous en
ferions un avocat, un substitut, avec la protection de notre cousin
Darbouste, le conseiller à la cour... Vous voyez, je vous dis tout, mon
cher abbé; et je vous ennuie peut-être. Mais c'est une habitude que
j'avais prise avec votre mère... Et vous aussi, n'est-ce pas, vous êtes
un ami de la famille. Vous voudrez bien vous occuper de Bernard.

--Je vous remercie d'avoir pensé à moi, répondit Gilbert; je suis tout à
vos ordres. Quand voulez-vous que je commence?

--Vous vous entendrez avec mon fils; je vais le faire appeler.

Mais Bernard appelé ne se dérangeait pas. Il fabriquait des cartouches;
l'ouverture était proche; il n'avait pas une minute à perdre...

Mme Albanie et Gilbert le trouvèrent installé avec ses sacs à plomb et
ses boîtes de poudre dans le bureau-capharnaüm du rez-de-chaussée.
Claire l'assistait. Gâterie de soeur aînée, affectation de goûts
masculins, elle avait ainsi accoutumé de partager les occupations de son
frère. Après lui avoir fait chercher les mots dans le dictionnaire,
quand il composait ses thèmes ou ses versions, Bernard l'avait dressée à
doser la poudre et le plomb, à sertir les cartouches. Et elle
s'acquittait de sa fonction, avec des rêves de vie sportive devant les
yeux, des vignettes de quelque costume de chasse à jupes courtes qu'elle
avait le projet d'endosser à l'ouverture, et qui la faisaient exagérer
d'avance ses paroles, ses attitudes garçonnières. L'affaire expliquée,
Bernard se prêtait d'assez mauvaise grâce aux projets de sa mère.
Travailler son latin, à quoi bon? Son unique chance, à l'écrit, était
d'avoir un surveillant myope et un voisin fort en version. Des leçons?
et dans quel temps? La matinée appartenait au cheval; l'après-midi à la
sieste et le soir aux réunions de famille. Il cédait pourtant devant
l'insistance maternelle; on prenait jour, et Mme Mériel, délivrée de ce
souci, satisfaite de la soumission apparente de son fils, se mettait à
bavarder avec Gilbert, tandis que Claire et Bernard, assis devant une
table chargée d'ustensiles, s'activaient à la confection des cartouches.

Mais Claire bientôt lâchait ses outils, le plomb lui avait noirci le
bout des doigts et le sertissage lui avait donné un commencement
d'ampoule.

--Assez travaillé pour aujourd'hui! s'écriait-elle, en décrochant la
guitare suspendue au mur au-dessous d'un trophée d'armes; et, la tête
penchée, les sourcils froncés légèrement, elle tendait les cordes,
préludait, chantait enfin, en s'accompagnant, une chanson espagnole.
Elle ne faisait que fredonner d'abord, afin de ne pas gêner la
conversation de sa mère et de Gilbert; mais à mesure que la chanson
accentuait son rythme, précipitait son allure, la chanteuse s'animait,
oubliait de se contraindre. Elle n'avait qu'un filet de voix et ce filet
était âcre; mais cette âcreté même, cette chaleur nerveuse s'accordait
avec ce qu'elle essayait de dire, avec le rauque dialecte, les coups de
soleil et d'ombre, les élans de passion et les langueurs subites de la
habanera.

    _Los hijos de mimorenas_
    . . . . . . . . . . . .

Gilbert ne perdait pas une note.

Mais Bernard intervenait:

--Pas si vite, tu manques l'effet, faisait-il observer à sa soeur. Et il
reprenait le motif à sa façon. J'en suis sûr, expliquait-il. C'est comme
ça qu'Anita le donnait aux Folies Toulousaines. Demande-le plutôt à
Adrien. Elle lui a coûté assez cher à apprendre, cette habanera; il ne
l'oubliera pas de si tôt...

--Suffit! ripostait Claire. Je te dispense de me parler des maîtresses
d'Adrien...

C'était sans doute indiscret d'en écouter plus long, et Gilbert se le
reprochait un peu; mais les histoires que lui contait Mme Mériel étaient
d'un si médiocre intérêt: cancans de village, racontars de sacristie, le
séminariste ne résistait pas à la curiosité de suivre les propos du
frère et de la soeur.

--Les maîtresses d'Adrien? répliquait Bernard; sois tranquille, je ne
les connais pas toutes. Mais cette Anita était vraiment une bonne fille.
Tu aurais tort de lui en vouloir. C'est elle qui m'a présenté à Adrien.
Et elle m'a donné d'excellents tuyaux sur lui. Il paraît que...

--Assez, assez! insistait Claire. On pourrait nous entendre...

--Baste! reprenait Bernard, tu sais bien que maman est dure d'oreille,
et quant à Gilbert, s'il entend, et bien, que veux-tu que ça lui fasse?
Il en a entendu d'autres, notre cher abbé! Allons! parce qu'il porte une
robe au lieu d'un veston et qu'on lui a rasé le sommet du crâne,
faudrait-il pas se gêner avec notre petit Gil? Avec ça qu'il ne sait pas
ce que parler veut dire. Tiens pas plus tard qu'il y a un mois, le soir
de ma colle, au Pré Catelan, on m'a montré son ancien béguin, Rose
Fonarme, les plus belles épaules de Toulouse. Il allait bien, avant sa
conversion, Monsieur l'abbé!

--Tais-toi, je te prie, laisse l'abbé Gilbert tranquille! ordonnait
Claire. Adrien et toi, vous n'êtes seulement pas capables de le
comprendre. C'est très bien, ce qu'il a fait, oui, très bien, de s'être
retourné comme ça tout d'un coup, de s'être donné à Dieu. Ne blague pas.
C'est plus intelligent, avoue-le, que de s'abrutir au café, ou d'aller
prendre sa culotte au cercle, comme le dit élégamment ce brave Adrien...

Bernard avouait; mais il ne voulait pas que sa soeur dît du mal de son
fiancé.

--C'est un chic type, affirmait-il; il s'habille comme un ange, ses
cravates sont un rêve. Et comme il se tient bien à cheval!...

--Ajoute, souriait Claire, qu'il a la poche bien garnie et que son futur
beau-frère puise à volonté dans sa poche; n'est-il pas vrai, mon petit
Bernard?

--Si tu n'as pas confiance dans mon jugement, demande à l'abbé Resongle,
répondait modestement Bernard...

Et Claire:

--Oh! l'abbé! Il suffit qu'Adrien ait promis une statue de la
Sainte-Vierge à la fabrique, pour qu'il lui trouve toute espèce de
mérites. Vous vous entendez tous pour m'obliger à le prendre.

Claire se taisait, un pli au front, soucieuse; puis, haussant légèrement
les épaules:

--Celui-là ou un autre, qu'importe d'ailleurs? soupirait-elle, puisque
je n'aurais jamais l'occasion de choisir. Que je prenne mon mari des
mains de l'abbé Bouzigues ou de l'abbé Resongle...? Puis après un
nouveau silence: C'est égal, concluait-elle, je n'ai pas encore dit mon
dernier mot.

--En effet, tu as la ressource de rester vieille fille, plaisantait
Bernard, soeur gâteau, tante à héritage. Voilà un bel avenir...

Pendant que ces étranges confidences se murmuraient entre le frère et la
soeur, Mme Mériel achevait d'expliquer à Gilbert la brouille récemment
survenue entre l'abbé Bouzigues et sa servante. Tous les deux l'avaient
prise pour arbitre: mission délicate, à laquelle le séminariste
l'encourageait par de vagues assentiments.

Il était tout au malheur de Claire.

Ainsi, se disait-il, voilà une jeune fille riche, jolie, adulée,
heureuse en apparence, et au fond, quelle misère! Donnée, livrée,
presque au premier venu. Et pour tout appui, pour tout conseil, un frère
sans coeur, une mère sans cervelle. Oui, mais elle est coquette. C'est
sa coquetterie qui la perd, autant que la faiblesse de sa mère...
Inutile de la plaindre. Allons! dis qu'elle a des yeux qui te parlent et
que ses louanges te montent à la tête, concluait-il. Tu ne t'apitoierais
pas tant sur elle, mauvais chrétien, si elle avait le malheur d'être
laide.

Gilbert détourna les yeux aussitôt.

Une chambrière entrait en même temps, appelait ces dames. La couturière
venait d'arriver de Toulouse.

Et Claire, se levant, battait des mains.

--Vite, maman; c'est mon amazone qu'on apporte. Bravo! Je serai prête
pour le rallye-paper des Saint-Elix, à Radegonde!

Mme Mériel s'excusait auprès de Gilbert à qui Mlle Claire offrait la
main de haut et en plongeant, selon la mode de l'année.

Gilbert et Bernard étaient seuls.

--Maintenant, à nous deux, mon cher abbé, disait Bernard. Tout à
l'heure, à propos de ces répétitions, je n'ai pas voulu faire de la
peine à ma mère. Mais, vous savez, le bachot? je m'en fiche. Pensez
donc! avant d'être bachelier de philosophie, il me faudrait--je me
connais--trois ans au bas mot. Trois ans! Est-ce que j'ai une tête à me
laisser coffrer pendant trois ans? Toute la vie, alors! Zut! Je plaque
le bachot.

--Et que comptez-vous faire?

--Rien; je chasserai, je monterai à cheval comme mon beau-frère. Je me
marierai... plus tard... L'abbé Resongle me trouvera bien un parti; je
m'adresserai à mes anciens maîtres du Caousou. Parlez-moi de ceux-là,
pour dénicher des héritières. Quelque jeune fille du commerce, une
ancienne élève du Sacré-Coeur qui sera trop heureuse de décrasser ses
écus en épousant le beau-frère de M. de Favaron. Oh! je ne suis pas
exigeant pour la dot: trois cent mille francs; de quoi monter ma maison,
mon écurie: un cob à deux fins pour la selle et pour la charrette
anglaise, une paire d'anglo-normands pour le landau. Et puis c'est tout.

--Je vois que vous êtes un garçon raisonnable et de goûts modestes,
répondit Gilbert. Cependant il me semble qu'un diplôme ne nuirait pas à
vos projets d'avenir. La peau d'âne de l'Université complèterait
heureusement l'effet des parchemins beau-fraternels. Pensez-y; et, si le
coeur vous en dit, comptez sur moi. Vous devez être un peu rouillé, j'en
ai peur; nous referons connaissance avec les classiques latins, avec
Virgile, avec Horace...

--Eh, eh! Horace a du bon, appuyait Bernard. Il connaissait les femmes,
ce gaillard-là. Eh, eh! Ils ne s'embêtaient pas les Romains!

Gilbert avait rougi...

--Monsieur Mériel, reprit-il gravement; nous avons été camarades; je ne
l'ai pas oublié, je ne vous demande pas de l'oublier non plus. Je vous
prie seulement de vous rappeler mon nouveau costume. Simple question de
nuances; je compte sur votre savoir-vivre pour ne pas me contraindre à
vous les faire observer.



VII


La fête de l'Assomption approchait; les préparatifs de la procession
mettaient en mouvement les gens de Bazerque. La libéralité de M. de
Favaron, promulguée au prône par l'abbé Resongle, avait piqué au vif
l'amour-propre paroissial. Il fallait faire grand, il fallait faire
neuf.

On s'y évertuait.

Chez les frères Maristes, instituteurs libres, aussi bien qu'à la maison
des soeurs de la Sainte-Famille, éducatrices communales des filles, on
s'ingéniait à des surprises. On ne se contentait pas, cette année, de
découper des bannières bleues, des oriflammes roses, forêt de papier
qu'on voit, d'habitude, se balancer aux mains des enfants, en tête du
cortège. Plus compliqués, objet de combinaisons savantes, des pavillons,
des dômes se machinaient, destinés à abriter sous leurs arcs de verdure
artificielle une série d'emblèmes, d'attributs pieux: une Couronne
d'Epines, une Sainte Bible.

On parlait même d'un Agneau Pascal sensationnel, d'un véritable agneau,
empaillé toutefois, qui devait figurer porté sur un brancard, dans un
décor de prairie.

M. Sudre, pharmacien, esprit libre, mais passionné pour la taxidermie,
avait consenti à préparer lui-même le sujet fourni gratuitement par le
boucher Estup.

Mais les soeurs de la Sainte-Famille avaient trouvé mieux encore. Elles
complotaient une représentation des litanies de la Sainte Vierge. La
Rose Mystique, la Tour d'Ivoire, l'Arche d'Alliance défileraient,
donnant une forme sensible aux invocations des fidèles.

Le Miroir de Justice était une glace ancienne prêtée par Mme Mériel, et
la Tour d'Ivoire, une tour Eiffel en carton-pâte, souvenir de
l'Exposition, rapporté de Paris par un serrurier enthousiaste.

Ainsi tout Bazerque travaillait à la gloire de Marie. L'abbé Resongle
partageait son temps entre les ateliers où s'élaboraient ces merveilles;
il y mettait la main à l'occasion; il donnait une idée, rectifiait le
dessin d'un dôme, la découpure d'une oriflamme. Chez les soeurs, il
inventait à la pointe des ciseaux un modèle de calice en papier
d'argent; chez les Maristes, les manches retroussées, il aidait les
peintres, brossait les décors comme un manoeuvre. Après quoi, fatigué,
il chavirait son chapeau, épongeait son front, encourageait les artistes
d'une prise de tabac. Le brave homme en arrivait à oublier la pêche à la
ligne, à négliger les petits pois du presbytère.

Le soir, chez les Mériel, il racontait les progrès de l'oeuvre, les
miracles de la journée.

--Vous en faites trop, Monsieur le Curé; si vous continuez, vous
tomberez malade avant la fin! lui disait Mme Mériel en le réconfortant
d'un petit verre de bénédictine. Mais le curé protestait. La joie de
réussir lui enlevait la fatigue. Il lui semblait être à ses débuts dans
le sacerdoce, quand, nouveau vicaire à Saint-Jérôme de Toulouse, il
organisait la procession de la Fête-Dieu: vingt pavillons, quatorze
bannières, plus de cinquante congréganistes en robe blanche...

--Hélas! soupirait-il, nous ne pouvons pas égaler ces magnificences;
mais, dans la mesure de nos forces, nous aurons travaillé au bon renom
de la paroisse et au triomphe de notre sainte religion! Et se tournant
vers le bel Adrien de Favaron, qui venait maintenant tous les soirs, de
Villefranche, faire sa cour à Mlle Mériel: C'est Dieu qui vous a
inspiré, mon jeune ami, l'apostrophait-il. Nous nous endormions ici dans
une coupable indifférence; grâce à vous, à votre générosité, la paroisse
a retrouvé son élan. Tout le monde a voulu suivre votre exemple. Tenez,
aujourd'hui encore, la congrégation des enfants de Marie a décidé de
renouveler les rubans de moire bleue qui servent d'insigne à ses
membres. Ces pauvres petites ne sont pas riches; elles prendront sur le
budget de leur coquetterie pour subvenir à la dépense: double profit
pour le bon Dieu... Enfin; mais ceci sous toutes réserves, mon cher ami,
ajoutait l'abbé Resongle d'un air de mystère, enfin j'ai tout lieu
d'espérer que les orphéonistes de Bazièges nous prêteront leur concours.
Vous savez qu'ils ont eu le premier accessit de lecture à Carcassonne.
Ils rehausseront la cérémonie...

L'heure du bézigue avait sonné depuis un moment et l'abbé laissait
passer l'heure. La partie commencée, sa carte en l'air, prête à couper
une brisque, il s'arrêtait, repris par son idée fixe. C'était un détail
oublié qui lui revenait, une lettre à écrire tout de suite.

--La provision de papier d'argent est épuisée; je me suis chargé de la
commande...

Mme Mériel l'admirait.

--Comment pouvez-vous penser à tant de choses? Ménagez-vous, Monsieur le
Curé, prenez garde!

--Le bon Dieu me soutiendra, répliquait l'abbé Resongle. Et il
s'administrait un second verre de bénédictine.

La question du chant faillit tout entraver. Il s'agissait de choisir les
motets que devaient chanter les Enfants de Marie, et le choix n'allait
pas tout seul. L'abbé Nohèdes, à qui incombait cette partie du
programme, avait sur la musique religieuse des idées qui n'étaient pas
celles de M. Béquine, organiste attitré de la paroisse. L'abbé tenait
pour la sévérité de la liturgie, M. Béquine pour les flons-flons
d'opéra, qu'il accommodait en cantiques. Il y eut conflit, menace de
démission de l'organiste, toute une affaire, que l'abbé Resongle,
indifférent en ces matières, trancha en imposant les compositions du R.
P. Lambillotte, musicien douceâtre et canonique.

Cette difficulté réglée, il n'y avait plus qu'à penser à la décoration
de l'église et des maisons devant lesquelles devait passer le cortège.

Chez les Mériel, tout le monde était en l'air. Depuis Claire, grande
ordonnatrice, jusqu'à Bernard, chargé des travaux de pyrotechnie, car on
avait résolu de clôturer la fête par des illuminations accompagnées de
fusées et de bombes--chacun s'occupait à sa manière. Gilbert lui-même
était appelé, consulté à chaque instant. Claire ne pouvait rien faire
sans lui. Ç'avait été d'abord le plan d'ensemble à inventer, à dessiner:
un décor de verdure et de fleurs qui devait envelopper la façade tout
entière. Puis les détails, les guirlandes, les couronnes. Déjà les
antiques palissades de buis qui clôturaient le jardin avaient été
tondues et des mains diligentes tressaient les menues branches en
cordes, en festons, en astragales. Un large transparent représentant
N.-D. de Lourdes devait, encadré dans une croisée du premier étage,
former le centre de la composition, que complèteraient à la dernière
heure les orangers du jardin alignés le long du mur et, avec les
orangers, les hortensias, les hémérocales, les glaïeuls, toutes les
fleurs du parterre offertes en un bouquet grandiose.

Gilbert avait fini par se passionner pour ces choses. Il s'attendrissait
sur la communauté de vie que les préparatifs de la fête avaient
inaugurée dans la maison.

Il croyait par moments remonter les âges, revivre un de ces moments de
ferveur qui animaient jadis les familles chrétiennes. L'attitude de
Claire encourageait cette illusion. Elle avait depuis quelques jours un
air enthousiaste et grave qu'il ne lui connaissait pas encore, avec
cependant des fusées de gaieté çà et là, mais d'une gaieté blanche, sans
malice, comme de quelque jeune nonne folâtrant dans le cloître avec ses
compagnes. Elle chantait; sa voix s'unissait à la voix des jeunes
servantes qui l'aidaient à tresser le buis. C'était un cantique
sentimental du père Hermann:

    _... le jour ne paraît pas encore
    Oh! nuit, cruelle nuit, dureras-tu toujours!_
    . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En percevant ce timbre de pureté, ces paroles d'innocence, Gilbert se
demandait si c'était bien Claire qu'il entendait, la Claire du tennis,
la fiancée frivole d'Adrien de Favaron. Mais elle avait toujours eu de
ces contradictions en elle, des passades de ferveur religieuse après des
temps de dissipation et de folie. Elle était, selon le caprice de
l'heure, la vierge folle ou la vierge sage, et elle était l'une ou
l'autre avec une égale ardeur, un pareil emportement à se donner tout
entière. Gilbert le savait et cependant il ne pouvait pas s'empêcher de
prendre au sérieux sa dernière métamorphose. Sa sévérité fléchissait, sa
prudence désarmait devant elle. Ils causaient, et leurs propos
tournaient vite aux confidences.

Elle était curieuse de savoir comment, dans quelles circonstances, il
était revenu à Dieu. Elle s'informait de la vie qu'il menait au grand
séminaire, de l'heure à laquelle on se levait, on se couchait, des plats
qu'on servait au réfectoire, du vestiaire, du linge... Le règlement lui
paraissait bien sévère: le lever à cinq heures en plein hiver, et ce
maigre rigoureux pendant tout le carême! L'interdiction de recevoir des
dames au parloir l'intriguait beaucoup. Quoi! pas même une parente, une
cousine? «C'est donc qu'on se méfie de vous, qu'on ne trouve pas votre
vocation assez solide?» Elle s'effrayait aussi de la durée des
méditations à la chapelle: «Une heure! les genoux doivent vous faire
mal!» Cependant elle approuvait Gilbert d'avoir quitté le monde. Les
fêtes, le plaisir, c'est si vide, à la longue! Et malicieusement: «Vous
le savez mieux que moi, d'ailleurs», ajoutait-elle. Puis se ravisant:
«Ne regrettez-vous jamais votre liberté?»

--Jamais! répondait Gilbert.

--Vous avez pris le bon parti, affirmait-elle de nouveau. Puis, avec un
soupir: Ah! si l'on n'était pas si lâche! Elle baissait les yeux: Je
vais vous étonner peut-être, mon ami. Mais il y a des jours où j'ai
envie de faire comme vous, d'entrer en religion. Mais, on ne voudrait
pas de moi, sans doute?

--Pourquoi pas, si vous étiez vraiment appelée? Mais il n'est que temps
de vous décider, souriait Gilbert. Que dirait ce pauvre M. de Favaron?

--M. de Favaron? Ne vous mettez pas en peine de lui. Il ne serait pas
long à m'oublier. Mais avant d'entrer au couvent, il faudrait savoir
lequel. Carmélite ou soeur de Charité? Conseillez-moi, Monsieur l'abbé.
Pas d'ordre enseignant surtout. Soeur férule, jamais! La coiffe blanche
des religieuses de Saint-Vincent de Paul, à la bonne heure! Voyez-vous
ma figure au fond? La cornette ne m'irait pas mal, je crois. Et puis, je
serais brave. Et savez-vous? Plus tard, quand vous seriez un bon vieux
prêtre et moi une très antique religieuse, peut-être vous nommerait-on
aumônier de l'hôpital. Et nous finirions de vivre ensemble en nous
exhortant à bien mourir. N'est-ce pas que ce serait charmant? Vous riez;
vous ne me croyez pas capable d'un coup de tête. Prenez garde, Monsieur
l'abbé, ne me mettez pas au défi. Pensez-vous donc que ça m'amuse tant
que ça de me marier? Je suis une ignorante c'est vrai, une coquette
aussi par moment, quand je m'ennuie. Mais je vaux tout de même mieux que
ma vie, Monsieur Gilbert. Ah! tenez, je sens bien que j'aurais raison de
me révolter, de ne pas vouloir ce qu'on a voulu pour moi. Je ne suis pas
la poupée que vous imaginez peut-être. Pour être heureuse, il me faut
quelque chose qui m'emplisse le coeur, une passion, bonne ou mauvaise;
il me la faut, entendez-vous? Croyez-vous que M. de Favaron puisse me
l'inspirer...?

Gilbert ne savait que répondre. Les messieurs directeurs du grand
séminaire n'avaient pas prévu une consultation de ce genre, dans leurs
instructions de vacances.

Mais était-ce bien sérieux? Simple fantaisie d'enfant gâtée: un tour de
piété entre deux tours de valse. Peut-être. Peut-être aussi le coup de
la grâce, le vent de l'Esprit qui passait sur cette âme, qui la jetait
vers Dieu? Et dans ce cas, il serait, lui, Gilbert, l'instrument choisi
pour son salut!

Le séminariste se taisait, perplexe, hésitant entre la prudence qui lui
conseillait de ne rien trancher, de s'en référer à ses supérieurs, et la
charité chrétienne qui le poussait à secourir une âme en détresse.

La brusque entrée de Bernard le tira pour un moment de l'embarras de
conclure.

--Vous causiez? interrogea le mauvais garçon en toisant Claire et
Gilbert.

Il s'allongeait en même temps sur le canapé, disposait un coussin sous
sa tête pour la sieste.

--Pas la peine de vous déranger; je viens ici pour dormir, je dors...

Mais Claire ne se laissa pas démonter.

--Oui, dit-elle, nous causions, Monsieur l'abbé et moi; nous causions de
choses sérieuses. Le salut de mon âme; rien que ça; mon bonheur dans ce
monde et dans l'autre. Dois-je me marier ou entrer au couvent?

--Au couvent, Ophélie, au couvent! ordonna Bernard avec une intonation
et un geste de théâtre. Et après une pause: Farceuse, va! ajouta-t-il.
Puis se tournant vers Gilbert.

--Et s'il n'y a pas d'indiscrétion, que conseillez-vous à ma soeur?

Le parti de Gilbert était pris.

--J'allais lui répondre, dit-il, qu'en pareille matière, le plus sûr est
de s'en rapporter à sa mère et à son confesseur.

Claire secoua la tête d'un air de dépit...

--L'abbé Resongle? gouailla Bernard. Un jeune directeur ferait mieux ton
affaire, pas vrai, soeurette?



VIII


Le grand jour était arrivé, un beau dimanche bleu et blanc voué aux
couleurs de la Sainte-Vierge; en haut, dans l'azur, des flocons d'ouate
comme des cygnes en voyage; en bas, sur la blancheur des draps tendus le
long des murs, du papier bleu en festons, en guirlandes. Les vêpres
étaient dites; la procession venait de sortir. La porte de l'église
grande ouverte dégorgeait, avec les fumées de l'encens, le flot des
pavillons et des bannières. Lentement, accompagné de la sonnerie plus
lente des cloches, le cortège s'avançait, se déroulait dans la rue.

L'abbé Gilbert à son rang, un peu en avant du choeur des chanteuses
qu'il avait mission de diriger, se retournait, jetait un coup d'oeil en
arrière, prêt à modérer ou à presser l'allure, à rectifier les distances
entre les groupes. Tout allait bien, mieux qu'il n'avait osé l'espérer.
Les inventions naïves de ces dévots et de ces dévotes de village, les
coloriages grossiers, les décorations rudimentaires, prenaient,
assemblés ainsi, promenés en plein air, une belle signification
d'emblème et de symbole. Dans l'éclat du soleil estival, à travers la
vapeur exhalée des encensoirs et des urnes, une illusion se faisait, un
rayonnement d'apothéose. Jusqu'aux figures des fidèles qui semblaient
changées aussi, plus expressives, comme exaltées par le courant de vie
religieuse qui, depuis quelques jours, emportait la paroisse. Même chez
les indifférents, chez ceux qui assistaient au défilé en spectateurs, du
haut de leur fenêtre ou du seuil de leur porte, des réminiscences de
piété attendrissaient les regards, ordonnaient des attitudes
concordantes avec l'âme de la foule. La Grâce passait, douce
conquérante, courbait les fronts devant elle. Cependant on avait pu
craindre un moment des manifestations hostiles; au café du Siècle,
centre de propagande radicale et franc-maçonnique, des conciliabules
avaient été tenus, disait-on, des résolutions avaient été prises. Sur le
passage du cortège des coups de sifflet partiraient embusqués, l'hymne
révolutionnaire éclaterait mêlé à la détonation des pois fulminants, à
l'haleine sacrilège des boules puantes. Et tout s'était borné aux
casquettes enfoncées sur les yeux, aux attitudes ironiques de quelques
tâcherons en blouse de travail, debout, bras croisés sur la porte du
caboulot, d'où l'on avait, en manière de protestation, exilé, ce
jour-là, les lauriers-roses... L'écueil franchi, Gilbert s'épanouissait
plus librement dans l'atmosphère de cordialité pieuse émanée de la fête.
Pour la première fois depuis les vacances, il se sentait en accord avec
son milieu, en sympathie avec cette vie paroissiale où il n'avait guère
rencontré, d'abord, que déceptions et déboires. Mais c'était sa faute
probablement et il avait mal vu jusque-là. Non, ce n'était pas fini; le
prêtre avait conservé sa haute fonction mystique dans les campagnes. Ce
monde réaliste du village pouvait à de certains jours se hausser aux
sublimités de la foi. Le séminariste rendait grâce à la Sainte-Vierge de
lui avoir révélé ces choses. Un élan de reconnaissance le faisait se
tourner vers la statue qui s'avançait majestueuse et souriante, dominant
de la tête la suite bariolée des pavillons et des dômes. Les textes
sacrés récités à l'office du jour, les paroles des hymnes et des proses
chantées à la louange de Marie lui revenaient à la mémoire: «Je me suis
élevée comme le palmier de Gadès et comme les rosiers de Jéricho... J'ai
grandi comme un bel olivier dans la campagne et comme un platane le long
du chemin, au bord des eaux vives...»

Comment, par quelle étrange confusion, en venait-il à détourner vers
Claire Mériel, ces images consacrées par l'Eglise à la mère de Dieu? Il
s'attendrissait sur elle, sur ses fiançailles, sur la prochaine
déchéance dont la menaçait un mariage indigne d'elle. Pauvre rose
blanche de Jéricho! Pauvre âme orageuse et débile! La fragilité même de
son actuelle candeur la lui rendait plus précieuse; il aurait souhaité
de la préserver, de la vouer telle qu'elle lui apparaissait aujourd'hui
en sa blancheur immaculée d'enfant de Marie, de la donner à la
Sainte-Vierge.

Ce rêve le hanta jusqu'à la fin de la cérémonie. Le long des rues
endimanchées, dans l'odeur du fenouil et du romarin écrasés sous ses
pas, plus tard sur la place au moment où la statue en suspens, oscillant
en l'air comme pour un essor surnaturel, se fixa sur son piédestal,
telle une reine au milieu de son peuple, plus tard encore dans l'église,
pendant la minute suprême de la bénédiction, le séminariste poursuivit
cette vision d'une Claire sublimée, fiancée par lui à Jésus.



IX


Ce fut Claire elle-même qui se chargea de remettre les choses au point.
La fête commencée à l'église s'était continuée à table, au presbytère où
l'abbé Resongle offrait à dîner aux organisateurs et aux héros de la
journée, aux fabriciens, aux orphéonistes, au «généreux donateur».
Claire était là avec les Mériel et les Favaron; mais combien changée,
hélas! combien différente du personnage supra-terrestre que Gilbert lui
avait attribué tout à l'heure. Terrestre, oh! très terrestre maintenant,
pas du tout enfant de Marie, ni fiancée du Christ, la future compagne du
bel Adrien avait repris avec la livrée du siècle--une robe à manches
courtes hardiment décolletée en pointe--sa désinvolture habituelle de
libre parleuse et d'enfant gâtée. Elle riait et on riait autour d'elle.
La table était en belle humeur. Sceptiques ou dévots, on eût dit que les
convives avaient hâte de prendre leur revanche des exercices pieux
auxquels ils s'étaient associés tantôt, de l'effort qu'ils avaient dû
faire, ceux-ci pour prier, ceux-là pour regarder prier les autres. Assez
de spiritualité; assez de liturgie, assez de cantiques et de prêches! Il
était temps de vaquer à des besognes plus savoureuses. La salle à manger
presbytérale avec ses lithographies aux murs, suggestives d'une religion
indulgente et nourricière--d'un côté la _Pêche miraculeuse_, de l'autre
la _Multiplication des pains_--encourageait ces dispositions. L'abbé
Resongle donnait l'exemple. La procession l'avait creusé. Glorieux et
las, tassé sur sa chaise, il mastiquait ferme et, entre deux bouchées,
il commentait les plats, excitait ses invités à bien faire.

--Encore une tranche de daube, mon ami, disait-il à M. Toutinet,
directeur de l'orphéon de Bazièges; vous l'avez bien gagnée. Votre
_Tantum ergo_ a été une merveille. Sans le respect dû au saint lieu, on
vous aurait fait recommencer. A vous de bisser ce morceau maintenant. Ce
boeuf est tendre comme la rosée, n'est-il pas vrai? Je l'ai choisi
moi-même, chez Terraube et j'ai fait lever le filet sous mes yeux jeudi
dernier en sortant du dîner de l'Adoration perpétuelle... Terraube est
un mécréant, mais il faut avouer que sa viande est de qualité
supérieure. Et Thècle a soigné la sauce.

Sur le nom de Thècle il y eut une explosion de louanges.

--Je me souviens, articulait le vice-président du conseil de fabrique,
d'un certain fricandeau à l'oseille... C'était en 1875, l'année où nous
inaugurâmes le _Chemin de Croix_...

La conversation continuait, ainsi lancée; mais Claire avait cessé d'y
prendre part, tournée en tête à tête, vers Adrien de Favaron. Et
c'étaient des chuchotements, des rires étouffés, des clins d'oeil
désignant le voisin de gauche de Claire, M. Toutinet, qui madrigalisait
selon les rites anciens et prenait des airs inspirés en contemplant sa
voisine. Quelquefois les plaisanteries d'Adrien allaient trop loin et
Claire l'arrêtait, le doigt levé d'un geste de menace, qui était
peut-être aussi bien une invitation à poursuivre. Que pouvait-il lui
dire? Rien d'édifiant, à coup sûr. Une jolie conclusion aux pratiques de
la journée!

Tout en suivant leur manège du coin de l'oeil, Gilbert faisait semblant
d'écouter madame de Favaron qui trônait majestueuse entre lui et le
vice-président du conseil de fabrique. Dans la société un peu mêlée du
presbytère, la froideur de ses paroles, la dignité de son maintien
rétablissaient les distances. Elle avait une façon de dévisager à
travers son face-à-main, le menu peuple des fabriciens et des
orphéonistes qui décontenançait ces braves gens, paralysait leur coup de
fourchette. Elle s'entretenait avec Gilbert des événements de la
journée, et elle les trouvait consolants pour la bonne cause. Les gens
de campagne n'étaient pas aussi mauvais qu'on voulait bien le dire. Ils
n'avaient pas perdu la foi. C'était sur ce terrain qu'on pouvait encore
s'entendre. Et elle préconisait la fusion des classes dans un vaste
mouvement de croisade religieuse: des processions comme celle
d'aujourd'hui, des retraites, des conférences. A l'égalité devant la
loi, irréalisable et mensongère, il fallait opposer l'égalité devant
Dieu! Et là-dessus la bonne dame s'indignait des toilettes exhibées tout
à l'heure à la procession par les jeunes Bazerquaises: des grisettes en
chapeau, des paysannes en falbalas, quelle pitié! Où irait-on de ce
train! La chère personne oubliait que cette course à la vanité avait
fait la fortune de son père, marchand de nouveautés à Toulouse; mais
Gilbert qui s'en souvenait était médiocrement touché de ses
lamentations. Il s'intéressait moins à ce qu'il entendait qu'à ce qu'il
aurait voulu entendre, à la conversation--dont il ne pouvait suivre que
la pantomime--entre Adrien de Favaron et Mlle Mériel.

--Eh! Gilbert? A quoi penses-tu? l'interpellait l'abbé Resongle. Fais
donc passer la bouteille de Villaudric. Tu ne vois pas que tes voisins
font des prières pour la pluie? Arrose-les bien vite! Puis, se tournant
vers Claire et Adrien: Vous, les fiancés, on vous surveille! menaçait-il
en riant. Les conversations particulières sont défendues. Si vous causez
tant que ça maintenant, prenez garde! vous n'aurez plus rien à vous
dire!

Cependant le dessert arrivait et, avec le dessert, le Gaillac mousseux,
excitateur du rire, père de l'éloquence.

C'était l'heure des toasts.

L'abbé Resongle se leva.

--Je vous recommande ce Gaillac, mes amis, dit-il, en aspirant la mousse
prête à déborder de son verre; je le tiens de l'abbé Gatimel, mon ancien
camarade du grand séminaire, un saint prêtre qui fut pendant trente ans
desservant de Nohic, en cet admirable vignoble albigeois béni par la
Providence. Hélas, mon pauvre Gatimel est défunt et les vignes sont
phylloxérées. Ne nous attristons pas trop cependant--ma cave n'est pas
encore à sec--et buvons à la santé du bienfaiteur de cette paroisse, de
mon jeune ami Adrien de Favaron. Buvons à sa santé... et à son bonheur,
ajouta-t-il en s'adressant à Claire.

D'autres discours suivirent. On porta la santé du Conseil de fabrique,
de l'orphéon de Bazièges, et ces toasts appelèrent des répliques. On
trinqua en l'honneur de Mme Mériel, «cet ange du dévouement», de l'abbé
Resongle, «notre bien-aimé pasteur». A la demande des invités, M. de
Favaron père, ancien lieutenant des mobiles, récita des vers
patriotiques et M. Toutinet, favori des Muses, débita une poésie de
circonstance. Mais Bernard Mériel, tout à coup, réclama le silence. Il
avait chauffé sournoisement, à coups de Villaudric et de Gaillac, son
voisin, le vice-président du Conseil de fabrique, lui avait soufflé
l'idée de prendre la parole. Et il la prit, en effet, mais après
quelques balbutiements incertains, soulignés de gestes expressifs, il la
quitta honteusement. Et ce fut le fou rire.

L'abbé Resongle exultait. L'amour-propre paroissial débordait de son
coeur comme la mousse de son verre. Il célébrait le terroir, la
fertilité du sol, le bon esprit des habitants. Les céréales rendaient
quinze pour un de la semence; il y avait encore eu quatre-vingt-quinze
pour cent de communions d'hommes aux Pâques dernières... Les mécréants
eux-mêmes de Bazerque étaient d'une espèce particulière; sensibles au
fond, faciles au repentir. Témoin, le cas de ce Birol...

--Vous connaissez tous Birol, disait-il, un garnement s'il en fut, un
mauvais diable qui eut, il y a quelques années, des démêlés avec la
justice. Un fort gaillard, par exemple, les plus larges épaules de la
paroisse. Et bien, j'étais en peine pour trouver des porteurs capables
de charrier la statue. Birol s'est offert: «A condition que tu te
confesseras avant», lui ai-je dit. Il s'est confessé, il a porté la
statue. N'est-ce pas admirable?



X


L'explosion d'un marron d'air coupa court à l'éloquence de l'abbé
Resongle. Le feu d'artifice commençait. Les pièces étaient dressées en
bordure de la route devant la maison des Mériel. Les croisées du
presbytère donnaient juste en face. Sans se déranger, en sirotant le
café et les liqueurs, on pouvait assister au spectacle... Adrien de
Favaron n'était plus là; il servait de second à Bernard, artificier en
chef, qui l'avait préposé au lancement des fusées. De l'embrasure de la
fenêtre où il s'adossait, Gilbert regardait Claire évoluer dans le
salon, verser le café aux convives. Elle riait, très excitée, répondait
avec des manèges de coquetterie espiègle aux fadeurs dont la poursuivait
le poète-orphéoniste Toutinet. Débarrassée enfin, elle poussa droit à
Gilbert:

--Qu'est-ce que vous ruminez-là, dans votre coin, Monsieur l'abbé? lui
demanda-t-elle. Gageons que vous étiez en train de penser du mal de
moi--après en avoir dit peut-être, pendant le dîner, avec votre voisine.
Peuh! Vous aviez l'air d'être bien d'accord ensemble. N'est-ce pas que
c'est une créature imposante, ma future belle-mère? Un vrai portrait de
famille avec son tour de cheveux à la Sévigné. Et ce qu'elle se gobe!
Ah, elle et moi, ça fait deux! Allons! dites la vérité, elle vous a rasé
légèrement, avouez-le, Madame mère!

--Madame de Favaron est une personne sérieuse, elle a d'excellents
principes, murmura Gilbert.

--Turlututu! répliqua Claire. C'est une insupportable pimbêche.
Heureusement, ce n'est pas elle que j'épouse... si j'épouse...,
ajouta-t-elle en haussant les épaules.

--Tout à l'heure, à table, vous n'aviez pas l'air d'hésiter..., sourit
Gilbert.

--Vous m'espionniez donc, Monsieur l'abbé? Et bien, quoi? parce que j'ai
écouté, sans lui fermer le bec, les pasquinades que me débitait Adrien?
Et après? Il n'est pas fort, ce pauvre Adrien, mais c'est un bon garçon,
et pourvu qu'on ne soit pas trop exigeant sur le choix des
plaisanteries, on peut s'amuser un moment avec lui...

--Amusez-vous donc, Mademoiselle, conclut sèchement Gilbert. Pourtant,
après la cérémonie de ce matin--n'avez-vous pas reçu la sainte
communion?--il me semblait...

--J'ai communié, c'est vrai, interrompit Claire; et Monsieur le curé
aussi a communié. Est-ce que ça l'a empêché de plaisanter tantôt et de
sabler le Gaillac? Décidément, vous avez la religion sévère, Monsieur
l'abbé!

--Veuillez m'excuser, Mademoiselle, mais c'est un peu votre faute. Hier
encore, ne me parliez-vous pas d'entrer au couvent?

--Au couvent? Je vous ai dit ça? Au fait, c'est bien possible. Si je
vous l'ai dit, c'est que je le pensais. Et peut-être bien finirai-je par
y entrer, au couvent... Mais pas tout de suite; laissez-moi servir le
café d'abord. Elle riait: Vous me prenez donc au sérieux, Monsieur
l'abbé, interrogea-t-elle ensuite. Vrai? vous me faites cet honneur? Et
bien, c'est gentil ça! Vous mériteriez qu'on vous embrasse!

Gilbert eut une moue d'étonnement. Et Claire:

--Tranquillisez-vous, mon cher. Votre vertu ne sera pas soumise à cette
épreuve. Et cependant, ne faites pas trop le fier. Si j'en avais bien
envie...

Elle lui dit cela les dents serrées avec une flambée dans les yeux qui
se voilèrent tout à coup. Et avant qu'il eût pris le temps de lui
répondre, elle avait pirouetté sur ses talons.

--Tête folle! concluait l'abbé. Et il se demandait ce qu'il y avait au
fond, espièglerie d'enfant terrible ou toquade, dans l'étrange défi
qu'elle venait de lui jeter à la figure.

Cependant, après avoir ébloui la rue de la magnificence de ses fusées et
de ses chandelles romaines, le feu d'artifice s'achevait dans la pluie
d'or d'un soleil. Des cris d'enfants et de femmes extasiés saluaient les
derniers tours de roue de l'astre qui s'éteignait piteusement en
fumeron.

Et la mélancolie de cette fin s'accordait pour Gilbert avec la chute si
prompte--ailes cassées--de ses illusions mystiques du matin. Le salon du
presbytère se vidait en même temps. Le vice-président du Conseil de
fabrique, festonnant, étayé sur deux collègues, M. Toutinet, crinière au
vent, la cervelle bruissante de rimes et d'accords, Mme Mériel, paisible
et assoupie, le couple Favaron, majestueux et correct, les invités
prenaient congé de l'abbé Resongle. Adrien était venu, un peu avant,
chercher Claire. Ils devaient surveiller ensemble l'extinction des
lampions et des verres de couleur qui décoraient la façade des Mériel.

--Faites soigneusement votre ronde, mes chers enfants, avait recommandé
Mme Albanie dont la prudence habituelle se trouvait avertie par la
lecture de récents faits-divers. La grange est à deux pas, nous
flamberions comme des allumettes...

--De contrebande... avait ajouté Adrien, en s'emparant du bras de
Claire.

Et ils avaient disparu.

Gilbert se disposait à se retirer à son tour, à regagner sa chambre;
l'abbé Resongle le retint. Il n'avait pas envie de dormir. La cérémonie
du matin, le nombre des communions, la tenue des fidèles l'avaient
rempli d'une joie que le Gaillac mousseux avait portée à son comble.

--Une bonne journée pour la religion! affirmait-il, après avoir lâché
d'un cran l'ample ceinture qui encerclait sa soutane. Le cortège était
splendide. Et la musique, et les illuminations... tout! sans oublier le
dîner! La daube était un morceau de roi. Thècle ne vieillit pas; que le
bon Dieu me la conserve!... (Il se frottait les mains.) Non, vrai, ce
n'est qu'à Bazerque qu'on peut voir un pareil ensemble. Et je ne suis
pas fâché que tu aies suivi ça de près, mon cher enfant. Tu auras une
idée de la façon dont on peut entraîner une paroisse: un seul coeur, une
seule âme; n'est-il pas vrai? Tu n'avais pas trop confiance au début.
Ton zèle n'en a été que plus recommandable. J'ai bien compris aussi que
les lampions de ce soir, les pétards, n'étaient pas tout à fait de ton
goût. Tu te trompes. Crois-en mes quarante années de sacerdoce. Le
peuple est un enfant, un grand enfant; il lui faut des spectacles. Des
miracles, ce serait mieux encore; mais Bazerque n'est pas Lourdes. On
fait ce qu'on peut.

Il était tard quand Gilbert quitta son vieil ami. La croisée de sa
chambre était ouverte, il se pencha vers la rue. La maison des Mériel
dormait déjà, contrevents fermés, lampions éteints. Seul, au milieu de
la façade obscure, le transparent lumineux, encore éclairé, faisait
vivre comme une apparition, le geste auguste de la Vierge bénissante. Et
voilà, pendant que Gilbert regardait de ce côté, qu'une silhouette, puis
une autre, un homme, une femme, se dessinaient en ombres chinoises sur
le pieux transparent: des gens de service qui venaient éteindre, sans
doute. Les deux personnages, avec des allongements et des raccourcis
comiques se rapprochèrent, puis s'étreignirent. Et Gilbert attiré malgré
lui, curieux, reconnut, subitement révélée dans le geste de l'étreinte,
la moustache effilée, la moustache accusatrice d'Adrien de Favaron.

L'autre, ce devait être, c'était Claire.



XI


L'abbé Resongle, empêché, par une crise de rhumatisme, d'assister à la
conférence qui se donnait chez le curé doyen de Folgarde, avait chargé
Gilbert de porter ses excuses à son confrère.

--Les statuts diocésains ne te donnent pas voix délibérative à nos
débats, lui avait-il dit; mais tu feras connaissance avec tes futurs
confrères, tu prendras l'air du bureau. Va, mon petit, et n'oublie pas
de passer chez le pharmacien. Voici l'ordonnance; tu me rapporteras les
remèdes.

A Folgarde, on s'attrista fort de l'absence de l'abbé Resongle.

--Comment, Resongle ne vient pas! tant pis! se plaignait le doyen; tant
pis pour nous et tant pis pour lui! Germaine avait cuisiné à son
intention une certaine croustade! Vous la goûterez tout à l'heure, mon
cher abbé. Mais vous allez commencer par avaler un morceau plus sérieux.
On vous attend à la conférence.

Le conférencier de ce jour-là, l'abbé Tuste, un _nouveau prêtre_, avait
pris pour texte de son travail la vie et les oeuvres du Père Hecker,
sujet brûlant qui mettait en conflit les passions soulevées par une
récente encyclique de Sa Sainteté Léon XIII. Devait-on suivre les traces
de l'infatigable propagandiste qui avait réussi à conclure le pacte
entre l'Autorité et la Liberté, entre l'Eglise de Rome et la Démocratie
américaine? Malgré les réserves dont l'orateur avait enveloppé sa thèse,
des contradicteurs s'étaient levés et, parmi eux, en tête des féaux du
trône et de l'autel, le desservant de Saint-Assiscle, le terrible abbé
Curvale, un exalté, un brise-raisons, connu pour ses démêlés avec le
gouvernement, qui avait naguère suspendu son traitement à la suite de
quelques propos injurieux tenus en chaire contre la République.

L'abbé Curvale fonçait sur le caudataire du P. Hecker, démolissait
brutalement son idole.

--Qu'ont-ils fait de si remarquable après tout, vos américains,
concluait-il; quel saint nous ont-ils donné, quel penseur? De
l'apologétique en style de prospectus, de la propagande à mettre à la
quatrième page des journaux. Des dentistes, quoi! Vous aurez beau faire,
ces manières-là ne prendront pas chez nous. Le clergé français n'est pas
encore assez phylloxéré pour recourir à de pareils porte-greffes!

Ainsi lancée, la discussion tournait aux personnalités, aux violences.
Le doyen avait fort à faire à calmer les champions, à les maintenir dans
les limites d'une controverse décente. Des préoccupations d'un autre
ordre le sollicitaient d'ailleurs, le détournaient de ses fonctions.

Deux ou trois fois il avait dû abandonner la présidence, appelé
directement à la cuisine par des difficultés de service à régler avec sa
servante. _Mensa sit frugalis_, recommandent dans leur sagesse les
statuts diocésains, au chapitre des conférences ecclésiastiques. Mais il
est avec les statuts des accommodements nécessaires. Et quel mal y
a-t-il à ce que de pauvres prêtres sans casuel, ou peu s'en faut, se
refassent, à l'occasion, de leur abstinence forcée, et usent, en
remerciant Dieu, des somptuosités culinaires offert par le riche
confrère du canton? La majesté du décanat ne va pas sans quelques
apprêts, et Germaine aurait rendu le tablier à son maître plutôt que de
servir un dîner qui aurait compté moins de trois entrées et d'un rôti,
sans parler des relevés et des hors-d'oeuvre...

Tandis que ces choses délicates mijotaient sur les fourneaux, leur
odeur, voyageant hors de la cuisine, gagnait le corridor, se glissait
sous la porte du salon où se tenait la conférence. Et peu à peu, grâce à
cette influence, la discussion s'apaisait, les arguments rentraient
leurs pointes, un vague optimisme rapprochait, désarmait les
adversaires. A un moment, il leur vint un parfum de croustade d'une
suavité telle, que ce fut pour les plus acharnés comme un ordre de
réconciliation immédiate.

Le président mit à profit ces bonnes dispositions pour résumer les
débats que terminait, rondement expédiée, la récitation du _Sub tuum
praesidium_. Et c'était presque aussitôt le tour du _Benedicite_
enveloppé, comme d'une fumée d'encens, par la délectable vapeur émanée
de la soupière. On dînait, on tablait; on s'appesantissait sur la
croustade, on flânait autour du gâteau monté qu'un ingénieux pâtissier
avait coiffé d'une tiare en sucre. C'était l'heure de la gaieté, de la
farce. L'abbé Pifre, desservant de Las Bazeilles, félibre capiscol de
l'Ecole du Falgardais, récitait ses dernières épigrammes; son confrère
Sancet de Ste-Scarbe, avec un talent d'imitation remarquable,
improvisait en charge une leçon d'apologétique de l'abbé Védrune, et les
intonations, les gestes, c'était lui, tout craché! Puis, les grâces
dites--une minute de sérieux entre deux éclats de rire,--on changeait de
table. Et la partie commençait: la comédie du bézigue, le drame de la
bête hombrée. La théologie était loin, loin le Père Hecker et la
démocratie américaine. Il s'agissait de _demandes_, de _remises_, de
_voles_! Et les fronts blémissaient, les doigts se crispaient sur les
atouts, les exclamations se croisaient, les jurons ecclésiastiques
soulageaient les âmes exaltées par le gain, ulcérées par la perte.

L'abbé Nohèdes avait fui au jardin qui s'ouvrait de plain-pied avec le
salon. Le long de la treille jaunissante où festonnaient les abeilles,
au bord des carrés de fraisiers où rougissaient encore quelques fraises
remontantes, il se promenait en causant avec l'abbé Datil: toujours la
question de l'Eglise et de l'esprit nouveau; la conférence de tout à
l'heure qui reprenait en plein air. L'abbé Datil donnait dans le
mouvement, mais il l'aurait souhaité plus large, plus franc d'allures.
La liberté soit, mais la liberté totale. Plus de lien avec l'Etat, plus
de concubinage entre Judas et l'épouse de Jésus-Christ: la société
chrétienne debout devant la société révolutionnaire, l'Evangile en
concurrence avec la Déclaration des Droits de l'Homme. L'expérience
alors vaudrait la peine d'être tentée. Mais le ralliement? une
hypocrisie! et une hypocrisie inutile, qui pis est, puisqu'elle ne
trompait personne. L'abbé Nohèdes voyait les choses d'un autre point de
vue. Le ralliement avait pour lui l'avantage de mettre l'église hors de
la politique, hors du temps, de la vouer uniquement à l'exercice de la
morale, à l'avènement du règne de Dieu. Seulement il redoutait de la
voir trop américanisée, réduite à sa fonction sociale, tournée vers
l'utile. L'Evangile selon le Père Hecker lui semblait un peu court.
Privée de la vie mystique, de l'union intime avec l'au-delà, la religion
perdait sa signification la plus haute, sa vertu essentielle. L'oiseau
de grand vol, domestiqué, amputé de ses ailes, déchoirait à la condition
d'un volatile obscur, d'un cygne de basse-cour...

--Nohèdes, Nohèdes!

Son chapeau à la main, prêt à partir, l'abbé Curvale l'appelait, debout
sur le seuil du salon. La bête hombrée venait de finir. Les curés
suffragants prenaient congé de leur doyen... L'abbé Curvale et Gilbert
sortaient ensemble.

--C'est entendu, je vous emmène, offrait l'abbé Curvale. Que feriez-vous
ici? Le train ne part que dans deux heures: j'ai ma carriole aux
Trois-Rois. Le temps de faire une ou deux commissions en ville, et l'on
attelle... Dans une petite heure, au plus tard, vous serez à Bazerque.

L'abbé Nohèdes n'osait pas refuser, quoique, à vrai dire, le compagnon
de route, ne fût pas tout à fait de son goût. A tort ou à raison, le
personnage ne passait pas pour très recommandable. Plus âgé que Gilbert
de quelques années seulement, il avait laissé au grand séminaire une
légende peu édifiante. Ce n'était pas tout à fait de sa faute. Ce
sanguin aux gestes brusques, aux cheveux en révolte, n'avait jamais pu
attraper l'air, le maintien de la maison. Tordre le cou, baisser les
yeux, rester à genoux sans s'accouder, assis sans croiser les jambes, ce
supplice était au-dessus de ses forces. Et il ne s'était pas plié
davantage aux contraintes morales: défense de rire, défense de chanter
en récréation, défense de se promener deux par deux, combien d'autres
défenses encore! L'abbé Curvale riait, l'abbé Curvale chantait. Il
chansonnait même ses professeurs. Il avait inventé des couplets en
patois sur ce pauvre abbé Pèquelèbes, l'économe, une sorte de
marseillaise des ventres creux, insurgés contre la cuisine sulpicienne.
Il avait ajouté des variantes à la célèbre chanson de la _Culotte_, que
les séminaristes ont accoutumé de chanter pendant le _conclave_, au
moment où les directeurs assemblés à huis-clos délibèrent sur le sort
des candidats qui doivent être admis à l'ordination ou ajournés,
_culottés_ en argot de séminaire:

    . . . . . . . . . . . . . .
    _Oh! grand Olier, notre soleil,
    Viens éclairer le Conseil,
    La culotte, la culotte!_

Passe encore si l'abbé Curvale s'en était tenu à ces peccadilles, s'il
s'était contenté d'introduire en contrebande quelque numéro du _Gil
Blas_, quelque fiole de bénédictine; mais il y avait eu, paraît-il, une
certaine histoire de fenêtre, des signaux échangés avec une jeune
chambrière d'en face, qui avait failli arrêter net la carrière du jeune
tonsuré.

Reçu, ordonné par grâce, il avait été envoyé, pour son début, dans la
plus pauvre paroisse du diocèse, à St-Assiscle, un poste qu'on donnait
d'habitude aux ecclésiastiques fatigués, infirmes de corps ou d'esprit,
comme une dernière étape avant le repos en Dieu...

Là, pas d'avancement à espérer, pas d'avenir. Le nouveau desservant en
avait pris son parti. Il vivait au jour le jour; il fumait, il chassait,
il était à tu et à toi avec les braconniers du pays. Invité chez l'un,
chez l'autre, il s'invitait au besoin, quand une odeur de bombance
l'avertissait au passage. Il payait son écot en histoires, en chansons.
Le mot cru ne lui faisait pas peur, ni la chose. On l'adorait; ses
paroissiens, ses paroissiennes, tout le monde.

Le clergé lui-même avait eu, en commençant, quelque indulgence pour ses
frasques. C'était l'enfant perdu de la troupe, et l'enfant terrible; il
avait toujours un mot drôle au bout de la langue, une grimace; on riait,
on était désarmé. A l'archevêché, secoué par l'official, il s'en était
tiré à la première réprimande avec quelques larmes très sincères et
quelques pasquinades. On lui avait pardonné, et il avait recommencé le
lendemain.

Effronterie ou cordialité--on ne pouvait pas le savoir au juste avec ce
diable d'homme--il s'imposait à ses confrères. Et le voilà maintenant
qui s'emparait, presque par force, du bras de l'abbé Nohèdes--peut-être
aussi, après les copieuses libations dont il avait arrosé le dîner de la
conférence, cet appui ne lui était-il pas tout à fait inutile,--qui
l'exhibait en sa compagnie, dans les rues de la sous-préfecture.



XII


--J'ai fait mes affaires à la bête hombrée, confiait-il au séminariste:
quarante sous, rien qu'au dernier tour, deux _remises en préférence_ que
j'ai gagnées à ce grigou d'abbé Bascans. Il faisait une tête! Dieu qu'il
est laid, cet animal-là, quand il perd! Nous allons nous régaler à ses
dépens chez mademoiselle Trémège...

Il ouvrait en même temps la porte d'une pâtisserie, une boutique dorée
où des gâteaux attendaient en montre, patients, éternels, sous leur
moustiquaire de gaze...

Gilbert se récusait d'avance; il n'avait envie de rien prendre. Et
Curvale, engloutissant coup sur coup trois meringues:

--Vous ne savez pas de quoi vous vous privez, mon cher, disait-il. Ces
meringues se fondent en touchant les lèvres, et légères avec ça! Rien de
tel pour activer la digestion, surtout si on les additionne d'un verre
de malaga, n'est-il pas vrai, Mademoiselle Reine?

Indulgente et flétrie, avec des gestes mignards qui mettaient en valeur
les restes d'une beauté jadis éclatante et qui ne démissionnait pas
encore, mademoiselle Reine avait déjà servi les verres, la bouteille...

Gilbert se récusait de nouveau.

--Ni faim, ni soif? nous allons donc boire à votre santé, Mademoiselle
et moi, souriait le desservant, en saluant du verre à la hauteur de
l'oeil la belle pâtissière. Ce malaga vous met de la gaieté dans le
sang! concluait-il en faisant claquer la langue.

--Il n'est pas mauvais, paraît-il, acquiesçait mademoiselle Trémège.
Monsieur le président, quand il me fait l'honneur de s'arrêter chez moi,
ne manque pas de s'en faire servir un petit verre.

--Et il a le goût fin, notre président, ajoutait l'abbé Curvale; il s'y
connaît en douceurs!

La dépense soldée, on sortait et l'abbé s'empressait d'instruire son
camarade. Le président était l'amant de mademoiselle Reine; une liaison
de vingt ans, un vieux scandale qui ne scandalisait plus personne. Et il
en énumérait d'autres à la suite, il dénonçait des adultères connus,
nommait des faux ménages, des gens graves, bien pensants acoquinés avec
des drôlesses; d'autres, plus circonspects, gardaient leur décorum à
Folgarde, faisaient la fête à Toulouse...

Ces propos offusquaient Gilbert. Des calomnies peut-être; et puis, quel
intérêt pouvait avoir un prêtre à divulguer ces mauvais exemples?

--C'est un sujet de conversation comme un autre, s'excusait l'abbé
Curvale. Tant pis pour ces tartufes, d'ailleurs; il n'est pas mauvais de
les démasquer...

--Mais, puisque vous savez ce qui s'y passe, chez cette demoiselle
Trémège, qu'allez-vous faire chez elle?

--Manger des meringues, pardi!

--Et trinquer avec une créature de mauvaise vie!

--Baste! un vieux morceau, une figure bonne à guérir les gens de
l'amour! que voulez-vous qu'on suppose? Et puis, ne confondons pas les
genres, s'il vous plaît. La vertu n'a rien à faire avec la pâtisserie,
n'est-ce pas?

L'abbé Nohèdes quittait un moment son contradicteur, pour prendre, chez
le pharmacien, les remèdes destinés au curé de Bazerque. Puis ce fut une
station au bureau de tabac où l'abbé Curvale fit une ample provision de
cigares et de cigarettes.

--Tout à l'heure, en carriole, nous grillerons une sèche; qu'en
dites-vous?

Devant la porte des Trois-Rois, la voiture attendait, les brancards en
l'air, une méchante jardinière prêtée à l'abbé par un de ses
paroissiens. On attelait, et--en route!

Dans un tonnerre de ferraille, le véhicule mal graissé s'en allait au
gré d'une poulinière sans amour-propre, que les coups de fouet et les
injures de l'abbé ne parvenaient pas à émouvoir. Et c'était, devant les
voyageurs, la défilade à perte de vue des arbres pareils, au bord de la
route plate, entre des cultures monotones.

L'impatience du conducteur se calmait bientôt, bercée à l'amble paisible
de la bête.

--Baste! nous avons le temps après tout, se résignait-il. Nous avons
gagné notre journée sans rien faire, et la pauvre bête s'est époumonée
ces temps-ci à herser les emblavures. Laissons-la marcher à son idée. Il
suspendait les rênes à la lanterne de la voiture, roulait une cigarette:
pour me désempâter la bouche affirmait-il. Ce malaga de la vieille
Trémège est trop sirupeux. Je l'engagerai à changer de fournisseur. Il
fumait à larges bouffées, se carrait sur le siège. Le huit-ressorts est
un peu dur, ricana-t-il. N'importe. Il fait bon ici. Reniflez-moi cet
air. Après un bon dîner, c'est exquis. La pluie de ces jours derniers a
rafraîchi l'herbe; on dirait que c'est le printemps qui recommence. Les
plantes elles-mêmes s'y trompent. Les chèvrefeuilles refleurissent dans
les haies. Sentez-vous leur odeur? Il avait happé une brindille fleurie
au passage, l'avait portée à sa bouche; il la mâchait, la respirait en
même temps. Est-ce que ça ne vous dit rien à vous, ce parfum-là? Heureux
mortel! Vous avez le sang tranquille. Moi, ça me fait un effet! il me
semble que j'ai des fourmis par tout le corps.

--Vous devriez vous mortifier en rentrant, réciter quelques chapelets,
lire un chapitre de l'Imitation, insinuait Gilbert.

--Et boire des tisanes rafraîchissantes. Merci. Je connais l'ordonnance.
Prier? Mais je ne fais que ça du matin au soir! C'est comme si vous
recommandiez à un cordonnier de faire des souliers pour calmer son
tempérament. Non; je me connais; mon remède à moi, ce qu'il me faudrait,
ce serait de voir du nouveau, de courir l'aventure.

--Faites-vous missionnaire!

--Missionnaire, c'est bientôt dit. Et la maman, que deviendrait-elle,
comment ferait-elle pour vivre avec mes trois petits frères, là-bas, à
Toulouse? Sans moi, sans les sous que je leur envoie de temps en temps,
ils n'iraient pas loin, les petiots. Non, mon cher; je suis à la chaîne:
il faut que j'y reste. Je ne me plains pas, d'ailleurs. Les journées
passent; ce sont les soirées qui sont dures. Ma femme de ménage s'en va
le soir, dès qu'elle a fini de laver la vaisselle; je suis seul.

--Seul--avec le bon Dieu, commentait l'abbé Nohèdes.

--Avec le bon Dieu; c'est entendu; et avec le diable aussi. Et le diable
me tente; il me parle: Abbé Curvale, pourquoi ne sors-tu pas un peu,
puisque tu en as envie? Tu es bien bon de te gêner. Va donc passer un
moment chez les Capirol; ils sont là, porte à porte avec le presbytère.
Personne ne te verra entrer ni sortir. L'homme est un bon vivant, la
femme, une dégourdie, une vive la joie. On déboucherait l'eau-de-vie; on
ferait du punch; on rirait... Je cède quelquefois...

--Et vous avez tort, mon ami. Les mauvaises langues...

--Oui, je sais; on raconte que la Capirole est ma maîtresse. On vous l'a
dit à vous aussi. Et vous l'avez cru. Vous dites non par politesse, mais
je sais bien, au fond, ce que vous en pensez. Eh bien, tant pis pour
ceux qui le disent et pour ceux qui le croient. Je ne peux pourtant pas
me condamner à vivre comme un hibou.

--Songez à votre robe, à la dignité du sacerdoce...

--Ma robe, ma robe!... Mais dites donc l'ami, vous qui faites le
prêcheur, est-ce que votre robe vous empêche d'aller tous les soirs
jouer au bézigue chez madame Mériel? Prenez garde, mon cher Nohèdes.
Pour être mieux habillée, la tentation n'en est que plus dangereuse.
Elle est jolie, mademoiselle Claire, et elle n'a pas froid aux yeux,
autant qu'il m'a semblé. Elle s'ennuie à Bazerque et son fiancé est un
assez piètre compagnon. Il n'a pas fait de la prison comme mon compère
Capirol--oh! huit jours seulement pour une batterie à l'auberge, et il
avait eu la main un peu lourde--mais il ne vaut pas beaucoup plus cher,
le futur gendre de madame Albanie: un coureur, un ivrogne, et la dégaine
d'un imbécile avec ça. Mademoiselle Claire ne doit pas avoir beaucoup
d'agrément avec lui. Et vous êtes là, vous; soit dit sans vous offenser,
vous y êtes plus souvent qu'à votre tour. Entre son galant officiel et
vous, comment voulez-vous que la donzelle ne fasse pas la différence?
Elle la fait, soyez-en sûr; sa petite tête travaille. Je ne vous ai vus
qu'une fois ensemble; mais ça m'a suffi.

--Quelle idée!

--Je vous dis que ça y est. Je connais les femmes un peu mieux que vous,
n'est-ce pas? La petite vous allongeait de ces coups d'oeil... C'était
pendant qu'on tressait les guirlandes de buis pour la procession, chez
madame Albanie. Vous travailliez côte à côte. Je l'ai vue faire, allez,
elle se frottait à votre soutane comme une chatte...

--Assez, abbé Curvale, assez! Vous calomniez une honnête fille.

--La calomnier, moi? et pourquoi donc, s'il vous plaît? Parce qu'elle a
le bon goût de vous préférer à son grand dadais de fiancé? Elle est
libre après tout, et vous aussi. Vous n'avez pas prononcé vos voeux, que
je sache. Le temps de laisser repousser la tonsure!

--Mais il n'y a rien, absolument rien, entre mademoiselle Mériel et moi,
je vous le jure.

--C'est bon, je ne vous demande pas vos secrets. J'ai voulu seulement
vous avertir. Méfiez-vous, si vous n'êtes pas encore amoureux; l'amour
vous guette. Mais si vous succombez, comptez sur moi, disposez de moi;
je suis votre homme...

L'abbé Nohèdes ne savait plus s'il devait se fâcher ou rire de ces
offres de service. L'ingénuité de ce cynisme le désarmait.

--Je vous remercie de votre bonne volonté, dit-il; mais je n'en ai que
faire. Mademoiselle Mériel ne pense pas plus à moi que je ne pense à
elle. Votre imagination a fait tous les frais de ce mauvais roman.
Laissons cela, je vous en prie. Parlons plutôt de vous; vous êtes sur la
mauvaise pente, abbé Curvale. J'ai peur pour vous, peur et pitié. Venez
me voir; je tâcherai de vous faire du bien à ma façon... Si bas que vous
soyez tombé, vous pouvez remonter encore, reprendre votre aplomb. Venez,
je prierai pour vous, en attendant.

Cahin-caha, la jardinière faisait son entrée à Bazerque. Comme elle
passait devant la maison des Mériel, une croisée s'ouvrit au premier
étage, la figure de Claire apparut.

L'abbé Curvale esquissa un sourire.

--Priez pour moi, soit, dit-il, mais ne négligez pas de prier pour vous.



XIII


Un soir, à l'heure du bézigue, Gilbert trouva un nouveau venu installé
au salon, chez les Mériel, un monsieur entre deux âges, en tenue de
bicyclette.

--Mon ami, M. le vicomte de Viraben, présenta Adrien de Favaron.

La petite figure en bec d'oiseau, falotte, avec un soupçon
d'impertinence, s'inclina légèrement devant l'abbé, l'oeil clignotant
sous la vitre du monocle.

Le nom du personnage n'était pas nouveau pour Gilbert. Il revenait à
tout moment dans les propos d'Adrien, accolé à quelque souvenir de ses
années toulousaines, à un incident de cotillon, à une affaire de duel, à
un scandale de cabaret. M. de Viraben était connu, presque célèbre à
Toulouse et aux environs, dans le monde où l'on s'amuse.

Il y tenait l'emploi d'homme à la mode, d'homme à bonnes fortunes. Ses
cravates faisaient autorité; les jeunes cercleux attendaient
l'inauguration de ses complets, de ses faux-cols, pour adresser leurs
commandes au chemisier, au tailleur. La chanteuse qu'il applaudissait,
debout à une fin d'acte à la sortie des fauteuils d'orchestre, la jeune
femme dont il patronnait l'entrée dans le monde avaient chance de
réussir.

Adrien avait débuté sous ses auspices, quand il était venu _faire son
droit_ à Toulouse. Viraben l'avait abouché avec les usuriers les plus
complaisants, avec les cocottes les plus en vue; il avait présidé à son
premier duel, au dîner de crémaillère qu'il avait donné en mettant dans
ses meubles la belle Anita, des Folies-Toulousaines... C'était son
maître, c'était son dieu.

Mais que venait faire ce monsieur à Bazerque? Comment s'était-il décidé
à un déplacement si vulgaire, à une époque de l'année où il est séant de
figurer sur les listes d'étrangers à la montagne ou aux bains de mer?

L'explication était un bail à renouveler, quelques changements
d'exploitation à introduire dans une ferme récemment héritée aux
environs de Bazerque. Dès son arrivée dans le pays, en descendant du
train, le vicomte s'était enquis de l'ami Favaron, et comme il ne
l'avait pas rencontré chez lui, il était venu le relancer chez ses
futurs beaux-parents. Et il s'excusait de son indiscrétion, il se levait
déjà, prêt à se retirer.

--On se couche tôt à la campagne... souriait-il.

--Jamais avant dix heures, affirmait Claire. Et elle obligeait le
vicomte à se rasseoir. On vous tient, on vous garde, ajoutait-elle.

--A condition que vous ne changiez rien à vos habitudes, acquiesçait M.
de Viraben. Je gage que vous alliez faire la partie, quand je suis
arrivé. La table est prête et Monsieur le curé est impatient de battre
les cartes. Le bézigue, peut-être? Très passionnant, le bézigue.
Cependant, pour ce soir, on pourrait peut-être... Avez-vous quelques
jeux de whist, vieux ou neufs... peu importe. Oui? Eh bien alors, je
propose d'organiser un petit _tata_... pardon, un baccarat. Oh! le
baccarat des familles à un sou la fiche.

--Un sou? mais c'est énorme! objecta en riant Mme Mériel; et puis, nous
n'avons pas de fiches.

--Les haricots feront l'affaire: la fiche agricole!

Claire battait des mains, excitée, heureuse. L'arrivée du vicomte
faisait événement dans sa vie. Il était comme l'annonciateur de ce monde
brillant dont son mariage allait lui ouvrir les portes, de ce pays du
plaisir, vers lequel s'élançait, toutes voiles dehors, son rêve, à demi
émancipé déjà, de petite bourgeoise de campagne. Elle n'avait d'yeux,
elle n'avait d'oreilles que pour M. de Viraben. Il l'avait associée à
son jeu et leurs visages se frôlaient, leurs doigts se mêlaient à tout
moment, en maniant, en relevant les cartes. Le vicomte tenait la banque.
Claire s'était chargée de payer les tableaux, et quand les haricots
montaient en tas devant elle, après un bel abattage ils s'amusaient à
chercher l'emploi de leurs bénéfices.

--Il y en a au moins pour quarante sous! s'exclamait l'ami d'Adrien.
Qu'allons-nous faire de cette fortune? Vous ne vous laissez pas tenter,
Monsieur l'abbé? demandait-il à Gilbert qui les regardait faire.

--Monsieur l'abbé est bien trop sérieux, expliquait Bernard Mériel. Il
méprise le jeu. Il fait semblant de s'intéresser à la partie, mais je
suis sûr qu'il récite son chapelet en dedans...

--Monsieur l'abbé est simplement un ignorant, répliquait Gilbert; il
travaille à s'instruire.

Gilbert s'instruisait en effet. Il cherchait à comprendre Claire.
Cervelle légère, créature de nerfs et de caprice, il la connaissait
telle et depuis longtemps; mais qu'elle se fût prise d'un goût si vif,
si immédiat, pour cette caillette surannée de Viraben, qu'elle gobât ses
fadaises, qu'elle s'esclaffât de rire aux plaisanteries que le vieux
beau empruntait aux plus périmés almanachs, cela tout de même le
déconcertait un peu. Et quel besoin de se jeter si ostensiblement à sa
tête? Sans doute, Mme Mériel et l'abbé Resongle n'étaient pas des
témoins bien incommodes, ni des juges bien redoutables. Bernard non
plus, ni même Adrien, qui se rengorgeait comme d'un succès personnel du
triomphe de son ami. Mais il était là, lui, et la petite emballée avait
l'air de le narguer par moments, de l'obliger à s'apercevoir de sa
toquade.

Cependant on avait servi le thé. Adrien avait demandé du punch, et comme
il n'était pas assez fort à son gré, il l'additionnait d'alcool, se
versait rasade sur rasade. Son optimisme débordait alors, il risquait
des plaisanteries, hasardait des banco, pontait coup sur coup des
quantités de haricots fabuleuses. Et comme il avait eu vite fait de
perdre son enjeu, il jouait maintenant des hectolitres sur parole. Quand
l'abbé Resongle, un peu ahuri de ses allures, donna le signal du départ,
le vicomte avait gagné la récolte d'une année.

--Bonne occasion pour manger un _cassoulet_, disait-il, en prenant
congé. Je vous invite tous demain matin à Laplagnole...

Mme Mériel s'excusait; elle avait une lessive en train. Mais elle
consentait à laisser aller Claire et Bernard. Adrien, naturellement,
était de la partie.

--On va s'amuser, bravo! s'exclamait Claire.

--Surtout, tâchez d'arriver de bonne heure, recommandait le vicomte. La
baraque est à l'abandon depuis la mort de ma tante, et je compte sur
vous pour tout organiser, Mademoiselle Claire. C'est vous qui serez la
maîtresse de maison.

La vie de Claire changea brusquement à partir de ce jour-là. Le déjeuner
à Laplagnole fut suivi de plusieurs invitations à Bazerque. Du village
au château, les quatre amis ne faisaient qu'un chemin. Les négociations
pour le bail à terme du domaine n'avançaient pas; plusieurs candidats
avaient été successivement écartés. Puis ce fut un projet d'irrigation,
une prise d'eau qui devait tripler le revenu des prairies. Et comme tout
cela devait prendre du temps, M. de Viraben s'était décidé à faire venir
ses chevaux et ses voitures de Toulouse. Le château quelque peu délabré
avait reçu la visite des tapissiers; des meubles anciens, dénichés au
galetas où les avait déportés la tante défunte, avaient changé l'aspect
des salons; d'heureux élagages pratiqués dans les massifs du parc
avaient ouvert des perspectives sur l'horizon des collines lauraguaises
que couronnait, aux jours clairs, le feston des Pyrénées. On
s'installait, on pendait la crémaillère dans un grand dîner suivi d'un
bal champêtre où les châteaux du voisinage avaient été conviés. Puis ce
fut un pique-nique aux Pierres de Naurouse, paysage recommandé dans les
guides, et, bientôt après, une partie de pêche au canal. L'élan était
donné. Les beaux fils, les belles madames du canton accouraient,
émoustillés. Les couturières de Folgarde étaient réquisitionnées pour
mettre au point les toilettes de l'année dernière. Un vent d'aimable
folie passait sur tout le canton.

Elle ne s'ennuyait pas, la petite Claire. C'était des combinaisons à
trouver, des modèles de costumes, de coiffures. Enfiévrée, elle
chiffonnait des étoffes, feuilletait des journaux de modes, des albums
du Bon-Marché. Le vicomte cherchait, combinait avec elle. Il était le
bon conseiller, le guide infaillible, l'initiateur et l'arbitre. Le
soir, au bal, Claire triomphait. Les amis d'Adrien, dragons
permissionnaires à la moustache conquérante, conducteurs jurés de
cotillons, papillonnaient autour d'elle. D'imposantes douairières, de
vieilles fées royalistes descendues de leurs créneaux l'accueillaient,
la cajolaient. On s'étonnait seulement un peu de son intimité affichée
avec le seigneur de Laplagnole; on en chuchotait, on en souriait dans
les coins. Décidément, c'était une fiancée bien nouveau jeu, cette
petite Mériel, et Adrien de Favaron était un fiancé bien débonnaire.
Bernard et lui, quels étranges chaperons pour une petite personne de ce
tempérament! Adrien n'était là que pour la montre; il gardait la chaise
de sa fiancée pendant les quadrilles, suppléait au besoin un valseur
absent. La danse n'était pas son affaire; le meilleur de son temps, il
le passait au buffet à ingurgiter les sandwiches et les
rafraîchissements variés dont l'ami Viraben l'avait chargé de dresser la
carte. Encore un peu novice pour aborder les manèges du flirt, Bernard,
après avoir plastronné un moment dans quelque embrasure, avoir frôlé des
épaules nues et respiré des gorges troublantes, allait tenir compagnie à
l'ami Favaron. Les deux futurs beaux-frères en tenaient une dose à la
fin de la soirée, quand le beau Viraben leur ramenait Claire, une Claire
lasse et fripée, grisée de compliments et de valses. Et c'était avec des
paroles pâteuses et des gestes mous, qu'ils la reconduisaient, qu'ils
l'aidaient à remonter en voiture.



XIV


La fiancée d'Adrien se mourait d'ennui maintenant, les jours où elle
était obligée de demeurer chez elle. Après les dissipations de la
veille, après les heures agitées, pleines jusqu'au bord, pleines de
riens, pleines de vide, mais de ce vide bruyant qui tinte comme un
grelot, elle ne pouvait plus supporter la tranquillité de Bazerque. Tout
lui semblait fané, décoloré autour d'elle. Oh! ces après-midi assoupies
sur la monotonie du tricot, dans la clarté grise de la fenêtre, en tête
à tête avec maman Albanie, quel supplice! Un mot de loin en loin, un
bâillement étouffé, un soupir. Et de nouveau, l'accablement du silence.
Le facteur passait, une charrette grinçait, lointaine sur la route, le
tilbury du médecin tournait à l'angle de l'église; puis c'était la
récitation lente d'un _pater_ marmonné par un mendiant au seuil de la
cuisine. Puis rien. Le soir venait. La clarté baissait, faisait flotter
les mailles du tricot; les maisons en face prenaient des visages de
mortes; des pas se hâtaient sur la route plus blanche; on rentrait du
travail; des bruits en agonie sortaient des seuils, s'en allaient vers
le sommeil des campagnes.

Dans le crépuscule, en attendant la lampe, Claire fermait les yeux,
revivait le plaisir d'hier, évoquait le plaisir de demain, absente déjà,
partie en esprit vers le prochain bal.

Le lendemain venu, Claire partait, impatiente, après un baiser machinal
à sa mère. Mme Albanie gardait la maison, occupée à ses prières, à son
ménage. L'abbé Nohèdes s'arrêtait quelquefois en passant, s'informait de
Mlle Mériel, s'étonnait de la solitude où elle laissait sa mère. Et la
brave femme excusait l'absente. La maison était triste, les occasions de
se divertir étaient rares à Bazerque, la pauvre enfant faisait bien d'en
profiter, de se donner de l'air. Les soucis lui viendraient assez tôt,
quand elle serait mariée. Adrien ne demandait pas mieux que de sortir et
Bernard était enchanté du prétexte de chaperonner sa soeur pour se
lancer dans le monde. M. de Viraben était là d'ailleurs et Mme Mériel se
fiait à lui pour piloter sa fille. C'était un cavalier accompli, le
seigneur de Laplagnole, un vrai gentilhomme.

L'abbé Resongle l'approuvait. Le loyalisme du vieux beau, son
acquiescement aux bonnes idées, le rendait indulgent à ses tares de
viveur. Quand le fond est solide, affirmait-il, qu'importe le reste? Tel
quel, sa société valait mieux pour Adrien et pour Bernard que celle des
compagnons de chasse, des camarades de café, qu'ils fréquentaient à
Bazerque...

L'abbé Nohèdes soulevait quelques objections. Sans vouloir s'en prendre
à personne, il se demandait pourquoi, en vertu de quelle morale, les
fêtards du grand monde seraient plus intéressants, plus recommandables
que les habitués des cabarets... L'alcool du champagne ou l'alcool de
l'absinthe, c'était toujours de l'alcool.

--Tu as peut-être raison en théorie, mon cher abbé, ripostait le curé
Resongle, mais vois-tu, tes balances sont trop justes. Où en
serions-nous, grand Dieu, s'il fallait prendre tout au pied de la
lettre? Le diable nous guette, c'est certain; bien fin qui lui échappe.
Crois-tu que je ne me sois pas reproché plus d'une fois de priser ou de
jouer aux cartes? Cependant je prise et je joue, de la même façon et
pour les mêmes motifs que M. de Viraben s'amuse et que Claire danse. La
créature n'est que péché, mon pauvre ami. Estimons-nous heureux si nous
échappons au péché mortel.

L'abbé Nohèdes se taisait; mais il rongeait son frein. Comment une mère,
un confesseur, s'aveuglaient-ils au point de ne pas voir le danger que
courait Claire? Cette confiance en M. de Viraben pouvait les mener loin.
Et qui sait où elle en était déjà, la pauvre écervelée? Car, sous
prétexte de jeux innocents, de tennis et de contredanse, c'était un
flirt en règle que poursuivait maintenant le vieux roquentin. Peut-être
ne pensait-il pas à mal au début de sa liaison avec la fiancée de son
ami. Il avait tourné autour par désoeuvrement, par habitude, pour ne pas
laisser rouiller ses facultés de joli coeur, parce qu'elle était à son
goût; et comment ne pas le lui dire?... Puis, comme ses manèges avaient
aguiché l'enfant, comme il la sentait frémissante, emballée, il s'était
intéressé au jeu, avait poussé ses avantages. Tant pis pour Adrien s'il
ne gardait pas mieux son bien. On ne voulait pas le lui enlever, mais
l'admirer seulement d'un peu près, le manier un moment. Il reprendrait
ses droits, plus tard, il se dédommagerait dans la sécurité d'une
possession officielle, du léger préjudice causé par des privautés sans
conséquence...

En attendant, le flirt allait son train. Anxieux et muet, Gilbert
assistait à ce spectacle. Chaque visite nouvelle du vicomte lui révélait
un pas en avant sur la mauvaise route.

Il aurait voulu avertir Claire, lui crier casse-cou; le cri hésitait
dans sa gorge. De quel droit aurait-il parlé? Et puis, était-ce bien
uniquement son devoir de chrétien qui le poussait à intervenir, à sauver
une âme en perdition? Gilbert se souvenait des insinuations de l'abbé
Curvale, des méchants propos qu'il avait tenus sur lui et sur Claire, le
soir où il le ramenait de la conférence; il avait protesté, il s'était
fâché, et cependant sa conscience n'était pas tout à fait tranquille.
Gilbert se taisait. Mais malgré lui le trahissaient la raideur,
l'hostilité de son attitude. Claire et Viraben s'en étaient aperçus; ils
s'en moquaient; Claire ouvertement, le vicomte en sous-entendus
perfides; ils raillaient son fanatisme de réformateur, ses anathèmes
contre les exercices mondains...

--Vous devriez nous faire une conférence là-dessus à notre prochaine
vente de charité, proposait le vicomte: l'Eglise et la valse, le
quadrille devant les saints conciles. Cela ferait un numéro
sensationnel. Vous auriez un succès fou.

--Chapitre premier: du décolletage chez la femme chrétienne; le
décolletage en pointe et le décolletage en carré... commentait Adrien de
Favaron.

--En pointe, c'est permis, n'est-ce pas Monsieur l'abbé? interrogeait
Claire en offrant au séminariste la jeune nudité de sa gorge.

--Le décolletage devrait être permis jusqu'à trente-cinq ans, interdit
après. Voilà ma règle, se prononçait le vicomte. Si l'Eglise défendait
les exhibitions de salières que nous sommes obligés de subir, je
l'approuverais de grand coeur.

--Le fait est que pour le sel qui se dépense dans ces réunions, les
salières sont peut-être inutiles, répliquait Gilbert.

--Pas mal, l'abbé!

--Un bon point à Gilbert! approuvaient ces messieurs.

Et l'abbé Resongle:

--Assez plaisanté! Passons aux choses sérieuses. Un cent de piquet,
voulez-vous, mon cher Adrien?

--Et nous, pendant ce temps, nous répéterons notre pas de deux pour la
soirée des Saint-Urcisse, proposait Claire au vicomte. Bernard nous
jouera l'air sur sa guitare.

Gilbert n'était pas seul à remarquer les assiduités de M. de Viraben
auprès de Claire. Tout Bazerque s'intéressait à leur manège. Quand Mlle
Mériel s'en allait en charrette anglaise avec le vicomte, les gens
sortaient, se plantaient sur leur porte comme pour un spectacle. Adrien,
d'habitude, les précédait à bicyclette. Et les plaisanteries des
spectateurs allaient leur train.

--Eh! eh! Le seigneur de Laplagnole ne s'ennuiera pas en route! Elle n'a
pas l'air endormi, la donzelle!

--Si elle attelle à deux, avant de se marier, que fera-t-elle après?
Elle va bien, l'enfant!

M. Sudre, le pharmacien-empailleur, haussait les épaules:

--La voilà bien, la noblesse; les voilà, les classes dirigeantes! Des
détraqués ou des imbéciles. Et ça voudrait faire marcher le peuple!

Derrière sa fenêtre, à travers la mousseline des rideaux, l'abbé Nohèdes
observait, devinait ces grimaces, ces médisances...

--Malheureuse enfant! songeait-il, elle va se perdre, elle est perdue,
si personne ne lui vient en aide.

Il se détournait de la croisée, reprenait, en marchant à grands pas dans
sa chambre, la récitation interrompue de l'office de la Sainte-Vierge.
Mais l'image de Claire en tête à tête avec le beau Viraben l'obsédait.
Incapable de poursuivre sa lecture, il s'agenouillait, se prosternait
sur le carreau. De tout son coeur déchiré, frémissant de pitié et de
tendresse, il appelait la miséricorde divine sur cette tête folle qu'il
était impuissant à sauver.



XV


L'abbé Nohèdes venait de donner une répétition à Bernard; il quittait
son élève. Sur le palier, devant lui, la chambre de Claire était
ouverte. La jeune fille rentrait du jardin; elle désépinglait son
chapeau, debout devant l'armoire à glace. Gilbert ralentit le pas, donna
un coup d'oeil en passant aux cretonnes roses, au mobilier laqué de
couleur crème. Au-dessus du lit, entre des accessoires de cotillon--un
éventail japonais, un flot de rubans,--trônait sur un socle une bonne
Vierge de Lourdes, un peu étonnée de ce voisinage.

--Bonjour, l'abbé, vous n'entrez pas?... l'interpella Claire. Il y a si
longtemps qu'on n'a pas causé ensemble. Et il marche, le temps! plus que
trois semaines de vacances; mais c'est encore trop pour vous, sans
doute. Il vous tarde de rentrer au séminaire, avouez-le...

--Avouez aussi que mon départ ne vous laissera pas un grand vide...

--C'est votre faute; on ne vous voit plus ici, et quand vous y venez,
quand vous daignez faire acte de présence, vous êtes là comme un
étranger; il faut vous arracher les paroles de la bouche. Vous étiez
plus aimable, soit dit sans vous offenser, quand vous êtes arrivé à
Bazerque? Nous étions amis, souvenez-vous.

--Je me souviens, et je vous assure que mes sentiments n'ont pas changé.
C'est vous qui n'êtes plus la même.

--Pas la même? que voulez-vous dire? Expliquez-vous, je suis curieuse de
vous entendre. Mais entrez d'abord, asseyez-vous là, près de moi. Vous
hésitez? Seriez-vous devenu scrupuleux, par hasard? Vilain défaut! Soyez
tranquille, on laissera la porte ouverte. Entrez donc. J'ai un volume à
vous rendre, le tome premier de l'Histoire des Moines d'Occident, par M.
de Montalembert; tenez, inutile de me porter la suite. Il est rasant,
votre Montalembert...

--La bibliothèque de Monsieur de Viraben a plus de ressources que la
mienne, et c'est lui sans doute qui choisit vos lectures. Vous avez là
un excellent guide...

--Comme vous dites ça! On voit bien qu'il vous porte sur les nerfs,
notre ami Viraben. C'est pourtant un galant homme, et si aimable...

--Vous parlez si bien de lui, qu'il ne me reste rien à en dire.

--C'est pour vous éviter la peine de mentir. Vous le détestez; il y a
beau temps que je m'en suis aperçue. Pauvre vicomte! Qu'a-t-il pu vous
faire?

--Rien, Mademoiselle, moins que rien.

Gilbert prenait le volume sur la table où l'avait posé Claire; il
s'inclinait, prêt à sortir.

--Déjà? Vous êtes si pressé, vraiment? Allons, encore une minute, par
charité. Je m'ennuie tellement aujourd'hui! M. de Viraben est chez son
homme d'affaires à Folgarde, Adrien chasse, Bernard travaille. Tout le
monde m'abandonne...

--Prenez patience. Vous vous divertirez demain. N'est-ce pas demain
qu'on doit danser à Radegonde? vous danserez...

--Je danserai, vous l'avez dit. Est-ce que cela vous fâche? C'est si bon
de valser! On ne sait plus où l'on est, tant que ça dure, et après, on
dort si bien! C'est délicieux.

Gilbert haussa légèrement les épaules. Puis, après un silence:

--Pensez-vous quelquefois au salut de votre âme, Mademoiselle Mériel?
interrogea-t-il.

--Belle question! Mon âme est en bonnes mains. C'est l'abbé Resongle qui
s'en charge. Il y pense pendant que je m'amuse.

--Vous prenez tout en riant, on ne peut pas causer sérieusement avec
vous.

--Vous voulez que je sois sérieuse? Tenez, ça vient; ça y est
maintenant. Je vous écoute.

--C'est que, je ne sais comment vous dire... Voyons, est-ce que vous ne
trouvez rien à reprendre à la vie que vous menez depuis quelques
jours... depuis l'arrivée de Monsieur de Viraben? Je ne suis peut-être
pas un très bon juge de ce qui est bien ou mal au point de vue du monde.
C'est en chrétien que je vous parle. Il me semblait, à moi, que les
fiançailles étaient une espèce de sacrement.

--Un sacrement? Comme vous prenez les choses! Et vous trouvez que je ne
suis pas une fiancée suffisamment canonique... Je vous scandalise, mon
cher abbé. Encore faudrait-il savoir comment. C'est mon amitié avec
monsieur de Viraben qui vous choque, sans doute. Elle est pourtant bien
innocente. Monsieur de Viraben est un camarade d'Adrien, il me traite en
camarade, voilà tout. Adrien ne s'en formalise pas; je ne vois pas
pourquoi vous seriez plus ombrageux que lui.

--Vous avez raison, Mademoiselle, mettez que je n'aie rien dit.
Cependant mon opinion n'est pas seule en cause. J'ignore ce que les gens
de votre monde pensent de votre intimité avec Monsieur de Viraben. Tant
mieux si ces bonnes langues vous ont épargnée. Elles ne sont pas
indulgentes d'habitude. Mais j'ai eu occasion d'entendre parler les gens
du village...

--Qui ça? Monsieur Sudre, le pharmacien, le capitaine Guitalens? Belles
autorités! L'opinion de Bazerque! Si vous pensez que ça me trouble... En
voilà assez sur ce sujet, mon cher abbé, et même trop. Vos intentions
sont excellentes, je veux le croire, mais vous auriez aussi bien fait de
garder ça pour vous.

--Je me tais, Mademoiselle. C'est une affaire à régler entre vous et
votre conscience...

--Et, justement, vous auriez pu la laisser tranquille, ma conscience;
elle ne me reprochait rien. Pour un peu de plaisir que j'ai pris, pour
un doigt de cour qu'on m'a fait, ce n'était pas la peine de me suggérer
des scrupules. Avec ça que ma vie a été si gaie jusqu'ici! Et une fois
mariée, je sais ce qui m'attend. Adrien a fait la fête, lui; il s'en est
fourré jusque-là. Il ne demandera qu'à rester tranquille. La chasse dans
la journée, le soir sa pipe et ses pantoufles. Une jolie perspective!

--Amusez-vous donc, Mademoiselle, puisque vous ne voyez pas de meilleur
emploi à faire de votre âme immortelle...

Claire se taisait. La tête inclinée un peu, entre ses cils baissés, elle
dévisageait Gilbert. Sa véhémence l'étonnait. Quelle chaleur il mettait
à la sermonner, quelle passion! Et son air était d'accord avec ses
paroles: un air grave, une figure enthousiaste. Dans le tourbillon qui
l'emportait, elle l'avait oubliée, cette figure, elle l'avait oubliée
pour d'autres moins intéressantes. Etourdiment, elle avait écarté d'elle
cette amitié qui s'était offerte, qui s'offrait encore; car, elle le
sentait bien, ce farouche censeur, elle n'avait qu'un mot à dire pour le
reprendre. Et alors ce serait une autre vie devant elle, une autre
intimité: une vie, une intimité meilleures... Claire continuait à
regarder Gilbert, et, à mesure qu'elle le regardait, les raisons de
changer, de revenir à lui, lui paraissaient plus pressantes.

--Eh bien, non! dit-elle, brusquement décidée. Après ce que vous venez
de me dire, je n'aurais plus le même goût à m'amuser. Vous m'avez gâté
mon plaisir. Malgré moi, je ne serais plus tranquille. Je ne suis pas si
mauvaise que vous le pensez, Monsieur l'abbé. Rappelez-vous, au moment
de la procession... vous m'aviez presque convertie; je devenais dévote.
Et puis vous m'avez lâchée... oh! lâchée indignement. Monsieur de
Viraben est venu, et alors... Je suis fabriquée ainsi, voyez-vous; toute
l'une ou toute l'autre.

Gilbert ne pouvait pas lui dire pourquoi il s'était détourné d'elle;
mais il revit aussitôt telles qu'il les avait aperçues le soir de la
procession, à travers le transparent lumineux, les deux figures
accolées, cette vilaine image de sensualité qui l'avait révolté contre
Claire... Il s'excusa vaguement.

--Je n'avais pas la charge de votre conscience, dit-il; seul, l'abbé
Resongle...

--L'abbé Resongle? Il serait le premier à se moquer de mon emballement,
s'il me voyait trop prompte à me convertir; il m'enverrait danser. Il ne
me confesse que d'une oreille, le brave homme; il connaît si bien tous
mes péchés, qu'il ne m'écoute plus. Vrai, il s'endort dessus
quelquefois; il ronfle. Ce n'est pas l'abbé Resongle qu'il me faudrait,
c'est vous...

--Mais comment, à quel titre? Je ne peux pourtant pas vous confesser,
Mademoiselle.

--Vous pouvez me diriger tout au moins. N'êtes-vous pas mon ami, l'ami
de mon âme? Tenez, je sens que cette minute est décisive. Dépêchez-vous
de me prendre pendant que je me donne. Vous verrez comme je serai
docile, comme je serai sage... Voulez-vous essayer? Je me suis fâchée
tout à l'heure quand vous m'avez parlé de M. de Viraben; mais, au fond,
je sentais bien que vous étiez dans le vrai. J'ai été un peu légère avec
lui. Sauvez-moi, mon ami; tirez-moi de ses griffes...

--Alors ce bal à Radegonde? interrogea Gilbert.

--J'y renonce, si vous consentez à vous charger de moi. C'est dit, c'est
juré, n'est-ce pas?

--Dans la mesure où les convenances...

--Pas de mesure, pas de convenances. Est-ce que ces choses-là existent
dans le royaume de Dieu? A ce soir, mon ami. Ce soir vous verrez une
nouvelle Claire. Vous viendrez, n'est-ce pas? M. de Viraben va faire une
tête...

L'abbé Nohèdes se levait. Claire prit une touffe de roses qui trempait
sur sa cheminée dans un cornet de cristal.

--Tenez, lui dit-elle. Ce n'est pas pour vous; c'est une commission que
je vous donne, une commission pour la Sainte-Vierge. Vous mettrez ces
roses sur son autel. Et vous lui direz ceci de ma part: Claire revient.
Elle comprendra.



XVI


L'abbé Gilbert put le constater le soir même, en entrant dans le salon
de Mériel; Claire était revenue. Changement de costume, changement
d'attitude: une robe de conversion, le corsage montant, la jupe unie, et
la coiffure à l'avenant, des bandeaux presque plats accompagnant une
figure calme, qui s'essayait au recueillement.

Maman Mériel et l'abbé Resongle, enfoncés dans leur bézigue, ne
prenaient pas garde à ces nuances, Adrien et Bernard pas davantage,
occupés tous les deux, selon leur habitude, à transvaser coup sur coup
le flacon de chartreuse dans leurs petits verres. Mais elles n'avaient
pas échappé à M. de Viraben qui se creusait la cervelle à en deviner le
motif. Très intrigué, il s'employait à dérider Claire, et il y
travaillait à sa façon avec la liberté d'allures, le ton camarade
qu'elle lui avait laissé prendre avec elle. Mais ses tentatives rataient
l'une après l'autre. D'un regard, d'un silence, Claire coupait son élan,
le remettait à sa place. Et elle envoyait la mortification de son ancien
flirt avec un sourire, en hommage à l'abbé Gilbert. M. de Viraben avait
l'air décontenancé, piteux. Et cet air ne lui allait pas du tout. Sous
les grâces défrisées du vieux beau, l'âge se trahissait alors, le
sourire forcé tournait en grimace, la patte d'oie accusatrice bâillait
tristement aux tempes...

Claire prenait un plaisir étrange à constater ces déchéances. La
disgrâce actuelle de M. de Viraben lui semblait une juste expiation des
succès trop faciles qu'il avait eus auprès d'elle. Toute à son nouveau
caprice, elle ne pardonnait pas au camarade d'Adrien de lui avoir
inspiré un engouement qui lui paraissait maintenant si peu justifié. Où
avait-elle l'esprit, où avait-elle les yeux pour avoir subi un pareil
ascendant, pour avoir hésité une minute entre l'amitié d'un Gilbert et
le flirt d'un Viraben, entre l'agitation mondaine si futile, si
décevante où l'avait initiée le vicomte, et la vie spirituelle dont le
séminariste allait lui ouvrir l'accès? Qu'étaient-ce auprès de l'abbé
Nohèdes, les fades poupées avec qui, depuis quinze jours, elle se
trémoussait en cadence? Adieu, chers, adieu! Dédaigneuse, elle
signifiait leur congé à ces fantoches. Adieu! les chevaliers du
gardénia, adieu les petits camarades d'un quart d'heure, les compagnons
de valses à qui elle avait donné le bout de ses doigts, un peu de sa
chair nue à frôler. C'était d'autres caresses, d'autres intimités
qu'elle souhaitait maintenant: caresses d'esprit, intimités d'âme. La
dévotion lui apparaissait comme un changement de décor, un horizon tout
blanc, un pays de pureté et de douceur où ils allaient, Gilbert et elle,
péleriner, la main dans la main.

Comment ce nouveau rêve, cette brusque toquade s'arrangerait-elle avec
ses rapports de famille, avec ses engagements de fiancée, elle ne s'en
inquiétait pas, elle ne voulait pas le savoir. Son unique souci était de
rompre avec le passé, de se débarrasser au plus tôt du seigneur de
Laplagnole.

En le reconduisant, comme elle avait l'habitude de le faire, au seuil de
la porte, pendant que--non sans quelque raideur dans les
articulations--il enfourchait sa bicyclette, elle lui envoyait, d'un
geste de sa petite main cet: «Adieu, cher!», où se résumait son âme, la
petite âme sérieuse et sincère qu'elle avait ce soir-là.

Dès le lendemain s'inaugurait sa vie nouvelle, sa vie à l'église. Elle y
venait le matin, elle y revenait l'après-midi, elle y retournait le
soir. Elle y faisait ses prières, sa méditation, son chemin de croix, sa
visite au Saint-Sacrement. Elle y était comme chez elle. La chapelle de
la Sainte-Vierge qui lui servait d'oratoire était presque la propriété
des Mériel, qui, de temps immémorial, l'entretenaient à leurs frais.
Elle s'installait là, aussi à l'aise que dans sa chambre.
Confortablement assise sur sa chaise, agenouillée sur son prie-dieu, un
prie-dieu à elle, capitonné avec un coussin et un accoudoir brodé à son
chiffre, elle entrait en conversation avec la Sainte-Vierge de l'autel,
une N.-D. de Lourdes qui était quasiment un bibelot de famille, ayant
été offerte à la fabrique par sa mère, le jour de sa première communion.

La Sainte Vierge et Claire s'entendaient très bien. Claire prenait à
coeur ses pieuses pratiques. Après la passade de frivolité qui les avait
interrompues, elles avaient pour elle un attrait de nouveauté, une
pointe d'émotion où elle retrouvait ses émotions, ses ferveurs
anciennes. Elle se plaisait à ce retour, elle avait une satisfaction
délicate à se refaire toute petite, toute humble, toute innocente, à
dévêtir la livrée du siècle, à rejeter son enveloppe de mondaine. Et à
cette toilette de son âme, à cette toilette à rebours, elle mettait
encore une coquetterie inconsciente. Ce n'était pas pour elle seulement,
ni même pour Jésus qu'elle se démarquait ainsi, c'était pour l'abbé
Nohèdes.

Pendant que Claire s'appliquait à ces exercices, l'abbé arrivait,
échangeait un salut muet avec elle, allait s'agenouiller dans sa stalle.
Leurs regards se croisaient un moment, se détournaient pour se rejoindre
encore.

Leurs âmes ne se quittaient pas. Gilbert priait pour Claire. Sa piété
s'exaltait à la pensée d'avoir été choisi pour la ramener à Dieu. Et
Claire était le bon élève, l'écolier docile sous le regard du Maître;
elle piochait son _Imitation_, sa _Journée du Chrétien_, comme le
collégien sa version ou son thème, moins pour le thème ou la version que
pour les bons points en perspective.

Les exercices dévots en se succédant modifiaient leurs attitudes.
Gilbert se levait de sa stalle, se prosternait en adoration devant le
tabernacle; Claire faisait son chemin de Croix. Et elle avait jusque
dans sa ferveur une élégance d'attitudes, une manière à elle de glisser
sur les dalles, d'écarter les plis de sa robe en pliant les genoux,
d'incliner la tête ou de la relever vers les saintes images, qui donnait
des distractions à Gilbert.

Une fois la semaine, le samedi, elle s'occupait à renouveler les fleurs
dans les vases de l'autel. Le jardinier des Mériel en brouettait toute
une brassée, et l'abbé Nohèdes aidait la jeune sacristine à les disposer
en bouquets. C'était toute une après-midi de causerie à demi-voix, de
gaieté discrète, dans le recueillement du sanctuaire. L'abbé s'employait
aux gros ouvrages, il égalisait les tiges, coupait les fleurs mortes,
charriait sur les degrés du tabernacle les bouquetiers énormes lourds du
poids des tournesols et des asters. Claire s'ingéniait à combiner les
couleurs, à les assembler selon les affinités que lui révélait une
délicate esthétique. Le parfum capiteux et triste des floraisons
d'automne, l'odeur des verdures coupées, l'arome délicat des héliotropes
et des verveines, imprégnait leurs doigts, flottait autour d'eux en une
douceur voluptueuse. Et leurs jeunes visages, animés par le travail,
égayés par la liberté d'une camaraderie permise, se souriaient à travers
le fragile édifice des pétales qui s'effeuillaient dans leurs mains,
s'en allaient en pluie fraîche sur la moquette du tapis.

Quand le paysage de l'autel était composé, Claire ouvrait l'harmonium,
essayait quelques accords. Depuis la démission définitive de M. Béquine,
l'organiste, elle avait dû se charger d'accompagner au lutrin, de jouer
à la grand'messe et aux vêpres dans les intervalles du plain-chant.
L'abbé Gilbert la guidait dans le choix, dans l'interprétation des
morceaux. C'étaient des motifs de Schumann, de Mendelssohn, des mélodies
pour eux, et tant pis pour les autres, s'ils ne savaient pas les
entendre.

Ces répétitions en tête à tête étaient un ravissement. Grâce à la
transposition de la musique, une confusion se faisait du divin à
l'humain. L'amour de Jésus et l'amour de la créature parlent à peu près
la même langue, éveillent des sentimentalités presque pareilles.
Délicieux équivoque où se complaisait la nouvelle convertie.

L'abbé Nohèdes devait l'avertir de l'heure, et avertie, elle prolongeait
les adieux, s'attardait à des consultations inutiles. Elle s'en allait
enfin, pleine de son rêve, insensible au contact de la vie réelle. Le
soir, dans le salon familial, autour de la table à jeu, l'émotion
persistait encore, l'innocente complicité continuait entre les deux
amis. A travers les platitudes de la conversation, les mots d'esprit de
M. de Viraben, les plaisanteries d'usage, suggérées par le bézigue,
Claire écoutait en idée les propos de l'après-midi, les confidences
échangées au pied de l'autel. Gilbert lui-même, quelque effort qu'il
fît, avait peine à descendre de ces hauteurs mystiques. Un regard plus
profond, une parole plus grave lui échappait, évoquait pour Claire et
pour lui le pays, le monde de l'au-delà où ils venaient de vivre
ensemble.



XVII


Cependant la dévotion de Claire déconcertait le petit monde des Mériel.

--Cette enfant ne peut rien faire avec mesure, soupirait madame Albanie.

--Qu'est-ce qui la prend? se demandait Bernard. La voilà toquée du bon
Dieu, maintenant. Oh! je suis bien tranquille, d'ailleurs; ça lui
passera...

--Quand l'abbé Gilbert sera rentré au grand séminaire. C'est cet
enragé-là qui lui a tourné la cervelle, ricanait le vicomte.

--L'abbé est un homme instruit et un bon chrétien; sa société ne peut
être que profitable à mademoiselle Claire, ripostait l'abbé Resongle,
qui n'aimait pas à entendre mal parler du clergé.

Il ne se gênait pas d'ailleurs pour taquiner sa pénitente:

--Combien de fois à l'église depuis ce matin? l'interrogeait-il. Vous
savez que Séguélanette, la sacristine, est jalouse de vous; elle finira
par m'envoyer sa démission comme cet excellent M. Béquine.

--Séguélanette est bien âgée, répliquait Claire; c'est tout ce qu'elle
peut faire, de veiller au linge de l'autel. Vouliez-vous que je laisse
les bouquets pourrir dans les urnes? Il ne manque pas de fleurs au
jardin.

--Mes malheureux héliotropes! se lamentait madame Mériel. Moi qui les
soignais comme la prunelle de mes yeux! Et maintenant ma corbeille est
saccagée.

--Si les corbeilles de madame votre mère ne vous suffisent pas, celles
de Laplagnole sont à votre disposition, Mademoiselle, proposait
ironiquement M. de Viraben; les massifs même et les bosquets, s'il vous
plaît de transformer l'église en jardin d'hiver.

Le vieux beau se refusait à prendre au sérieux la dévotion de Claire.
Pour innocent qu'eût été leur flirt jusque-là, il lui semblait qu'il lui
avait donné des droits sur elle. Leur manège avait été un peu loin pour
s'arrêter si court; une ou deux fois même, il avait cru comprendre qu'on
ne lui aurait pas su mauvais gré d'oser davantage. Il est vrai que, la
minute après, l'enfant se ravisait, reprenait sa distance. Sans
pruderie, avec un jeu discret de parades et de ripostes, elle déjouait
ses assauts, le remettait gentiment à sa place. Et c'était à
recommencer. Le vicomte ne savait trop que penser de ces avances, ni de
ces reculades. C'était comme une figure de quadrille imprévue, où
l'impeccable cavalier, le conducteur de cotillon, s'embrouillait,
perdait le peu de psychologie qu'il avait acquise dans le monde où l'on
danse. Cette Claire le déconcertait, tantôt sage et tantôt casse-cou,
selon que ça lui chantait. Et maintenant, voilà qu'elle s'avisait d'être
dévote. Pourquoi? Il avait d'abord expliqué la chose à son avantage.
Cette froideur subite de son amie, quand il essayait de reprendre la
conversation avec elle au point où ils l'avaient laissée, ce n'était
sans doute que les dernières convulsions d'une vertu chancelante qui se
réfugiait en Dieu pour lui échapper. Mais cette hypothèse, flatteuse
pour son amour-propre, ne résistait pas à l'épreuve. La vérité
s'imposait. La sagesse de Claire tenait bon. L'abbé Nohèdes triomphait
sur toute la ligne. Quelle mortification pour Viraben! Dans son dépit
d'amoureux évincé, il se reprochait de n'avoir pas poussé plus vivement
ses avantages, de s'en être tenu aux menus profits, aux dérisoires
à-comptes. Nigaud! qui avait laissé l'occasion s'échapper, glisser de
ses doigts.

Cette aventure mettait son catholicisme à une rude épreuve. Le mieux
pensant des hommes en fut pendant quelques jours le plus impie. Il en
voulait à l'abbé Nohèdes, il en voulait presque au bon Dieu de lui avoir
pris son bien, il s'en prenait à son ami Adrien--son ami?--de n'avoir
pas su défendre sa fiancée contre les entreprises du séminariste.

Puis, ce moment de mauvaise humeur passé, il se trouva plus misérable
encore. Il avait cru désirer Claire, et voilà qu'il l'aimait maintenant.
Un Viraben imprévu, un Viraben sentimental éclatait brusquement à
travers l'autre, le Viraben au monocle, impassible et correct. Amoureux
à son âge, mauvaise affaire! Le vicomte s'enfermait en tête à tête avec
son miroir; mais ce confident ne lui disait rien de bon. Il se
remémorait alors pour prendre courage ses anciens succès, ses bonnes
fortunes d'antan, il recensait de vieilles écritures, des photographies
éventées. Pauvres consolations!

Le beau Viraben souffrait et il s'étonnait de souffrir. Lui qui n'avait
connu jusque-là que des soucis de santé ou d'argent, une culotte au
cercle, un commencement de gastrite, il n'en revenait pas d'avoir gâté
sa vie pour les beaux yeux d'une demoiselle de campagne. Il constatait
son mal et il s'y abandonnait. Il savait ce qui l'attendait à Bazerque
et il fallait qu'il se soumît chaque jour à cette épreuve, qu'il
renouvelât la certitude de sa disgrâce.

Aux heures où il ne pouvait pas voir Claire, son unique bonheur était de
parler d'elle avec Adrien. Les deux amis ne se quittaient plus. Ils se
plaignaient l'un à l'autre de leur commune infortune. Adrien ne
reconnaissait plus sa fiancée. Elle, si bon enfant, si complaisante à
ses habitudes bonnes ou mauvaises, est-ce qu'elle ne taxait pas ses
petits verres, maintenant? Et si elle l'avait fait par amitié encore!
Mais ce n'était qu'une consigne. Elle obéissait aux instructions de
l'abbé Nohèdes.

--Un fanatique, cet abbé! s'exclamait Adrien.

--Un intrigant! répliquait Viraben.

--Il est en train de la brouiller avec moi.

--Avec nous... Car, enfin, je ne lui ai rien fait, à ta fiancée...
soupirait le vicomte.

--Dis que tu l'as comblée...

--Et tu vois comme elle me traite. Elle ne me laisse rien passer. Pas le
plus petit mot pour rire. Ça devient funèbre, chez ta future belle-mère,
mon pauvre ami. On se couche comme les poules. Un de ces soirs, je vous
trouverai tous occupés à réciter le chapelet... Une jolie vie que tu vas
mener là, quand tu seras marié, entre ces femmes et ces prêtres!

--C'est vrai qu'on s'ennuie à pleurer. Si nous filions à Toulouse, si
nous nous donnions de l'air pendant quelques jours?

Mais Viraben était d'avis de rester. Il serait imprudent de laisser le
champ libre à l'abbé. Il n'avait pris que trop d'influence sur
mademoiselle Mériel.

--Que le bon Dieu le patafiole! s'exclamait Adrien.

--Il ne le patafiolera jamais assez, répliquait le vicomte. Sais-tu que
tu aurais le droit de le remettre à sa place... le droit et le devoir.
Il abuse vraiment, cet homme! Une visite de loin en loin, je ne dis pas.
Chez les gens comme nous, à la campagne surtout, on ne peut pas faire
autrement que de recevoir quelques prêtres. Si ces prêtres sont
discrets, s'ils sont âgés surtout, il n'y a pas d'inconvénient. Tiens,
l'abbé Resongle, par exemple... Il est un peu crampon, je ne dis pas;
mais quel brave homme! Il comprend tout, il excuse tout; il sait vivre.
Tandis que l'autre, avec son air grave...

--Je ne m'y fierais qu'à moitié à son air grave, articulait Adrien.

--A moitié, c'est encore trop. Il vous a une façon de regarder les
femmes, quelque chose d'en dessous...

--Ah! le vilain tartufe!

--Tartufe! tu l'as dit... Je ne sais pas si tu as bien suivi son manège.
Il travaille à isoler Claire; il cherche à nous faire fuir la maison.

--C'est vrai; tout à l'heure encore, j'ai failli donner dans le panneau.

--Tu pars, nous partons... et sitôt que nous avons tourné le dos, il
arrive. Si nous restons, d'ailleurs, il a la ressource de l'église. Très
commode, l'église! Il n'y a jamais personne. On est sûr de ne pas nous y
rencontrer, en tout cas...

--Et tu supposes que Claire et l'abbé s'y rencontrent?

--Je ne le suppose pas; j'en suis sûr. On commence même à jaser de leurs
rendez-vous... Bien à tort, sans doute; mais enfin, les apparences...
Donc, pas de déplacement, pas de fugue à Toulouse, concluait Viraben.
Nous ne bougeons pas.

--Et l'abbé n'a qu'à se bien tenir. Je l'ai dans le nez cet individu. Au
premier geste, au premier mot suspect, je lui règlerai son compte.

--Ne nous emballons pas, mon ami. Veillons au grain; cela suffit. Tu
n'as pas envie de te brouiller avec ta future belle-mère, j'imagine...

--Que diraient mes créanciers? soupira le fiancé de Claire.

--Tu tiens le bon bout, d'ailleurs; il s'agit de ne pas le lâcher...
Bernard est dans ton jeu, n'est-ce pas? Tu n'as qu'à serrer Claire de
plus près, à ne pas laisser prendre ta place... Je serai là, sois
tranquille; avec ta permission, je lui ferai même un doigt de cour, à
cette ingrate. Il faut la désensoutaner, la remettre dans le train. A
nous deux, que diable! nous en viendrons bien à bout du séminariste.



XVIII


Sur les instances de son fiancé, Claire avait consenti à faire une
promenade d'après-midi en charrette anglaise, avec le vicomte. Adrien
tantôt devant, tantôt derrière, les accompagnait à bicyclette. Elle
était gaie, ce jour-là, la petite Mériel. Très sûre d'elle, indulgente
aux autres, elle était en veine de malice légère, d'amusement puéril.

Le vieux beau se félicitait de cette débonnaireté soudaine. Retour de
coquetterie, peut-être. Et dès le premier kilomètre, enhardi, il abusait
du tête à tête pour ouvrir son coeur à Claire, lui raconter son chagrin.
Il conduisait en même temps, et ses explications alternaient avec les
avertissements qu'il était obligé de donner à sa bête un peu rétive.

--Que vous ai-je fait, disait-il, pour me traiter si mal? Pas un mot
d'amitié depuis quinze jours! Si vous saviez comme votre indifférence me
fait souffrir!--_Pull hope!_--Depuis que vous m'avez abandonné, je ne
vis plus; je suis comme un corps sans âme. _Aoh!_

--Vraiment? C'est affreux cela, mon pauvre ami. Mais, prenez donc garde
à votre cheval, ou donnez-moi les rênes. Je n'ai pas envie d'entendre la
fin de votre déclaration dans le fossé...

--Ne vous moquez pas! Je suis l'homme le plus malheureux du monde.

--Ce n'est pas une raison pour loucher de mon côté, au risque de nous
jeter sur toutes les voitures qui passent!

--Vous plaisantez, et je souffre...

--C'est donc ça, que vous avez les yeux rouges; je supposais que vous
aviez pris un coup d'air.

--C'est tout ce que vous trouvez à me dire pour me consoler?

--Faites-vous consoler par Adrien. Voulez-vous que je l'appelle? Vous
lui expliquerez votre cas.

--Ne m'accablez pas, Claire! Je connais Adrien; c'est un brave coeur,
mais une nature un peu élémentaire. L'échange de sentiments que je vous
demande ne peut lui faire aucun tort; ces choses-là l'intéressent assez
peu. C'est à votre âme seule que j'en veux... Le reste...

--Vous le lui abandonneriez, n'est-ce pas? Vous êtes un ami généreux. Et
vous me demandez de consentir au partage?...

--C'est-à-dire... Tenez, ce sujet là est délicat, et je suis trop ému
pour me faire comprendre... Lisez ceci plutôt... ces quelques lignes où
j'ai mis tout mon coeur.

--Des vers, peut-être?

--Oh!

--C'est que je vous vois si monté! Et c'est convenable au moins, votre
papier? Donnez. Et tâchez maintenant de mieux faire votre métier de
cocher. Nous avons déjà failli verser deux fois... Ah! pardon! ne vous
appuyez pas sur moi. Pas de frôlements, s'il vous plaît. Vous savez que
je n'aime pas ces manières...

Viraben se tint tranquille un moment; mais le silence n'avançait pas ses
affaires.

--Vous me boudez, mon amie, reprit-il. A quoi pensez-vous?

--J'écoutais chanter les grillons, répliqua Claire; ce qu'ils me
disaient ne manquait pas d'éloquence.

--Les grillons sont habillés de noir... C'est pour cela qu'ils vous
plaisent, sans doute, ricana le vicomte.

--Vous êtes trop spirituel pour moi, mon ami; je renonce à lutter avec
vous...

--Ne vous fâchez pas, je vous en prie. On peut bien s'amuser un peu de
votre conversion. Est-ce donc si sérieux?

--Tout ce qu'il y a de plus sérieux.

--Tant pis! Penser à son salut, à votre âge! Votre montre avance, ma
chère amie.

--Et la vôtre retarde. Un vieux pécheur comme vous, il ne serait que
temps de vous mettre en règle avec votre conscience.

--Pécheur tant que vous voudrez; n'empêche que je vais à la messe le
dimanche. Que voulez-vous de plus? Et les bonnes oeuvres donc!
J'accompagne les quêteuses à l'église, je suis commissaire de tous les
bals de charité. C'est bien quelque chose, il me semble...

--Moins que rien, mon pauvre ami. Vous vous damnerez bien sûr, du train
dont vous allez; vous sentez le roussi à plein nez! Un joli chrétien,
qui ne va pas à confesse et qui fait la cour à la fiancée de son ami.

--Baste! Pour ce que ça me rapporte! Au lieu de me vouer à l'enfer, en
bonne dévote que vous êtes, vous ne feriez peut-être pas mal d'examiner
votre conscience. Si vous regardiez bien au fond!...

--Que voulez-vous dire?

--Je dis que si j'ai le coeur pris, vous avez la cervelle malade et que
l'un ne vaut pas mieux que l'autre. Vous vous montez la tête, ou on vous
la monte. Ah! les dessous de la dévotion, ce n'est pas toujours beau,
allez! Une mondaine qui se convertit, c'est quelquefois un prêtre qui se
perd...

--Ou un séminariste qui oublie sa vocation, n'est-il pas vrai? Voilà où
vous vouliez en venir. Et c'est pour me dire ça que vous m'avez fait
monter en voiture? Un mot de plus, et je vous plante là, je descends...

Viraben l'obligea à se rasseoir. Il n'était pas content, le vicomte. Sa
tentative ratait; il avait essayé sans succès du sentiment et des
reproches; il était au bout de sa rhétorique. Restait l'action. Son
instinct l'y poussait, ses habitudes de galanterie combative, à la
hussarde. Au point où il en était, d'ailleurs, il avait tout à gagner,
rien à perdre, à pousser sa pointe. Et dans combien de circonstances, là
où la parole avait échoué, le geste avait réussi!

L'occasion paraissait favorable. Adrien avait pris les devants, les
précédait vers Bazerque où l'heure du dîner les invitait à rentrer. Et
la route était déserte, le vicomte s'en assura d'un coup d'oeil; la
traversée d'un bois ajoutait à la solitude... Brusquement l'amoureux
éconduit, de sa main gauche restée libre, entoura la taille de Claire,
l'attira sur sa poitrine. Et ses lèvres goulues, ses lèvres brutales,
cherchaient les lèvres de sa voisine. Elle se débattait.

--Adrien! Adrien! appelait-elle.

Un bruit de pas, un froissement de feuilles à côté d'eux à la lisière du
bois, obligea M. de Viraben à relâcher l'étreinte. Presque au même
moment, l'abbé Nohèdes débouchait d'un sentier. Il saluait Claire,
tendait la main au vicomte qui n'osait passer outre. L'abbé Resongle
l'avait chargé de visiter une malade au hameau d'Enbarthe. Il revenait
par le plus court.

--Le plus court sera de rentrer avec nous, l'invitait Claire. L'abbé
résistait d'abord, puis cédait à l'insistance de son amie.

Il se disposait à s'asseoir en arrière, dos à dos avec M. de Viraben...

--Que faites-vous? Ce n'est pas votre place. M. de Viraben ne permettra
jamais... Vous allez vous mettre près de moi; M. de Viraben derrière; je
conduirai. Est-ce que vous n'avez pas confiance dans mes talents?

--Je vous en prie, insistait mollement le vicomte, en aidant le
séminariste à monter sur le siège; je connais mon devoir. En voiture
comme ailleurs, la préséance est à l'Eglise.



XIX


Adrien avait eu l'idée, ce jour-là, de surprendre Claire, de lui offrir
une promenade matinale à bicyclette. Quand il se présenta chez les
Mériel, Claire était sortie.

--Elle n'est pas encore revenue de l'église, lui dit madame Mériel. Elle
est restée après la messe pour arranger les fleurs de l'autel avec
l'abbé Gilbert. Cette enfant est un ange de piété.

--La piété est une excellente chose, répondit Adrien; l'hygiène aussi.
Je venais la chercher pour pédaler avec elle...

--Voulez-vous que je la fasse appeler?...

--Inutile; je vais l'attendre en flânant, répliqua le fiancé, pas fâché
de l'occasion qui s'offrait de constater la durée du tête à tête avec le
séminariste.

Il sortit. Le capitaine Guitalens le héla. Il battait son absinthe sur
la terrasse du café Cazalas, en compagnie du pharmacien Sudre. Adrien
s'assit à côté d'eux, se fit servir.

Le poste était bon pour surveiller les abords de l'église dont le porche
s'ouvrait en face, de l'autre côté de la petite place.

--Quoi de neuf, Monsieur Adrien? interrogea M. Sudre.

M. Sudre aimait à cancaner. Assaisonnée de quelque histoire, d'un
commérage inédit, son absinthe lui paraissait plus savoureuse. Dans sa
boutique, pendant qu'armé du pilon ou du pinceau, il triturait une
drogue dans son mortier, collait une étiquette sur une fiole, il
confessait ses clients, ses clientes. De la pharmacie au café, les
nouvelles ne faisaient qu'un saut. Et là, entre buveurs, elles
s'ornaient, s'amplifiaient avant de faire leur tour de ville.

--L'abbé Resongle a passé sept fois de suite au piquet, hier soir, avec
ma belle-mère; c'est tout ce que j'ai de plus intéressant à vous dire,
racontait Adrien.

--Sept fois! C'est un veinard. La partie a fini de bonne heure
cependant. A dix heures quand j'ai fermé mes volets tout était éteint
chez madame Mériel. Il me semble qu'on veillait plus tard, d'habitude.

--C'est que mademoiselle Claire se lève de bon matin, maintenant,
insinuait le capitaine. Au coup de sept heures, pendant que je suis en
train de me raser au carreau, je la vois entrer à l'église... Elle
devient dévote, à ce qu'il paraît, votre fiancée...

--Elle a de qui tenir, expliquait Adrien.

Charles, le jardinier des Mériel, passait, charriait une brouettée de
fleurs à l'église. Et le capitaine se récriait sur la beauté des
hémérocalles.

--Les miennes sont défleuries depuis quinze jours. Et ces zinnias! Je
n'en ai jamais vu d'aussi doubles... Ça doit fendre le coeur à ce brave
Charles, de démolir ses corbeilles. Mais c'est pour le bon Dieu, il n'y
a rien à dire. Pas vrai, Monsieur Adrien?

--Le fait est que, dimanche dernier, la chapelle de la Vierge était
superbe, affirma M. Sudre. On ne me voit pas souvent à l'église; mais je
suis allé, entre les offices, admirer le coup d'oeil. Mademoiselle
Claire a un goût!

--L'abbé Nohèdes aussi, souligna le capitaine, en clignant de l'oeil à
l'adresse de son compère. A eux deux, ils s'entendent à merveille...

--Et M. de Viraben? qu'en faites-vous? demanda encore M. Sudre. Il n'est
pas venu hier soir. Souffrant, peut-être? Il en fait un peu trop pour
son âge: pédaler, danser... sans parler du reste... Ce serait dommage
tout de même s'il lui arrivait quelque chose. C'est un bon camarade, un
ami dévoué...

La sonnette se mit à tinter, de l'autre côté de la rue, à la porte de la
pharmacie.

--J'y vais, avertit de sa place M. Sudre. Il plia son journal, posa la
soucoupe sur son verre d'absinthe, à cause des mouches.

--C'est Mète, de chez les Estibal, qui vient chercher des remèdes,
dit-il. Mme Estibal est très bas. Encore une typhoïde, la cinquième
depuis un mois...

--Bonne affaire pour les pharmaciens! plaisantait le capitaine. Une ou
deux épidémies par an, ça fait aller le commerce.

Charles sortait de l'église avec sa brouette vide. Claire et Gilbert
étaient seuls maintenant. Adrien songeait à leur tête à tête. Et sans
doute le capitaine avait la même idée. Adrien croyait la voir à travers
le mauvais sourire qu'il étouffait dans sa moustache. Il s'énervait
alors, avalait son absinthe à grandes lampées, et celle-là finie, il en
battait, il en buvait une seconde. Et dans sa cervelle fumeuse, la
vision mauvaise se précisait, obsédante... Cependant, un ronflement
d'harmonium arrivait de l'église, à travers le silence de la petite
place.

--Attention! commandait le capitaine; ils vont chanter à présent.

La voix de l'abbé s'élevait. Elle célébrait l'amour, l'amour divin sans
doute, mais avec les paroles, avec l'accent de l'autre, de l'amour
défendu; et comment faire la différence? Le cantique fini, quand la voix
se tut, expira en point d'orgue sous les voûtes, le silence qui succéda
parut plus suspect encore au fiancé, plus angoissant à entendre.

Que se passait-il maintenant, de l'autre côté de la muraille?

--Il possède un bon organe, le futur _vobiscum_, fit remarquer le
capitaine; et une jolie tête avec ça; tout ce qu'il faut pour réussir au
théâtre. S'il ne se faisait pas curé, ce serait un ténor à caprices. Ce
qu'il s'en paierait des femmes, le gaillard! Le voyez-vous en maillot et
en pourpoint, dans le rôle de Faust, au quatuor du troisième acte?

    _Laisse-moi contempler ton visage._

Le capitaine chantonnait.

--Ah! les voilà qui s'en vont, dit-il en apercevant Claire et l'abbé
Nohèdes qui sortaient ensemble de l'église. Et il attaquait la phrase
célèbre:

    _Ne permettrez-vous pas, ma belle demoiselle..._

Adrien s'était levé, avait pris congé de son camarade. Il allait à la
rencontre de Claire qui rentrait chez elle. La porte de la maison se
refermait sur eux, et le capitaine, à qui n'avait pas échappé
l'agacement du fiancé--ses insinuations y avaient bien été pour quelque
chose--, se versait un doigt de pure, la dégustait lentement.

--Bon, ça chauffe maintenant chez les Mériel. La petite est en train
d'écoper? proférait-il en faisant claquer sa langue.



XX


Adrien se plaignait à Claire, dès le vestibule.

--Un siècle que je vous attendais. Combien de chapelets avez-vous
récités ce matin? J'ai failli repartir sans vous voir...

--Vous n'aviez qu'à venir me chercher. L'église n'était pas fermée, que
je sache. Vous nous auriez aidés à décorer la chapelle. Vous verrez si
c'est beau demain.

--Je vous crois que ce sera beau; vous y avez mis le temps. Et de la
musique encore après; pour vous reposer, sans doute.

--C'est un cantique que je dois accompagner à vêpres; nous répétions.

--L'abbé Nohèdes a de la chance, il vous a tant qu'il veut, vous lui
donnez des journées entières, et à nous des minutes--s'il en reste...

--Seriez-vous jaloux, par hasard, mon ami?

--Jaloux? non, étonné seulement de la longueur de vos séances à
l'église. Trois heures d'horloge. Ne trouvez-vous pas que c'est
beaucoup? Qu'avez-vous donc tant à vous dire?

--Des choses qui ne vous intéresseraient guère, mon ami...

--Parce que je ne serais pas en état de les comprendre? n'est-ce pas?
Merci de la bonne opinion que vous avez de mon intelligence.

--Ce n'est pas vous faire une grande injure, de supposer que vous aimez
mieux parler chasse ou cheval, que religion. A chacun sa spécialité, mon
cher... Vous trouveriez plus convenable, sans doute, que je continue à
pédaler ou à danser avec votre ami Viraben?

--Dites: notre ami; après l'intimité où vous avez été ensemble, vous
n'avez pas envie de le renier, je pense? Viraben est un homme du monde,
de notre monde. Personne ne peut s'étonner de vous voir en sa compagnie.
Tandis que l'autre...

--Et bien, l'autre...? Qu'avez-vous à dire à l'autre?

--Rien, sinon qu'il est trop souvent avec vous. Ici ou à l'église, vous
ne vous quittez pas depuis quinze jours...

--Et cela vous déplaît? vraiment? quel malheur! Et que dois-je faire
pour rentrer dans vos bonnes grâces? Faut-il signifier son congé à
l'abbé Nohèdes? Ou bien est-ce que vous me donneriez la permission de le
voir encore quelquefois. Et pendant combien de minutes? J'attends vos
ordres, mon ami. A moins que vous n'ayez besoin de consulter M. de
Viraben, avant de rien décider.

--Raillez, raillez... C'est dans votre intérêt que je parle. Vous savez
si les gens d'ici sont prêts à critiquer les fréquentations des gens
d'église avec les femmes. On commence à jaser sur votre compte, je vous
en avertis.

--Votre obligeance est extrême. Et comment avez-vous su...? quelle est
la bonne langue qui vous a mis sur la voie... Gageons que c'est votre
ami Viraben!

--Et quand même ce serait lui? Vous lui avez donné le droit, ce me
semble, de s'intéresser à ce qui vous touche...

--Et vous ne vous êtes pas demandé s'il n'avait pas quelque motif secret
d'intervenir, de vous indisposer contre l'abbé Gilbert...

--Il est notre ami. Cette explication me suffit, inutile d'en chercher
une autre...

--Un ami dévoué en effet, une belle âme. Vous avez raison de vous fier à
lui, les yeux fermés. Pauvre Adrien! Tenez, ouvrez-les un moment, vos
yeux, pour lire ces lignes. Vous les refermerez après, si vous voulez.

Claire avait tiré le billet du vicomte de sa poche, elle le donnait à M.
de Favaron.

--Ma première pensée, dit-elle, avait été de le déchirer sans le lire.
Et je ne l'ai pas lu en effet; mais je ne l'ai pas déchiré non plus. Le
voilà intact, tel que votre fidèle ami me le fit passer hier en
voiture...

Adrien rompit le cachet, dévora les lignes accusatrices... Un peu
démonté d'abord, il se rassurait bientôt, rendait le papier à Claire.

--Une frime, cette déclaration, dit-il; c'était concerté entre nous, une
façon de vous ramener, de vous arracher à une mauvaise influence...

--Et les pressions de mains, et les baisers qu'on a essayé de me
prendre, c'était aussi dans le programme? Tenez, vous me faites pitié,
mon pauvre ami! Je suis bien bonne de vous écouter, de discuter avec
vous. Quand on est incapable de se conduire, on n'a pas la prétention de
gouverner les autres. Je vous ai laissé aller jusqu'au bout cette fois,
parce que j'étais curieuse de voir où arriverait votre aveuglement. En
voilà assez maintenant. Je n'avais jamais eu beaucoup d'illusions sur
vous, au moins pensais-je que nous pourrions vivre en bons camarades. Et
voilà qu'avant d'être mon mari, vous voudriez être mon maître! Vous me
livrez sottement aux entreprises d'un vieux fat qui me compromet, qui
essaie de me perdre, et quand je me réfugie dans l'amitié d'un brave
garçon, quand je cherche mon salut dans la piété, vous vous mettez en
travers, vous me soupçonnez, vous m'accusez presque de mal faire. Vous
m'avez offensée cruellement; je sens que je ne vous pardonnerai jamais.
Tout est fini entre nous, je vous rends votre parole et je reprends la
mienne... Adieu, Monsieur de Favaron!

Claire, en même temps, avait pris la rampe de l'escalier qui conduisait
à sa chambre. Avant qu'Adrien fût revenu de sa surprise, elle s'était
réfugiée chez elle, avait fermé sa porte à double tour. Adrien
l'implorait à travers la serrure:

--Claire? voyons, ce n'est pas possible. Vous ne pouvez pas me quitter
comme ça. J'ai eu tort, je l'avoue; on m'avait monté la tête.
Pardonnez-moi. Je lâche Viraben, vous me sacrifiez l'abbé Gilbert. Et
tout est dit, tout est oublié.

La cloche du déjeuner sonnait, appelait la famille à la salle à manger.
Des portes s'ouvraient dans le corridor; Madame Mériel, Bernard
sortaient, s'informaient auprès d'Adrien du sujet de sa querelle avec
Claire... Adrien expliquait à sa manière. Il s'était énervé à attendre
sa fiancée, et alors...

--Tu n'as pourtant pas perdu ta matinée, farceur, insinuait Bernard, je
t'ai vu de ma fenêtre étouffer deux absinthes chez Cazalas! C'est
l'absinthe qui t'a monté à la tête...

--Mais que lui avez-vous dit, que lui avez-vous fait à cette chère
enfant? insistait madame Mériel.

--Rien; rien de grave; une simple observation à propos du temps qu'elle
passait à l'église...

--Et quel mal peut-elle y faire, à l'église?

--Aucun, assurément, aucun...

--Alors, pourquoi lui reprocher...? Vous avez eu tort, mon enfant. Et
elle s'est fâchée, ma Claire?

--Si elle n'avait fait que se fâcher! Elle a rompu avec moi; elle m'a
rendu ma parole.

--Lui avez-vous fait vos excuses?

--Je suis prêt à les lui faire encore.

Madame Mériel frappait à la porte de Claire.

--Tu entends, ma Claire, mon petit Clairon? disait-elle... Adrien se
repent, il te supplie de lui pardonner. Allons, ouvre, ma chérie, viens
déjeuner; l'abbé Resongle est invité. Tu sais qu'il n'aime pas attendre.
Viens, cela s'arrangera au dessert.

--Et nous jouerons au tennis, après déjeuner, insista Bernard. Adrien
n'est pas méchant, tu sais bien; il gaffe quelquefois, voilà tout.
Veux-tu que nous le mettions au pain sec...?

--Je descendrai quand M. de Favaron sera parti, répondit enfin Claire;
je ne veux plus le voir.

--Viens toujours; si tu ne veux pas le voir, on le fera manger à la
cuisine.

L'abbé Resongle arrivait, parlementait à son tour à travers la porte...

--Claire, mon enfant, qu'est-ce qu'on me dit, que vous êtes brouillée
avec Adrien? Quelque malentendu, sans doute...

Claire se taisait.

Et la cloche appelait de nouveau.

L'abbé Resongle tira sa montre:

--Midi et quart déjà. Cette enfant sera cause que nous mangerons le
gigot trop cuit.

Il s'arrêta pour humer l'odeur qui montait de la cuisine.

--Il me semble que ça sent le brûlé. Qu'en pensez-vous, mes amis? Si
nous nous mettions à table? L'enfant prodigue reviendra.

--Jamais! répliqua nettement Claire; jamais, tant que M. de Favaron sera
là. S'il a quelque délicatesse, il sait ce qui lui reste à faire...

--Quel contre-temps! soupira l'abbé Resongle. Je sens que cette
malheureuse histoire m'a déjà coupé l'appétit. Déjeunons cependant, si
vous m'en croyez. Claire réfléchira pendant ce temps et nous jugerons
mieux de la situation, quand nous aurons repris des forces. _Primo
vivere!_ Nous délibèrerons ensuite!



XXI


En entrant à l'église, à l'heure de sa visite quotidienne au
Saint-Sacrement, Gilbert aperçut Claire agenouillée, en prières devant
l'autel de la Sainte Vierge. Priait-elle vraiment? Elle pleurait.
Gilbert ne pouvait pas voir sa figure qu'elle cachait dans ses mains,
mais sa douleur se trahissait dans le frisson de sa nuque, secouée par
les sanglots.

Gilbert s'agenouilla pas loin d'elle; mais ses lèvres seules
articulaient les oraisons habituelles. Sa pensée était toute au
spectacle de cette affliction dont il ignorait la cause. Pauvre Claire!
Qu'avait-elle à se désoler ainsi, que lui avait-on fait? Il souhaitait
et il craignait de l'apprendre. Qu'allait-elle lui dire? Elle pleurait
toujours. Il percevait distinctement ses soupirs; il assistait à l'orage
de ce coeur bouleversé. Et l'orage peu à peu se communiquait à lui,
vibrait en écho dans sa poitrine. Un élan de pitié le sollicitait à se
lever, à se porter au secours de cette âme en peine.

Ce fut Claire qui se leva brusquement, qui alla vers lui.

--Excusez-moi, dit-elle; il faut que je vous parle.

Gilbert était debout devant elle.

--Je vous écoute, dit-il en s'inclinant.

Elle le regardait, comme égarée, avec des yeux encore baignés de larmes
et un frémissement de ses lèvres gonflées, contractées par la montée des
sanglots qu'elle ne parvenait pas à étouffer.

--Je suis bien malheureuse, balbutia-t-elle après un silence. Puis
rapidement, à voix basse: Adrien m'a fait une scène. Il a osé me
reprocher mon amitié pour vous, il m'a menacée, il m'a insultée. J'ai
rompu avec lui... Et maintenant, j'ai tout le monde contre moi. Ma mère,
Bernard, tous. Ils veulent que je lui pardonne, que je me réconcilie.
Jamais! Je ne veux plus le voir... Ah! que faire? Mon Dieu! que faire?
Je n'ai plus que vous, monsieur Gilbert; conseillez-moi, sauvez-moi!

--Vous devriez plutôt vous adresser à l'abbé Resongle, suggéra Gilbert;
il est l'ami de votre mère. Elle fera ce qu'il voudra.

--L'abbé Resongle? Inutile. Il est tout Favaron. Si je l'écoutais,
j'aurais déjà pardonné. Et savez-vous la raison qu'il me donne? Il
dit--j'ai honte de vous le répéter--il dit qu'après trois mois de
fiançailles, je ne suis plus libre de remercier Adrien. On nous a trop
vus ensemble; personne ne voudrait de moi, si je lui signifiais son
congé. Est-ce vrai?

--Le monde est méchant, Mademoiselle; peut-être avez-vous été
quelquefois imprudente...

--Alors, vous aussi, vous me condamnez; c'est trop fort! Je ne peux pas
le croire. Je vous en prie, mon ami, dites-moi bien vite que l'abbé
Resongle se trompe, que je ne suis pas compromise. Rassurez-moi. Je suis
une brave fille, n'est-ce pas? Vous m'estimez, vous m'aimez; je n'ai pas
démérité de vous...

--Certes, Mademoiselle, je vous estime et je vous plains... répondit
Gilbert. Mais mon opinion est bien peu de chose. Ah! si je pouvais vous
être utile!

--Vous le pouvez, mon ami. Votre présence m'a déjà fait du bien. J'avais
perdu la tête. Savez-vous ce que je demandais à la sainte Vierge, là,
tout à l'heure? Eh bien! je lui demandais de me faire mourir, plutôt que
de me laisser reprendre par Adrien...

--Mourir? quel enfantillage! Mourez au monde plutôt, affranchissez-vous,
fiancez-vous avec Dieu. Personne n'aura rien à dire ainsi, ni votre
mère, ni l'abbé Resongle. Et pour vous ce sera le bonheur définitif.
Vous m'avez dit une fois, je m'en souviens bien, que vous aviez la
vocation...

--Hélas! ce n'était qu'une parole en l'air; j'ai bien peur de n'être pas
appelée. Non, vraiment; Dieu est trop loin de moi; je suis trop loin de
lui, si vous aimez mieux... J'aurais besoin d'un maître plus à ma
portée, d'un coeur d'homme sur lequel je m'appuierais...

--Libérez-vous d'abord de votre engagement, Mademoiselle;
débarrassez-vous de M. de Favaron. Et alors... il y a encore dans le
siècle des jeunes gens sérieux, de bons chrétiens. Il y en a sûrement
dans vos relations, dans votre monde. L'expérience que vous venez de
faire vous a instruite. Vous saurez choisir...

Claire secoua la tête.

--Mon choix est fait, dit-elle; elle hésita un moment, puis à voix plus
basse: malheureusement celui que j'aime n'est pas libre... du moins il
va cesser de l'être...

Gilbert n'osait pas comprendre.

--Vous n'y êtes pas? reprit Claire. Inutile alors de m'expliquer
davantage.

Son trouble, son regard de tendre inquiétude en disaient plus que des
paroles. Gilbert se taisait, suffoqué. Il essaya de se reprendre.

--Si vous le voulez bien, Mademoiselle, dit-il, nous causerons de cela
plus tard... et ailleurs... L'endroit me semble mal choisi...

--Pourquoi? insista Claire. Il n'y a rien de plus sérieux, rien de plus
grave que ce que j'ai à vous dire. Si quelque chose pouvait m'enhardir,
ce serait cette église où nous avons prié, où nous avons communié pour
la première fois ensemble.

Elle se tut un moment, baissa les yeux. Elle n'osait pas affronter le
visage de Gilbert.

--Je... vous aime! prononça-t-elle enfin d'une voix à peine distincte.
Pourquoi vous ai-je revu cette année? Pourquoi ai-je été obligée de vous
comparer aux autres? J'ai lutté, j'ai essayé de m'étourdir. Puis, quand
l'attrait s'est trouvé trop fort, quand il a fallu me rendre, j'ai cru
un moment que votre amitié me suffirait, que je pourrais me contenter du
lien spirituel qui nous unissait l'un à l'autre. Je l'ai espéré, je ne
l'espère plus. Non, c'était vous que je cherchais, rien que vous. Et
vous-même, êtes-vous bien sûr?... Nous avons été sincères un moment tous
les deux, nous ne le serions plus maintenant. Il faut nous quitter tout
à fait ou nous joindre. Voulez-vous de moi, Gilbert?

--Mais, Mademoiselle...

--Ne me répondez pas tout de suite. J'ai demandé jusqu'à demain pour
réfléchir. Réfléchissez aussi. Si vous me rejetez, que m'importe d'être
à Adrien ou à un autre? Je pardonnerai et tout sera fini...

Gilbert allait répondre. Un bruit de pas se fit entendre sous le porche.
Le carillonneur venait sonner l'angelus. Le tintement grave de la
cloche, prolongé dans la solitude de la nef, solennisa cette minute.

--Demain, expliqua rapidement Claire, ma mère va partager la récolte de
maïs à Encrambade. Je la suivrai. Venez là-bas vers cinq heures.

Elle sortait. Une défaillance l'obligea de s'appuyer à une chaise, mais
elle se raidit aussitôt, envoya de la main un adieu à Gilbert. Elle
était très pâle, avec une figure mincie, décomposée, où tout le charme
s'était résorbé dans le regard.

Et Gilbert la trouvait plus belle ainsi, plus attirante.



XXII


Il l'aimait. Comment avait-il pu se tromper, s'illusionner sur la nature
du sentiment qu'il éprouvait pour elle? Camaraderie, amitié, union en
Dieu? Mensonges. Il l'aimait. Dès le premier jour, dès la première
minute du revoir, il avait été à elle. Elle l'avait regardé, elle
s'était appuyée un moment à son épaule; il n'en avait pas fallu
davantage. Il avait été pris. Il l'avait souhaitée pieuse, il l'avait
rêvée nonne; et ce n'était qu'une manière de la confisquer, de
l'arracher aux autres, puisqu'elle ne pouvait pas être sienne. Il
l'aimait, et elle l'aimait. C'était donc vrai! Cet amour avait été assez
fort pour la contraindre à la rougeur de l'aveu!

Au premier moment, plus tard même, dans la solitude de la chambre, où il
avait emporté cette certitude, comme un voleur son trésor, ce fut un
flot de délices, une ivresse sans remords, sans scrupules. Sa piété, sa
vocation, son salut, tout avait disparu. Pâles créations de sa volonté,
que pouvaient ces choses contre le tumulte de sa chair?

Il revivait la minute exquise, il répétait comme un évangile de bonheur
les paroles de Claire; il revoyait ses gestes, le tremblement de sa main
sur l'accoudoir de la chaise où elle s'appuyait en lui parlant. Il ne
revint à lui qu'en songeant à l'avenir, aux suites de son engagement,
aux résistances des Mériel, aux difficultés qu'il ne manquerait pas
d'avoir avec Bernard, avec l'abbé Resongle. Il y aurait là un mauvais
moment à passer. Et après? Avait-il au moins la certitude d'être
heureux? Heureux pour un jour, oui, mais le lendemain? N'avait-il pas
cru le tenir plusieurs fois déjà, ce bonheur d'aimer? Et ce n'était que
le plaisir, avec le goût amer qu'il laisse à la bouche.

Gilbert se remémorait ses expériences d'avant le séminaire, ses liaisons
d'étudiant, ses nuits dans les alcôves de hasard. Et cette fois, sans
doute, ce ne serait pas la même chose, mais si le décor n'était plus
pareil, l'acteur était-il bien sûr d'avoir changé? Gilbert
s'interrogeait et au lieu de l'encourager, cet examen ne faisait
qu'accroître son incertitude. Le Gilbert d'aujourd'hui valait-il mieux
que le Gilbert d'autrefois? Portait-il à l'amour nouveau un coeur plus
pur, une conscience plus haute? Hélas! ce qui l'attirait vers Claire,
c'était moins la tendresse--il le sentait bien--que l'attrait sensuel,
ce charme capiteux qu'elle avait en elle, et qu'il subissait malgré lui.
Mauvaise disposition pour entrer en ménage. Il avait fui le monde, il
s'était donné à Dieu, par dégoût de lui-même, par crainte des égarements
où sa faiblesse risquait de l'entraîner. Et voilà qu'à sa première heure
de liberté, à la première occasion qui s'offrait, il faiblissait, il
désertait le devoir. S'il succombait à cette tentation, où prendrait-il
la force de résister aux autres, à celles qui viendraient le chercher
plus tard, après son mariage. Traître à Dieu, comment pouvait-il
s'assurer d'être fidèle à Claire?

Ainsi raisonnait Gilbert quand il reprenait assez de sang-froid pour
raisonner. Mais après un moment de contrainte, la passion se réveillait,
mettait ses arguments en déroute. Sa jeunesse s'insurgeait contre la
sentence d'exil qui lui fermait la porte du paradis entr'ouvert.
L'instinct parlait, réclamait les joies promises. Et c'était entre le
bon propos et le désir mauvais, entre la nature et la grâce un duel où
Gilbert se débattait, torturé.

La nuit se consuma dans ces alternatives.

A la première pâleur de l'aube, le séminariste sortit. L'église était
encore fermée, il poussa plus loin, traversa le village, gagna la
campagne. Les fermes s'éveillaient; les bergers matineux menaient leurs
troupeaux aux chaumes à travers l'éclaboussement des rosées; des
laboureurs çà et là commençaient à tracer leurs sillons; des socs
luisaient et l'haleine des boeufs fumait mêlée aux vapeurs de la glèbe
déchirée par la charrue...

Tout cela était comme un rêve pour Gilbert, un rêve douloureux. Le
spectacle de cette activité paisible, autour de lui, ne faisait
qu'accroître son inquiétude. Cette humanité simple, vouée au devoir
quotidien, lui était comme un reproche. Il s'enfonça plus avant dans les
solitudes. Une combe s'ouvrait devant lui obscure encore, pleine du
silence de la nuit. Il y entra... il s'enfonça dans le mystère des
sentes.

Mais l'image de Claire s'y enfonçait avec lui. Il l'y retrouvait à
chaque pas avec le souvenir du passé. Plus d'une fois, enfants, ils
étaient venus là ensemble; ensemble ils avaient pêché dans le ruisseau,
ils avaient poursuivi dans les creux d'eau morte laissés par la
sécheresse estivale la menuaille imperceptible qui filtrait entre leurs
doigts; ensemble ils avaient, dans les fourrés de sanguines et de
viornes, pratiqué des cachettes où ils emmagasinaient sur la litière des
feuilles mortes les fruits maraudés, pour des dînettes ingénues...

La saison aidait à ces réminiscences. Il y avait, autour du jeune
séminariste en souci d'amour, les mêmes odeurs, les mêmes musiques:
senteurs errantes de vendange et de pourriture végétale, cadence de
broies cassant le chanvre au seuil des métairies, qui avaient accompagné
les pas insoucieux de l'enfant.

Le coeur de Gilbert s'amollissait, se fondait en cette évocation de
l'autrefois. Ses forces défaillaient. Il se laissa tomber dans l'herbe.
Impuissant à lutter, il se donna tout entier à la douceur du rêve.
Claire était là, comme présente; son regard, son sourire, la ligne
souple de sa gorge, de ses hanches... Invitation au bonheur, appel
irrésistible aux caresses!... Sa volonté s'abolissait en cette extase...



XXIII


Combien de temps demeura-t-il ainsi perdu dans l'irréel? Le soleil avait
monté, il touchait presque au zénith, quand le songeur reprit conscience
de l'heure. A peine si un peu d'ombre sortait des bois, devant lui,
mordait la lisière blonde des éteules. Un moment interrompu par la pause
du déjeuner, le travail des champs avait repris. Les chansons des
laboureurs, les commandements aux attelages se répondaient d'un versant
à l'autre des collines. Pas loin de Gilbert, à travers le rideau
frémissant des saulaies, le battoir des laveuses claquait en cadence
monotone. Il ne devait pas être loin de midi.

Une sonnerie vint préciser l'heure. Juché au sommet d'un mamelon, par
delà les bois qui escaladaient les pentes, le clocher de St-Assiscle
envoyait à la paroisse la salutation grave de l'angelus. Et Gilbert se
souvenait tout à coup d'avoir été invité ce jour-là par l'abbé Curvale
aux offices de l'adoration perpétuelle. La grand'messe était dite
maintenant; sans doute, on allait se mettre à table. L'abbé Resongle,
engagé lui aussi, avait décliné l'invitation; il en avait donné à
Gilbert les raisons, qui n'étaient rien moins que flatteuses pour le
desservant de St-Assiscle. Et, sans doute, il ne serait pas le seul qui
manquerait à l'appel. Le bruit courait de démêlés graves survenus
récemment entre l'archevêché et l'abbé Curvale. On parlait de lettres
comminatoires, que suivrait sans doute, à bref délai, si le malheureux
prêtre n'amendait pas sa conduite, une sentence d'interdiction.

Gilbert n'ignorait pas ces choses, et peut-être, dans un autre moment,
se fût-il abstenu de paraître au presbytère. Mais le trouble où il se
trouvait lui-même, la déchéance dont le menaçait la tentation, l'assaut
des appétits charnels, le rendait indulgent à la faute de l'abbé
Curvale. Il avait pitié de ce réprouvé, de ce lépreux mis en quarantaine
par ses confrères. Etait-ce bien le moyen de le ramener, de le remettre
dans la bonne voie? Et qui sait, si une bonne parole dite à propos, une
poignée de mains, un regard, ne ramènerait pas cette âme bouleversée par
les passions, mais qui n'était peut-être pas encore fermée à la grâce!
On pouvait essayer, en tout cas.

Tout en faisant ces réflexions, le séminariste avait pris le sentier
qui, sous le couvert du bois, mène à la route de St-Assiscle. L'église,
devant lui, montait entre les arbres du cimetière. Le même toit abritait
la maison du prêtre et la maison du Seigneur. Une haie séparait les
pruniers de la cure et les cyprès des morts. Et la pauvre bâtisse, si
calme, si humble, le silence autour, la solitude, tout cela suggérait
l'idée d'une vie en Dieu, médiocre et heureuse. Cet enfer, à distance,
donnait l'illusion d'un paradis.

L'angelus finissait de sonner quand Gilbert parut au sommet de la côte.
La servante qui l'avait vu venir, postée au seuil du presbytère, signala
son arrivée. On attendait.

L'abbé Curvale vint à sa rencontre. Il eut en le reconnaissant une
légère grimace qui s'épanouit presque aussitôt en un large sourire...

--Ce n'est qu'un demi-curé, dit-il en tendant la main à Gilbert; mais
enfin, c'est une soutane... et jusqu'ici, nous n'en avions vu aucune.
Vous êtes le premier arrivé, mon cher, et vous serez sans doute le
dernier. Mes confrères me faussent compagnie. Ils craignent de déplaire
à Monseigneur; ce sont les chiens couchants du grand berger; un signe
les a fait rentrer sous terre. Tas de pleutres! On se passera d'eux,
soyez tranquille! Venez, mon ami. Donnez-moi votre chapeau. La peur de
l'archevêché ne vous a pas coupé l'appétit; à moi non plus. Venez! nous
causerons, les pieds sous la table.

La salle à manger avait un air de fête; une douzaine de couverts
témoignaient des intentions hospitalières du curé de St-Assiscle.

--Enlève-moi tout ça, commanda-t-il à la cuisinière, une grosse réjouie
qui avait plutôt la mine d'une gouge d'auberge que d'une servante de
curé. Enlève, et sers-nous le potage. Nous n'attendons plus personne.

--L'abbé Resongle m'a chargé de l'excuser, mentit Gilbert. Il souffre
depuis hier de son rhumatisme.

--Son rhumatisme ne l'empêchera pas d'aller dîner ce soir chez sa bonne
amie, madame Mériel, si elle l'invite. Quarante ans que ça dure, ce
scandale. Et l'archevêché n'y trouve rien à redire. Il est vrai que
madame Albanie fonce pour les oeuvres, la chère âme! Tant pour les
frères et tant pour les soeurs, sans oublier le denier de Saint-Pierre
et les écoles libres. Alors tout est bien et la boustifaille marche.
Table ouverte chaque jour! Vous n'avez pas vu ça, vous--non, vous étiez
au collège--du temps du vieux Mériel, à la fin, quand il était devenu
infirme. On le couchait à neuf heures, après avoir récité la prière en
commun. Et à peine le bonhomme s'était-il endormi, crac! tous les
invités redescendaient au salon. Et la partie recommençait: la bourre,
la bête hombrée, jusqu'à minuit, jusqu'à une heure du matin. La partie
et le reste! les petits verres, la chartreuse, la bénédictine, comme
s'il en pleuvait. Ah! ils s'en sont donné du bon temps, les confrères.
Et maintenant, l'abbé Resongle a la goutte. Eh bien! il ne l'a pas
volée, le goinfre. Il l'a; qu'il la garde! On déjeunera sans lui... Et
sans les autres. Une belle collection d'hypocrites et d'imbéciles.

L'abbé Gilbert se récriait. Et l'abbé Curvale:

--En voulez-vous la preuve. Tenez, lisez cette lettre d'excuse que j'ai
reçue hier soir de l'abbé Fonade: six fautes d'orthographe en sept
lignes, et autant de mensonges. Quel monde. Ah! si je voulais parler!
Mais patience. Si l'on m'y force, je rendrai coup pour coup.
L'archevêque ne me fera pas baisser le nez. Belle autorité pour imposer
le respect; un intrigant qui a usé ses fonds de soutane sur toutes les
banquettes des antichambres ministérielles. Monseigneur a son dossier;
j'ai le mien. On nous jugera. Cependant déjeunons. Vous avez bien fait
de venir, mon petit Gilbert. On ne va pas s'ennuyer. Au lieu de toutes
ces faces de carême qui nous auraient gâté notre plaisir, je vous ferai
manger en aimable compagnie. Mon ami Capirol est là, sa femme aussi. Je
l'avais priée d'aider Cadette. Elle cuisine à ravir. Vous goûterez de
ses sauces...

--Mais, après tout ce qu'on a dit sur elle et sur vous, ne craignez-vous
pas? Vous avez tort; vous allez donner de nouvelles armes à vos
ennemis... objecta Gilbert qui se souciait médiocrement de voisiner avec
la Capirole.

--Honni soit qui mal y pense! riposta l'abbé Curvale. Au point où j'en
suis, j'aurais bien tort de me gêner. Le mari est là d'ailleurs; nous
sommes en règle. Est-ce que madame et mademoiselle Mériel ne vont pas
quelquefois dîner au presbytère? La Capirole n'est pas une femme du
monde, c'est vrai. Et puis, après? Ma mère à moi est marchande d'herbes
à Toulouse. Nous nous valons tous. Depuis quand l'Evangile commande-t-il
de ne fréquenter que chez les riches? Je prends tout sur moi, mon ami.

Sans laisser à l'abbé Gilbert le temps de répliquer, Curvale était allé
chercher la Capirole à la cuisine. Il la poussa devant lui par les
épaules, toute rougissante de l'honneur inattendu qu'on lui faisait.

C'était une assez piètre créature, insignifiante et passive, une de ces
bêtes à plaisir comme on en voit dans les campagnes, tristes serves de
l'instinct, beautés du diable évanouies après quelques années
d'exercice.

Elle dénouait à la hâte les cordons du tablier de grosse toile qu'elle
avait passé sur ses hardes du dimanche, pour cuisiner plus à l'aise. Ses
mains hésitaient, des mains pataudes et hâlées de tâcheronne et sa
figure flétrie se plissait en un gros rire, pendant qu'elle balbutiait
des excuses.

Elle ne s'attendait pas... Monsieur l'abbé Nohèdes serait peut-être
fâché...

--Fâché de quoi? répliqua Curvale. De déjeuner avec la plus jolie femme
de St-Assiscle?

Il s'était assis, déjà.

--Assez de façons! A la soupe mes enfants! commandait-il; et en guise de
_benedicite_, il traçait un signe de croix avec la cuiller à pot, avant
de la plonger dans la soupière.

Les plats se succédaient: hors-d'oeuvre, entremets. L'abbé Curvale y
touchait à peine; il se versait en revanche de larges rasades. Etait-ce
la fièvre de cette journée mauvaise, le besoin d'oublier ses rancoeurs,
de noyer l'affront qu'il venait de recevoir; était-ce plutôt l'effet
d'une infirmité commençante d'alcoolique, sa main tremblait en soulevant
la bouteille. Sa faconde s'exaltait en même temps; le geste et le verbe
se débridaient, s'amplifiaient en une audace croissante. Et quand il
avait lâché une énormité, il la soulignait d'une pincée au genou de sa
voisine qui se trémoussait sur sa chaise, se débattait avec de petits
cris d'ingénue.

--Aïe! vous me faites mal, Monsieur le curé; bien sûr, j'en porterai les
marques! Et coulant un regard en dessous sur son voisin de gauche: que
va penser de moi Monsieur l'abbé! ajoutait-elle... Il va croire...

--L'abbé en a vu d'autres ayant d'entrer au séminaire, pas vrai Gilbert?

--Et mon mari? reprenait Marianne.

--Capirol n'est pas jaloux. Il sait bien que c'est pour rire. A ta
santé, Capirol! Il emplissait le verre du braconnier d'un geste
trépidant qui répandait le vin sur la nappe. Tiens, bois et mange.
Encore cette cuisse de lièvre.

--Vous m'en donnez trop, Monsieur le curé, où voulez-vous que je le
mette?

--Je te connais. Tu as l'avaloir ouvert et la tripe longue. Mange et ne
t'inquiète pas du reste. Il n'est rien de tel que de bons fondements
quand on veut bien bâtir. Tu as assez travaillé pour nous dénicher le
rôti: un lièvre de sept livres! Il est juste que tu en aies ta part.

--C'est vrai, répliquait Capirol, que cette damnée bourrue n'a pas été
commode à prendre. Les labours d'automne ont envoyé le gibier à plume et
à poil dans les bois. Et là, pas moyen de découvrir les gîtes.
Heureusement, il y a les lacets, les bons lacets de laiton, et quand on
connaît les passages...

C'était le type du bohème de campagne, ce Capirol. Braconnier à ses
heures, maraudeur aussi, bricoleur, ouvrier de besognes irrégulières,
foreur de puits, fossoyeur, devineur de sources, sorcier à l'occasion
quand on voulait y croire, que sais-je? cent métiers et pas un de
sérieux. Le plus lucratif était aussi le moins avouable.

Depuis que la Capirole avait ses entrées au presbytère, le drôle se
donnait des loisirs. Pas gêné d'ailleurs, pas embarrassé de son
personnage. Plaisantin plutôt et gouailleur, il le prenait avec l'abbé
sur un ton de camaraderie, quitte à recevoir sur les doigts--et l'abbé
n'y allait pas de main morte--quand le compagnon s'émancipait trop. Il
s'aplatissait alors, rentrait ses griffes, rengainait ses blagues. Mais
il se rattrapait de sa soumission forcée en daubant sur les curés du
voisinage: un tas de cafards, de pas grand'chose! Il en débitait de
raides sur leur compte. Gilbert protestait. L'abbé Curvale haussait les
épaules:

--Vous êtes bien bon de vous donner du mal pour blanchir ces vieux
sépulcres! disait-il. Vous ne connaissez pas ce monde-là, mon cher. On
se tait devant vous, on s'observe; il ne faut pas décourager les
vocations. Vous verrez plus tard, quand vous serez de la partie... Buvez
frais si vous m'en croyez, et ne vous mettez pas en peine de vos futurs
confrères. Et puis, n'oubliez pas de verser à boire à votre voisine. On
dirait que vous n'osez pas la regarder en face. Vous avez tort, mon
petit, les femmes, c'est encore le plus bel ouvrage du bon Dieu!

Gilbert rougissait jusqu'aux oreilles. Marianne riait. Le vin lui
montait à la tête. Elle envoyait au séminariste des oeillades qui le
faisaient tomber en confusion.

Au dessert, Capirol se mit à chanter.

De l'autre côté du mur, dans l'église, la cloche qui commençait à sonner
les vêpres, avait l'air de battre la mesure aux inepties de
café-chantant gueulées par l'ivrogne.

Gilbert se taisait, paralysé, asphyxié par le scandale. Un prêtre en
arriver là! était-ce croyable, était-ce possible? Le fait était là
pourtant; l'explication aussi. Oh! cette femme! ce front bas et têtu de
bête brute, ces yeux de luxure, cette chair culbutée dans les fossés des
routes, souillée par les étreintes de hasard! C'était ça qui avait eu
raison de l'honnêteté d'un homme, de la vertu d'un lévite! Le
séminariste songeait: un faible sans doute, un impulsif, cet abbé
Curvale; mais lui, Gilbert, qu'était-il de plus pour le mépriser? Avec
des circonstances différentes, leur histoire était à peu près la même.
L'appétit charnel les tourmentait, les affolait tous les deux.

Certes, il y avait loin, très loin de Claire Mériel à la créature qui
avait perdu le curé de St-Assiscle. Et pourtant c'était toujours la
femme, c'était l'ennemi. Claire! Marianne! Malgré lui, malgré l'horreur
de ce rapprochement, les deux figures se fondaient en une image de
volupté décevante, monstrueuse.

Un hoquet, l'écroulement d'une chute; Capirol avait roulé sous la table;
Marianne hébétée, l'oeil vague, somnolait, accoudée à la nappe, la tête
dans ses mains.

Gilbert s'était levé, l'abbé Curvale le suivit.

--Vous partez, mon ami; il vous tarde de quitter ce mauvais lieu. Je
vous comprends, je vous approuve. Vous avez cent fois raison de me
mépriser; mais peut-être aussi pourriez-vous me plaindre un peu. Ah! si
vous saviez!



XXIV


Ils sortaient, ils passaient devant l'église. La porte était ouverte;
dans l'ombre du sanctuaire, des cierges veillaient, illuminaient d'une
lueur tremblante la dorure de l'ostensoir, exposé sur l'autel.
Machinalement, suggéré par l'habitude, l'abbé Curvale plia le genou, se
recueillit, les yeux baissés, en une brève prière. Gilbert s'agenouilla,
pria avec lui. Ils longeaient maintenant le mur du cimetière. Dans une
brèche mal défendue par un fagot de ronces, s'ouvrait la perspective des
cyprès et des tombes. Elles disparaissaient, presque nivelées, sous la
végétation des menthes et des fenouils. Une pierre surmontée d'une
croix, seule debout parmi l'herbe d'oubli, désignait aux passants une
sépulture plus importante. L'abbé Curvale l'indiquait à Gilbert.

--Là, dit-il, est enterré mon prédécesseur, l'abbé Argain. Je l'ai
connu. C'était un brave homme, une âme de Dieu, simple et pure comme une
âme d'enfant. St-Assiscle fut son premier et son dernier poste.
Cinquante ans de ministère, toute une carrière de dévouement et de
sacrifice vécue ici, dans cette paroisse. Quel exemple! Et quelle chute!
L'abbé Curvale après l'abbé Argain! Et pourtant--vous me croirez si vous
voulez--mais quand je suis arrivé ici, il y a cinq ans, j'étais plein de
bonnes intentions, je ne pensais qu'au règne de Dieu, au salut de mes
paroissiens. J'étais le bon pasteur, le vigneron de la vigne céleste.
Ah! si vous m'aviez connu dans ce temps-là! L'abbé Curvale se tut un
moment; ses yeux se mouillèrent; puis secouant les épaules: J'étais trop
seul ici, continua-t-il. Et si ça n'avait été que la solitude encore!
mais ce contact de tous les jours avec les paysans: des créatures
d'argent et de boue, des coquins ou des brutes. Et puis, il y avait les
confrères. Ah! ceux-là! le mal qu'ils m'ont fait! Pas un appui autour de
moi, pas un bon conseil, rien que des espions et des sycophantes.
J'étais étourdi, c'est vrai, j'aimais à rire, je ne me gênais pas pour
badiner aux dépens de ces vieux bonzes; ils ne me l'ont pas pardonné. On
m'a dénoncé, on m'a traqué, on m'a mis en quarantaine. Les portes se
fermaient sur moi; j'étais ici dans ma paroisse comme Robinson dans son
île. Capirol fut mon Vendredi. Mauvaise compagnie, n'est-ce pas? Je me
mis à braconner, à boire. Le soir quand nous rentrions de l'affût, la
Capirole était là. Pourquoi ne vous le confesserais-je pas à vous qui
avez connu le monde, qui avez même fait la fête, m'a-t-on dit, quand
vous étiez étudiant à Toulouse? La femme m'a toujours tenté. Même au
séminaire, au temps de ma ferveur, j'ai failli succomber combien de
fois! C'était plus fort que moi. Dans la rue, quand nous nous rendions
aux offices de la métropole, à l'église même, pendant les saints
offices, je les dévorais, je les déshabillais en pensée. Et la nuit,
quels assauts! quelle ronde, autour de mon lit, d'images affolantes! Je
mordais mon traversin. Je me levais, je m'étendais, nu, sur le carreau
glacé de ma chambre, je m'écorchais, je m'abîmais à grands coups de
discipline. Ah! d'avoir cette rage dans le sang, quel supplice!

--Eh! quoi? répliquait Gilbert. Est-il possible que vous ayez été tenté
par la Capirole?

--Par la Capirole comme par les autres. Est-ce qu'elles ne sont pas
toutes pareilles? Est-ce que la moins désirable, la plus infâme n'a pas
des secrets pour vous ensorceler? Et quand elles vous tiennent...

--La chair est faible, j'en sais quelque chose, répondit l'abbé Gilbert,
mais n'aviez-vous pas contre elle la ressource de l'oraison, le secours
de la grâce?

--Et, croyez-vous que je n'aie pas lutté, que je n'aie pas crié ma
misère à Dieu? Dieu ne veut plus de moi: je suis un réprouvé, un maudit!

--Qu'en savez-vous? La miséricorde divine est infinie. Ecoutez-moi, abbé
Curvale; je ne suis qu'un enfant, un malheureux pécheur comme vous. Vous
souffrez, je souffre aussi, je suis malade du même mal. La tentation m'a
visité; quand je suis arrivé chez vous, ma vocation chancelait, j'étais
prêt à rentrer dans le monde, à dépouiller la livrée de Jésus-Christ...

--Ah! ah! je comprends, fit l'abbé Curvale. Il s'agit de mademoiselle
Mériel. Une jolie fille et une belle dot. Mes félicitations, mon cher!

--Inutile de me complimenter. J'ai renoncé à mon projet, j'ai vaincu la
tentation. Vous m'y avez aidé. Ce que j'ai vu ici, m'a dégoûté à tout
jamais de la femme. Le mariage ne me protègerait pas suffisamment contre
les embûches de la chair, et le ministère paroissial, vous m'en avez
fourni la preuve, ne serait pas plus efficace. Le cloître seul... Oui,
le cloître, insista Gilbert en réponse à l'étonnement que lui marquait
le curé de St-Assiscle. La règle, la clôture, voilà le vrai, l'unique
refuge des passionnés et des faibles? Comment hésiterais-je? Tout à
l'heure, à table, je regardais, pour ne pas vous voir, vous et votre
complice, les images de sainteté pendues aux murs; le portrait de l'abbé
de Rancé m'a sauté aux yeux; il m'a semblé qu'il était là pour moi,
qu'il me parlait, qu'il m'appelait. J'ai fait pacte avec lui. Dès
demain, s'il plaît à Dieu, j'entrerai à Sainte-Marie-du-Désert. Et vous,
mon cher abbé, ne voulez-vous pas me suivre?

--Il est trop tard. Le mauvais pli est pris. Le froc, maintenant, me
pèserait autant que la soutane. Vous y croyez encore, vous, à la vertu
de la prière, à l'efficacité de la règle? Allons donc! qui a bu boira.
Luxurieux ou alcoolique, c'est tout comme. Et je suis l'un et l'autre;
je brûle par tous les bouts. Je ne m'appartiens plus d'ailleurs; j'ai
pris d'autres engagements. Connaissez-vous l'_OEuvre des Prêtres_?

--Cette officine de renégats? Oui, je la connais et je l'exècre. Vous
seriez-vous laissé prendre aux filets de ces huguenots?

--Il faut vivre, mon cher, il faut sustenter la bête. Si mes supérieurs
m'ôtent le pain de la bouche, à qui voulez-vous que je m'adresse?

--Quoi? vous abjureriez notre sainte religion! Vous! un prêtre! Quelle
honte! Ah! si votre mère se doutait...

--Ma mère! c'est vrai; vous me prenez à l'endroit sensible. Ma mère qui
s'est privée de tout, qui a trimé nuit et jour pour me faire instruire,
pour m'envoyer au séminaire... Pauvre sainte femme! Elle devait venir
aujourd'hui pour m'aider à faire les honneurs du presbytère. C'était sa
joie, de me voir officier à l'autel, de recevoir la communion de mes
mains. J'ai inventé une histoire, un prétexte pour l'écarter de
St-Assiscle.

--Mais si quelqu'un la renseignait sur vos projets?

--Qui? Vous ne ferez pas cela, vous, mon ami, vous ne commettrez pas
cette mauvaise action. Pourquoi tourmenter inutilement la plus
inoffensive, la meilleure des créatures? Maman! Oh! maman!

L'abbé Curvale avait caché sa figure dans ses mains. Il pleurait. Les
larmes coulaient entre ses doigts, pleuvaient sur son rabat, sur sa
soutane. Il s'était arrêté à l'angle du mur du cimetière. De là, le
sentier plongeait à travers les chaumes, jusqu'au fond de la combe où il
s'embranchait avec le chemin de Bazerque. Des gens le remontaient,
venaient vers lui; des hommes, des femmes endimanchés qui se rendaient à
l'église, appelés par la sonnerie des vêpres.

L'abbé Curvale se raidit:

--Allons! il faut que je vous quitte. Votre main, voulez-vous me la
donner? C'est à votre pitié que je la demande. Après, ce sera fini entre
nous; vous ne me saluerez plus. Adieu! Les vêpres sont là; je n'ai que
le temps de passer à la sacristie pour vêtir l'aube et la chasuble...
Quoique indigne, je suis prêtre encore; je remplirai ma fonction
jusqu'au bout...

Gilbert dévalait déjà le sentier. Au bas de la côte, il s'agenouilla
dans l'herbe du talus; le visage tourné vers la croix terminale du
clocher qui s'érigeait là-haut, blanc et rose, parmi la verdure noire
des cyprès, il pria pour le salut de l'abbé Curvale. Ses bras croisés
sur sa poitrine avaient peine à contenir le tumulte de son coeur; ses
idées chaviraient; les blasphèmes qu'il avait entendus, la surprise de
la Grâce qui était venu le chercher à cette table sacrilège, le souvenir
de Claire Mériel, l'image de Marianne Capirol, la douceur de sa vocation
nouvelle, l'horreur que soulevait en lui l'apostasie prochaine de son
hôte, tant d'émotions coup sur coup le bouleversaient jusqu'au tréfond.
Il priait cependant, il s'unissait au chant des psaumes, à la liturgie
des vêpres commencées dont la musique lente arrivait jusqu'à lui à
travers le sommeil des campagnes. Il priait et il se calmait peu à peu.
Exorcisées, chassées par les anges de l'Oraison, les pensées, les
visions funestes s'évanouissaient comme un mauvais rêve. Et c'étaient
devant lui les blanches perspectives, les harmonies heureuses du
cloître, lueurs d'aube, avant la gloire éternelle des élus... Sauvé! je
suis sauvé! murmurait Gilbert.

Il s'était levé; dans un ample signe de croix énergiquement ponctué au
front, à la poitrine, aux épaules, il s'était donné de nouveau à Dieu,
voué à la Sainte-Trappe.

Ainsi armé, protégé contre la tentation. il pouvait maintenant aborder
sans crainte son dernier rendez-vous avec Claire.

Plus que quelques paroles à dire et tout serait fini; il serait libre,
affranchi de la femme, délié à jamais du servage de la chair.

Encrambade n'était plus qu'à une étape--la dernière--sur la route de
Sainte-Marie-du-Désert.



XXV


L'abbé Gilbert avait fait un long détour pour éviter le village. Le soir
tombait, quand il arriva au bord du canal qui borde les terres
d'Encrambade. L'ombre des ormeaux séculaires enveloppait l'eau morte
d'une douceur de crépuscule. Une barque glissait, soulevait une onde
paisible qui montait, s'épandait, s'aplanissait en mourant dans l'herbe
de la berge. Et la monotonie de ce mouvement, comme d'une respiration
innocente, la perspective des berges en ligne droite, ce spectacle de
soumission, de docilité heureuse, achevait de pacifier Gilbert, de
l'incliner vers la vie conventuelle, vers la longue suite des journées
calmes, bornées par le devoir, emprisonnées dans la Règle...

Le barrage d'une écluse l'avertit qu'il était arrivé. Une prairie
encadrée de platanes séparait le jardin du canal. En contre-bas du
talus, l'herbe molle des regains fléchissait, déjà moite de la rosée du
soir. Gilbert poussa la barrière blanche qui donnait accès dans le
domaine, entra dans le mystère des charmilles. De la clarté luisait au
bout d'une allée, vers la métairie. Là, s'ouvrait, en avant des
bâtisses, l'horizon encore lumineux de la plaine, le désert blond des
chaumes et des labours. Des gens s'activaient sur l'aire blanche, vouée
aux travaux du battage. Des régimes de maïs luisaient en tas, dorés par
les derniers rais du soleil, et des saches de toile bourrées d'épis
s'accotaient au mur de la ferme. On faisait le partage.

Madame Mériel présidait, assise sur une chaise empruntée aux métayers.
La bonne dame avait, ce soir-là, sur son front uni de vieille enfant, un
pli de vague inquiétude. Que ce fût la déception de la mauvaise récolte
ou l'ennui du mariage manqué de sa fille, elle souffrait, et cette
souffrance--la première peut-être de sa vie--s'exprimait en une grimace
de bouderie attendrissante et comique. Pauvre madame Albanie! L'arrivée
de Gilbert fit diversion à son chagrin. La vue seule d'une soutane lui
fut un soudain réconfort.

Gilbert s'excusait de se présenter à l'improviste. Il passait, il avait
vu les contrevents ouverts...

--C'est le bon Dieu qui vous envoie mon enfant! gémit madame Mériel.
L'abbé Resongle vous a sans doute raconté le malheur qui nous arrive. Un
mariage si convenable, le trousseau commandé, jour pris pour le
contrat... Et voilà que ça se démanche! Rupture. Et le motif? Rien;
quelques paroles que les fiancés ont eues entre eux. Une bêtise! Et
Claire s'est butée. Que faire, mon Dieu, que devenir? Adrien se désole;
un si brave garçon! moi je ne fais que pleurer. J'en suis à mon
troisième mouchoir depuis ce matin. Si ça ne s'arrange pas, j'en ferai
une maladie, pour sûr. Ah! la méchante fille! L'abbé Resongle l'a
chapitrée pendant une heure sans lui faire entendre raison. Et dire que
nos toilettes sont prêtes. La couturière est venue m'essayer ma robe. En
voilà une histoire! Il n'y a pas deux jours qu'ils se sont promenés
ensemble à bicyclette. Ah! cette Claire! Elle m'en fait voir une! Vous
la connaissez? Quand elle a dit non, c'est non. J'en perdrai la tête
voyez-vous. Tout à l'heure, je m'embrouillais en comptant les sacs. J'ai
peur que l'abbé Resongle n'ait pas su la prendre. Il la traite comme si
elle n'avait que dix ans; elle s'est révoltée. Mais vous, un camarade,
elle vous écoutera peut-être. Essayez, mon ami.

--Vous vous faites illusion sur mon influence, répondit Gilbert. Je
tâcherai cependant...

--Ah! quel service vous nous rendriez, mon cher enfant! Quelle
reconnaissance! Allez et que tous les saints du Paradis vous assistent.
J'ai déjà commencé une neuvaine à Saint-Antoine. Allez! Claire vient de
me quitter. Vous la trouverez au salon ou au jardin.

Claire était au salon. Dans la demi-obscurité de la pièce où la porte
vitrée laissait entrer un reste de crépuscule, Gilbert l'aperçut assise,
les bras pendants, la tête à l'abandon renversée au dos d'un fauteuil.

--Je commençais à penser que vous ne viendriez pas, dit-elle, en tendant
à Gilbert une main frémissante et glacée. Sans doute, vous n'étiez pas
pressé de me porter une mauvaise réponse. Elle s'était soulevée à moitié
vers lui, le dévisageait longuement. Je n'espérais pas beaucoup; je
n'espère plus, dit-elle, d'une voix amère et lasse.

--J'ai passé la nuit dernière à prier, à consulter Dieu, dit-il.

--Et Dieu vous a conseillé de me planter là? répondit-elle. Pourquoi ne
pas me dire tout simplement que vous ne voulez pas de moi? C'est bien
fait, je n'ai que ce que je mérite. Quelle idée, de me jeter à votre
tête! N'êtes-vous pas un dévot, c'est-à-dire un égoïste inconscient, à
la façon de ma mère et de l'abbé Resongle! Votre salut avant tout,
n'est-ce pas? Vous avez peur de vous damner avec moi. Car vous m'aimez
bien un peu, avouez-le; vous avez au moins un certain goût pour ma
petite personne. Mais la prudence vous commande de me fuir. Et vous
fuyez. Que je sois malheureuse avec Adrien, peu vous importe, pourvu que
vous n'ayez rien à vous reprocher dans mon malheur. Eh bien! j'en suis
fâchée pour vous, mon cher; mais vous n'échapperez pas à cette
responsabilité. Tout petit saint, tout détaché du monde que vous soyez,
vous avez été en coquetterie réglée avec moi. Peut-être me suis-je plus
passionnée que vous à ce jeu, mais vous avez été pris, vous aussi. Osez
dire que non! C'est votre faute, si je me suis peu à peu éloignée
d'Adrien, si je me suis dégoûtée de lui au point de ne pouvoir pas lui
revenir de bon coeur. C'est fini maintenant; ma vie est brisée et vous
vous en lavez les mains. Ah! c'est lâche, ce que vous faites; oui, c'est
lâche. Je suis peu de chose pour vous juger et mon opinion ne vous
inquiète guère. Tant pis! Je vous juge et je vous condamne. Je vaux
mieux que vous, Gilbert. Un peu coquette, un peu toquée, je le sais,
mais quand la toquade me tient, je vais jusqu'au bout de ma toquade...
Je vous aime Gilbert, je vous aime!

--Vous m'aimez aujourd'hui, mais demain? Nos pensées, nos goûts ne
s'accordent guère; nos fortunes non plus. Êtes-vous bien sûre, si je
cédais à votre caprice, de ne pas regretter tôt ou tard l'existence
mondaine qu'on vous destinait et pour laquelle vous êtes faite? Vous
vous prépareriez une vie de repentir pour une minute de bonheur.
D'ailleurs je ne suis pas l'homme que vous croyez. Trop faible pour me
gouverner moi-même, comment oserais-je prendre charge d'âme, répondre de
votre avenir?

--Mauvaises raisons, piètres excuses, répliqua Claire. Le plus grand
malheur pour moi, le seul malheur est de vous perdre. Le reste ne m'est
rien... Ah! Gilbert, vous me faites cruellement expier la folie que j'ai
eue de m'attacher à vous.

--Eh! pensez-vous que je n'aie pas souffert, moi aussi? Pensez-vous que
je n'aie pas commencé à expier? Sachez qu'en vous quittant, je suis
décidé à me séparer du monde, à me vouer à la pénitence. Mon parti est
pris. Si les Pères de la Trappe consentent à me recevoir, je vais
m'enterrer à Sainte-Marie du Désert.

--Vous vous donnez à Dieu et vous me donnez à monsieur de Favaron.
Singulier cadeau que vous lui faites! Un coeur plein de vous! Alors,
c'est vrai, c'est fini, on ne vous verra plus! Et quand comptez-vous
partir?

--Demain à la première heure. Je suis venu vous dire un dernier adieu.

Gilbert s'inclinait, prêt à s'en aller. Claire se leva, ouvrit la porte
d'entrée qui donnait accès dans le jardin.

--J'étouffe ici! dit-elle, j'ai peur de me trouver mal; ne me quittez
pas, mon ami!

Gilbert l'accompagna au jardin. Ils firent quelques pas côte à côte sous
la charmille, dans l'allée crépusculaire. Au fond, vers le canal, une
rougeur s'épandait et dans l'ombre, au bord des massifs, des roses
blanches flottaient comme séparées de leur tige.

Ils se taisaient tous les deux. Ce fut Claire qui rompit le silence.

--J'ai une faveur à vous demander, dit-elle; la dernière. Je voudrais
que vous emportiez quelque chose de moi au couvent: une médaille. Elle
plongea la main dans son corsage; un peu de chair pâle apparut, avec la
chaîne d'argent et la médaille au bout, encore tiède du contact de la
peau. Tenez, dit-elle, il y a plus de dix ans que je la porte. Vous,
vous allez me donner votre chapelet.

L'échange se fit. L'obscurité tombait, s'épaississait autour d'eux.

--Je voudrais qu'il fît toujours nuit, murmura Claire. A quoi bon le
jour, puisque je ne dois plus vous voir...

Gilbert s'attendrissait, et il se dépitait de s'attendrir. Tout est
fini, pourquoi prolonger ces adieux. Je devrais être parti depuis cinq
minutes songeait-il. Il cherchait la phrase à dire pour prendre congé.
Les mots ne venaient pas. Un émoi le gagnait, un vertige. C'était encore
une fois la tentation avec ses délices et ses affres. Eh! quoi, je serai
donc toujours le même, réfléchissait-il; une blancheur de peau entrevue,
la moiteur d'un regard appuyé sur le mien suffiront à me retourner
l'âme, à me changer en bête. Il détournait les yeux, s'obligeait à
réciter mentalement des prières. Je ne faillirai pas! se promettait-il.
Et déjà il succombait.

Lasse, frissonnante de la rosée du soir, Claire s'était laissée tomber
sur un banc. Il était debout devant elle. D'un geste brusque, elle prit
ses mains, l'attira sur sa poitrine.

--Je vous aime! je vous aime! soupirait-elle.

--Claire? Claire?

Madame Mériel les appelait du haut du perron.

--Adieu pour toujours! murmura Gilbert en repoussant son amie.

Sans rien dire, ils aidèrent madame Mériel à fixer les contre-vents, à
fermer la maison. Ils reprirent avec elle, la route de Bazerque.

La malheureuse mère n'osait pas interroger Gilbert. Elle racontait la
récolte médiocre, les métayers astucieux et geignards. Ses lamentations
tombaient dans le silence...

A l'entrée de la grand'rue, comme ils allaient se séparer, elle se
décida.

--Eh bien! demanda-t-elle à l'abbé, avez-vous converti cette méchante
enfant?

--J'ai fait de mon mieux..., articula Gilbert.

--Et vous avez réussi, continua Claire. Vous pouvez tuer le veau gras,
petite mère; dès demain je consens à recevoir monsieur de Favaron.
N'est-ce pas ce que vous souhaitiez? ajouta-t-elle en se retournant vers
Gilbert.

Madame Albanie les entoura tous les deux d'un regard de malice
affectueuse.

--L'abbé Resongle va être bien surpris dit-elle. Nous aurions dû y
penser plus tôt. Quand il s'agit de prêcher les femmes, ce sont les
jeunes prédicateurs qui font les meilleurs sermons.



XXVI


L'abbé Resongle eut un haut le corps, le lendemain matin, quand Gilbert
lui fît part de ses nouvelles intentions. Cela se passait à la sacristie
où le séminariste avait suivi le prêtre après lui avoir servi la messe.

--A la Trappe! à la Trappe! s'exclamait le curé, en remuant à petits
coups de sa cuiller le chocolat fumant, que venait de lui porter Thècle.
A la Trappe! Et tout de suite encore! Quel zèle! La vertu ne te suffit
pas; c'est la sainteté qu'il te faut!

--La sainteté! Je ne vise pas si haut, mon cher monsieur le curé. Si je
pouvais seulement être assuré de faire mon salut!

--Et tu penses que la règle de l'abbé de Rancé t'y aidera? interrogeait
le bonhomme, en émiettant délicatement, à petites bouchées, le pain
grillé dans son bol.

--L'abbé de Rancé avait commencé par être un malheureux pécheur comme
moi.

--Plus que toi! sourit l'abbé Resongle. Ces hommes du grand siècle
faisaient tout grand, même la débauche. Sa pénitence fut en proportion
de ses fautes. Mais sans doute avait-il aussi un estomac solide. C'est
là l'écueil, mon cher enfant. Tout le monde n'est pas en état de
supporter le jeûne et l'abstinence... Ainsi, moi... Tel que tu me vois,
j'ai pensé aussi à la clôture. C'était pendant une retraite de rentrée,
au grand séminaire. Le prédicateur, un grand diable de capucin qui avait
de la barbe jusqu'aux yeux, nous avait servi un sermon sur l'enfer qui
m'avait donné la petite mort. Je me croyais déjà dans la rôtissoire.
L'idée me vint de me réfugier au couvent. En attendant de pouvoir y
entrer, je lisais la vie des grands pénitents, je m'appliquais à imiter
leurs pratiques. Je me privais des aliments gras au réfectoire, je
m'abstenais du vin et du sel, je passais mes nuits en prières. En suite
de quoi, sans grand profit pour mon avancement spirituel, ma santé
s'altéra gravement. Je tombai en mélancolie et en paresse. La théologie,
les sciences ne m'intéressaient plus, j'argumentais mal et mes
dissertations ne se tenaient pas debout. Mes directeurs s'alarmèrent.
Les sulpiciens sont des gens sages; mon confesseur lui-même se ligua
avec le médecin, pour m'obliger à rentrer dans la vie commune... Et je
ne m'en suis pas si mal trouvé. Ce que je te dis là, n'est pas pour
blâmer ni pour refroidir ton zèle. En ces matières, l'expérience des
autres ne sert à rien. C'est affaire à toi et au bon Dieu. J'ai voulu
simplement te montrer, par mon exemple, que dans le cas où ta résolution
faiblirait, tout ne serait pas perdu. A défaut du couvent, tu auras la
ressource de la carrière paroissiale. Et c'est bien assez, tu peux me
croire, pour te faire gagner le ciel...

--Assez et trop, répliqua Gilbert. Hélas! ce n'est pas pour chercher des
difficultés, c'est pour les éviter plutôt, que j'ai pensé à la Trappe.
Je suis faible, et je n'ai guère le sens pratique. Que deviendrais-je à
la tête d'une paroisse...?

--C'est vrai, je l'ai remarqué, que tu n'es pas ce qu'on appelle un
débrouillard, mon pauvre enfant. Le zèle du Seigneur t'égare parfois, tu
vas à l'extrême; les solutions justes t'échappent. Mais ce sont là des
péchés de jeunesse. La pratique se serait chargée de t'amender.

--Avouez, mon cher curé, que vous auriez autant aimé que j'expérimente
ailleurs que chez vous. J'ai fait quelques pas de clerc pendant ces
vacances.

--Ça, c'est encore vrai; acquiesça l'abbé Resongle, en sauçant une
dernière mouillette. Je ne t'en veux pas; mais tu as quelque peu
bouleversé Bazerque avec ton intransigeance. Ainsi ta malheureuse
querelle avec M. Béquine, mon organiste. Une jolie affaire que tu me
laisses sur les bras. Je te demande un peu ce que ça te faisait qu'il
célébrât les louanges de la Sainte Vierge sur des airs de la _Favorite_
ou de la _Fille du Régiment_? D'abord personne ne les connaissait ici
ces opéras. Et puis on était habitué à prier, à communier sur ces airs
là. La tradition les avait consacrés. C'était comme de la liturgie. Et
qu'est-ce qui m'arrive maintenant? Tu nous quittes. Mademoiselle Mériel
se marie. Me voilà sans organiste...

--Vous voyez bien que j'ai raison de renoncer au séminaire. J'aurais été
un mauvais curé; je ferai peut-être un bon moine.

--Tu aurais été un excellent directeur, mon ami, si j'en juge par ton
succès auprès de Claire. Comment t'y es-tu pris pour la décider à faire
sa paix avec M. de Favaron? Tu sais qu'il était un peu jaloux de toi, ce
nigaud d'Adrien, et c'est là-dessus qu'il s'était brouillé avec Claire.
Une bêtise! mais qui aurait pu mal finir. Je peux bien te le dire,
maintenant que l'affaire est arrangée. Cette rupture était un désastre.
Elle est mal dans ses affaires, la pauvre madame Albanie. Un coeur d'or
et des mains percées. Tout ce qu'elle avait s'en est allé en invitations
et en aumônes. Trop faible, voilà son seul défaut. Claire la faisait
marcher comme un enfant. Toute fantaisies, toute caprices, cette petite.
Il était temps qu'on la marie. Un fier service que tu nous a rendu là,
mon ami. Je dis: nous, parce qu'il me semble que madame Albanie et moi,
nous ne faisons qu'un,--ceci soit dit sans te scandaliser. Songe qu'il y
a plus de cinquante ans que je la connais. Et comment aurais-je pu la
voir sans l'aimer? Elle et son mari ont été ma providence dans cette
paroisse. Tu te souviens de M. Mériel; il était la simplicité même. Et
elle, quelle sainte personne, quelle créature du bon Dieu! J'étais jeune
alors. Nous avons vieilli côte à côte. Nous avons eu les mêmes joies,
les mêmes tristesses. J'ai tenu Claire et Bernard sur les fonts
baptismaux, j'ai enterré mon pauvre ami. J'aime ces enfants comme s'ils
étaient miens. Ce que tu as fait pour Claire, c'est comme si tu l'avais
fait pour moi. Madame Albanie t'a remercié, elle te remerciera encore.
Tout à l'heure, nous irons la voir ensemble.

--Tout à l'heure, monsieur le curé, j'aurai le regret de vous quitter.
Je pars par le premier train. Ce soir, s'il plaît à Dieu, je coucherai à
Sainte-Marie du Désert.

--Déjà? Il me semble que je rêve. Mon cher Gilbert, mon pauvre enfant!
Moi qui espérais t'avoir ici près de moi, plus tard, qui comptais te
demander comme vicaire régent à Monseigneur, quand ces damnés
rhumatismes ne me laisseront plus la force de gouverner mon troupeau.
Depuis ton entrée au séminaire, je caressais secrètement ce projet, je
m'en étais ouvert à madame Albanie. Tu aurais été notre bâton de
vieillesse. La chère dame commence à s'endormir le soir sur les cartes;
tu l'aurais suppléée, tu aurais aidé Thècle aux travaux du jardinage; et
qui sait? tu n'es pas un fervent de la pêche à la ligne, mais peut-être
en aurais-tu pris le goût avec moi. A la belle saison, quand le goujon
donne et que la brigne commence à remonter en eau douce, nous aurions
été ensemble cueillir une friture au moulin. Et maintenant, il faut
renoncer à tout cela. Tu nous quittes. Que le bon Dieu t'assiste, mon
cher enfant! Que le joug de la règle te soit léger! Et si l'épreuve est
au-dessus de tes forces, si tu rentres jamais dans la vie séculière,
n'oublie pas les amis que tu laisses ici, les deux pauvres vieux qui ne
cesseront pas de penser à toi.

Gilbert s'étonnait. Il se reprochait d'avoir mal jugé l'abbé Resongle,
d'avoir méconnu sa bonté. Et sans doute, cette bonté était bien quelque
peu égoïste, sans doute il était intéressé, ce rêve de félicité que le
brave homme s'était forgé pour ses vieux jours; n'importe! depuis la
mort de ses parents, Gilbert n'était pas gâté en fait de tendresse. Bien
froids avaient été ses rapports avec ses anciens maîtres du lycée, bien
sèche la paternité spirituelle des sulpiciens du grand séminaire. Oh!
ceux-là, on aurait pu les tordre et les exprimer tous ensemble sans en
tirer une goutte d'émotion. L'orphelin fondit en larmes...

--Bénissez-moi, Monsieur le curé, dit-il en se jetant aux pieds de
l'abbé Resongle.

Le prêtre se pencha, imposa gravement ses mains sur la tête du futur
trappiste. Puis, l'attirant à lui:

--Dans mes bras maintenant, mon cher fils!

Longuement ils s'étreignirent.

Une génuflexion devant le tabernacle, un regard à l'église, à l'autel où
les fleurs, le joli paysage mystique imaginé, arrangé par Claire
achevait de se flétrir; Gilbert était dans la rue. Son bagage ne
l'embarrassait pas. Les souvenirs, les lettres, il avait tout brûlé la
veille. Ne devait-il pas dépouiller son humanité passée à la porte du
couvent? La clef sous la porte, un testament de quelques lignes chez le
notaire, un legs suffisant pour faire dire des messes aux anniversaires
de ses parents morts, pour renouveler les fleurs et les couronnes sur
leur tombe; c'était tout ce qu'il laissait après lui. L'âme légère, de
cette légèreté surnaturelle que connaissent seuls les enfants de Dieu,
il descendait à la gare. La rue qu'il était obligé de suivre longeait le
jardin des Mériel. Par dessus la haie de pruneliers à demi-effeuillés
par l'automne, Gilbert découvrait la perspective connue des corbeilles
et des massifs. Le carré sablé voué au tennis se découpait au milieu de
la pelouse. Et le souvenir revenait à Gilbert de la partie interrompue
et reprise, le jour de son arrivée à Bazerque. Il revoyait la figure
animée de Claire, ses yeux brillants de la joie de vivre, ses gestes
souples et précis dans la flanelle blanche. Et c'étaient, évoquées à la
suite, les journées d'avant la procession, les propos parfumés de
l'odeur amère des buis tressés en guirlande pour la gloire de la Sainte
Vierge; c'étaient les heures mauvaises du flirt avec le beau Viraben, et
les bonnes heures de la conversion, de l'intimité dévote au pied de
l'autel. Mais était-elle vraiment, au fond, tout au fond du coeur, la
demoiselle pieuse, l'ingénue sacristine, qu'elle s'était montrée alors,
ou bien était-ce un personnage qu'elle jouait pour voir, pour essayer
son attrait en de nouvelles coquetteries? Et sa conversion subite à
l'amour, son aveu de l'avant-veille à l'église, son désespoir d'hier
sous la charmille d'Encrambade, était-ce bien sérieux? Sincère, elle
l'était au moment même peut-être; mais ensuite? Et cependant Gilbert se
reprochait de n'avoir pas poussé l'épreuve, de n'avoir pas profité de
cette minute d'émotion pour l'arracher aux fatalités de sa nature, pour
l'emporter avec lui dans son essor vers Dieu.

Il songeait. Une charrette anglaise qui roulait à grand train à sa
rencontre l'obligea à se garer brusquement. Mandé par madame Albanie,
Adrien de Favaron venait à la hâte, faire sa paix avec Claire. En tenue
du matin, d'une négligence calculée, gants de cheval, cravate de
flanelle ajustée sur le cou sans faux-col, le feutre raide légèrement
incliné sur sa tête à l'évent, il arrivait content de lui, prêt à
ressaisir sa conquête. Il salua brièvement l'abbé Gilbert, uniquement
attentif au tournant magistral qu'il allait prendre pour arriver au
seuil des Mériel. Et l'abbé le suivait de l'oeil, il imaginait les
phrases d'excuses, le déjeuner de réconciliation, la partie de
lawn-tennis sur la pelouse, et pour sceller l'accord, le baiser échangé,
le soir dans l'obscurité de la charmille...

Comme s'il s'évadait d'une embûche, Gilbert avait hâté le pas vers la
gare. Le train s'arrêtait, repartait, et, dans la fuite rapide du
village, des jardins, des labours, il semblait à Gilbert que ce petit
monde de Bazerque pâlissait, se rapetissait encore. Claire, madame
Mériel, Adrien de Favaron, l'abbé Resongle, prenaient des figures de
poupées, de pantins évoluant chacun avec son geste dans l'attitude
imposée par l'habitude. Seul bientôt, le clocher restait en vue, le
clocher témoin impassible de cette minuscule comédie, perdue dans
l'ample comédie du monde. Mais pour Gilbert, toutes les comédies
allaient finir; il allait tomber le décor des apparences. Ce soir même,
dans quelques heures, la vraie vie allait commencer, le tête à tête avec
la Vérité, avec Dieu.



XXVII


Le moment approchait. Plus que deux stations, plus qu'une!... Le futur
trappiste avait lu son bréviaire, il avait récité le chapelet; il
méditait, maintenant. Des voyageurs étaient montés, étaient descendus:
petits bourgeois, dames ou demoiselles de campagne; le compartiment
s'était vidé, s'était rempli, les figures s'étaient renouvelées
plusieurs fois, sans qu'il y prît garde. Des bouts de conversation lui
arrivaient: propos d'affaires; de politique, de ménage; les intérêts,
les passions faisaient autour de lui leur vain bruit de paroles...
Gilbert se détournait de ces misères. Penché sur la portière, il
regardait défiler les paysages. Des étendues plates se succédaient,
labours ou vignobles, sur lesquels s'activaient, perdus dans l'immensité
des glèbes, de chétifs tâcherons. Puis ce fut une vallée étroite où des
peupliers s'alignaient au bord d'un courant d'eau, le long des prairies
fleuries de colchiques. Des cultures s'étageaient au-dessus, sur la
pente des collines, et entre les bouquets de bois, des clochers
pointaient, égayés de tuiles roses...

Mérenvielle! Le train s'arrêtait. Gilbert descendait, s'informait de la
route à suivre. Elle grimpait droit entre des bois maigres où les
alisiers, des frênes commençaient à se décolorer, parmi la verdure
encore intacte des chênes. Au haut de la côte, le pèlerin fit halte. Une
combe solitaire se creusait sous ses pieds, et, au fond de la combe,
dans un large découvert de maïs et de chaumes, s'érigeaient les bâtisses
de Sainte-Marie du Désert. Récemment construit, crépi de neuf, le
monastère n'a pas la majesté de ses aînés, des antiques maisons de
prière, vouées par la piété des ancêtres à l'observance de
Saint-Bernard. Mais à défaut de la patine des siècles, à défaut du
prestige que donnent aux vieilles murailles, les souvenirs, les légendes
du passé, il offrait à Gilbert le spectacle, plus émouvant encore, d'une
protestation, d'un défi porté par la pérennité de la pensée chrétienne à
l'invasion du monde moderne. C'était, dans le tumulte d'une société
vouée à la conquête de l'argent et du plaisir, comme une enclave de
sacrifice, une île de silence.

De là-haut, le voyageur pouvait suivre le plan, le développement de
l'édifice, il reconnaissait l'hôtellerie en avant, avec son entrée
particulière, il devinait les fenêtres du réfectoire, du dortoir, le
vaisseau de la chapelle, les baies vitrées des ateliers. Plus
longuement, son regard s'arrêtait sur le petit clos consacré à la
sépulture des trappistes, et d'avance, il marquait sa place à côté des
autres, la bonne place où bercé par les psalmodies des offices, il
dormirait son dernier sommeil.

Le verger, le potager s'étendaient autour, égayaient de leur verdure
rectiligne la sévérité des murailles. Tête nue, sous le soleil, quelques
trappistes s'occupaient aux travaux du jardinage; Gilbert discernait
leurs mouvements, leurs attitudes; il entendait sonner le fer de leur
bêche repoussée par la glèbe caillouteuse. Bientôt je bêcherai, je
sarclerai comme eux songeait-il. Et il les accompagnait en pensée, au
réfectoire devant l'assiette de haricots ou de pois chiches, au dortoir,
dans une de ces pauvres cellules dont il apercevait l'alignement dans
l'ouverture des croisées.

Lente et grêle, tout à coup une cloche tinta. Les trappistes quittèrent
leurs outils, entrèrent dans la chapelle. C'est l'heure de complies; ils
vont psalmodier leur office, se disait Gilbert. Et comme s'il obéissait
à l'appel de la règle, il se mit à descendre la colline. Lentement. Il
s'attardait aux rencontres de la route, aux menus incidents de cette vie
extérieure, qu'il allait quitter pour la mort volontaire du couvent. Une
bande de trimardeurs dévalait en même temps que lui vers la combe;
ventres creux en quête de la sportule. Des hobereaux du voisinage,
piqueur en tête, traversaient la route avec leur meute, lancée à la
conquête d'un lièvre. Ils excitaient les chiens avec des voix de colère,
et la joie prochaine du meurtre tendait leurs muscles, luisait dans
leurs yeux, ingénue et brutale. Un garçon de ferme occupé à défoncer un
ratouble, avait déserté la charrue pour galantiser avec une pastoure,
qui filait sa quenouille, accroupie dans l'herbe d'une friche.

Voilà donc, pensait Gilbert, l'aboutissement, après combien de siècles,
de ce qu'on appelle le progrès! Des gentilhommes gavés de bonne chère
poursuivent une misérable proie, comme leurs ancêtres affamés de l'âge
de pierre; un mâle rôde autour de sa femelle, couple docile à
l'instinct; de pauvres hères, éclopés de l'usine ou victimes des
assommoirs, s'en vont, quêtant leur subsistance de porte en porte; ils
feront leur lit, ce soir dans l'herbe d'un fossé ou entre les murs d'une
prison. Et c'est tout ce que l'homme a su faire pour l'homme! Gilbert
avait mis une aumône dans la main d'un des mendiants qui l'escortaient;
ses compagnons de misère aussitôt l'assaillirent, exigeant le partage.
Il y eut une bousculade, des horions, des injures. Puis ce fut le tour
des chasseurs; un coup de fusil partit à la lisière des bois, annonça la
mort du lièvre; des cuivres éclatèrent en fanfare, signalèrent ce
triomphe. Et, dans la friche, en se retournant, Gilbert aperçut les deux
rustres, le garçon de charrue, la gardeuse de moutons, qui s'accolaient.
Beau spectacle! Le spectateur eut une grimace de dégoût. Et pourtant, la
veille encore, sur le banc du jardin, à Encrambade, n'était-ce pas la
même folie qui le tenait, n'était-ce pas le même geste?

Oh! le refuge; vite! la sécurité du mur entre la femme et lui! L'épreuve
finissait. Gilbert touchait au seuil du monastère. Dévotement,
amoureusement, il s'agenouilla, il posa ses lèvres sur le bois de cette
porte qui allait lui ouvrir le monde de la pureté, le monde de la Grâce.

Ce fut son baiser de fiançailles avec le cloître.


FIN


_Arcis-sur-Aube.--Typ. Frémont_



NOTE DU TRANSCRIPTEUR


La publication dans _la Revue Blanche_ en 1899-1900 comprenait trois
parties séparées en chapitres. L'édition en volume a retiré la
séparation en parties, et renuméroté les chapitres de I à XXVI, à
l'exception du chapitre V de la troisième partie, oublié lors de la
renumérotation.

On a retiré la mention "première partie" qui restait en tête du premier
chapitre, et repris la numérotation des chapitres à partir de ce
chapitre V de la troisième partie, qui devient le chapitre XXI.



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