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Title: Le chevalier d'Éon - (1728-1810)
Author: Jousselin, Fernand, Homberg, Octave
Language: French
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  typographie ont été corrigées.



  UN AVENTURIER AU XVIIIe SIÈCLE

  LE CHEVALIER D'ÉON

  (1728-1810)



  Les auteurs et les éditeurs déclarent réserver leurs droits de
  reproduction et de traduction en France et dans tous les pays
  étrangers, y compris la Suède et la Norvège.

  Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieur (section de la
  librairie) en juin 1904.



  UN AVENTURIER AU XVIIIe SIÈCLE

  LE

  CHEVALIER D'ÉON

  (1728-1810)

  D'APRÈS DES DOCUMENTS INÉDITS

  PAR

  OCTAVE HOMBERG ET FERNAND JOUSSELIN


  _Avec deux portraits et un fac-similé_


  PARIS

  LIBRAIRIE PLON

  PLON-NOURRIT ET Cie, IMPRIMEURS-ÉDITEURS

  8, RUE GARANCIÈRE--6e


  1904

  _Tous droits réservés_



PRÉFACE


En retraçant l'aventureuse carrière du chevalier d'Éon, notre dessein
n'a pas été d'apporter une solution nouvelle aux énigmes qui ont
valu à ce personnage la part la plus large, sinon la meilleure, de
sa célébrité. En dépit de la curiosité qui s'y attarde, ces énigmes
ont été résolues déjà et, semble-t-il, de façon définitive. D'Éon
était réellement un homme. L'enchaînement même de ses aventures le
conduisit, après une brillante carrière de soldat et de diplomate, à
une métamorphose que son apparence gracile et son étonnante ingéniosité
firent accepter--avec une facilité qui reste le véritable mystère de
toute cette histoire--par le roi et les ministres, en même temps que
par les compagnons de sa jeunesse. Devenu ainsi, par sa propre volonté,
l'héroïne de son siècle, d'Éon se trouva prisonnier d'un rôle qu'il
joua jusqu'à sa mort avec une stupéfiante perfection.

Une existence aussi mouvementée, aussi fertile en incidents de toutes
sortes, devait séduire les écrivains et elle offrait, semblait-il,
assez de pittoresque pour qu'on ne fût pas tenté d'y rien ajouter.
Cependant le premier historiographe de d'Éon, Gaillardet, bien qu'il
ait eu entre les mains les documents originaux les plus importants, se
montra dédaigneux d'une vérité historique qui cependant était autrement
riche et intéressante que ne pouvait le devenir la fiction la mieux
imaginée. De sa collaboration avec l'auteur des _Trois Mousquetaires_
il avait sans doute retenu un profond mépris pour les méthodes timides
dont usent aujourd'hui les historiens. Il publia en 1836 un ouvrage où
il faisait un véritable roman sentimental d'une vie où le sentiment
n'avait eu aucune place. Ce ne fut que plusieurs années ensuite, pour
confondre un plagiaire, qu'il se décida à donner de son ouvrage une
édition plus conforme à la vérité historique, mais où subsistent de
nombreuses erreurs et de plus nombreuses lacunes[1].

  [1] FRÉDÉRIC GAILLARDET, _Mémoires sur la chevalière d'Éon. La vérité
  sur les mystères de sa vie._--Paris, Dentu (1866).

Le piquant et solide ouvrage du duc de Broglie sur le _Secret du
roi_ a mis en lumière, en même temps que le mécanisme compliqué
de la diplomatie secrète, tout un côté de la vie de d'Éon, qui fut
certainement un des plus intrépides et des plus ingénieux agents du
Secret[2]. Les escrimeurs ont tenu à conserver le souvenir de celui
qui fut, en leur art, un amateur égal aux maîtres les plus réputés de
l'époque[3]. Des érudits ont étudié divers épisodes d'une carrière qui
s'est déroulée, à travers maintes métamorphoses, sur les théâtres les
plus variés. Enfin, c'est en Angleterre, sa seconde patrie, que d'Éon a
trouvé le plus minutieux et le mieux informé de ses biographes[4].

  [2] DUC DE BROGLIE, _Le Secret du roi_.--Paris, Calmann Lévy, 1888.

  [3] G. LETAINTURIER-FRADIN, _La chevalière d'Eon_.--Paris,
  Flammarion, 1901.

  [4] J. BUCHAN TELFER, _The strange career of the chevalier d'Eon de
  Beaumont_.--London, Longmans, Green and Cº, 1885.

En dépit de ces diverses publications, la matière n'était point
cependant épuisée.

Le hasard d'une vente a permis, en effet, aux auteurs de cet ouvrage
d'acquérir de très curieux documents inédits: ce sont les papiers et
la correspondance que le chevalier d'Éon conserva jusqu'à sa mort et
qui, confisqués alors par l'un de ses nombreux créanciers, demeurèrent
oubliés, pendant plus d'un siècle, au fond de l'arrière-boutique d'un
libraire anglais. Rapprochés des pièces diplomatiques qui sont aux
archives des Affaires étrangères et des documents administratifs que
la ville de Tonnerre possède sur le plus célèbre de ses enfants, ces
papiers permettent de fixer d'une façon précise les diverses phases
de l'aventureuse carrière du chevalier d'Éon. Mais ils ont encore à
nos yeux un plus précieux mérite: cette volumineuse correspondance,
que d'Éon entretint sans se lasser pendant plus d'un demi-siècle avec
presque tous les personnages marquants de son époque, nous apparaît
en effet aujourd'hui comme un miroir où viendrait se refléter, avec
l'image de notre singulier héros, celle de tout un siècle plein de
contrastes, à la fois léger et philosophique, crédule et sceptique.

Ce sont ces lettres et ces papiers de toutes sortes, soigneusement
conservés par le chevalier d'Éon lui-même comme pour servir de cadre à
son propre portrait, qui donneront à notre récit une saveur originale
et éveilleront peut-être l'intérêt de ceux qui recherchent avant tout
dans l'histoire le contact d'une société disparue.

[Illustration: LE CHEVALIER D'EON DE BEAUMONT

Procédé Fillon - PLON-NOURRIT & Cie édit. - Imp. Ch. Wittmann]



LE CHEVALIER D'ÉON



CHAPITRE PREMIER

  Enfance et jeunesse de d'Éon.--Ses premiers succès et ses
  premiers protecteurs.--Entrée dans la diplomatie.--Le «Secret du
  roi».--Mission en Russie.--Les négociations du chevalier Douglas et
  l'alliance avec la Russie.--Retour triomphant de d'Éon.


«Si vous voulez me connaître, monsieur le duc, je vous dirai
franchement que je ne suis bon que pour penser, imaginer, questionner,
réfléchir, comparer, lire, écrire, ou pour courir du levant au
couchant, du midi jusqu'au nord et pour me battre dans la plaine ou sur
les montagnes. Si j'eusse vécu du temps d'Alexandre ou de Don Quichotte
j'aurais été sûrement Parménion ou Sancho Pança. Si vous m'ôtez de
là, je vous mangerai sans faire aucune sottise tous les revenus de la
France en un an et après cela je vous ferai un excellent traité sur
l'économie[5].»

  [5] _Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier
  d'Éon_, Londres, 1764, p. 58.

C'est en ces termes que le chevalier d'Éon faisait, au plus fort de la
crise qui décida de sa destinée, son propre portrait au duc de Praslin,
et il se voyait ainsi assez exactement. Il lui eût fallu, pour donner
toute sa mesure, pour accomplir jusqu'au bout sa destinée, vivre en un
siècle et un pays plus propices aux aventures que ne l'était la France
du dix-huitième siècle si fortement organisée et constituée par Louis
XIV. Pour n'avoir pas su respecter cette hiérarchie nécessaire et
avoir prétendu en bouleverser à son seul profit toute la régularité,
d'Éon qui avait commencé sa carrière en gentilhomme l'acheva dans un
rôle assez équivoque d'aventurier. Il fut toujours aussi incapable de
résignation que de modestie. Voulant brusquer la fortune trop lente et
trop parcimonieuse à son gré, il oublia toute mesure dans ses ambitions
et toute règle dans sa conduite, força son talent et le gâta, brisa du
coup le brillant avenir que son courage et son esprit lui avaient fait,
et d'aventure en aventure finit par jouer pendant plus de quarante ans,
avec un art et une ténacité qui eussent illustré un meilleur rôle, la
plus étrange des mascarades que l'histoire ait jamais relatées. Il
a dit lui-même en parlant des Tonnerrois, ses compatriotes, qu'ils
«ressembleront toujours aux pierres à fusil qui se trouvent dans leurs
vignes, qui plus on en bat plus elles font feu[6]». Cette pittoresque
image illustre à merveille sa propre histoire et la lutte épique
qu'avec une opiniâtreté grandissante il soutint contre tous ceux qui
contrarièrent son ambition.

  [6] Lettre de d'Éon à sa mère, 30 décembre 1763. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Nature intéressante toutefois et qui vaut qu'on s'y arrête. Dans
l'extravagance du reste calculée de ses aventures perce encore
l'énergie indomptable de d'Éon, et le scandale que fit, il y a cent
cinquante ans, sa conduite ne doit pas nous empêcher de reconnaître
aujourd'hui la réalité de ses services. Et si parfois l'attrait de
cette étude de caractère devait faiblir, on en serait sans doute
dédommagé par l'excursion faite à la suite de d'Éon dans tous les
pays, de la Russie à l'Angleterre, dans tous les milieux, de la cour
de l'impératrice Élisabeth ou du camp du maréchal de Broglie au palais
de Versailles et aux boutiques de la Cité de Londres; partout enfin où
l'aventureux chevalier promena pendant plus de soixante ans sa nature
bouillante et inquiète, sous l'habit de diplomate, l'uniforme de dragon
et le costume féminin dont Latour, en un de ses exquis pastels, nous a
laissé l'image.

«Charles-Geneviève-Louis-Auguste-André-Timothée, fils de noble Louis
d'Éon de Beaumont, directeur des domaines du roi, et de dame Françoise
de Charanton»--c'est ainsi que s'exprime l'acte de baptême--naquit
à Tonnerre, le 5 octobre 1728. Bien que de très petite noblesse, il
était assez bien apparenté et par les situations qu'occupaient ses
proches devait trouver des protecteurs en haut lieu. Son père avait
trois frères qui tous étaient déjà pourvus: l'un, André-Timothée d'Éon
de Tissey, avocat au Parlement et censeur royal, était le principal
secrétaire du duc d'Orléans; l'autre, Jacques d'Éon de Pommard,
avocat au Parlement, était un des secrétaires de confiance du comte
d'Argenson, ministre de la Guerre; le troisième enfin, Michel d'Éon
de Germigny, chevalier de Saint-Louis, servait parmi les vingt-cinq
gentilshommes de la garde écossaise du roi.

Rien d'extraordinaire ou seulement de notable ne marque les premières
années de d'Éon. Il fut mis en nourrice à Tonnerre, ce qui est fort
banal; ce qui l'est moins pourtant, c'est la gratitude qu'il devait
garder plus tard de ces premiers soins: de Londres, le 1er juin 1763,
il écrivait à la mère Benoît, son ancienne nourrice, pour lui annoncer
qu'il lui faisait une pension annuelle de 100 livres, en reconnaissance
des peines qu'il lui avait données. Lorsqu'il fut en âge d'apprendre,
la tâche de son éducation fut confiée au curé de l'église Saint-Pierre,
M. Marcenay, qui vécut assez pour voir changer de sexe l'élève qu'il
avait maintes fois corrigé--il n'est guère besoin d'ajouter que
le précepteur fut de ceux que la métamorphose laissa obstinément
incrédules. A douze ans il fut envoyé à Paris et il acheva brillamment
ses études au collège Mazarin. Docteur en droit civil et en droit
canon, il prêta serment à la barre du Parlement et entra en même temps
comme secrétaire chez M. Bertier de Sauvigny, ami de sa famille et
intendant de la généralité de Paris. En 1749, il perdit en l'espace de
cinq jours son père et l'aîné de ses oncles à qui il succéda bientôt
dans la charge de censeur royal. En même temps que ces protecteurs
naturels, il en voyait disparaître d'autres qui lui avaient déjà
marqué leur intérêt et dont l'appui lui eût été précieux: la duchesse
de Penthièvre, Marie d'Este, et le comte d'Ons-en-Bray, président de
l'Académie des sciences. L'événement ne fut pas cependant inutile à
sa carrière, car il écrivit sur ces deux personnages des panégyriques
qui furent remarqués et que reproduisirent les gazettes et recueils
littéraires du temps. Ce témoignage de gratitude envers ses protecteurs
disparus lui valut dans le public un commencement de réputation et un
redoublement de bienveillance de la part des personnages influents qui
s'intéressaient à ses débuts. Il était admis dans l'intimité du vieux
maréchal de Belle-Isle, fréquentait chez ce séduisant duc de Nivernais,
type accompli du gentilhomme, qu'il devait à l'époque heureuse de sa
carrière retrouver ambassadeur à Londres; pénétrait même chez le prince
de Conti, fort occupé de politique et de poésie, toujours en quête de
rimes, quand il ne cherchait pas un trône, et également malheureux dans
ces deux poursuites. Le charme de son esprit toujours en éveil, le tour
original, vif et piquant qu'il donnait à la conversation, son goût
pour la musique, et surtout pour la musique italienne, comme aussi un
véritable talent dans l'art fort estimé alors de l'escrime, où il avait
gagné le titre de grand prévôt, le firent vite apprécier et rechercher
dans la société, tandis que diverses publications sérieuses, un _Essai
historique sur les finances_, et même deux volumes de _Considérations
politiques sur l'administration des peuples anciens et modernes_
attiraient sur lui l'attention des gens en place, le préservaient de
tout soupçon de frivolité et lui valaient cette double réputation de
brillant cavalier et d'infatigable travailleur qui devait le suivre
dans sa carrière.

C'est qu'en effet d'Éon en cherchait une, n'étant pas homme à se
contenter longtemps de stériles succès de salon. Il harcelait ses
protecteurs, avec toute l'ardeur et la ténacité de son caractère
bourguignon, pour obtenir d'eux un emploi où il pourrait se distinguer
et peut-être attirer sur lui la faveur et les bontés du roi. Il devait
être servi à souhait: le prince de Conti, qui comme le plus influent
de ses patrons fut sans doute importuné plus que tout autre, ne put
s'empêcher de remarquer le génie d'intrigue en même temps que le
courage et l'appétit d'aventures de ce «petit d'Éon». Il devina dans
le jeune homme une précieuse recrue pour la difficile entreprise qui,
depuis quelque temps déjà, se tramait très mystérieusement dans le
cabinet du roi: il parla de son protégé à Louis XV et obtint que d'Éon
fût désigné pour accompagner en Russie le chevalier Douglas et le
seconder dans la périlleuse mission qui allait lui être confiée.

Du premier coup d'Éon se trouvait ainsi mêlé aux affaires les plus
délicates et les plus secrètes. Il allait faire partie de ce ministère
occulte que dirigeait personnellement le roi, aidé du prince de Conti,
du comte de Broglie et de M. Tercier, premier commis des Affaires
étrangères, et dont il se servait pour appuyer, ou plus volontiers pour
contrarier et ruiner secrètement la politique officielle qu'il traitait
avec les ministres en charge. Ce que fut cet étrange et mystérieux
gouvernement, cette conspiration contre soi-même, où Louis XV semblait
vouloir prendre sa revanche du rôle effacé auquel son indolence et
sa timidité l'avaient réduit dans la conduite des grandes affaires,
on le sait depuis la curieuse publication faite par Boutaric de la
correspondance secrète[7] et l'attachant récit qu'écrivit plus tard
le duc de Broglie d'après les archives des Affaires étrangères et les
papiers de son ancêtre[8]. Quel fut le lamentable résultat de cette
diplomatie secrète qui ne corrigea rien ou presque rien des erreurs
de la politique officielle et finit par se paralyser elle-même en des
intrigues contradictoires, on le sait aussi et on le verra en partie
dans cette étude. Mais ce qu'on ne connaîtra jamais, ce sont les
multiples détours de ce dédale, dont le plus initié n'a point su tout
le secret et où le roi lui-même n'arrivait pas toujours à se retrouver
puisque, écrivant un jour à Tercier pour lui donner ses instructions,
il ne craignait pas d'avouer qu'il «s'embrouillait un peu» dans toutes
ces affaires. La diplomatie secrète doublait mystérieusement la
diplomatie officielle et s'étendait partout où étaient envoyés les
représentants du roi. Quelquefois c'était l'ambassadeur lui-même qui
était admis au secret et se trouvait ainsi dans la difficile nécessité
de concilier les instructions, fréquemment contradictoires, du roi
et du ministre; le plus souvent c'était un secrétaire d'ambassade ou
quelque agent subalterne qui était trouvé propre à remplir ce rôle et
devenait ainsi l'espion de son chef. Tandis que les ministres, les
ambassadeurs officiels étaient pour la plupart désignés par la favorite
du moment, les agents du secret étaient recrutés par le roi lui-même,
qui n'abandonnait leur choix à personne et les prit souvent, par un
surcroît de défiance ou par un réveil de fierté, parmi les ennemis de
la maîtresse en titre. Tous les correspondants de cette ténébreuse
politique étaient payés ou plutôt soudoyés par le roi sur sa cassette
particulière. Le ministre secret, qui fut d'abord le prince de Conti,
et à qui succéda le comte de Broglie, répondait de leur discrétion;
leurs rapports étaient adressés par des voies sûres et détournées, puis
transmis par l'intermédiaire de Tercier et du valet de chambre Lebel
au roi, qui trouvait à les lire, à les annoter, à y répondre autant
de plaisir qu'il montrait d'ennui lorsqu'il tenait conseil avec les
secrétaires d'État.

  [7] BOUTARIC, _Correspondance secrète inédite de Louis XV_, 2 vol.
  in-8º.--Paris, Plon, 1866.

  [8] DUC DE BROGLIE, _Le Secret du roi_, 2 vol. in-12.--Paris, Calmann
  Lévy, 1888.

Le point de départ de la politique secrète, qui changea bien des fois
de but et de système, semble avoir été le projet caressé par le roi,
et surtout par l'intéressé lui-même, d'assurer au prince de Conti la
couronne de Pologne. Quant à l'idée même de la correspondance, il
est possible que Louis XV l'ait retirée du commerce épistolaire qu'au
début de son règne il avait entretenu avec le maréchal de Noailles;
la maladie qu'il avait eue à Metz et l'amour qu'à cette occasion son
peuple lui avait témoigné l'avaient, semble-t-il, éclairé sur ses
devoirs de roi; aussi montra-t-il pendant quelque temps un ardent
désir de bien faire et une certaine volonté de s'appliquer lui-même au
gouvernement.

La correspondance secrète témoigne de pareilles velléités, mais révèle
en même temps cette impuissance à se décider; ce monstrueux égoïsme,
cet esprit de défiance et de dissimulation qui gâtèrent chez ce roi
toute qualité et rendirent inutiles la clairvoyance et le bon sens
qu'il possédait à un très haut degré. Le duc de Luynes a dit de lui
qu'il parlait et s'occupait _historiquement_ des affaires: ce mot
exprime à merveille, en même temps que la finesse et le jugement de
Louis XV, le détachement égoïste et cette sorte de dilettantisme qu'il
mettait à faire ce que son grand aïeul avait appelé le _métier de roi_.
Quelles sont les conséquences d'un pareil tempérament chez un homme
d'État, chez un souverain, l'histoire l'a montré à plus d'une reprise.

En 1745, plusieurs seigneurs polonais, préoccupés de l'anarchie et de
la faiblesse où était tombée leur patrie, s'étaient rendus à Paris
pour préparer un avenir meilleur en offrant le trône à un prince
français; ils avaient songé au prince de Conti, petit-fils de celui
qui, sous Louis XIV, avait été appelé à régner sur la Pologne.
Le roi autorisa le prince de Conti, qui était alors son favori, à
accepter les propositions qu'on lui apportait et résolut de s'occuper
personnellement de l'affaire, sans en parler à ses ministres.

Il fit dès lors venir le prince dans son cabinet pour travailler avec
lui; mais les précautions mêmes qui furent prises pour assurer le
mystère de ces entretiens piquèrent la curiosité et provoquèrent les
conversations de toute la Cour. Un dimanche, on remarquait que le roi,
ayant à peine quitté sa chapelle, s'était enfermé avec le prince de
Conti et qu'on avait fait venir plusieurs secrétaires, qui toute la
journée étaient restés fort occupés à noircir du papier[9]. Un autre
jour, on avait vu le prince entrer chez Sa Majesté, portant lui-même
et très mystérieusement de gros portefeuilles. Le marquis d'Argenson,
qui relate le fait, s'attacha à pénétrer le secret qui faisait ainsi
l'entretien de tous; il parvint à savoir qu'il s'agissait d'assurer au
prince le trône de Pologne, et dans ses Mémoires, à la date du 31 mars
1753, il s'en exprime ainsi:

  [9] _Mémoires du duc de Luynes_, t. IX, p. 177.

  On m'informe de quelques secrets, en voici un. Le travail si fréquent
  et si long de M. le prince de Conti avec le roi regarde uniquement
  le dessein de faire ce prince roi de Pologne. De mon temps, j'ai vu
  ce projet travaillé secrètement et connu du roi seul; mais je ne
  pouvais croire que le roi y songeât sérieusement. Voilà cependant
  qu'on le lui a montré comme très facile, car c'est ainsi que l'on
  fait toujours cheminer les grands et ruineux projets à des yeux
  superficiels et sans système. De là arrive ce travail assidu et
  souvent répété du prince de Conti avec le roi, car ce prince reçoit
  quelquefois des dépêches à la chasse et sur le champ griffonne
  quelques lignes qu'il envoie au roi par des courriers. Il y a peu de
  jours qu'il arriva pour travailler avec le roi, et il retourna sur le
  champ à l'Isle-Adam. L'on ne saurait attribuer à d'autres affaires
  d'État cette correspondance secrète, car on ne lui voit aucun crédit
  dans les autres affaires[10].

  [10] _Mémoires du marquis d'Argenson_, t. VII, p. 437.

Sur ce dernier point la clairvoyance de d'Argenson se trouvait
en défaut, car l'influence du prince de Conti, aidée du reste de
l'inclination du roi lui-même pour ce genre de conspiration, avait
été assez grande pour étendre sur toute l'Europe, ou à peu près, le
réseau de la diplomatie secrète. Le but principal restait encore le
trône de Pologne; mais les moyens d'en faire la conquête s'étaient
multipliés et élargis, ce qui du reste, comme il arrive souvent, nuisit
singulièrement au succès de l'entreprise.

La mission qu'allait recevoir d'Éon se rattachait au plan compliqué
de ces mystérieuses négociations. Depuis quatorze ans, les relations
diplomatiques étaient rompues entre la France et la Russie. Les peu
corrects et peu galants procédés qui avaient valu au marquis de la
Chétardie d'être, lors de sa dernière ambassade, tant soit peu rudement
reconduit à la frontière, avaient laissé dans l'âme d'Élisabeth un
ressentiment que n'effaçait pas entièrement son inclination pour
Louis XV, et que le chancelier Bestuchef, ennemi juré de la France,
comme d'ailleurs la plupart des grands seigneurs russes, faisait tout
pour entretenir et pour réchauffer. On connaissait à Versailles les
dispositions personnelles de l'impératrice, son antipathie pour les
Anglais et les Prussiens, et l'on avait à plusieurs reprises, depuis
cette déplorable rupture, tenté d'y faire appel pour renouer des
relations qui semblaient plus précieuses à mesure qu'apparaissait
plus décevante et plus perfide l'amitié du roi de Prusse. Plus d'un
émissaire était parti porteur de lettres autographes de Louis XV pour
Élisabeth elle-même, mais tous avaient échoué. L'accès de la Russie
n'était guère aisé et les agents de Bestuchef, qui faisaient bonne
garde à la frontière, avaient su deviner tous ces contrebandiers
politiques. L'un d'eux cependant, le chevalier de Valcroissant,
avait trompé la surveillance; mais, dépisté et reconnu à l'intérieur
de l'empire, il avait été saisi et conduit à la citadelle de
Schlüsselbourg, sur le lac Ladoga, où l'on avait eu la barbarie de le
mettre aux fers. Le malheureux se morfondait dans sa prison depuis un
an lorsque fut tentée de nouveau l'entreprise qui lui avait si mal
réussi.

Or, il se trouvait parmi les protégés du prince de Conti un noble
écossais, le chevalier Mackensie Douglas, qui était venu offrir ses
services à la France[11]. Son attachement aux Stuarts l'avait forcé
à s'enfuir, et sa haine pour les Anglais ne laissait aucun doute sur
l'empressement qu'il apporterait à une mission où il s'agissait de
négocier contre eux. L'Écossais avait donné des preuves de son courage
en accompagnant le prétendant dans ses romanesques expéditions, et son
goût pour la minéralogie permettait de donner à son voyage l'apparence
très vraisemblable d'une excursion scientifique. On comptait que sa
nationalité anglaise et surtout son habileté dérouteraient tous les
soupçons.

  [11] Des contemporains, entre autres La Messelière, auteur de curieux
  _Mémoires sur la Russie_, ont prétendu que Douglas avait été novice
  chez les jésuites avant de servir les Stuarts et qu'il aurait été
  introduit par le Père de La Tour chez le prince de Conti.

Le plan ainsi arrêté fut agréé par le roi, qui jugea prudent de
le révéler à ses ministres, sans doute afin de leur mieux cacher
l'essentiel de la négociation. Le ministre des Affaires étrangères, M.
Rouillé, approuva et contresigna la mission de Douglas.

Les instructions qui furent remises directement à l'Écossais par le
prince de Conti, après avoir été soumises au roi (elles étaient écrites
en caractères très fins et enfermées dans une tabatière d'écaille à
double fond) lui indiquaient minutieusement et la route qu'il devait
suivre et les principaux sujets sur lesquels il devait se procurer des
renseignements[12].

  [12] BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, pièce x, p. 203 et
  suiv.

Il lui était prescrit de partir comme un voyageur ordinaire, muni d'un
simple passeport; d'entrer en Allemagne par la Souabe, afin d'éviter
les grandes Cours et de passer de là en Bohême, «sous prétexte d'y
voir pour son instruction les différentes mines du royaume». De Bohême
il devait se rendre en Saxe, où il ne manquerait pas de visiter les
mines de Friberg, puis passer à Dantzick et continuer sa route vers
Saint-Pétersbourg par la Prusse, la Courlande et la Livonie.

Il lui était recommandé avant tout de s'informer de l'état des
négociations entreprises par l'ambassadeur d'Angleterre, le chevalier
Williams, pour obtenir les subsides de la Russie. Il devait par
suite observer les ressources du pays; l'état de ses finances, de
son commerce; savoir le nombre de ses troupes et de ses vaisseaux;
connaître le crédit du comte Bestuchef et du comte Woronzow; les
factions de la Cour et pénétrer autant que possible les sentiments de
l'impératrice elle-même. Il lui était prescrit aussi, mais en passant
et sans insister, de s'enquérir «des vues de la Russie sur la Pologne
pour le présent et les cas à venir». Enfin la plus grande prudence lui
était recommandée; il ne devait risquer par la poste que de très courts
avis exprimés en un style allégorique, dont on était convenu avec lui
et qui roulait sur des achats de fourrures. Le chevalier Williams
devenait le renard noir et Bestuchef le loup-cervier; les peaux de
petit-gris devaient signifier les troupes à la solde de l'Angleterre,
et ainsi de suite.

Tous les préparatifs de cette mystérieuse négociation furent terminés
pendant l'été de 1755, et Douglas put se mettre en route sans plus
d'éclat qu'un inoffensif touriste anglais.

Les documents manquent sur le voyage; on sait seulement que Douglas
arriva heureusement à Saint-Pétersbourg dans les premiers jours
d'octobre 1755 et y fut reçu et traité comme un gentilhomme anglais
voyageant pour son plaisir et son instruction. Mais il n'avait encore
accompli que la partie la plus aisée de sa mission; il lui restait à
pénétrer jusqu'à l'impératrice. La difficulté était grande, car le
chevalier Williams, ministre d'Angleterre, connaissant les inclinations
personnelles d'Élisabeth, faisait bonne garde et, d'accord avec
Bestuchef, avait fait admettre qu'aucun Anglais ne serait reçu à la
Cour s'il n'était présenté par lui. Payant d'audace, Douglas s'adressa
à lui comme à son protecteur naturel, et en sa qualité de fidèle
sujet du roi d'Angleterre demanda au ministre d'être présenté par lui
à la tsarine. Toutefois le chevalier Williams se méfia; le voyage
de cet Écossais catholique qui, venu en Russie pour s'occuper de
minéralogie, tenait si fort à voir l'impératrice, lui parut suspect.
Il prévint Bestuchef de faire surveiller ce dangereux compatriote, et
Douglas, averti qu'il était menacé du sort de Valcroissant, repassa
en toute hâte la frontière. C'était, semblait-il, un nouvel échec;
mais moins de cinq mois après, au printemps de 1756, Douglas revenait
à Saint-Pétersbourg; bientôt toutes les portes s'ouvraient devant
lui, jusqu'à celles de la grande salle d'audience où il remettait
solennellement à la tsarine les lettres l'accréditant comme ministre
plénipotentiaire, chargé de reprendre les relations diplomatiques.
D'Éon était présent; il assistait en qualité de secrétaire d'ambassade
le nouveau ministre qu'il secondait dans sa mission officielle.

Que s'était-il donc passé durant l'hiver et de qui cet étrange
revirement était-il l'œuvre? Comment Douglas, impuissant à
Saint-Pétersbourg, avait-il vaincu de Paris? C'est un point où
les historiens ne s'entendent pas et où le défaut de documents
authentiques, formels et explicites, augmente encore le mystère. La
tradition veut que ce succès soit attribué à d'Éon, qui serait arrivé
secrètement en Russie en compagnie de Douglas et aurait trouvé le moyen
d'y demeurer après la fuite du chevalier. La légende est fertile en
détails romanesques sur les moyens inventés par le jeune homme pour
tromper la surveillance de Bestuchef et pénétrer jusqu'à l'impératrice.

Tirant avantage de son apparence gracile, de sa figure fine et
imberbe, du timbre féminin de sa voix, le petit d'Éon aurait pris
le nom, l'habit et les habitudes d'une jeune fille. Le chevalier
Douglas aurait ainsi présenté sa nièce, Mlle Lia de Beaumont, au comte
Woronzow, vice-chancelier de l'empire et ennemi déclaré du chancelier.
Devinant tout l'avantage que pourrait donner à sa politique ce nouvel
auxiliaire, Woronzow se serait chargé d'introduire l'aimable et
spirituelle jeune fille dans l'entourage même de l'impératrice, de la
faire admettre parmi les demoiselles d'honneur. D'Éon n'aurait pas
tardé à se concilier les bonnes grâces d'Élisabeth et se serait décidé
alors à révéler sa ruse et le secret de son voyage, en remettant à la
tsarine les lettres du roi qu'il avait apportées, dissimulées dans la
reliure d'un livre de Montesquieu. Le tour romanesque de l'aventure
aurait diverti et séduit l'impératrice qui, loin de lui en vouloir,
aurait su gré au petit d'Éon de sa hardiesse et de son message, et
l'aurait chargé d'aller porter au roi sa réponse, toute favorable à la
reprise des relations régulières entre les deux Cours. C'est alors que
le chevalier Douglas serait revenu à la tête de la mission officielle
dont d'Éon fit partie, sans déguisement cette fois, et avec le titre de
secrétaire d'ambassade, ce qui relie la tradition à l'histoire.

Cette légende se retrouve chez la plupart des chroniqueurs du temps,
chez des historiens sérieux et jusque dans le récit fort documenté qu'a
écrit, il y a cinquante ans, M. Gaillardet pour faire «la vérité sur
les mystères de la vie du chevalier d'Éon». Comme toutes les légendes,
elle mélange à beaucoup d'erreurs un fond de vérité, et comme la
plupart elle s'appuie sur des témoignages et même sur quelques pièces
qui lui donnent un air d'authenticité[13].

  [13] Nous croyons devoir reproduire ci-après les principaux passages
  où d'Éon parle d'un voyage qu'il aurait fait en Russie dès 1755:

  1º Dans un projet manuscrit de la main même de d'Éon, postérieur à
  1763, intitulé: _État des services politiques et militaires de M.
  d'Éon de Beaumont_: «..... En 1755 et 1756 M. d'Éon fut envoyé en
  Russie pour travailler avec M. le chevalier Douglas à la réunion des
  deux empires.» (_Papiers inédits de d'Éon._)

  2º Dans le discours préliminaire du volume: _Lettres, mémoires et
  négociations particulières du chevalier d'Éon_ (1764): «..... Vers la
  fin de _1755_ ma destinée m'entraîna dans les ambassades, tandis que
  mon inclination me portait à la guerre.»

  3º Dans une lettre au duc d'Aiguillon, datée du 21 juillet 1773:
  «..... Il ne me restait d'autre espoir, sans ma confiance dans
  votre équité généreuse, que de me trouver dans mon pays, mais plus
  vieux et moins riche que lorsqu'à l'âge de vingt ans je suis sorti
  secrètement de France pour aller, _sous un état déguisé_, tenter avec
  le chevalier Douglas la réunion de la France avec la Russie. Tout
  rendait cette entreprise aussi délicate que périlleuse.» (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

  A la lettre au duc d'Aiguillon se trouve joint un état de dépenses
  de d'Éon dont nous extrayons: «Un capital de dix mille livres que M.
  d'Éon a emprunté en _1755 pour son premier voyage secret_ à la Cour
  de Russie.»

  4º Dans une lettre à Beaumarchais, datée du 7 janvier 1776: «.....
  voyageant nuit et jour pour hâter en _1755_ et 1756 la réunion de la
  France et de la Russie...»

  5º Dans une lettre à M. de Vergennes, datée du 28 mai 1776: «.....
  Jamais personne autre que les personnes intéressées n'a été informée
  de toute cette intrigue politique qui a commencé en _1755_ par le
  prince de Conti et M. Tercier et qui a été exécutée par le chevalier
  Douglas et moi seulement.» (_Papiers inédits de d'Éon._)

Toutefois, elle a contre elle la vraisemblance, et c'est le principal
argument qu'ont invoqué le duc de Broglie et après lui M. Albert Vandal
pour y voir une ingénieuse et romanesque supercherie. Mais il y a plus,
et l'étude même des documents authentiques, loin d'éclairer ce petit
point d'histoire, en augmente l'obscurité. Nous avons en effet retrouvé
dans les papiers personnels de d'Éon les originaux de plusieurs lettres
qu'il reçut de Tercier, au moment même où il quittait la France pour la
Russie. Ces pièces fixent son départ au commencement de juin 1756 et
semblent prouver que ce voyage fut le premier qu'il accomplit, chargé
alors, mais alors seulement, d'aller travailler avec le chevalier
Douglas à l'alliance des deux Cours et aussi à la réalisation des
ambitions secrètes du prince de Conti.

L'honneur d'avoir fait admettre officiellement Douglas à
Saint-Pétersbourg reviendrait donc à un autre, et nous verrons que
d'Éon a entrepris et mené à bien assez de délicates négociations pour
qu'on ne frustre personne à son profit. L'adroit intermédiaire de la
réconciliation de Louis XV et d'Élisabeth serait tout simplement un
honnête négociant français de Saint-Pétersbourg, du nom de Michel,
que le soin de ses propres affaires n'empêchait pas de s'occuper avec
autant d'habileté que de désintéressement de celles de son pays. Ce
Michel, originaire de Rouen, franchissait souvent, pour les intérêts
mêmes de son négoce, la longue distance qui séparait Saint-Pétersbourg
de sa ville natale et déjà, en 1753, il avait porté à Versailles
un message secret, où la tsarine se déclarait prête à oublier les
offenses de La Chétardie et à renouer des relations régulières avec un
monarque qui n'avait cessé de lui inspirer le plus vif intérêt. Les
soins d'une politique qui était alors dirigée contre la Russie avaient
empêché Louis XV de répondre à cette première ouverture. Élisabeth
ne se hasarda pas une seconde fois; mais elle laissa deviner que ses
sentiments personnels n'avaient pas changé.

A en croire la relation de La Messelière, qui fut plus tard le
secrétaire de l'ambassade de M. de L'Hospital en Russie, un certain
Sompsoy, fils du suisse du duc de Gesvres et peintre en miniature, à
qui fut accordée la faveur de reproduire les traits de la tsarine, sut
recueillir d'elle une preuve indiscutable de ses bonnes dispositions.
Comme il assurait au cours d'une séance que Louis XV, ainsi que ses
sujets, avait en vénération le nom d'Élisabeth, il obtint de la tsarine
«un sourire qu'il saisit et qui fit réussir le portrait». La Messelière
ajoute que l'impératrice, ayant réfléchi sur la chose, accorda à
l'artiste «plus de séances qu'il n'en fallait pour la peindre» et finit
par le charger de faire connaître au roi l'accueil favorable qu'elle
réservait à la Cour aux gentilshommes français. Sompsoy s'acquitta fort
bien de la commission; mais on ne voulut pas lui confier la réponse,
car on aurait dû lui révéler en même temps et le secret du roi et les
projets du prince de Conti. On s'arrangea donc pour le retenir à Paris,
et ce fut Douglas qui partit à sa place.

Comment et pourquoi il échoua dans sa première mission, nous l'avons
vu; toutefois, avant de repartir, il eut l'heureuse inspiration de
s'adresser au sieur Michel, dont il savait les services et connaissait
la bonne volonté et de lui apprendre qui l'avait envoyé et dans quelle
intention. Celui-ci, sans se laisser effrayer par le danger qu'il
courait à fréquenter ce touriste anglais déjà suspect, mit Douglas en
rapports avec Woronzow, qui lui-même prévint la souveraine. Élisabeth
fit savoir qu'elle était disposée à accueillir un envoyé régulier
du roi. Muni de cette promesse, Douglas put échapper avec sérénité
aux agents de Bestuchef et repartir pour la France. En son absence,
Michel continua de négocier avec Woronzow et avertit le chevalier
lorsqu'arriva le moment opportun pour reparaître. Douglas revint alors
à Saint-Pétersbourg; mais il jugea prudent de prendre pour le voyage
un nom supposé et de se cacher en arrivant chez son ami, qui le fit
passer pour un de ses commis. C'est là que d'Éon vint le rejoindre,
envoyé officiellement par M. Rouillé, ministre des Affaires étrangères,
auprès du vice-chancelier Woronzow, dont il devait être «l'homme
de compagnie, de confiance; qui n'aurait que le soin de sa belle
bibliothèque et de quelques affaires importantes avec la France». D'Éon
s'étonna, à la vérité, «de trouver la belle bibliothèque de M. le comte
Woronzow dressée sur une espèce de pupitre», tandis que lui, «pauvre
particulier, avait laissé chez le comte d'Ons-en-Bray une grande
chambre et six coffres pleins de volumes» lui appartenant; mais sa
déception fut purement platonique, car ce n'était pas dans le cabinet
du vice-chancelier qu'il devait travailler, mais bien à l'ambassade de
France, comme le proposa lui-même Woronzow[14]. Douglas, heureux de
conserver un collaborateur aussi zélé, informa aussitôt le ministre de
la décision qu'il venait de prendre à l'égard du jeune secrétaire:

  [14] D'Éon au marquis de L'Hospital, 23 juillet 1756. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

«J'ai toute la satisfaction possible, écrivait-il, de l'arrivée
de M. d'Éon. Je connais depuis longtemps son amour et son ardeur
pour le travail. Il me sera très utile ainsi qu'au service du roi.
D'ailleurs sa conduite est sage et prudente. Je l'ai présenté hier
au soir au vice-chancelier comte Woronzow, qui l'a reçu avec bonté et
politesse; son caractère paraît lui plaire beaucoup; mais, après bien
des réflexions, il n'a pas été d'avis comme ci-devant qu'il suivît le
premier plan de sa destination pour des raisons particulières, connues
de l'impératrice, que j'aurai l'honneur de vous détailler dans la
suite[15].»

  [15] Le chevalier Douglas à M. Rouillé, ministre des Affaires
  étrangères.--Saint-Pétersbourg, 1756. (_Lettres, mémoires et
  négociations_..., 3e partie, p. 5.)

Le chevalier Douglas et d'Éon s'employèrent alors à déjouer
les intrigues combinées du chancelier Bestuchef et du ministre
d'Angleterre, le chevalier Williams. Ils y réussirent grâce à l'appui
de Woronzow et aussi du comte Ivan Schouvalow, qui était alors
le favori de l'impératrice. Douglas, escorté de d'Éon, fut reçu
solennellement en audience comme l'envoyé du roi de France. Leurs
ennemis toutefois ne se tinrent pas pour battus; ils usèrent de tout
et tentèrent même l'assassinat, s'il faut en croire La Messelière
qui rapporte qu'on tira la nuit des coups de pistolet dans leur
appartement. Leur crédit auprès d'Élisabeth ne fit qu'y gagner et les
négociations prirent bientôt, au moins en partie, la tournure la plus
favorable.

Elles étaient doubles, en effet, comprenant celles dont on rendait
compte au ministre et celles que, par le canal de Tercier, on
rapportait directement au roi et au prince de Conti. La mission
officielle était de négocier le rapprochement des deux pays, de
détacher la Russie de l'alliance de l'Angleterre pour la faire
accéder au traité que la France venait de conclure avec l'Autriche,
son ancienne ennemie. La commission secrète était de déterminer
l'impératrice à favoriser la candidature d'un prince français au trône
de Pologne ou même de gagner son cœur pour Conti. Ce prince avait
l'ambition de s'asseoir sur un trône et se résignait fort bien, s'il
ne pouvait régner tout seul en Pologne, à être associé comme époux
d'Élisabeth au gouvernement d'un grand empire. La politique de la
France eût du reste également trouvé son compte au succès de l'un ou de
l'autre de ces rêves ambitieux: que Conti fût roi en Pologne ou qu'il
fût l'époux de l'impératrice en Russie, Louis XV avait le secours d'un
allié capable de prendre à revers ses ennemis: Frédéric, avec lequel il
venait de se brouiller, et Marie-Thérèse, avec laquelle il venait de se
réconcilier, mais dont il n'osait guère escompter une longue fidélité.

On avait songé à tout pour engager Élisabeth dans cette intrigue:
Tercier avait remis à d'Éon un volume in-quarto de _l'Esprit des
Lois_; dans la couverture de ce livre, entre deux cartons, pris et
reliés par la même peau de veau, se trouvaient des lettres secrètes
du roi pour l'impératrice ainsi que divers chiffres, ceux de d'Éon
avec le roi et M. Tercier, avec le prince de Conti et M. Monin, ainsi
qu'un troisième qui était destiné à Élisabeth pour qu'elle-même ou
son confident Woronzow pussent en tout temps correspondre avec le
roi par l'intermédiaire de M. Tercier, à l'insu des ministres et
des ambassadeurs. Élisabeth, qui n'avait pas le même goût que Louis
XV pour la dissimulation et qui ne cachait rien de ses plus grandes
fantaisies, ne se laissa pas séduire par l'attrait de cette mystérieuse
correspondance: elle refusa le chiffre, mais reçut d'Éon et consentit
à écouter de sa bouche les ouvertures de Louis XV et du prince de
Conti[16]. Elle ne montra toutefois aucune inclination à prendre le
prince pour époux et même évita de s'engager au sujet de la Pologne.
Elle promit seulement de nommer Conti généralissime des troupes russes
avec le titre de duc de Courlande, si le roi donnait à son cousin la
permission d'accepter et de se rendre à Saint-Pétersbourg. L'affaire
d'ailleurs en resta là, car pendant que d'Éon négociait pour lui en
Russie, le prince de Conti travaillait fort mal pour son propre compte
à Versailles. S'étant brouillé avec la marquise de Pompadour, qu'il
s'était cru assez fort pour braver et railler presque ouvertement, il
perdit la faveur du roi, qui cessa de mettre la politique secrète au
service des ambitions de son cousin. D'Éon reçut l'ordre de laisser
traîner la négociation commencée et de ne plus correspondre qu'avec M.
Tercier et le comte de Broglie qui succéda, au milieu de l'année 1757,
au prince de Conti dans l'emploi de ministre secret.

  [16] D'Éon eut à ce sujet avec l'impératrice plusieurs entrevues
  fort secrètes. Il est très possible que, pour mieux tromper la
  surveillance dont il était l'objet et écarter tout soupçon, il ait
  eu à cette occasion l'idée de se déguiser en femme. L'emploi de ce
  travestissement expliquerait la légende de son premier voyage en
  Russie sous le costume féminin et donnerait la clef de certaines
  allusions qu'on trouve dans les lettres du marquis de L'Hospital, et
  jusque dans un billet où Louis XV parle des services rendus par d'Éon
  sous ses habits de femme.

Si la négociation secrète n'aboutit qu'à un demi-succès, que la
disgrâce de Conti rendit bientôt tout à fait stérile, le résultat de la
mission officielle fut plus satisfaisant. Grâce aux efforts patients
et persévérants de Douglas et de d'Éon, le traité conclu quelques mois
auparavant entre Bestuchef et le chevalier Williams fut déchiré; la
Russie rendit à l'Angleterre les subsides qu'elle avait déjà touchés,
mais reprit ses troupes; il fut décidé que les quatre-vingt mille
hommes, déjà rassemblés en Livonie et en Courlande pour le service de
l'Angleterre et de la Prusse, changeraient de parti et se joindraient
aux armées de Louis XV et de Marie-Thérèse. En même temps on arrêta
que, pour mieux marquer le caractère des rapports qui allaient
s'établir entre elles, les deux Cours s'enverraient réciproquement un
grand seigneur en ambassade. Le choix tomba en France sur le marquis de
L'Hospital et en Russie sur un comte Bestuchef, frère du chancelier.

La Russie avait donc changé son alliance pour entrer dans le nouveau
système franco-autrichien. En France l'opinion, d'abord surprise,
applaudissait à ce revirement imprévu et le succès des négociations
paraissait complet: il n'était pas encore bien assuré cependant,
puisqu'une difficulté suscitée par Bestuchef, qui pour se venger de sa
défaite s'ingéniait à diviser entre eux ses vainqueurs, faillit tout
remettre en question et tout gâter.

En sollicitant l'accession de la Russie au traité qu'elles venaient de
conclure à Versailles, la France et l'Autriche avaient songé à stipuler
une exception à l'alliance générale qu'elles allaient contracter avec
le cabinet de Saint-Pétersbourg. Cette exception concernait la Turquie,
l'ancienne cliente de la France, qui menaçait assurément moins la
Russie qu'elle n'était menacée par elle.

Bestuchef eut vite l'idée de faire de cette restriction la pierre
d'achoppement de l'alliance qui lui répugnait si fort. Il s'efforça de
persuader à Élisabeth qu'en souscrivant à cette humiliante condition
elle violerait l'antique évangile moscovite et renierait le devoir
sacré qu'avait été pour tous ses prédécesseurs la délivrance de
Constantinople. Il sut habilement faire valoir à l'Autriche qu'il
n'était pas plus dans ses intérêts que dans ceux de la Russie de se
lier les mains vis-à-vis du Turc, son ennemi d'hier et sa proie de
demain. On se laissa convaincre à Vienne, et d'autant plus facilement
que la guerre avait recommencé et que, Frédéric ayant déjà pénétré
en vainqueur sur le territoire autrichien, les inquiétudes présentes
l'emportaient de beaucoup sur celles que pouvait inspirer l'avenir.
L'Autriche s'empressa donc d'accepter l'alliance de la Russie, et dans
le péril où elle se sentait fit bon marché des Turcs, clients de la
France.

Douglas eut peur alors de voir lui échapper tout le fruit de sa
négociation et, malgré le conseil que d'Éon lui donnait de tenir bon,
il se décida à entrer dans un biais qu'avait imaginé le représentant de
l'Autriche à Saint-Pétersbourg, le comte Esterhazy, peu scrupuleux pour
arriver à ses fins sur le choix des moyens. Il fut convenu que la Porte
ottomane serait garantie contre l'alliance sur le traité ostensible
qu'on communiquerait à Constantinople, mais que cette exception
elle-même serait annulée par un article à part dit _secrétissime_. Ce
misérable artifice, vraiment humiliant pour la France, laissait ainsi
le champ libre aux convoitises de la Russie, tout en donnant aux Turcs
une fausse et dangereuse sécurité.

Douglas y consentit; mais par bonheur on se révolta à Versailles, où
l'on refusa de ratifier l'arrangement. Le ministre officiel et le
ministre secret se trouvèrent pour une fois d'accord et envoyèrent
à Douglas, chacun de son côté, les reproches les plus vifs sur sa
faiblesse, son manque de conscience et de dignité. Le roi, quel que
fût son désir de voir enfin consacré un rapprochement qui lui semblait
son œuvre personnelle, partagea ces sentiments. Il en faisait la
confidence à M. Tercier dans un billet qui porte la date du 15 février
1757:

  J'approuve fort ce que M. le prince de Conti se propose d'écrire au
  chevalier Douglas et désapprouve pareillement ce bel acte secret
  que le chevalier Douglas a eu la bêtise de signer. Dans cette
  circonstance, ce que M. Rouillé se propose de lui écrire me paraît
  bien[17].

  [17] BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, p. 217.

La dépêche à laquelle Louis XV fait ainsi allusion est en effet d'une
noblesse et d'une hauteur de vues remarquables:

  Je ne puis vous dire, monsieur, écrivait M. Rouillé, quelle a été
  ma surprise et ma peine en voyant la déclaration dite secrétissime
  que vous avez pris sur vous de signer en même temps que l'acte
  d'accession. Tout ce que vous alléguez ne peut justifier une démarche
  que vous avez bien prévu devoir être désagréable à Sa Majesté, et
  je ne puis vous dissimuler qu'Elle est extrêmement mécontente de la
  facilité avec laquelle vous avez été porté à signer cette déclaration
  qui, loin de lever les embarras, en peut faire naître d'assez
  considérables pour retarder peut-être la réunion que les sentiments
  personnels de Sa Majesté pour l'impératrice lui fait désirer. Le
  roi, invariable dans ses principes, a ratifié l'acte d'accession;
  mais Sa Majesté ne peut pas se prêter à ratifier la déclaration
  secrète que vous avez signée sans ordre et sans pouvoir, et même
  contrairement à ce que vous saviez de ses intentions. Sa Majesté a
  désiré vivement l'accession de Sa Majesté l'impératrice de Russie
  au traité de Versailles comme un nouveau moyen de contribuer à la
  réunion; Elle l'a désirée de concert avec l'Impératrice-Reine qui, à
  prendre la chose dans son véritable point de vue, y est la principale
  intéressée; mais ce ne pouvait jamais être aux dépens de l'ancienne
  amitié qu'elle a pour la Porte ottomane, encore moins de son honneur
  qui, aussi bien que celui de l'Impératrice de Russie, se trouverait
  compromis, si cette déclaration subsistait.

  Que l'acte reste secret ou non, il n'est pas moins contraire à la
  droiture et à l'honnêteté publique. Ce n'est point parce qu'il peut
  devenir public que Sa Majesté ne le ratifie pas, c'est parce que
  l'honneur qui préside à toutes ses résolutions ne lui permet pas de
  le faire.

  Les sentiments de Sa Majesté sont sincères; elle veut de bonne foi
  tout ce qui peut contribuer à la satisfaction de l'impératrice
  de Russie, et cette princesse en reçoit des preuves dans toutes
  les occasions. Plus les vertus de cette princesse sont éclatantes,
  plus elle doit sentir le prix de la probité à laquelle le souverain
  comme les particuliers doivent tout sacrifier lorsqu'on leur
  propose quelques démarches incompatibles avec ce qu'elle exige. La
  déclaration dont il s'agit étant constamment opposée aux usages
  établis parmi les nations policées, le roi a une trop haute opinion
  des sentiments élevés de l'impératrice de Russie et rend trop de
  justice à ceux de ses ministres, pour n'être pas persuadé que
  cette princesse ne sera pas blessée du refus que fait Sa Majesté
  de ratifier cette déclaration, et qu'elle en aurait porté le même
  jugement que Sa Majesté si vous aviez exposé cette affaire sous
  son véritable jour. Je vous envoie donc, monsieur, la ratification
  seulement de l'acte d'accession. C'est à vous à réparer la faute qui
  a été faite dans cette affaire. Si M. le comte d'Esterhazy vous a
  induit à signer, je suis bien persuadé qu'il vous aidera de tout son
  pouvoir pour faire accepter cette ratification simple[18].

  [18] Archives des Affaires étrangères.--Cité par BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 217, note 3.

Douglas fut, on le devine, extrêmement mortifié des reproches qui
tombèrent sur lui de tous les côtés; il ne savait comment sauver sa
réputation fort en péril et le résultat non moins compromis de toute
une laborieuse négociation. Ce fut d'Éon qui le tira de ce mauvais pas.

Après s'être assuré l'appui de Schouvalow, le favori d'Élisabeth,
converti depuis peu au parti français, l'intrépide jeune homme s'en
alla livrer un brusque assaut au terrible Bestuchef; il eut avec lui
une querelle épique qui divertit fort le favori et même l'impératrice,
qui subissait plus qu'elle n'aimait le tout-puissant chancelier.
Bestuchef tempêta, trépigna, jura, mais finit par se rendre, n'osant
se mettre en travers du désir croissant qu'avait Élisabeth de se
rapprocher de la France. L'article secrétissime fut déchiré et le
chevalier Douglas se hâta d'annoncer au ministre l'heureuse issue de
la bataille; il voulut même, tant sa satisfaction et sa reconnaissance
l'emportaient sur la jalousie qu'il eût été tenté de concevoir, que
d'Éon s'en allât porter lui-même à Versailles l'accession d'Élisabeth
et le plan des opérations de l'armée russe pour la prochaine campagne.
L'impératrice ne sut pas moins bon gré au jeune secrétaire français du
succès remporté sur son propre chancelier et, pour comble d'ironie,
ce fut Bestuchef lui-même dont elle fit son interprète. Au moment de
son départ, d'Éon fut prié de passer chez le chancelier, qui lui fit
fort bonne mine, le combla de compliments et lui remit 300 ducats
comme marque de la bienveillance particulière de la tsarine. Il partit
donc joyeusement, emportant dans sa sacoche avec les écus d'Élisabeth
les témoignages les plus élogieux du chevalier Douglas, qui fut assez
généreux pour ne jamais lui reprocher les services qu'il en avait reçus.

Comme il allait atteindre Varsovie, il rencontra sur la route tout un
imposant cortège: «vingt-trois berlines et vingt-trois chariots en
formaient la masse». Des courriers, des écuyers, une nombreuse livrée
s'empressaient autour des voitures attelées avec luxe, qui étonnaient
les paysans peu habitués à voir passer d'aussi brillantes caravanes.
C'était l'ambassade du marquis de L'Hospital qui se hâtait vers
Saint-Pétersbourg, où il devait remplacer Douglas, et rien n'avait été
épargné pour rendre cette mission aussi brillante par la qualité des
secrétaires que par la pompe des équipages. L'ambassadeur était escorté
du marquis de Bermond, du marquis de Fougères, du baron de L'Hospital,
du baron de Wittinghoff, de M. de Teleins et du comte de la Messelière,
qui nous a transmis sa relation du voyage.

Profitant de cette heureuse rencontre, d'Éon revint sur ses pas et
accompagna le marquis de L'Hospital jusqu'à Bialestock, chez le grand
général de Pologne Branicky. Il informa en chemin l'ambassadeur des
incidents les plus récents de la Cour de Russie, lui apprit que
l'annulation de la déclaration secrétissime était chose faite; il
ne lui cacha pas, sans doute, la part qu'il avait eue à cet heureux
résultat et le laissa tout joyeux de n'avoir pas pour son début à
Saint-Pétersbourg une affaire aussi désagréable à régler. D'Éon
franchit au galop des six chevaux qu'il avait fait mettre à sa chaise
les plateaux de la Moravie et de la Silésie; arrêté sur sa route par
une bande de quatre cents déserteurs prussiens, il leur jeta une
partie des ducats de l'impératrice et atteignit Vienne à la nuit.
Les douaniers l'empêchant d'entrer dans la ville, il dut, furieux et
maugréant, se résigner à demeurer dans une salle de garde des hussards
et à faire demander à l'ambassade un laissez-passer. Il comptait
attendre à Vienne le comte de Broglie, le nouveau ministre secret qui
se rendait à son ambassade en Pologne, lorsqu'il apprit la victoire
que, le 6 mai, les Autrichiens avaient remportée à Prague sur le roi
de Prusse. Aussitôt il repart et, brûlant les étapes, épuisant ses
chevaux, il fait tant de diligence qu'il culbute et se casse la jambe;
il prend à peine le temps de se faire panser et, poursuivant sa route
avec le même emportement, il arrive à Paris harassé, brûlant de fièvre,
mais gagnant de trente-six heures le courrier expédié par le prince de
Kaunitz à l'ambassadeur d'Autriche près le roi de France, et apportant
par conséquent la primeur de deux bonnes nouvelles à la fois.

Louis XV fut heureux du message et fort content du messager dont le
zèle intrépide le toucha et le flatta d'autant plus qu'il venait d'un
des agents de son secret; il commença par envoyer au courrier éclopé
son propre chirurgien et quelques jours plus tard lui fit remettre
une gratification sur le trésor royal, une tabatière d'or ornée de
perles et un brevet de lieutenant de dragons. Cette dernière marque
de la faveur royale fut plus sensible à d'Éon que toutes les autres;
elle n'aida pas peu à sa guérison, qui survint promptement. Il fut le
premier à juger qu'en tombant il avait ramassé la fortune puisque,
grâce à sa jambe cassée, il se retrouvait lieutenant de dragons,
distingué par le roi, ayant désormais, au propre comme au figuré, le
pied à l'étrier. Il n'en resta pas moins dans la diplomatie, où ses
premiers succès avaient montré les services qu'il pourrait rendre,
et pendant quelques années encore il dut se contenter d'appartenir à
l'armée d'une manière honorifique. Arrivé à Paris vers la fin de mai,
il employa son repos forcé à rédiger sur sa mission des notes et des
mémoires[19].

  [19] Les mémoires devaient «faire connaître à M. le maréchal de
  Belle-Isle, à M. le cardinal de Bernis, à M. le marquis de L'Hospital
  et à M. le comte de Broglie, ambassadeur en Pologne, que l'intention
  secrète de la Cour de Russie était, à la mort d'Auguste III, de
  garnir la Pologne de ses troupes pour s'y rendre maîtresse absolue
  de l'élection du roi futur et de s'emparer d'une partie de son
  territoire pour accomplir le plan favori de Pierre le Grand, qui
  avait toujours désiré de rapprocher ses frontières de l'Allemagne
  pour y jouer un rôle». (_Papiers inédits de d'Éon._)



CHAPITRE II

  D'Éon va rejoindre en Russie le marquis de L'Hospital.--Ambassade du
  baron de Breteuil.--D'Éon revient en France, porteur de l'accession
  de la Russie au traité de 1758.--Il quitte la diplomatie pour l'armée
  et est nommé aide de camp du maréchal de Broglie.--Sa belle conduite
  pendant la guerre de sept ans.--Il rentre dans la diplomatie pour
  accompagner à Londres le duc de Nivernais.


L'esprit ardent de d'Éon, sous l'aiguillon du succès et de l'espérance,
s'accommodait mal en effet de cette inaction momentanée; les
témoignages flatteurs qu'il recueillit à Compiègne--où il était allé
les chercher--du roi et de la Cour ne parvinrent pas à calmer son
impatience. Il se présenta à l'hôtel du Temple pour rendre compte au
prince de Conti du médiocre résultat de sa mission secrète et savoir,
en vue de son départ, quelle suite il devrait y donner. Il n'était plus
question du duché de Courlande et du commandement général des troupes
russes. Louis XV avait déjà semblé se désintéresser de ce projet et
s'il permit à d'Éon de voir son ancien ministre secret, il différa de
lui donner des instructions à cet égard; puis bientôt, craignant de
compliquer une situation déjà délicate à Pétersbourg, il abandonna
définitivement les intérêts d'un cousin qui avait osé déplaire à Mme
de Pompadour.

Cependant le départ de d'Éon venait d'être fixé au 21 septembre. Ses
sollicitations avaient été entendues par le ministre; Tercier désirait
également le voir rejoindre son poste, et M. de L'Hospital, à qui il
avait pu révéler, en une courte entrevue, sa finesse et la connaissance
qu'il avait du pays et des gens, le pressait de revenir:

  Mon cher petit, lui écrivait-il, j'ai appris avec peine votre
  accident et avec grand plaisir vos entrevues avec _le vieux et le
  nouveau testament_. Venez pratiquer l'évangile avec nous et comptez
  sur mon amitié et mon estime[20].

  [20] Cité par GAILLARDET, _Mémoires sur la chevalière d'Éon_, p. 66.

Le pauvre ambassadeur se trouvait en effet, à peine arrivé, dans la
plus fausse, la plus ennuyeuse situation. Il était en Russie pour
achever le rapprochement des deux Cours, et un incident, léger en
apparence, venait entraver sa mission, menaçait de compromettre une
alliance si laborieusement acquise et de ruiner cette politique
nouvelle qui devait porter remède aux erreurs passées.

Élisabeth, qui à aucun moment ne s'était découragée de faire à la
France des avances souvent flatteuses, quelquefois pécuniairement
intéressées, mais toujours poliment éludées, venait de trouver une
occasion de marquer avec éclat les sentiments qu'elle avait voués à
la personne du roi, en même temps que sa sympathie pour ses nouveaux
alliés. Marraine de l'enfant qui allait naître de la grande-duchesse,
elle voulait que Louis XV le tînt avec elle sur les fonts baptismaux.
Elle avait mis à son désir toute l'intensité et la ténacité d'un
caprice féminin et lorsque, dans le Conseil, on lui avait suggéré un
autre choix, elle avait répondu: «Non, non, je ne veux que Louis XV
et moi...»[21] Woronzow pressentit M. de L'Hospital qui fit part au
ministre de l'offre impériale.

  [21] Le marquis de L'Hospital au comte de Bernis, 16 septembre
  1757.--Archives des Affaires étrangères.

Avec une opiniâtreté qui serait inexplicable s'il n'avait donné maint
exemple de semblables scrupules, le roi ne voulut point accepter
des «engagements qui obligent à veiller autant qu'on le peut à ce
que l'enfant soit élevé dans la religion catholique[22]». Élisabeth
fut fort dépitée de voir repousser ainsi ses avances, et les motifs
étaient faits pour la surprendre de la part d'un monarque qu'elle
avait des raisons de croire plus sceptique encore qu'elle-même. Elle
ne choisit point d'autre parrain et l'enfant reçut dans ses bras le
baptême. Le marquis de L'Hospital, craignant que la blessure faite à un
amour-propre royal et féminin ne fût habilement envenimée par le parti
hostile à la France que menait Bestuchef, attendait impatiemment le
retour de d'Éon dont il connaissait la faveur auprès de l'impératrice.
L'adroit secrétaire ne trompa point la confiance de son chef; il
était instruit à merveille des intrigues d'un palais où lui-même
manœuvrait depuis deux ans; aussi fit-il si bien que le parti du
vice-chancelier Woronzow reprit le dessus et se trouva vite assez fort
pour s'attaquer à celui du tout puissant chancelier.

  [22] Le comte de Bernis au marquis de L'Hospital, 16 octobre
  1757.--Archives des Affaires étrangères.

D'Éon, lors de son passage au milieu des troupes russes, avait
acquis la certitude qu'Apraxin entretenait avec le chancelier une
correspondance secrète. L'inaction du maréchal après la victoire qu'il
avait remportée à Gross-Joegendorf sur les Russes, la défaite qu'il
s'était si vite fait infliger à Narva ne laissaient aucun doute sur les
ordres qui lui étaient transmis en sous main et contre la volonté de
la souveraine. Averti par d'Éon qui était parvenu à savoir l'endroit
où Bestuchef tenait cachés ses documents secrets, Woronzow n'hésita
pas à dénoncer à la tsarine la trahison qui menaçait de faire échouer
complètement une campagne si heureusement entreprise; Élisabeth passa
définitivement au parti favorable à la France et la perte de Bestuchef
fut résolue quelques jours après[23].

  [23] «..... J'ai indiqué au vice-chancelier Woronzow le lieu caché
  où il trouverait sa correspondance secrète avec le roi de Prusse, le
  maréchal Apraxin et le général Totleben depuis le commencement de
  la guerre entre la Russie et la Prusse et qu'il donnait des ordres
  secrets tout contraires à ceux qu'il faisait expédier publiquement en
  sa chancellerie.» (_Papiers inédits de d'Éon._)

Au cours d'une audience accordée par l'impératrice au marquis de
L'Hospital, à peine remis d'une longue maladie, et comme celui-ci se
plaignait des procédés du chancelier à son égard, si peu conformes
aux bontés de la souveraine, «le comte Bestuchef, qui était suivant
l'usage derrière la droite de l'impératrice, s'élança comme un furieux
et sortit avec des yeux étincelants qui firent craindre pour la nuit
quelque catastrophe». Il se retira dans son palais; mais le lendemain
l'impératrice l'invitait à assister à son conseil. Il prétexta
une maladie, mais ne put éluder un second ordre. Un récit de son
arrestation, trop pittoresque pour n'avoir point été pris sur le vif,
nous a été transmis par La Messelière:

  Bestuchef, comptant que le voile de ses artifices n'était point
  encore déchiré, monta en carrosse avec tout l'appareil de sa place.
  En arrivant au péristyle du palais il fut fort étonné de voir la
  garde des grenadiers, qui prenait ordinairement les armes pour
  lui, environner la voiture par un mouvement qui se fit de droite
  et de gauche. Un lieutenant général major des gardes le constitua
  prisonnier et monta à côté de lui pour le reconduire sous escorte
  dans son palais. Quelle fut sa surprise en y arrivant de le voir
  investi par quatre bataillons, des grenadiers à la porte de son
  cabinet et le scellé mis sur tous ses papiers! Il fut, selon l'usage,
  déshabillé tout nu et privé de rasoirs, canifs et couteaux, ciseaux,
  aiguilles et épingles. Son caractère atroce et inébranlable le fit
  sourire sardoniquement malgré tous les témoignages qu'on devait
  trouver contre lui dans ses papiers. Quatre grenadiers, la baïonnette
  au bout du fusil, tenaient perpétuellement les quatre coins de son
  lit, les rideaux ouverts. On ne put savoir où il avait caché un petit
  billet qu'il avait provisoirement écrit et qu'il voulait faire passer
  à la grande-duchesse. Il demanda le médecin Boirave, que l'on fit
  venir. Lorsqu'il voulut lui toucher le pouls, il tenta de glisser
  dans la main du médecin ce billet; mais celui-ci, n'ayant pas entendu
  ce que cela signifiait, laissa tomber le billet à terre. Le major
  de garde le ramassa et on n'a pas su ce qu'il contenait. Le pauvre
  médecin comptant être pris à partie éprouva un tel saisissement que
  trois jours après il fut suffoqué[24].

  [24] LA MESSELIÈRE, _Voyage à Saint-Pétersbourg_, Paris, 1803.

Les papiers du chancelier ne laissèrent aucun doute sur ses
manœuvres secrètes. Accusé de haute trahison, il dut à la clémence
d'Élisabeth de ne pas être condamné à la peine capitale et fut exilé
en Sibérie. Plus de dix-huit cents personnes avaient été arrêtées;
Apraxin venait de se suicider; un courant plus favorable aux intérêts
français allait se former sous l'impulsion de Woronzow, qui recueillit
la succession de son rival.

D'Éon, dont le rôle en cette affaire fut si actif et si heureux, avait,
si l'on en croit La Messelière, sauvé sans le savoir sa propre tête. Il
s'était, en tout cas, créé des droits à la reconnaissance de Woronzow
en même temps que de nouveaux titres à la confiance d'Élisabeth; aussi
eut-on l'idée de l'attacher au service de la Russie et la demande en
fut faite officiellement par le marquis de L'Hospital à l'abbé de
Bernis. Le ministre et M. Tercier, se trouvant ici dans les mêmes
sentiments, ne s'opposèrent point à une combinaison suggérée sans
doute par la tsarine elle-même et qui fixait auprès d'elle un agent
estimé à la fois du ministère et du secret. D'Éon, bien que flatté
d'une offre qu'il n'omettra de relater dans aucun de ses projets de
mémoires, ne crut pas cependant devoir l'accepter. La faveur dont il
jouissait à Versailles, une carrière brillamment commencée dans la
diplomatie, une porte ouverte à ses ambitions dans l'armée, tout lui
promettait un avenir assez enviable dans son propre pays. Il savait
aussi que les étrangers parvenaient rarement à de hautes situations
en Russie. La fortune y était d'une inconstance particulière et sa
roue se brisait le plus souvent sur le chemin de la Sibérie. Enfin sa
santé commençait à se ressentir des rigueurs du climat. Il n'hésita
pas à refuser. «Si j'avais un frère bâtard, écrivait-il à Tercier, je
l'engagerais, je vous assure, à prendre cette place; pour moi, qui suis
légitime, je suis bien aise d'aller mourir comme un chien fidèle sur
mon fumier natal[25].» En remerciant l'abbé de Bernis, «il le suppliait
de l'oublier toujours lorsqu'il s'agirait d'une fortune qui éloigne et
fasse quitter entièrement la France[26]».

  [25] D'Éon à Tercier, juillet 1758.--GAILLARDET, p. 74.

  [26] D'Éon au comte de Bernis, juillet 1758.--GAILLARDET, p. 75.

Le ministre n'insista pas et le félicita même de son attachement à
son pays. A ce moment d'Éon avait d'ailleurs d'autres projets en
tête. Il était las de la Russie, où il craignait de voir, pendant
longtemps encore, se consumer inutilement une activité qui aspirait
à d'autres champs de bataille. Il avait suivi de son poste la triste
campagne de 1757, qui s'était terminée pour l'armée française par
la sanglante défaite de Rosbach. Les courriers arrivés en mars à
l'ambassade n'avaient pas apporté de meilleures nouvelles: le Hanovre
venait d'être évacué et les troupes du comte de Clermont, contraintes
d'abandonner la Westphalie, avaient dû repasser le Rhin. De tous côtés
les hostilités étaient reprises avec une nouvelle vigueur. D'Éon,
dont l'humeur inquiète s'impatientait de n'avoir pu faire encore ses
premières armes, désirait rejoindre son régiment avant que la guerre
fût finie: «Son honneur et son amour-propre, disait-il, souffriraient
trop de le faire après la paix[27].»

Il se décida donc à écrire, le 14 avril, au ministre de la Guerre
pour solliciter un brevet de capitaine. Le maréchal de Belle-Isle
ne lui refusa pas ce rapide avancement. Moins de trois mois après,
d'Éon recevait une commission de capitaine réformé à la suite de son
régiment; mais il devait encore une fois prendre patience et renoncer
pour le moment à ses projets belliqueux.

Les événements ne lui avaient pas permis, en effet, de quitter
Saint-Pétersbourg. La politique secrète du roi rendait sa présence
nécessaire auprès de l'ambassadeur, dont il devait sans cesse
surveiller et souvent même inspirer les actes. Le duc de Choiseul,
successeur de Bernis au ministère des Affaires étrangères, venait
d'informer le marquis de L'Hospital du traité, signé le 30 décembre
1758, qui unissait plus étroitement Louis XV et Marie-Thérèse dans
une politique d'action contre la Prusse. L'ambassadeur avait pour
tâche d'obtenir l'accession de la Russie à cet accord. Il devait en
outre laisser entendre à la tsarine que sa médiation entre la France
et l'Angleterre serait bien accueillie du cabinet de Versailles, qui
en retour se montrerait moins attaché aux intérêts de la Pologne. Les
circonstances pouvant rendre précieux l'appui de la grande-duchesse,
on serait contraint de lui témoigner plus d'égards, et la tsarine ne
devrait pas en prendre ombrage.

  [27] D'Éon au marquis de L'Hospital, 23 juillet 1760. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Ce double jeu n'était pas fait pour séduire l'ambassadeur qui,
détestant les intrigues, n'y eût pas réussi et ne s'en mêlait point.
Il avait su plaire à Élisabeth et tenait particulièrement à conserver
son estime. Son esprit fin, ses belles manières, une libéralité que
Louis XV qualifiait d'excessive, lui avaient attiré les sympathies de
la Cour. S'il réalisait parfaitement le type du grand seigneur que l'on
avait d'abord recherché pour représenter dignement la France auprès
d'une Cour fastueuse, son âge, ses infirmités et un manque d'énergie
naturel l'empêchèrent de recueillir les fruits d'une alliance qu'il
se bornait à entretenir et fortifier de son mieux. Il jugeait que
c'était la partie essentielle de sa mission et se reposait sur d'Éon,
auquel il avait voué une véritable affection, du soin de régler les
affaires courantes. Le cas qu'il faisait des connaissances de son jeune
secrétaire, de son expérience des choses et des gens de la Russie,
l'avait accoutumé à ne prendre aucune décision sans avoir consulté
«son petit d'Éon», dont le rôle d'agent secret se trouvait ainsi
singulièrement facilité. Aussi ne manqua-t-il pas de lui communiquer
les instructions qu'il venait de recevoir du duc de Choiseul.

D'Éon en connaissait déjà le sens. Mais par une lettre de Tercier il
avait appris également que le roi ne consentirait en aucune façon à
laisser Élisabeth s'agrandir aux dépens de la Pologne; c'était lui
donner dans le nord de l'Europe une prépondérance que l'offre de
médiation viendrait confirmer. A ce prix Louis XV préférait continuer
la guerre avec l'Angleterre. Enfin il ne désirait aucun changement dans
l'attitude que l'on avait adoptée vis-à-vis de la grande-duchesse[28].
D'Éon, sans en découvrir l'inspirateur, fit valoir ces considérations
auprès du marquis de L'Hospital, qui se contenta de négocier la
ratification du traité, mais attendit pour s'avancer sur les autres
points des ordres plus pressants. Ceux-ci arrivèrent bientôt. Choiseul,
impatienté d'une inaction si contraire aux ordres transmis, écrivit
à l'ambassadeur une lettre, dont le caractère intime et affectueux
tempérait seul la vivacité des termes et où il le mettait en demeure
d'obéir ou de demander son rappel[29].

  [28] A. VANDAL, _Louis XV et Élisabeth de Russie_.--Paris, Plon,
  1896, p. 359.

  [29] Lettre particulière du duc de Choiseul au marquis de L'Hospital,
  2 octobre 1759.--Archives des Affaires étrangères.

D'Éon renouvela ses instances auprès du marquis de L'Hospital et
n'épargna rien pour le dissuader de se lancer dans des intrigues qui
pouvaient ne pas rencontrer l'approbation du roi. Il parvint ainsi à
faire différer pendant plus d'un an un projet que les revers infligés à
Frédéric par les Russes firent abandonner au ministre lui-même[30].

  [30] C'est à ces événements que d'Éon fait allusion, avec une
  fierté digne d'un meilleur objet, dans une lettre qu'il écrivait à
  Beaumarchais, le 17 janvier 1776: «C'est moi qui, par l'ordre secret
  de mon maître, à l'insu du grand Choiseul, ai fait durer trois ans de
  plus la dernière guerre.»--Cité par GAILLARDET, p. 406.

N'ayant pu obtenir ce qu'il désirait d'un ambassadeur que son amitié
l'empêchait de frapper, Choiseul s'était décidé à lui donner en quelque
sorte un coadjuteur. Il avait envoyé à Saint-Pétersbourg, avec le titre
de ministre plénipotentiaire, le baron de Breteuil, jeune homme que ses
capacités, sa distinction et une grande fortune mettaient à même de
plaire à la grande-duchesse et à la jeune Cour. Le roi avait approuvé
officiellement cette mission; mais comme elle était contraire à sa
politique personnelle, il avait voulu en annuler l'effet et s'était
résolu à initier le baron de Breteuil au secret. Il avait signé une
longue lettre, préparée par Tercier, pour inviter d'Éon à mettre le
nouvel envoyé au courant des vues particulières du roi[31].

  [31] Louis XV au chevalier d'Éon, 7 mars 1760.--BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 248.

Le rôle de d'Éon allait se trouver ainsi fort diminué. Après
avoir intrigué pendant cinq ans et servi d'intermédiaire dans la
correspondance secrète de Louis XV et d'Élisabeth, après avoir
travaillé aux négociations de divers traités, il voyait sa carrière
subitement entravée dans la diplomatie. Aussi songea-t-il de nouveau
à la poursuivre dans l'armée. Il n'avait pas cessé d'ailleurs
d'entretenir les meilleures relations avec les chefs du régiment à la
suite duquel il figurait. A diverses reprises il s'était rappelé de
Saint-Pétersbourg au souvenir de son colonel, le marquis de Caraman, et
de son camarade, le capitaine de Chambry. Il avait même eu l'attention
de rechercher des fourrures pour le duc de Chevreuse, colonel général
des dragons, qui lui en avait marqué sa reconnaissance par un aimable
billet:

  A Paris, ce 23 novembre 1760.

  Je reçois, monsieur, votre lettre et la peau d'écureuil volant de
  Sibérie que vous me faites le plaisir de m'envoyer. Elle est très
  belle et je vous en rends mille grâces; mais je vous supplie de
  vouloir bien m'en mander le prix, parce que je la garderai avec soin
  et n'en ferai aucun usage jusqu'à ce que vous m'ayez fait le plaisir
  de me le marquer.

  Je vous prie de ne jamais douter de tous les sentiments avec lesquels
  je suis plus que personne, monsieur, votre très humble et très
  obéissant serviteur.

  Le duc DE CHEVREUSE[32].

  [32] _Papiers inédits de d'Éon._

Les études historiques auxquelles il s'était livré dans le loisir que
lui laissaient les négociations (et dont le titre seul révèle bien
le manque de mesure qu'il apportait en toutes choses) n'avaient pu
attacher d'Éon au genre de vie qu'on menait en Russie[33]. Au mois de
juillet 1760, il avait perdu tout courage; sa santé s'était gravement
altérée; il suppliait le marquis de L'Hospital de le laisser revenir
en France:

  [33] _Considérations historiques sur les impôts des Égyptiens,
  des Babyloniens, des Perses, des Grecs, des Romains, et sur les
  différentes situations de la France par rapport aux finances depuis
  l'établissement des Francs dans la Gaule jusqu'à présent._

  Votre Excellence sait que depuis plus de dix-huit mois je suis plus
  souvent malade qu'en santé. M. Poissonnier m'a conseillé sérieusement
  d'aller sucer mon air natal pour reprendre mes anciennes forces.
  Quoique je ne craigne ni la mort ni les médecins, et quoique je sois
  très persuadé qu'il n'est point réservé à la faculté d'épouvanter
  vos secrétaires d'ambassade, cependant je sens en moi-même un
  affaissement de la nature plus fort que tous les raisonnements des
  docteurs, qui m'avertit de ne pas m'enterrer dans un cinquième hiver
  en Russie... En acquérant encore quelques connaissances de plus dans
  la politique, je puis aspirer à faire quelque chose de mieux que le
  métier de scribe et de pharisien[34].

  [34] Lettre particulière et secrète au marquis de L'Hospital, 23
  juillet 1760. (_Papiers inédits de d'Éon._)--M. Poissonnier était
  un médecin que Louis XV avait envoyé à Élisabeth sur sa demande. La
  correspondance secrète qu'ils entretinrent paraît n'avoir roulé que
  sur des sujets intimes ou des généralités sans intérêt.

M. de L'Hospital ne retint pas plus longtemps auprès de lui son petit
d'Éon et le chargea de porter à Versailles l'accession de la Russie au
traité de 1758 et les ratifications de la convention maritime avec la
Russie, la Suède et le Danemark.

D'Éon quitta Saint-Pétersbourg, décidé à n'y jamais revenir, emportant
avec lui des témoignages élogieux de M. de L'Hospital et du baron de
Breteuil et des lettres de recommandation auprès du ministre de la
Guerre. La tsarine avait daigné lui faire remettre une boîte enrichie
de diamants, et comme il prenait congé de Woronzow, le chancelier lui
aurait dit: «Je suis fâché de vous voir partir, quoique votre premier
voyage ici avec le chevalier Douglas ait coûté à ma souveraine plus de
deux cent mille hommes et quinze millions de roubles[35]».

  [35] _Papiers inédits de d'Éon._

Arrivant ainsi que la première fois porteur de fort bonnes nouvelles,
le messager fut de nouveau bien reçu à Paris comme à Versailles. Le duc
de Choiseul lui fit accorder une pension de 2,000 livres sur le trésor
royal et promit de s'occuper de sa carrière.

D'Éon, que le voyage avait épuisé, venait d'être atteint de la
petite vérole. Il dut se soigner et attendre jusqu'au printemps la
réalisation d'un rêve longuement caressé. Enfin, au mois de février
1761, il put demander au duc de Choiseul, ministre de la Guerre, «de
lui permettre de servir pendant la campagne prochaine en qualité d'aide
de camp de M. le maréchal et de M. le comte de Broglie à l'armée du
Haut-Rhin et de lui accorder une lettre de passe à la suite du régiment
d'Autichamp-Dragons qui sert dans la même armée, le régiment du colonel
général étant employé cette année-là sur les côtes».

Le ministre se montra tout disposé à lui donner satisfaction et à
l'envoyer à l'armée; mais ce n'était pas assez pour d'Éon de recevoir
cette destination officielle, il lui fallait encore l'agrément
particulier du roi, dont il n'avait pas cessé d'être l'agent secret
durant ses séjours en Russie. Le comte de Broglie dont il voulait
devenir l'aide de camp et qui aussi bien continuait à suivre de
l'armée les affaires de la politique secrète, soumit son désir au
souverain et en obtint cette réponse:

  A Marly, ce 31 mai 1761.

  ... Je ne sache point que nous ayons présentement besoin du sieur
  d'Éon; ainsi vous pourrez le prendre pour aide de camp, et d'autant
  mieux que nous saurons où le prendre si cela était nécessaire[36].

  [36] BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, p. 265.

D'Éon fut nommé aussitôt et partit sans délai pour l'armée où, à peine
arrivé, il eut à payer de sa personne. A Hœxter on lui confie
l'évacuation des poudres et des effets du roi qui étaient restés dans
la place: il en charge les bateaux amarrés sur les bords du Weser et
passe le fleuve à diverses reprises sous le feu de l'ennemi. Peu de
temps après, dans un engagement qui eut lieu à Ultrop, près de Soeft,
il est blessé au visage et à la cuisse. Le 7 novembre 1761, à la tête
des grenadiers de Champagne et des Suisses, il attaque les montagnards
écossais qui s'étaient embusqués dans les gorges de montagnes voisines
du camp d'Himbeck, il les déloge et les poursuit jusqu'au camp des
Anglais. Enfin à Osterwick, prenant le commandement d'une petite troupe
d'un peu plus de cent dragons et hussards, il charge avec intrépidité
le bataillon franc-prussien de Rhées qui, établi près de Wolfenbüttel,
coupait les communications de l'armée française, et son attaque est
si prompte que l'ennemi débandé met bas les armes et qu'il se trouve
avoir fait près de huit cents prisonniers. Le prince Xavier de Saxe
profita de cette action hardie pour faire avancer ses troupes et
s'emparer de Wolfenbüttel. Tous ces hauts faits, que d'Éon racontait
complaisamment, et qu'il fit enregistrer par son biographe La Fortelle,
sont d'ailleurs attestés par le certificat qu'en quittant l'armée il se
fit donner par le maréchal et le comte de Broglie:

  Victor-François, duc de Broglie, prince du Saint-Empire, maréchal de
  France, chevalier des ordres du roi, commandant en Alsace, gouverneur
  des ville et château de Béthune et commandant l'armée française sur
  le Haut-Rhin;

  Et Charles, comte de Broglie, chevalier des ordres du roi,
  lieutenant-général de ses armées et maréchal-général des logis de
  celle du Haut-Rhin.

  Nous certifions que M. d'Éon de Beaumont, capitaine au régiment
  d'Autichamp-Dragons, a fait la dernière campagne avec nous en qualité
  de notre aide de camp; que pendant le courant de ladite campagne nous
  l'avons chargé fort souvent d'aller porter les ordres du général et
  que dans plusieurs occasions il a donné des preuves de la plus grande
  intelligence et de la plus grande valeur, notamment à Hœxter en
  exécutant, en présence et sous le feu de l'ennemi, la commission
  périlleuse de l'évacuation des poudres et autres effets du roi; à la
  reconnaissance et au combat près d'Ultrop, où il a été blessé à la
  tête et à la cuisse, et près d'Osterwick, où, s'étant trouvé second
  capitaine d'une troupe de quatre-vingts dragons, aux ordres de M. de
  Saint-Victor, commandant les volontaires de l'armée, ils chargèrent
  si à propos et avec tant de résolution le bataillon franc-prussien
  de Rhées qu'ils le firent prisonnier de guerre, malgré la grande
  supériorité de l'ennemi; en foi de quoi, nous lui avons délivré le
  présent certificat, signé de notre main, et avons fait apposer le
  cachet de nos armes.

  Fait à Cassel, le 24 décembre 1761.

  _Signé_: Le maréchal duc DE BROGLIE.

  Le comte DE BROGLIE.

  Et plus bas:

  Par Monseigneur,

  _Signé_: DROUET[37].

  [37] _Vie militaire, politique et privée de Mlle
  Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée Éon ou d'Éon de
  Beaumont, écuyer, etc., etc._, par M. DE LA FORTELLE.--Paris, 1779;
  1 vol. in-12, p. 68.

L'original de ce certificat a été perdu; mais d'Éon lui-même en publia
le texte à Londres en 1764; lors de ses démêlés avec le comte de
Guerchy, le maréchal et le comte de Broglie étaient encore vivants,
aussi l'exactitude de ce témoignage n'est-elle pas douteuse.

C'est qu'en effet d'Éon s'était rencontré à l'armée de Broglie avec
un personnage qui devait exercer plus tard une influence décisive sur
sa destinée, briser sa carrière régulière et le lancer dans une série
d'aventures plus étranges les unes que les autres; où il devait ruiner
ses brillantes qualités et perdre en une extravagante métamorphose
jusqu'à sa dignité d'homme. Le comte de Guerchy, futur ambassadeur
de France en Angleterre, était alors lieutenant général dans l'armée
du maréchal de Broglie; le 19 août 1761, jour où l'armée française
exécutait le passage du Weser sous Hœxter, le capitaine d'Éon fut
chargé par son chef de lui porter l'ordre suivant:

  ORDRE DU GÉNÉRAL

  M. le maréchal prie M. le comte de Guerchy de faire prendre
  sur-le-champ par toutes les brigades d'infanterie qui sont à la rive
  droite du Weser quatre cent mille cartouches qui s'y trouvent, qu'un
  garde-magasin de l'artillerie leur fera distribuer, à l'endroit où M.
  d'Éon, porteur de ce billet, les conduira.

  Fait à Hœxter, le 19 août 1761.

  _Signé_: Le comte DE BROGLIE.

  _P.-S._--Il serait bon qu'il vînt sur-le-champ un officier major
  avec M. d'Éon, pour faire cette distribution aux troupes sous vos
  ordres[38].

  [38] _Vie militaire, politique et privée de Mlle
  Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée d'Éon de Beaumont_,
  par LA FORTELLE.--Paris, 1779.

Est-il vrai, comme d'Éon le raconta plus tard dans les libelles qu'il
fit paraître à Londres contre l'ambassadeur, que le comte de Guerchy
se contenta de mettre l'ordre dans sa poche et de dire à d'Éon:
«Monsieur, si vous avez des poudres vous n'avez qu'à les faire porter
au parc d'artillerie, vous le trouverez à une demi-lieue d'ici»;
qu'en dépit de la discipline, le jeune aide de camp dut galoper après
le lieutenant général pour lui reprendre l'ordre et se charger tout
seul de remplir les instructions du maréchal? Le comte de Guerchy se
garda naturellement d'en convenir, traita de folle invention toute
cette histoire, et le témoignage tardif et intéressé d'un être aussi
passionné et peu sincère que d'Éon ne peut être accepté que sous bien
des réserves.

Quoi qu'il en soit, il était curieux de noter cette première rencontre
sur le champ de bataille de deux officiers qui devaient trois ans plus
tard, réunis dans la même ambassade, se brouiller avec tant d'éclat et
étonner par le scandale de leur querelle l'Europe tout entière.

Mais, en dépit de sa belle conduite militaire et du goût qu'il prenait
à faire, sur de vrais champs de bataille, le métier de dragon après
avoir fait dans les chancelleries ce qu'il appelait «le métier de
scribe et de pharisien», d'Éon n'avait pu attendre, pour quitter
l'armée, les préliminaires de la paix qui furent signés au mois de
septembre 1762. Dès la fin de décembre 1761, un ordre du ministère
l'avait fait revenir à Paris; il était question de le renvoyer à
Saint-Pétersbourg, où il avait fait avec tant de bonheur ses premières
armes diplomatiques, et de lui donner la succession du baron de
Breteuil. Une fois encore il allait changer de carrière, mais en y
gagnant un nouvel avancement. Il partit donc de Cassel, où il se
trouvait avec l'état-major du maréchal de Broglie, emportant le
certificat qui relatait ses belles actions militaires et arriva en
France dans les premiers jours de l'année 1762. Il était à peine en
route que la tsarine mourait, emportant dans sa tombe l'ambassade de
d'Éon. Si, en dépit de l'infériorité de son grade et de la petitesse
de sa naissance, il s'était trouvé désigné aux yeux du ministre et du
roi pour remplir une mission de confiance auprès de la tsarine qui
le connaissait depuis plusieurs années et à maintes reprises lui
avait marqué sa bienveillance, l'avènement d'un nouveau souverain à
Saint-Pétersbourg ôtait bien de leur poids à ces raisons particulières,
et toutes les barrières de caste et de hiérarchie se dressaient de
nouveau devant l'ambition de l'ardent Bourguignon.

En effet, au lieu d'envoyer d'Éon en Russie, où l'on s'était décidé à
laisser le baron de Breteuil, le ministère avait songé à utiliser dans
les négociations de la paix la hardiesse entreprenante et l'habileté
heureuse du jeune diplomate. Le duc de Choiseul l'avait donné pour
secrétaire au duc de Nivernais, choisi comme le négociateur le plus
subtil et le plus adroit de toute la France pour aller conclure une
paix difficile avec les Anglais.



CHAPITRE III

  Le duc de Nivernais, ambassadeur de France à Londres.--Difficile
  négociation de la paix de 1763.--D'Éon est chargé par le gouvernement
  anglais de porter à Paris les ratifications du traité.--Il reçoit la
  croix de Saint-Louis.--Le comte de Guerchy est désigné pour succéder
  au duc de Nivernais, et d'Éon, nommé ministre plénipotentiaire, fait
  l'intérim de l'ambassade.--Le chevalier d'Éon mène à Londres un train
  d'ambassadeur et n'entend pas «d'évêque redevenir meunier».--Sa
  querelle avec le duc de Praslin et le comte de Guerchy.


Si la paix qu'il s'agissait de conclure avec l'Angleterre était
difficile, le choix qu'on avait fait du négociateur était excellent.
Le duc de Nivernais fut parfaitement accueilli par la société
anglaise, faite pour apprécier les qualités du vrai grand seigneur
et qui les reconnut toutes chez le nouvel ambassadeur de France.
Fils du duc de Nevers et d'une princesse Spinola, il avait épousé
Hélène de Pontchartrain; au crédit que lui donnaient son origine et
ses alliances, il avait su joindre l'amitié particulière de Mme de
Pompadour en organisant à Versailles les comédies dont se servait la
favorite pour retenir le roi. Dans les billets nombreux qu'elle lui
adressait, Mme de Pompadour ne manquait guère d'appeler Nivernais «mon
cher petit époux»; les sobriquets avaient été mis à la mode par le roi
lui-même, et celui-ci marque bien sur quel pied d'intimité on traitait
le duc au château. Il avait du reste des mérites plus solides et plus
rares que les qualités nécessaires au bon courtisan.

Ambassadeur près du Saint-Siège en 1748, au moment où fut publiée la
bulle _Unigenitus_, il avait su à la fois étonner les Romains par le
faste de ses équipages et gagner, par l'habileté de sa diplomatie,
la confiance du pape Benoît XIV. Envoyé ensuite à Berlin, il avait
réussi à séduire Frédéric, malheureusement trop tard pour détacher la
Prusse de l'alliance anglaise, où elle venait de s'engager secrètement.
L'échec de sa mission n'avait eu d'autre cause que les lenteurs et
l'indécision du gouvernement du roi. Aussi nul n'avait pu songer à en
tirer grief contre lui et à tous il avait paru l'homme le mieux fait
pour obtenir des Anglais de moins rigoureuses conditions à une paix
devenue nécessaire à la France. Grand seigneur accompli et négociateur
habile, agréable causeur et charmant écrivain, cavalier et musicien, il
avait su plaire partout et à tous. Personne mieux que lui ne pouvait
donc prétendre à réconcilier deux nations qui se piquent également de
se connaître en gentilshommes, et les Anglais ne s'y trompèrent pas.
Ils lui firent fête, Horace Walpole allant jusqu'à déclarer que «la
France leur envoyait ce qu'elle avait de mieux».

Nivernais avait été choisi comme le meilleur ambassadeur; d'Éon lui
fut adjoint comme le plus habile et le mieux informé des secrétaires.
Mêlé déjà, à maintes reprises, aux affaires les plus délicates et
les plus importantes, il devait être d'un précieux conseil pour son
chef et trouver dans son esprit ingénieux plus d'une ressource pour
la négociation[39]. Tous deux s'embarquèrent à Calais le 11 septembre
1762 et arrivèrent à Londres dès le 14, grâce aux rapides équipages
du duc de Bedford. Si les Anglais avaient paru pressés de recevoir
l'ambassadeur de France, ils devaient mettre moins de hâte à poursuivre
les négociations de la paix. Le parti de l'opposition, qui désirait
continuer la guerre, était à l'affût de tout ce qui pourrait les rompre
et renverser le cabinet de lord Bute. La nouvelle de la prise de la
Havane, parvenue à Londres le 1er octobre, tourna toutes les têtes et,
sous la pression de l'opinion, le roi et le ministère augmentèrent
leurs exigences. Ils demandèrent la Floride, que la France dut, non
sans peine, obtenir de l'Espagne. «Cette maudite Havane, petit époux,
j'en suis dans la frayeur», écrivait Mme de Pompadour au duc de
Nivernais[40]. Il importait que les préliminaires de la paix pussent
être signés avant l'ouverture du parlement anglais, où le parti de
l'opposition ne songeait qu'à renverser le ministère et à reprendre la
guerre. Nivernais craignait du reste qu'une nouvelle victoire navale
des Anglais ne rendît plus dures encore les conditions de la paix: «Je
tremble à présent, écrivait-il à Choiseul, que Lisbonne soit pris avant
cette diable de signature.»

  [39] Le duc de Brissac, écrivant au duc de Nivernais pour le
  féliciter de la mission qu'on lui confiait en Angleterre, ajoutait à
  sa lettre: «Je vous recommande M. d'Éon; mon fils m'a dit que c'était
  un véritable dragon à l'armée et au cabinet.» (_Lettres, mémoires et
  négociations_..., 2e part., p. 1.)

  [40] Cité par Lucien PEREY, _Un Petit Neveu de Mazarin_.--Calmann
  Lévy, 1893.

Lisbonne ne fut pas pris, car le 5 novembre Choiseul put annoncer à
Nivernais que les préliminaires de la paix venaient d'être signés à
Fontainebleau. Il ajoutait, avec une satisfaction quelque peu égoïste
et irritante pour l'ambassadeur qui avait eu à Londres la tâche la plus
ingrate, qu'à cette occasion lui-même avait été fait duc et pair sous
le titre de duc de Praslin. Une bonne part du succès de ce premier
accord qui, malgré tout ce qu'il coûtait à la France, fut considéré à
la Cour comme un grand avantage, était dûe en effet à la mission du duc
de Nivernais. Faut-il croire que pour déterminer les ministres anglais
à faire la paix, en dépit de l'opposition, l'ambassadeur de France
dut les acheter, ainsi qu'on l'affirma hautement à Londres quelques
années plus tard, lors du procès en diffamation intenté au docteur
Mulgrave? Cela n'aurait rien d'invraisemblable, car on sait que plus
d'une fois, dans la longue lutte qui remplit l'histoire du dix-huitième
siècle, la France et l'Angleterre essayèrent l'une contre l'autre de
la corruption. Dans tous les cas, d'Éon a raconté comment un jour,
chez le duc de Nivernais, il aurait réussi à «affriander» par du bon
vin de Tonnerre M. Wood, sous-secrétaire d'État du roi d'Angleterre,
et à prendre, pendant que celui-ci buvait à plein verre, copie des
papiers qu'il avait apportés dans son portefeuille et parmi lesquels
se trouvait l'ultimatum qui allait être expédié au duc de Bedford,
ambassadeur de la Cour de Saint-James à la Cour de Versailles. Grâce à
cet audacieux tour de passe-passe, M. de Choiseul, prévenu à l'avance
de toutes les difficultés qui allaient être soulevées, aurait pu amener
plus facilement, plus vite, et sans rien risquer, le duc de Bedford
à composition. On colporta un peu partout en France cette amusante
anecdote, et les journaux anglais de l'opposition ne tardèrent pas à la
recueillir pour en tirer grief contre le ministère.

Les préliminaires étant signés, il ne restait plus aux deux
gouvernements qu'à se mettre d'accord sur certaines questions
secondaires et sur le texte du traité. Cette tâche, rendue assez
ingrate et difficile par le souci de Choiseul de reprendre
quelques-unes des concessions qu'il avait faites dans sa grande hâte
de traiter avant l'ouverture du parlement anglais, occupa Nivernais et
d'Éon pendant trois mois encore. C'est seulement le 10 février 1765
que fut signé à Paris le traité définitif. Cette paix désastreuse, qui
nous coûtait tout un magnifique empire colonial plein de promesses
plus magnifiques encore, fut accueillie en France par des transports,
tandis qu'elle soulevait en Angleterre une véritable réprobation.
D'Éon était trop ambitieux pour ne pas tirer profit pour lui-même de
l'ouvrage auquel il avait été mêlé. Il savait par deux expériences
personnelles qu'il était toujours avantageux de porter à la Cour une
bonne nouvelle et que la satisfaction du roi se traduisait alors par
des faveurs pour le messager. Il avait gagné un brevet de dragons en
portant à Versailles l'accession de l'impératrice Élisabeth au traité
de Versailles, et trois ans plus tard une pension de 2,000 livres en
faisant une commission du même genre. Le nouveau traité qui avait été
si fort désiré et si bien accueilli en France lui vaudrait évidemment
des avantages plus précieux encore, mais il fallait arriver jusqu'au
roi lui-même, non pas mystérieusement comme l'agent du secret, mais
devant la Cour tout entière, comme le secrétaire en titre d'une
ambassade officielle. D'Éon, à qui rien ne semblait impossible, pressa
son chef de demander pour lui au gouvernement anglais la faveur de
porter à Versailles les ratifications de la paix. Pareille désignation
de la part d'un gouvernement étranger, pour une mission considérée
comme fort honorifique, était sans précédents et allait contre tous les
usages. L'ambassadeur consentit toutefois à faire la démarche, quelque
insolite qu'elle fût et bien que le duc de Praslin ne pût en admettre
le succès; celui-ci mettait en garde Nivernais et l'assurait que la
Cour de Londres ne donnerait certainement point pareille mission à un
secrétaire français. Il semble bien aussi que le ministre, impatienté
par l'ambition qu'avait inspirée à d'Éon de trop rapides succès, tenait
à le faire rentrer dans le rang: «Il est jeune, disait-il, et a le
temps de rendre encore des services et de mériter des récompenses; je
m'intéresse à lui et je le mettrai volontiers à portée de les obtenir
avec le temps et le travail[41].»

  [41] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 23 février 1763.
  (_Lettres, mémoires et négociations_..., 2e part., p. 23.)

En dépit des prévisions sceptiques de Praslin, le duc de Nivernais
obtint pour «son petit d'Éon» la faveur difficile qu'il avait demandée.
Ce succès manifestait mieux qu'aucun témoignage le très grand crédit de
Nivernais à la Cour de Londres; aussi l'ambassadeur ne se fit-il pas
faute de plaisanter le ministre sur son incrédulité:

  Je suis bien aise que vous ayez été une bête en croyant, mon cher
  ami, qu'il était inexécutable de faire porter les ratifications du
  roi d'Angleterre par le secrétaire de France, mon petit d'Éon. C'est
  que vous ne savez pas à quel point vont la bonté et l'estime qu'on a
  ici pour votre ambassadeur, et il n'y a pas de mal que vous l'ayez
  touché au doigt en cette occasion, car sans cela vous auriez été
  homme à me mépriser toute votre vie, au lieu qu'à présent vous me
  considérerez sans doute un peu[42].

  [42] Le duc de Nivernais au duc de Praslin, 3 mars 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., 2e part., p. 25.)

D'Éon arriva le 26 février à Paris, porteur des ratifications. Praslin
ne manqua pas de remarquer qu'il avait fait «grande diligence» mais,
sans lui tenir rigueur de son succès, s'employa en sa faveur. Il
annonçait le 1er mars à Nivernais que son petit d'Éon aurait la croix
de Saint-Louis et une gratification du roi: «Je crois qu'il sera
content, ajoutait-il; pour moi je le suis fort, car c'est un joli
garçon, bon travailleur, à qui je veux toutes sortes de biens[43].»
D'Éon fut fêté à la Cour et n'eut garde d'y oublier les commissions
dont l'avait chargé son chef. Il donna à Mme de Pompadour des nouvelles
de la chétive santé de son «petit époux» et lui remit des bourses
anglaises qu'elle déclara fort vilaines et «grosses comme des cordes».
La favorite trouva d'Éon «un fort bon sujet» et jugea «MM. les Anglais
très polis de lui avoir donné à apporter le traité». Félicitant
Nivernais d'avoir achevé son ouvrage, elle le pressait de venir faire
«raccommoder sa santé par le bon air de France[44]».

  [43] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 1er mars 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., 2e part., p. 25.)

  [44] Mme de Pompadour au duc de Nivernais. (_Lettres, mémoires et
  négociations_..., 2e part., p. 29.)

Le duc de Nivernais ayant en effet terminé à la satisfaction de son
maître l'ouvrage délicat et difficile pour lequel on l'avait envoyé à
Londres, le duc de Praslin ne pouvait songer à prolonger une ambassade
dont son ami avait retiré tout avantage et tout honneur, et qui n'était
plus guère pour ce grand seigneur riche et lettré qu'un honorable exil.
D'ailleurs Nivernais lui-même s'était préoccupé depuis plusieurs mois
déjà de sa succession. Il avait songé à son ami le comte de Guerchy,
lieutenant-général des armées du roi, qui s'était distingué pendant la
guerre de sept ans et jouissait à Versailles d'une grande réputation de
courage. Soldat intrépide, Guerchy n'avait jamais eu l'occasion de se
montrer diplomate et ses amis eux-mêmes doutaient de ses capacités à
le devenir. C'était l'avis de Praslin qui, le 8 janvier 1763, répondait
aux ouvertures que venait de lui faire le duc de Nivernais:

  Je suis toujours fort occupé de Guerchy. Je ne sais cependant si nous
  lui rendrons un bon office en le faisant ambassadeur à Londres... Je
  crains ses dépêches comme le feu; et vous savez combien les dépêches
  déparent un homme et sa besogne, quand elles ne sont pas bien faites.
  On juge souvent moins un ministre sur la manière dont il fait les
  affaires que sur le compte qu'il en rend... Mais il ne sait pas du
  tout écrire, nous ne saurions nous abuser là-dessus[45].

  [45] Le duc de Praslin au duc de Nivernais, 8 janvier 1763.
  (_Lettres, mémoires et négociations_..., 2e part., p. 74.)--D'Éon,
  au cours de sa querelle à Londres, ne manqua pas d'avancer que
  la nomination de Guerchy avait eu une tout autre cause. Il donna
  à entendre que Praslin n'aurait rien pu refuser à la comtesse de
  Guerchy. Gaillardet a reproduit cette insinuation, dont la source
  est plus que suspecte et que la lecture des documents authentiques
  fait apparaître comme une calomnie. Il suffira de noter que Nivernais
  lui-même, écrivant à Praslin le 17 janvier 1763, s'exprime ainsi
  sur le compte de celle qu'il n'eût pas manqué de mieux traiter s'il
  avait pu la soupçonner d'être la maîtresse de son correspondant:
  «Sans doute il vaudrait mieux qu'il n'y eût jamais ici d'ambassadrice
  française; mais je dois vous dire aussi qu'une femme d'un certain
  âge et sans aucune prétention de figure comme est celle de notre
  ami réussira moins mal qu'une autre et aura moins d'inconvénients.»
  (_Lettres, mémoires et négociations_..., 2e part., p. 13.)

Guerchy toutefois fut désigné, d'abord parce qu'on ne voulait pas
refuser le candidat du duc de Nivernais, dont tout Versailles chantait
les louanges, et aussi parce qu'en dépit de sa trop juste opinion
des mérites de son ami le duc de Praslin fut heureux d'obliger à
la fois deux de ses intimes. Le 16 février 1763, on en avisa le duc
de Nivernais à Londres. Il fut entendu que d'Éon serait maintenu à
l'ambassade afin de conseiller son nouveau chef et de tenir la plume à
sa place. On le chargerait même de l'intérim et, sur les instances de
Nivernais, Praslin consentit à ce qu'on lui donnât le titre de ministre
résident.

D'Éon se trouvait en France, où il avait apporté les ratifications
du roi d'Angleterre, lorsque Nivernais le rappela à Londres pour lui
remettre l'ambassade. Il tarda quelque peu à se rendre à l'appel de
son chef et se fit même passer pour malade. C'étaient en réalité les
intrigues de la diplomatie secrète qui le retenaient à Paris.

Le comte de Broglie se trouvait alors exilé dans ses terres de
Normandie. Il avait été enveloppé dans la disgrâce de son frère le
maréchal, à qui Mme de Pompadour avait attribué, malgré les faits et
en dépit de l'opinion publique, les responsabilités qu'avait encourues
Soubise pendant la guerre de sept ans. Louis XV n'avait su résister
ouvertement à la favorite; mais, ne voulant point se priver des
services de son ministre secret, il s'était résigné à faire passer par
le château de Broglie tout le réseau de sa politique personnelle. C'est
durant cette retraite momentanée que le comte de Broglie avait étudié
un projet de descente en Angleterre, conçu depuis longtemps déjà, mais
qui n'avait pu recevoir d'exécution pendant les dernières hostilités.
Si la paix actuelle en reculait l'opportunité, elle permettait tout
au moins d'étudier sur place les conditions et les moyens qui en
faciliteraient la réussite. Le roi et le ministre avaient mieux compris
que la nation les désastreuses conditions du traité de Versailles et
tenaient à se mettre promptement en mesure d'en réparer les effets.
Louis XV avait donc examiné avec intérêt le projet qui lui avait été
soumis et l'avait renvoyé à Tercier avec son approbation. C'est chez ce
dernier que d'Éon et le comte de Broglie, qui se trouvait de passage
à Paris, se réunirent pour organiser cette périlleuse mission. D'Éon,
par sa situation à Londres et par son expérience dans ces sortes
d'intrigues, était à même de diriger les recherches. On lui adjoignit
un de ses cousins, le sieur d'Éon de Mouloize, qui devait mettre les
documents à l'abri dans le cas où l'intrigue viendrait à s'ébruiter.
Quant à la partie technique, elle devait être confiée à un ingénieur,
Carrelet de la Rozière. Enfin on jeta les bases d'une correspondance
secrète qui devenait nécessaire pour traiter cette affaire[46]. Le roi
lui-même donna ses instructions:

  [46] Les personnages qui devaient figurer dans cette correspondance
  durent à l'imagination de d'Éon des surnoms dont voici les
  principaux: Le Roi devenait «l'avocat»; Tercier, son «procureur»;
  Broglie, son «substitut»; le duc de Nivernais s'appelait le
  «mielleux»; le duc de Praslin, «l'amer»; Choiseul, «la porcelaine».

  Le chevalier d'Éon recevra mes ordres par le canal du comte de
  Broglie ou de M. Tercier sur des reconnaissances à faire en
  Angleterre, soit sur les côtes, soit dans l'intérieur du pays, et se
  conformera à tout ce qui lui sera prescrit à cet égard, comme si je
  le lui marquais directement. Mon intention est qu'il garde le plus
  profond secret sur cette affaire et qu'il n'en donne connaissance à
  personne qui vive, pas même à mes ministres nulle part[47].

  [47] BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, p. 293.

Elles furent précisées et commentées dans une lettre que, le 7 mai
1763, le comte de Broglie envoya au chevalier d'Éon à Londres. Il lui
recommandait la plus grande prudence dans sa conduite, l'avertissait
que le caractère défiant du comte de Guerchy rendrait sa tâche secrète
des plus difficiles et qu'il devrait prendre mille précautions pour
mettre les papiers de la correspondance à l'abri de toute surprise.
Il l'établissait gouverneur de M. de la Rozière: «C'est, disait-il,
un pupille un peu sauvage, mais dont vous serez content.» Enfin, en
se félicitant de l'avoir pour «lieutenant dans une besogne aussi
importante qui peut faire le salut et même la gloire de la nation»,
il le remerciait du zèle et de l'attachement qu'il n'avait cessé de
témoigner au maréchal de Broglie et à lui-même[48].

  [48] Louis XV au chevalier d'Éon, 3 juin 1763.--Archives des Affaires
  étrangères--cité par le duc DE BROGLIE, _Le Secret du roi_, t. II,
  p. 30.

La fidélité montrée par d'Éon à une famille aussi suspecte que
l'était devenue alors celle des Broglie avait éveillé la défiance du
duc de Praslin. Aussi le ministre n'avait-il pas hésité à soumettre
le jeune représentant du roi près la Cour de Londres à un véritable
interrogatoire. Il fit mander d'Éon dans son cabinet, où se trouvaient
son premier commis Sainte-Foy et le comte de Guerchy, et sans
préambule lui demanda de raconter la bataille de Fillingshausen, à
laquelle il devait avoir assisté lorsqu'il était aux dragons. D'Éon ne
se fit pas prier et n'hésita point à mettre sur le compte de Soubise
toutes les fautes que l'on attribuait officiellement au duc de Broglie.
Praslin, impatienté, se promenait à grands pas, tapant du pied; puis
l'interrompant soudain: «Je sais, s'écria-t-il, tout le contraire de ce
que vous me dites, et cela par un de mes amis intimes qui s'y trouvait
aussi.» Et en même temps il se tournait vers M. de Guerchy: «Vous
n'avez pas bien vu tout cela, mon cher d'Éon.»

«Le nez du ministre s'allongeait, rapporte d'Éon, et sa mine faisait
des airs sardoniques, car moi de persister et d'assurer, comme je le
ferai toute ma vie, que j'avais bien vu et bien entendu.» Le duc finit
par lui dire: «C'est votre attachement pour les Broglie qui vous fait
parler ainsi?--Ma foi, monsieur le duc, répliqua d'Éon, c'est mon
attachement à la vérité. Vous m'interrogez, je ne puis vous répondre
que ce que je sais par moi-même.»

En sortant de chez le ministre, Sainte-Foy tança fortement d'Éon et
lui conseilla de ne pas rester dans «ce pays où il ne ferait pas
fortune, mais d'aller retrouver ses Anglais». D'ailleurs une nouvelle
tentative pour connaître les véritables sentiments de d'Éon vis-à-vis
du parti Broglie devait être faite, avec plus de délicatesse, par la
duchesse de Nivernais. Se trouvant en particulier dans son cabinet avec
d'Éon, elle lui demanda s'il entretenait une correspondance avec M.
de Broglie. «Non, madame, répondit-il, et j'en suis fâché, car j'aime
beaucoup M. le maréchal de Broglie; mais je ne veux pas le fatiguer de
mes lettres et je me contente de lui écrire au jour de l'an.--J'en suis
bien aise pour vous, mon cher petit ami, répliqua la duchesse, parce
que je vous confierai qu'une grande liaison avec la maison de Broglie
pourrait vous nuire à la Cour et dans l'esprit de Guerchy, votre futur
ambassadeur[49].»

  [49] Tous ces détails ont été rapportés par La Fortelle, sous
  l'inspiration directe de d'Éon, qui se donne probablement une belle
  allure dans le récit, mais qui a certainement montré à la famille
  de Broglie un attachement qui ne s'est jamais démenti. Il semble au
  contraire que le maréchal et le comte aient fait plus tard très bon
  marché de d'Éon, dont la gratitude même était devenue compromettante,
  et récemment encore l'historien de la famille, le duc de Broglie,
  n'a pas, dans _le Secret du roi_, traité avec l'indulgence qu'on eût
  aimé rencontrer sous sa plume un aventurier qui n'oublia jamais ses
  premiers protecteurs.

A peine rentré à Londres, où l'attendait le duc de Nivernais fort
impatient de se mettre en route, d'Éon fut reçu «selon les formes
prescrites» chevalier de Saint-Louis par son chef. Il n'avait pas voulu
d'autre parrain. En même temps que sa propre croix, d'Éon rapportait
les présents du roi au ministre de Sardaigne, qui avait été l'un
des négociateurs de la paix. Le comte de Viry reçut «avec beaucoup
de sensibilité et de reconnaissance les bienfaits de Sa Majesté».
C'étaient, avec une lettre autographe, un portrait du roi enrichi de
brillants, ainsi que des tapisseries des Gobelins et des tapis de la
Savonnerie. Le premier mouvement de l'heureux destinataire fut d'aller
montrer ces cadeaux au chef du ministère anglais, lord Bute. Celui-ci,
raconte Nivernais, les «porta sur-le-champ au roi d'Angleterre, qui
trouva les présents magnifiques et la lettre charmante[50]».

  [50] Le duc de Nivernais au duc de Praslin, 5 avril 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., 2e part., p. 34.)

Le 4 mai, le duc de Nivernais fut reçu en audience de congé par
le roi d'Angleterre, et le 22 il partit pour la France, fatigué
des brouillards de Londres, heureux aussi de retrouver Versailles,
l'Académie et son beau domaine de Saint-Maur.

D'Éon devenait son maître à Londres; il commença aussitôt à jouer le
rôle et à mener le train d'ambassadeur. Il tint table ouverte; on vit
passer chez lui le bailli de Fleury, le chevalier Carrion, ami du duc
de Nivernais, «une députation de l'Académie des sciences qui devait
aller à l'Équateur mesurer le méridien terrestre», des savants, des
gens de lettres: Duclos, Le Camus, Lalande et La Condamine. La comtesse
de Boufflers, dont l'esprit et l'élégance avaient séduit le prince de
Conti et les habitués de l'hôtel du Temple, ne dédaigna pas, lors de
son passage à Londres, de faire les honneurs de l'ambassade, ainsi
qu'en témoigne le billet suivant:

  Mme de Boufflers et milady Mary Coke viendront lundi dîner avec M.
  d'Éon si cela lui convient; elles amèneront lady Suzanne Stuart. Mme
  de Boufflers, pour profiter de la proposition de M. d'Éon, amènera
  peut-être encore deux hommes de ses amis s'ils sont revenus de la
  campagne, mais elle ne le croit pas. Elle fait bien des compliments
  à M. d'Éon; elle l'aidera à faire les honneurs du dîner aux dames,
  comme compatriote et comme une personne toute disposée à être de ses
  amis.

  Elle avertit M. d'Éon que milord Harlderness est revenu, et qu'ainsi
  il faudra l'inviter[51].

  [51] La comtesse de Boufflers à d'Éon. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Grâce au duc de Nivernais, qui ne se tenait pas quitte envers lui et
continuait en France à s'employer en sa faveur, il reçut en juillet des
lettres qui l'accréditaient auprès du roi d'Angleterre en qualité de
ministre plénipotentiaire.

La fortune et les honneurs étaient venus vite au «petit d'Éon». En
moins de deux ans il était passé du rôle de secrétaire à celui de
représentant du roi près Sa Majesté Britannique et avait troqué le
titre et l'uniforme de capitaine de dragons pour ceux de ministre
plénipotentiaire. L'obscur gentilhomme de Tonnerre pouvait désormais
traiter sur un pied d'égalité avec les ambassadeurs les plus titrés
et les grands dignitaires de la Cour de Londres. Il n'eut garde
d'y manquer, et dès le 25 août, à l'occasion de la Saint-Louis, il
offrait un dîner de gala où se rendirent lord Hertford, lord March,
David Hume et tout le corps diplomatique. Le succès, lui étant venu
trop soudainement, le grisa. Ce n'était point d'ailleurs une aventure
commune que celle de ce jeune homme de naissance très médiocre, engagé
par occasion dans la diplomatie secrète et introduit ensuite par faveur
dans la carrière régulière; gratifié, en récompense de ses services,
d'un brevet de lieutenant de dragons, qui se trouvait, à peine âgé
de trente-six ans, représenter le roi de France près la Cour la plus
magnifique après celle de Versailles et continuer la mission de M. le
duc de Nivernais, pair du royaume. D'Éon ne sentit pas tout ce que
cette rapide ascension à travers les hiérarchies les plus strictes
et les castes les plus fermées avait de surprenant pour ceux qui
l'observaient et de scandaleux pour ceux qui lui portaient envie. Il
était plus dans son caractère d'abuser du crédit que de le ménager. Le
regard qu'arrivé à ce sommet de la fortune il ne manqua pas de jeter
sur sa carrière passée, le souvenir des difficultés de tout ordre dont
il avait dû triompher, loin de l'avertir et de le mettre en défiance,
augmentèrent sa présomption. Il ne se crut pas à l'apogée, mais bien
au premier début sérieux de sa fortune. La tête lui tourna, quoiqu'il
prévînt le reproche et s'en défendît. Il voulut s'imposer aux Anglais,
à ses compatriotes, à son ministre, à son roi lui-même.

Il continuait à faire figure d'ambassadeur en attendant qu'on se
décidât à lui en accorder le titre et à l'égaler ainsi aux premiers
seigneurs de France. Mais si, dans cette folle entreprise, sa volonté
ne s'usait pas, si les ressources de son esprit toujours en éveil ne
diminuaient jamais, son argent fondait à vue d'œil. Il fallait
payer l'aumônier, l'écuyer, les cinq officiers, les quatre laquais, le
suisse, les quatre servants, les deux cochers, les deux palefreniers,
etc., qui composaient son train ordinaire de maison. Ses appointements
n'y suffisant pas, d'Éon dut avoir recours au duc de Praslin pour
obtenir quelques subsides supplémentaires. Il le fit avec une modestie
et un détachement admirablement joués, exposant que seul le caractère
de ministre plénipotentiaire qui était venu le chercher, à son insu,
l'obligeait, bien malgré lui, à porter quelques habits propres et des
dentelles:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Le caractère de ministre plénipotentiaire, qui est venu me chercher
  à mon insu, ne m'a certainement pas fait tourner la tête, grâce
  à un peu de philosophie; il m'a seulement jeté dans des frais
  extraordinaires, suivant le mémoire ci-joint, tant en habits pour
  moi que pour ceux des domestiques et d'un cocher. Quand j'étais
  secrétaire d'ambassade, j'allais tout simplement avec mon uniforme
  et mes manchettes de batiste; aujourd'hui il faut malgré moi porter
  quelques habits propres et des dentelles. Si les affaires du roi
  n'en vont pas mieux, du moins ma bourse en va plus mal; votre bonté
  et votre justice ne le souffriront pas. Il y a bientôt dix ans que
  je suis politique sans en être ni plus riche, ni plus fier. On m'a
  beaucoup promis, et les promesses et les prometteurs n'existent plus.
  Jusqu'à présent j'ai toujours semé, et j'ai recueilli moins que ma
  semence. Mon bail politique étant heureusement fini, je serai forcé
  de mettre la clef sous la porte et de faire une banqueroute générale,
  si vous n'avez pas l'humanité de venir à mon secours par quelque
  gratification extraordinaire. Plus je travaille avec zèle et courage,
  moins je deviens riche: ma jeunesse se passe et il ne me reste plus
  qu'une mauvaise santé qui dépérit tous les jours, et plus de vingt
  mille livres de dettes. Ces différentes petites dettes me tourmentent
  depuis si longtemps que cela absorbe en vérité les facultés de mon
  esprit et ne lui permet pas de s'appliquer comme je le voudrais aux
  affaires du roi. Le temps de la récolte me paraissant à peu près
  arrivé, je vous supplie de prononcer sur mon sort présent et futur,
  sur mes appointements et sur les faveurs et grâces que je puis
  attendre de votre justice et de votre bon cœur[52]...

  [52] Lettre de d'Éon au duc de Praslin, 22 août 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., 1re part., p. 23.)

Le duc de Praslin fut d'autant moins disposé à accueillir la requête
qu'il se trouva en même temps saisi de violentes réclamations formées
par le comte de Guerchy contre d'Éon. Non content de s'endetter
lui-même, celui-ci avait dépensé par avance une partie du traitement
du futur ambassadeur. Il considérait du reste ces appointements comme
les siens, car il ne pouvait admettre qu'après avoir été au premier
rang il se retrouvât au second, que «d'évêque il devînt meunier». Il
s'obstinait avec sa ténacité de Bourguignon au rêve chimérique de
conquérir, lui d'Éon, le titre comme les fonctions d'ambassadeur,
de succéder à Londres à son ancien chef Nivernais. En dépit des
avertissements qui lui viennent de tous côtés, des conseils de
modération que ne cessent de lui prodiguer ses protecteurs les mieux
informés et les plus dévoués, le premier commis des affaires étrangères
Sainte-Foy et le duc de Nivernais lui-même, il s'entête et finit par
recevoir du duc de Praslin des remontrances fort méritées:

  Je n'aurais jamais cru, monsieur, que le titre de ministre
  plénipotentiaire vous fît si promptement oublier le point d'où vous
  êtes parti et je n'avais pas lieu de m'attendre à vous voir augmenter
  de prétentions à mesure que vous recevez de nouvelles faveurs. 1º
  Je ne vous ai point fait espérer le remboursement de votre ancien
  voyage de Russie puisque trois de mes prédécesseurs à qui vous
  avez fait la même demande n'ont apparemment pas trouvé qu'elle fût
  légitime. 2º Vous vous plaignez à moi de vaines promesses qui vous
  ont été faites, et ce n'est assurément pas la manière dont j'en ai
  agi avec vous. Rappelez-vous que je vous ai reçu à Vienne dans un
  temps où je ne pouvais avoir aucune raison de vous obliger, puisque
  vous ne m'étiez nullement connu; vous êtes arrivé chez moi malade
  et je vous ai guéri; vous en êtes parti dans l'incertitude du sort
  qui vous attendait ici, et je vous ai procuré la pension qui vous
  a été donnée. Deux ans après, vous trouvant sans occupations, vous
  avez eu recours à moi, et je vous ai donné le poste le plus agréable
  et l'occasion la plus avantageuse pour vous faire connaître. Vous
  êtes enfin venu nous apporter les ratifications de l'Angleterre; ce
  voyage vous a été payé comme aurait pu l'être celui de Pétersbourg et
  Sa Majesté vous a récompensé comme si vous aviez fait dix campagnes
  de guerre. Si ce tableau, monsieur, vous offre des sujets de
  mécontentement, je vous avoue que je serai obligé de renoncer à vous
  employer de peur de manquer des moyens suffisants pour récompenser
  vos services. Mais j'aime mieux présumer que vous en sentirez la
  vérité et que vous mettrez à l'avenir plus de confiance en ma bonne
  volonté pour vous qu'en des représentations aussi mal fondées. Je
  ne dois point oublier de vous dire que je n'ai pas aperçu que le
  caractère de plénipotentiaire engageât M. de Neuville à faire ici
  aucunes dépenses; je le vois toujours tel qu'il était auprès de M. de
  Bedford, et rien ne peut me faire soupçonner la nécessité des frais
  extraordinaires auxquels vous vous êtes livré sur le compte de M. de
  Guerchy et qui sont extrêmement déplacés. Je ne vous cache pas que
  j'ai trouvé très mauvais que vous ayez fait autant de dépense aux
  dépens de quelqu'un à qui je m'intéresse autant et qui vous a donné
  sa confiance sur ma parole. J'espère qu'à l'avenir vous serez plus
  circonspect dans vos demandes et plus attentif à ménager l'argent
  d'autrui et que vous vous attacherez autant à lui être utile que vous
  l'avez fait auprès de M. le duc de Nivernais.

  Je suis très parfaitement, monsieur, votre très humble et très
  obéissant serviteur[53].

  [53] Le duc de Praslin à d'Éon, 13 septembre 1763. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

Le duc de Praslin se trompait étrangement s'il espérait avoir le
dernier mot avec son impétueux correspondant. D'Éon, loin de se rendre,
fut exaspéré par la sagesse même des avis qui lui étaient donnés et,
n'écoutant que son dépit, répondit le jour même:

  Aussitôt que j'ai eu appris, monsieur le duc, qu'on voulait me donner
  malgré moi le titre de ministre plénipotentiaire, j'ai eu l'honneur
  d'écrire à M. le duc de Nivernais que je regardais ce titre plutôt
  comme un malheur que comme un bien pour moi; en toutes choses, il
  faut envisager la fin.

  Je suis parti fort jeune du point de Tonnerre, ma patrie, où j'ai
  mon petit bien et une maison au moins six fois grande comme celle
  qu'occupait M. le duc de Nivernais à Londres. En 1756 je suis
  parti du point de l'hôtel d'Ons-en-Bray, rue de Bourbon, faubourg
  Saint-Germain. Je suis l'ami du maître de la maison et j'en suis
  parti malgré lui pour faire trois voyages en Russie et autres Cours
  de l'Europe, pour aller à l'armée, pour venir en Angleterre, pour
  porter quatre ou cinq traités à Versailles, non comme un courrier,
  mais comme un homme qui y avait travaillé et contribué. J'ai souvent
  fait ces courses quoique malade à la mort et une fois avec une jambe
  cassée. Malgré tout cela, je suis, si le destin l'ordonne, prêt à
  retourner au point d'où je suis parti. J'y retrouverai mon ancien
  bonheur. Les points d'où je suis parti sont d'être gentilhomme,
  militaire et secrétaire d'ambassade; tout autant de points qui mènent
  naturellement à devenir ministre dans les Cours étrangères. Le
  premier y donne un titre; le second confirme les sentiments et donne
  la fermeté que cette place exige; mais le troisième en est l'école...

  Si un marquis, monsieur le duc, avait fait la moitié des choses que
  j'ai faites depuis dix ans, il demanderait au moins un brevet de duc
  ou de maréchal; pour moi, je suis si modeste dans mes prétentions que
  je demande à n'être rien ici, pas même secrétaire d'ambassade[54].

  [54] D'Éon au duc de Praslin, 25 septembre 1763. (_Lettres, mémoires
  et négociations_..., p. 40.)

D'Éon qui ce jour-là se sentait en verve et, pour le plaisir de faire
des mots, courait au-devant de sa disgrâce ne s'en tint pas encore là.
Par le même courrier il envoyait au comte de Guerchy, qui n'avait cessé
de son côté de l'exhorter à plus de retenue, de pareilles impertinences:

  ... Je prendrai seulement la liberté de vous observer au sujet du
  caractère que le hasard m'a fait donner que Salomon a dit, il y a
  bien longtemps, qu'ici-bas tout était hasard, occasion, cas fortuit,
  bonheur et malheur, et que je suis plus persuadé que jamais que
  Salomon était un grand clerc. J'ajouterai modestement que le hasard,
  qui ferait donner le titre de ministre plénipotentiaire à un homme
  qui a négocié heureusement depuis dix ans, n'est peut-être pas un des
  plus aveugles de ce monde: ce qui m'arrive par le hasard peut arriver
  à un autre par bonne aventure...

  Un homme quelconque ne peut se mesurer, même dans l'opinion, que
  par un ou plusieurs hommes. Il y a même plusieurs proverbes qui
  serviraient à prouver la vérité de ceci. On dit communément: il
  est bête comme mille hommes, il est méchant comme quatre, il est
  ladre comme dix. C'est la seule échelle dont on puisse se servir,
  excepté dans certains cas où les hommes se mesurent par les femmes.
  Un ambassadeur quelconque équivaut à un demi-homme, ou à un homme
  entier, ou à vingt hommes, ou à dix mille. Il s'agirait de trouver
  la proportion existant entre un ministre plénipotentiaire, capitaine
  de dragons, qui a fait dix campagnes politiques (sans compter
  les campagnes de guerre, comme dit M. le duc de Praslin) et un
  ambassadeur lieutenant-général qui débute...

  J'ai déjà eu l'honneur, monsieur, de vous faire mes sincères
  remerciements pour toutes vos offres gracieuses de services; à
  l'égard des espérances à venir, j'aurai celui de vous avouer
  franchement que je suis le second tome de ma sœur Anne de la Barbe
  Bleue, qui regardait toujours et qui ne voyait rien venir, et cela
  m'engage souvent à chanter en faux-bourdon ce beau refrain:

  Belle Philis, on désespère
  Alors qu'on espère toujours.

  J'ai l'honneur d'être[55]...

  [55] D'Éon au comte de Guerchy, le 25 septembre 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., p. 74.)



CHAPITRE IV

  Arrivée à Londres du comte de Guerchy.--Le chevalier d'Éon est
  disgracié et se venge.--Il accuse l'ambassadeur d'avoir voulu
  l'assassiner; l'affaire Vergy.--Mission de Carrelet de la
  Rozière.--Le duc de Choiseul cherche à faire revenir d'Éon et le roi
  à obtenir la restitution de ses papiers.--L'extradition de d'Éon est
  refusée par le cabinet anglais.--Lettre de d'Éon à sa mère.


Dans sa lettre au duc de Praslin, d'Éon rappelait «le point d'où il
était parti» et n'y trouvait que des raisons de s'enorgueillir de son
succès.

C'était bien se juger soi-même, quoique sans grande modestie; mais
c'était en même temps fort mal connaître son époque. Ayant obtenu fort
jeune encore un grade et des distinctions qui auraient dû paraître à un
homme de sa naissance le couronnement inespéré de toute une carrière,
il ne sut ni se trouver satisfait, ni même s'armer de patience. Il ne
put surtout se résigner à rétrograder. Après avoir été, dans une grande
négociation, le secrétaire d'un ambassadeur éclairé et magnifique,
dont il s'était ingénié ensuite, comme ministre plénipotentiaire, à
conserver la tradition et les allures, il se retrouvait obligé de
«secrétariser» de nouveau, sous les ordres d'un chef novice dans la
diplomatie, court de vues et de moyens, et décidé à retirer de son
ambassade les avantages d'une riche prébende.

Sans argent, exaspéré par les récriminations que lui avaient values les
dépenses de son intérim, d'Éon attendait rageusement son ambassadeur.

Le comte de Guerchy arriva le 17 octobre. «Il me reçut avec une
politesse cafarde, raconte d'Éon, et me demanda d'un ton patelin si
je me repentais de lui avoir écrit la lettre du 25 septembre. Je lui
répondis tranquillement: «Non, monsieur; ma lettre n'était qu'une
réplique un peu vive peut-être, mais juste, à votre attaque du 4 du
même mois, et si vous m'écriviez encore pareille épître, je serais
forcé de vous faire pareille réponse.--Allons, allons, je vois que
vous êtes un peu mauvaise tête, mon cher monsieur d'Éon.» Et il tira
de sa poche mon ordre de rappel à griffe, patte ou grillage, qu'il me
mit entre les mains d'un air contrit, en m'exprimant ses regrets et
en m'assurant encore de son amitié et de son dévouement. Je ne lui
répondis que par un regard... Et le saluant froidement je me retirai
emportant avec moi ce document officiel de ma disgrâce»[56].

  [56] Cité par GAILLARDET, p. 129.--Voici le texte de la lettre du duc
  de Praslin:

  «Versailles, le 4 octobre 1763.

  «L'arrivée de l'ambassadeur du Roi, Monsieur, faisant cesser la
  commission que Sa Majesté vous avait donnée, avec la qualité de son
  ministre plénipotentiaire, je vous envoie votre lettre de rappel que
  vous remettrez à Sa Majesté Britannique selon l'usage, et le plus
  promptement qu'il vous sera possible. Vous trouverez ci-joint la
  copie de cette lettre. Vous partirez de Londres aussitôt après votre
  audience et vous vous rendrez tout de suite à Paris d'où vous me
  donnerez avis de votre arrivée, et où vous attendrez les ordres que
  je vous adresserai, sans venir à la Cour.

  «Je suis très sincèrement, Monsieur, etc...»

(_Lettres, mémoires et négociations_..., p. 101.)

Si d'Éon parvint aussi bien qu'il le rapporte à masquer son dépit et
à conserver un sang-froid dont il était peu coutumier, la lecture de
la lettre du duc de Praslin dut lui suggérer de cruelles réflexions.
Non seulement il se trouvait rappelé sans délai à Paris, mais l'accès
de la Cour lui était interdit. C'était la disgrâce dans toute sa
rigueur, l'exil, l'arrêt pour longtemps, sinon la fin de sa carrière.
Trop irrité pour se laisser abattre, et espérant encore que Louis XV
interviendrait en faveur de son agent secret, il résolut d'attendre les
événements et d'ajourner, autant qu'il le pourrait, son départ[57]. Son
imagination, qui n'était jamais à court d'expédients, lui fournit tout
un plan de résistance dans la lutte scandaleuse qu'il ne craignit pas
d'entreprendre contre les ordres de son ambassadeur, du ministre et du
roi. Dès le lendemain, et tout en remettant à M. de Guerchy les papiers
de l'ambassade, d'Éon lui annonça qu'il n'était nullement pressé
d'obtenir ses audiences de congé. Ayant été accrédité par des lettres
portant la signature autographe du roi, il ne pouvait, prétendait-il,
être révoqué que par un acte dans les mêmes formes. Considérant donc
comme non avenues les lettres de rappel qu'il avait reçues et qui
n'étaient signées que de la griffe, il se disait résolu à attendre des
«ordres ultérieurs de sa Cour[58]».

  [57] Le roi abandonna en réalité d'Éon dès ce moment et ne songea
  qu'à rentrer en possession de ses papiers, ainsi que le prouvent deux
  billets adressés à Tercier, l'un du 11 octobre 1763:

  «D'Éon a écrit plusieurs lettres fort singulières; c'est apparemment
  son caractère de ministre plénipotentiaire qui lui a tourné la tête.
  En conséquence, M. de Praslin m'a proposé de le faire venir ici
  pour juger ce qui en est. Prenez garde à tout ce qu'il a du secret,
  et s'il est fol, qu'il ne découvre quelque chose.»--L'autre, du 12
  octobre 1763: «Vous verrez par ma lettre d'hier que je savais le
  rappel du sieur d'Éon. _A son arrivée à Paris vous le verrez et je
  vous autorise à prendre avec lui toutes les précautions pour que le
  secret soit gardé._» (Archives nationales.--BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 299.)

  [58] D'Éon raconte dans ses _Mémoires_ qu'il aurait reçu avant
  l'arrivée de M. de Guerchy une lettre autographe du roi ainsi conçue:

  «Vous m'avez servi aussi utilement sous les habits de femme que
  sous ceux que vous portez actuellement; reprenez-les de suite et
  retirez-vous dans la Cité. Je vous préviens que le roi a signé
  aujourd'hui mais seulement de la griffe, et non de sa main, l'ordre
  de vous faire rentrer en France; mais je vous ordonne de rester
  en Angleterre avec tous vos papiers, jusqu'à ce que je vous fasse
  parvenir mes instructions ultérieures; vous n'êtes pas en sûreté dans
  votre hôtel et vous trouveriez ici de puissants ennemis.

  «LOUIS.»

  Le duc de Broglie (_Le Secret du roi_, t. II, p. 52) a très
  judicieusement discuté l'authenticité de ce document reproduit par
  Boutaric, à la suite de Gaillardet. D'Éon, qui a souvent glissé des
  interpolations dans les textes qu'il publiait, a certainement forgé
  de toutes pièces cette dépêche à un moment où il devait chercher à
  rendre vraisemblable sa métamorphose et à trouver des excuses à sa
  conduite passée. Mme Campan, dans ses _Mémoires sur la vie privée
  de Marie-Antoinette_ (p. 190), fait bien allusion à ce prétendu
  document; mais elle rapporte seulement que d'Éon en avait révélé
  l'existence à son père, M. Genet, premier commis des Affaires
  étrangères.

M. de Guerchy lui représenta en termes violents tout ce que sa
conduite avait d'insolite et à quelles conséquences elle l'exposait,
puis s'échauffant peu à peu il lui dit, si l'on en croit d'Éon, qu'il
«saurait bien avoir raison de son obstination et que d'ailleurs sa
perte était résolue».

Au surplus, pour mettre fin à une situation équivoque et priver d'Éon
de tout moyen de résistance, Guerchy alla jusqu'à demander à la
Cour de Londres d'avancer les audiences de congé de son encombrant
collaborateur. D'Éon laissa faire la démarche, mais se trouva fort
opportunément empêché de se rendre au palais le jour fixé[59]. Toutes
ces tracasseries exaspérèrent d'Éon et achevèrent de lui faire perdre
la tête. Il suffit du reste d'un incident pour rendre publique la
dispute et donner à cette intrigue de chancellerie un retentissement
inouï.

  [59] D'Éon reçut en effet, le 25 octobre, le billet suivant:

  «Milord Halifax fait bien ses compliments à M. le chevalier d'Éon et
  a l'honneur de lui faire savoir qu'à cause de quelques affaires qui
  sont survenues, il sera plus de la convenance du Roi de donner à M.
  d'Éon son audience demain mercredi que vendredi prochain.

  «A Saint-James, le 25 octobre 1763.»

  (_Papiers inédits de d'Éon._)

Un Français, le sieur Treyssac de Vergy, était arrivé dans le courant
du mois de septembre. Avocat au parlement de Bordeaux, il se disait
homme de lettres, faisait parade de ses belles relations et se vantait
même d'être venu en Angleterre avec la promesse d'y figurer comme
ministre plénipotentiaire en remplacement du chevalier d'Éon. S'étant
présenté à l'ambassade, il y avait été assez sèchement éconduit par
d'Éon lui-même, qui lui avait laissé entendre qu'il ne serait plus reçu
sans apporter avec lui les lettres d'introduction annoncées. Le sieur
de Vergy avait protesté, affirmant qu'il se trouvait de longue date en
relations suivies avec le comte de Guerchy; néanmoins il avait promis
de fournir les références qu'on exigeait de lui. D'Éon n'avait plus
revu ce singulier visiteur, mais il avait reçu de Paris sur son compte
les plus mauvais renseignements: on le représentait comme un véritable
aventurier, perdu de dettes et de réputation, qui faisait des dupes
sous un nom d'emprunt. Aussi, au cours d'une réception donnée par M.
de Guerchy à l'occasion de son arrivée, d'Éon fut-il bien étonné de la
présence de Vergy, que l'ambassadeur ne connaissait pas ou feignait
de ne pas connaître. Il lui témoigna sa surprise de le trouver à
l'ambassade sans qu'il y eût été prié, et sur un échange de paroles
assez vives «l'insulta, le défia à pied ou à cheval» et ne se calma que
sur l'intervention de M. de Guerchy.

Le lendemain, d'Éon se trouvait à dîner chez lord Halifax, en compagnie
de lord Sandwich et du comte de Guerchy. Il était trop surexcité
par les événements de la veille pour pouvoir garder son sang-froid,
même devant les ministres anglais, et la présence de l'ambassadeur
ne fit que l'exaspérer davantage. Il trouva l'occasion bonne pour
déclarer qu'il ne quitterait pas l'Angleterre avant d'être rappelé
régulièrement, et que d'ailleurs il ne pourrait, dans tous les
cas, songer à partir sans avoir terminé une affaire d'honneur. Il
s'agissait de la querelle de la veille, qu'il raconta complaisamment à
ses hôtes, leur annonçant qu'il attendait pour le lendemain la visite
de Vergy, qu'il accepterait le cartel et tuerait son adversaire. Aux
ministres anglais, qui lui objectaient le scandale et les devoirs
de sa situation officielle, il répondit que «s'il était ministre
plénipotentiaire, il était surtout dragon.--Bien, lui rétorqua lord
Halifax; mais fussiez-vous même le duc de Bedford, je me verrais obligé
de vous faire escorter par des gardes.--Je n'ai point l'honneur d'être
le duc de Bedford; je suis M. d'Éon et n'ai besoin d'aucune escorte.»

Il était dans un tel état d'exaltation que Guerchy s'unit à lord
Halifax, et tout fut mis en œuvre pour le calmer. D'Éon n'écouta
ni prières ni menaces et, prétextant un engagement au cercle, tenta
de s'esquiver. Sur l'ordre du ministre, on lui barra le passage[60]
et d'Éon, au comble de la fureur, s'écria qu'il était inconcevable
qu'un ministre plénipotentiaire fût, devant son ambassadeur, retenu
prisonnier dans l'hôtel du secrétaire d'État. La scène devenait
tragi-comique. Lord Halifax et Guerchy sentirent qu'il importait
d'y mettre fin, sous peine de soulever un scandale beaucoup plus
retentissant que celui qu'ils avaient voulu prévenir. Ils se remirent à
raisonner d'Éon, qui se calma peu à peu et finit par consentir à signer
un papier aux termes duquel il donnait sa parole d'honneur aux comtes
de Sandwich et Halifax de ne point se battre avec M. de Vergy et «de ne
point lui faire aucune insulte, sans avoir préalablement communiqué ses
intentions aux susdits comtes».

  [60] Les journaux qui parlèrent le surlendemain à mots couverts de
  cet incident racontent même qu'on envoya chercher un détachement de
  la garde:

  (Extrait du _Daily Advertiser_, vendredi, 28 octobre 1763.)

  «Mercredi au soir, dans la maison d'un grand seigneur à Westminster,
  il s'est élevé une querelle entre deux personnes de distinction qui
  sont actuellement revêtues d'un caractère public. Comme il y avait à
  craindre que cette querelle n'eût des suites dangereuses, on envoya
  chercher un détachement des Gardes afin d'empêcher que ces personnes
  n'en vinssent à des extrémités.»--(_Papiers inédits de d'Éon._)

D'Éon prit lui-même une copie de son engagement et la fit signer par
lord Halifax, lord Sandwich et le comte de Guerchy[61].

  [61] C'est ce document soigneusement conservé par d'Éon et retrouvé
  par nous dans ses papiers que nous avons cru intéressant de
  reproduire en fac-similé.

Cet étrange scandale, occasionné par la maladresse de l'ambassadeur
au moins autant que par l'exaltation fort peu diplomatique de son
bouillant ministre plénipotentiaire, eut son épilogue le lendemain.
D'Éon en a fait lui-même un récit trop pittoresque pour n'être point
cité:

«La chose s'est passée sans coup férir; ma circonstance était bien plus
critique que la sienne; j'avais promis de ne point agir contre lui
et je ne pouvais prévoir que le brave Vergy était homme à se laisser
intimider de mes moindres démarches; en effet je fermai la porte de ma
chambre pour le retenir jusqu'à ce que les gens de M. l'ambassadeur que
j'avais envoyé chercher fussent arrivés, et aussitôt le sieur de
Vergy s'écria en courant dans ma chambre: «Ah! monsieur, ne me touchez
pas, ne me touchez pas!--Comment, lui répondis-je en souriant, tu viens
chez moi en habit de combat et tu crains que je te touche!» Quelques
expressions dragonnes mêlées à ce discours l'engagèrent à vouloir
prendre la fenêtre pour la porte; j'aperçus sa pâleur et son mouvement
et lui dis: «Si tu sautes je te pousse; mais prends garde: tu trouveras
en bas un fossé et des piques.» Cette observation, qui n'est point
philosophique, suffit pour l'arrêter.

[Illustration]

«Je lui présentai alors un papier en lui disant: «Mon ami, voici un
billet qu'il faut signer par duplicata, après que tu en auras pris
lecture.» Il le parcourut avec tant de précipitation qu'en me le
remettant, il me demanda trois semaines pour avoir des lettres de
Paris. «Mon ami, lui dis-je, si tu n'avais pas l'esprit un peu troublé
tu verrais que je te donne un mois.» Je le pris par le bras et le fis
entrer dans ma chambre à coucher, où est placé mon bureau. Aussitôt
qu'il y fut il s'écria: «Ah! monsieur, ne me tuez point.» Je ne savais
qu'augurer de cette exclamation, lorsque tout à coup je vis les yeux du
sieur de Vergy fixés sur mon sabre turc et mes pistolets d'ordonnance
que j'ai rapportés intacts de la guerre d'Allemagne. Je compris alors
d'où venait l'excès de sa frayeur. Pour le tranquilliser, je pris
aussitôt un des pistolets que je mis à terre, et posant le pied dessus
de peur qu'il ne mordît le dit de Vergy, je lui dis: «Tu vois bien que
je ne veux point te faire de mal, ni même t'approcher; signe de bonne
grâce.» Alors il se résigna galamment à signer le billet en duplicata,
et il paraît nécessaire de dire qu'il le fit, le chapeau sous le bras
et un genou en terre. Il ne jugea pas à propos d'en prendre copie,
quoique je le lui aie proposé; il était trop pressé de gagner la porte
de ma salle[62].»

  [62] _Papiers inédits de d'Éon._

Vergy courut directement chez le juge de paix; il lui raconta dans
les termes les plus dramatiques ce qui venait de se passer, et obtint
contre d'Éon une lettre d'assignation[63]. D'Éon, qui jouissait encore
de son immunité diplomatique, ne jugea pas convenable d'y répondre. Il
était d'ailleurs bien trop occupé de ses démêlés avec son ambassadeur,
qui s'aggravaient de jour en jour et finirent par changer en manie de
la persécution cette sorte de folie des grandeurs qui s'était emparée
de lui. Il accusa M. de Guerchy d'avoir tenté de le faire empoisonner.
Il raconta que le 28 octobre, alors qu'il dînait pour la dernière
fois à l'ambassade, l'écuyer Chazal aurait mêlé à un vin de Tonnerre,
dont on le savait très friand, une dose d'opium telle «qu'il faillit
tomber en léthargie» et fut pendant plusieurs jours obligé de garder
la chambre. L'ambassadeur étant venu le lendemain avec deux de ses
secrétaires s'informer de sa santé, d'Éon s'imagina que M. de Guerchy
avait voulu se rendre compte des dispositions de son appartement et
tenter de découvrir où pouvaient être cachés les papiers secrets; à
l'annonce de cette visite il s'était même empressé de monter chez son
cousin d'Éon de Mouloize et d'appeler son secrétaire «afin, dit-il,
d'éviter un coup de main». Il ne cessait de raconter à ses amis toutes
ces persécutions et assurait qu'il était sans cesse espionné. Son
domestique, ayant dû faire remettre une nouvelle serrure à la porte
de son logement, avait naturellement appelé le serrurier voisin, qui
se trouva être celui de l'ambassade. D'Éon se crut alors à la merci
du comte de Guerchy; il vit sa personne en danger et ses papiers sur
le point d'être saisis. Aussi, affolé, n'y tenant plus, il congédia
son domestique et réunit ses fidèles compagnons en un conciliabule où
l'on décida de déménager sur-le-champ. D'Éon, dont la manie d'écrire
ne s'apaisa en aucune circonstance, nous a conservé une sorte de
procès-verbal de cette séance, qui peint bien son état d'esprit:

  [63] _Papiers inédits de d'Éon._

«Le conseil des trois, y est-il écrit, après avoir fait bien des
réflexions sur le délogement, a résolu que demain matin les meubles et
les effets seraient transportés sur une charrette, parce qu'en un ou
deux voyages le tout sera délogé... Toutes ces batteries sont prêtes à
démasquer en cas de besoin et la garnison est bien résolue, s'il était
question de capitulation, de sortir de la place, tambour battant, mèche
allumée et avec tous les honneurs de la guerre--_et operibus eorum
cognoscetis eos_[64].»

  [64] _Papiers inédits de d'Éon._

D'Éon n'eut pas à faire usage des procédés de guerre dont il menaçait
son ambassadeur. Il élut domicile chez Carrelet de la Rozière, son
parent et son associé dans la mission secrète qui lui avait été
confiée. Il y apporta armes et bagages; puis, toujours en proie à la
même obsession, transforma sa nouvelle habitation, située au cœur
même de Londres, en une véritable forteresse, militairement occupée et
commandée.

M. de Guerchy n'en était plus à s'étonner des allures de d'Éon, et
cependant cet exode clandestin et subit le laissa tout interdit, et
d'autant plus inquiet qu'il commençait à désespérer d'obtenir les
comptes que d'Éon lui devait, mais différait toujours de lui rendre. Il
lui écrivait dès le 9 novembre en son style d'ambassadeur, dont le duc
de Praslin n'avait pas eu tort de se méfier:

  J'ai appris hier, monsieur, que vous étiez sorti de la maison que
  j'avais louée pour vous et pour le surplus de ceux qui ne pouvaient
  pas loger dans celle de milord Holland que j'occupe. J'ignore
  quelle peut être la cause de cette détermination de votre part si
  précipitée, et sans m'en avoir informé. Ce jour que je fus savoir
  de vos nouvelles sur ce que j'avais appris que vous étiez malade,
  j'oubliai de vous parler du compte que vous êtes dans le cas de me
  rendre pour toutes les différentes sommes que vous avez touchées et
  prises sur mon compte; il y a déjà quelque temps que vous me dites
  que vous le remettriez sous deux jours; je vous prie instamment de me
  l'apporter ou de me le faire remettre incessamment[65].»

  [65] Le comte de Guerchy à d'Éon, 9 novembre 1763. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

D'Éon n'envoya pas les comptes qui lui étaient réclamés, mais il se
rendit au lever du roi, et lorsque Sa Majesté se fut retirée, il
s'approcha de l'ambassadeur: «Je n'ai pas répondu, monsieur, lui
dit-il, à la lettre que vous m'avez écrite ce matin, parce que je me
suis levé tard. Si j'ai des comptes à rendre, je les rendrai à ma Cour
lorsqu'elle me les demandera. Le ministre plénipotentiaire de France a
vécu aux dépens du roi tout comme l'ambassadeur y vit. D'ailleurs je
suis charmé que vous me fournissiez l'occasion de vous déclarer que je
n'ai jamais été votre intendant, ni ne le serai jamais; je ne suis ni
fait, ni né pour cela.» Et sans laisser à M. de Guerchy le temps de lui
répondre, il lui fit une «profonde révérence» et se hâta de regagner
sa forteresse. Ayant réuni son conseil, il employa toute son éloquence
à persuader à M. de la Rozière que, d'après la tournure que prenaient
les événements, les documents secrets allaient se trouver en danger.
Ils étaient assez volumineux pour être gênants et difficiles à cacher,
en cas d'alerte subite. D'Éon fit si bien que M. de la Rozière s'offrit
lui-même à en faire passer une partie en France. C'était une mission
périlleuse que son rôle assez effacé et l'attitude réservée qu'il avait
adoptée lui rendaient plus facile qu'à tout autre. D'Éon lui remit
une grande partie des documents qu'il possédait; mais il eut bien
soin de conserver par devers lui les pièces les plus importantes, les
plus compromettantes, celles qui pouvaient devenir pour lui une arme
ou tout au moins une garantie dont il saurait tirer parti. Parmi ces
pièces se trouvaient naturellement les minutes relatives à la mission
qui le retenait en Angleterre pour y étudier le projet de débarquement
militaire.

Chargé du mystérieux colis, M. de la Rozière partit quelques jours
plus tard pour Paris, emportant, en outre, sous un pli à l'adresse de
M. Tercier, des lettres qui devaient être remises au roi et à M. de
Broglie. D'Éon y racontait tous les complots qu'il avait cru découvrir;
les tentatives d'empoisonnement, d'enlèvement, d'espionnage dont il
avait été l'objet; se vantant même d'avoir «humilié et mystifié son
ambassadeur» et «d'avoir combattu en dragon pour le roi, pour son
secret et pour le comte de Broglie[66].»

  [66] _Note secrète et importante pour l'Avocat_ (le roi) _et son
  substitut_ (le comte de Broglie), citée par GAILLARDET, p. 138 (qui
  l'a empruntée aux _Mémoires de la chevalière d'Éon_).

Ces lettres, d'une exagération si manifeste, produisirent à Paris un
effet contraire à celui que d'Éon en attendait. Le roi sentit qu'aux
mains d'un tel écervelé sa correspondance pouvait, d'un instant à
l'autre, être saisie par son ambassadeur et revenir à ses ministres.
Tout le plan de sa politique secrète, qu'il avait dissimulé si
jalousement, pouvait ainsi se trouver découvert. Sans consulter le
comte de Broglie ou même M. Tercier, Louis XV se hâta de prendre ses
précautions.

Il envoya un courrier à son ambassadeur à Londres pour lui annoncer
qu'il venait de contresigner une lettre de M. de Praslin requérant
l'extradition de d'Éon; Guerchy devait, dans le cas où il se saisirait
de la personne du chevalier, conserver par devers lui «tous les papiers
qu'il pourrait trouver avec le sieur d'Éon, sans les communiquer à
personne». Ces documents devaient être «tenus secrets pour tout le
monde sans aucune exception» et «demeurer soigneusement cachetés» entre
les mains de l'ambassadeur, qui à son prochain voyage les remettrait
directement au roi. Le sieur Monin, secrétaire du comte de Guerchy
et ami de M. d'Éon, avait reçu pour mission de savoir où ces papiers
pouvaient être déposés[67].

  [67] Louis XV au comte de Guerchy, 4 novembre 1763. (BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 302.)

Louis XV avait cru ainsi parer à tout événement; il comptait, par
cette demi-confidence, s'assurer la discrétion de Guerchy et empêcher
l'ambassadeur de faire part de ses découvertes au duc de Praslin.
Tercier et le comte de Broglie furent épouvantés de la mesure
précipitée qu'avait prise le roi et que lui-même leur apprit le
lendemain[68]. Ils savaient Guerchy assez maladroit pour tout révéler
par inadvertance, si toutefois son attachement à la maison de Choiseul
ne lui inspirait pas une indiscrétion qui livrerait au ministre le
secret de la politique particulière du roi. Si de pareilles révélations
devaient être mortifiantes pour le roi, elles étaient redoutables pour
les agents secrets aux dépens desquels se traduirait sûrement le dépit
des ministres. Aussi le comte de Broglie, très alarmé, exposa-t-il de
suite au roi ses inquiétudes au sujet des ordres envoyés à Guerchy, et
M. Tercier lui fit part de réflexions non moins pessimistes. Louis XV,
tout à la satisfaction d'avoir échappé à une aussi chaude alerte, prit
à tâche de rassurer ses conseillers: «Si Guerchy, leur écrivait-il,
manquait au secret, ce serait à moi qu'il manquerait, et il serait
perdu; s'il est honnête homme, il ne le fera pas; si c'est un fripon,
il faudrait le faire pendre. Je vois bien que vous et le comte de
Broglie êtes inquiets. Rassurez-vous, moi je suis plus froid[69].»

  [68] Louis XV à Tercier, 4 novembre 1763. (BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 302.)

  [69] Louis XV à Tercier, 11 novembre 1763. (BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 304.)

Guerchy, il faut lui rendre cette justice, ne semble pas avoir
trompé la confiance du Roi. Soit qu'il s'aperçût du danger qu'il
courrait en risquant des confidences, soit qu'il préférât voir dans
la lettre du roi une marque de confiance dont il voulût se montrer
digne, il ne s'ouvrit de cette affaire qu'à Mme de Guerchy, qui garda
scrupuleusement le secret. L'ambassadeur était du reste assez satisfait
de trouver contre d'Éon des armes nouvelles, car il ne savait plus
comment agir. N'ayant pu réussir par la menace, il avait eu recours
à la flatterie et avait suggéré au duc de Choiseul d'écrire à d'Éon
une lettre de promesses. Le ministre s'y était prêté et avait usé des
termes les plus affectueux:

  Qui est-ce qui vous arrête donc là-bas, mon cher d'Éon! abandonnez,
  je vous le conseille, la carrière politique et vos tracasseries
  ministérielles avec M. de Guerchy pour venir me rejoindre ici, où je
  compte vous employer utilement dans le militaire; je vous promets que
  vous n'éprouverez aucuns désagréments quand je vous emploierai. Comme
  l'arrangement militaire va être consommé bientôt, j'ai prié M. de
  Praslin de vous faire revenir; rien désormais ne doit vous arrêter et
  vous me ferez grand plaisir de revenir me joindre sans perte de temps
  à Versailles; je vous y attends, mon cher d'Éon, avec tout l'intérêt
  que vous me connaissez pour vous et les sentiments avec lesquels j'ai
  l'honneur d'être votre très humble et très obéissant serviteur[70].

  [70] Le duc de Choiseul à d'Éon, 14 novembre 1763. (_Lettres,
  mémoires et négociations_..., p. 108.)

En dépit des termes engageants de cette lettre, d'Éon ne fut point
tenté d'abandonner la lutte stérile et sans issue qu'il avait
entreprise contre son ambassadeur, pour retourner chercher sur de vrais
champs de bataille des succès plus dignes de son brillant passé. Sans
illusions sur l'accueil qu'il aurait trouvé en France, il se borna à
décliner avec respect et reconnaissance les offres du duc de Choiseul.

Il était résolu à ne pas abandonner Londres, où la loi protégeait si
efficacement le domicile de tout citoyen. Pareille sauvegarde était
bien de nature à étonner un Français du dix-huitième siècle, et M. de
Guerchy lui-même n'avait pu encore s'y accoutumer. Il était si peu fait
aux coutumes anglaises qu'il ne sut pas épargner à son gouvernement
un désagréable mécompte. A peine en possession des nouveaux ordres
du roi, il se hâta de soumettre aux ministres anglais la demande
d'extradition que lui avait transmise le duc de Praslin. Malgré tout
le désir qu'ils avaient de tirer d'embarras le malheureux ambassadeur,
les ministres anglais ne crurent pas devoir prendre, de leur propre
autorité, une décision si contraire aux lois et à l'esprit de la
nation; ils portèrent l'affaire devant le conseil du roi. Guerchy fit
de nouvelles démarches, plus pressantes encore, auprès des secrétaires
d'État; mais ce fut en vain, et le roi d'Angleterre exprima seulement
à l'ambassadeur «le regret qu'il éprouvait de ne pas accueillir la
demande de son cousin, le roi de France, les lois de son royaume ne lui
en laissant pas le pouvoir».

L'échec était d'autant plus mortifiant pour Guerchy qu'il avait
entraîné son gouvernement dans cette fausse manœuvre, et il ne
put trouver qu'une mince compensation dans le congé en forme que le
chambellan du roi d'Angleterre fit remettre à d'Éon:

  Monsieur,

  Le Roi votre maître a fait savoir au Roi mon maître que vous n'êtes
  plus son Ministre à la Cour de Londres et en même temps a exigé du
  Roi qu'il donnât des ordres pour que vous ne paraissiez plus à la
  Cour, et je suis très mortifié de vous dire que j'ai reçu ce matin
  des ordres du Roi mon maître de vous communiquer ses intentions
  là-dessus.

  J'ai l'honneur d'être...

  GOWER,

  _Chambellan du Roi d'Angleterre_[71].

  [71] L'original se trouve actuellement en la possession de M. Gower,
  qui a bien voulu nous en donner copie.

Ce billet poli, mais catégorique, marque la fin de la carrière
régulière du chevalier d'Éon. Il consacre, au nom du roi d'Angleterre,
la révocation que sa folie des grandeurs avait value au ministre
plénipotentiaire du roi de France. Désavoué officiellement par le
souverain qui l'avait envoyé et par celui qui l'avait reçu, d'Éon
n'avait plus de situation. Tout autre que lui s'en fût trouvé abattu et
aurait demandé grâce. Il se montra plus insolent et plus intraitable
que jamais. Ne pouvant se croire abandonné de ses protecteurs et
comptant, en dépit de tout, sur le secret appui du roi, d'Éon
s'estimait encore de taille à tenir tête à Guerchy. C'est, en effet,
celui-ci qui dut se déclarer vaincu et faire au roi lui-même le récit
de sa défaite:

  J'attendais toujours pour répondre à la lettre dont il a plu à Votre
  Majesté de m'honorer, datée de Fontainebleau 4 novembre, que j'eusse
  pu exécuter vos ordres; mais quelques moyens différents que j'aie
  employés pour y parvenir, cela m'a été absolument impraticable. Votre
  Majesté aura vu par ma dépêche les obstacles qui s'opposent à ce que
  je me rende maître des papiers de d'Éon, qui refuse constamment de me
  les remettre malgré l'ordre qu'il en a reçu de M. de Praslin de la
  part de Votre Majesté.

  C'est là un des points de sa folie, qui cependant n'existe pas sur
  les autres généralement. Elle aura été également informée que la
  Cour de Londres m'a refusé main-forte à ce sujet, en me répondant
  que c'était contre les lois du pays. Le roi d'Angleterre et ses
  ministres ont cependant la plus grande envie d'être débarrassés de ce
  personnage-là. Il n'a pas dépendu de moi non plus de m'en saisir par
  moi-même ainsi que de sa personne, par force ou par adresse, parce
  qu'il ne loge pas dans ma maison et qu'il n'y est pas venu depuis
  qu'il pousse les choses au point où il les a poussées jusqu'à ce
  moment...

  Je suis bien peiné, Sire, de n'avoir pu en cette occasion donner à
  Votre Majesté, comme je l'aurais désiré, des preuves du zèle ardent
  que j'aurai toute ma vie[72]...

  [72] Le comte de Guerchy à Louis XV, 6 décembre 1763. (Archives des
  Affaires étrangères, cité par BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t.
  I, p. 307.)

D'Éon avait échappé une fois de plus aux manœuvres de Guerchy. Il
s'était moqué des démarches officielles de l'ambassadeur, comme de
ses secrètes intrigues. Il avait amusé Monin, le secrétaire de M. de
Guerchy, par de fausses confidences et lui avait laissé croire qu'il
n'avait pas avec lui en Angleterre les documents importants qu'il
possédait. Quant aux exempts que l'on avait envoyés de Paris pour
l'enlever, il les avait tenus en respect, ne sortant qu'en nombreuse
compagnie et restant la plupart du temps retranché dans son logement.
«Sa chambre, son salon, son cabinet et l'escalier étaient minés; une
lampe brûlait toute la nuit... La garnison était composée de plusieurs
dragons de son ancien régiment qu'il avait fait venir et de quelques
déserteurs recueillis à Londres qui occupaient le rez-de-chaussée[73].»
Ces précautions, qui sembleraient inventées à plaisir si elles
n'avaient été le fait d'un aventurier préoccupé avant tout de frapper
l'opinion publique, étaient bien superflues. La loi du _home rule_
protégeait mieux d'Éon que «les quatre paires de pistolets, les deux
fusils et les huit sabres de son arsenal», et lord Halifax, qu'il avait
fait interroger sur le sort qui lui était réservé, avait répondu:
«Qu'il se tienne tranquille; dites-lui que sa conduite est exécrable,
mais que sa personne est inviolable[74].»

  [73] Manuscrits de la collection Christie, cités par M. TELFER: _The
  strange Career of the chevalier d'Eon de Beaumont_, p. 128.

  [74] Cité par le duc DE BROGLIE, _Le Secret du roi_, t. II, p. 64.

Sûr dès lors de n'être plus inquiété, d'Éon se refusa obstinément à
venir à composition, et M. de Guerchy, n'ayant plus aucun moyen de
contraindre un homme qui «mettait en poche les lettres de rappel de son
ministre et refusait de rendre les papiers ministériels», se décida à
dresser acte de ce refus. Il se rendit lui-même chez d'Éon vers la fin
de décembre, et la rédaction de ce procès-verbal donna lieu à une scène
où l'exaltation du pauvre chevalier ne connut plus de bornes. Arpentant
la pièce, il gesticulait en protestant «qu'il se ferait plutôt tuer
que de rendre les documents du roi et qu'il faudrait les venir
prendre au bout de son fusil[75]». D'Éon signa cet acte, qui devait
donner à Versailles la preuve formelle de son extravagance. Louis XV
d'ailleurs ne s'intéressait plus à d'Éon; il redoutait ses incartades
et regrettait amèrement «le choix d'un tel agent». Il ne songea plus
qu'à le tenir éloigné sans paraître l'abandonner entièrement, et si
d'Éon obtint dans la suite de nouvelles grâces, il les dut bien plus
à la crainte qu'il inspirait qu'à l'estime que ses anciens services
lui avait méritée. Le roi écrivit en effet à Tercier le 30 décembre:
«M. d'Éon n'est pas fol, je le pense bien; mais orgueilleux et fort
extraordinaire. Je crois qu'il faut laisser écouler assez de temps, le
soutenir de quelque argent et qu'il reste là où il est en sûreté et
surtout qu'il ne se fasse pas de nouvelles affaires[76].»

  [75] Correspondance officielle, archives des Affaires étrangères,
  citée par le duc DE BROGLIE, _Le Secret du roi_, t. II, p. 65.

  [76] Le roi à Tercier, 30 décembre 1763. (BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 310.)

Épuisé par toutes ces persécutions auxquelles son orgueil l'avait
exposé, blâmé hautement à Paris et à Versailles, d'Éon voyait ses
amis eux-mêmes l'abandonner. La petite ville bourguignonne, d'où
l'on n'avait cessé de le suivre à travers le monde et de lui prédire
les plus brillantes destinées, lui envoyait maintenant l'écho de sa
réprobation. Ses parents doutaient de son bon sens et sa vieille mère
songeait à venir elle-même à Londres pour implorer sa soumission
aux ordres du roi. Mais d'Éon, sans rien perdre de sa triomphante
assurance, lui écrivait à la fin de cette dramatique année:

  J'ai reçu, ma chère mère, toutes les lettres lamentables et
  pitoyables que vous avez pris la peine de m'écrire; pourquoi
  pleurez-vous, femme de peu de foi? comme il est dit dans l'Écriture.
  Qu'y a-t-il de commun entre vos affaires tonnerroises et mes affaires
  politiques à Londres? Plantez donc vos choux tranquillement,
  faites arracher les herbes de votre jardin, mangez les fruits de
  votre potager, buvez le lait de vos vaches et le vin de vos vignes
  et laissez-moi tranquille avec vos sots discours de Paris et de
  Versailles et vos pleurs qui me désolent sans me consoler. Mais je
  n'ai pas besoin de consolation, puisque je ne suis nullement triste
  et que mon cœur joue du violon et même de la basse de viole,
  ainsi que je vous l'ai déjà écrit, attendu que je fais mon devoir
  et que mes adversaires, qui se disent de grands seigneurs, des
  vicomtes de Marmion, ne font pas le leur; qu'ils veulent tout faire,
  tout conduire par caprice, par intérêt particulier et nullement en
  vue de la justice générale et du plus grand bien pour le roi et la
  patrie. Qu'ils fassent donc comme ils voudront, je ferai comme je
  l'entendrai, et je l'entendrai bien. Je ne crains ni de loin ni de
  près les foudres de ces petits Jupiters: voilà tout ce que je puis
  vous dire; restez tranquille comme je le suis, et si vous venez à
  Londres me voir, j'en serai charmé parce que je vous garderai avec
  les dépêches de la cour et les comptes du comte de Guerchy, vicomte
  de Marmion, qu'il n'aura qu'à bonne enseigne, étendards déployés,
  mèche allumée, balle en bouche et tambours battants. Il n'aura pas
  même les enveloppes des lettres, je vous le jure sur mes grands
  dieux, à moins qu'il ne m'apporte un ordre du roi, mon maître et le
  sien, en bonne forme, ce qu'il n'a pu faire jusqu'à présent.

  ... Je finis en vous disant que si vous voulez faire pour le mieux,
  vous resterez tranquille dans votre charmante solitude à la porte
  de Tonnerre et vous ne retournerez à Paris que d'autant que la Cour
  vous payera vos courses mieux qu'à moi, et songez que soit que les
  hommes ou les femmes vous louent ou vous blâment, vous n'en êtes
  ni meilleure ni plus mauvaise. _La gloire des bons est dans leur
  conscience et non dans la bouche des hommes._

  Embrassez pour moi tous les parents et amis et surtout la comtesse
  de Candale et toute sa maison que j'aimerai plus que Tonnerre tout
  ensemble si l'esprit de cabale qui règne de tout temps dans cette
  petite ville se fait sentir à mon égard. Un beau jour, j'irai
  baptiser leur vin pétulant. Mais c'est en vain qu'on prêcherait cette
  morale à ses habitants. Ils ressembleront toujours aux pierres à
  fusil qui se trouvent dans leurs vignes, qui plus on les bat, plus
  elles font feu. Je vous embrasse bien tendrement; attendez l'avenir,
  vous devez savoir que je ne suis pas embarrassé de mon existence;
  laissez passer la petite tempête: le vent impétueux qu'il fait n'est
  qu'une pétarade, et si vous continuez à pleurer, je serai obligé de
  vous envoyer des mouchoirs de la Compagnie des Indes anglaises. Je me
  porte si bien que je compte enterrer tous mes ennemis morts ou vifs.
  Adieu[77].

  [77] D'Éon à sa mère, 30 décembre 1763. (_Papiers inédits de d'Éon._)



CHAPITRE V

  Lutte acharnée du chevalier d'Éon contre le comte de Guerchy; guerre
  de libelles; publications à Londres des _Lettres, Mémoires et
  Négociations_.--Louis XV envoie à d'Éon des émissaires; arrestation
  d'Hugonnet à Calais; le secret exposé à être découvert.--Procès
  intenté par d'Éon au comte de Guerchy; condamnation de l'ambassadeur
  de France par le jury anglais.--Le roi accorde une pension au
  chevalier d'Éon, qui se décide à rester en Angleterre.


L'orage dont d'Éon semblait faire si peu de cas était loin cependant de
se calmer et «le petit Jupiter» qui en détenait les foudres, furieux de
son insuccès, n'avait pas encore désarmé. Il s'était d'abord attaqué
aux partisans de son adversaire et venait d'obtenir du ministre un
ordre qui rappelait en France M. d'Éon de Mouloize, en le privant
arbitrairement de son titre de lieutenant de cavalerie. Puis, ayant
épuisé toutes les ressources de la pression officielle, il avait essayé
d'une tactique plus détournée: il s'était lancé avec ardeur dans une
guerre de libelles à laquelle l'incident qui s'était passé chez lord
Halifax avait donné naissance. Les feuilles anglaises avaient en
effet, dès le lendemain de cette soirée, donné un discret commentaire
de la querelle. Elles n'étaient pas favorables à l'ambassadeur, qui
avait pu se rendre compte qu'il n'avait pas les rieurs de son côté.
Il avait voulu publier son récit de l'incident et en avait confié
la rédaction à un écrivain nommé Goudard, étrangement maladroit dans
un métier qui le faisait vivre. En échange de quelques guinées, le
sieur Goudard remit à M. de Guerchy un petit libelle d'une forme
assez innocente, mais où les faits étaient relatés sous un jour si
favorable à l'ambassadeur que d'Éon se trouvait naturellement convié
à répliquer[78]. Guerchy savait par expérience combien d'Éon avait la
répartie facile; il espérait que son adversaire ne saurait pas résister
à un tel plaisir et par là s'exposerait de lui-même aux rigueurs de la
loi anglaise, si stricte en matière de libelles.

  [78] _Lettre d'un Français à M. le duc de Nivernais, à
  Paris._--Imprimée à Londres le 29 octobre 1763.

Cependant, soit qu'il ne se jugeât pas offensé, soit qu'il se doutât
du piège, d'Éon se tint coi et l'attente de l'ambassadeur fut encore
une fois déçue. A ce moment, le sieur de Vergy vint proposer à Guerchy
de mettre à son service, moyennant une légère rémunération, une plume
moins bénigne. Il pouvait, lui aussi, se considérer comme offensé par
le libelle, et ce prétexte était suffisant pour envenimer les choses.
Il publia donc une petite brochure qui prenait directement à partie
le chevalier[79]. D'Éon se crut cette fois obligé de répondre, mais
il le fit en termes assez modérés pour terminer le débat. Ce n'était
pas le compte de l'ambassadeur, que le sentiment de sa dignité ne
retenait nullement et qui voulait avoir le dernier mot. Il s'obstina,
n'épargnant aucune maladresse, et lança une «contre-note», véritable
pathos, lourd et sot réquisitoire contre d'Éon[80]. Cette publication
eut l'effet singulier d'exciter la verve de personnes étrangères à la
querelle. Des libelles anonymes rédigés en anglais se répandirent dans
le public; on fit circuler des opuscules manuscrits, les uns prenant
fait et cause pour d'Éon, d'autres faisant l'apologie de l'ambassadeur.
Vergy; le sieur Lescalier, ancien scribe de l'ambassade; le chevalier
Fielding, juge de paix de Londres, se jetèrent dans la mêlée. Une femme
même, nommée Bac de Saint-Amand, signa quelques feuillets qui furent
jugés si comiques que l'on s'en arracha une seconde édition[81].

  [79] _Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris._--Londres,
  1763. Brochure in-4º.

  [80] _Contre-note ou Lettre à M. le marquis L., à Paris._--Imprimée à
  Londres le 15 décembre 1763.

  [81] _Lettre de Mlle Bac de Saint-Amand à M. de la M..., écuyer de la
  Société Royale d'Agriculture, au sujet du sieur de Vergy._--Imprimée
  à Londres le 30 décembre 1763.

D'Éon, pendant les trois mois qui virent éclore plus de vingt
productions différentes, s'était à peu près contenu; mais sa patience
en même temps que ses ressources s'épuisaient de jour en jour.
Abandonné par le roi et sans argent, il avait écrit au duc de Choiseul
pour lui demander, puisque, disait-il, «il ne pouvait obtenir justice
des procédés de M. de Guerchy», la permission de passer avec deux de
ses cousins au service de l'Angleterre. En même temps, et en termes
plus humbles et plus affectueux, mais où les allusions comminatoires
étaient plus clairement exposées, il sollicitait une dernière fois
l'appui du duc de Nivernais[82].

  [82] Le chevalier d'Éon au duc de Choiseul et au duc de Nivernais, 15
  février 1764. (Cité par GAILLARDET, p. 143.)

Ces lettres restèrent sans réponse aussi bien que celles qu'il faisait
parvenir en même temps au duc de Broglie et à M. Tercier. Poussé autant
par le besoin que par le désir de vengeance, d'Éon se décida alors à
user contre M. de Guerchy de ses dernières armes. Il publia le 22 mars
1764 un volume fort gros et fort impertinent pour son ambassadeur et
aussi pour les ministres. C'était, sur le ton d'une raillerie parfois
assez fine, mais toujours agressive, un violent exposé de tous ses
démêlés avec M. de Guerchy. D'Éon reproduisait, en outre, les lettres
qu'il avait osé écrire à son ambassadeur et celles qu'il avait reçues
de lui, lettres intimes où, dans un style lourd et confus, s'étalaient
toute la mesquine parcimonie de M. de Guerchy et son embarras à ses
débuts dans la diplomatie. Enfin, dans une troisième partie, d'Éon
donnait des extraits de la correspondance échangée entre le duc de
Praslin et le duc de Nivernais, correspondance que ce dernier lui avait
communiquée et où les deux amis s'exprimaient en toute confiance et
liberté sur le peu de capacité de M. de Guerchy[83].

  [83] _Lettres, mémoires et négociations particulières du chevalier
  d'Éon_, ministre plénipotentiaire de France auprès du roi de
  la Grande-Bretagne. Imprimé chez l'auteur aux dépens du Corps
  diplomatique, à Londres, 1764.--Deux éditions, in-4º.--D'Éon avait
  mis comme devise, au-dessous du titre, ces trois vers de Voltaire:

  Pardonnez, un soldat est mauvais courtisan.
  Nourri dans la Scythie aux plaines d'Arbazan,
  J'ai pu servir la Cour et non pas la connaître.

  Puis, plus bas:

  _Vita sine litteris mors est._

Ces révélations si humiliantes et si pénibles pour M. de Guerchy
produisirent une vive émotion à Londres. Quinze cents exemplaires de
l'ouvrage furent enlevés en quelques jours. Mais tout ce beau scandale
n'eut aucunement le résultat espéré. D'Éon perdit seulement beaucoup
des sympathies que sa bonne humeur et son esprit lui avaient attirées
autrefois et que toutes ses incartades n'avaient pas encore lassées.
Walpole écrivant alors au comte Hertford, ambassadeur d'Angleterre
à Paris, traduit fidèlement l'opinion anglaise, qui blâmait d'Éon,
sévèrement mais non sans regrets:

«D'Éon vient de publier le plus scandaleux in-quarto, accusant
outrageusement M. de Guerchy et très offensant pour MM. de Praslin
et de Nivernais. En vérité je crois qu'il aura trouvé le moyen de
les rendre tous les trois irréconciliables... Le duc de Praslin doit
être enragé de l'étourderie du duc de Nivernais et de sa partialité
pour d'Éon et en viendra sûrement à haïr Guerchy. D'Éon, d'après
l'idée qu'il donne de lui-même, est aussi coupable que possible, fou
d'orgueil, insolent, injurieux, malhonnête; enfin un vrai composé
d'abominations, cependant trop bien traité d'abord, ensuite trop mal
par sa Cour; il est plein de malice et de talent pour mettre sa malice
en jeu... Le conseil se réunit aujourd'hui pour délibérer sur ce qu'on
peut faire à ce sujet. Bien des gens pensent qu'il n'est possible de
rien faire. Lord Mansfield croit qu'on peut faire quelque chose; mais
il a un peu de promptitude à prendre en pareil cas l'opinion la plus
sévère. Je serais bien aise pourtant que la loi permît la sévérité dans
le cas présent[84].»

  [84] M. Walpole au comte Hertford, 27 mars 1764. (Cité par le duc DE
  BROGLIE, _Le Secret du Roi_, t. II, p. 78.)

Le conseil du roi approuva les intentions de lord Mansfield. Si
l'ouvrage n'était pas à proprement parler un véritable libelle, il
contenait des insinuations injurieuses qui permettaient l'application
du bill. D'ailleurs le corps diplomatique entier s'était joint à M.
de Guerchy pour demander qu'on ouvrît une information, et l'attorney
général intenta au nom du roi contre d'Éon un procès en libelle qui fut
plaidé quelques mois plus tard.

L'impression avait été très grande à Londres; elle fut encore bien plus
vive à Paris, et l'auteur du scandale y fut encore plus sévèrement
jugé, ainsi que le relate, à la date du 14 avril, un contemporain qui
notait au jour le jour les nouvelles politiques ou littéraires:

«Le livre de M. d'Éon de Beaumont fait une sensation très vive ici:
on y voit des lettres attribuées à MM. de Praslin, de Nivernais, de
Guerchy, avec des notes de l'infidèle rédacteur. Elles ne donnent pas
une idée avantageuse du génie, de l'esprit et de la politique de ceux
qui les ont écrites. Cet écrit est précédé d'une préface dans laquelle
M. d'Éon expose les motifs qui le forcent à publier ces lettres.
L'indignité de son procédé, les disparates de sa conduite et de son
style dans ses récits dénotent un méchant homme et un fou[85].»

  [85] _Mémoires secrets pour servir à l'histoire de la République des
  lettres en France, ou Journal d'un observateur_, par BACHAUMONT, t.
  II, p. 45.

Il ajoute le 26 avril: «... Le procès a été commencé contre M. d'Éon,
dont il est tant question aujourd'hui comme auteur du libelle le plus
scandaleux et des calomnies les plus atroces[86].»

  [86] _Ibid._, t. II, p. 48.

Le recueil que l'opinion publique taxait aussi sévèrement et justement
devait soulever à Versailles non pas seulement de l'indignation, mais
aussi des craintes très vives. En effet, l'on pouvait tout redouter
d'un homme dont l'esprit était égaré à ce point. D'Éon s'était contenté
pour cette fois de ne parler que de ses propres affaires; mais rien
n'assurait qu'il se montrerait aussi réservé dans l'avenir et qu'il ne
révélerait pas les secrètes et délicates négociations auxquelles il
avait été mêlé, lors de la conclusion des derniers traités.

Le duc de Praslin décida que le livre serait mis au pilon; mais pendant
qu'il donnait cet ordre il s'occupait de négocier avec l'auteur. Le roi
l'y encourageait, car il partageait personnellement les craintes de son
ministre. Il venait, en effet, de prendre connaissance de deux lettres
adressées par d'Éon à M. Tercier, qui n'avait pas voulu répondre. Les
termes n'en étaient d'ailleurs que trop clairs:

  . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
  Je n'abandonnerai jamais le Roi, disait d'Éon dans l'une d'elles,
  ni ma patrie le premier; mais si, par malheur, le Roi et ma patrie
  jugent à propos de me sacrifier en m'abandonnant, je me disculperai
  aux yeux de toute l'Europe, et rien ne sera plus facile, comme
  vous devez bien le sentir. Je ne vous dissimulerai pas, monsieur,
  que les ennemis de la France, croyant pouvoir profiter du cruel
  de ma position, m'ont fait faire des offres pour passer à leur
  service. Les avantages qu'ils peuvent m'offrir ne me touchent pas
  et l'honneur seul me déterminera en cette occasion. J'ai répondu
  comme je le devais... Les chefs de l'opposition m'ont offert tout
  l'argent que je voudrais, pourvu que je dépose chez eux mes papiers
  et mes dépêches bien fermés et cachetés, avec promesse de me les
  rendre dans le même état en rapportant l'argent. Je vous ouvre mon
  cœur et vous sentez combien un pareil expédient répugne à mon
  caractère... Mais si je suis abandonné totalement et si d'ici au
  22 avril, jour de Pâques, je ne reçois pas la promesse signée du
  Roi ou de M. le comte de Broglie que tout le mal que m'a fait M. de
  Guerchy va être réparé... alors, monsieur, je vous le déclare bien
  formellement et bien authentiquement, toute espérance est perdue
  pour moi, et en me forçant de me laver totalement dans l'esprit du
  roi d'Angleterre, de son ministère et de la chambre des pairs et des
  communes, il faut vous déterminer à une guerre des plus prochaines
  dont je ne serai certainement que l'auteur innocent, et cette guerre
  sera inévitable. Le Roi d'Angleterre y sera contraint par la force et
  la nature des circonstances, par le cri de la nation et du parti de
  l'opposition[87].

  [87] D'Éon à Tercier, 23 mars 1764. (BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 313.)

Louis XV, qui n'allait pas jusqu'à croire que d'Éon tînt dans son
portefeuille la paix ou la guerre avec l'Angleterre, ne s'émut pas plus
que de raison du péril dont on le menaçait; mais il fut plus sensible
au danger que courait son secret. M. de Praslin ne lui avait pas caché
qu'il avait le plus grand désir «de voir arriver d'Éon en France et
qu'il y fût bien enfermé». Le ministre avait même envoyé en Angleterre
des exempts qui devaient s'emparer du chevalier; mais «il leur avait
défendu de l'avoir autrement que vif». Louis XV toutefois «ne pouvait
croire que son agent fût un traître[88]». Il le jugeait plus froidement
et plus justement que ses ministres secrets. Malgré ses défauts, son
orgueil et sa folie, d'Éon était incapable d'une déloyauté. S'il avait
été amené à écrire des lettres aussi compromettantes, il ne l'avait
fait que contraint par le besoin et poussé à bout par les procédés
d'une rigueur ou d'une faiblesse également excessives employés à son
égard, et aussi par le silence obstiné que gardaient à son égard le
comte de Broglie et Tercier. Il avait cru récemment, en apprenant la
mort de Mme de Pompadour, que les ministres secrets allaient enfin
jouir officiellement du crédit qu'ils avaient auprès du monarque. Son
espoir avait été déçu: Louis XV avait continué son double jeu, et le
comte de Broglie ne s'était pas senti assez fort pour profiter de
l'occasion et s'imposer au roi. Il n'avait pas même osé solliciter en
faveur de d'Éon.

  [88] Louis XV à Tercier, 25 mars, 10 avril, 11 avril 1764. (BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 317-320.)

Abandonné de tous côtés, celui-ci avait été singulièrement flatté des
offres du parti libéral, qui assimilait son sort à celui de Wilkes,
idole du peuple et victime d'un procès en libelle. Sa popularité à
Londres s'était rapidement accrue; on acclamait son nom à la suite de
celui du tribun populaire, mais on le flattait surtout dans l'espérance
qu'il pourrait révéler quelques détails scandaleux sur la conclusion
de la dernière paix. Ce parti attendait de lui des armes redoutables
contre lord Bute, les anciens ministres et leurs successeurs, que
l'on disait payés par la France. D'Éon n'avait pas voulu répondre à
ces avances, mais il ne les avait pas repoussées; il s'en était vanté
auprès des ministres secrets, espérant obtenir par l'intimidation les
secours refusés à ses prières. Il n'avait pas tout à fait manqué son
but, puisqu'il était parvenu à inspirer au roi des craintes sérieuses,
sinon pour la paix européenne, du moins pour le secret. Louis XV, sur
la proposition du comte de Broglie, envoya en Angleterre M. de Nort,
avec la mission de calmer la colère de M. de Guerchy, mais aussi
avec l'instruction formelle de ramener d'Éon par des conseils et des
promesses, et de savoir tout au moins quelles étaient ses exigences.
D'Éon, qui avait vu maintes fois M. de Nort chez le comte de Broglie,
le reçut avec enthousiasme. Croyant cette fois que l'heure de la
réhabilitation allait sonner pour lui, il se montra d'une modération
inattendue.

A peine eut-il pris connaissance de la lettre du comte de Broglie
apportée par M. de Nort, qu'enivré par les promesses et les flatteries
qui s'y trouvaient en guise d'appât, il écrivit au roi dans son premier
mouvement:

  Sire,

  Je suis innocent et j'ai été condamné par vos ministres; mais dès que
  Votre Majesté le souhaite, je mets à ses pieds ma vie et le souvenir
  de tous les outrages que M. de Guerchy m'a faits. Soyez persuadé,
  Sire, que je mourrai votre fidèle sujet et que je puis mieux que
  jamais servir Votre Majesté pour son grand projet secret, qu'il ne
  faut jamais perdre de vue, Sire, si vous voulez que votre règne soit
  l'époque de la grandeur de la France, de l'abaissement et peut-être
  de la destruction totale de l'Angleterre, qui est la seule puissance
  véritablement toujours ennemie et toujours redoutable à votre royaume.

  Je suis, Sire, de Votre Majesté, le fidèle sujet à la vie et à la
  mort.

  D'ÉON[89].

  [89] D'Éon au Roi, 20 avril 1764. (BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 321.)

En écrivant ce billet, d'Éon n'avait écouté que sa première
inspiration; il reconnut de suite qu'il s'était trop hâté. Il n'avait
voulu voir dans la lettre du comte de Broglie qu'une amorce pour des
négociations plus étendues. Son erreur avait été complète, car si M.
de Nort était disposé à laisser venir d'Éon, il devait s'en tenir aux
termes de la lettre, qui promettait au chevalier une somme d'argent
à déterminer et l'assurance que le roi s'occuperait de son avenir.
On ne parlait point de lui rendre son grade, ni de lui donner aucune
satisfaction contre M. de Guerchy.

Il y avait quelque maladresse à infliger à d'Éon cette nouvelle et
plus cruelle déception. C'était l'irriter inutilement et en même temps
augmenter par de vains pourparlers son arrogance et son infatuation. Le
chevalier s'aperçut dès le lendemain de l'arrivée de M. de Nort qu'il
s'était fait de grandes illusions; aussi, dans un accès de colère,
il renvoya au messager la lettre du comte de Broglie en ajoutant que
«puisque l'on n'agissait pas de bonne foi avec lui», il préférait
rester «comme le bouc de la Fable au fond du puits où les ordres du
roi ainsi que ceux de M. de Broglie et les haines particulières des
guerchiens l'avaient jeté[90]». M. de Nort ne se découragea pas et fit
tous ses efforts pour lui faire entendre raison; mais d'Éon se montra
intraitable et les lettres pressantes de M. Tercier n'eurent pas un
meilleur effet. Sentant seulement qu'il avait été trop loin en ne se
ménageant aucune porte de sortie pour l'avenir, d'Éon déclara à M. de
Nort que l'on ne pouvait raisonnablement exiger de lui qu'il livrât
les seules armes qu'il pouvait opposer aux poursuites judiciaires de
M. de Guerchy. Que l'ambassadeur se désistât de son instance, et les
négociations en seraient aussitôt simplifiées. Devant cette fin de
non-recevoir passablement ironique, M. de Nort jugea qu'il n'avait plus
rien à faire à Londres. Il n'avait pas mieux réussi d'ailleurs auprès
de M. de Guerchy.

  [90] _Mémoires de la chevalière d'Éon_, cités par le duc DE BROGLIE,
  _Le Secret du roi_, t. II, p. 85.

Le moment était mal choisi en effet pour parler de modération à
l'ambassadeur. Celui-ci ne s'était jamais vu aussi près du but, aussi
sûr de tenir sous peu le chevalier à merci. L'humiliation retentissante
qu'il venait de subir avait d'ailleurs grandement augmenté son
irritation. Il attendait l'issue du procès en libelle, comptant sur la
loi anglaise pour condamner enfin son ennemi et tenant prêts déjà pour
se saisir de celui-ci quelques sbires soigneusement choisis, que lui
avait envoyés, sur sa demande, le duc de Praslin. «Un voilier monté de
vingt-un hommes armés se trouvait mouillé à Sgravesend», et l'on avait
«détaché un petit bateau de six rameurs qui stationnait entre le pont
de Westminster et celui de Londres» et qui devait recevoir le chevalier
aussitôt qu'on se serait emparé de sa personne. Les admirateurs que
d'Éon avait trouvés dans les bas-fonds de Londres, parmi les ouvriers
du port, appelés les _mobs_, étaient venus lui faire incontinent ce
rapport, ce qui permit encore une fois à l'insaisissable chevalier
de se soustraire aux poursuites de son ambassadeur, prématurément
triomphant. D'Éon écrivit au lord chief justice, comte Mansfield, à
milord Bute et à M. Pitt des lettres qu'il fit imprimer et que les
journaux publièrent; il y racontait les complots qui se tramaient
autour de lui[91], en appelait à l'opinion anglaise et demandait aux
ministres responsables de pourvoir à sa sécurité.

  [91] Le chevalier d'Éon à lord Mansfield, à lord Bute, à Pitt, ff.
  imprimés.--Londres, 21 juin 1764. (_Papiers inédits de d'Eon._)

M. Pitt seul lui répondit en quelques lignes: «Vu l'extrême délicatesse
des circonstances, vous pourrez trouver bon que je me borne à plaindre
une situation sur laquelle il ne m'est pas possible d'offrir des avis
que vous me témoignez désirer d'une manière très flatteuse[92]».

  [92] William Pitt au chevalier d'Éon, 23 juin 1764.--Cité par
  GAILLARDET.

L'agitation entretenue par d'Éon autour de sa personne, dans un pays
où la liberté individuelle était si fortement sauvegardée, suffit à le
mettre à l'abri des tentatives de M. de Guerchy. L'été approchait; il
partit pour Staunton Harold, propriété de son ami le comte Ferrers,
tandis que l'ambassadeur prenait un congé et regagnait la France.

L'automne ramena M. de Guerchy à Londres, où allait se dérouler le
procès en libelle intenté contre d'Éon. Le cabinet anglais avait
presque donné à l'ambassadeur l'assurance qu'il obtiendrait un verdict
affirmatif et pourrait mettre la main sur d'Éon et ses papiers.
Cependant d'Éon, dont on pouvait tout attendre, sauf une reculade, ne
parut pas à l'audience. Son avocat demanda un sursis, alléguant qu'il
n'avait pas été accordé à la défense un temps suffisant pour réunir les
témoignages qu'elle comptait fournir; les juges, refusant tout délai,
passèrent outre. La sentence fut telle qu'on l'espérait: d'Éon était
condamné; mais lorsqu'on se présenta chez lui pour lui notifier le
jugement, on trouva l'appartement vide; notre chevalier avait pris les
devants. Ne pouvant douter que l'issue du procès lui fût défavorable,
il avait gagné la Cité et s'était retiré dans un garni en compagnie de
son cousin de Mouloize. Il se croyait si bien en sûreté et se cachait
si peu qu'il faillit être arrêté de suite par «deux messagers d'État
qui vinrent avec un warrant et nombre de soldats armés en la maison de
Mme Eldoves, où l'on supposait que le sieur d'Éon s'était réfugié».
«Les agents, raconte d'Éon lui-même, cassèrent les portes, armoires,
valises, armoires, pour me chercher et ne trouvèrent que mon cousin
d'Éon de Mouloize, qui était tranquillement à se chauffer auprès du feu
avec Mme Eldoves et une autre dame. Cette autre dame était celle qu'on
appelle communément le chevalier d'Éon[93].»

  [93] Note particulière du chevalier d'Éon pour le comte de Vergennes,
  31 décembre 1774. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Les ministres anglais, talonnés par Guerchy et furieux de la maladresse
des agents de la police autant que de la mollesse de leur chef,
s'impatientaient; lord Halifax, «violemment fâché que d'Éon fût encore
en liberté», s'étonnait que le solicitor général fût absent à ce moment
critique; il l'invitait à revenir en hâte, afin que cette affaire
n'essuyât plus aucun retard et que l'on s'emparât du coupable, par tous
les moyens légaux, pour l'amener à subir la sentence de la cour[94].
Toutes ces mesures furent vaines; d'Éon, rendu plus prudent par
l'alerte qu'il venait de subir, s'était définitivement terré. Il avait
«mis ses espions en campagne», ne sortant «qu'avec les sûretés qu'un
capitaine de dragons doit prendre en temps de guerre[95]», et dans sa
réclusion travaillait à une «ample et magnifique défense» contre la
cabale de la Cour. C'était le couronnement de toutes ses folies qu'il
préparait, le bouquet du feu d'artifice dont il avait étourdi son
ambassadeur. Sa «magnifique défense» allait causer à Londres et à Paris
un scandale inouï, unique dans les annales de la diplomatie. Ayant
dédaigné de répondre à une assignation devant un simple tribunal du
ban royal, il allait assigner l'ambassadeur de France, pour tentative
d'empoisonnement et d'assassinat, devant le grand jury d'Old Bailey.

  [94] Lettre de lord Halifax, ministre et secrétaire d'État, à Philipp
  Carteret Webb, solicitor général de la Trésorerie d'Angleterre, 16
  décembre 1764. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  [95] D'Éon au capitaine de Pommard, 5 juin 1764. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

D'Éon reprenait, en effet, toutes ses anciennes accusations. Il avait
découvert un précieux témoin et recueilli de nouvelles preuves. A son
instigation, le sieur Treyssac de Vergy rentrait en scène. Emprisonné
pour dettes et abandonné par l'ambassadeur qu'il avait servi de sa
plume, mais dont il n'avait pu obtenir aucun secours, Vergy s'était
retourné tout repentant vers d'Éon; il lui avait promis d'appuyer de
son témoignage les plus graves révélations. Il certifia de nouveau
qu'il était venu en Angleterre sur les ordres des ministres, qui lui
avaient donné à entendre qu'ils désiraient «déshonorer d'Éon, mais
qu'il fallait une main étrangère et habile[96]». A peine arrivé à
Londres, M. de Guerchy avait suscité les événements qui, grâce à d'Éon,
avaient eu une si grande publicité. Vergy se disait prêt à signer
ses déclarations, et, pour plus de sûreté, à les résumer dans son
testament; il les renouvela d'ailleurs au moment de sa mort, en 1774,
comme le prouvent les papiers du chevalier[97].

  [96] Lettre à M. le duc de Choiseul, par Treyssac de Vergy. Libelle
  publié à Liège, 1764.

  [97] _Papiers inédits de d'Éon._

En dépit de tout ce qu'il avait de suspect, un pareil témoignage était
fort compromettant aux yeux des jurés anglais. Guerchy ne voulait
pas s'en convaincre et se refusait à croire qu'on pût ajouter foi à
tous ces racontars qui «faisaient frémir d'horreur». Plus stupéfait
qu'ému, il trouvait seulement que «d'Éon avait mis le comble à sa
scélératesse[98]». Celui-ci exultait bruyamment; toutefois, pour ne
pas rompre avec le ministère secret, il s'efforçait d'intéresser le
comte de Broglie à son sort et de rendre leurs intérêts communs; en lui
communiquant une longue déposition de Treyssac de Vergy, il écrivait:

  «Enfin, monsieur, voilà donc le complot horrible découvert; je puis
  à présent dire à M. de Guerchy ce que le prince de Conti disait au
  maréchal de Luxembourg avant la bataille de Steinkerque: «Sangarède,
  ce jour-là est un grand jour pour vous, mon cousin. Si vous vous
  tirez de là, je vous tiens habile homme...» Le roi ne peut à présent
  s'empêcher de voir la vérité; elle est mise au grand jour... J'ai
  instruit le duc d'York et ses frères de la vérité et des noirceurs
  du complot contre vous, le maréchal de Broglie et moi. Ceux-ci
  instruisent le roi, la reine et la princesse de Galles. Déjà M.
  de Guerchy, qui a été revu de très mauvais œil à son retour, est
  dans la dernière confusion malgré son audace, et je sais que le roi
  d'Angleterre est disposé à rendre justice à M. le maréchal et à
  moi. Agissez de votre côté, monsieur le comte, et ne m'abandonnez
  pas ainsi que vous paraissez le faire. Je me défendrai jusqu'à la
  dernière goutte de mon sang et par mon courage je servirai votre
  maison malgré vous, car vous m'abandonnez, vous ne m'envoyez point
  d'argent, tandis que je me bats pour vous. Ne m'abandonnez point,
  monsieur le comte, et ne me réduisez pas au désespoir. J'ai dépensé
  plus de douze cents livres sterling pour ma guerre, et vous ne
  m'envoyez rien: cela est abominable; je ne l'aurais jamais cru,
  monsieur le comte, permettez-moi de vous le dire[99].»

  [98] Le comte de Guerchy au duc de Praslin, 15 novembre 1764.
  (Archives des Affaires étrangères.)

  [99] D'Éon au comte de Broglie, 2 novembre 1764. (BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 332.)

Le comte de Broglie, désirant naturellement ne s'associer en rien à
une telle campagne, se garda bien d'envoyer les secours que d'Éon
sollicitait avec tant d'impudence. Depuis plusieurs mois déjà, il avait
renoncé à faire passer sous les yeux du roi les réclamations de son
agent secret; mais cette fois, comprenant l'imminence du scandale que
d'Éon allait faire naître, il demanda à Louis XV la permission de se
rendre lui-même à Londres. Le roi trouva que d'Éon méritait d'être
«pilé comme le muphti[100]»; il adhéra toutefois à la proposition du
comte de Broglie et chercha un prétexte pour faire approuver cette
mission par M. de Praslin; mais un incident qui mettait son secret en
péril vint absorber son attention et le détourner de ce projet.

  [100] Le Roi à Tercier, 9 janvier 1765. BOUTARIC, _Correspondance
  secrète_, t. I, p. 334.

Un nommé Hugonnet, ancien courrier du marquis de L'Hospital, puis du
duc de Nivernais, que d'Éon avait conservé à son service, venait d'être
arrêté à Calais porteur de dépêches de Drouet, le secrétaire du comte
de Broglie. Soupçonné depuis longtemps d'être l'intermédiaire de la
correspondance secrète dont les ministres avaient eu vent, il avait
déjoué jusqu'alors les espions mis à ses trousses. Moins heureux cette
fois, il avait été appréhendé au moment même où il se présentait au
bureau de la marine pour y obtenir son passeport. «Sur l'énoncé de son
nom, rapporte d'Éon, le commissaire de la marine lui porta aussitôt
la pointe de son épée sur la poitrine en lui disant qu'il le faisait
prisonnier d'État. Deux grenadiers le conduisirent chez M. de la
Bouillie, commandant de la ville de Calais, qui s'empara du paquet de
papiers et fit conduire le dit sieur Hugonnet au secret de la prison;
on le fit déshabiller, on y décousit ses vêtements jusqu'au talon de
ses bottes. Sept jours après il arriva un exempt de la police de Paris
qui fit mettre les fers aux pieds et aux mains d'Hugonnet et une chaîne
au milieu du corps. Attaché au siège d'une chaise de poste, il fut
conduit à la Bastille[101].»

  [101] _Papiers inédits de d'Éon._

L'arrestation d'Hugonnet amena celle de Drouet. Le duc de Praslin
crut enfin tenir la preuve de la correspondance du comte de Broglie
avec le criminel d'État qu'était d'Éon. Il se hâta d'avertir le roi
de cette découverte et de ses soupçons. Louis XV, voyant son secret
de nouveau en péril, ne songea pas à arrêter l'enquête par une simple
manifestation de sa volonté: il préféra les tristes expédients que lui
avait déjà suggérés sa faiblesse; l'attrait pervers de cette politique
souterraine lui fit imaginer une comédie dont les agents subalternes de
ses ministres devaient être à la fois les confidents et les acteurs. Il
fit appeler le lieutenant de police, M. de Sartine, et lui recommanda
«de mettre à l'écart tous les papiers qui pourraient être saisis dans
cette affaire concernant le comte de Broglie, Durand et Tercier». Et
satisfait de cette manœuvre habile, mais encore plus étrange, il
écrivait à Tercier cet aveu d'une humilité inattendue de la part d'un
monarque absolu: «Je me suis ouvert et confié au lieutenant de police
et il paraît que cela lui a plu, mais il faut attendre de sa sagesse et
de cette marque de confiance qu'il fera bien; si le contraire arrive,
nous verrons ce qu'il y a à faire[102].»

  [102] Louis XV à Tercier, Marly, 16 janvier 1765. (BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 336.)

Sartine s'était, au premier moment, montré flatté de la confidence
inattendue qui lui avait été faite; mais il n'avait accepté qu'en
tremblant un rôle hasardeux qui répugnait à son caractère autant qu'à
sa qualité de magistrat et l'exposait en outre au ressentiment du
duc de Praslin. Le comte de Broglie l'avait même trouvé si hésitant
que, pour le convaincre, il avait dû à deux reprises le chapitrer et
le persuader qu'il ne pouvait se soustraire à la besogne que le roi
attendait de lui. Les papiers de Drouet furent donc soigneusement triés
et on ne laissa, pour l'instruction de l'affaire, que quelques lettres
sans importance. Les pièces ainsi mises en sûreté, on pouvait encore
craindre que les inculpés ne commissent quelque imprudence de langage.
Louis XV dut s'adresser, directement et sous le sceau du secret, au
gouverneur de la Bastille, M. de Jumilhac, afin qu'il permît à M.
Tercier d'entrer dans la prison et de communiquer aux inculpés les
dépositions que le comte de Broglie «avait mis plus de quinze heures
à préparer[103]». Les rôles furent si bien appris et tous les détails
si minutieusement prévus que la comédie eut plein succès. Aucun indice
certain de correspondance compromettante ne put être relevé, et M.
de Praslin, qui assistait à l'audience, dut s'incliner devant un
jugement dont il n'était point dupe. Il sortit furieux de la salle et
dit à M. de Sartine: «Je sens bien que ces gens se moquent de moi...»
Mais, devinant qu'il se heurtait à une volonté supérieure, il résolut
d'attendre de nouveaux incidents pour reprendre cette affaire.

  [103] Le comte de Broglie à Louis XV, 25 janvier 1765. (Le duc DE
  BROGLIE, _Le Secret du roi_, t. II, p. 100.)

Drouet fut relâché au bout de quelques jours; mais, afin de ne pas
éveiller les soupçons par une trop grande indulgence, on laissa
Hugonnet à la Bastille. Il y resta plus de trente mois, pendant
lesquels il perdit toutes les économies du petit commerce qui le
faisait vivre. Il se trouvait réduit à la misère en 1778 et ne dut
quelques dédommagements qu'aux démarches pressantes que d'Éon fit alors
en sa faveur auprès de M. de Sartine[104].

  [104] _Papiers inédits de d'Éon._

Cet incident, qui avait provoqué des impressions si diverses à
Versailles, avait à Londres ravivé l'espoir de vengeance que M. de
Guerchy nourrissait contre son antagoniste et le parti de Broglie.
Aussi l'annonce de ce nouvel échec fut-elle une cruelle déception qui
ranima l'irritation de l'ambassadeur.

Des propos bizarres commençaient d'ailleurs à courir sur le compte de
d'Éon, et trouvaient à l'ambassade l'appui d'une malignité toujours
en éveil. Les mœurs réservées du chevalier et l'absence de toute
intrigue féminine dans sa vie avaient depuis longtemps attiré sur lui
une ironique curiosité. Les langues les moins perfides raillaient la
faiblesse de sa constitution, d'autres le soupçonnaient d'être une
femme; mais un grand nombre, épris de singularité, attribuaient au
pauvre chevalier les deux sexes à la fois. Si étrange et si grossière
que puisse paraître l'allégation, il est certain qu'elle fut émise et
rencontra, alors comme plus tard, une surprenante crédulité. D'autres
insinuations, moins ridicules mais plus redoutables, et inspirées
par les mêmes ennemis, lui attribuaient la paternité d'un libelle
injurieux, paru sous la forme d'une lettre anonyme adressée au lord
chief-justice. D'Éon avait dû protester et faire paraître une réponse
assez hautaine pour détruire de pareilles accusations; mais l'attention
publique qu'il avait si souvent éveillée s'attachait maintenant à lui
au point de mettre à son compte plusieurs des ouvrages satiriques
dont la mode commençait à sévir. On le regardait comme l'auteur d'un
«dialogue entre M. Frugalité et M. Vérité» et l'on n'avait pas eu de
peine à discerner sous ces pseudonymes l'ambassadeur et l'ex-ministre
plénipotentiaire de France. A Paris on croyait reconnaître son style
acerbe dans un ouvrage en six volumes intitulé: _L'espion chinois ou
l'envoyé secret de la cour de Pékin pour examiner l'état présent de
l'Europe_[105]. C'était attribuer à d'Éon beaucoup plus d'ouvrages
qu'il n'en pouvait produire. Tout occupé du procès qu'il avait intenté
à son ambassadeur, aidé de son secrétaire et de ses avocats, il avait
recueilli et souvent inspiré les «affidavit» ou dépositions écrites de
ses témoins. Ce fut le 1er mars 1765 que se réunit le grand jury de
la cour d'Old Bailey, avec des attributions voisines de celles d'une
chambre des mises en accusation de nos jours. A l'unanimité, les jurés
déclarèrent la poursuite fondée et rendirent leur sentence sous la
forme de ce curieux «indictment»:

  [105] BACHAUMONT, _Mémoires secrets_, à la date du 28 novembre 1764,
  t. II, p. 126.]

  Les jurés pour notre souverain maître le roi, sous serment,
  représentent que Claude-Louis-François Regnier comte de Guerchy,
  dernièrement à Londres, étant une personne d'esprit et de disposition
  cruels et n'ayant pas la crainte de Dieu devant ses yeux, mais étant
  poussé et séduit par les instigations du diable et ayant conçu la
  pire malice envers Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée-Timothée
  d'Éon de Beaumont, et sans égard aux lois de ce royaume, le 31e jour
  d'octobre dans la 4e année du règne de notre souverain Seigneur
  George III, par la grâce de Dieu roi de Grande-Bretagne, France
  et Irlande, défenseur de la foi, etc.... dans le susdit Londres,
  dans la paroisse de Sainte-Marie, a méchamment, déloyalement et
  malicieusement sollicité et encouragé Pierre-Henry Treyssac de
  Vergy à tuer et assassiner le dit Charles-Geneviève-Louis-Auguste
  Timothée d'Éon de Beaumont, au grand dommage dudit
  Charles-Geneviève-Louis-Auguste-Andrée Timothée d'Éon de Beaumont, au
  mépris de notre souverain Maître et de ses lois[106]...

  [106] _Papiers inédits de d'Éon._

L'émotion que causa ce verdict fut inouïe: M. de Guerchy s'attendait
à toute heure à être appréhendé; son maître d'hôtel Chazal, qui était
accusé d'avoir versé le poison, venait de s'enfuir en même temps
qu'un des secrétaires qui avait rédigé quelques-uns des libelles.
Les cabinets de Londres et de Paris étaient exaspérés; Louis XV et le
comte de Broglie ne pouvaient comprendre une législation qui livrait un
ambassadeur à des tribunaux étrangers. La situation de M. de Guerchy
était d'autant plus grave que le droit anglais reposait sur une foule
de textes assez peu connus et complexes; le cas visé avait été prévu
par une loi fort ancienne que la jurisprudence, dans une matière si
rare, n'avait pas eu l'occasion de modifier. Un seul fait pouvait être
invoqué à titre de précédent: il s'était passé sous Cromwell, et avait
eu pour épilogue l'exécution capitale d'un ambassadeur de Portugal.

M. de Guerchy ne pouvait croire qu'un sort semblable l'attendît;
mais l'esprit anglais lui avait réservé déjà de telles surprises que
l'incertitude augmentait son abattement et le poussait aux démarches
les plus inconsidérées. Il était profondément humilié et son attitude
remplissait de joie d'Éon qui, tout glorieux, arrogant et plein de
menaces, donnait libre cours à son persiflage malicieux: «Dans la
position où sont les choses, écrivait-il au comte de Broglie, il faut
absolument que l'arrangement que vous m'avez fait proposer soit fini
incessamment et que vous arriviez au premier jour sans perdre de temps,
au 20 de ce mois... Ceci est la dernière lettre que j'ai l'honneur de
vous écrire au sujet de l'empoisonneur et du scélérat Guerchy, qui
serait rompu vif en France s'il y avait de la justice. Mais, grâce à
Dieu, il ne sera que pendu en Angleterre... Je vous donne ma parole
que sous peu le Guerchy sera arrêté au sortir de la Cour et conduit
dans la prison des criminels à la Cité de Londres; son ami Praslin
viendra l'en tirer s'il le peut; vraisemblablement l'ami qui l'en
tirera sera le bourreau[107].»

  [107] D'Éon au comte de Broglie, 1er avril 1765. (Le duc DE BROGLIE,
  _Le Secret du roi_, t. II, p. 106.)

Ces prédictions ironiques ne se réalisèrent pas. Un verdict aussi
singulier ne pouvait autoriser l'application d'une loi surannée. Le
cabinet anglais en eût redouté les conséquences, s'il n'en avait déjà
compris l'injustice et même le ridicule. Il chercha aussitôt un moyen
qui lui permît de parer aux dangers de son inflexible législation et le
trouva dans les arcanes même de son droit. Par un _writ d'assertiorari_
le procès fut évoqué en appel au banc du roi. Ce nouveau tribunal
déclara le jugement en suspens, et, sans trancher la question pour le
fond, délivra, en faveur de l'ambassadeur, une ordonnance de _noli
prosequi_.

L'affaire était définitivement enterrée. Le comte de Guerchy dut
se trouver satisfait de ce piètre expédient qu'il avait sollicité
instamment, et qui ne le lavait point aux yeux du public de la honte de
ce scandaleux débat. L'estime des ministres et des gens clairvoyants
lui restait, et il dut s'en contenter, car l'opinion anglaise lui était
en général opposée. On critiqua fort l'intervention du roi dans une
matière purement judiciaire; lord Chesterfield, écrivant à son fils
Philippe Stanhope, en contestait lui-même la légalité[108]. Ce fut
dans le peuple une explosion de mécontentement qui faillit mettre en
danger la personne même de l'ambassadeur. La populace ne ménagea point
ses huées à Guerchy. Un jour même on arrêta son carrosse; il dut cacher
sa croix du Saint-Esprit et déclarer qu'il n'était pas l'ambassadeur,
mais son secrétaire seulement. La foule menaçante ne l'en poursuivit
pas moins jusqu'à son hôtel; les valets de l'ambassade fermèrent
précipitamment la grille, ce qui donna le temps à la force publique
d'arriver et de mettre fin à un incident qui eût pu avoir les plus
graves conséquences.

  [108] Lettre citée par le duc DE BROGLIE. (_Le Secret du roi_,
  p. 108.)

La situation devenait intolérable à Londres pour M. de Guerchy. Il prit
un congé et passa de longs mois en France; puis il fit de nouveau, en
1766, un court séjour en Angleterre, où il ne devait plus revenir. M.
Durand fut nommé ministre de France par intérim. C'était un des plus
fidèles agents du secret, qui avait déjà représenté le roi en Pologne.

D'Éon n'avait pas attendu l'arrivée à Londres de ce nouvel envoyé,
qu'il connaissait de longue date, pour tenter de renouer, par des
prières et des menaces, ses négociations avec M. de Broglie. Celui-ci,
se montrant toujours indulgent et jugeant le moment opportun, consentit
à reprendre les pourparlers. Le chevalier ne fit plus de difficulté
pour remettre au nouveau ministre plénipotentiaire les brevets royaux
de sa mission (mais ceux-là seulement); il les présenta, dit le
procès-verbal qui fut dressé alors, «en bon état, couverts d'un double
parchemin à l'adresse de Sa Majesté, renfermés et mastiqués dans une
brique cousue à cet effet, prise dans les fondements des murailles de
la cave».

En échange de ces papiers, Louis XV, vivement supplié par M. de Broglie
et Tercier, redoutant surtout les indiscrétions et les incartades de
d'Éon, lui accorda une grâce qu'il daigna lui annoncer de sa main même:

  En récompense des services que le sieur d'Éon m'a rendus tant en
  Russie que dans mes armées et d'autres commissions que je lui ai
  données, je veux bien lui assurer un traitement annuel de 12,000
  livres, que je lui ferai payer exactement tous les trois mois en
  quelque pays qu'il soit, sauf en temps de guerre chez mes ennemis
  et ce jusqu'à ce que je juge à propos de lui donner quelque poste
  dont les appointements seraient plus considérables que le présent
  traitement.

  LOUIS[109].

  [109] BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, p. 349.

Un témoignage aussi flatteur, qui marquait le pardon, sinon l'oubli,
de tant de menées scandaleuses, aurait dû ramener le calme dans un
esprit moins exaspéré. Mis à l'abri, par une pension de ministre
plénipotentiaire, du dénuement complet au milieu duquel il s'était
débattu pendant trois longues années, tout autre que d'Éon eût saisi
l'occasion qui se présentait une seconde fois à lui de se faire
oublier, pour reprendre dans la suite une carrière en vérité très
compromise, mais à laquelle ses talents reconnus pouvaient encore
ouvrir quelques perspectives. Il n'en fut rien; sa destinée l'avait
poussé aux aventures et dès lors les aventures l'attiraient.

M. de Guerchy rentré en France venait de mourir[110]. Sa santé,
ébranlée, disait-on, par les tracas de son ambassade, n'avait pu se
remettre de l'affront qui l'avait terminée; du ridicule, sinon du
déshonneur, que lui avait infligé sa condamnation et il n'avait pas
tardé à succomber. La haine de d'Éon contre ce nom qui lui avait été si
fatal ne fut point désarmée cependant par la mort d'un adversaire que
sa plume ne cessa de poursuivre. Il comprit en tout cas l'indignation
que cet événement (dont on ne manquerait pas de le rendre responsable)
allait de nouveau raviver contre lui, et devina l'hostilité qu'il
rencontrerait à la Cour s'il se hasardait à rentrer en France.

  [110] 1768.

Le ressentiment des ministres qu'il avait si librement raillés et
bravés; la colère de la famille de Guerchy, alors toute puissante, lui
parurent de suffisants motifs pour renoncer à tout projet de retour.
L'Angleterre, où le jugement qui l'avait mis hors la loi venait d'être
paralysé par le procès qu'il avait gagné contre son ambassadeur, lui
offrait un asile plein de sécurité et lui assurait une liberté qu'il
ne pouvait espérer nulle part aussi grande. Il se résigna donc à y
demeurer, bien décidé à améliorer, par tous les moyens possibles, une
situation qu'il estimait bien injustement diminuée, et à entretenir
autour de lui un bruit auquel il s'était accoutumé et qui lui était
devenu indispensable.



CHAPITRE VI

  D'Éon continue à être l'agent secret du roi en Angleterre; sa
  correspondance avec le comte de Broglie.--Il offre ses services au
  nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski; Louis XV s'oppose
  à son projet.--Popularité de d'Éon à Londres; les paris sur son
  sexe.--Il s'enfuit et parcourt l'Angleterre sous un faux nom.--Le
  chevalier d'Éon se détermine à se faire passer pour femme.


En exigeant la restitution du brevet qui donnait mission à d'Éon
d'étudier le projet d'une descente en Angleterre, Louis XV n'avait
point songé à se priver des services que son agent secret pouvait
encore lui rendre comme informateur. Il savait que d'Éon connaissait
admirablement le pays où il vivait, qu'il était bien accueilli dans
les classes élevées de la société anglaise, en même temps qu'il
jouissait dans les plus humbles d'une réelle popularité et par cela
même d'une précieuse influence. Le roi avait tenu seulement à rentrer
en possession d'une pièce revêtue de sa propre signature et qui, entre
les mains d'un aventurier, devenait dangereuse, sinon pour la politique
de la France, tout au moins pour la sécurité du secret. Mais, dans sa
précipitation à s'assurer le silence du chevalier, il avait négligé
d'exiger de lui la remise d'autres pièces qui l'engageaient moins
personnellement. C'étaient le plan de cette même mission rédigé par
le comte de Broglie et toute la correspondance relative à ce sujet,
sans parler de dépêches originales et de copies que le transfuge
avait conservées de son passage à l'ambassade. D'Éon s'était bien
gardé de se dessaisir de ces précieux dossiers qui pouvaient lui
permettre encore de peser sur un gouvernement dont il avait reçu plus
de promesses que de salaires. Ses craintes s'étant un peu apaisées,
en même temps que son ressentiment s'était trouvé satisfait par la
mort du comte de Guerchy, il se remit à la correspondance secrète.
D'ailleurs le comte de Broglie, dans ses lettres, ne lui ménageait
point les encouragements. Il tâchait aussi de lui faire comprendre
toute l'étendue des dernières faveurs royales, et lui conseillait pour
l'avenir «de se conduire avec modestie et sagesse, d'abandonner le
romanesque, pour prendre l'attitude et les propos d'un homme tranquille
et sensé. Avec cela et un peu de temps, disait-il, on se ressouviendra
de vos talents... Quand on a le cœur droit et l'âme courageuse, mais
point féroce ni violente, on peut espérer de l'emporter sur la haine et
sur l'envie de tout l'univers[111]».

  [111] Le comte de Broglie au chevalier d'Éon, 11 juillet 1766.
  (Archives des Affaires étrangères.)

Dans une autre lettre, écrite un peu plus tard et où l'on devine les
inquiétudes personnelles que lui inspiraient les armes restées aux
mains de son correspondant, le comte de Broglie exhortait d'Éon à
mériter la bienveillance du nouvel ambassadeur, M. du Châtelet, en
remettant à M. Durand qui rentrait en France «les papiers ministériaux
et autres de tout genre» qu'il possédait encore. Il terminait ainsi:
«Depuis la lettre que je vous ai écrite en chiffres à la fin du mois
dernier, il ne m'est rien venu de votre part; vous ne nous avez rien
appris de ce qui s'est passé dans l'intérieur de l'Angleterre. Je me
rappelle bien, et je ne l'ai pas laissé ignorer à Sa Majesté, que vous
l'attribuez à l'éloignement de votre ami, M. Cotes, de la capitale,
mais votre dextérité devait y suppléer[112].»

  [112] Le comte de Broglie à d'Éon, 30 juin 1767. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Le reproche même prouve combien le comte de Broglie prisait les
renseignements fournis par son correspondant. Dépouillé de tout titre
officiel, d'Éon n'était pas moins demeuré l'agent d'informations sans
cesse sollicité et souvent écouté par les conseillers secrets du roi.
Esprit cultivé et doué d'une curiosité toujours en éveil, il avait, au
cours des négociations diplomatiques, acquis l'expérience des affaires.
Excessif dans ses ressentiments personnels, avantageux et inconsidéré
pour tout ce qui le concernait, il savait en politique apprécier avec
discernement, retenir avec précision et souvent prévoir sans erreur.
Son imagination abondante, bien que dépourvue de goût, donnait aux
faits un tour pittoresque et original. Les portraits qu'il traçait,
avec une légère tendance à la caricature, étaient cependant fidèles.
«En réalité, dit le duc de Broglie, d'Éon fut le précurseur, sinon
le fondateur, de ce métier de reporter politique qui fait si grande
figure aujourd'hui à la porte de tous les parlements de l'Europe[113].»
Il se complaisait à cette tâche et y excellait.

  [113] Le duc DE BROGLIE, _le Secret du roi_, t. II, p. 462.

Si d'Éon évita de suivre les conseils intéressés que lui donnait le
comte de Broglie au sujet des «papiers ministériaux», il se montra
sensible aux reproches que sa négligence lui avait attirés. C'est ainsi
que, durant plus de sept ans, nous le voyons rédiger des rapports
qu'il intitule «lettres politiques» et qu'il fait parvenir au ministre
secret, à l'aide d'un chiffre sous sa propre signature, ou en clair
sous le nom de William Wolf. Il y traite à la fois de guerre et de
finances; fournit des aperçus sur l'administration intérieure, sur les
aspirations des colonies; relate avec soin les débats du parlement,
les querelles des partis et ne néglige pas les petits incidents de
cour, les intrigues du corps diplomatique. Dans une de ces lettres,
prise entre tant d'autres, où il s'étend longuement sur la question
des _warrants_ qui passionnait alors l'opinion anglaise, il raconte la
chronique amoureuse des princes.--Le duc d'York, surpris par un mari
jaloux, venait de recevoir un coup d'épée à l'épaule; son frère le duc
de Glocester, sur le point de contracter un mariage secret, allait
être envoyé à l'étranger. Le duc de Brunswick délaissait sa femme,
depuis qu'il avait découvert qu'elle était atteinte «du mal royal
d'Angleterre» et «avait un cautère sur la jambe».

Dans cette même lettre, et à la suite de ces nouvelles piquantes
(qui toutefois ne sont pas toujours négligeables en politique), d'Éon
effleure un point du plus haut intérêt: ce sont les ouvertures que lord
Bute, l'ancien ministre, lui aurait faites en vue d'une restauration
éventuelle des Stuarts; lui-même ajoutait, il est vrai, qu'à son avis
«les hommes et les choses n'étaient pas encore mûrs[114]». Le comte
de Broglie s'empressa de lui répondre qu'il devait donner suite à ces
propositions, sans toutefois s'engager; mais ce projet, si souvent
envisagé par la France, fut dans la suite encore une fois abandonné. La
même année d'Éon annonça au cabinet de Versailles et à l'ambassadeur
d'Espagne, le prince de Masseran, «les desseins que l'Angleterre avait
formés d'envahir, à la prochaine guerre, le Mexique et le Pérou,
d'après les plans du marquis d'Aubarède, qui recevait une pension
de l'Angleterre[115]». Le champ de ses informations ne se bornait
pas du reste à l'Angleterre; les relations qu'il avait conservées en
Russie lui permettent, en 1769, d'informer le roi de l'expédition que
l'impératrice projetait alors contre les Turcs et qui eut lieu, en
effet, huit mois plus tard.

  [114] D'Éon au comte de Broglie, 15 mars 1766.--Cité par GAILLARDET,
  p. 388.

  [115] _Papiers inédits de d'Éon._

Dans une affaire qui, à la même époque, eut à Londres un grand
retentissement, d'Éon dut jouer un rôle plus actif dont il se tira
fort adroitement et qui lui valut les félicitations des deux Cours et
de toute la société anglaise. A ce moment, en effet, l'opposition
libérale, qui sous l'impulsion de Wilkes avait grandi de jour en jour,
tenta un dernier effort pour renverser le cabinet. Le Dr Musgrave,
un des leaders du parti, venait de faire paraître un virulent
libelle intitulé: _Address to the gentlemen, clergy and freeholders
of the country of Devon_. Il y renouvelait les insinuations contre
lesquelles d'Éon avait déjà protesté dans les journaux dès 1764 et qui
laissaient croire que la princesse de Galles, lord Bute, le duc de
Richemond, lord Égremont et lord Halifax avaient reçu de l'argent de
la France au moment de la conclusion des traités. Dans cet opuscule
le Dr Musgrave se disait à même de fournir sur ces faits de nouvelles
preuves et de nouveaux témoignages, qu'il avait recueillis dans un
récent séjour à Paris. Il assurait que les offres vénales avaient
été faites par l'intermédiaire du chevalier d'Éon qui devait encore
se trouver possesseur des documents relatifs à cette affaire. Enfin,
s'attaquant directement à lord Halifax, il lui reprochait de s'être
refusé dans un intérêt personnel à ouvrir une enquête publique sur les
papiers de d'Éon et à mettre en cause le chevalier. Il invitait ce
lord à justifier ses actes devant le parlement. Le secrétaire d'État
n'hésita pas à relever le défi du Dr Musgrave et, dans un éloquent
discours, repoussa victorieusement ses accusations. Le parlement les
déclara «sans fondement» et décerna un blâme à l'orateur qui les avait
formulées. D'Éon avait d'ailleurs contribué de tout son pouvoir au
succès de lord Halifax, protestant, avant le débat, contre ce libelle
par «des dépositions et des publications». Il avait dès le principe
adressé au Dr Musgrave la lettre suivante qui fut reproduite par les
périodiques de l'époque:

  Monsieur, vous me permettrez de croire que je ne suis pas plus connu
  de vous que je n'ai l'honneur de vous connaître, et si dans votre
  lettre du 12 août vous n'aviez pas fait un mauvais usage de mon
  nom, je ne me trouverais pas obligé d'entrer en correspondance avec
  vous. Vous prétendez que pendant l'été de 1764 des ouvertures ont
  été faites en mon nom à plusieurs membres du parlement. Je me serais
  dit prêt à convaincre trois personnes, dont deux pairs et membres du
  Conseil privé, d'avoir vendu la paix aux Français, et vous semblez y
  trouver la preuve évidente de l'accusation que vous portez vous-même
  contre lord Halifax. Je déclare donc ici que je n'ai jamais fait
  ni fait faire de semblables ouvertures, soit dans l'hiver ou dans
  l'été de 1764, ou à quelque autre époque... Je vous somme donc de
  dévoiler au public le nom de l'audacieuse personne qui a fait usage
  du mien pour découvrir ses propres et odieuses propositions... Je
  vous certifie ici, sur ma parole d'honneur et à la face du public,
  que je ne puis vous _être d'aucune sorte d'utilité_, que je ne suis
  jamais entré en aucune négociation pour la vente de papiers et ni
  moi-même, ni aucun agent autorisé par moi n'a offert de révéler que
  la paix avait été vendue à la France. Si lord Halifax m'avait fait
  citer, il aurait su par mes réponses quelles étaient mes pensées; que
  l'Angleterre a plutôt payé la France, que la France l'Angleterre,
  pour conclure la dernière paix et que le bonheur que j'ai eu de
  concourir au travail de la paix m'a inspiré les sentiments de la
  plus juste vénération pour les commissaires anglais qui y ont été
  employés... Dans le but de vous rendre aussi prudent que patriote, je
  signe cette lettre et y joins mon adresse afin que, pour le maintien
  de votre bonne foi, vous puissiez me fournir les moyens de confondre
  publiquement ces calomniateurs qui ont osé se servir de mon nom
  d'une manière encore plus contraire aux faits qu'à la dignité de mon
  caractère[116].

  [116] _Gentleman's Magazine_, vol. XXXIX, cité par M. TELFER, _The
  strange Career of the chevalier d'Éon de Beaumont_, p. 203 et suiv.

Cette réponse fut accueillie avec une égale satisfaction par les deux
gouvernements qui, n'ayant pas d'intérêt à voir jeter sur ces faits une
lumière trop éclatante, ne manquèrent pas de joindre leurs éloges à
ceux que l'opinion avait déjà décernés au chevalier.

Cependant, s'il n'avait point eu de relations avec le docteur Musgrave,
d'Éon avait su s'attacher un autre tribun populaire, le célèbre Wilkes.
Il avait même, un moment, proposé au cabinet de Versailles d'aider
le grand agitateur dans une conjuration contre la maison de Hanovre.
Le comte de Broglie s'était presque laissé convaincre; mais le roi
avait refusé de se lancer dans cette folle équipée. On avait dépêché à
Londres Drouet, le secrétaire du comte de Broglie, pour arrêter cette
entreprise. D'Éon malgré tout n'avait point rompu avec Wilkes; il
songeait même à l'employer d'une autre manière et écrivait au comte de
Broglie:

  Voulez-vous avoir une sédition à la rentrée du Parlement, aux
  élections prochaines? Il faudra tant pour Wilkes, tant pour les
  autres... Wilkes nous coûte très cher, mais les Anglais ont le Corse
  Paoli qu'ils ont accueilli chez eux et qu'ils nourrissent aussi à
  notre intention. C'est une bombe qu'ils gardent toute chargée pour
  la jeter au milieu de nous au premier incendie. Gardons bombe pour
  bombe[117].

  [117] Lettre de d'Éon au comte de Broglie, citée par GAILLARDET,
  p. 386.

Toutes ces intrigues témoignent de l'ingénieuse activité que d'Éon ne
cessait de déployer à propos de tout. Il était toujours à l'affût,
toujours prêt à partir sur la première piste que l'occasion lui offrait
ou même que son imagination lui fournissait. Si cuisantes qu'aient
été les blessures de son amour-propre, si mortifiants que lui aient
paru les déboires de son ambition, d'Éon ne se résigna pas à devenir
inutile, à être oublié. Grisé par un trop rapide succès, il a contracté
une maladie plus rare à cette époque qu'elle ne l'est aujourd'hui, la
maladie de la réclame. Il faut qu'on s'occupe de lui, fût-ce pour le
blâmer, et à l'obscurité d'un honnête serviteur du roi il préfère la
mauvaise réputation de l'aventurier. Il croit d'ailleurs qu'en rendant
au roi, fût-ce même sans en avoir reçu mandat, de nouveaux services,
il augmentera ses droits au paiement d'une pension qui lui est bien
irrégulièrement servie. La cassette royale était souvent vide, comme
le révèlent la plupart des lettres secrètes. Le pauvre chevalier se
trouvait donc à court d'argent; il implorait le duc de Choiseul,
renouvelait ses plaintes auprès du duc d'Aiguillon, qui venait, avec la
protection de Mme du Barry, de remplacer le duc de Praslin au ministère
des Affaires étrangères; il suppliait le comte de Broglie: «Je me meurs
de faim, écrivait-il à ce dernier, entre les deux pensions que vous
m'avez données, comme l'âne de Buridan entre les picotins placés à ses
côtés, mais que sa bouche ne peut atteindre[118].» Il se désespérait
et bien qu'ayant toujours refusé les offres du cabinet anglais qui
lui proposait une situation égale, mais plus exactement rémunérée,
s'il voulait solliciter des lettres de naturalisation, il eût quitté
volontiers le service de la France, pourvu que ce fût au profit d'une
nation amie.

  [118] Lettre de d'Éon au comte de Broglie, citée par GAILLARDET,
  p. 184.

Il songeait en effet sérieusement à passer en Pologne, où les
seigneurs venaient de se choisir pour roi Stanislas Poniatowski, le
favori de Catherine II. D'Éon, pendant son séjour en Russie, avait
mis tous ses soins à s'attirer la faveur d'un prince très brillant et
particulièrement cher à l'impératrice, et il y avait réussi pleinement.
Aussi s'empressa-t-il, lors de l'élection de Stanislas, d'offrir au
nouveau roi ses respectueuses félicitations, et de lui exprimer le
bonheur qu'il éprouverait à passer à son service. Stanislas lui ayant
répondu avec bienveillance et l'ayant même invité à le rejoindre à
Varsovie dès qu'il le pourrait[119], d'Éon lui écrivit aussitôt une
lettre pleine d'effusion et de reconnaissance, dont il conserva la
copie et où lui-même se met complaisamment en valeur, afin sans doute
d'obtenir un engagement plus avantageux:

  [119] Le roi de Pologne au chevalier d'Éon, 26 février 1772.
  (_Papiers inédits de d'Éon._)

  Sire, écrivait-il, quand je n'aurais pas eu le bonheur de vous être
  attaché par les sentiments dès ma jeunesse, il faudrait que je sois
  insensible pour n'être pas touché de la réponse dont Votre Majesté a
  daigné m'honorer le 26 février dernier. Mon cœur en est si pénétré
  que, s'il suivait ses premières impulsions, je partirais sur-le-champ
  pour jouir du précieux avantage de vous faire ma cour en Pologne;
  mais le devoir m'oblige de vous en demander auparavant la permission.

  J'ai eu cent fois l'envie de passer il y a plusieurs années en
  Pologne pour offrir à Votre Majesté mes services tant dans le
  militaire que dans la politique; mes malheurs m'ont toujours retenu
  dans la crainte que Votre Majesté ne regardât mon offre comme
  intéressée et provenant uniquement de la nécessité d'une position.

  Je prendrais la liberté de Lui exposer naturellement que de ma
  fortune passée il me reste à Londres quinze mille livres tournois de
  rente et une bibliothèque de trois mille volumes, composée en grande
  partie de livres rares et de manuscrits anciens et modernes. Avec
  cela je vis tranquille, en philosophe exilé au sein de la liberté,
  et avec un petit nombre de seigneurs anglais qui ont de l'amitié
  pour moi; mais votre dernier malheur et bonheur et vos bontés
  particulières me font souvenir, Sire, que n'ayant que quarante ans
  et une bonne santé; que possédant encore mon courage, mon épée et
  quelque expérience à la guerre et dans la politique, je pourrais,
  en tant qu'il serait en mon pouvoir, servir et venger la cause d'un
  roi qui me connaît personnellement et un roi dont la bonté fait la
  gloire, qui aime la vérité comme Socrate et les hommes comme Titus.

  Si mes faibles talents peuvent être agréables à Votre Majesté, au
  premier ordre qu'Elle daignera me donner, je volerai avec tous les
  débris de ma petite fortune pour les sacrifier au service de Votre
  Majesté.

  Recevez, Sire, etc...

  P.S.--Depuis mon retour de la terre de mylord Ferrers mon premier
  empressement a été de faire ma cour à Son Altesse le jeune prince
  Poniatowski, qui a parfaitement réussi à Londres. Il m'a fait
  l'honneur d'accepter un dîner philosophique chez moi avec M. de Lind,
  son digne mentor, et de me promettre de faire parvenir sûrement cette
  lettre à Votre Majesté. Si Elle daigne me faire faire une réponse, je
  La supplie de ne la point faire passer par la France, mais de me la
  faire parvenir par le canal de Son Altesse le Prince votre neveu ou
  de votre envoyé à Londres[120].

  [120] D'Éon au roi de Pologne, 10 avril 1772. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

D'Éon, toujours obsédé du souvenir de sa scandaleuse querelle,
n'omettait point de joindre à sa lettre un exemplaire des «ouvrages
qu'il avait, disait-il, été forcé de publier dans sa malheureuse et
vieille guerre civile contre le défunt ambassadeur de France, M. de
Guerchy[121]».

  [121] D'Éon au roi de Pologne, 10 avril 1772. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Les papiers de d'Éon ne permettent pas de croire qu'il reçut une
réponse à cette lettre, ou s'il en obtint une, ce fut de vive voix et
par l'intermédiaire d'un chambellan du roi de Pologne qui se trouvait
à Londres[122]. En tout cas, d'Éon dut certainement hésiter à donner
suite à ce séduisant projet, car M. de Broglie, auquel il avait demandé
l'autorisation de passer au service de la Pologne, lui répondit que «le
vœu du roi» était qu'il ne quittât point Londres, sans les ordres
de Sa Majesté, qu'«il n'y avait point de lieu où il se trouvât plus
en sûreté contre la malice de ses ennemis et où il pût servir plus
utilement le roi». Il lui conseillait d'entretenir une correspondance
avec le roi de Pologne, le comblait de compliments et lui marquait,
en terminant, que Sa Majesté était sûre «de son attachement et de sa
fidélité[123]». Si d'Éon, en faisant au ministre secret la confidence
de son projet, n'avait eu pour but que de faire monter le prix de son
travail et de sonder les dispositions du roi à son égard, il put se
rendre compte que les services qu'il s'était employé à rendre dans
un exil volontaire n'avaient point suffi à effacer dans l'esprit du
souverain le mauvais souvenir de ses incartades. Plus sévère pour
lui-même, il ne se fût point étonné d'une rigueur méritée; mais
d'Éon se jugea toute sa vie avec une indulgence particulièrement
complaisante. Il se croyait sincèrement une victime de la politique et
se trouvait de nombreux points de ressemblance avec les héros antiques,
avec cet infortuné Caton, auquel un illustre docteur en théologie
d'Oxford n'avait pas craint de le comparer autrefois dans ce pompeux
quatrain:

  [122] Il est fait allusion à ce personnage, aux entretiens que d'Éon
  eut avec lui et à un projet de correspondance secrète avec la Pologne
  par l'intermédiaire de d'Éon, dans une lettre de d'Éon au comte de
  Broglie (_Papiers inédits de d'Éon_), dans une lettre de Louis XV au
  comte de Broglie (BOUTARIC, _Correspondance secrète_, t. I, p. 430)
  et dans la lettre citée à la note suivante.

  [123] Le comte de Broglie à d'Éon, 11 mai 1772.--BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. I, p. 430.

  Exul ades, nimium felix! tu victima veri
  Causa boni, patriæ facta, d'Eone, tua est!
  Curia quondam habuit Romana Catonem,
  Majorem sed habet jam Gallicana suum[124].

  [124] _Political Register_, 1768, cité par M. TELFER, _The strange
  Career of the chevalier d'Éon de Beaumont_, p. 344.

La lettre du comte de Broglie dut le confirmer dans son orgueilleuse
conviction; mais il en fut en même temps fort dépité, étant trop avisé
pour prendre le change à ces belles assurances et ne point voir qu'on
exigeait de lui qu'il se fît oublier. C'était la peine la plus cruelle
que l'on pût lui infliger. Aussi sa destinée fut désormais tracée;
par une pente fatale elle devait le pousser de plus en plus avant sur
le chemin des aventures. Il va devenir le prisonnier d'une popularité
qu'il a mis jadis tant de soins à rechercher; l'attention de ses
contemporains, si complaisamment provoquée, s'attachera maintenant
à lui jusqu'à l'importuner et le mettra en scène dans une situation
aussi singulière qu'humiliante. Il ne tardera pas d'ailleurs à prendre
allègrement son parti des inconvénients d'une telle célébrité, et en
s'abandonnant aux aventures les plus bouffonnes, en multipliant les
équivoques, il se fera en marge de l'histoire une place énigmatique et,
encore aujourd'hui, bien gardée.

Au cours de ses démêlés avec son ambassadeur, d'Éon n'avait pas eu
scrupule à employer invectives sur invectives; mais il avait dû en
retour s'exposer aux plus blessantes ripostes. On était allé jusqu'à
lancer contre lui une bizarre insinuation qui n'était point restée
inaperçue et qui, habilement exploitée et colportée, avait fini par
intriguer un peuple à l'affût d'excentricités. Un des libellistes à
la solde du comte de Guerchy avait élevé des doutes sur le sexe du
chevalier, dont «l'uniforme de dragon, disait-il, devait cacher une
femme ou un hermaphrodite». L'extérieur frêle de d'Éon, sa taille
petite et élancée, les traits délicats de son visage presque imberbe
prêtaient à l'illusion. On ne connaissait dans sa vie aucune de ces
intrigues dont on n'avait point coutume alors de faire mystère.
D'Éon, qui, dans le feu de la polémique, n'avait probablement attaché
aucune importance à cette singulière injure, n'y avait pas répondu.
Elle devait du reste lui être moins qu'à tout autre sensible, car il
avait l'habitude de parler ouvertement «de la froideur singulière de
sa nature», prenant en bonne part les railleries que ne lui avaient
épargnées ni le marquis de L'Hospital ni le duc de Nivernais[125]. A
Londres, son entourage s'était souvent étonné d'une telle contradiction
en un si exubérant personnage. On avait remarqué, rapporte un
contemporain, que d'Éon auquel, dans les châteaux où il fréquentait,
on avait «souvent proposé des mariages avec les personnes les mieux
apparentées et dotées, s'était toujours refusé à toute entrevue et
avait quitté immédiatement la place; exode rapide que l'on attribuait à
la réalité de son sexe féminin[126]».

  [125] Gaillardet n'a omis de citer aucune de ces lettres grivoises;
  v. pages 80, 95, 99, etc.

  [126] B. TELFER, _The strange Career of the chevalier d'Eon de
  Beaumont_, p. 209, où il cite John TAYLOR, _Records of my life_,
  p. 338.

L'ambassadeur de France lui-même, qui était alors M. du Châtelet,
s'était «persuadé que d'Éon était une fille» et n'avait pas tardé à
informer le roi de la rumeur publique qui avait commencé à se répandre
lors de l'arrivée à Londres de la princesse Daschkow. Celle-ci, nièce
du grand chancelier de Russie Woronzow, qui avait si puissamment aidé
l'impératrice Catherine II à se défaire de son royal époux et à monter
sur le trône, se trouvait exilée par l'ordre même de sa souveraine.
Elle s'était réfugiée en Angleterre et n'avait pas manqué de raconter
à la Cour et dans les salons qu'elle connaissait de longue date le
chevalier, dont les excentricités défrayaient toutes les conversations.
Par elle on apprit que jadis d'Éon se serait introduit au palais
impérial de Saint-Pétersbourg sous des habits de femme et que, dupe du
déguisement, l'impératrice Élisabeth aurait admis le jeune officier de
dragons dans le cercle de ses filles d'honneur. La princesse colporta
même les plaisanteries que cette aventure aurait values à d'Éon de la
part de son chef, le marquis de L'Hospital, et de tous ceux qui avaient
été informés de cette singulière intrigue. Ces récits, qui fixèrent la
conviction des plus crédules et piquèrent la curiosité des sceptiques,
firent du sexe du chevalier d'Éon l'énigme à la mode. Ils provoquèrent
toute une série de ces paris qui faisaient alors fureur à Londres
et auxquels le moindre événement servait de matière. Des polices
d'assurances furent contractées au Brook's et au White's Clubs. Les
cafés affichèrent la cote et des bordereaux qui nous ont été conservés
montrent que les enjeux s'élevaient couramment à des milliers de
guinées[127].

  [127] Manuscrits du British Museum.

La nouvelle ainsi exploitée ne tarda pas à franchir le détroit; elle
causa à Paris un étonnement non moins vif et fut mise à l'ordre du
jour dans les salons comme dans les milieux officiels. Le chroniqueur
littéraire et politique de l'époque, Bachaumont, relate à la date du
25 septembre 1771: «Les bruits accrédités depuis plusieurs mois que le
sieur d'Éon, ce fougueux personnage si célèbre par ses écarts, n'est
qu'une fille revêtue d'habits d'homme; la confiance qu'on a prise en
Angleterre à cette rumeur, au point que les paris pour et contre se
montent aujourd'hui à plus de cent mille livres sterling, ont réveillé
à Paris l'attention sur cet homme singulier[128]...» Ce témoignage,
qu'il est aisé de vérifier par les journaux de l'époque, n'exagère en
rien l'intérêt avec lequel le public français continuait à suivre d'Éon
dans ses aventures. Il serait difficile d'ajouter foi aujourd'hui à de
pareilles extravagances si les portraits du héros et les caricatures
les plus variées qui parurent alors ne nous étaient parvenus et si
l'on ne retrouvait les traces de cette curiosité dans les périodiques
et les recueils des diverses capitales. Journalistes, dessinateurs,
chansonniers, petits poètes exerçaient à l'envi leur verve à son
profit. C'est ainsi qu'entre tant d'autres pièces fugitives on retrouve
dans l'_Almanach des Muses_ de 1771 ces quelques vers d'une crédulité
flatteuse et d'une bienveillante ironie:

  [128] BACHAUMONT, _Mémoires secrets_, t. V, p. 322.

  A MADEMOISELLE ***

  QUI S'ÉTAIT DÉGUISÉE EN HOMME

  Bonjour, fripon de chevalier,
  Qui savez si bien l'art de plaire
  Que par un bonheur singulier
  De nos beautés la plus sévère,
  En faveur d'un tel écolier,
  Déposant son ton minaudier
  Et sa sagesse grimacière,
  Pourrait peut-être s'oublier,
  Ou plutôt moins se contrefaire.
  Mon cher, nous le savons trop bien,
  (Le ciel en tout est bon et sage),
  Pour un si hardi personnage
  Dans le fond vous ne valez rien.
  Croyez-moi: reprenez un rôle
  Que vous jouez plus sûrement.
  Que votre sexe se console,
  Du mien vous faites le tourment
  Et le vôtre, sur ma parole,
  Vous doit son plus bel ornement.
  Hélas, malheureux que nous sommes!
  Vous avez tout pour nous charmer;
  C'est bien être au-dessus des hommes
  Que de savoir s'en faire aimer!

  D'ARNAUD.

Ce regain d'actualité n'était point pour déplaire au vaniteux
chevalier, que la mort de son antagoniste avait réduit à un calme
relatif. Il n'hésita pas à braver le ridicule, ayant d'ailleurs donné
assez de preuves de virilité, l'épée, le sabre ou la plume à la main.
Il se plut à laisser dire. Les femmes se montraient particulièrement
intriguées et presque désireuses de compter parmi elles le bouillant
chevalier. Aussi la curiosité les poussait-elles à lui demander
directement le mot de l'énigme, comme le fit avec une audacieuse
ingénuité la fille du tribun Wilkes:

  Mlle Wilkes, écrivait-elle, présente ses respects à M. le chevalier
  d'Éon et voudrait bien ardemment savoir s'il est véritablement une
  femme, comme chacun l'assure, ou bien un homme. M. le chevalier
  serait bien aimable d'apprendre la vérité à Mlle Wilkes, qui l'en
  prie de tout son cœur. Il sera plus aimable encore de venir dîner
  avec elle et son papa aujourd'hui ou demain, enfin le plus tôt qu'il
  pourra[129].

  [129] Lettre de Mlle Wilkes au chevalier d'Éon, citée par GAILLARDET,
  p. 196.

Si une curiosité aussi naïvement exprimée n'avait rien que de charmant.
L'intérêt, beaucoup plus positif que l'équivoque, éveillé dans le monde
des parieurs, se manifestait avec plus de hardiesse et d'impatience; il
était aussi plus difficile à dérouter et d'Éon ne tarda pas à connaître
de nouveau les inconvénients de la célébrité. Non seulement les
gazettes relataient journellement les paris, mais on commença à faire
paraître sur le chevalier les estampes satiriques les plus burlesques.
Le désir de pousser d'Éon à bout augmentait chaque jour l'insolence des
parieurs, qui allèrent jusqu'à prétendre que le chevalier profitait
des spéculations engagées à son sujet. Cette dernière insinuation
décida d'Éon à rompre le silence qu'il avait gardé jusqu'alors et à
protester énergiquement. Il se rendit le 20 mars à la Bourse et dans
les différents cafés voisins et là, en uniforme, la canne levée, se
fit «demander pardon par le banquier Bird, qui le premier avait levé
une assurance aussi impertinente». Bird, malgré ses excuses, assura
que, suivant un acte du Parlement, il avait aussi bien que les autres
banquiers le droit de faire les paris les plus extraordinaires, même
sur la famille royale, excepté sur la vie du roi, de la reine et de
leurs enfants. D'Éon, qui rapporte cet incident dans une lettre au
comte de Broglie, ajoute: «J'ai défié le plus incrédule et le plus
insolent de toute l'assemblée (qui allait à plusieurs milliers de
personnes) de combattre contre moi avec telle arme qu'il voudrait; mais
pas un seul de ces adversaires mâles de cette grande ville n'a osé
parier contre ma canne, ni combattre contre moi, quoique je sois resté
depuis midi jusqu'à deux heures à leur assemblée[130].» Cette sortie
pleine de crânerie n'eut pas tout l'effet que d'Éon en attendait;
ses adversaires, intimidés et redoutant une lame aussi renommée, ne
relevèrent pas le défi, mais leur curiosité demeura aussi vive et si
entreprenante que notre chevalier dut, à quelques jours de là, donner
une preuve plus manifeste «d'un sexe qu'il imprima d'une façon très
mâle sur la face de deux impertinents[131].» Sans cesse en butte à de
semblables insolences et prévenu qu'un groupe de gros parieurs était
décidé à s'emparer par ruse ou par force de sa personne, d'Éon comprit
que, pour éviter une telle humiliation et un si éclatant ridicule,
il ne lui suffisait pas de se cacher dans Londres, comme il avait pu
le faire autrefois, ou même de s'enfermer pendant quelque temps dans
sa maison de Brewer-Street. Il se résolut à suivre les conseils de
son puissant ami le comte Ferrers et à accepter l'hospitalité de ce
lord dans sa terre de Staunton Harold. De là il comptait se rendre en
Irlande, où il passerait plusieurs mois, et n'en reviendrait qu'au
moment où l'effervescence se serait calmée. Il partit donc sans prendre
congé d'aucun de ses amis et informa seulement le comte de Broglie
de sa fuite. Dans cette lettre, il protestait avec énergie contre
les bruits qui l'accusaient d'être intéressé à ces assurances et,
découragé, terminait par cet aveu, évidemment sincère, et qui explique
bien les actes de cette vie aventureuse: «Je suis assez mortifié,
disait-il, d'être encore tel que la nature m'a fait et que le calme de
mon tempérament naturel ne m'ayant jamais porté aux plaisirs, cela a
donné lieu à l'innocence de mes amis d'imaginer tant en France qu'en
Russie et en Angleterre que j'étais du genre féminin et la malice de
mes ennemis a fortifié le tout.[132]»

  [130] D'Éon au comte de Broglie, 25 mars 1771, citée par GAILLARDET,
  p. 190.

  [131] D'Éon au comte de Broglie, 16 avril 1771, citée par GAILLARDET,
  p. 192.

  [132] D'Éon au comte de Broglie, 7 mai 1771, citée par GAILLARDET,
  p. 193.

D'Éon parcourut, sous un faux nom, le nord de l'Angleterre, séjourna
quelques semaines en Écosse et se disposait à gagner l'Irlande
lorsqu'il apprit par les gazettes des nouvelles qui le firent renoncer
à ses projets. Ses amis, inquiets de sa disparition et redoutant qu'il
n'eût été victime d'un attentat de la part des joueurs, le faisaient
rechercher à Londres et publiaient son signalement. Ses créanciers, non
moins anxieux, venaient de requérir l'apposition des scellés sur la
porte de son logement; enfin on l'accusait ouvertement de participer
aux paris. Craignant pour ses papiers le zèle indiscret des uns et
des autres, d'Éon se hâta de regagner Londres. Il se rendit dès son
arrivée chez le lord-maire et lui remit une déposition sous serment qui
affirmait qu'il n'était «pas intéressé pour un shilling, directement
ni indirectement, dans les polices d'assurances», que l'on faisait sur
son sexe. Le _Public Advertiser_ publia le soir même cet _affidavit_,
et d'Éon, soucieux de se disculper d'une telle allégation aux yeux de
son chef, lui envoyait un extrait du journal, non sans l'accompagner de
nouvelles protestations. Désespéré de son impuissance, il lui écrivait:
«Ce n'est pas ma faute si la fureur des paris de toutes sortes d'objets
est une maladie nationale parmi les Anglais. Je leur ai prouvé et
prouverai tant qu'ils voudront que je suis non seulement un homme, mais
un capitaine de dragons, et les armes à la main[133].»

  [133] D'Éon au comte de Broglie, 5 juillet 1771, citée par
  GAILLARDET, p. 195.

Il est curieux de voir d'Éon revendiquer à cette date, avec une telle
énergie (car c'est la dernière fois qu'il le fit sans ambiguïté), son
véritable sexe. Dès ce moment d'Éon commence à concevoir l'idée de
l'audacieuse comédie qu'il ne se décidera à jouer que beaucoup plus
tard et dont ses contemporains eux-mêmes lui auront fourni le thème.
Sa résolution de se transformer en femme fut prise entre le mois de
juillet 1771 et le mois d'avril 1772. S'il se garda encore pendant plus
d'une année de faire à ses protecteurs l'aveu de son sexe supposé,
s'il hésita encore à rendre officielle sa métamorphose, il se montra
moins réservé vis-à-vis d'un ami qui en prévint le ministre secret,
et par celui-ci le roi. D'Éon fit ses premières confidences à Drouet,
le secrétaire du comte de Broglie, qui se trouvait alors de passage
à Londres. Celui-ci n'ayant pas manqué de le plaisanter au sujet du
sexe que déjà on lui attribuait également à Paris, d'Éon se récria
et, au grand étonnement de son interlocuteur, affirma qu'il était
véritablement une femme. Ses parents, disait-il, trompés à sa naissance
par des apparences douteuses, et désirant surtout, comme dans toute
famille noble, avoir un héritier mâle, lui avaient imposé un autre sexe
que celui qu'il avait reçu de la nature. Ses goûts et son éducation lui
avaient permis de jouer son rôle publiquement et ses talents de fournir
une belle carrière.

A l'appui de cette thèse, d'Éon déploya toute l'éloquence dont il était
capable et, devant l'incrédulité persistante de Drouet, il se livra à
une comédie déplacée qu'il devait renouveler plus tard en présence de
l'aventurier Morande; il sut trouver des preuves capables de convaincre
entièrement le secrétaire du comte de Broglie. Celui-ci, dès son
retour, rapporta cette révélation inattendue à son maître, qui écrivit
en mai 1772 au roi:

  Je ne dois pas, à ce sujet, oublier d'instruire Votre Majesté
  que les soupçons qui ont été élevés sur le sexe de ce personnage
  extraordinaire sont très fondés. Le sieur Drouet, à qui j'avais
  recommandé de faire de son mieux pour les vérifier, m'a assuré
  à son retour qu'il y était en effet parvenu et qu'il pouvait me
  certifier... que le sieur d'Éon était une fille et n'était qu'une
  fille, qu'il en avait tous les attributs... il a prié le sieur Drouet
  de lui garder le secret, observant avec raison que, si cela était
  découvert, son rôle serait entièrement fini... Puis-je supplier Votre
  Majesté de vouloir bien permettre que sa confiance dans son ami ne
  soit pas trahie et qu'il n'ait pas à le regretter[134]?

  [134] Le comte de Broglie au roi, mai 1772, citée par le duc DE
  BROGLIE dans _le Secret du Roi_, t. II, p. 468, en note.

Il est difficile de croire que cette lettre ait pu suffire à persuader
un monarque aussi fin et qui avait jugé dès longtemps d'Éon à sa
mesure exacte; comme Voltaire, Louis XV ne dut voir dans tout cela
qu'une ridicule mascarade dont la première nouvelle l'avait quelques
mois auparavant laissé sceptique, et l'étonnement même qu'il en avait
témoigné alors dément l'assertion qui ferait du souverain le complice
secret du chevalier. C'est la thèse que Casanova n'a pas craint de
soutenir dans ses _Mémoires_:

  Le roi seul savait et avait toujours su que d'Éon était une femme
  et toute la querelle que ce faux chevalier eut avec le bureau des
  Affaires étrangères fut une comédie que le roi laissa aller jusqu'à
  sa fin pour s'en divertir... Personne ne possédait mieux que lui la
  grande vertu royale qu'on nomme dissimulation. Gardien fidèle d'un
  secret, il était enchanté quand il se croyait sûr que personne que
  lui ne le savait[135].

  [135] _Mémoires de Jacques Casanova_, Bruxelles, Royez, 1871, t. II,
  p. 237.



CHAPITRE VII

  Services secrets rendus par d'Éon au roi de France et à Mme du Barry:
  affaire de Morande; négociations de Beaumarchais.--«Les Loisirs du
  chevalier d'Éon».--Le roi se désintéresse du secret, qui est surpris
  par les ministres: Favier et Dumouriez en prison; le comte de Broglie
  en exil.--Mort de Louis XV.--Louis XVI liquide le bureau secret; le
  comte de Broglie fait valoir les services du chevalier et lui obtient
  une pension.--Nouvelles prétentions de d'Éon.


Louis XV, et sa correspondance le prouve, ignora le secret du
sexe véritable de son ancien agent secret ou plus probablement se
désintéressa du problème. Quant à d'Éon, il n'en était qu'à la genèse
de son projet de transformation. Il commençait seulement à comprendre
que sa carrière était finie, qu'il ne pouvait espérer d'asile en France
qu'à Tonnerre et plus vraisemblablement à la Bastille. Il n'avait
plus grand'chose à perdre avec sa qualité d'homme et envisageait
sérieusement les avantages qu'il tirerait d'un sexe que le public
lui attribuait avec tant d'obstination. Le bruit, la popularité, la
célébrité et de nouvelles ressources pécuniaires étaient l'enjeu d'une
partie hasardée, mais où le gain valait largement le risque aux yeux de
d'Éon qui se décida à en courir la chance dès que l'occasion opportune
se présenterait.

Cependant il n'avait point encore jugé bon de révéler directement
sa métamorphose au comte de Broglie. Celui-ci feignit de l'ignorer
et continua comme par le passé à mettre à contribution ses services;
un cas pressant et particulièrement délicat nécessitant alors son
concours. On venait en effet de répandre dans l'entourage de Mme du
Barry le bruit qu'un ouvrage fort irrévérencieux pour elle, et où la
personne royale elle-même n'était pas épargnée, allait être publié à
Londres pour être colporté de là sur le continent[136].

  [136] Il avait pour titre: _Mémoires secrets d'une fille publique_.

L'auteur de ce pamphlet était un certain Théveneau de Morande qui,
ayant eu maille à partir avec les tribunaux du roi, était allé
chercher en Angleterre le refuge que tous les gens de son espèce y
trouvaient alors. Déclassé intelligent, intrigant de la pire espèce,
il tenait à Londres commerce ouvert de scandale et d'injures. Dans une
petite feuille de chantage qu'il rédigeait lui-même, il distillait la
calomnie la plus perfide à l'égard des ministres et des gens de Cour,
n'omettait aucune des anecdotes scabreuses qui circulaient à Versailles
et y joignait même «des notices sur quantité de filles d'Opéra, ce
qui--conclut Bachaumont--formait une rapsodie très informe et fort
méchante[137]».

  [137] BACHAUMONT, _Mémoires secrets_, t. V.

Cette brochure, dans le goût du _Colporteur_ de Paris, s'intitulait
_le Gazetier cuirassé_. Elle était ornée à la première page d'une
estampe qui «représentait le gazetier vêtu en hussard, un petit bonnet
pointu sur la tête, le visage animé d'un rire sardonique et dirigeant
de droite et de gauche les canons, les bombes et toute l'artillerie
dont il est environné[138]». Ce gagne-pain malhonnête ne suffisait
pas cependant à Morande qui, non content de rançonner directement
les personnages qu'il voulait diffamer, publiait de plus volumineux
ouvrages d'aussi mauvais aloi[139].

  [138] BACHAUMONT, _Mémoires secrets_, à la date du 15 août 1771,
  t. V, p. 296.

  [139] _Mémoires confus sur des matières fort claires_, in-8º, sans
  date; _Le Philosophe cynique_, pour servir de suite aux anecdotes
  scandaleuses, in-8º; _La Gazette noire_, par un homme qui n'est pas
  blanc, etc.

Fort bien et promptement renseigné par des correspondants besogneux
qu'il entretenait en France, il informait ses relations de Londres des
dernières nouvelles de Versailles: «Mme du Barry, écrivait-il dans
l'un de ses bulletins, a donné des bals à la haute noblesse pendant le
carnaval et des gardes du corps ont été placés dans toutes les avenues,
tout de même que si c'eût été chez Mme la Dauphine; les jeunes princes
ni les princesses n'y ont paru. M. le duc de Chartres et le comte de La
Marche y parurent un moment avec le roi. Mimi ouvrait le bal avec M. le
prince de Chimay, Mme du B... a eu un grand crève-cœur d'y voir si
peu de monde. On me pend à Paris, on me brûle, on m'élève des autels;
enfin on est aussi pressé d'acheter mon livre que je le suis de le
vendre[140].» En effet, M. des Cars s'occupait activement d'étouffer
dans l'œuf ce scandale et il avait déterminé le comte de Broglie
à écrire à d'Éon pour le charger de négocier avec le diffamateur. La
réponse de d'Éon ne se fit pas attendre:

  [140] Th. de Morande au chevalier d'Éon, 9 mars 1774. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

  Monsieur,

  Vous ne pouviez guère vous adresser ici à personne plus en état
  de seconder et même terminer au gré de vos désirs l'affaire dont
  vous me parlez, parce que M. Morande est de mon pays, qu'il se fait
  gloire d'avoir été lié avec une partie de ma famille en Bourgogne;
  et dès son arrivée à Londres, il y a trois ans, son premier soin fut
  de m'écrire qu'il était mon compatriote, qu'il désirait me voir et
  se lier avec moi. Je refusai pendant deux ans sa connaissance, et
  pour cause; depuis, il a si souvent frappé à ma porte que je l'ai
  laissé entrer chez moi de temps en temps pour ne point me mettre à
  dos un jeune homme dont l'esprit est des plus violents et des plus
  impétueux... Il a épousé la fille de son hôtesse, qui faisait et
  défaisait son lit avec lui (il en a deux enfants et vit bien avec
  elle). C'est un homme qui met à composition plusieurs personnes
  riches de Paris par la crainte de sa plume. Il a composé le libelle
  le plus sanglant qui se puisse lire contre le comte de Lauraguais,
  avec lequel il s'est pris de querelle. A ce sujet le roi d'Angleterre
  (si souvent attaqué lui-même dans les journaux) demandait au comte de
  Lauraguais comment il se trouvait de la liberté anglaise: «Je n'ai
  pas à m'en plaindre, Sire, elle me traite en roi!»

  Je ne suis pas instruit que de Morande travaille à l'histoire
  scandaleuse de la famille du Barry; mais j'en ai de violents
  soupçons. Si l'ouvrage est réellement entrepris, personne n'est plus
  en état que moi de négocier sa remise avec le sieur de Morande; il
  aime beaucoup sa femme et je me charge de faire de celle-ci tout ce
  que je voudrai. Je pourrais même lui faire enlever le manuscrit, mais
  cela pourrait faire tapage entre eux; je serais compromis et il en
  résulterait un autre tapage plus terrible. Je pense que si on lui
  offrait 800 guinées il serait fort content. Je sais qu'il a besoin
  d'argent à présent; je ferai tous mes efforts pour négocier à une
  moindre somme: Mais à vous dire vrai, monsieur, je serais charmé que
  l'argent lui fût remis par une autre main que la mienne, afin que
  d'un côté ou d'un autre on n'imagine pas que j'aie gagné une seule
  guinée sur un pareil marché[141].

  [141] Le chevalier d'Éon au comte de Broglie, 13 et 18 juillet
  1773.--Archives des Affaires étrangères, cité par GAILLARDET, p. 219.

Si d'Éon méprisait cet intrigant autant qu'il le dit, il l'avait
cependant toujours ménagé et le connaissait beaucoup plus intimement
qu'il ne désirait le paraître. Morande n'avait cessé de lui offrir les
services de sa plume, soit pour le seconder «dans des travaux qu'il
préparait», soit même pour faire «avec toute la chaleur bourguignonne
la biographie de l'énigmatique chevalier[142].» D'Éon ne s'était point
montré insensible à des flatteries sans cesse renouvelées et à d'aussi
respectueuses protestations de dévouement; il avait même largement
ouvert à leur auteur la porte de son logis et délié en sa faveur les
cordons de sa bourse. Le maître chanteur, reçu à sa table et demeuré
son débiteur insolvable, lui avait dès le principe révélé ses projets
de scandale; d'Éon l'avait souvent exhorté à les abandonner et, s'il
n'y était pas parvenu, il se trouvait à même d'engager facilement
des négociations pécuniaires dans ce but. Aussi les ordres du comte
de Broglie furent-ils promptement exécutés: Morande se montra de
bonne composition avec «son compatriote et compagnon d'exil», comme
il se plaisait à l'appeler. En quelques jours le marché fut conclu
et d'Éon obtint une promesse écrite et signée de la main du sieur
Morande par laquelle celui-ci s'engageait «à ne confier à âme qui vive
cette négociation». Il promettait en outre «non seulement de ne point
imprimer son ouvrage contre la maison du marquis et de Mme la comtesse
du Barry; mais au contraire à en faire entièrement le sacrifice et à
en remettre fidèlement au chevalier d'Éon toutes les minutes et copies
suivant les conditions convenues[143]».

  [142] Correspondance de Morande et du chevalier d'Éon. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

  [143] _Papiers inédits de d'Éon._

Cette négociation avait été menée par d'Éon avec une grande rapidité et
une réelle adresse; les conditions en étaient relativement modérées;
tout laissait croire qu'on n'aurait pas à attendre longtemps la
ratification du roi et de la famille intéressée. Il en fut cependant
tout autrement, soit parce que Mme du Barry ne désirait pas employer
les services du comte de Broglie, qu'elle détestait particulièrement
et qui avait été sollicité sans son assentiment; soit plutôt peut-être
parce qu'elle pensait que sa réputation n'était guère à la merci de
ces scandaleuses révélations. Moins soucieuse de l'opinion que ses
propres courtisans, «elle semblait tranquille sur un objet qui devait
tant l'intéresser», et quand on lui soumit les conditions obtenues par
d'Éon, elle répondit assez évasivement «qu'il faudrait s'en occuper».
La matière ne fut jamais «traitée plus à fond[144]». Le roi partageait
l'indifférence de la favorite en ce qui le regardait personnellement,
et jugeait avec un pareil bon sens que le mieux était de ne point
s'inquiéter de médisances qui menaçaient de se multiplier en proportion
du cas qu'en feraient les intéressés. Aussi écrivait-il au comte de
Broglie: «Ce n'est pas la première fois qu'on a dit du mal de moi
dans ce genre; ils sont les maîtres, je ne me cache pas. L'on ne peut
sûrement que répéter ce que l'on a dit sur la famille du Barry. C'est
à eux de savoir faire ce qu'ils veulent et je les seconderai[145].»
Ce billet ne nous apprend rien de nouveau sur le caractère de Louis
XV, mais il n'est pas un des témoignages les moins frappants de
l'inconscience naturelle et du manque absolu de moralité d'un monarque
par ailleurs plein de finesse et de bon sens. Quelques jours s'étaient
à peine écoulés que le comte de Broglie recevait du roi une lettre lui
enjoignant de faire cesser définitivement les négociations entamées par
d'Éon.

  [144] Le comte de Broglie à Louis XV, 29 juillet 1773. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, p. 358.

  [145] Louis XV au comte de Broglie, 29 juillet 1773. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, p. 360.

M. du Barry avait cru devoir enfin veiller lui-même à l'honneur de
sa maison! Il avait envoyé à Londres un émissaire choisi parmi les
aigrefins de son entourage et lui avait fait adjoindre quelques
agents de la connétablie. Cet aventurier, d'aussi mauvaise marque
que Morande, était en revanche moins rusé; il avait surtout vu
dans sa mission l'occasion d'un voyage agréable et bien rémunéré.
Aussitôt arrivé à Londres il s'abouche avec Morande, l'étourdit de ses
puissantes relations, de sa charge prétendue dans la maison du comte
d'Artois et du premier coup lui fait miroiter les plus brillantes
promesses. Morande éleva ses prix en proportion, rompit de suite avec
d'Éon et afficha dans Londres l'ambassadeur ainsi dépêché auprès de
lui. Mais au bout de quelques semaines le sieur de Lormoy, ayant
dissipé à mener joyeuse vie les crédits qui lui avaient été accordés et
n'ayant pu vaincre les nouvelles exigences de Morande, quitta Londres
à l'improviste, sans y avoir fait autre chose que quelques milliers de
livres de dettes que d'Éon fut chargé de régler. Morande, déçu et fort
irrité, allait se décider à publier son ouvrage, lorsque la famille
du Barry lui envoya un nouveau négociateur désigné cette fois par M.
de Sartine lui-même. C'était le pamphlétaire Caron de Beaumarchais,
qui n'était pas encore l'auteur applaudi du _Mariage de Figaro_, mais
seulement le bruyant et processif antagoniste du président Goëzman.

D'Éon nous a laissé de l'origine de cette mission une autre version
qui, dénuée de toute vraisemblance comme de tout bon goût, paraît ne
lui avoir été inspirée que par la haine acerbe qu'il nourrit jusqu'à la
fin de sa vie contre Beaumarchais.

«Le sieur Caron de Beaumarchais, dit-il, blâmé au Parlement de
Paris, sur le point d'être appréhendé au corps pour l'exécution de
l'arrêt, se réfugie dans la garde-robe du roi, asile digne d'un tel
personnage. M. de Laborde, valet de chambre du roi, confie au sieur de
Beaumarchais, dans les ténèbres de la garde-robe, que le cœur du
roi est attristé par un vilain libelle que compose à Londres le vilain
Morande sur les amours de la charmante Dubarry.

«Aussitôt le cœur romanesque et gigantesque du sieur Caron
s'enfle et se remplit des idées les plus chimériques; son ambition
s'élève aussi haut que les flots de la mer qu'il doit traverser...
Il communique à La Borde son projet d'aller à Londres secrètement
corrompre par or le corrompu Morande; le projet est communiqué par
La Borde à Louis XV, qui daigne l'approuver. En conséquence le sieur
Caron de Beaumarchais arrive à Londres _incognito_ escorté du comte de
Lauraguais _in publico_[146].»

  [146] _Papiers inédits de d'Éon._

Le jour même de l'arrivée de ces deux seigneurs à Londres, Morande
se rend chez d'Éon, si l'on en croit celui-ci, et lui annonce les
propositions avantageuses qui viennent de lui être faites. Il ne veut
pas les accepter sans prévenir le chevalier qui a entamé les premiers
pourparlers et lui exprime «le désir que les deux gentilshommes ont
de conférer avec le chevalier d'Éon». Ils l'attendent «dans leur
carrosse au coin de la rue». D'Éon, plein de dignité, refuse de voir
des inconnus qui ne possèdent à son adresse aucune lettre «de personnes
en place et qui peuvent être des émissaires de la police». Puis
il congédie Morande en lui faisant bien remarquer «que, la matière
des amours des rois étant chose fort délicate pour tout le monde,
il s'expose aux dangers d'un métier de voleur de grand chemin; que
d'ailleurs il peut faire _contribuer_ la voiture la plus dorée qu'il
trouvera sur son chemin, la sienne à lui d'Éon ne portant que 800
livres sterling».

Peu de jours après, le chevalier «apprit que ces deux seigneurs étaient
le seigneur inconnu Caron de Beaumarchais et le seigneur très illustre
et très connu Louis-François de Brancas, comte de Lauraguais[147]». Ils
avaient conclu avec Charles Théveneau de Morande un traité, à peine
discuté et fort généreux, qui assurait à cet aventurier une rente
annuelle de 4,000 livres sur sa propre tête et de 2,000 livres sur
celle de sa femme, après sa mort. Morande bénéficiait en outre d'une
somme de 32,000 livres, qui lui fut remise de la main à la main en
échange des manuscrits.

  [147] Mémoire du chevalier d'Éon à Vergennes (archives des Affaires
  étrangères).

D'Éon en additionnant les articles de ce marché et en y ajoutant les
frais et émoluments «des ambassadeurs extraordinaires» assure que ce
libelle coûta à la Cour la respectable somme de 154,000 livres[148].
Aussi s'indigna-t-il véhémentement d'une aussi déplorable prodigalité.
Il était d'ailleurs d'autant plus porté à la critique que lui-même
s'était vu exclure d'une négociation qu'il avait presque menée à son
terme avec plus d'adresse et plus de mesure et dont il avait escompté
le succès pour rentrer en faveur auprès du roi.

  [148] _Papiers inédits de d'Éon._

Beaumarchais, qui devait un peu plus tard retrouver son contradicteur
en un piquant tête-à-tête, se hâta de revenir à Paris pour y tirer
parti de son avantage, tandis que d'Éon se consolait de son mécompte en
publiant un ouvrage qui était le fruit de ses longues années d'inaction
et qu'il intitula philosophiquement: _Les Loisirs du chevalier d'Éon_.
C'étaient de studieux et patients loisirs. Dans sa retraite ombragée
de Petty-France, dont le jardin avoisinait le parc, il se livrait aux
plus graves méditations, à en juger par les matières traitées dans ces
treize volumes in-octavo. Guerre, administration, politique générale,
questions extérieures y sont tour à tour compendieusement étudiées;
les finances mêmes ne sont pas négligées et suggèrent à l'auteur des
remarques si judicieuses, des projets de réforme si avisés que le roi
de Prusse prit soin, paraît-il, de les signaler à ses bureaux; c'est
du moins ce que rapportait une feuille de Londres[149]. Fort goûté à
Berlin, l'ouvrage dut surtout son succès à Londres à la hardiesse de
sa dédicace, ce qui, en revanche, lui ferma les librairies de Paris et
en particulier l'éventaire du sieur Antoine Boudet, rue Saint-Jacques.
Les suppliques les plus éloquentes, les apostilles les plus autorisées
ne purent désarmer M. de Sartine contre un livre publié sous les
auspices du duc de Choiseul, dont l'éclatante disgrâce venait de faire
tant de bruit et de soulever tant d'indignation. D'Éon s'était placé
de lui-même sous ce patronage et l'avait fait en ces termes: «En vous
dédiant ce travail, Monsieur le duc, ce n'était pas un protecteur que
je désirais, ma liberté et mon innocence me protègent assez: c'était
un grand homme que je cherchais; je l'ai trouvé dans la retraite de
Chanteloup[150].»

  [149] _Evening Post_, 21-23 juillet 1774.

  [150] D'Éon au duc de Choiseul, août 1774. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Si l'histoire n'a point discerné en Choiseul le grand homme que
d'Éon s'était plu à voir, il faut reconnaître combien fut ingrate et
malaisée la tâche d'un ministre dont la politique à l'extérieur fut
presque constamment faussée par l'action secrète du souverain et dont
l'initiative, souvent heureuse à l'intérieur, fut à peu près paralysée
par les caprices hostiles de la favorite. Victime du ressentiment de
Mme du Barry, que son esprit acerbe n'avait point épargnée, Choiseul
supporta avec calme et fierté un exil où la Cour et les princes
eux-mêmes vinrent le visiter. Cette belle attitude séduisit d'Éon, et
d'autant mieux que sa vanité se plut à considérer dans cet exil un sort
assez voisin du sien et à voir dans le ministre tombé une autre victime
des mêmes intrigues et des mêmes favoris. C'est un pareil orgueil,
ou pour mieux dire une telle fanfaronnade, qui l'avait déjà poussé
à envoyer au duc, au moment de sa disgrâce, une lettre évidemment
composée pour se mettre lui-même en noble posture:

  Monsieur le Duc,

  Vous m'avez longtemps honoré de votre bienveillance et de votre
  protection manifeste. Celle-ci ne s'est retirée de moi que par
  condescendance pour M. le duc de Praslin, mon ennemi et votre parent,
  votre collègue.

  Je me suis toujours réjoui de votre bienveillance et ne me suis
  jamais plaint de votre abandon.

  A l'heure où les courtisans de votre fortune vont vous renier,
  Monsieur le Duc, et s'éloigner de votre disgrâce, je m'en rapproche
  et viens mettre à vos pieds l'hommage de mon dévouement et de ma
  reconnaissance, qui ne finiront qu'avec ma vie.

  Daignez les accepter et me croire votre très humble et très dévoué
  serviteur.

  Le Chevalier D'ÉON[151].

  [151] _Papiers inédits de d'Éon._

Louis XV, qui avait une fois de plus sacrifié son ministre à sa
favorite, ne songeait même plus à se dédommager comme jadis en
intrigues cachées de ces honteuses abdications. Le secret, auquel
il n'avait cessé de travailler chaque jour pendant quinze ans, ne
l'intéressait plus. La correspondance publiée par Boutaric en fait foi,
et c'est à peine si pour les années 1773 et 1774 elle contient encore
quelques billets du roi.

Cette indifférence du souverain mettait sans cesse le secret, jadis
si jalousement gardé, en péril d'être découvert. D'ailleurs les
ministres n'avaient pas tardé à en soupçonner l'existence. Le duc
d'Aiguillon, qui avait deviné le rôle du comte de Broglie, guettait
l'occasion de surprendre l'intrigue et en même temps de se venger d'un
rival occulte dont l'arrogance l'avait exaspéré. L'équipée, demeurée
assez mystérieuse, de deux agents du secret, Favier et Dumouriez,
qui semblent avoir voulu nouer alors une négociation avec la Prusse,
au détriment de l'Autriche, lui fournit le moyen longtemps cherché
de mettre le comte de Broglie en mauvaise posture. Il fit répandre à
Versailles le bruit que tout un complot venait d'être découvert et
donna l'ordre de mettre à la Bastille Favier, dont on s'était assuré à
Paris, et Dumouriez, qui venait d'être arrêté à la Haye, sur le chemin
de l'Allemagne. N'ayant rien pu découvrir d'assez compromettant chez
ces deux agents subalternes, le duc d'Aiguillon s'enhardit jusqu'à
insinuer au roi de faire saisir les papiers du comte de Broglie.

Louis XV répondit avec une indifférence affectée qu'il n'en voyait pas
l'opportunité; qu'à la vérité le comte lui soumettait de temps à autre
des mémoires sur les affaires extérieures, mais que c'étaient là des
travaux historiques, sans aucune tendance politique. D'Aiguillon dut se
contenter de la réponse et sut faire bonne figure à mauvais jeu. Favier
et Dumouriez comparurent seuls devant trois commissaires enquêteurs au
nombre desquels le roi, pour plus de sûreté, avait fait mettre M. de
Sartine, dûment averti comme précédemment; ils s'en tirèrent l'un et
l'autre avec quelques mois d'emprisonnement qu'ils subirent, Favier à
la citadelle de Doullens et Dumouriez au château de Caen.

Quant au comte de Broglie que le roi plutôt par égoïsme que par justice
avait soustrait aux commissaires, il n'évita la prison que pour l'exil.
Son caractère hautain n'avait pu supporter en effet la méfiance où les
courtisans le tenaient depuis la découverte de cette intrigue. Devinant
que le duc d'Aiguillon se faisait l'artisan de sa disgrâce, il lui
avait écrit une lettre si impertinente que, communiquée au roi, elle
valut à son auteur d'être aussitôt exilé à Ruffec. Louis XV n'avait
pas été fâché de trouver ce prétexte pour éloigner de lui un serviteur
dévoué, mais dont le zèle parfois indiscret l'importunait de plus en
plus. Aussi se montra-t-il insensible aux lettres de soumission et
d'excuses que le comte lui envoya de Ruffec, aux supplications de la
comtesse, aux démarches mêmes du maréchal. Toutefois il ne voulut ou
peut-être n'osa point retirer entièrement sa confiance au ministre du
secret, qui, exilé et disgracié officiellement, continua à correspondre
secrètement du fond de sa province avec les agents personnels du roi.

La tâche du comte de Broglie ne devait plus être de longue durée. Elle
avait perdu d'ailleurs tout intérêt et toute utilité et n'était mystère
pour personne. Les agents de l'Autriche avaient mis au courant du
secret le cabinet de Vienne, qui en informait régulièrement les autres
Cours d'Allemagne; en France même les ministres étaient désormais au
fait de l'intrigue et la Cour en avait eu vent par les confidences du
cardinal de Rohan, à qui un espion qu'il avait dans le cabinet noir
l'avait révélée.

Lorsque Louis XV mourut, son secret était connu de tous et la politique
pour laquelle il avait stérilement dépensé tant d'ingéniosité, gâché
tant de dévouement, finissait en un scandale dont sa mort seule
put étouffer l'éclat. La France ne perdait plus un souverain en ce
vieillard usé, devenu le jouet d'une femme indigne, et les agents
du secret eux-mêmes n'avaient pas à regretter un protecteur dans
le monarque ingrat qui n'avait jamais fait appel à leur dévouement
que pour les sacrifier ensuite à son repos. Aussi ne furent-ils pas
éloignés de partager l'allégresse générale. En matière d'oraison
funèbre, d'Éon écrivait au comte de Broglie, quelques mois à peine
après la mort du roi:

  Je me contenterai de vous dire qu'il est temps, après la cruelle
  perte que nous avons faite de notre _avocat général_ à Versailles,
  qui au milieu de sa propre Cour avait moins de pouvoir qu'un avocat
  du roi au Châtelet, qui, par une faiblesse incroyable, a laissé ses
  serviteurs infidèles triompher sur ses fidèles serviteurs secrets
  et a toujours fait plus de bien à ses ennemis déclarés qu'à ses
  véritables amis; il est temps, dis-je, que vous instruisiez le
  nouveau roi qui aime la vérité et qu'on m'a dit avoir autant de
  fermeté d'esprit que son illustre aïeul en avait peu, il est temps
  et pour vous et pour moi que vous instruisiez ce jeune monarque que
  depuis plus de vingt ans vous étiez le ministre secret de Louis XV et
  moi le sous-ministre sous ses ordres et les vôtres.

D'Éon, qui appréciait sans modestie ses services et les attributions
qui lui avaient été confiées, énumérait ensuite ses griefs et ses
réclamations, se comparait à La Chalotais et espérait une même
réhabilitation; il terminait ainsi:

  Quant à vous, Monsieur le comte, vous saurez mieux peindre que moi
  par quelle jalousie, quelle perfidie, quelle bassesse et quelle
  noire vengeance du duc d'Aiguillon vous vous trouvez encore en exil
  à Ruffec, sans avoir cessé d'être l'ami et le ministre secret du feu
  roi jusqu'à sa mort. Jamais la postérité ne pourrait croire de tels
  faits si vous et moi n'avions pas toutes les pièces nécessaires pour
  les constater et de plus incroyables encore; si ce bon roi n'eût pas
  chassé les jésuites de son royaume et qu'il eût eu quelque Malagrida
  pour confesseur, cela ne surprendrait personne; mais, grâce à Dieu,
  j'espère que le nouveau roi nous tirera bientôt du cruel embarras où
  vous et moi sommes encore plongés. J'espère qu'il n'aura pas pour
  confesseur, ni pour ami, ni pour ministre aucun jésuite, soit en
  habit de prêtre, soit en habit de chancelier, soit en habit de duc et
  pair, soit en habit de courtisan, soit en habit de courtisane[152].

  [152] D'Éon au comte de Broglie, 10 février 1775, papiers du comte de
  Broglie.--Cité par le duc DE BROGLIE, _le Secret du roi_, t. II,
  p. 472.

Le ministre secret de Louis XV n'avait pas attendu cette lettre
pour essayer de rentrer en grâce auprès du nouveau roi. Il avait dû
présenter sa justification par écrit, se trouvant toujours en exil à
Ruffec et sentant peser sur lui des soupçons que l'obstination de Louis
XV à tenir éloigné un collaborateur aussi compromettant avait fait
naître. Il était desservi par tous ceux qui l'avaient jadis jalousé,
et l'influence qu'exerçait sur son époux la reine Marie-Antoinette, la
part qu'elle entendait prendre à la direction des affaires publiques
n'amélioraient pas la cause de celui qui avait secrètement battu en
brèche l'alliance autrichienne.

Aussi dès le 13 mai 1774 avait-il fait parvenir à Louis XVI une
note où il l'instruisait des diverses négociations du secret, ainsi
que des endroits où le feu roi aurait pu cacher ses papiers et sa
correspondance, mais où perçait surtout son désir de se disculper
et d'expliquer son rôle personnel[153]. Quinze jours plus tard, il
écrivait de nouveau au roi, et cette fois c'était surtout la conduite
de d'Éon qu'il s'efforçait d'expliquer et aussi de justifier. En
donnant ainsi au chevalier son témoignage, le comte de Broglie servait
sa propre cause et les termes mêmes qu'il emploie montrent qu'il avait
conscience de cette fatale solidarité: «J'imagine, écrivait-il, qu'il
est possible que Votre Majesté en ait mal entendu parler et qu'ainsi
elle pourrait être étonnée de le trouver compris dans le nombre des
personnes honorées de la confiance du roi[154].» Il reconnaissait que
d'Éon avait été poussé par son extrême vivacité jusqu'à des «éclats
peu décents», mais ne cachait pas que le chevalier avait été provoqué
le premier par la maladresse du comte de Guerchy. Il concluait: «Cet
être singulier (puisque le sieur d'Éon est une femme) est plus que
bien d'autres encore un composé de bonnes qualités et de défauts
et il pousse l'un et l'autre à l'extrême[155].» Aussi le comte de
Broglie faisait-il valoir au roi qu'il serait opportun de continuer à
Mlle d'Éon le service de la pension accordée au chevalier par Louis
XV. Pour lui-même il demandait davantage et laissait entendre qu'il
ne livrerait pas les papiers secrets avant d'avoir pu se justifier
pleinement devant une commission spéciale. Louis XVI, qui avait un
instant songé à continuer la politique secrète de son prédécesseur, y
renonça bientôt sous l'influence de Marie-Antoinette, poussée elle-même
par sa mère[156]; il n'eut plus alors de plus pressant souci que celui
de liquider le bureau secret, et pour en finir avec les réclamations
du comte de Broglie il envoya celui-ci se justifier devant trois
commissaires, Du Muy, Vergennes et Sartine, qui rendirent hommage sans
réserve aux qualités de discrétion, de prévoyance et de dextérité
dont le ministre secret de Louis XV avait fait preuve au cours des
négociations les plus épineuses. Cet éclatant témoignage put satisfaire
la conscience du comte de Broglie, mais ne lui rendit pas la faveur de
son souverain. Louis XVI se refusa obstinément à accorder la pairie
ou même la moindre récompense au serviteur fidèle et malheureux de
son aïeul. Il se borna à fixer les pensions des agents subalternes que
l'abandon de la politique secrète privait désormais de tout emploi.

  [153] BOUTARIC, t. II, p. 387.

  [154] _Id._, p. 392.

  [155] BOUTARIC, _loc. cit._

  [156] Voir à ce sujet dans le livre du duc de Broglie comment
  Marie-Thérèse eut connaissance des lettres de justification adressées
  au roi par le comte de Broglie et s'employa à empêcher Louis XVI de
  suivre la politique de son aïeul. _Le Secret du roi_, t. II, pp. 437,
  438 et suivantes.

Parmi ceux-ci d'Éon seul ne figurait pas encore. Les ministres, en
effet, trouvant excessif le chiffre de la pension que Louis XV lui
avait accordée, hésitaient à lui en assurer le payement au même taux.
Le motif de cette libéralité subsistait toujours cependant, puisque
d'Éon possédait encore de nombreux papiers politiques. Le comte de
Vergennes avait pu s'en convaincre et il écrivait au roi le 22 août:

  M. de Muy et moi avons déjà vu toute la correspondance que M. le
  comte de Broglie a entretenue avec le sieur d'Éon depuis qu'il s'est
  fermé le retour dans sa patrie; nous travaillons au rapport que nous
  devons avoir l'honneur de mettre sous les yeux de Votre Majesté et
  nous aurons celui de lui exposer les moyens de rappeler un homme
  qu'il ne serait pas sans inconvénient de laisser en Angleterre[157].

  [157] Le comte de Vergennes à Louis XVI, 22 août 1774. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, p. 437.

Ces moyens furent en réalité suggérés par le comte de Broglie, qui se
fit l'avocat de d'Éon et se chargea de l'amener à composition. Ce fut
lui qui obtint du roi que l'on continuât à servir intégralement au
chevalier la pension accordée par Louis XV en 1766 et qu'on l'autorisât
à rentrer en France.

En échange, on devait demander à d'Éon de restituer les papiers secrets
et de s'engager à ne plus harceler de ses provocations et poursuivre
de ses écrits une famille qu'il avait déjà si injustement molestée.
Telles furent les propositions que le comte de Vergennes adressa à
d'Éon dans une lettre approuvée de la main du roi. Il fut décidé que
le marquis de Prunevaux, capitaine au régiment de Bourgogne-Cavalerie,
se rendrait tout exprès à Londres pour diriger cette négociation. Il
devait remettre au chevalier un sauf-conduit en même temps qu'un billet
où le comte de Broglie l'exhortait à se soumettre de bonne grâce et
avec reconnaissance aux volontés du roi. «En mon particulier, écrivait
en terminant l'ex-ministre secret, je suis charmé d'avoir pu contribuer
à vous procurer une retraite aisée et honorable dans votre patrie[158].»

  [158] Le comte de Broglie à d'Éon, 10 septembre 1774. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, p. 437.

Ce que le comte de Broglie regardait comme une retraite honorable ne
parut à d'Éon qu'une récompense misérable qui ne le dédommageait en
rien des pertes pécuniaires et des disgrâces qu'il avait encourues
pour obéir au roi. Il n'avait cessé depuis la mort de Louis XV de se
déclarer «prêt à se soumettre à tout ce qui pourrait être agréable
au nouveau roi», mais cette feinte humilité n'était que l'effet de
la crainte; il redoutait d'être oublié à Londres et s'efforçait par
l'appât qu'offraient les papiers secrets d'engager Louis XVI dans une
négociation qu'il se promettait bien de faire tourner à son avantage.

Dès l'arrivée du négociateur, il abandonna promptement tous les beaux
sentiments dont il avait fait montre pour discuter avec âpreté les
conditions du marché. Il ne se doutait pas qu'une dernière occasion lui
était ainsi offerte de se tirer définitivement de la triste condition
où son orgueil insensé l'avait plongé. Un événement inattendu venait
encore de réveiller en lui l'espérance de la réhabilitation: Treyssac
de Vergy, qui avait été mêlé à sa querelle avec M. de Guerchy, venait
de mourir et, dans un testament auquel d'Éon avait immédiatement
donné la publicité des journaux, certifiait de nouveau la vérité de
tous les complots, de tous les mauvais desseins de l'ambassadeur,
dont il avouait avoir été lui-même l'agent inconscient. A Londres
on avait cru à l'aveu _in extremis_ de l'aventurier; le chevalier
Fielding proclamait l'innocence de d'Éon «claire comme le soleil» et M.
Charles, précepteur des enfants d'Angleterre, envoyait au chevalier les
félicitations du ministre, lord Bute: «L'ancien ami de M. le chevalier
(lord Bute), disait-il, à qui Charles a fait voir le papier ci-joint
(la copie du testament), se félicite du bon train que paraissent
prendre les choses. Adieu, respectable ami[159].»

  [159] _Papiers inédits de d'Éon._

D'Éon croyait en effet les choses en si bon train qu'il poussa les
hauts cris lorsque M. de Prunevaux lui fit part de la décision et des
offres du comte de Vergennes. Il s'emporta, trouvant inacceptables ces
propositions qui ne tenaient aucun compte «des réparations honorifiques
et de l'argent dû par la Cour» à l'ancien ministre plénipotentiaire.
Il se montra si intraitable que M. de Prunevaux avertit de suite le
ministre des dispositions du chevalier, bien différentes de celles
qu'on lui supposait. M. de Vergennes, s'apercevant alors que les
moments de repentir du sieur d'Éon étaient courts, chargea le comte de
Broglie de tenter un dernier effort auprès de son ancien agent, qui
reçut une nouvelle lettre pleine de judicieux conseils et de sages
avertissements: «A mon arrivée de Ruffec, écrivait le comte, j'apprends
avec le plus grand étonnement que vous n'avez pas accepté les
propositions qui vous ont été faites par M. le comte de Vergennes...
Je vous avoue que je ne peux concevoir sur quel fondement vous appuyez
une pareille résistance. Je désire donc que vous écoutiez la voix de la
raison, du devoir et même de votre propre intérêt, et que vous répariez
par une prompte obéissance des torts qu'une plus longue résistance
aggraverait d'une manière irréparable[160].»

  [160] Le comte de Broglie à d'Éon, 14 janvier 1775. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, page 442.

D'Éon ne voulut rien entendre; il allégua qu'un ministre
plénipotentiaire de France, chevalier de Saint-Louis, ne pouvait
«lever le pied comme tant de Français méprisables qui avaient dupé de
généreux Anglais».--«Il avait promis, ajoutait-il, de ne jamais quitter
cette île avant d'avoir préalablement rempli ses engagements.» M. de
Prunevaux crut sa mission terminée et revint à Paris, n'apportant
qu'une lettre à la fois humble et menaçante où d'Éon se permettait
de poser lui-même au roi et au ministre les conditions de son propre
retour. Il désirait d'abord qu'on le réintégrât, ne fût-ce que pour
un moment, dans ses emplois et titres politiques, et qu'on lui payât
toutes les indemnités dont une pièce annexe donnait le détail. C'était,
comme l'a justement remarqué M. de Loménie, le plus impertinent «compte
d'apothicaire» que l'on pût imaginer. D'Éon y réclamait non seulement
ses appointements de capitaine pendant une période de quinze années,
plus le remboursement de folles dépenses qu'il avait faites pendant son
fastueux intérim, mais encore le remboursement des «frais immenses que
lui avait occasionnés son séjour à Londres pendant douze ans, tant pour
la nourriture et pour l'entretien de feu son cousin de Mouloize et de
lui-même, que pour les dépenses extraordinaires que les circonstances
avaient exigées». Il lui était dû de ce chef la modique somme de
100,000 livres! Mais, où ces réclamations prenaient un tour bouffon,
c'était lorsque d'Éon revendiquait une somme de 6,000 livres pour avoir
manqué de recevoir du prince Poniatowski le cadeau d'un diamant de la
même valeur:

  Plus, continuait notre chevalier, le comte de Guerchy a détourné le
  roi d'Angleterre de faire à M. d'Éon le présent de mille pièces qu'il
  accorde aux ministres plénipotentiaires qui résident à sa cour, cy:
  24,000 livres.

  Plus pour nombre de papiers de famille perdus par Hugonnet lors de
  son arrestation, cy: 27,000 livres.

  Plus, n'ayant pas été en état depuis 1763 jusqu'en 1773 d'entretenir
  ses vignes en Bourgogne, cy: 15,000 livres.

En ajoutant à ces avances quelques autres non moins imaginaires qu'il
serait trop long de relater, le total du compte évoluait entre deux
cent et deux cent cinquante mille livres.



CHAPITRE VIII

  Louis XVI refuse de céder aux exigences du chevalier.--Les créanciers
  poursuivent d'Éon, qui remet ses papiers secrets en gage chez son
  ami lord Ferrers.--Les embarras d'argent ramènent d'Éon à l'idée de
  se faire passer pour femme.--Son aveu à Beaumarchais.--Il consent à
  négocier et à signer un traité en bonne forme.--Le comte de Vergennes
  écrit à la chevalière d'Éon et lui envoie un sauf-conduit pour
  revenir en France.


Le comte de Vergennes, stupéfait et outré, dut, bien qu'à regret,
communiquer au roi l'étrange facture qu'il venait de recevoir:

  Elle n'est remarquable, écrivait-il à son maître, que par sa
  prolixité et par les traits de présomption et d'avidité qui s'y
  décèlent: en tout c'est un nouveau monument de cet esprit par trop
  singulier. J'aurais désiré pouvoir épargner à Votre Majesté la
  lecture de cette rapsodie; mais je ne puis éconduire les demandes de
  cet être singulier sans les ordres de Votre Majesté.

  Le sieur d'Éon met à si haut prix la remise des papiers dont il est
  dépositaire qu'il faut renoncer pour le présent à les retirer; mais
  comme il pourrait n'être pas sans inconvénient de le priver de toute
  ressource en le mettant dans la nécessité d'abuser du dépôt, si Votre
  Majesté l'approuve, on pourrait laisser les choses au même état où
  elles se trouvaient à l'avènement de Votre Majesté au trône[161].

  [161] Le comte de Vergennes à Louis XVI, 26 janvier 1775. BOUTARIC,
  _Correspondance secrète_, t. II, page 444.

Louis XVI déclara qu'il n'avait jamais vu «une pièce plus impertinente
et plus ridicule que la note de d'Éon, qu'il faudrait envoyer promener
s'il n'avait pas des papiers si importants», et il jugea inutile de
dépenser chaque année 12,000 livres pour un secret auquel le temps
enlèverait de jour en jour de sa valeur.

D'Éon demeura donc à Londres; il dut s'avouer alors qu'à se montrer
trop avide il avait bien compromis ses intérêts, mais il ne voulut
point en convenir officiellement et il s'empressa, comme c'était sa
coutume, d'instruire le public de l'ambassade qu'on lui avait envoyée
et qui avait échoué, disait une feuille de Londres, parce que «le
chevalier estime toute satisfaction pécuniaire incapable de balancer
celle qu'exige son honneur: des monceaux d'or ne pouvant être que le
moyen et non l'objet des grandes âmes[162]».

  [162] Extrait du _London Evening Post_ du mardi 18 avril 1775.

C'étaient bien, en effet, des monceaux d'or qu'il fallait à d'Éon.
Harcelé par ses créanciers, il se résolut à engager et aussi à
mettre en sûreté sa précieuse correspondance, qu'il déposa chez son
ami lord Ferrers, pair et amiral d'Angleterre. Celui-ci lui avança
100,000 livres sur un coffre scellé où étaient renfermés les papiers
secrets. Cet argent ne lui suffit pas encore; pour se procurer de
nouvelles ressources et aussi sans doute pour sortir d'une inaction
qui lui pesait, il s'efforça par tous les moyens d'obtenir un emploi.
Il s'adressa même à l'étranger, offrant ses services au nouvel
ambassadeur d'Espagne, le prince de Masseran, ce qui lui valut le
billet suivant:

  Monsieur,

  J'ai reçu votre lettre d'hier; je suis on ne peut plus sensible à la
  part que vous voulez bien prendre sur mon arrivée à cette Cour, et
  pour ce qui regarde au conseil que vous voudriez me demander, je ne
  suis point dans le cas de vous en donner, étant très persuadé que
  vous suivrez toujours les ordres et intentions de la Cour de France.

  J'ai l'honneur...

  Le prince DE MASSERAN[163].

  [163] Le prince de Masseran à d'Éon, 2 juin 1775. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

D'incessants déboires et de nouvelles déceptions ramenèrent alors, et
de plus en plus obstinément, d'Éon à l'idée qui lui était apparue déjà
comme le moyen aventureux et quasi héroïque de se tirer d'affaire.
C'était, pour reconquérir une fois encore cette popularité qui lui
échappait, un procédé scabreux; mais, à l'employer, d'Éon n'avait
plus grand'chose à perdre. L'artifice que les circonstances lui ont
jadis suggéré peut devenir une suprême ressource. Aussi laisse-t-il
s'accréditer de plus en plus, sans le démentir, le bruit dont il
tirera parti un jour. On ne se contente plus dans le public de dire
que d'Éon est une femme: on l'imprime et même on édite le portrait de
la Pallas moderne. C'est l'estampe que d'Éon prend soin d'envoyer à
son ancien camarade, M. de la Rozière, alors commandant de la place
de Saint-Malo, qui, tout stupéfait, lui accuse ainsi réception de cet
étrange envoi:

  Lors de mon passage à Paris, on m'a porté de votre part une estampe
  anglaise où vous êtes représenté en Pallas et dont l'inscription
  m'a si fort étonné que je doute encore que ce présent me soit venu
  de vous directement; je vous prie de me dire ce qui en est de cette
  nouveauté, que je ne puis regarder que comme une plaisanterie, à
  moins que vous ne m'attestiez vous-même le contraire[164].

  [164] M. de la Rozière, commandant à Saint-Malo, au chevalier d'Éon,
  le 3 mars 1774. (_Papiers inédits de d'Éon._)

D'Éon se garda bien de fixer son correspondant sur le point qui allait
devenir bientôt l'énigme à la mode. Mais il avait besoin, pour opérer
sa métamorphose avec tout l'éclat désirable, d'un auxiliaire dont
le renom ajouterait encore à sa propre célébrité et nul ne pouvait
mieux lui servir en la circonstance que Beaumarchais, l'intrépide
et spirituel adversaire du président Goëzman. C'est pourquoi, comme
lui-même devait l'écrire plus tard, «semblable à un noyé, que le
feu roi et son ministre avaient abandonné au torrent d'un fleuve
empoisonné, il chercha à s'accrocher à la barque de Caron».

Déjà, lors de la négociation relative au libelle publié à Londres
contre Mme du Barry, d'Éon, pressentant tout le parti qu'il pourrait
tirer d'un pareil commerce, s'était efforcé d'entrer en rapports avec
Beaumarchais et son intermédiaire n'avait été autre que Morande,
l'auteur même du factum. Celui-ci s'était fait fort d'amener une
rencontre: «J'ai Beaumarchais en main, écrivait-il à d'Éon; c'est un
homme adorable et je vois la vérité couler sous ses doigts. Il écrit
si joliment que j'ai l'envie de me pendre; jamais Voltaire n'approcha
de son style; vous en jugerez demain.» Mais le lendemain Beaumarchais,
mis peut-être en garde par l'inquiétant patronage choisi par d'Éon,
se dérobait, alléguant son travail, et Morande, tout dépité, en était
réduit à écrire au chevalier: «M. de Beaumarchais jusqu'à jeudi soir
ne quittera pas ses pantoufles, ayant beaucoup à s'occuper de ses
affaires, ce qui est la cause de ses réticences continuelles pour
voir du monde[165].» D'Éon raconta plus tard que Beaumarchais et lui
se rencontrèrent spontanément, «conduits sans doute par une curiosité
naturelle aux animaux extraordinaires de se rechercher». L'explication
est complaisante, mais peu exacte, car Beaumarchais, après avoir
acheté le libelle de Morande et travaillé à la cause des insurgés
américains, était revenu à Paris, et ce ne fut que lors de son second
voyage à Londres, en mai 1775, que d'Éon put enfin le connaître.
Mais l'intrigant chevalier regagna vite le temps qu'il lui avait
fallu dépenser à faire cette précieuse relation. Il sut intéresser le
«sensible» Beaumarchais à sa cause, en faire son avocat et aussi sa
dupe, car il fut assez habile pour se divertir lui-même aux dépens du
spirituel auteur qui semblait avoir fait profession de railler ses
contemporains.

  [165] Lettres de Morande au chevalier d'Éon, 1774-1775. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

C'est en pleurant que d'Éon fit à Beaumarchais son pénible aveu,
lui confessa qu'il était femme et traça un tableau si attendrissant
de son infortune qu'à peine rentré chez lui et encore tout ému son
interlocuteur écrivait au roi: «Quand on pense que cette créature tant
persécutée est d'un sexe à qui l'on pardonne tout, le cœur s'émeut
d'une douce compassion... J'ose vous assurer, Sire, qu'en prenant cette
étonnante créature avec adresse et douceur, quoique aigrie par douze
années de malheur, on l'amènera facilement à rentrer sous le joug[166].»

  [166] Cité par GAILLARDET, p. 226.

Beaumarchais fut donc complètement berné par d'Éon, comme le fut aussi
son ami Gudin, et leur erreur permet de mieux comprendre comment le roi
et son ministre purent être à leur tour trompés par l'assurance avec
laquelle on leur affirmait une chose que déjà la rumeur publique avait
accréditée en Angleterre. Du reste le comte de Broglie n'avait-il pas
eu plusieurs années auparavant, par l'intermédiaire de Drouet, la même
étonnante révélation à laquelle il avait cependant ajouté assez de foi
pour en faire part au roi Louis XV?

Touché par la situation de d'Éon, Beaumarchais résolut donc de
s'entremettre. Il offrit à Vergennes de renouer les négociations,
exprimant son espoir de les voir aboutir. Le ministre y consentit
et précisa les conditions de l'accord. Sur la question d'argent il
prescrivait à Beaumarchais de «voir venir, afin de combattre avec
supériorité», ajoutant: «M. d'Éon a le caractère violent, mais je lui
crois une âme honnête et je lui rends assez justice pour être persuadé
qu'il est incapable de trahison.»

Fixer le montant de l'indemnité était la plus grosse, mais non la seule
difficulté. D'Éon n'avait-il pas émis la prétention d'obtenir du roi
d'Angleterre une audience de congé? Sur ce point Vergennes se montra
irréductible: «Il est impossible, écrivait-il, que M. d'Éon prenne
congé du roi d'Angleterre, la révélation de son sexe ne peut plus le
permettre; ce serait un ridicule pour les deux Cours; l'attestation
à substituer est délicate, cependant on peut l'accorder pourvu qu'il
se contente des éloges que méritent son zèle, son intelligence et sa
fidélité[167].» Fort de ces instructions Beaumarchais n'eut pas trop
de peine à convaincre d'Éon, qui ne demandait d'ailleurs qu'à venir
à composition. Il en obtint une première marque d'obéissance, sur
laquelle il s'empressa de chanter victoire auprès du ministre:

  [167] Le comte de Vergennes à Beaumarchais, 21 juin 1775, cité par M.
  DE LOMÉNIE, _Beaumarchais et son temps_.

  Quoi qu'il en soit, Monsieur le Comte, je crois avoir coupé une tête
  de l'hydre anglaise. Je tiens à vos ordres le capitaine d'Éon, brave
  officier, grand politique et rempli par la tête de tout ce que les
  hommes ont de plus viril. Il porte au roi les clés d'un coffre de fer
  bien scellé de mon cachet contenant tous les papiers qu'il importe au
  roi de ravoir[168].

  [168] Beaumarchais au comte de Vergennes, 14 juillet 1775, cité par
  GAILLARDET, p. 231.

C'était là un résultat important certes; mais il fallait en obtenir un
autre qui seul, aux yeux de Vergennes, pouvait rassurer complètement
la Cour en prévenant à jamais tout nouveau scandale. Puisqu'il était
femme, d'Éon devait le déclarer solennellement et porter à l'avenir
l'habit de son véritable sexe. Le chevalier ne s'attendait guère à
cette dernière exigence: il protesta, supplia; mais voyant qu'il ne
pourrait rien gagner sur ce point, finit par céder, comprenant du reste
qu'il ne pouvait résister davantage sans éveiller sur la réalité de
ce nouveau sexe des soupçons qui eussent tout compromis. Le 7 octobre
1775, Beaumarchais annonce sa victoire au ministre: «Les promesses par
écrit d'être sage ne suffisent pas pour arrêter une tête qui s'enflamme
toujours au seul nom de Guerchy; la déclaration positive de son sexe
et l'engagement de vivre désormais avec ses habits de femme est le
seul frein qui puisse empêcher du bruit et des malheurs. Je l'ai exigé
hautement et je l'ai obtenu[169].»

  [169] _Loc. cit._

L'entente était désormais complète entre le négociateur officieux
qu'avait été l'auteur du _Mariage de Figaro_ et l'étrange rebelle
qui avait tenu en échec l'ambassadeur de France, les ministres, le
roi lui-même. Mais il était dit que tout dans cette histoire serait
extraordinaire, et le dénouement le fut au delà de ce qu'on pouvait
imaginer. Pour consacrer l'accord qu'il avait réussi à établir
Beaumarchais reçut une sorte de caractère officiel, et d'agent secret
qu'il était demeuré jusque-là fut promu ambassadeur--ambassadeur auprès
de la chevalière d'Éon. Accrédité par de véritables pouvoirs, comme
s'il se fût agi de négocier quelque important traité, Beaumarchais
signa, au nom du roi, une transaction que d'Éon accepta, traitant ainsi
avec son souverain de puissance à puissance. La pièce, en sa forme
solennelle, est un morceau de comédie plus réussi à coup sûr que tous
ceux qu'écrivit jamais Beaumarchais; mais le mérite n'en revient pas au
créateur de Figaro, car ce fut bien le seul d'Éon qui put savourer à
son aise tout le piquant de la situation. Voici, car il vaut par tous
ses détails, le texte complet de cet acte diplomatique sans précédent:

  TRANSACTION

  Nous soussignés, Pierre-Auguste Caron de Beaumarchais, chargé
  spécialement des ordres particuliers du roi de France, en date de
  Versailles, 25 août 1775, communiqués au chevalier d'Éon à Londres et
  dont copie certifiée de moi sera annexée au présent acte, d'une part;

  Et demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon
  de Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du
  chevalier d'Éon, écuyer, ancien capitaine de dragons, chevalier
  de l'ordre royal et militaire de Saint-Louis, aide de camp des
  maréchal-duc et comte de Broglie, ministre plénipotentiaire de France
  auprès du roi de la Grande Bretagne, ci-devant docteur en droit civil
  et en droit canon, avocat au parlement de Paris, censeur royal pour
  l'histoire et les belles-lettres, envoyé en Russie avec le chevalier
  Douglas pour la réunion des deux Cours, secrétaire d'ambassade du
  marquis de L'Hospital, ambassadeur plénipotentiaire de France près
  Sa Majesté Impériale de toutes les Russies, et secrétaire d'ambassade
  du duc de Nivernais, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire
  de France en Angleterre pour la conclusion de la dernière paix,
  sommes convenus de ce qui suit et l'avons souscrit:

  ARTICLE PREMIER.--Que moi, Caron de Beaumarchais, j'exige, au nom
  du roi que tous les papiers publics et secrets qui ont rapport
  aux diverses négociations politiques dont le chevalier d'Éon a
  été chargé en Angleterre, notamment ce qui tient à la paix de
  1763, correspondances, minutes, copies de lettres, chiffres, etc.,
  actuellement en dépôt chez le lord Ferrers, comte, pair et amiral
  d'Angleterre, (in upper Seymour street, Portman square, à Londres),
  toujours ami particulier dudit chevalier d'Éon pendant le cours de
  ses malheurs et procès en Angleterre, et lesdits papiers renfermés
  dans un grand coffre de fer dont j'ai la clé, me soient remis après
  avoir été tous paraphés de ma main et de celle dudit chevalier d'Éon,
  et dont l'inventaire sera joint et annexé au présent acte pour
  prouver la fidélité de la remise entière des dits papiers.

  ART. 2.--Que tous les papiers de la correspondance secrète entre le
  chevalier d'Éon, le feu roi et les diverses personnes chargées par
  Sa Majesté de suivre et entretenir cette correspondance, désignées
  dans les lettres sous les noms du substitut, du procureur, comme la
  personne de Sadite Majesté y était désignée elle-même sous celui de
  l'avocat, etc... laquelle correspondance secrète était cachée sous le
  plancher de la chambre à coucher dudit chevalier d'Éon, d'où elle a
  été tirée par lui, le 3 octobre de la présente année, en ma présence
  seule, et s'est trouvée bien cachetée avec l'adresse: _Au roi seul,
  à Versailles_, sur chaque carton ou volume in-quarto; que toutes les
  copies desdites lettres, minutes, chiffres, etc., me seront remises
  avec la même précaution des paraphes et d'un inventaire exact,
  ladite correspondance secrète composant cinq cartons ou gros volumes
  in-quarto.

  ART. 3.--Que ledit chevalier d'Éon se désiste de toute espèce de
  poursuites juridiques ou personnelles contre la mémoire du feu comte
  de Guerchy son adversaire, les successeurs de son nom, les personnes
  de sa famille, etc., et s'engage de ne jamais ranimer ces poursuites
  sous quelque forme que ce soit, à moins qu'il ne s'y voie forcé par
  la provocation juridique ou personnelle de quelque parent ami, ou
  adhérent de cette famille, ce qui n'est pas à craindre aujourd'hui,
  la sagesse de Sa Majesté ayant suffisamment pourvu d'ailleurs à ce
  que ces scandaleuses querelles ne se renouvellent plus de part ni
  d'autre, à l'avenir.

  ART. 4.--Et pour qu'une barrière insurmontable soit posée entre les
  contendants et retienne à jamais l'esprit de procès, de querelle
  personnelle, de quelque part qu'il pût se reproduire, j'exige,
  au nom de Sa Majesté, que le travestissement qui a caché jusqu'à
  ce jour la personne d'une fille sous l'apparence du chevalier
  d'Éon cesse entièrement. Et sans chercher à faire un tort à
  Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont
  d'un déguisement d'état et de sexe dont la faute est tout entière
  à ses parents, rendant même justice à la conduite sage, honnête
  et réservée, quoique mâle et vigoureuse, qu'elle a toujours tenue
  sous ses habits d'adoption, j'exige absolument que l'équivoque de
  son sexe qui a été jusqu'à ce jour un sujet inépuisable de paris
  indécents, de mauvaises plaisanteries qui pourraient se renouveler
  surtout en France et que la fierté de son caractère ne souffrirait
  pas, ce qui entraînerait de nouvelles querelles qui ne serviraient
  peut-être que de prétextes à couvrir les anciennes et à les
  renouveler; j'exige absolument, dis-je, au nom du roi, que le fantôme
  du chevalier d'Éon disparaisse entièrement et qu'une déclaration
  publique, nette, précise et sans équivoque du véritable sexe de
  Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont,
  avant son arrivée en France et la reprise de ses habits de fille,
  fixe à jamais les idées du public sur son compte; ce qu'elle doit
  d'autant moins refuser aujourd'hui[170] qu'elle n'en paraîtra que
  plus intéressante aux yeux des deux sexes que sa vie, son courage
  et ses talents ont également honorés. Auxquelles conditions, je
  lui remettrai le sauf-conduit en parchemin, signé du roi et de son
  ministre des Affaires étrangères, qui lui permet de revenir en France
  et d'y rester sous la sauvegarde spéciale et immédiate de Sa Majesté,
  laquelle veut bien lui accorder, non seulement protection et sûreté
  sous sa promesse royale, mais qui a la bonté de changer la pension
  annuelle de 12,000 livres que le feu roi lui avait accordée en 1766,
  et qui lui a été payée exactement jusqu'à ce jour, en un contrat de
  rente viagère de pareille somme, avec reconnaissance que les fonds
  dudit contrat ont été fournis et avancés par ledit chevalier pour
  les affaires du feu roi, _ainsi que de plus fortes sommes dont le
  montant lui sera remis par moi pour l'acquittement de ses dettes en
  Angleterre_, avec l'expédition en parchemin et en bonne forme du
  contrat de ladite rente de 12,000 livres tournois, en date du 28
  septembre 1775.

  [170] «Que son sexe a été prouvé par témoins, médecins, chirurgiens,
  matrones et pièces justificatives.» (Note ajoutée en marge par le
  chevalier d'Éon, puis rayée par Beaumarchais.)

  Et moi, Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de
  Beaumont, fille majeure, connue jusqu'à ce jour sous le nom du
  chevalier d'Éon et qualités susdites, je me soumets à toutes les
  conditions imposées ci-dessus au nom du roi, uniquement pour donner
  à Sa Majesté les plus grandes preuves possibles de mon respect et de
  ma soumission, quoiqu'il m'eût été bien plus doux qu'elle eût daigné
  m'employer de nouveau dans ses armées ou dans la politique, selon mes
  vives sollicitations et suivant mon rang d'ancienneté. Et puisqu'à
  quelques vivacités près, qu'une défense légitime et naturelle et le
  plus juste ressentiment rendaient en quelque façon excusable, Sa
  Majesté veut bien reconnaître que je me suis toujours comporté en
  brave homme comme officier et en sujet laborieux, intelligent et
  discret comme agent politique, je me soumets à déclarer publiquement
  mon sexe, à laisser mon état hors de toute équivoque, à reprendre
  et porter jusqu'à la mort mes habits de fille[171], à moins qu'en
  faveur de la longue habitude où je suis d'être revêtue de mon habit
  militaire, et par tolérance seulement, Sa Majesté ne consente à me
  laisser reprendre ceux des hommes, s'il m'est impossible de soutenir
  la gêne des autres après avoir essayé de m'y habituer à l'Abbaye
  royale des Dames Bernardines de Saint-Antoine-des-Champs, à Paris, ou
  à tel autre couvent de filles que je voudrai choisir, et où je désire
  me retirer pendant quelques mois en arrivant en France.

  [171] «Que j'ai déjà portés en diverses occasions connues de Sa
  Majesté.» (Retranché par Beaumarchais.)

  Je donne mon entier désistement à toutes poursuites juridiques ou
  personnelles contre la mémoire du feu comte de Guerchy et ses ayants
  cause, promettant de ne jamais les renouveler, à moins que je n'y
  sois forcée par une provocation juridique, ainsi qu'il est dit
  ci-dessus.

  Je donne de plus ma parole d'honneur que je remettrai à M. Caron de
  Beaumarchais tous les papiers publics et secrets, tant de l'ambassade
  que de la correspondance secrète désignée ci-dessus, sans en réserver
  ni retenir un seul, aux conditions suivantes, auxquelles je supplie
  Sa Majesté de vouloir bien permettre qu'on souscrive en son nom:

  1º Qu'en reconnaissant que la lettre du feu roi, mon très honoré
  seigneur et maître, en date de Versailles, le 1er avril 1766, par
  laquelle il m'assurait 12,000 livres de pension annuelle en attendant
  qu'il me plaçât plus avantageusement, ne peut plus me servir de
  titre pour toucher ladite pension, qui se trouve changée très
  avantageusement pour moi par le roi son successeur, en un contrat
  viager de pareille somme, l'original de ladite lettre restera en ma
  possession comme témoignage honorable que le feu roi a daigné rendre
  à ma fidélité, à mon innocence et à ma conduite irréprochable dans
  tous mes malheurs et dans toutes les affaires qu'il a daigné me
  confier, tant en Russie qu'à l'armée et en Angleterre.

  2º Que l'original de la reconnaissance que M. Durand, ministre
  plénipotentiaire en Angleterre, m'a donnée à Londres, le 11 juillet
  1766, de la remise volontaire, fidèle et intacte, faite par moi entre
  ses mains, de l'ordre secret du feu roi, en date de Versailles, le 3
  juin 1763, restera dans mes mains comme un témoignage authentique de
  la soumission entière avec laquelle je me suis dessaisie d'un ordre
  secret de la main de mon maître, qui faisait seul la justification de
  ma conduite en Angleterre, que mes ennemis ont tant nommée opiniâtre,
  et que, dans leur ignorance de ma position extraordinaire vis-à-vis
  le feu roi, ils ont même osé qualifier de traître à l'État.

  3º Que Sa Majesté, par une grâce particulière, daignera, ainsi que
  faisait le feu roi, se faire informer, tous les six mois, du lieu
  que j'habite et de mon existence, afin que mes ennemis ne soient
  jamais tentés de rien entreprendre de nouveau contre mon honneur, ma
  liberté, ma personne et ma vie.

  4º Que la croix de Saint-Louis que j'ai acquise au péril de ma vie
  dans les combats, sièges et batailles où j'ai assisté, où j'ai été
  blessée et employée, tant comme aide de camp du général que comme
  capitaine de dragons et des volontaires de l'armée de Broglie, avec
  un courage attesté par tous les généraux sous lesquels j'ai servi, ne
  me sera jamais enlevée et que le droit de la porter sur quelque habit
  que j'adopte me sera conservé jusqu'à la mort.

  Et s'il m'était permis de joindre une demande respectueuse à ces
  conditions, j'oserais observer qu'à l'instant où j'obéis à Sa Majesté
  en me soumettant à quitter pour toujours mes habits d'homme je vais
  me trouver dénuée de tout, linge, habits, ajustements convenables à
  mon sexe, et que je n'ai pas d'argent pour me procurer seulement le
  plus nécessaire, M. de Beaumarchais sachant bien à qui doit passer
  tout celui qu'il destine au paiement de partie de mes dettes, dont
  je ne veux pas toucher un sou moi-même. En conséquence et quoique
  je n'aie pas droit à de nouvelles bontés de Sa Majesté, je ne
  laisserais pas de solliciter auprès d'elle la gratification d'une
  somme quelconque pour acheter mon trousseau de fille, cette dépense
  soudaine, extraordinaire et forcée ne venant point de mon fait, mais
  uniquement de mon obéissance à ses ordres.

  Et moi, Caron de Beaumarchais, toujours en la qualité ci-dessus
  spécifiée, je laisse à ladite demoiselle d'Éon de Beaumont l'original
  de la lettre si honorable que le feu roi lui a écrite de Versailles,
  le 1er avril 1766, en lui accordant une pension de 12,000 livres, en
  reconnaissance de sa fidélité et de ses services.

  Je lui laisse, de plus, l'original de M. Durand, lesquelles pièces
  ne pourraient lui être enlevées, de ma part, sans une dureté qui
  répondrait mal aux intentions pleines de bonté et de justice que Sa
  Majesté montre aujourd'hui pour la personne de ladite demoiselle
  Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée d'Éon de Beaumont.
  Quant à la croix de Saint-Louis qu'elle désire conserver avec le
  droit de la porter sur ses habits de fille, j'avoue que, malgré
  l'excès de bonté avec lequel Sa Majesté a daigné s'en rapporter à ma
  prudence, à mon zèle et à mes lumières pour toutes les conditions à
  imposer en cette affaire, je crains d'outrepasser les bornes de mes
  pouvoirs en tranchant une question aussi délicate.

  D'autre part, considérant que la croix de l'ordre royal et militaire
  de Saint-Louis a toujours été regardée uniquement comme la preuve et
  la récompense de la valeur guerrière, et que plusieurs officiers,
  après avoir été décorés, ayant quitté l'habit et l'état militaire
  pour prendre ceux de prêtre ou de magistrat, ont conservé sur les
  vêtements de leur nouvel état cette preuve honorable qu'ils avaient
  dignement fait leur devoir dans un métier plus dangereux, je ne crois
  pas qu'il y ait d'inconvénient à laisser la même liberté à une fille
  valeureuse qui, ayant été élevée par ses parents sous des habits
  virils, et ayant bravement rempli tous les devoirs périlleux que le
  métier des armes impose, a pu ne connaître l'habit et l'état abusifs
  sous lesquels on l'avait forcée à vivre, que lorsqu'il était trop
  tard pour en changer, et n'est point coupable pour ne l'avoir point
  fait jusqu'à ce jour.

  Réfléchissant encore que le rare exemple de cette fille
  extraordinaire sera peu imité par les personnes de son sexe, et ne
  peut tirer à aucune conséquence; que si Jeanne d'Arc, qui sauva le
  trône et les États de Charles VII en combattant sous des habits
  d'homme, eût, pendant la guerre, obtenu, comme ladite demoiselle
  d'Éon de Beaumont, quelques grâces ou ornements militaires, tels que
  la croix de Saint-Louis, il n'y a pas d'apparence que, ses travaux
  finis, le roi, en l'invitant à reprendre les habits de son sexe,
  l'eût dépouillée et privée de l'honorable prix de sa valeur, ni
  qu'aucun galant chevalier français eût cru cet ornement profané parce
  qu'il ornait le sein et la parure d'une femme qui, dans le champ
  d'honneur, s'était toujours montrée digne d'être un homme.

  J'ose donc prendre sur moi, non en qualité de ministre d'un pouvoir
  dont je crains d'abuser, mais comme un homme persuadé des principes
  que je viens d'établir; je prends sur moi, dis-je, de laisser la
  croix de Saint-Louis et la liberté de la porter sur ses habits de
  fille à demoiselle Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée
  d'Éon de Beaumont, sans que j'entende lier Sa Majesté par cet acte,
  si elle désapprouvait ce point de ma conduite, promettant seulement,
  en cas de difficulté, à ladite demoiselle d'Éon d'être son avocat
  auprès de Sa Majesté, et d'établir, s'il le faut, son droit à cet
  égard, que je crois légitime, par une requête où je le ferais valoir
  du plus fort de ma plume et du meilleur de mon cœur.

  Quant à la demande que ladite demoiselle d'Éon de Beaumont fait au
  roi d'une somme pour l'acquisition de son trousseau de fille, quoique
  cet objet ne soit pas entré dans mes instructions, je ne laisserai
  pas de le prendre en considération, parce qu'en effet cette dépense
  est une suite nécessaire des ordres que je lui porte de reprendre les
  habits de son sexe. Je lui alloue donc, pour l'achat de son trousseau
  de fille, une somme de 2,000 écus, à condition qu'elle n'emportera
  de Londres aucun de ses habits, armes et nul vêtement d'homme, afin
  que le désir de les reprendre ne soit pas sans cesse aiguisé par leur
  présence, consentant seulement qu'elle conserve un habit uniforme
  complet du régiment où elle a servi, le casque, le sabre, les
  pistolets et le fusil avec sa baïonnette, comme un souvenir de sa vie
  passée, ou comme on conserve les dépouilles chéries d'un objet aimé
  qui n'existe plus. Tout le reste me sera remis à Londres pour être
  vendu, et l'argent employé selon le désir et les ordres de Sa Majesté.

  Et cet acte a été fait double entre nous Pierre-Augustin Caron de
  Beaumarchais et Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Timothée
  d'Éon de Beaumont, sous seing privé, en lui donnant de chaque part
  toute la force et consentement dont il est susceptible et y avons
  chacun apposé le cachet de nos armes, à Londres, le cinquième jour du
  mois d'octobre 1775[172].

  _Signé_: CARON DE BEAUMARCHAIS.

  D'ÉON DE BEAUMONT.

  [172] Cette transaction ne fut réellement signée que le 4 novembre,
  après le retour de Beaumarchais, qui rapporta de Paris les pièces
  et autorisations nécessaires. Mais M. d'Éon étant né le 5 octobre
  1728, et ladite transaction lui donnant une existence conforme à
  son véritable sexe, M. de Beaumarchais voulut faire à Mlle d'Éon la
  galanterie de donner à cette pièce, qui était pour elle une espèce de
  nouvel acte baptistaire, la date du jour même de sa naissance. (Note
  du chevalier d'Éon.)

Le coffre-fort engagé chez lord Ferrers fut ouvert et d'Éon joignit au
dossier cinq cartons qu'il avait gardés jusque-là dissimulés sous son
plancher, bien cachetés et étiquetés: _Papiers secrets à remettre au
roi seul._... «Je commençai, dit Beaumarchais qui raconte ce fait, à en
faire l'inventaire et les paraphai tous afin qu'on n'en pût soustraire
aucun; mais, pour m'assurer encore mieux que la suite entière y était
contenue, je les parcourais rapidement.»

D'Éon ne manqua pas de faire part de sa transformation à son ancien
chef. Le 5 décembre 1775, il écrivit au comte de Broglie:

  Monsieur le Comte,

  Il est temps de vous désabuser. Vous n'avez eu pour capitaine de
  dragons et aide de camp en guerre et en politique que l'apparence
  d'un homme. Je ne suis qu'une fille qui aurais parfaitement soutenu
  mon rôle jusqu'à la mort si la politique et vos ennemis ne m'avaient
  pas rendu la plus infortunée des filles, ainsi que vous le verrez par
  les pièces ci-jointes...

  Je suis avec respect, Monsieur le Comte, votre très humble et très
  obéissant serviteur (_sic_).

  Geneviève-Louise-Auguste D'ÉON DE BEAUMONT[173].

  [173] D'Éon au comte de Broglie, décembre 1775, cité par GAILLARDET,
  p. 249.

D'Éon témoigna sa reconnaissance à Beaumarchais en prolongeant une
mystification qui dut l'amuser infiniment et à laquelle l'auteur des
plus spirituelles comédies qui eussent alors paru se prêtait avec
une naïveté stupéfiante. Beaumarchais devint de la part de d'Éon,
qui s'intitulait «sa petite dragonne», l'objet des cajoleries les
plus féminines. Reprenant le langage même de la Rosine du _Barbier de
Séville_, la prétendue chevalière lui écrivait: «Vous êtes fait pour
être aimé et je sens que mon plus affreux supplice serait de vous
haïr», et une autre fois: «Je ne croyais encore que rendre justice
à votre mérite; qu'admirer vos talents, votre générosité; je vous
aimais sans doute déjà! Mais cette situation était si neuve pour moi
que j'étais bien éloignée de croire que l'amour pût naître au milieu
du trouble et de la douleur. Jamais une âme sensible ne deviendrait
sensible à l'amour si l'amour ne se servait pas de la vertu même pour
le toucher.»

La mystification fut complète, et Beaumarchais, bien qu'il affectât
de prendre la chose en riant, se laissa complètement duper par des
déclarations dont il parut même quelque peu flatté:

  Tout le monde me dit que cette fille est folle de moi, écrivait-il
  à Vergennes; mais qui diable se fût imaginé que pour bien servir le
  roi dans cette affaire il me fallût devenir galant chevalier autour
  d'un capitaine de dragons? L'aventure me paraît si bouffonne que
  j'ai toutes les peines du monde à reprendre mon sérieux pour achever
  convenablement ce mémoire[174].

  [174] Mémoire de Beaumarchais à Vergennes, cité par GAILLARDET,
  p. 281.

Bien que celui-ci s'en déclarât excédé, ce ne fut pas Beaumarchais,
mais bien d'Éon, qui mit fin à ce marivaudage. La coquetterie de
la nouvelle chevalière n'allait pas, en effet, jusqu'au mépris des
questions d'argent. Aussi l'avidité de d'Éon se trouva-t-elle aux
prises avec la parcimonie de Beaumarchais lorsqu'il s'agit de fixer
le détail des sommes affectées au paiement des dettes. Le ton de la
correspondance des deux amoureux tourna bien vite à l'aigre, et un
entrefilet qui parut alors dans le _Morning Post_ acheva d'exaspérer
d'Éon; il était ainsi libellé:

  On prépare à la Cité une nouvelle police sur le sexe du chevalier
  d'Éon. Les paris sont de sept à quatre pour femme contre homme, et un
  seigneur bien connu dans ces sortes de négoces s'est engagé à faire
  clairement élucider cette question avant l'expiration de quinze jours.

D'Éon ne manqua pas d'attribuer l'article à Beaumarchais, qu'il accusa
ouvertement d'avoir pris part avec Morande à des paris sur son sexe et
de s'être ainsi livré à de scandaleuses spéculations. En même temps
il provoqua Morande; mais le fieffé coquin, qui savait la réputation
de d'Éon à l'escrime, fut trop heureux de pouvoir prétendre que
l'honneur lui interdisait de se battre avec une femme; il ne jugea pas
déloyal toutefois de s'armer de sa plume et de publier sur la nouvelle
chevalière un libelle scandaleux qui fit quelque bruit. Harcelé par
l'importunité des Anglais que toute cette affaire avait provoqués à
reprendre leurs paris, d'Éon se résolut à écrire au comte de Vergennes
pour lui annoncer sa prochaine arrivée en France. Il en reçut
d'ailleurs la réponse la plus encourageante:

  J'ai reçu, Mademoiselle, la lettre que vous m'avez fait l'honneur
  de m'écrire le 1er de ce mois. Si vous ne vous étiez pas livrée à
  des impressions de défiance, que je suis persuadé que vous n'avez
  pas puisées dans vos propres sentiments, il y a longtemps que vous
  jouiriez dans votre patrie de la tranquillité qui doit aujourd'hui,
  plus que jamais, faire l'objet de vos désirs. Si c'est sérieusement
  que vous pensez à y revenir, les portes vous en seront encore
  ouvertes. Vous connaissez les conditions qu'on y a mises: le silence
  le plus absolu sur le passé, éviter de vous rencontrer avec les
  personnes que vous voulez regarder comme les causes de vos malheurs,
  et enfin reprendre les habits de votre sexe. La publicité qu'on vient
  de lui donner en Angleterre ne peut plus vous permettre d'hésiter.
  Vous n'ignorez pas, sans doute, que nos lois ne sont pas tolérantes
  sur ces sortes de déguisements; il me reste à ajouter que si, après
  avoir essayé du séjour de la France, vous ne vous y plaisiez pas, on
  ne s'opposera pas à ce que vous vous retiriez où vous voudrez.

  C'est par ordre du roi que je vous mande tout ce que dessus. J'ajoute
  que le sauf-conduit qui vous a été remis vous suffit; ainsi rien ne
  s'oppose au parti qu'il vous conviendra de prendre. Si vous vous
  arrêtez au plus salutaire, je vous en féliciterai; sinon, je ne
  pourrai que vous plaindre de n'avoir pas répondu à la bonté du maître
  qui vous tend la main. Soyez sans inquiétude: une fois en France,
  vous pourrez vous adresser directement à moi, sans le secours d'aucun
  intermédiaire.

  J'ai l'honneur...[175]

  [175] Le comte de Vergennes à d'Éon, 12 janvier 1777. (Archives des
  Affaires étrangères.)

D'Éon, toutefois, ne voulut point partir sans tenter de mettre fin aux
paris qui s'échangeaient sur son sexe. Il intenta devant lord Mansfield
une action en annulation de ces scandaleux contrats; mais débouté de sa
demande par un jugement qui considérait qu'il était une femme, puisque
le roi de France le regardait comme tel, il se borna à interjeter appel
et se hâta de revenir dans sa patrie.

[Illustration:
CHARLOTTE-GENEVIÈVE-LOUISE-AUGUSTE-ANDRÉE-TIMOTHÉE D'EON DE BEAUMONT

  _Ecuyer, Chevalier de l'ordre Royal et militaire de St. Louis.
  Ancien Capitaine de Dragons,
  Ministre Plénipotentiaire de France en Angleterre._

  Procédé Fillon      PLON-NOURRIT & CIE. ÉDIT.      Imp. Ch. Wittmann]



CHAPITRE IX

  Arrivée de la chevalière d'Éon en France.--Réception qui lui est
  faite par la ville de Tonnerre.--Son installation à Versailles et sa
  présentation à la Cour.--Impressions et réflexions de sa famille, de
  ses amis, des contemporains.--Popularité de la «nouvelle héroïne» en
  France et à l'étranger; ses succès dans le monde de la Cour et la
  société de Paris; sa volumineuse correspondance.--Nouvelle querelle
  avec Beaumarchais.--D'Éon, ayant quitté ses habits de femme, est
  appréhendé par ordre du roi et conduit au château de Dijon.


Le 13 août 1777, d'Éon quittait Londres; dans la nuit même, il
s'embarquait pour la France. Quelle que fût sa joie de rentrer dans
sa patrie, d'embrasser sa vieille mère qu'il aimait tendrement, de
retrouver son foyer et sa fertile Bourgogne toute couverte de pampres,
il dut faire un cruel retour sur lui-même. Quinze ans s'étaient écoulés
depuis son dernier voyage: c'était alors le «petit d'Éon» du duc de
Nivernais, le protégé du comte de Choiseul qui apportait à Versailles
les ratifications d'un grand traité. Sa sacoche était moins gonflée de
papiers d'État que son cœur ne l'était d'illusions et d'espérances.
La fortune souriait à son ardente jeunesse; elle lui apportait de
brillantes récompenses et lui laissait entrevoir un avenir plein de
promesses. Il était accueilli à Versailles, distingué par la marquise
de Pompadour, revenait à Londres la croix de Saint-Louis sur la
poitrine. Bientôt après il était fait ministre plénipotentiaire et
pouvait, grâce à un intérim, représenter lui-même son souverain pendant
deux mois de fastueuse ambassade. Il avait connu alors toute l'ivresse
du triomphe, mais aussitôt après toute la rancœur d'une disgrâce
subite. C'étaient d'abord les vexations et les dédains du comte de
Guerchy; puis une lutte pleine d'embûches et de ruses; le procès enfin
intenté par une suprême audace contre son rival et le scandale si
enivrant pour lui qu'avait été la condamnation de l'ambassadeur de
France. Dernier et périlleux triomphe qui soulevait l'indignation de
Paris et de Versailles, provoquait l'abandon du roi et, l'un après
l'autre, de tous ses protecteurs. Une pénible vie d'expédients avait
commencé alors, le réduisant peu à peu au désespoir et le poussant
enfin à cette métamorphose inspirée par l'illusion tenace du public,
longuement méditée et plus d'une fois rejetée avant d'être enfin admise.

Il revenait maintenant en vaincu. Le «petit d'Éon», tant choyé jadis
par le marquis de L'Hospital et que le duc de Choiseul avait présenté
comme un «fort joli garçon» au duc de Nivernais à cause de ses yeux
bleus au regard hardi et intelligent, de sa taille fine mais bien
proportionnée et souple, était devenu un homme de cinquante ans, à la
démarche brusque et à la voix éclatante; son menton volontaire était
tout piqué d'une barbe noire rasée à grand'peine. Il avait conservé du
dragon les manières et le genre d'esprit en même temps que l'uniforme,
ce cher uniforme gris à parements et à soutaches rouges qu'il n'avait
jamais consenti à abandonner pendant son séjour à Londres et qui avait
fait de lui une silhouette aussi familière aux ministres d'État qu'aux
_mobs_ de la Cité. Aussi témoignait-il d'une égale répugnance à prendre
l'habit féminin et à se résigner au genre de vie de son nouveau sexe.
Bien qu'il eût signé l'étrange convention qui lui reconnaissait la
qualité de femme, il aurait voulu demeurer homme au moins par la mise
et s'était efforcé de fléchir le comte de Broglie sur la question du
costume. Il affirmait que son vœu le plus cher serait de «continuer
sa route militaire dans l'armée, où par sa bonne conduite il n'avait
jamais scandalisé personne; mais en même temps se déclarait prêt à
obéir à toutes les volontés du roi, qu'elles fussent de le laisser dans
le monde en cornette et en jupe», ou même de «faire couvrir sa tête
dragonne du voile sacré dans un couvent de nonnes».

Qu'y avait-il de sincère dans l'emphase de ces déclarations? Dans un
dernier retour de bon sens, voyait-il partir avec casque, aigrette,
épaulette tous les rêves généreux de sa jeunesse follement sacrifiés
à une ambition désordonnée et désormais impuissante? Cet attachement
obstiné à l'uniforme, symbole de la carrière régulière et de la
discipline, marque-t-il chez lui un dernier regret de l'existence
honorable et sûre qu'en bornant ses désirs il n'eût pas manqué de
s'assurer? Peut-être; comme peut-être aussi n'y a-t-il là qu'une feinte
de plus, un moyen détourné de prolonger l'équivoque et de donner le
change? La justice anglaise et la volonté du roi de France le font
femme; mais la répugnance qu'il montre à revêtir les habits de son
nouveau sexe est bien faite pour enraciner dans leur croyance ceux qui
veulent toujours le tenir pour un homme. En déclarant si haut qu'on lui
impose des habits de femme, d'Éon cherche évidemment à laisser entendre
que le sexe n'est pas plus de son goût que la mise, et que la volonté
du roi, à laquelle il doit se soumettre, ne peut cependant rien changer
à la nature. Il évite ainsi les difficultés du présent, tout en se
ménageant pour l'avenir une rentrée en scène sous son costume naturel.
Seul parmi les contemporains, Voltaire semble avoir démêlé au juste
toute cette intrigue dont il a fait justice par une comparaison assez
cruelle: «Je ne puis croire, écrit-il de Ferney au comte d'Argental,
que ce ou cette d'Éon ayant le menton garni d'une barbe noire très
épaisse et très piquante soit une femme. Je suis tenté de croire qu'il
a voulu pousser la singularité de ses aventures jusqu'à prétendre
changer de sexe pour se dérober à la vengeance de la maison de Guerchy,
comme Pourceaugnac s'habillait en femme pour se dérober à la justice et
aux apothicaires[176].»

  [176] Voltaire au comte d'Argental, 19 décembre 1777.

D'ailleurs tout en protestant véhémentement contre la volonté du roi
qui changeait son casque en cornette, d'Éon s'ingéniait à tirer parti
de son nouveau rôle et à se faire de sa métamorphose une réclame
nouvelle et plus bruyante. Il a raconté lui-même comment, passant par
Saint-Denis avant de gagner Versailles, il s'était fait conduire par
Dom Boudier auprès de la supérieure du couvent des carmélites, qui
n'était autre que Mme Louise de France. Celle-ci, avant d'ouvrir le
rideau du parloir, aurait demandé comment était habillée Mlle d'Éon,
et sur la réponse qui lui fut faite qu'arrivant de Londres elle
«était encore en bottes et en uniforme, la supérieure aurait exhorté
son interlocuteur invisible à prendre les habits et à mener la vie
d'une fille chrétienne»[177]. Cependant, malgré les sages avis de
la vénérable princesse et en dépit de la condition formelle que lui
avait imposée Vergennes dans sa lettre du 12 juillet, ce ne fut qu'à
Versailles, où il arriva en dragon, que d'Éon finit par se soumettre et
obéir à l'ordre qui lui fut réitéré en ces termes:

  [177] _Papiers inédits de d'Éon._

  DE PAR LE ROI

  Il est ordonné à Charles-Geneviève-Louise-Auguste-Andrée-Thimothée
  d'Éon de Beaumont de quitter l'habit uniforme des dragons qu'il a
  coutume de porter et de reprendre les habillements de son sexe avec
  défense de paraître dans le royaume sous d'autres habillements que
  ceux convenables aux femmes.

  Fait à Versailles, le 27 août 1777.

  _Signé_: Louis Gravier DE VERGENNES[178].

  [178] Cité par GAILLARDET, p. 295.

Enfin, comme notre chevalier, à bout d'arguments, objectait encore
au ministre que ses faibles ressources ne lui permettaient pas de
se commander un trousseau convenable, Marie-Antoinette, intéressée
aux infortunes d'une fille si intrépide, aurait ordonné, si l'on en
croit d'Éon et ses biographes, que ce trousseau serait confectionné à
ses frais. Il est certain, en tout cas, que Mlle Bertin, la célèbre
marchande de frivolités, couturière de la reine, eut la première le
singulier honneur d'emprisonner sous les jupes décentes et sévères
d'une vieille et noble demoiselle le bouillant capitaine de dragons.
Pour le reste de sa garde-robe, d'Éon s'adressa à Mlle Maillot,
marchande de modes plus modeste, et à Mme Barmant, «faiseuse de corps
flexibles et élastiques». Le sieur Brunet, perruquier, rue de la
Paroisse, fut chargé de lui accommoder une «coiffure à triple étage».

Alors que tant de mains agiles remuaient dentelles et rubans, ou
baleinaient les corsets qui allaient si fort incommoder d'Éon,
celui-ci, profitant des quelques jours où il pouvait encore porter
librement sa tunique de dragon, se hâta de prendre le coche qui devait
le mener auprès de sa vieille mère.

C'est le 2 septembre qu'il atteignit la petite cité bourguignonne.
S'il est vrai que les villes ont comme un visage où nous aimons à
retrouver le caractère des plus célèbres de leurs enfants, celle-ci
semble vouloir symboliser à merveille l'humeur de notre héros et en
illustrer le souvenir. Escarpée et montueuse, elle a dans son premier
aspect un air de hardiesse et de vivacité. D'une allure leste et
décidée, les rues grimpent comme à l'assaut du rocher d'où l'église
Saint-Pierre domine la ville qu'enserre la double ceinture du fleuve
et d'une rangée de collines agréablement boisées. Il semble qu'à se
trouver enfermée dans cette prison naturelle la petite ville ait pris
cet air de brusquerie et de mutinerie, cette allure un peu désordonnée
et incohérente, comme pour regimber contre la condition plaisante mais
étroite qui lui est faite.

Le soir où d'Éon y pénétra par le pont jeté sur le pétulant Armençon,
Tonnerre illuminée était toute en fête comme pour le retour d'un
fils ou plus exactement d'une fille prodigue. «Plus de douze cents
personnes, écrit d'Éon (non sans exagération probablement), sont
venues au-devant de moi avec canons, fusils et pistolets; ma mère,
quoique prévenue depuis si longtemps de mon retour positif en France,
ne pouvait le croire; elle est tombée sans connaissance en me voyant,
et ma nourrice fondait en larmes. Le lendemain toute la ville en corps
et en particulier est tombée chez moi avant que je fusse sortie du lit
où j'étais campée sans rideaux, sans miroirs, sans tapisseries et sans
sièges. Cette image de mon ancienne guerre est plus agréable à mes yeux
qu'un palais.» La joviale humeur dont faisait montre notre chevalier
ne semble pas lui avoir fait oublier le ton pitoyable qu'il sied
d'employer vis-à-vis d'un puissant correspondant dont on attend quelque
grâce, et il reprend avec non moins d'exagération: «J'ai trouvé dans
un cruel délabrement mon bien de patrimoine consistant principalement
en vignes; on croirait que les hussards s'en sont emparés ainsi
que de ma maison, qui ressemble présentement au château du baron
de Tundertrumtrum; il n'y a plus que les portes et les fenêtres et
la rivière d'Armençon dans mes jardins. Mais si quelque chose peut
m'attacher à la vie, dit-il en terminant, c'est la joie de l'amitié
pure que mes compatriotes tant de la ville que des campagnes voisines,
depuis les plus grands jusqu'aux plus petits, ont bien voulu me
témoigner; d'eux-mêmes ils m'ont rendu les honneurs qui ne seraient dus
qu'à vous et à Mgr le comte de Maurepas si vous passiez par Tonnerre
pour aller dans vos terres et lui à son comté de Saint-Florentin[179].»

  [179] D'Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d'État, 2
  octobre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)

Cependant, malgré toute la joie qu'il éprouvait à se trouver au milieu
de sa famille et de ses compatriotes émerveillés de ses aventures et de
ses saillies, d'Éon n'était pas homme à se contenter longtemps d'une
célébrité provinciale; il avait probablement vérifié que nul n'est
prophète en son pays et qu'il fallait à la comédie qu'il allait jouer
une scène plus brillante et plus vaste, ainsi que des spectateurs
plus raffinés. Le ministre s'impatientait de ses retards à exécuter
les ordres du roi et Mlle Bertin lui affirmait que sa présence était
nécessaire pour les derniers essayages.

Il quitta aussitôt Tonnerre et se rendit à Versailles, d'où il se hâta
d'annoncer au comte de Vergennes son retour, sa tardive obéissance et
les déboires qu'elle lui causait: «Il y a une dizaine de jours que je
suis de retour, disait-il au ministre, et il y en a huit que je me suis
conformée à vos intentions, comme Mlle Bertin a dû vous le certifier
à Fontainebleau. Je m'efforce dans la retraite de mon appartement de
m'habituer à mon triste sort. Depuis que j'ai quitté mon uniforme et
mon sabre, je suis aussi sot qu'un renard qui a perdu sa queue. Je
tâche de marcher avec des souliers pointus et de hauts talons, mais
j'ai manqué me casser le col plus d'une fois; au lieu de faire la
révérence, il m'est arrivé plus d'une fois d'ôter ma perruque et ma
garniture à triple étage, que je prenais pour mon chapeau ou pour mon
casque. Je ne ressemble pas mal à cette Catherine Petrovna que Pierre
le Grand enleva d'un corps de garde au siège de Derpt pour la faire
paraître à sa Cour avant de lui avoir fait apprendre à marcher sur ses
deux pieds de derrière[180].»

  [180] D'Éon au comte de Vergennes, ministre et secrétaire d'État, 2
  novembre 1777. (Archives des Affaires étrangères.)

D'Éon, si l'on en croit ses contemporains, n'exagérait guère le
ridicule de son nouvel accoutrement, et si, comme il disait lui même,
il est malaisé de changer en un jour «d'habits, de chemise, de logis,
de résolution, d'avis, de langage, de couleur, de visage, de mode,
de note, de ton et de façon de faire», il se consolait du moins par
la singularité et l'affectation de la gêne physique qu'il éprouvait.
Toutefois il vivait retiré rue de Conti, à Versailles, ayant refusé
courtoisement l'invitation du sieur Jamin, prêtre de Fontainebleau, qui
«sans avoir l'honneur d'être connu de lui» lui offrait, «s'il venait
à cette Cour à Fontainebleau, un logement des plus agréables non par
les plaisirs bruyants, mais par les promenades en forêt», et assurait
son hôte «qu'il serait à Fontainebleau sans y être et maître de porter
tel habillement qui lui conviendrait». L'aimable invitation de cette
«dévote personne» n'avait pas séduit d'Éon, qui ne se sentait pas
encore préparé à affronter la curiosité de la Cour. Il tenait aussi à
rendre ce coup de théâtre aussi éclatant que possible et s'ingéniait
à en assurer le succès. Quelques mois avant son arrivée en France il
avait déjà prié M. de La Chèvre d'être «son précurseur», et celui-ci
se vantait de lui avoir «préparé les voies avec toute la chaleur
imaginable et un zèle infatigable». Puis c'était un sieur Dupré,
tuteur des lords Dawn et Albergeney, qui, «chez le chevalier Lambert
et le vicomte de Choiseul, avait ouvert les yeux à une infinité de
gens».--«On n'en revient point encore de l'étonnement, écrivait-il à
d'Éon; on s'adresse à moi pour expliquer ce phénomène politique, et
si je n'étais pas aussi bien informé que je le suis, je me trouverais
souvent en défaut[181].» D'Éon, qui avait fini par prendre goût à la
mascarade, se multipliait, accréditant tous les bruits, entre-bâillant
sa porte à ses anciennes relations et annonçant à ses protecteurs son
retour en France:

  [181] Le sieur Dupré, tuteur des lords Dawn et Albergeney, à d'Éon,
  27 juin 1777. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  J'apprends avec beaucoup de plaisir, Monsieur, lui répondait le
  maréchal duc de Broglie, que vous êtes de retour en France; qu'il
  vous est permis de goûter, dans votre famille, une tranquillité dont
  vous êtes privé depuis longtemps. Je suis sensible aux sentiments
  d'attachement que vous me témoignez et j'ai l'honneur d'être
  très parfaitement, Monsieur, votre très humble et très obéissant
  serviteur[182].

  [182] Le maréchal duc de Broglie au chevalier d'Éon, 7 septembre
  1777. (_Papiers inédits de d'Éon._)

La comtesse douairière d'Ons-en-Bray, femme du président Legendre, qui
connaissait d'Éon depuis sa plus tendre enfance et fut naturellement
une des premières averties de son retour, ne pouvait sans sourire
s'imaginer sous les jupes de la chevalière celui qu'elle avait connu
étudiant en droit, escrimeur de premier ordre et galant secrétaire
d'ambassade; aussi accueillait-elle avec la plus grande incrédulité
cette nouvelle aventure dont le héros lui faisait un récit plaisant:

  Votre lettre, lui répondait-elle, m'a fait rire aux larmes de
  vos saillies et de satisfaction que vous ne m'ayez pas oubliée,
  Mademoiselle ou Monsieur: je crains de mentir; j'avoue que j'apporte
  encore de l'incrédulité à votre métamorphose et ne me permets pas
  cependant pour détruire mon incrédulité de faire et même de dire
  comme le bon apôtre Thomas. Mademoiselle, soit; j'en suis plus à mon
  aise pour vous dire tout le plaisir que je me fais de vous revoir
  quand vous serez de retour de Versailles. Je vous y adresse les
  marques de reconnaissance de votre souvenir, ne sachant où reposent
  à Paris vos appas femelles. Sont-ils parés de plumes? J'avoue qu'il
  cadre dans mon esprit que la coiffure de Mars est la seule qui vous
  convienne, en ayant la bravoure et les inclinations. J'ai avec moi
  deux émules avec qui vous me demandez de refaire connaissance. Ils le
  désirent plus que jamais, comme vous le croyez bien, et l'un d'eux,
  un grand gars qui occupe votre ancien appartement, voudrait sûrement
  le partager avec vous; mais en mère de famille qui doit maintenir
  le bon ordre chez elle, il faudrait que je vous crusse tout à fait
  dragon pour vous prier de faire société nuit et jour avec les miens,
  qui s'en tiendront aux égards dus au beau sexe et vous gardent des
  bâtons de sucre _tors_ pour guérir votre poitrine des influences
  de l'air dont elle est attaquée à présent. Ménagez-vous bien,
  Mademoiselle, et sous quelque forme que vous deviez nous reparaître,
  soyez persuadée que vous nous serez toujours très intéressante par le
  souvenir des anciennes marques de votre attachement, qui vous répond
  du mien pour toujours[183].

  [183] Mme Le Meyra, comtesse douairière d'Ons-en-Bray, à d'Éon, 12
  décembre 1777. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Aussi peu dupe de la métamorphose que Mme d'Ons-en-Bray, Mme Tercier,
veuve de l'ancien ministre secret de Louis XV qui avait si longtemps
correspondu avec d'Éon, s'étonnait de n'avoir point revu le chevalier
depuis son retour. Elle lui reprochait vivement de ne s'être point
encore présenté chez le comte de Broglie, tout en paraissant deviner la
cause de cette hésitation.

  Je ne suis pas étonnée, lui écrivait-elle, que vous ayez tant de
  peine à vous faire au nouveau déguisement que vous allez prendre, qui
  vous gêne et vous embarrasse; il est bien fait pour cela; aux yeux
  de vos amis, vous serez toujours un brave homme et un sujet fidèle;
  ils vous aimeront également et chériront votre amitié n'importe dans
  quel habit. Je vous prie de me mettre à la tête de vos amies qui vous
  sont le plus attachées, ainsi que toute ma famille, qui me charge de
  vous faire mille tendres compliments[184].

  [184] Mme Tercier à d'Éon, 4 novembre 1777. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Les aimables reproches de Mme Tercier et ses billets affectueux ne
réussirent pas à faire sortir d'Éon de sa tanière, où il se tenait,
disait-il, comme un «renard sans queue». Les sucres d'orge de Mme
d'Ons-en-Bray ne parvinrent point non plus à vaincre le rhume qui le
retenait avec tant d'à-propos au logis. Embarrassé dans ses jupes,
il demeurait invisible. Cependant, le bruit de son arrivée, de ses
aventures et de sa singulière métamorphose ne tarda pas à percer le
cercle assez restreint de ses amis intimes et parvint bientôt jusqu'aux
oreilles de la reine, qui voulut aussitôt voir cette moderne amazone:
«Elle envoya un valet de pied, raconte Mme Campan, dire à mon père de
conduire la chevalière chez elle; mon père pensa qu'il était de son
devoir d'aller d'abord prévenir son ministre du désir de Sa Majesté.
Le comte de Vergennes lui témoigna sa satisfaction sur la prudence
qu'il avait eue et lui dit de l'accompagner. Le ministre eut une
audience de quelques minutes. Sa Majesté sortit de son cabinet avec
lui et, trouvant mon père dans la pièce qui le précédait, voulut bien
lui exprimer le regret de l'avoir déplacé inutilement. Elle ajouta
en souriant que quelques mots que M. le comte de Vergennes venait de
lui dire l'avaient guérie pour toujours de la curiosité qu'elle avait
eue[185]».

  [185] Extrait des Mémoires de Mme Campan. Paris, Baudouin, 1822,
  p. 190.

Si d'Éon, en dépit de la reconnaissance officielle de son nouveau
sexe par le roi, ne fut pas reçu en audience particulière par la
reine, il ne manqua pas du moins de paraître à Versailles sous son
nouveau costume et à plusieurs reprises se trouva dans les galeries du
château sur le passage de Leurs Majestés. Ce fut le 21 octobre 1777,
jour de sainte Ursule, ainsi qu'il prend soin de le noter dévotement,
que le chevalier d'Éon, ancien capitaine de dragons, ancien ministre
plénipotentiaire de France à Londres, «reprit sa première robe
d'innocence pour paraître à Versailles, comme il avait été ordonné
par le roi et ses ministres»[186]. Ce fut un véritable événement que
l'apparition dans le cercle des courtisans de ce «phénomène politique»
ou, comme l'appelait fort irrévérencieusement Voltaire, «de cet
amphibie». Chacun voulut voir cette femme extraordinaire, simplement
vêtue, et qui pour tout joyau portait sur son corsage une croix de
Saint-Louis gagnée sur le champ de bataille aussi bien que dans les
ambassades.

Certains, qui avaient été ennemis de Choiseul, se plaisaient à faire
un succès à l'impétueux adversaire du comte de Guerchy; mais la
plupart, poussés par la curiosité, se montraient surtout intrigués
par cette merveille pathologique qui, avec toutes les apparences et
les manières d'un homme, se déclarait cependant femme. Plusieurs des
contemporains n'ont pas manqué de peindre d'Éon tel qu'ils le virent
dans ces circonstances, et il faut avouer que le portrait n'est guère
flatté. «Elle a encore plus l'air d'être homme depuis qu'elle est
femme, assurait un journal de l'époque en parlant de notre chevalier.
En effet on ne peut croire du sexe féminin un individu qui se rase
et a de la barbe, qui est taillé et musclé en hercule, qui saute en
carrosse et en descend sans écuyer, qui monte les marches quatre à
quatre... Elle est en robe noire. Les cheveux sont coupés en rond comme
des cheveux d'abbé, placardés de pommade et de poudre, surmontés d'une
toque noire à la manière des dévotes. N'étant point habituée aux talons
étroits et hauts des femmes, elle continue d'en avoir de plats et de
ronds[187].» D'Éon, à qui cette feuille élégante et mondaine refuse
tous les dons du sexe aimable, n'avait pas voulu pousser trop loin
la mascarade; mais s'il n'avait pas usé du rouge qui faisait encore
fureur, il ne semblait pas non plus ignorer toute coquetterie féminine,
portant quelquefois des «robes noires en raz de Saint-Maur», plus
souvent des «jupes en taffetas bleu de ciel avec petite rayure puce»
ou même «en croisé broché mordoré», comme le relatent les notes de la
demoiselle Maillot, sa couturière[188]. Mais en dépit de ses efforts
pour parvenir à l'élégance, d'Éon demeurait parfaitement ridicule: «La
longue queue de sa robe, ses manchettes à triple étage» contrastaient
si malheureusement avec ses «attitudes et ses propos de grenadier
qu'il avait ainsi le ton de la plus mauvaise compagnie». C'est en ces
termes peu obligeants que s'exprime dans ses _Mémoires_, écrits après
la mort de d'Éon, Mme Campan qui, éclairée alors sur le véritable sexe
du chevalier, ne peut s'empêcher de montrer quelque dépit d'avoir été
mystifiée par un personnage qui eut avec sa famille et avec elle-même
des relations de la plus cordiale intimité[189].

  [186] _Papiers inédits de d'Éon._

  [187] _L'Espion anglais_ du 4 janvier 1778.

  [188] _Le Chevalier d'Éon à Versailles_, extrait d'un article fort
  intéressant publié par M. Fromageot dans le _Carnet historique et
  littéraire_.

  [189] _Mémoires_ de Mme CAMPAN, t. I, p. 193.

Le jugement des contemporains sur l'extérieur de d'Éon, son
accoutrement et ses manières, est d'ailleurs aussi unanime que peu
flatteur. «Quelque simple, quelque prude que soit sa grande coiffe
noire, relate Grimm dans sa _Correspondance littéraire_ à la date du
25 octobre 1777, il est difficile d'imaginer quelque chose de plus
extraordinaire et, s'il faut le dire, de plus indécent que Mlle d'Éon
en jupes[190].» L'abbé Georgel, secrétaire du fameux cardinal de Rohan,
fait d'un trait dans ses _Mémoires_ le portrait de la chevalière, à qui
il a été présenté: «Ses vêtements, écrit-il, auxquels elle ne pouvait
s'habituer lui donnaient un air si gauche et si gêné qu'elle ne faisait
oublier ce désagrément que par les saillies de son esprit et le récit
trop piquant de ses aventures[191].»

  [190] GRIMM, _Correspondance littéraire_. Paris, 1812, t. VI,
  2e partie.

  [191] Abbé GEORGEL, _Mémoires_, t. I, p. 293 et 294.

La métamorphose causa naturellement une grande stupéfaction; mais,
en dehors de quelques habitants de Tonnerre qui avaient de bonnes
raisons pour ne pas démordre de leur première opinion, ne trouva pas
d'incrédules obstinés. Le sexe désormais officiel de la chevalière
d'Éon fut accepté et respecté. L'intéressé se prêtait d'ailleurs à le
confirmer, et la contrainte même qu'il affectait ainsi que sa difficile
résignation à sa nouvelle existence n'étaient que des ruses plus
savantes pour cacher le subterfuge. Il trouvait à jouer cette comédie,
en outre de la sécurité de son séjour en France et le payement d'une
pension devenue son unique ressource, un regain de la popularité dont
il avait toujours été passionnément friand. Du jour de sa présentation
à la Cour, sa popularité ne fit que grandir, tourner même à cette
célébrité extraordinaire qui, à l'heure actuelle, préserve encore son
nom de l'oubli. Il devint alors l'objet de toutes les conversations, le
point de mire de toutes les curiosités. Les lettres de félicitations
les plus emphatiques, les témoignages d'admiration les plus excessifs
lui parvenaient d'inconnus émerveillés de sa surprenante odyssée,
tandis que ses anciens amis le harcelaient de billets du tour le plus
piquant. Parmi eux le duc de Chaulnes, qui l'avait connu à Londres au
plus fort de sa lutte avec Guerchy, lui écrivait, faisant allusion aux
derniers événements:

  Je ne sais pas si la chevalière d'Éon se ressouvient d'avoir vu le
  chevalier d'Éon, entouré de grenadiers, imprimer en 1764, une page
  de la _Guerchiade_ sur la main du duc de Picquigny; mais je sais
  que le duc de Chaulnes s'en ressouvient très bien, ainsi que de
  tous les procédés honnêtes qu'il a reçus de lui ou d'elle, car on
  ne sait plus où on en est. Je suis fort porté à croire par exemple
  que votre ami commun trouvera beaucoup plus du chevalier dans la
  chevalière qu'il ne voudrait y en trouver. Quant à moi qui ne suis
  qu'un bonhomme, et votre voisin, je voudrais savoir le moment où je
  pourrais aller discourir un moment avec Mademoiselle comme j'aurais
  discouru avec Monsieur. Comme tout frais remué de la politique, vous
  auriez peut-être des raisons pour préférer de venir chez moi: c'est
  cinquante pas à faire d'un côté ou de l'autre, que j'aimerais mieux
  vous épargner pourvu cependant que ce ne soit ni demain samedi, ni
  lundi. Je vous demande pardon de ces si, de ces car, de ces mais,
  très ridicules lorsqu'il s'agit de vous témoigner, Mademoiselle,
  toute ma reconnaissance des bontés que vous m'avez marquées et de
  l'amitié du feu chevalier. J'espère que vous rendrez justice à mon
  respect[192].

  [192] Le duc de Chaulnes à d'Éon. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Les amis de d'Éon ne savaient plus en effet «où ils en étaient», ni
quel style employer. La marquise Le Camus, dans un gracieux billet où
elle l'invitait à souper, trouvant «à coup sûr sa société désirable»,
débutait ainsi:

  Brave Être, si j'avais votre facilité pour écrire, je ne serais pas
  embarrassée au premier mot; j'ai donc cherché l'épithète qui me
  paraît convenir le mieux à ce que vous méritez; j'espère que vous
  trouverez bon qu'en vous mettant au-dessus de tout sexe, je ne vous
  en attribue aucun précisément, de peur de me tromper[193].

  [193] _Papiers inédits de d'Éon._

L'embarras était encore plus grand pour ceux qui avaient connu d'Éon
dès sa plus tendre jeunesse, et ne l'avaient jamais perdu de vue dans
son aventureuse carrière. C'était le cas de M. Genêt, premier commis
aux Affaires étrangères, père de Mme Campan, qui avouait avec une
aimable ironie que la langue française manquait d'épithètes appropriées
à la nouvelle condition de son étrange correspondant: «Pour ne point
donner aux cardinaux le Monseigneur qu'ils exigeraient, les ducs leur
écrivent en italien, et moi, être unique, dont je ne trouve le parangon
que dans les divinités des anciens, pour vous adresser la parole d'une
manière digne de vous et des sublimes mystères dont vous êtes l'emblème
je me servirai de la langue anglaise qui n'a point de genre déterminé
dans ses mots appellatifs et qui ne connaît guère de femelle qu'un chat
et un vaisseau, je vous dirai donc: _My dear Friend_, voulant dire: mon
cher ou ma chère amie, _ad libitum_[194].»

  [194] M. Genêt à d'Éon, 24 novembre 1777. (_Papiers inédits de d'Éon._]

Ceux qui avaient rencontré le petit d'Éon chez le prince de Conti,
dans les beaux salons du Temple, alors qu'il cherchait fortune et
carrière, se rappelaient au souvenir de l'illustre chevalière et la
suppliaient de leur ouvrir sa porte. Lui, toujours imperturbable,
jouait en dilettante son rôle de phénomène à la mode; il éprouvait
une orgueilleuse satisfaction à duper ses contemporains, ou tout au
moins à exciter leur étonnement. Il retenait les uns par le récit des
événements auxquels il avait été mêlé et captivait les autres par des
anecdotes grivoises débitées avec une verve intarissable. Ses manières
singulières ne lassaient pas; on le recherchait sans cesse et ses amis
se séparaient de lui à grand'peine.

  Je pars avec le regret de n'avoir pu vous offrir mon tribut
  d'admiration, lui écrivait le chevalier de Bonnard, sous-gouverneur
  des enfants du duc de Chartres. Voilà une lettre de votre cousine,
  qui est ma tante; je lui dirai dans trois jours que je vous ai
  vue et que vous êtes au-dessus de votre grande réputation. Elle
  se félicitera sans doute et s'affligera pour moi que je n'aie pas
  profité plus souvent et plus longtemps d'un bonheur dont je sens tout
  le prix[195].

  [195] Le chevalier de Bonnard, colonel de hussards et sous-gouverneur
  de Mgr le duc de Chartres, à d'Éon, 20 janvier 1778. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

L'intérêt et la curiosité qu'avait excités d'Éon par sa métamorphose
ne lui avaient pas valu seulement un succès de Cour. Le bruit de
l'aventure avait porté son nom bien au delà des frontières. En
Angleterre, où l'on s'était particulièrement attaché à le suivre,
l'opinion se montrait curieuse de tous les détails. Mlle Wilkes
qui, par un curieux billet que nous avons cité, avait elle-même dès
le premier jour demandé à d'Éon la «vérité sur son nouveau sexe»,
s'enquérait auprès du baron de Castille de l'accueil fait à Versailles
à l'illustre chevalière, et M. de Castille, tout en transmettant
à d'Éon les «plus tendres compliments de la fille du lord-maire»,
ajoutait: «J'ai répondu à Mlle Wilkes, ma chère héroïne; j'interprète
vos sentiments et je lui dis beaucoup de choses de vous comme ayant été
témoin de vos succès à la Cour[196]...»

  [196] _Papiers inédits de d'Éon._

En Allemagne, où cependant il n'avait fait que passer, on s'inquiétait
de d'Éon:

  Monsieur, lui écrivait un libraire de Berlin, je ne suis pas en
  droit de vous reprocher l'entier oubli d'un homme que vous avez
  très honnêtement préconisé et qui vous est attaché depuis 1756;
  mais ne cessant de m'intéresser à l'homme célèbre que je considère,
  je ne puis me refuser au désir de savoir, s'il se peut et pour
  autant que la franchise comportera, à quel clan des mortels je dois
  la satisfaction d'avoir connu le chevalier d'Éon de Beaumont. Je
  ne doute point que vous n'en deviniez la raison après ce qui se
  trouve inséré dans notre dernière _Gazette du Bas-Rhin_, d'un ton
  d'authenticité qui m'en impose enfin et contre lequel tout argument
  me manque... Vous aurez toujours donné de la célébrité aux deux
  genres et nous serons convaincus que votre conduite a été contenue
  et admirable. Du beau sexe, dont certainement je ne suis pas, je
  vous aurais l'obligation possible d'avoir appris, à ceux qui lui
  sont injustement contraires, qu'il est aussi capable que le nôtre
  des bonnes, difficiles et grandes choses, et du mien je ne cesserai
  d'être avec autant d'estime que de considération soit de l'un, soit
  de l'autre, le très humble, etc.[197].

  [197] Isaïe Villers au chevalier d'Éon. Berlin, 1777. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

De Londres et de Paris, les échos de l'aventure étaient venus piquer
au vif la sceptique curiosité «du vieux valétudinaire de Ferney»,
qui s'inquiétait auprès de son fidèle ami le comte d'Argental de la
véritable condition d'un hôte qui fort indiscrètement s'était annoncé
lui-même chez le glorieux patriarche des lettres françaises:

  Je ne vous parlerai pas aujourd'hui, mon cher ange, des deux enfants
  que j'ai faits dans ma quatre-vingt-quatrième année. Vous les
  nourrirez s'ils vous plaisent, vous les laisserez mourir s'ils sont
  contrefaits. Mais je veux absolument vous parler d'un monstre: c'est
  de cet animal amphibie qui n'est ni fille ni garçon, qui est, dit-on,
  habillé actuellement en fille, qui porte la croix de Saint-Louis
  sur son corset et qui a, comme vous, 12,000 francs de pension. Tout
  cela est-il bien vrai? Je ne crois pas que vous soyez de ses amis
  s'il est de votre sexe, ni de ses amants s'il est de l'autre. Vous
  êtes à portée plus que personne de m'expliquer ce mystère. Il ou
  elle m'avait fait dire par un Anglais, de mes amis, qu'il ou elle
  viendrait à Ferney, et j'en suis très embarrassé. Je vous demande en
  grâce de me dire le mot de cette énigme[198].

  [198] Lettre de Voltaire au comte d'Argental. Ferney, 6 décembre
  1777. Correspondance, p. 1080.

Les anciens camarades de d'Éon aux dragons, bien qu'ils eussent partagé
sa vie à l'armée, n'avaient marqué aucune incrédulité particulière
et avaient fêté de bon cœur la nouvelle héroïne. Le baron de
Bréget, ancien capitaine au régiment d'Autichamp, et qui avait fait
campagne avec lui sur le Rhin, lui demandait, quelques mois après
sa métamorphose, s'il pouvait «se flatter d'exister encore dans le
souvenir de son ancien frère d'armes»:

  Il n'y a que huit jours, écrivait-il, que je suis revenu de la
  campagne et je me hâte de faire demander à mon aimable camarade
  la permission de l'aller chercher et lui présenter mes nouveaux
  hommages. Je supplie très respectueusement mademoiselle d'Éon de me
  laisser embrasser très franchement et de tout mon cœur mon ancien
  camarade dragon[199].

  [199] Le baron de Bréget à d'Éon, 20 janvier 1778. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

Un autre capitaine au même régiment, le comte de Chambry, dans une
lettre écrite à la même époque, reprochait vivement à d'Éon de ne lui
avoir point annoncé son retour:

  J'espère, ajoutait-il, retrouver dans mademoiselle la chevalière
  d'Éon les mêmes sentiments d'amitié que dans l'ancien chevalier
  d'Éon, capitaine de dragons, etc., etc... Quant à moi, sous quelque
  forme qu'il paraisse, j'y prendrai toujours le même intérêt et suis
  impatient de l'en assurer moi-même[200].

  [200] Le comte de Chambry à d'Éon, 13 décembre 1777. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Le marquis d'Autichamp, colonel et propriétaire du régiment à la suite
duquel avait figuré d'Éon, avait été, l'un des premiers, averti par
celui-ci de sa transformation:

  Il n'est que trop vrai, mon cher et brave colonel, lui avait écrit
  le chevalier, qu'en ma nécessité d'obéir à l'ordre du roi et de
  la loi j'ai repris ma robe pour l'édification des esprits faibles
  qui, en moi, ont été scandalisés de la liberté grande d'une jeune
  fille d'avoir été, par sagesse, cacher et retrancher sa vertu dans
  votre régiment de dragons pour qu'elle soit plus en sûreté. Ma ruse
  de guerre ayant été découverte, prouvée et manifestée en justice,
  le monde fut surpris de me trouver fille. En conséquence, la Cour,
  pour me punir ou me récompenser, me fait finir ma vie comme je l'ai
  commencée en devenant cornette[201].

  [201] D'Éon au marquis d'Autichamp. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Et le galant colonel de répondre aussitôt:

  Je vous ai été fort attaché en votre qualité de capitaine de dragons;
  la nouvelle forme que vous avez prise n'a jamais été un tort
  vis-à-vis de moi, et quoiqu'elle m'impose la loi de vous respecter
  beaucoup plus, elle ne m'ôte pas le plaisir de vous aimer, et c'est,
  je vous assure, avec empressement que je vous offre l'assurance de
  ces deux sentiments[202].

  [202] Le marquis d'Autichamp à d'Éon. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Les mêmes sentiments de bienveillante crédulité, les mêmes formules
affectueuses se retrouvent sous la plume de tous les anciens camarades
de régiment de d'Éon et font foi du bon souvenir qu'il avait laissé
parmi eux. Le cas leur avait paru croyable, bien qu'extraordinaire; de
plus, il n'était pas sans précédents, ainsi que le baron de Castille
s'empressait d'en informer d'Éon dans la lettre suivante:

  Mme de Laubespin vous parlera du dragon-fille du régiment de
  Belzunce; il est encore venu ce matin chez moi, il a le plus grand
  empressement de vous être présenté, et je suis convaincu qu'il vous
  intéressera; il a vingt-sept ans, il a près de cinq pieds cinq
  pouces, une figure agréable, de très beaux cheveux et bien plantés;
  il est bas officier aux Invalides, et porte les marques de vétérance.
  M. le duc d'Aiguillon lui donna les deux épées en croix quand il eut
  été reconnu, et il le fut à l'occasion d'un coup d'épée qu'il avait
  reçu à la hanche. Il fut présenté au feu roi, qui lui fit beaucoup de
  questions, il fut présenté au feu roi par M. le prince de Beauvau à
  la chasse de Fontainebleau[203].

  [203] Le baron de Castille à d'Éon, 5 décembre 1777. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Il semble d'ailleurs que l'aventure de l'illustre chevalière ait
tourné la tête de plusieurs femmes. D'Éon, dans ses papiers, a composé
tout un dossier des lettres que lui écrivirent des «filles de la plus
grande taille», désireuses «de changer leur sexe en apparence», afin de
pouvoir s'engager et servir à l'armée. Il y avait joint également les
épîtres que lui avaient dédiées quelques insensés, troublés, comme il
arrive fréquemment, par la révélation d'une personnalité retentissante.

Ce bizarre recueil, non moins que les billets de ses amis, de ses
anciens camarades, et des inconnus eux-mêmes qui lui écrivirent dès
son retour, ne laissent aucun doute sur l'étonnement que suscita sa
métamorphose et sur la stupéfiante crédulité avec laquelle elle fut
généralement acceptée.

Tandis que d'Éon trouvait ainsi, dans le bruit d'un accueil inespéré,
d'incessantes satisfactions pour son incommensurable vanité, les
ministres, qui s'étaient flattés de le voir reprendre, avec le sexe
qu'il avait avoué et le costume qu'on lui avait imposé, toute la
décence et la considération désirables, durent s'avouer qu'ils
s'étaient étrangement trompés. Non seulement d'Éon, sous son nouveau
costume, attirait l'attention de tous; mais, ne pouvant s'habituer
aux coiffes, aux corsets et aux jupes, commençait, malgré la défense
qui lui en avait été faite, à s'habiller de nouveau fréquemment en
homme. Afin de prévenir tout nouveau scandale, M. de Vergennes résolut
de donner à l'extravagante chevalière un tuteur vigilant. M. Genêt,
premier commis au ministère des Affaires étrangères, compatriote et
ami de d'Éon, sembla tout désigné pour cette tâche difficile. Dans sa
propriété du Petit-Montreuil, tout voisine de la demeure du comte de
Polignac et de l'hôtel de M. de Vergennes, il possédait justement un
coquet pavillon où la pétulante chevalière pourrait se résigner au
calme que l'on exigeait d'elle. Elle devait y trouver dans la compagnie
de Mme Genêt et de ses filles, attachées au service de la reine, un
milieu moins austère que celui des dames Urselines, Bernardines,
Augustines, au sein desquelles elle avait offert de se retirer dans
l'allégresse de son retour. Aussi Genêt la pressait-il de rejoindre sa
famille, faisant réparer en toute hâte le logement de son «illustre
héroïne». L'hiver s'annonçait rigoureux et il tentait de la séduire
par la promesse de «chambres très chaudes» dans sa petite maison. «Que
vous me déplaisez, disait-il, dans le trou où vous êtes![204]» Cette
affectueuse insistance ne réussit pas à vaincre aisément la répugnance
de d'Éon à subir une tutelle où il avait démêlé la volonté du
ministre; aussi se fit-il prier longtemps et il ne se décida que vers
le milieu de décembre à accepter l'hospitalité de l'aimable famille
bourguignonne. Son hôte l'accueillit avec joie et cordialité.

  [204] _Papiers inédits de d'Éon._

A dater de ce jour, les liens d'intimité qui unissent d'Éon aux Genêt,
aux Campan, se resserrent naturellement et donnent lieu à un échange de
bons procédés quotidiens dont les papiers de d'Éon nous ont conservé
les traces. Un jour, c'est M. Campan qui le remercie très pompeusement
d'un Essai d'histoire naturelle qu'il trouve «plaisamment imaginé, mais
un peu long»; d'Éon en effet n'était guère ami de la concision. Une
autre fois, c'est Mme Campan qui, dans un style plein d'affectation,
lui demande pour les princes un simple remède contre la surdité. La
femme de chambre de la reine, qui n'a pas encore contre d'Éon le grief
de savoir qu'elle a été mystifiée par lui, l'accable d'invitations. «Le
24 avril 1778, toute la famille Genêt, lui écrit-elle, vient passer la
soirée chez M. Campan. Elle serait comblée si Mlle d'Éon voulait bien
leur faire l'honneur de les y accompagner; elle n'y souperait qu'avec
ses bons amis et est priée par Mme Campan d'y venir sans le moindre
cérémonial[205].»

  [205] Mme Campan à d'Éon, 24 avril 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

D'Éon est de toutes les parties qu'organisent les femmes de chambre
de la reine. Se refuse-t-il à les accompagner, Sophie Genêt, de son
écriture d'écolière, lui fait dépêcher un billet pour le supplier de
revenir sur sa détermination; elle redoute cependant de l'importuner,
«ce qui verserait la tristesse parmi ses hôtes». Se déplace-t-on pour
aller visiter l'oncle Genêt de Charmontaut dans sa jolie terre de
Mainville, près Melun, qu'on en avertit aussitôt d'Éon, qui devant
tant d'insistance se laisse convaincre. Il parvient si bien à séduire
le modeste châtelain que celui-ci ne trouve point de formules assez
flatteuses pour le remercier de sa venue, ni de termes assez humbles
pour s'excuser de sa frugale hospitalité:

  Je me regarde à présent au nombre des heureux mortels. J'ai eu le
  plaisir de partager avec mon frère la même satisfaction que lui de ce
  que vous m'avez fait l'honneur de me venir voir à mon petit ermitage,
  tout comme à lui d'habiter sa campagne du Petit-Montreuil. Et pour
  comble de satisfaction vous m'avez fait l'amitié et l'honnêteté
  de m'y écrire. Votre lettre, mademoiselle, me sera tant que je
  vivrai précieuse. Puisque votre santé s'est rétablie à Mainville,
  je souhaite que ma petite chaumière vous soit agréable pour venir
  vous y récréer et conserver une santé qui est chère à ceux qui ont
  l'honneur d'être connus de vous et qui connaissent vos mérites. Je me
  félicite d'avoir donné une fête à la chevalière d'Éon au même moment
  que nous gagnions la victoire sur les Anglais; cela nous a fait un
  divertissement très heureux et agréable, qui n'a pas été troublé
  par aucune triste nouvelle. Mon sort est bien changé à présent,
  mademoiselle; d'agréable qu'il était pendant que j'étais en l'honneur
  de votre compagnie, il est maintenant aussi isolé que ce bel arbre
  qui est au puits d'Antin. Pour me consoler et secouer ma mélancolie,
  je ne tarderai pas à partir pour Versailles, où j'aurai l'honneur de
  vous aller voir[206].

  [206] Genêt de Charmontaut à d'Éon, 7 août 1778. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

D'Éon se montra toujours reconnaissant envers cette famille qui l'avait
si cordialement accueilli. Très fidèle dans ses amitiés il était,
malgré ses modestes moyens, également généreux. De Tonnerre il ne
cessait de leur envoyer des produits de sa riche Bourgogne, des truffes
alors si renommées et peu connues encore, des chevreuils qu'il avait
tués et surtout du vin de son terroir, dont M. Amelot, le comte de
Vergennes et le duc de Chaulnes s'avouaient particulièrement friands.

  J'ai reçu, ma chère amie, lui écrivait Genêt, deux délicieux présents
  de votre part en huit jours, tous deux faits pour nous réjouir le
  cœur. C'est votre portrait en dragon qui m'a été envoyé par M.
  Bradel et dont je suis fort content, et une feuillette de votre
  excellent vin. Nous mettrons le portrait sur la table, en buvant le
  vin à votre santé. Vous savez combien nous vous sommes dévoués et
  comptons sur votre amitié parce que nous connaissons votre excellent
  cœur.

Mieux que par ces menues attentions, d'Éon sut prouver son attachement
à ses aimables compatriotes, car, avec la prudence et l'autorité d'une
douairière qui se complaît à son rôle, il sut faire le bonheur d'une de
ses jeunes amies, Adélaïde Genêt, si l'on en croit la lettre qu'elle
lui écrivait au lendemain de son mariage avec M. Auguié, «heureux
ouvrage qui fut comblé par la reine, dit M. Genêt au delà de toutes
les espérances[207].»

  [207] Lettre de Genêt à d'Éon. (_Papiers inédits de d'Éon._)

D'Éon dut trouver cette vie patriarcale bien monotone, et après
quelques semaines, «le charme du Petit-Montreuil sous la neige»
s'évanouit à ses yeux. Il ne rêvait que bruit, succès et publicité,
et se soustrayait avec peine à l'attention de ceux qui désiraient
connaître un aussi singulier prodige. Sa renommée était alors
universelle et l'on recherchait de tous côtés cette héroïne, aussi
modeste qu'intrépide, à laquelle ses contemporains ne savaient comparer
que Jeanne d'Arc ou Jeanne Hachette.

D'Éon avait trop ardemment désiré et savamment préparé cette apothéose
pour n'y point figurer; aussi ne manquait-il aucune occasion de
s'évader de sa retraite et, comme Genêt lui en faisait encore la
remarque, «il tenait à Paris comme un petit maître». Parmi les
anciennes relations qu'il y avait retrouvées, la comtesse de Boufflers,
la spirituelle amie du prince de Conti, «l'idole» du Temple, ainsi que
l'avait surnommée Mme du Deffant, avait une des premières désiré revoir
l'ancien ministre plénipotentiaire, aux côtés de qui elle avait fait à
Londres les honneurs de l'ambassade:

  M. d'Usson m'a dit que vous n'aviez point oublié, Mademoiselle, que
  nous avons eu le plaisir de vous voir en Angleterre et que vous
  paraissiez souhaiter de renouveler la connaissance que nous avons
  faite avec vous; j'ai de mon côté le plus grand empressement de
  revoir une personne qui sera célèbre à jamais par les événements
  de sa vie et par beaucoup de grandes qualités, et je serai charmée
  si vous voulez bien venir dîner avec moi vendredi prochain au
  Temple[208].

  [208] Marie-Charlotte de Camper-Saugeon, comtesse de Boufflers-Rouvel
  à d'Éon, 5 Janvier 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

C'est qu'en effet l'audacieux aventurier était devenu l'hôte de choix,
le personnage à la mode dont on se disputait la présence aux jours de
réception. Sur les petits billets d'invitation, que d'Éon conserva
religieusement, figurent les noms des femmes les plus spirituelles et
des plus illustres personnages. Les salons les plus fermés s'ouvraient
fréquemment devant ce phénomène, et ce n'est pas un de ces indices
les moins curieux de la légèreté de ce siècle que cette crédulité
enfantine dans le milieu où l'on faisait le plus ouvertement parade de
scepticisme. Ces esprits raffinés et blasés, devenus comme étrangers
aux préoccupations sérieuses de la vie, insensibles aux découvertes
de la science, fermés aux charmes des chefs-d'œuvre, ne prisaient
plus que l'extraordinaire. Pendant qu'autour d'eux se préparait un
formidable bouleversement social dont ils ne savaient discerner
les indices, hommes de Cour sans emploi et officiers sans régiment
faisaient pour le divertissement des dames qui tenaient «bureau
d'esprit», comme on disait alors, assaut de bons mots, concours de
piquantes anecdotes. D'Éon excellait dans ce genre; son imagination,
sa verve intarissable, ses saillies inattendues faisaient oublier le
sel un peu gros de ses dragonnades trop fréquentes. Il attirait enfin
par une singularité dont il entretenait soigneusement le mystère. On
allait jusqu'à lui savoir gré de la modestie admirablement jouée qui le
poussait à ne se produire qu'en très petit comité. Il se targuait, en
effet, de fuir les curieux et d'être si indifférent à l'attention qu'il
provoquait que ses amis devaient le supplier de remplir ses engagements:

«Le duc de Luynes brûle d'envie de vous voir ainsi que son beau-père,
M. de Laval, lui écrivait son ami Reine. Il m'a dit qu'il vous avait
prié de manger de sa soupe; puisque vous êtes à Paris, allez donc voir
Mme la Duchesse, à qui vous voudrez bien présenter nos hommages[209].»

  [209] M. de Reine à d'Éon. (_Papiers inédits de d'Éon._)

S'il peut paraître étrange de le voir très aimablement prié chez le
comte de La Rochefoucauld; chez M. de Villaine, le marquis de Chaponay;
chez la vicomtesse de Breteuil; de le voir devenir l'hôte assidu de la
duchesse de Montmorency et du vicomte de La Ferté, n'est-il pas plus
curieux encore de retrouver cet étrange personnage dans les salons
d'une bourgeoisie élevée, d'une noblesse de robe, qui formaient alors
une société particulièrement cultivée et sceptique? Il éveille la même
curiosité parmi ces graves personnages: les Talon, les Fraguier, les
Tascher, les Tanlay, les Nicolaï, les d'Aguesseau, qui se le disputent
à l'envi et l'envoient chercher dans leurs carrosses.

Un jour, c'est le comte de Polignac qui le «prie de venir manger à la
dragonne un morceau dans son galetas des Tuileries. La chevalière y
trouvera, dit-il, du bon café précédé par des côtelettes et un homme de
sa connaissance qu'elle désire voir. Le tout se passera à la minute et
sans bruit[210]». Une autre fois, c'est le baron de Castille qui lui
fait part du désir qu'avait le fameux cardinal de Rohan de connaître la
chevalière.

  [210] _Papiers inédits de d'Éon._

«J'ai donné, lui mande-t-il, votre adresse à M. le prince Louis; il
doit ou aller chez vous pendant que vous serez à Versailles, ou vous
prier de passer chez lui; le peu d'instant dont il a eu à disposer à
Paris l'a empêché d'aller vous chercher[211].» Le mercredi 11 mars
1778, comme il prend soin de le noter sur un agenda méticuleusement
tenu au jour le jour, d'Éon déjeune chez Voltaire. Sa journée commencée
dans un si curieux tête-à-tête est singulièrement chargée, car il dîne
chez la comtesse de Béarn et revient souper chez Mme de Marchais. A
ce moment il a déjà abandonné le Petit-Montreuil pour se fixer rue de
Conti, où il pourra mener plus aisément la vie mondaine à laquelle il
ne peut se soustraire et dont il est d'ailleurs enchanté. L'accueil est
aussi flatteur à la Cour qu'à la ville. Il assiste aux représentations
de gala dans la loge de Mme de Marchais, femme de l'ancien premier
valet de chambre de Louis XV, qu'il admirait particulièrement, à en
juger par le portrait qu'il nous a laissé d'elle: «C'est, dit-il,
une petite femme, aimable, pleine d'esprit, très jolie, bien faite,
avec des cheveux blonds qui lui tombent jusque sur les talons, de
grands yeux bleus et des dents blanches comme de l'ivoire; elle était,
continue-t-il, l'amie complaisante de la feue marquise de Pompadour.
C'est une belle de nuit qui passe sa journée dans le bain, à lire ou à
écrire, ou dans son boudoir ou à sa toilette. On ne la voit que le soir
ou après le spectacle de la Cour, alors que la compagnie s'assemble
chez elle pour y souper délicieusement[212].»

  [211] Le baron de Castille à d'Éon, 3 avril 1778. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

  [212] Extrait d'un cahier manuscrit de d'Éon intitulé: «Mes
  Souvenirs.» (_Papiers inédits de d'Éon._)

D'Éon, comme l'indique son petit agenda, semblait en effet n'admirer
pas moins la charmante maîtresse de maison qu'il n'estimait sa table.
Il passait la plupart de ses soirées chez elle, et si par hasard il
n'y paraissait pas, tout ce petit cercle qu'il animait de sa gaîté
s'inquiétait de sa santé. Apprend-on qu'il est malade, aussitôt
toutes ces dames se pressent chez lui: «La princesse Sapieha, en
s'informant de ses nouvelles, lui envoie le sirop de calebasse dont
elle lui a parlé: elle désire sincèrement qu'il puisse contribuer à sa
guérison[213].» Puis c'est le marquis de Comeiras, maréchal des camps
et armées du roi, qui se fait l'interprète des intimes de d'Éon et
traduit leurs anxiétés:

  [213] La princesse Sapieha à d'Éon, 10 janvier 1778. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

  Moins étonné qu'affligé j'appris hier, cher camarade, que vous
  aviez mal à la gorge; que vous vous étiez fait excuser chez Mme de
  Brige, d'où l'on vous avait envoyé du bouillon. Je racontai tout
  cela hier au soir à Mme de Marchais: aussitôt elle voulait vous
  envoyer un potage, une autre un consommé... Mme la princesse de
  Montbarrey désire fort vous voir chez elle; j'ai promis de vous faire
  la proposition; l'on me fait un honneur infini, mon cher et ancien
  camarade, l'on croit que je dispose de vous; le beau sexe, qui veut
  voir son héroïne, m'en parle sans cesse[214]...

  [214] Le marquis de Comeiras, ancien commandant des volontaires de
  Clermont-Prince, maréchal des camps et armées du roi, à d'Éon, 22
  décembre 1777. (_Papiers inédits de d'Éon._)

La popularité de d'Éon était en effet à son comble; il s'efforçait
d'ailleurs d'entretenir par tous les moyens possibles une renommée
dont il était friand et songeait à laisser à la postérité le récit
de ses hauts faits. Il composait de burlesques recueils d'anecdotes
sur la reprise de ses habits féminins, ou de très graves mémoires
sur les négociations auxquelles il avait été mêlé. Tous ces projets,
qui forment de volumineux dossiers, ne furent pas publiés et d'Éon
se contenta de livrer à l'admiration de ses contemporains _la Vie
militaire, politique et privée de Mlle d'Éon, connue jusqu'en 1777
sous le nom de chevalier d'Éon_[215]. Il en rédigea lui-même la
plus grande partie, qui parut dans les _Fastes militaires_; mais la
signature de M. de la Fortelle qui figurait sur l'opuscule permit
au chevalier de se décerner toutes les louanges dont il se jugeait
digne, en toute sincérité et sans violer les lois de la modestie! Trois
mille exemplaires en furent tirés à part, vendus en Angleterre et
distribués à des amis, auxquels le donateur envoyait aussi son portrait
à l'eau-forte ou au burin.

  [215] Par M. DE LA FORTELLE. Paris, 1779, in-12, extrait des _Fastes
  militaires ou Almanach des chevaliers des ordres royaux et militaires
  de France_.

Tous les graveurs de l'époque s'offraient à l'envi à reproduire les
traits de l'héroïque chevalière, qui d'ailleurs se gardait bien de leur
refuser une pareille faveur. D'Éon fut portraituré en dragon, avec
le casque ou le tricorne; en buste, en pied ou à cheval; en femme,
avantagée d'une abondante poitrine, parée de dentelles et coiffée d'un
bonnet fort coquet, ou en douairière serrée dans un sévère corsage noir
où brille la croix de Saint-Louis. D'autres estampes le représentent
en Minerve, casquée d'une sorte de morion qui n'a rien d'antique et où
le hibou, cimier de la déesse, a été remplacé par le coq, qui figure
dans les armes des d'Éon. Mais le moindre intérêt n'est pas dans les
attributs, les légendes et les devises qui entourent ces portraits.
D'Éon, qui se piquait de lettres et de sciences autant que de bravoure,
sut en effet emprunter à l'antiquité les plus pompeux de ses trophées
et inscrire audacieusement autour de sa propre image les vers que
les poètes latins avaient consacrés aux plus redoutables héros, aux
guerrières les plus farouches de Rome ou de la Grèce. Bien que fort
nombreuses et fort variées, ces estampes eurent un grand succès et sont
encore aujourd'hui très recherchées.

On les trouvait chez le sieur Bradel, peintre, ou dans la boutique
d'Esnault et Rapilly; mais le héros lui-même se chargeait de les
vulgariser avec la plus extrême libéralité. Il en avait fait graver une
pour ses anciens camarades: «Dédiée aux dragons», disait la légende, et
ceux-ci se plaisaient à considérer les traits de l'illustre capitaine
et à puiser dans ses hauts faits de nobles enseignements. C'est du
moins ce qu'assurait l'aumônier du régiment des Dragons de Ségur,
l'abbé Moullet de Monbar:

  Je n'ai pas, Mademoiselle, écrivait-il à d'Éon, le bonheur de vous
  voir; mais je jouis de celui de voir votre image qui attire des
  visites à ma chambre, où elle est le seul embellissement. Cette image
  pénètre mon âme lorsque je la fixe; j'y vois une héroïne supérieure
  aux amazones et à toutes les femmes célèbres de l'antiquité, un
  dragon plein de fierté et d'audace, un ministre fidèle et patriote
  qui fait respecter son prince et sa personne; j'y vois un personnage
  illustre et intéressant qui formera pour les siècles futurs un
  phénomène qui les embarrassera[216].

  [216] _Papiers inédits de d'Éon._

Écrits d'ordinaire d'un style moins emphatique, les remerciements des
hauts personnages n'étaient ni moins empressés ni moins flatteurs. Le
chancelier Maupeou lui envoyait «les témoignages de sa sensibilité»:
«Cette attention de votre part m'a fait grand plaisir; soyez persuadée,
Mademoiselle, qu'on ne peut rien ajouter à l'estime et à tous les
sentiments que j'ai pour vous[217].»

  [217] Maupeou à d'Éon, 27 décembre 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Le duc de Guines, ancien ambassadeur de France à Londres, accueillait
«avec beaucoup de reconnaissance le présent»[218] qu'il avait
sollicité de d'Éon par l'intermédiaire de la comtesse de Broglie, sa
belle-sœur; quant aux amis de notre chevalier, ils ne se lassaient
point des gravures dont celui-ci les accablait et ils louaient à l'envi
les grâces du pastel de Latour ou l'allure audacieuse de l'estampe
de Bradel. «Votre gravure est superbe, s'écriait Genêt, surtout par
les yeux, qui sont ceux de Bellone même. Le regard est aussi fier que
si vous aviez Beaumarchais en présence. Je lui défie de le soutenir.
La vérité et l'honnêteté brillent, et c'est la foudre faite pour
l'écraser[219].»

  [218] Le duc de Guines à d'Éon, 9 janvier 1779. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

  [219] Genêt à d'Éon, 13 octobre 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Depuis que la mort l'avait débarrassé de Guerchy, d'Éon avait en effet
trouvé en Beaumarchais un adversaire nouveau et non moins obsédant.
Leur querelle était née, comme jadis celle dont l'ambassadeur avait été
victime, d'une question d'intérêt, d'Éon n'hésitant pas à proclamer
hautement qu'il avait été dupé par Beaumarchais et que celui-ci, au
moment de leur transaction, avait mis dans sa poche une somme de
soixante mille livres qui devait être affectée à désintéresser lord
Ferrers. Cette allégation, que d'Éon allait colportant de tous côtés,
fut accueillie avec satisfaction parmi les ennemis de l'auteur du
_Barbier de Séville_ et ceux-ci, comme il est naturel, étaient fort
nombreux; le récit complaisamment fait du ridicule roman d'amour
dans lequel son adversaire s'était un moment laissé entraîner mit
en joie la Cour et la ville. Pour une fois, le célèbre pamphlétaire
dut reconnaître qu'il n'avait pas les rieurs de son côté, et celui
qui s'était si souvent diverti aux dépens de ses contemporains eut
à supporter leurs railleries. Il s'irrita de certaines comédies que
l'on improvisait alors dans les salons, et des mascarades, inspirées
par le carnaval, qui le plaçaient en un amoureux tête-à-tête avec la
virile chevalière. Le spectacle était d'autant plus piquant que d'Éon
se faisait un plaisir de jouer lui-même son propre rôle, celui de
l'ingénue, en face d'un Beaumarchais improvisé. Ainsi mis en scène, et
accusé d'un aveuglement si incroyable, Beaumarchais perdit contenance
et se fâcha. Ne sachant que répondre, il se plaignit et écrivit au
ministre, M. de Vergennes, pour le prier de le laver des calomnies que
l'on répandait publiquement sur son compte:

  Tant que la demoiselle d'Éon s'est contentée de vous écrire,
  disait-il, ou de vous faire dire du mal de moi relativement aux
  services que je lui ai rendus en Angleterre, vous m'avez vu mépriser
  son ingratitude en silence et gémir de sa folie sans m'en plaindre;
  j'ai dissimulé ses fautes en les rejetant sur la faiblesse d'un
  sexe à qui l'on peut tout pardonner... Aujourd'hui, ce n'est plus
  de loin ni par écrit qu'elle essaye de me nuire: c'est à Paris
  dans les plus grandes maisons où la curiosité la fait admettre un
  moment; c'est à table et devant les valets qu'elle pousse la noirceur
  jusqu'à m'accuser d'avoir à mon profit retenu 60,000 livres qui lui
  appartenaient dans le fonds que j'étais, dit-elle, chargé de lui
  remettre... Je ne demande point que la demoiselle d'Éon soit punie,
  je lui pardonne; mais je supplie Sa Majesté de permettre au moins
  que ma justification soit aussi publique que l'offense qui m'est
  faite[220].

  [220] Beaumarchais au comte de Vergennes, 3 janvier 1778.--Archives
  des Affaires étrangères (dossier personnel de d'Éon).

Beaumarchais n'eut aucune peine à obtenir la justification qu'il
sollicitait du ministre. M. de Vergennes lui fit parvenir une lettre
des plus flatteuses, avec la permission de la publier. Il y rendait
hommage à la parfaite délicatesse du négociateur, qui, «sans former
aucune répétition pour ses frais personnels, n'avait, dans cette
affaire, laissé apercevoir d'autre intérêt que celui de faciliter à la
demoiselle d'Éon les moyens de rentrer dans sa patrie».

Beaumarchais fut trop satisfait de ce témoignage pour ne point se
hâter de le publier. En guise d'envoi, il y joignit une lettre ouverte
adressée à d'Éon, où il se montrait dédaigneusement généreux:

  Qu'un ménagement si peu mérité, écrivait-il, vous fasse rentrer en
  vous-même et vous rende au moins plus modérée, puisque mes services
  accumulés n'ont pu vous inspirer ni justice ni reconnaissance. Cela
  est essentiel à votre repos; croyez-en celui qui vous pardonne, mais
  qui regretterait infiniment de vous avoir connue, si l'on pouvait se
  repentir d'avoir obligé l'ingratitude même[221].

  [221] Beaumarchais à d'Éon, 13 janvier 1778; cité par GAILLARDET,
  p. 229.

En publiant ces documents, l'auteur du _Barbier de Séville_ n'avait
cherché qu'à se justifier devant le public, car c'eût été bien mal
connaître son adversaire que d'espérer le réduire aussi aisément
au silence. Provoqué devant le tribunal de l'opinion, dont en toute
occasion il avait recherché les suffrages; piqué au vif par le dédain
de Beaumarchais, humilié par les termes désobligeants du ministre,
d'Éon répondit du tac au tac avec une malicieuse ironie. Son épître,
qui était adressée au comte de Vergennes, est trop longue pour qu'il
soit possible de la citer tout entière; mais quelques passages
suffiront à en donner le ton:

  Monseigneur,

  A présent que j'ai obéi aux ordres du roi en reprenant mes habits de
  fille le jour de sainte Ursule; aujourd'hui que je vis tranquille et
  dans le silence, sous l'uniforme des vestales; que j'ai entièrement
  oublié Caron et sa barque, quelle est ma surprise en recevant une
  épître dudit sieur Caron à laquelle est jointe la copie certifiée
  conforme aux originaux d'une lettre qu'il dit vous avoir adressée et
  de votre réponse.

  Quoique je sache mon Beaumarchais par cœur, j'avoue, Monseigneur,
  que son imposture et la manière dont il s'y prend pour l'accréditer
  m'ont encore étonnée.

  N'est-ce pas M. de Beaumarchais qui, ne pouvant me rendre malhonnête
  et me décider à ses vues de spéculation sur mon sexe, publia partout
  à Paris qu'il devait m'épouser après que j'aurais demeuré sept mois
  à l'abbaye des Dames Saint-Antoine, tandis que dans le fait il n'a
  manqué d'épouser que ma canne à Londres? Mais son nom seul est un
  remède contre l'amour nuptial, et ce nom achérontique ferait peur à
  la dragonne la plus déterminée aux combats nocturnes et des postes
  avancés.

  D'ailleurs, je dois vous prévenir, Monseigneur, que dans plus d'une
  bonne maison à Paris on a présenté de fausses demoiselles d'Éon avec
  la croix de Saint-Louis. C'étaient des bouffons qui ont tenu les
  propos les plus plaisants sur toutes les connaissances de la vraie
  chevalière d'Éon, mais principalement sur l'agréable, l'honnête, le
  brave Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais... Cette scène, qui a
  été variée à l'infini, s'est renouvelée, m'apprend-on, la semaine
  dernière, tandis que moi, solitaire, tranquille, j'étais travaillante
  et dormante dans mon ermitage au Petit-Montreuil-lez-Versailles. M.
  de Beaumarchais, qui est si naturellement enclin à mystifier tout le
  monde, voudrait-il donc jouir à lui seul de ce privilège exclusif...

  Je vous dirai, Monseigneur, que toute la probité des quatre ministres
  réunie à la vôtre, en y comprenant même celle des premiers commis, ne
  serait pas capable de faire de M. de Beaumarchais, malgré tous les
  certificats du monde, un honnête homme dans mon affaire. La parfaite
  connaissance que sa conduite passée m'a donnée de sa personne m'a
  forcée à le placer malgré moi dans la classe des gens dont il faut
  être haï pour avoir le droit de s'estimer soi-même.

Pour ajouter encore à l'ironie de cette curieuse réponse et afin de
gagner à sa cause l'aimable sexe dont il se flattait d'être devenu
l'héroïne, d'Éon, jouant à la femme outragée, terminait son épître par
une invocation des plus burlesques qu'il intitulait:

  APPEL DE MADEMOISELLE D'ÉON A SES CONTEMPORAINES

  M. de Beaumarchais a voulu m'enlever la considération qui doit faire
  ma plus douce existence, y disait-il. Je le confonds en me moquant
  de lui et de son impuissante colère. C'est un Thersite qu'il faut
  fouailler pour avoir osé parler avec insolence des gens qui valent
  mieux que lui et qu'il devrait respecter. Je le dénonce et le livre à
  toutes les femmes de mon siècle comme ayant voulu élever son crédit
  sur celui d'une femme et enfin venger son espoir frustré en écrasant
  une femme et celle qui a le plus à cœur de voir triompher la
  gloire de ses semblables[222]!

  [222] Lettre de la chevalière d'Éon au comte de Vergennes, 2 février
  1778, citée par GAILLARDET, p. 301 et suiv.

Cet appel à la sensibilité et à l'amour-propre de ses contemporaines
trouva de l'écho, et d'Éon, qui n'avait pas manqué de répandre à
profusion les gazettes où se déroulait cette étrange polémique, reçut
de tous côtés de chaleureuses félicitations. On opposait «à l'élévation
de ses sentiments l'horreur dont son antagoniste pénètre les personnes
qui pensent et sentent».--«Dans l'ignorance des motifs qui poussent
le ministère à avouer un pareil agent, écrivait un correspondant
de d'Éon, on désire au moins qu'il s'oppose à ce qu'il fasse des
élèves. L'humanité serait trop à plaindre si Beaumarchais formait son
semblable[223].» A Caen, «où tous les honnêtes gens de la province
désiraient le voir», on faisait grand succès à son malicieux plaidoyer:
«Je l'ai reçu, écrivait un comte d'Ormesson, chez Mme la comtesse de
la Tournelle, où toute la noblesse du canton était assemblée, attendu
qu'il y a eu comédie et bal pendant quatre jours de suite; je ne peux
pas vous dire l'effet que cela a produit. Tout le monde a été enchanté
de lire votre style et de la manière simple et honnête de dire les
vérités de votre adversaire[224].»

  [223] M. de Saint-Julien, écuyer de feu Mme la duchesse de Modène, à
  d'Éon, 7 octobre 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  [224] M. Le Febvre à d'Éon, 6 mars 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Sans doute les nombreuses et ardentes inimitiés que Beaumarchais
s'était attirées n'avaient pas manqué de contribuer au succès de
d'Éon; elles ne suffiraient point cependant à expliquer l'intérêt
qui s'attachait aux moindres gestes de la chevalière. En dépit de
ses extravagances et de tout le tapage qu'il provoquait, d'Éon avait
su plaire à des personnages sérieux et réservés, en même temps qu'il
conquérait la foule par sa science de la réclame. Son esprit avisé
avait deviné la puissance d'une presse alors à peine naissante, et
depuis son séjour en Angleterre il n'avait cessé de défrayer les
gazettes. Sans doute il partageait avec bien d'autres le mérite
d'avoir fait bravement son devoir sur les champs de bataille; mais
ces modestes faits d'armes, déjà mis en relief lorsqu'on les avait
sus accomplis par une femme, étaient devenus dans l'éclat flatteur
de récits enthousiastes de véritables triomphes[225]. La chevalière
était une héroïne unique dont la vie tout entière appartenait à ses
contemporains. C'était certainement ce qu'estimait d'Éon. Aussi à peine
ses démêlés avec Beaumarchais s'étaient-ils apaisés qu'il se croyait de
nouveau obligé d'annoncer aux femmes de son siècle un événement dont
l'éclat devait rejaillir à tout jamais sur elles. C'était le jugement
rendu par les tribunaux d'Angleterre, qui venaient, en appel, d'annuler
les paris ouverts autrefois sur son sexe:

  [225] C'est ainsi qu'au mois d'août l'abbé Sabatier de Castres
  insérait un article sur la chevalière dans sa nouvelle édition des
  _Trois Siècles_.

  A la même époque paraissait à Bruxelles un volume intitulé _De
  l'éducation physique et morale des femmes, avec une notice
  alphabétique de celles qui se sont distinguées dans les différentes
  carrières_, et l'_Esprit des journaux_, qui en donnait un compte
  rendu, s'exprimait ainsi: «Ce n'est pas seulement aux illustres
  mortes qu'on rend hommage dans cet ouvrage; on y propose aussi des
  modèles vivants à l'imitation des jeunes personnes; on n'y a pas
  oublié l'amazone du jour, la célèbre pucelle de Tonnerre, dont on
  connaît les aventures depuis son cours d'étude au collège Mazarin
  jusqu'à sa retraite dans la cité de Londres et son retour en France.»
  (_Esprit des journaux_, t. VII, p. 87.)

  Victoire! mes contemporaines, s'écriait-il, quatre pages de victoire!
  mon honneur, votre honneur triomphent. Le grand juge du tribunal
  d'Angleterre vient de casser et d'anéantir lui-même, en présence des
  douze grands juges d'Angleterre, ses propres jugements concernant la
  validité des polices ouvertes sur mon sexe. Voilà le glorieux effet
  de la terrible leçon que j'ai donnée à ce tribunal au moment où je
  partais pour la France. Son arrêt définitif, du 31 janvier, a reçu
  l'opposition de ceux qui avaient soutenu, d'après ma conduite, que
  j'étais homme et qu'on voulait forcer à payer leurs gageures, en
  exécution de ces deux jugements. Il a eu le courage de prononcer dans
  les termes mêmes de mes protestations publiques, en langue anglaise,
  que la vérification nécessaire blessant la bienséance et les
  mœurs, et qu'un tiers sans intérêt (c'est moi, c'est la chevalière
  d'Éon) pouvant en être affecté, la cause devait être mise au néant.

  O ma patrie, que je vous félicite de n'avoir point reçu tout cet or
  par une voie aussi infâme! Vous avez tant de bras, tant de cœurs
  tout prêts à enlever à l'audacieuse Angleterre des dépouilles et plus
  riches, et plus glorieuses!

  Ombre de Louis XV, reconnaissez l'être que votre puissance a créé;
  j'ai soumis l'Angleterre à la loi de l'honneur! Femmes, recevez-moi
  dans votre sein, je suis digne de vous[226].

  [226] Cité par GAILLARDET, p. 305 et suiv.

Quelque bouffonne que puisse nous paraître aujourd'hui une aussi
pompeuse invocation, il faut constater que les hommes les plus posés et
même des savants austères ne craignirent pas de féliciter à ce propos
l'illustre chevalière. M. de Lalande, avec toute la gravité qui sied à
un astronome et à un immortel, lui écrivait:

  Je me suis réjoui bien sincèrement en voyant que vous aviez soumis
  l'Angleterre à la loi de l'honneur en même temps que vous punissiez
  en France la témérité de celui qui aurait craint le chevalier, mais
  qui croyait peut-être pouvoir braver la chevalière; vos plaisanteries
  sont aussi amères et aussi plaisantes tout à la fois, que votre style
  est noble et majestueux quand vous écrivez à un ministre. Souffrez,
  Mademoiselle, que ma lettre vous soit remise par un de mes amis qui
  n'a jamais vu d'héroïne et qui brûlait du désir de vous présenter ses
  hommages; permettez qu'il vous présente les miens avec le tribut de
  l'admiration, de la reconnaissance et du respect avec lesquels[227]...

  [227] M. de Lalande à d'Éon, 6 avril 1778. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Un autre membre de la célèbre compagnie, le comte de Tressan, que d'Éon
avait remercié d'un ouvrage récemment paru par l'envoi de ses deux
mémoires, lui répondait par les mêmes louanges et ajoutait:

  La lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire me pénètre de
  reconnaissance: il est également honorable comme militaire ou comme
  académicien de mériter votre approbation.

  Votre lettre, Mademoiselle, m'ayant été renvoyée mardi dernier à
  Paris, j'aurais volé chez vous pour avoir l'honneur de vous remercier
  moi-même; mais ce jour me trouvant attaqué d'une espèce de catarrhe
  avec de la fièvre, je m'enveloppais dans une peau d'ours et je revins
  sur-le-champ dans mon ermitage. Je profite du premier moment de
  mieux, Mademoiselle, pour vous dire à quel point je suis touché des
  bontés de la personne du monde que j'ai toujours admirée l'épée ou la
  plume à la main; vous avez réalisé ce que l'Arioste a célébré de la
  valeur de Morphise et de Bradamante. Mais vous avez fait plus, vous
  avez bravé les armes de ce méchant enfant à qui tout cède et vous
  donnez à l'univers l'exemple d'une âme à l'épreuve de toute espèce
  de faiblesse. Vous êtes née, Mademoiselle, pour vaincre également le
  guerrier, le négociateur et l'amour et vous méritez d'être adorée par
  les amis qui ont l'honneur de vivre avec vous et de jouir des charmes
  attachés à l'utilité de vous entendre. Il n'est personne de l'un et
  de l'autre sexes qui ne sente naître de l'émulation en vous écoutant
  et qui ne soit ému et encouragé par votre exemple et par vos discours
  à devenir encore plus brave et plus vertueux. Dès que je pourrai
  retourner à Paris, Mademoiselle, j'aurai bien de l'empressement à
  vous aller assurer de l'admiration, de l'attachement et du respect
  avec lesquels j'ai l'honneur[228]...

  [228] Le comte de Tressan, lieutenant général des armées du roi,
  de l'Académie française, à d'Éon. Franconville, 16 décembre 1778.
  (_Papiers inédits de d'Éon._)

Si d'Éon se plaisait à accueillir ces galants propos avec toute la
sensibilité d'une âme féminine de son époque, il avait déjà songé à un
excellent moyen de «vaincre l'amour» et formait le projet de se retirer
pour quelques mois dans un couvent. Pénétré de son rôle et prenant un
malicieux plaisir à la comédie, il s'ingéniait à se placer dans les
plus burlesques situations et s'en divertissait avec le dilettantisme
le plus cynique. Ayant sollicité, par l'entremise de M. de Reine,
la permission de faire une retraite en la maison de Saint-Louis à
Saint-Cyr, il avait dû renoncer à y demeurer, «l'évêque de Chartres,
qui se trouvait alors à Rome, pouvant seul accorder une faveur aussi
rare[229]». Ces dames, en apprenant le désir de la chevalière, lui
avaient, sans la moindre hésitation, ouvert les portes de leur parloir
à défaut de la cellule ambitionnée, et d'Éon, si courte qu'eût été sa
présence, avait laissé parmi ces vénérables personnes une agréable
impression que traduit le billet suivant:

  [229] M. de Reine à d'Éon, 17 août 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  La mère de Montchevreuil, notre supérieure, me donne une très
  agréable commission, Mademoiselle, en me chargeant de vous porter
  une nouvelle assurance du plaisir que votre visite nous a procuré
  et l'expression de l'estime que vous avez inspirée à toutes les
  personnes qui composent notre maison; l'envie que vous lui avez fait
  naître de vous réitérer la vérité de ces sentiments vous propose
  l'option du lundi ou mardi prochain pour la seconde visite dont
  vous nous avez flattées. Mais, Mademoiselle, comme il faut toujours
  avancer la jouissance de ce qui procure des satisfactions aussi
  légitimes, nous espérons que votre choix tombera sur le lundi... Je
  vous rappelle à votre parole, dont vous ne sauriez vous dédire sans
  vous démentir. Quant à moi, qui ai eu l'honneur de vous accompagner
  et de vous voir de plus près, je vous certifie que je joins aux
  sentiments d'estime et d'admiration pour le chevalier d'Éon ceux de
  l'attachement que j'ai pour Mademoiselle, de qui j'ai l'honneur
  d'être...[230]

  [230] La sœur de Durfort, religieuse de la maison de Saint-Louis à
  Saint-Cyr, à d'Éon, 10 septembre 1778. (_Papiers inédits de d'Éon._)

A la lecture de cette lettre, d'Éon se sent pénétré de reconnaissance
pour ces saintes filles et d'humilité vis-à-vis de soi-même. Il se
souvient des textes sacrés dont la science lui valut dans sa jeunesse
le titre de docteur en droit canon, et c'est sur le ton d'une personne
onctueuse, dévote et repentante, qu'il accepte l'invitation dont il
est l'objet. En quelques pages dont la rédaction dut être un vrai
régal pour cet étrange mystificateur (il en garda trois copies), d'Éon
parvint à se juger avec une impartialité qui eût été méritoire en tout
autre occurrence:

  ..... Je me propose d'y aller seule, écrit-il, afin d'apporter
  le moins de dissipation qu'il sera possible dans la maison des
  élues du Seigneur et afin de mieux profiter de la sainteté de vos
  discours, qui sont la vive expression du calme de vos cœurs et de
  l'innocence de vos mœurs.

  Quand je compare le bonheur de la solitude dont vous jouissez, et
  que j'ai toujours aimée sans pouvoir en jouir, à la vie terriblement
  agitée que j'ai menée depuis plus de quarante ans dans le monde et
  dans les diverses armées et Cours de l'Europe que j'ai parcourues, je
  sens combien le démon de la gloire m'a éloignée du Dieu d'humilité
  et de consolation. J'ai donc couru toute ma vie comme une vierge
  folle après l'ombre des choses; tandis que vous, vierges prudentes,
  vous avez attrapé la réalité en restant stables dans la maison du
  Seigneur et le sentier de la vertu. _Erravi a viâ justitiæ et sol
  intelligentiæ non luxit in me..._

  Je souhaite que Dieu préserve les personnes de notre sexe du malheur
  de la passion de la vaine gloire. Moi seule sais tout ce qu'il m'en
  a coûté, pour m'élever au-dessus de moi-même; pour quelques jours
  brillants et heureux que j'ai eus, que de mauvaises nuits j'ai
  passées: mon exemple est meilleur à admirer de loin qu'à imiter de
  près[231].

  [231] D'Éon à la sœur de Durfort, 12 septembre 1778. (_Papiers de
  d'Éon._)

En même temps que cette longue homélie, et comme pour contre-balancer
l'effet d'aussi humbles déclarations, d'Éon prend soin d'envoyer son
portrait et ses brochures. Il promet aussi à sa correspondante la
lecture de quelques lettres adressées à son oncle «par Mme de Maintenon
et sa bonne amie, la comtesse de Caylus», qu'il «possède en original».
La sœur de Durfort lui répond dans l'instant même:

  Vous êtes admirable en tout, Mademoiselle, soit en tenant la plume,
  soit en tenant l'épée; votre lettre est délicieuse, je la garderai
  avec le même soin qu'un avare son trésor; elle décèle vos richesses
  intérieures qui sont encore d'un plus grand prix que les vertus
  morales, politiques et guerrières dont vous faites profession
  authentique et auxquelles je rends justement hommage. La mère
  supérieure et nos dames vous remercient, Mademoiselle, de la gravure
  que vous avez envoyée; vous ne sauriez trop vous multiplier dans un
  siècle où les faits héroïques sont rares et où les héroïnes seraient
  inconnues sans vous.

En post-scriptum elle ajoute:

  J'allais oublier de vous envoyer, Mademoiselle, les quatrains
  composés par un missionnaire résidant chez nous, qui a eu l'honneur
  de dîner avec vous à votre dernier voyage: c'est le cousin d'un nommé
  Sedaine, académicien, l'un de nos poètes français portant le même
  nom. Il n'est pas le premier qui vous a célébrée, il n'est pas le
  dernier qui vous célébrera:

  De l'antique Pallas d'Éon a tous les traits,
  Elle en a la sagesse et le mâle courage;
  Je me trompe: d'Éon par d'historiques faits
  Cent fois plus que Pallas mérite notre hommage.

  Qu'était-ce que Pallas? Un être fabuleux,
  Un brillant avorton du cerveau des poètes.
  Le brave d'Éon vit et cent mille gazettes
  Vantent par l'univers ses exploits glorieux.

  Sa plus belle victoire et sa gloire suprême
  N'est pas d'avoir été si longtemps la terreur
  De nos fiers ennemis par sa rare valeur,
  Mais d'avoir su si bien triompher d'elle-même[232].

  [232] La sœur de Durfort à d'Éon, 13 septembre 1778. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Deux jours se sont à peine écoulés que la mère de Montchevreuil
invite d'Éon à assister à une prise de voile qui doit avoir lieu au
couvent; sachant la chevalière indisposée, elle «espère que la fièvre
n'aura plus de prise» sur l'illustre malade et, pour aider à son
rétablissement, lui envoie quelques levrauts et perdreaux «des chasses
de la communauté».

Ces attentions et surtout la fervente admiration d'aussi édifiantes
créatures confondent d'Éon, qui succombe sous le poids des remords dans
cet assaut d'humilité et de courtoisie:

  Je quitte, Madame, l'abbaye de Haute-Bruyère, où Mlle de Torigny,
  après avoir refusé un mariage des plus avantageux suivant le monde,
  vient de tout abandonner pour n'épouser que les misères et les
  douleurs de la croix de Jésus-Christ et pour vivre uniquement avec
  de saintes dames recluses qui, par la pureté et l'aménité de leurs
  mœurs, rendent leur solitude et la religion aussi aimables que
  leur société. Ce spectacle incroyable, auquel je n'avais jamais
  assisté, a plus attristé mon cœur et secoué mon âme que tout ce
  que j'ai vu d'étonnant dans les armées.

  C'est sans doute pour abattre mon orgueil et terrasser totalement
  mon courage mondain que vous voulez que je sois encore témoin lundi
  prochain du sacrifice aussi attendrissant qu'imposant des deux
  victimes royales de votre maison, qui, comme deux colombes blanches
  et innocentes, vont être déplumées et immolées à mes yeux sur l'autel
  du Roi des rois.

  Malgré l'ardeur guerrière que les hommes et les militaires veulent
  bien m'accorder, je ne puis m'empêcher de crier au fond de mon
  cœur que je suis bien lâche quand je considère de sang-froid,
  Mesdames, la grandeur et l'étendue du sacrifice que vous faites à
  Dieu. Jusqu'à présent je n'ai sacrifié que mon corps au service du
  roi et de la patrie, c'est-à-dire à mon service particulier; le
  cheval que je montais dans les combats et les batailles en a fait
  autant que moi, au lieu que vous, Mesdames, vous avez fait à Dieu
  et à votre maison le sacrifice tout entier de votre corps, de votre
  esprit et de votre raison; vous n'avez rien gardé pour vous que votre
  innocence et votre obéissance.

  Je suis dans ces sentiments avec une sensible et respectueuse
  reconnaissance, Madame, votre...

  _P.-S._--Mme de Montchevreuil est bien bonne d'envoyer pour mon dîner
  et levrauts et perdreaux; un seul plat et de la salade suffisent pour
  me faire un bon dîner, j'ai le bonheur de n'être point née sensuelle.
  Je sais coucher sur la paille et la terre, et vivre avec de l'eau et
  du pain seul. Je sais aussi que Notre-Seigneur a dit que l'homme ne
  vit pas seulement de pain, mais encore de la parole de Dieu; ainsi je
  tâcherai de nourrir mon âme de sa parole, en écoutant attentivement
  l'excellent discours qui sera prononcé dans votre église lundi
  prochain au saint sacrifice de vos deux victimes[233].

  [233] D'Éon à la sœur de Durfort, 19 septembre 1778. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Ayant lu les ouvrages de d'Éon «avec une voracité dragonne», la sœur
de Durfort comprit combien étaient motivés les remords de l'auteur des
_Lettres, mémoires et négociations_. Sans se dissimuler la difficulté
de faire de «ce héros suivant le monde l'héroïne de la religion», elle
s'efforçait avec une touchante simplicité de l'amener à résipiscence et
lui écrivait: «Vous avez bien raison de dire que j'aurais plus de peine
à vous enfanter à la grâce que Mme d'Éon à vous donner le jour: je ne
désespère cependant pas; quand on a autant de courage, de fermeté,
de constance, d'intrépidité, de valeur; en un mot, quand on est
grande comme vous, Mademoiselle, il ne faut qu'un effort pour devenir
sainte[234]...»

  [234] La sœur de Durfort à d'Éon, 20 octobre 1778. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

D'Éon finit sans doute par comprendre combien il était peu généreux
d'abuser ainsi de la crédulité d'une âme naïve, car il s'arrangea
pour couper court à ces pieuses relations. Il était d'ailleurs fort
préoccupé et plus malheureux que jamais. Loin de songer à prendre
le voile comme l'avait souhaité sa vénérable correspondante, la
chevalière ne désirait rien tant que quitter la cornette et coiffer
de nouveau le casque de dragon. Trop ardent pour le rôle auquel il
était réduit, pour cette vie de Cour, de fêtes et de visites dont il
s'efforçait de tromper l'ennui, en écrivant sans répit, écœuré aussi
par la perpétuelle mystification dont il se trouvait à la fois l'auteur
et la victime, d'Éon regrettait son ancienne existence d'aventurier.
La guerre d'Amérique lui avait paru une occasion favorable pour la
reprendre et, dès l'ouverture des hostilités avec l'Angleterre, il
avait sollicité de MM. de Sartine et de Vergennes de servir à nouveau
dans le militaire; mais il se heurta au refus formel, et facilement
explicable, de ces deux ministres qui souhaitaient de n'entendre plus
parler de lui.

Le comte de Broglie, qu'il supplia d'appuyer sa requête, n'y consentit
point et lui reprocha même avec un peu d'ingratitude--car d'Éon
n'avait cessé de lui rester fidèle et de le défendre en des moments
difficiles--d'avoir cité son nom:

  J'ai reçu, Mademoiselle, lui écrivait-il, la lettre que vous vous
  êtes donné la peine de m'écrire hier et la copie de celle de M. de
  Sartine. Je vous observerai sur celle-ci, quoique je rende bien
  justice aux motifs qui vous ont dicté ce qui me regarde, qu'il eût
  été mieux sans doute de n'y pas parler de moi.

  Je désire que vous obteniez la permission que vous demandez, mais
  j'en doute beaucoup. J'espère, en ce cas, que vous ne ferez jamais
  rien qui puisse annoncer la moindre résistance aux volontés du roi.
  Soyez persuadée, je vous prie, des sentiments avec lesquels je suis
  on ne peut plus parfaitement, Mademoiselle, votre très humble et très
  obéissant serviteur.

  _Signé_: Le comte DE BROGLIE[235].

  [235] Le comte de Broglie à d'Éon, décembre 1778. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

Aigri par ces nouvelles déceptions, ébranlé dans sa santé et exaspéré
par l'inaction, d'Éon se décida, malgré les refus qu'on lui avait
opposés déjà, à écrire à M. de Maurepas une lettre qu'il eut la
maladresse de faire imprimer, ainsi qu'une «lettre d'envoi à plusieurs
grandes dames de la Cour». Ces deux pièces valurent à leur auteur un
châtiment immédiat que justifie bien, il faut en convenir, leur ton
extravagant:

  Monseigneur, je désirerais ne pas interrompre un instant les moments
  précieux que vous consacrez au bonheur et à la gloire de la France;
  mais animée du désir d'y contribuer moi-même dans ma faible position,
  je suis forcée de vous présenter très humblement et très fortement
  que, l'année de mon noviciat femelle étant entièrement révolue, il
  m'est impossible de passer à la profession. La dépense est trop forte
  pour moi et mon revenu est trop mince. Dans cet état, je ne puis être
  utile ni au service du roi, ni à moi, ni à ma famille, et la vie trop
  sédentaire ruine l'élasticité de mon corps et de mon esprit. Depuis
  ma jeunesse j'ai toujours mené une vie fort agitée, soit dans le
  militaire, soit dans la politique; le repos me tue totalement.

  Je vous renouvelle cette année mes instances, Monseigneur, pour
  que vous me fassiez accorder par le roi la permission de continuer
  le service militaire, et comme il n'y a point de guerre de terre,
  d'aller comme volontaire servir sur la flotte de M. le comte
  d'Orvilliers. J'ai bien pu, par obéissance aux ordres du roi et de
  ses ministres, rester en jupes en temps de paix, mais en temps de
  guerre cela m'est impossible. Je suis malade de chagrin et honteux
  de me trouver en telle posture dans un temps où je puis servir mon
  roi et ma patrie avec le zèle, le courage et l'expérience que Dieu
  et mon travail m'ont donnés. Je suis aussi confuse que désolée de
  manger paisiblement à Paris, pendant la guerre, la pension que le feu
  roi a daigné m'accorder. Je suis toujours prête à sacrifier pour son
  auguste petit-fils et ma pension et ma vie. Je suis revenue en France
  sous vos auspices, Monseigneur, ainsi je recommande avec confiance
  mon sort présent et à venir à votre généreuse protection et je serai
  toute ma vie avec la plus scrupuleuse reconnaissance, Monseigneur,
  votre...

  _Lettre d'envoi de la chevalière d'Éon à plusieurs grandes dames de la
  Cour_:

  Madame la duchesse,

  Je vous supplie instamment de protéger auprès des ministres du Roi le
  succès de mes demandes énoncées dans la copie de la lettre ci-jointe
  à M. le comte Maurepas pour aller servir comme volontaire sur la
  flotte de M. le comte d'Orvilliers, prévoyant qu'il y aura moins de
  guerre sur terre cette année que la dernière. Vous portez, Madame,
  un nom familiarisé avec la gloire militaire; comme femme vous aimez
  celle de notre sexe. J'ai tâché de la soutenir pendant la dernière
  guerre en Allemagne, et en négociant dans les différentes Cours de
  l'Europe pendant vingt-cinq ans. Il ne me reste plus qu'à combattre
  sur mer avec la flotte royale; j'espère m'en acquitter d'une façon
  telle que vous n'aurez nul regret de protéger la bonne volonté de
  celle qui a l'honneur d'être avec un profond respect, etc...

  La chevalière D'ÉON[236].

  [236] Cité par Grimm (_Correspondance littéraire_, février 1776,
  Paris, 1812, 2e partie, t. IV.)

Lassés des excentricités sans cesse renouvelées de d'Éon; excédés par
ses attaques contre Beaumarchais, et apprenant en outre qu'il avait
quitté ses habits de femme, les ministres se décidèrent à sévir.

Le samedi 20 mars 1779, au matin, sans en avoir été prévenue, Mlle
d'Éon était appréhendée en son domicile de la rue de Noailles par deux
exempts de la police et invitée à prendre place dans un carrosse qui
partit aussitôt. Tandis que le sieur Clos, écuyer, conseiller du roi,
lieutenant général de la prévôté de l'hôtel, assisté de son greffier,
perquisitionnait vainement, d'Éon se dirigeait à petites étapes vers le
château de Dijon, où il dut, en vertu d'une lettre de cachet, séjourner
un long mois[237].

  [237] D'après le procès-verbal cité par M. Fromageot dans son
  article: _La Chevalière d'Éon à Versailles_. (_Le Carnet historique
  et littéraire_, 1900.)



CHAPITRE X

  Captivité de la chevalière d'Éon.--Son élargissement et son
  exil à Tonnerre.--Nouvelles démarches: l'armement de la
  _Chevalière-d'Éon_.--D'Éon séjourne à Paris pendant l'hiver
  1780-1781.--Il revient à Tonnerre et y mène une existence tranquille
  et fêtée.--Il quitte la France à la fin de 1785 pour aller régler ses
  affaires à Londres.


Ce qu'était le séjour dans une prison au dix-huitième siècle, on le
sait depuis que les archives de la Bastille ont été ouvertes à la
curiosité des historiens. Cette forteresse, considérée comme le symbole
du despotisme, semblerait bien plutôt une sorte d'hôtellerie où la
meilleure compagnie se retrouvait passagèrement et involontairement
réunie. Il était même presque loisible, en dépit du modeste confort
qu'offrait le logis, d'y conserver le train que l'on menait à la ville.
Les plus favorisés, servis par leurs valets, tenaient salon à jour
fixe, donnaient à souper et, sur la seule promesse de revenir avant
le coucher du soleil, franchissaient quotidiennement les guichets de
la forteresse. Les hôtes de moindre importance étaient passablement
traités moyennant une pistole par jour, voisinaient de cellule à
cellule et trouvaient une distraction suffisante à jouer au _pharaon_,
à la _bouillotte_ et au _biribi_. Pour les esprits chagrins qui se
lassaient d'un tel régime, il n'était pas impossible de combiner un
projet d'évasion, et l'issue en était souvent favorable.

La prison du château de Dijon, avec la même apparence redoutable,
n'était pas moins hospitalière, et l'obstinée chevalière s'y trouva
d'autant mieux qu'arrivant dans son pays bourguignon avec l'auréole du
malheur elle reçut de ses compatriotes le plus chaleureux accueil. Le
curé-doyen de Saint-Jean, paroisse actuelle de la prisonnière, fut un
des premiers à s'informer de son ancienne camarade et à lui offrir les
consolations qui convenaient à sa qualité et à sa situation présentes.
Il évoquait auprès d'elle des souvenirs d'enfance, leurs relations à
Versailles et terminait ainsi:

«Comme il est du devoir d'un pasteur de chercher sa brebis, et surtout
lorsqu'elle est comme vous un peu errante, trouvez bon que j'aille
vous demander; mais faites-moi savoir l'heure qui vous sera le plus
commode[238].»

  [238] L'abbé Pioret à d'Éon, 25 mars 1779. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

Le lendemain les visites affluèrent au château en tel nombre que le
gouverneur dut donner à la sentinelle la «consigne de ne laisser entrer
personne auprès de la chevalière». Un ordre «aussi nouveau et aussi
imprévu» étonna MM. Calon, ancien conseiller au parlement, et Buchotte
de Vermond, qui se plaignirent aussitôt à la chevalière d'avoir été
brutalement congédiés. A défaut de visites, d'Éon recevait de tous
côtés des lettres de condoléances ou de compliments et ses anciens
camarades aux dragons, qui l'avaient constamment suivi dans toutes ses
aventures, lui envoyant un nouveau témoignage de leur affection par le
major d'Arras, demandaient à être «tranquillisés sur le compte de la
prisonnière[239]». D'ailleurs la rigueur de la détention allait chaque
jour s'adoucissant et une semaine s'était à peine écoulée que d'Éon put
non seulement recevoir dans sa cellule les notabilités dijonnaises et
les nombreux curieux qui sollicitaient une audience, mais même «offrir
la soupe en très petit comité». Tandis qu'il prenait gaîment son parti
de sa mésaventure en se délectant de «truites, écrevisses, poulardes,
bécasses et bécassines» arrosées d'un vénérable clos-vougeot que lui
présentait le sieur Gaudelet, aubergiste-traiteur du château, son
beau-frère s'efforçait à Paris d'abréger sa disgrâce.

  [239] _Papiers inédits de d'Éon._

O'Gorman avait été d'autant plus surpris et inquiet de la disparition
de la chevalière que, venant la prendre à Versailles pour gagner
Tonnerre précisément ce jour-là, il avait trouvé les scellés sur la
porte et la femme de chambre encore «dans la révolution que lui avait
causée l'enlèvement». La Grenade, le valet de d'Éon, n'ayant pu lui
indiquer l'endroit où l'on avait conduit son maître, O'Gorman se rendit
de suite à l'audience de M. Amelot et apprit du premier commis que
d'Éon se trouvait prisonnier à Dijon; mais on lui déclara en même
temps «qu'il n'était ni dans les intentions du roi, ni dans celles
du ministre de rendre malheureuse la chevalière, dont la disposition
de rébellion et de résistance aux ordres du roi avait seule motivé
ce parti violent». On lui rendrait même «le repos dans la maison
paternelle» aussitôt qu'on lui trouverait «l'esprit soumis et disposé à
vivre dans sa patrie tranquille et sans éclat[240]».

  [240] Lettre d'O'Gorman à d'Éon. Citée par M. FROMAGEOT dans le
  Carnet.

Bientôt d'Éon parut souhaiter lui-même ce qu'on voulait lui imposer.
Il ne fit rien pour augmenter le bruit que faisait désormais sa
moindre démarche et subit avec simplicité le châtiment qui lui avait
été infligé. D'aussi bonnes dispositions ranimèrent l'empressement de
ses protecteurs. Le marquis de Vergennes lui conseilla d'écrire à son
frère le ministre une lettre de soumission qu'il accompagna de «l'appui
le plus instant»[241]. Mais ce fut l'évêque de Mâcon qui sut plaider
le plus habilement la cause de son protégé auprès des ministres,
leur représentant «la trop grande sensation» produite à Dijon par la
présence de la chevalière. Enfin, les perquisitions faites au domicile
de celle-ci, bien loin de confirmer l'insinuation de ses ennemis, qui
tendaient à l'accuser d'espionnage au profit de l'Angleterre, n'ayant
au contraire prouvé que «des faits à son honneur», les ministres lui
accordèrent sa grâce après un mois d'emprisonnement en lui enjoignant
de se rendre immédiatement à Tonnerre et de n'en plus sortir sans la
permission du roi.

  [241] Le marquis de Vergennes à d'Éon, 13 avril 1779. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

D'Éon se hâta d'obéir; il était en effet, comme le lui faisait
remarquer son beau-frère, «sous lettre de cachet»; mais il ne quitta
point Dijon sans avoir confié au sculpteur Marlet la commande de
quelques petits médaillons qui devaient commémorer son passage dans la
capitale bourguignonne.

Calmé par cette longue série d'aventures et redoutant sans doute la
colère de ses ennemis, qui ne souhaitaient rien tant que de le voir
«enfermé dans un couvent pour le reste de ses jours», d'Éon se décida
à mener en Bourgogne la vie tranquille d'une vieille demoiselle de
qualité, vie qu'il «avait si souvent enviée», disait-il avec plus de
résignation que de sincérité. La modeste pension du roi lui permit de
remettre en état sa maison de Tonnerre; il y ajouta une aile, orna de
«terrasses et de parterres» son parc, où courait la rivière d'Armançon,
et parvint même à faire abattre une chapelle qui gâtait la vue de son
hôtel, «sans se brouiller avec la Sainte Mère l'Église». Il échangeait
avec le prieur de Saint-Martin «le buis contre la marjolaine»,
replantait ses vignes et surveillait ses vendanges, dont le produit
gagnait à petites journées la capitale pour figurer sur la table des
ministres, de MM. Amelot et de Vergennes. Il réservait ses meilleurs
crus à ses anciens protecteurs, qui se montraient aussi touchés du
souvenir que friands de ces présents:

  J'ai reçu, Mademoiselle, lui écrivait la comtesse de Broglie au
  premier janvier 1780, les soixante-cinq bouteilles de vin de Tonnerre
  que votre lettre annonçait; j'aurais bien désiré que vous ne vous
  en fussiez point privée; il ne m'était pas nécessaire d'avoir ce
  témoignage de votre façon de penser pour être convaincue de votre
  attachement pour M. de Broglie: les preuves que vous lui en avez
  toujours données me persuadent qu'elles ne varieront jamais. J'en
  reçois l'assurance avec la reconnaissance qu'elle m'inspire. J'ai
  l'honneur d'être, Mademoiselle, votre très humble et très obéissante
  servante[242].

  [242] La comtesse de Broglie à d'Éon, 1er janvier 1780. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Ce billet paraît être le dernier que d'Éon reçut de cette puissante
famille dont il avait été le client dès sa jeunesse et plus tard le
zélé défenseur. Les Broglie étaient alors dans un oubli pire que la
disgrâce, et la mort du comte, que les déceptions et les injustices
avaient miné, allait porter à cette maison un coup dont elle se
relèverait péniblement. C'était ce moment difficile qu'en courtisan du
malheur d'Éon avait su choisir pour marquer au ministre le souvenir
qu'il gardait de son appui dans une carrière si prématurément et si
fâcheusement brisée. Sa nouvelle vie lui laissait le temps de réfléchir
sur ses erreurs passées et, bien qu'il s'efforçât de se montrer
satisfait de son séjour dans son pays natal, il ne parvenait pas à
cacher ses regrets et à convaincre ses correspondants, car à la même
date du 1er janvier 1780 le général de Monet, qui avait connu toutes
ses aventures, lui écrivait:

  J'envie la tranquillité dont vous devez jouir, Mademoiselle, avec
  vos dieux Pénates; je souhaite que vous la regardiez avec cette
  philosophie que je vous connais, et dont vous avez eu dans le courant de
  votre vie tant d'occasions de faire un bon usage. Vos moments de
  loisir seront probablement bien employés pour l'utilité de nos
  successeurs et les réflexions que des circonstances heureuses
  ou malheureuses (car il me serait assez difficile d'en faire la
  discussion) vous donnent le temps de leur laisser par écrit, seront
  également un grand bien pour leur instruction, et un moyen de donner
  le dernier lustre à l'histoire intéressante de votre vie; mais quoi
  qu'il en soit, à vous dire le vrai, j'aimerais mieux vous savoir à
  Paris qu'à Tonnerre: vous n'y verriez cependant que bien des gens
  affectés des réformes que la sagesse de nos ministres a jugées
  nécessaires et justes pour trouver des fonds pour soutenir la guerre
  sans nouveaux impôts; il vaut donc mieux, dans les moments critiques
  où nous sommes, être loin du fracas.

  En attendant des circonstances plus heureuses, je vous félicite de
  votre position présente, personne n'étant avec un plus inviolable
  attachement que moi, Mademoiselle, etc...

  Comte DE MONET[243].

  [243] Le général de Monet à d'Éon, 9 février 1780. (_Papiers inédits
  de d'Éon._)

D'Éon songeait bien, comme on le lui conseillait, à laisser à la
postérité le récit détaillé de ses hauts faits. La courte ébauche
qu'il avait écrite de sa vie lors de son retour en France lui semblait
insuffisante, car elle passait sous silence l'événement capital de sa
carrière, ses démêlés avec son ambassadeur et aussi sa mission secrète
en Angleterre; mais le moment eût été mal choisi et eût fourni à ses
ennemis de nouveaux sujet de plainte. Aussi s'occupait-il à des
travaux moins périlleux; il projetait un ouvrage sur l'agriculture,
correspondait sans cesse à ce sujet avec M. de Buffon, qui lui envoyait
ses œuvres, discutait avec lui le mérite des traités nouveaux et
consentait même à lui fournir les documents qui lui manquaient. Le
marquis de Poncins lui soumettait son livre qui venait de paraître sur
«l'agriculture et la guerre» et estimait que le comble serait mis à sa
gloire «si au suffrage du plus grand roi s'ajoutait celui de la femme
la plus célèbre qui ait jamais illustré les annales du monde[244]».
De Lalande, Cassini l'informaient de leurs découvertes. Mais cette
intéressante correspondance ne suffisant pas, au jugement de d'Éon, «à
dissiper l'air de bêtise que l'on respire en province», il travaillait
assidûment avec l'aide de M. de Palmus à dresser la généalogie de sa
famille. Il le fit d'ailleurs sans la moindre modestie ou plutôt avec
l'abondante imagination dont il avait déjà donné tant de preuves,
car, après avoir épuisé la lignée de ses auteurs qui durant les deux
derniers siècles avaient fait preuve en Bourgogne d'une noblesse
assez mince, il s'était recherché des ancêtres beaucoup plus reculés
en Bretagne et s'attribuait même dans cette province les alliances
des plus puissantes maisons. Or, parmi ces familles quelques-unes
subsistaient encore qui ne se montrèrent pas également flattées de la
parenté que leur offrait l'illustre héroïne et la repoussèrent assez
bruyamment. D'Éon eut donc à soutenir un long procès contre M. de
Kergado, à l'occasion duquel il répandit, suivant sa coutume, quantité
de mémoires et de libelles, mais qui, néanmoins, ne se termina pas
à l'avantage de ses prétentions[245]. Cette affaire était à peine
terminée que d'Éon sentit de nouveau et plus cruellement le poids de
son oisiveté qu'il ne parvenait pas à distraire, et la hantise des
aventures lointaines s'empara une fois encore de lui. Il chercha à
s'évader de la province où il était confiné par ordre du roi, comme
en une prison, et supplia de nouveau qu'on lui permît de mettre au
service des Américains une épée qui, bien que rouillée, pouvait encore
rendre d'utiles services. Tout comme un an auparavant, il essuya un
refus catégorique et, bien que sa requête lui valût la liberté de
revenir à Paris et à Versailles, lorsqu'il le désirerait, il resta très
affecté de cet échec. Mais il n'était pas dans son caractère de se
tenir pour battu; puisqu'on l'empêchait de combattre en personne, il
trouverait tout de même le moyen de s'illustrer dans la campagne qui
commençait. Il n'irait pas à la guerre, mais il s'y ferait représenter
et l'expédient qu'il imagina pour combattre ainsi par procuration fut
d'armer une frégate qui porterait le nom de la _Chevalière-d'Éon_.

  [244] Le marquis de Poncins, ancien officier aux gardes françaises, à
  d'Éon, 1779. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  [245] Un de ces mémoires était intitulé: _Affaire de la demoiselle
  d'Éon de Beaumont, chevalière de Saint-Louis, ou éloge historique de
  cette héroïne, tiré du plaidoyer de M. Guillaume prononcé au Châtelet
  dans la cause qu'elle a eue contre M. de Kergado à l'occasion de sa
  généalogie_.

Le _Journal de Paris_, dans ses numéros du 8 septembre 1780 et du
8 janvier 1781, publia les lettres échangées entre MM. Le Sesne,
armateurs à Paris, et Mlle la chevalière d'Éon. Ces messieurs
sollicitaient, par leur première lettre, qu'il leur fût permis de
donner le nom de l'illustre chevalière à l'un des deux bâtiments qu'ils
armaient à Granville pour faire la course aux dépens des Anglais; cette
frégate était «déterminée pour être armée de 44 canons de 18 et 24
livres de balle en batterie et 14 de 8 livres sur ses gaillards, 18
obusiers et 12 pierriers, avec un équipage de 450 hommes choisis et
sous le commandement en chef, ainsi que de toute l'expédition, d'un
capitaine distingué par son expérience et sa réputation».

«Il suffira certainement, Mademoiselle, ajoutaient MM. Le Sesne et
Cie, de présenter un nom aussi recommandable aux amateurs de cette
entreprise, pour que chacun s'efforce de participer à la gloire qui
l'accompagne et se remplisse de l'esprit qui vous anime pour l'avantage
et le bonheur de l'État.»

La réponse de d'Éon à cette flatteuse requête était écrite sur le ton
d'une dignité fière et protectrice:

  Paris, le 2 décembre 1780.

  J'ai reçu ce matin, Messieurs, la lettre que vous m'avez fait
  l'honneur de m'écrire hier, pour donner mon nom à la frégate de 44
  canons que vous faites construire à Granville et qui est déjà fort
  avancée dans sa construction.

  Je suis trop sensible à l'honneur que vous voulez bien me faire
  et trop pénétrée des sentiments patriotiques qui animent votre
  génie, votre zèle et votre courage pour le service du roi, contre
  les ennemis de la France, pour ne pas, en cette occasion, faire
  tout ce que vous désirez de moi afin de contribuer promptement et
  efficacement au but salutaire et glorieux de vos désirs.

  Je connais, aussi, Messieurs, tout le soin que vous apportez pour
  le choix d'un excellent capitaine de vaisseau, celui d'officiers
  expérimentés et des braves volontaires qu'ils prendront. Avec ces
  sages précautions, de l'économie dans votre finance, et une grande
  audace dans le combat, votre entreprise doit être couronnée de succès.

  Mon seul regret dans ma position présente est de n'en être ni
  compagne ni témoin; mais si mon estime particulière peut accroître
  votre zèle, les étincelles de mes yeux et le feu de mon cœur
  doivent naturellement se communiquer à celui de vos canons à la
  première occasion de gloire.

  J'ai l'honneur d'être, avec tous les sentiments distingués que vous
  méritez à si juste titre, etc...[246]

  [246] La chevalière d'Éon à MM. Le Sesne. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

MM. Le Sesne firent paraître, en même temps que cette réponse, une
nouvelle lettre où, en exprimant à l'«héroïque chevalière» toute
leur reconnaissance pour le précieux patronage qu'elle daignait leur
accorder, ils déclaraient qu'ils ne sauraient trouver un meilleur
témoignage de leur gratitude que de soumettre à Mlle d'Éon le choix du
capitaine, des officiers et des volontaires de la frégate qui devait
porter son nom.

A la suite de cette lettre parut une nouvelle réponse de d'Éon,
empreinte de cette humilité qui sied aux héros:

  Paris, le 15 décembre 1789.

  J'ai à répondre, Messieurs, à la nouvelle lettre dont vous m'avez
  honorée le 4 de ce mois.

  Si j'avais prévu les conséquences qui résultent de la réponse que
  j'ai cru devoir faire à votre demande gracieuse de nommer une de
  vos frégates, je me serais bien gardée d'accepter cet honneur. Les
  louanges que cette déférence m'attire de votre part donnent de
  mes talents et de mon mérite une idée qui ne peut s'accorder avec
  l'opinion que je dois en avoir.

  Quant au choix du capitaine de vaisseau, des officiers et volontaires
  qui désirent se distinguer sur votre armement, je crois, Messieurs,
  qu'il suffit d'ouvrir à nos marins et à nos militaires une carrière
  de gloire et d'utilité au gouvernement pour les voir s'y présenter
  en foule et acheter aux dépens de leur fortune et même de leur vie
  le droit de la parcourir, en sorte que je regarde ce choix bien
  plus difficile à faire par le grand nombre de concurrents que par
  le mérite et le courage: qualités naturelles à tous les militaires
  français, que je suis plus dans le cas d'applaudir et d'imiter que de
  juger.

Il ne manqua pas, en effet, de gens en quête d'aventures pour
solliciter un poste sur la _Chevalière-d'Éon_. Les papiers de d'Éon
contiennent nombre de lettres de ce genre, et le bruit courut même que
la chevalière en personne s'embarquerait sur le vaisseau qui porterait
son nom.

Malheureusement, l'argent des actionnaires n'affluait pas rue de
Bailleul, chez MM. Le Sesne et Cie, en la même abondance que les
demandes d'engagement. Un extrait du _Journal de Paris_, contenant les
lettres échangées entre les armateurs et Mlle la chevalière d'Éon,
avait été lancé sous forme de prospectus et adressé à toutes les
personnes susceptibles de s'intéresser à l'entreprise. La vignette
même représentant la _Chevalière-d'Éon_ entourée de vaisseaux ennemis
et faisant feu de ses deux bords ne décida pas les souscripteurs, et
l'entreprise dut être abandonnée. Pareille tournure d'un si beau projet
ne faisait pas l'affaire de ceux à qui d'Éon avait déjà distribué des
emplois sur sa frégate. Un certain «mestre de camp de dragons», qui
signe seulement de son initiale et qui avait été choisi pour commander
le bâtiment, lui écrivait, le 14 juillet 1781, de Granville, où il
s'était avisé d'aller surveiller les préparatifs de l'expédition:

  L'armement de la _Chevalière-d'Éon_, ma très ancienne et très loyale
  amie, ne prend pas cette tournure que j'aurais désirée pour vous,
  pour M. Le Sesne et pour moi, malgré tous les mouvements que je me
  suis donnés et que je ne cesse de me donner. Je ne dois point vous
  cacher, mon ancienne amie, que ce vaisseau qui doit porter votre nom
  n'existe encore que dans l'imagination de M. Le Sesne, qu'il n'y a
  pas sur le chantier à Granville un pied de bois sur quille destiné
  à la construction de ce vaisseau. Il est bien vrai que M. Le Sesne
  avait fait acheter une portion de bois destiné _ad hoc_, qui, n'ayant
  pas été payée, a été saisie, et, pour éviter les suites désagréables,
  il a été envoyé dernièrement ici un certain M. Agaste pour arrêter
  les poursuites; mais tout cela ne fait pas et ne fera pas construire
  le vaisseau _la Chevalière-d'Éon_...

L'affaire engagée par MM. Le Sesne et Cie échoua donc faute d'argent et
d'Éon se vit réduit à licencier le personnel qu'il avait engagé pour
combattre sous ses couleurs; l'idée toutefois ne fut pas perdue et
quelques mois plus tard d'autres armateurs, MM. Charet et Ozenne, de
Nantes, donnèrent le nom de _Chevalière-d'Éon_, nom qui leur parut sans
doute symboliser l'audace heureuse et fertile en expédients, à l'un des
vaisseaux qu'ils armèrent pour convoyer les marchandises échangées, en
dépit de la guerre navale, avec les colonies françaises de l'Amérique
et de l'Inde[247].

  [247] Le prospectus de ces armateurs s'exprimait ainsi: «Quels
  auspices plus flatteurs peut-on espérer? Mgr le comte d'Artois
  protège l'expédition et permet que son nom y préside, et la seconde
  frégate portera le nom de d'Éon.»

D'Éon ne semble pas s'être mêlé de cette nouvelle entreprise, découragé
sans doute par l'insuccès de la première; mais il demeura à Paris où
cette affaire l'avait appelé; il ne se présenta plus à la Cour et ne
résida dans la capitale que durant l'hiver de 1780-1781. Il habitait
alors la maison de Mme de Brie, rue de Grenelle-Saint-Germain, et s'y
tenait fort calme auprès de son ami Drouet, l'ancien secrétaire du
comte de Broglie; ses relations d'autrefois venaient l'y réclamer.
C'était Mme Tercier qui, le priant à dîner, lui promettait «de parler
affaires secrètes à s'en époumonner». Le marquis de Courtenvaux, de
la famille de Louvois, qui l'appelait «sa chère payse», envoyait son
carrosse prendre la chevalière «au pont tournant des Tuileries» et tous
deux allaient visiter l'abbaye de Port-Royal des Champs et le château
de Bagatelle, propriété du comte d'Artois, ou bien, traversant le Bois
de Boulogne, déjà très fréquenté, ils allaient entendre les belles voix
des dames de l'abbaye de Longchamp qui, au temps du carême, attiraient
la société la plus élégante et, paraît-il, la moins recueillie[248].
D'Éon vivait en touriste, désireux de connaître les embellissements et
les curiosités de la ville qu'il avait quittée depuis plus de vingt
ans et qu'il n'avait pu visiter lors de son retour d'Angleterre, tout
occupé qu'il était de son avantageuse métamorphose. Le petit agenda
qu'il tint alors laisse deviner qu'il n'était pas insensible aux
charmes nouveaux du boulevard. S'il ne fréquentait pas le _Café Turc_,
les _Babillards_ et le _Café Sergent_, où se fût trouvée très déplacée
une vieille demoiselle de condition, il goûtait fort le _Théâtre des
Danseuses du roi_ que Nicollet venait de transformer, et où, en place
de pantomimes, on commençait à donner de véritables pièces. Il visitait
même la fameuse boutique de Curtius, qui offrait en spectacle les
«mannequins illuminés», les figures en cire de la famille royale et des
principaux personnages d'actualité. L'impresario, informé de sa venue,
voulut en profiter pour prendre son portrait. Mais il faut croire que
d'Éon se souciait peu de figurer en effigie au milieu de l'illustre
compagnie qui se trouvait réunie dans les _Salons du boulevard du
Temple_, car Curtius dut à quelque temps de là supplier la chevalière
de lui accorder cette grâce. D'Éon ne put céder à ces nouvelles
instances, car il avait déjà quitté Paris. La lettre de Curtius le
rejoignit à Tonnerre, où les soins de son petit domaine l'avaient
rappelé au retour du printemps.

  [248] Mme Tercier à d'Éon, 8 janvier 1781, et le marquis de
  Courtenvaux, colonel des Cent Suisses, au même, 17 février 1781.
  (_Papiers inédits de d'Éon._)

Depuis lors, et jusqu'en 1785, sa vie s'écoule paisiblement, sans
qu'aucun événement digne d'être rapporté vienne la troubler ou même
l'animer. Les voyageurs illustres ne manquent pas de le saluer au
passage; ils consacrent les loisirs du relais à s'entretenir avec
l'héroïne bourguignonne et à admirer ce singulier personnage qui n'est
pas une des moindres curiosités de la route. C'est ainsi que le prince
Henri de Prusse, que d'Éon avait connu en Allemagne, voulut revoir
l'ancien capitaine de dragons. Il ne dédaigna pas de souper à la table
de la chevalière et de sa vieille mère, fort intimidée par la présence
d'un aussi illustre convive[249]. Un de ces intrépides pèlerins, qui
joignait au don d'observer avec finesse le talent de conter avec
charme, le comte d'Albon, griffonnait sur un carré de papier, scellé en
toute hâte de l'empreinte d'un écu, ce laconique billet de regrets:

  [249] L'_Esprit des journaux_ (15e année, t. II) rapporte le trait
  suivant qui, sans faire grand honneur à l'esprit de son auteur,
  prouve tout au moins que la chevalière n'était pas oubliée dans sa
  paisible retraite:

  «Le prince Henri, frère du roi de Prusse, étant allé voir Mlle la
  chevalière d'Éon, on offrit à S. A. R. des rafraîchissements. La
  mère de notre héroïne lui présenta de magnifiques prunes. Le prince
  la pria de le dispenser d'accepter ce fruit: «Que faites-vous donc
  là, ma mère, s'écria Mlle d'Éon, Monseigneur n'est pas venu dans ce
  pays-ci pour des prunes!»

  Le comte d'Albon salue, embrasse et aime Mlle d'Éon de tout son
  cœur; il passe en poste à Tonnerre et est pressé et désespéré de
  ne pouvoir aller lui répéter combien sont sincères les sentiments
  qu'il lui a voués pour la vie.

D'Éon est accueilli avec la même cordialité dans les châteaux voisins:
à Persey, chez le comte d'Ailly; aux Croûtes, chez le vicomte de
Lespinasse, et particulièrement à Anci-le-Franc. Là se trouve réunie
pendant l'été toute la famille de Louvois: le marquis et la marquise
de Louvois, le marquis de Courtenvaux, Mme de Souvré. Les fêtes s'y
succèdent, bals et saynètes où chacun des hôtes doit remplir son rôle.
D'Éon fournit des costumes, des «habits bruns de camelot galonné» et
lui-même, dont la vie s'est déroulée en si bouffonne comédie, fait
partie de la troupe et se rend à l'invitation que ses voisins lui
adressent le 23 août 1782:

  Mme de Louvois a l'honneur de faire mille compliments à Mlle la
  chevalière d'Éon et de la faire ressouvenir de la promesse qu'elle a
  bien voulu lui faire de venir vendredi au plus tard dîner et coucher
  à Anci-le-Franc. La société compte sur la complaisance de Mlle la
  chevalière pour se charger d'un petit rôle qui ne consiste qu'à tenir
  une boutique et à chanter le couplet suivant:

  BOUTIQUE DU PERRUQUIER

  (Mlle d'Éon)

  AIR de la _Béquille du père Barnabas_.

  Ici nous réparons
  Le désordre des têtes
  Qu'ont causé les tendrons
  Dans leurs douces conquêtes.
  Mais, hélas! quoique fille,
  Je ne prétendrai pas
  Relever la béquille
  Du père Barnabas.

Le rôle était bien modeste pour un tel virtuose; mais la chanson
grivoise ne dut pas déplaire au chevalier, qui s'ingéniait à égayer
la galerie, fût-ce à ses dépens. Toujours recherché dans les châteaux
voisins, il était aux yeux des habitants de Tonnerre et de tous les
Bourguignons le compatriote célèbre, la gloire provinciale à qui
revient de droit la présidence de toutes les réunions. C'est ainsi
que le Père Rosman l'invitait à assister à la distribution des prix
de l'école royale militaire d'Auxerre: «Votre présence, disait-il, ne
peut qu'exciter vivement l'émulation et le zèle de nos élèves qui se
destinent à l'état militaire, dans lequel vous vous êtes distinguée; je
joins mes prières à celles de tous ceux qui ont entendu parler de vos
talents et de votre mérite (et c'est toute la ville)... [250]»

  [250] Le Père Rosman à d'Éon, 27 septembre 1779. (_Papiers inédits de
  d'Éon._)

De Joigny, les officiers de Languedoc-dragons, dont le régiment se
trouvait au passage du Weser aux côtés de l'escadron que commandait
d'Éon, viennent en corps le visiter à Tonnerre, et quelques mois après
l'invitent à venir prendre part à la fête qu'ils offrent à la femme de
leur colonel. D'Éon répond alors au comte d'Osseville, chef d'escadron
et secrétaire du régiment:

  A Tonnerre, le 23 août 1781.

  J'ai reçu hier, Monsieur, avec la sensibilité d'un jeune cœur
  femelle enté sur celui d'un vieux capitaine de dragons, l'invitation
  pleine d'honnêteté et d'agréments que vous m'avez fait l'honneur de
  me proposer, tant en votre nom qu'en celui de tous vos messieurs.
  Il m'eût été bien doux et bien agréable d'aller me ranger sous les
  guidons de Languedoc le jour de la fête que vous avez préparée à Mme
  la comtesse d'Arnouville qui, en ne laissant enchaîner son cœur
  que par son mari, a néanmoins le talent rare de captiver l'hommage de
  tous les dragons et de tous ceux qui ont le bonheur de la connaître.
  C'est bien à mon grand regret et chagrin que je suis forcée de rester
  chez moi à cause d'une espèce de coup de soleil que j'ai attrapé
  sur la tête en faisant construire une terrasse sur le bord de la
  rivière d'Armençon par les grandes chaleurs que nous avons eues il
  y a huit jours. Je suis entre les mains des médecins et désolée de
  ce contre-temps. J'ai trop bonne opinion et du régiment de Languedoc
  et de moi-même, monsieur, pour aller le jour même de votre fête vous
  présenter un vieux dragon sans tête. J'espère bien qu'après votre
  fête et la revue de l'inspecteur vous aurez le temps et l'occasion
  de venir dans quelques châteaux du voisinage de Tonnerre et que cela
  vous donnera celle, ou à quelques-uns de vos messieurs, de venir
  passer quelques jours chez Mlle d'Éon, qui se fera toujours honneur
  de recevoir de son mieux ses anciens compagnons.

  Je vous prie instamment d'être auprès de M. et Mme la comtesse
  d'Arnouville et de tous vos messieurs de Languedoc, tant en général
  qu'en particulier, le fidèle interprète de mes regrets sensibles en
  cette occasion.

  J'ai l'honneur d'être avec les sentiments de la plus haute
  considération et du plus parfait attachement que j'ai voué à tous les
  dragons et que je vous dois en particulier, Monsieur, votre, etc...,
  etc...

La chevalière n'était pas seulement la patronne des dragons, elle avait
aussi son grade dans la franc-maçonnerie et était, en dépit du sexe qui
aurait dû lui en fermer l'accès, convoquée aux «tenues» solennelles de
la loge des Neuf-Sœurs:

  Je m'estime heureux, lui écrivait le F *** d'être auprès de vous
  l'interprète des sœurs de la R *** L *** qui vous prie de lui
  faire la faveur d'assister demain à la fête funèbre qu'elle consacre
  à la mémoire de ses FF *** décédés. Je joins ici l'invite de cette
  fête où vous avez une place marquée comme maçon, comme littérateur,
  comme faisant la gloire de votre sexe après avoir fait tant d'honneur
  au nôtre.

  Il n'appartenait qu'à mademoiselle d'Éon de franchir la barrière qui
  interdit l'accès de nos travaux à la plus belle moitié du monde.
  L'exception commence et finit à vous; ne refusez pas de jouir de
  votre droit, et si vous nous faites la faveur de vous rendre à
  mon désir, ajoutez-y celle d'arriver de bonne heure, afin de voir
  complètement une fête qui ne serait pas complète sans vous[251].

  [251] _Papiers inédits de d'Éon._

La popularité de d'Éon était à ce point établie en Bourgogne que les
poètes qui chantaient les beautés de cette contrée fertile eussent cru
en oublier le plus grand attrait et la plus récente gloire en omettant
de célébrer les hauts faits de leur étrange compatriote. Aussi n'y
manquaient-ils pas, comme en témoigne un petit poème que le prieur de
Chablis écrivait en latin sur Tonnerre et où il traçait un portrait
flatteur de la chevalière, tout en convenant cependant que son allure
martiale s'accommodait mal de son virginal accoutrement[252].

  [252] Voici en quels termes il exprime son admiration pour d'Éon:

  Quæ numerosa velut muris obsonia cingunt,
  Hæ sunt oppugnandæ arces, sociasque ministrat
  Tornodorum vires, gens tali exercita bello.
  Conveniunt convivæ alacres, curruque citato
  Advenit huc optata Deon, notissima virgo,
  Tornodorensis honor gentis, splendorque suorum,
  Heroos referens muliebri in pectore sensus
  Quam meritus gestis armorum bellicus ordo
  In gremio fulgens decorat; mihi visa flabellum
  His dedignari manibus quibus exerit eusem.
  Corpore præstantem non texta calantica vittis
  Exornat; melius cassis cristata deceret;
  Aptior huic lorica foret quam serica vestis.


Tant de célébrité faisait supposer beaucoup d'influence, et ses
concitoyens, ses anciens camarades, ne doutant pas qu'il eût un grand
crédit à la Cour et auprès des personnes en place, espéraient obtenir
par son entremise les faveurs les plus variées. Les dragons sont
naturellement très nombreux parmi ces solliciteurs: ils ambitionnent
la croix ou une pension, une lettre de passe ou un congé. D'Éon
accueille ces requêtes qui le flattent avec une bonne grâce inlassable,
met à contribution ses nombreuses relations et s'adresse même à des
personnages qu'il ne connaît point, mais dont il ne peut, à son sens,
être inconnu. Des réponses, comme celle du marquis d'Espinay Saint-Luc
l'assurant que «les égards dus à sa célébrité sont un sûr garant de
l'effet de sa protection», ne faisaient d'ailleurs que confirmer d'Éon
dans cette avantageuse appréciation de soi. Aussi dans cette année de
1783 s'efforce-t-il d'obtenir pour ses protégés des emplois dans la
marine, dans la régie des aides, dans la maison du roi même.

Les religieux trouvent en lui un avocat toujours bienveillant: c'est
l'abbé de Molly-Billorgues qui, apprenant que l'on va former une maison
à Madame Élisabeth, sœur du roi, le prie d'obtenir de M. Amelot le
titre d'aumônier de la princesse; c'est l'abbé de Lacy qui sollicite
d'être attaché à un régiment; une autre fois d'Éon n'hésite pas à
s'adresser directement à l'évêque-duc de Langres, Mgr de la Luzerne, au
profit d'un prieur qui craint d'être dépossédé d'un bénéfice obtenu par
«un arrêt subreptice»; plus tard enfin, c'est à l'archevêque de Paris
qu'il recommande un vicaire d'Épineul en butte à des vexations de la
part de ses ouailles.

C'est aussi à ce moment, où toutes ses incartades semblent effacées
dans le souvenir de ses contemporains par la célébrité qu'il a su se
créer, que d'Éon songe à sa famille. Celle-ci se trouve alors dans une
bien misérable situation. Son beau-frère est sans ressources, ayant
contracté de nombreuses dettes à Tonnerre; d'Éon doit consacrer à les
payer plusieurs quartiers de sa petite pension et sollicite pour M.
O'Gorman d'abord une place de visiteur de la poste aux chevaux, puis un
consulat en Amérique. Il s'intéresse particulièrement à l'aîné de ses
neveux; il compte l'adopter et en attendant lui permet de porter le nom
de d'Éon. Le chevalier O'Gorman-d'Éon sort de l'École militaire et veut
prendre part à la guerre d'Amérique sur le conseil de son oncle qui,
pour les frais de son équipement, lui remet 700 livres; il s'embarquera
sur la _Cérès_, «où le comte de la Bretonnière l'a accepté. M. de
Tréville promet de faire tout ce qui dépendra de lui pour contribuer
à l'avancement du jeune officier[253]» et M. d'Estaing «s'intéresse à
lui autant qu'à la Jeanne d'Arc moderne», dont l'intrépide marin eût
souhaité d'être le «chevalier loyal[254]». Le jeune homme est à peine
arrivé en Amérique qu'il s'y conduit vaillamment et que le comte Mac
Nemara s'empresse de témoigner à la chevalière combien il est heureux
«d'avoir avec lui un tel camarade». L'avenir semble sourire au jeune
officier que son chef traite aussi familièrement, et d'Éon, qui lui a
ouvert les portes de sa carrière, le suit par l'imagination dans ces
pays lointains qu'il eût tant désiré parcourir lui-même. L'héroïne
tonnerroise, confinée dans sa modeste demeure, voit en son neveu ses
espoirs réalisés; elle ne s'intéresse guère à l'orage qui gronde en
France et qui éclatera bientôt. Elle est en relations suivies avec les
généraux et les amiraux qui luttent aux colonies, les félicite de leurs
succès, et ils s'en montrent flattés:

  [253] Drouet à d'Éon, 19 juillet 1781. (_Papiers inédits de d'Éon._)

  [254] M. d'Estaing à la marquise de la Vaupalière et à d'Éon.
  (_Papiers inédits de d'Éon._)

  C'est toujours avec un nouveau plaisir, Mademoiselle, lui écrit
  le marquis de Bouillé, que je vois les lettres que vous voulez
  bien m'écrire; vos parents et protégés sont on ne peut pas mieux
  recommandés auprès de moi et ils ne peuvent pas avoir de meilleurs
  titres.

  M. Rougeot est actuellement commandant de l'artillerie dans le
  régiment de la Martinique; il n'a pas été possible de le placer
  plus avantageusement. Le jeune O'Gorman a été fort malade; je lui
  ai procuré une gratification et il n'est pas en mesure qu'on fasse
  davantage pour lui; par la suite peut-être se présentera-t-il des
  circonstances favorables.

  J'ai été jusqu'ici très heureux et la fortune m'a traité comme une
  maîtresse, mais si vous n'étiez pas la chevalière d'Éon, je vous
  dirais qu'elle est femme et conséquemment sujette à des caprices.
  Ce pauvre Grasse en a essuyé un terrible: il est vrai qu'il est
  vieux, que je suis encore jeune et qu'elle aime les jeunes gens; je
  vais donc encore briguer ses faveurs, et si elle me tient rigueur,
  il faudra la violer. Vous voyez que je pense comme un ancien
  dragon[255]...

  [255] Le marquis de Bouillé à d'Éon, 16 juillet 1782. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Le jeune O'Gorman ne pouvant continuer à seconder le brave marquis
dans son corps-à-corps avec la fortune, d'Éon s'inquiète aussitôt de
son retour et obtient pour lui un brevet de lieutenant, grâce à M. de
Sartine:

  J'apprends avec plaisir, Mademoiselle, que monsieur votre neveu a
  été compris dans la dernière nomination des aspirants-gardes de la
  marine; je vous en félicite et je suis charmé d'avoir pu y contribuer
  par mon intérêt. Je ne doute pas qu'il ne suive les bons exemples que
  sa famille lui offre, je ne suis pas surpris des succès de son frère
  aîné: ils se distingueront tous deux s'ils suivent vos conseils.

  J'ai l'honneur d'être bien sincèrement, Mademoiselle[256]...

  [256] M. de Sartine à d'Éon, 8 mai 1782. (_Papiers inédits de d'Éon._)

Tandis que d'Éon voit ainsi couronnés de succès les efforts qu'il a
faits pour engager ses neveux dans une carrière honorable, il songe
à quitter non seulement Tonnerre, mais la France. La paix qui vient
d'être conclue avec l'Angleterre lui ouvre de nouveau les portes de
ce pays où il a pris la soif de la liberté. Des affaires urgentes l'y
appellent aussi: sa riche bibliothèque, sa collection d'armes de prix y
sont restées aux mains de créanciers qu'il n'a pu désintéresser et qui
le menacent sans cesse de faire vendre leur gage. Il supplie le comte
de Vergennes de lui accorder de nouveaux secours et, en dépit d'un
refus catégorique, n'en persiste pas moins dans son parti.

C'est au milieu de l'été 1785 qu'il revient à Paris où la duchesse de
Montmorency lui offre l'hospitalité; il revoit ses anciens et fidèles
amis, les Campan, les Fraguier, les Tanlay, et est même introduit dans
une famille promise à une brillante fortune: il est présenté à la
comtesse de Beauharnais qui bientôt «raffole» de lui. La même curiosité
qu'il avait éveillée autrefois semble renaître alors; mais les motifs
impérieux qui le rappellent à Londres l'obligent à s'y soustraire
et, le 25 novembre 1785, il quitte sa patrie où il ne reviendra plus
désormais.



CHAPITRE XI

  D'Éon retourne à Londres pour payer ses créanciers.--Il y retrouve
  sa popularité d'autrefois.--Il cherche à vendre ses collections et
  manuscrits.--Premières nouvelles de la Révolution: la citoyenne
  Geneviève d'Éon se signale par son ardent jacobinisme.--Pétition à
  l'Assemblée nationale.--Pour gagner sa vie d'Éon donne des assauts
  publics: il est blessé.--Maladie et vieillesse de d'Éon.--Il meurt à
  Londres le 21 mai 1810.


Les affaires qu'il allait avoir à régler à Londres étaient en effet des
plus embrouillées. Depuis plusieurs années un créancier, à qui lors de
son retour en France il avait laissé la garde de sa bibliothèque et de
ses papiers, le sieur Lautem, réclamait à son débiteur, qui faisait la
sourde oreille, le remboursement de 400 livres sterling. N'obtenant
rien de d'Éon lui-même, Lautem avait eu recours au comte de Vergennes
et n'avait pas négligé de souligner sa requête d'une discrète menace:
«Les effets de d'Éon, disait-il, sont un nantissement et non un dépôt;
je pourrais donc les faire vendre, mais je ne veux pas vendre des
papiers d'État. Né à Bruxelles, sujet de Sa Majesté Impériale, alliée
du roi de France, je ne serais pas flatté d'avoir amusé les Anglais aux
dépens d'un Français qui a logé chez moi; mais Mlle d'Éon ne mérite
plus aucun ménagement de ma part.» Le ministre fit répondre par le
premier commis Durival que «les arrangements que le roi avait bien
voulu autoriser en faveur de Mlle d'Éon pour faciliter son retour dans
sa patrie et la remise qu'elle avait faite en conséquence des papiers
de sa correspondance, ne permettaient pas de supposer qu'elle en eût
laissé aucun de quelque valeur» entre les mains du sieur Lautem. Il
faut croire toutefois que la confiance du comte de Vergennes n'était
pas entière, car s'il n'envoyait pas les 400 livres sterling, il
offrait du moins 200 louis. D'ailleurs la transaction ne fut pas
acceptée par Lautem, qui se résolut à faire annoncer la vente publique
à Londres de tous les papiers appartenant au chevalier. L'effet de
cette publication fut immédiat. D'Éon reçut aussitôt l'autorisation
de passer lui-même en Angleterre pour y liquider sa situation, et une
somme de 6,000 livres lui fut donnée pour désintéresser ses créanciers.
Il se rendit à Londres le 18 novembre 1785 et s'y réinstalla chez le
sieur Lautem, lui témoignant si peu de rancune qu'il est difficile de
croire que le créancier et le débiteur ne s'étaient pas mis d'accord
pour organiser cet habile chantage. Outre Lautem, son hôte, d'Éon paya
les plus exigeants de ses créanciers. Rentré en possession de ses
livres et de ses documents, il put se remettre à écrire, car jusqu'à la
fin de sa vie il fut un terrible noircisseur de papier; les événements
auxquels il avait été mêlé, et qui à mesure qu'ils reculaient dans
le passé grandissaient dans sa complaisante imagination devinrent le
thème de récits cent fois interrompus et toujours repris sous une
forme nouvelle, plus grandiloquente et plus recherchée. Il se remit à
lancer des opuscules dans la société anglaise; à entretenir le public
par l'intermédiaire des gazettes, qui trouvaient à la fois en lui
un rédacteur toujours fertile en expédients et une réclame pour des
lecteurs avides de singularité[257]. Il consentit même, tant était
grande son impatience d'agir, à utiliser de nouveau les services de
l'aventurier Morande qu'il avait jadis si fort maltraité. Celui-ci,
d'ailleurs, n'avait pas gardé rancune à d'Éon: «Je vous ai aimée
sincèrement, écrivait-il, vous avez paru m'être attachée; un vent
sombre est venu souffler sur nous et nous a ballottés l'un et l'autre
un moment, mais dix ans de calme ont dû nous remettre dans notre
assiette ordinaire.»

  [257] A l'occasion de la maladie du roi d'Angleterre, il publie au
  mois de novembre 1788 une _Épitre aux Anglais_ rédigée dans un style
  d'Apocalypse.

L'intrigue était en effet l'assiette habituelle du sieur de Morande
et il s'y retrouvait toujours en équilibre, n'ayant rien perdu que
sa dignité dans ses volte-faces successives. Ce fut lui qui servit
d'intermédiaire à d'Éon auprès des éditeurs de Londres comme aussi
auprès des gens d'affaires et, à l'occasion, des usuriers. Ce n'est
pas d'ailleurs que la chevalière d'Éon fût privée de relations; elle
en avait beaucoup, des plus honorables et même des plus hautes. D'Éon
fut accueilli, dès son arrivée à Londres, par M. Barthélemy, chargé
d'affaires en l'absence de l'ambassadeur de France, le marquis de
la Luzerne, pour lequel il avait reçu du comte de Vergennes des
recommandations particulières. Il semble que l'honnête homme que
fut Barthélemy ne conçut jamais le moindre doute sur la véritable
personnalité de la chevalière d'Éon. Il se montra en effet,
pendant toute la durée de son séjour à Londres, particulièrement
galant et empressé auprès de sa renommée compatriote, lui envoyant
continuellement son carrosse pour l'amener dîner à l'ambassade, lui
servant de cavalier quand elle acceptait l'invitation de quelque grand
seigneur anglais et passant chez elle plusieurs fois par semaine pour
lui «faire sa cour». De 1785 à 1789 il ne lui adressa pas moins de cent
soixante-dix-huit lettres et billets que nous avons retrouvés dans les
papiers du chevalier. Les invitations sont toutes rédigées dans la
forme la plus aimable et la plus respectueuse, comme celle-ci, qui fut
adressée à «Mademoiselle la chevalière d'Éon» le 5 octobre 1788:

  M. le duc de Piennes et M. le chevalier de Caraman, qui viennent
  d'arriver de Newmarket, ont accepté de dîner demain avec moi. Je
  désire plus que je ne saurais vous l'exprimer, Mademoiselle, que
  vous soyez libre et que vous veuilliez bien être de la partie. Il
  n'y en a pas d'agréable quand vous n'en êtes pas. Nous serons peu de
  monde, car le temps me manque pour inviter des personnes de notre
  connaissance commune.

  Je suis avec respect, Mademoiselle, votre très humble et très
  obéissant serviteur.

  BARTHÉLEMY[258].

  [258] _Papiers inédits de d'Éon.--Correspondance avec Barthélemy._

L'évêque de Langres avait d'ailleurs très chaudement recommandé d'Éon
à son frère le marquis de la Luzerne, ambassadeur de France, qui, par
une curieuse coïncidence, se trouvait avoir connu jadis le chevalier
à l'armée du maréchal de Broglie. C'est à ces anciennes relations de
jeunesse que fait allusion la lettre suivante que le marquis de la
Luzerne lui adressa dès son retour à Londres, après un congé passé en
France:

  L'évêque de Langres a été longtemps à la campagne, Mademoiselle; il
  ne m'a remis votre lettre qu'au moment de mon départ pour Londres.
  J'y ai vu avec bien de la reconnaissance que vous vouliez bien
  penser à moi et vous rappeler notre jeunesse. Soyez bien persuadée
  que je vous ai suivie depuis cette époque avec beaucoup d'intérêt
  et que j'ai fort regretté que les différentes positions de notre
  vie nous aient éloignés l'un de l'autre. Je serai charmé de vous
  voir à Londres et de vous renouveler de vive voix les sentiments de
  l'ancien et tendre attachement avec lequel j'ai l'honneur d'être,
  Mademoiselle, votre très humble et très obéissant serviteur.

  Le marquis DE LA LUZERNE[259].

  [259] _Papiers inédits de d'Éon._

Soit chez son ami Barthélemy, soit chez l'ambassadeur, avec qui il
conserva toujours les bons rapports si curieusement renoués après de
longues années d'intervalle, d'Éon rencontrait tous les Français de
distinction qui séjournaient ou passaient à Londres: c'étaient le duc
de Chaulnes et le marquis du Hallay, le prince de la Trémoille et
le marquis d'Hautefort, le prince Rezzonico, neveu du pape Clément
XIII; M. de Calonne; l'ancien abbé du Bellay, le vicaire général du
diocèse de Tréguier. Il gardait ainsi contact avec la meilleure société
française. Grand écrivassier il entretenait du reste une volumineuse
correspondance. Plusieurs de ses amis lui envoyaient régulièrement
de France des nouvelles sur tout ce qui pouvait l'intéresser; c'est
Drouet, son ancien collègue dans la diplomatie secrète, qui confie à la
comtesse Potocka une lettre où, après lui avoir exprimé son impatience
de le voir revenir en France, il l'entretient du grand scandale du
jour, le procès du cardinal de Rohan, «l'affaire du collier»:

  On ne s'est jamais autant entretenu de cette grande affaire que
  dans ce moment-ci. M. Cagliostro a donné un mémoire qui lui fait
  beaucoup de partisans. Comme bien des gens l'annoncent un escroc,
  un charlatan, un empirique et le jugent ainsi d'après sa conduite à
  Varsovie, où il était en 1777, j'ai été voir hier le comte Rzewusky
  qui dans cette même année était tout puissant en Pologne. Il m'a dit
  que lorsque Cagliostro arriva, il ne laissa pas ignorer qu'il avait
  des connaissances en physique et en médecine, et même en alchimie. Un
  prince Poninsky, désirant beaucoup faire de l'or, se lia étroitement
  avec Cagliostro; ayant vu Madame, il en devint amoureux; peu après,
  il lui offrit des diamants qu'elle refusa; il s'adressa au mari, et
  à force d'instances il obtint de lui de consentir à ce que sa femme
  acceptât les diamants. Poninsky n'ayant pu obtenir ce qu'il espérait
  de Mme de Cagliostro et ne voulant pas être dupe, dénonça Cagliostro
  comme escroc et obtint de reprendre ses diamants qu'on lui aurait
  remis s'il les avait demandés.

  Peu de jours après l'arrivée de Cagliostro à Varsovie la sœur
  du comte Rzewusky, craignant de perdre la vue pour un mal d'yeux
  auquel les médecins ne connaissaient rien, s'adressa à Cagliostro qui
  dans peu de jours la guérit parfaitement; cette dame, très riche,
  lui offrit 2,000 ducats: il les refusa; elle lui fit faire les
  mêmes offres par son frère, qui ne réussit pas mieux, et ni l'un ni
  l'autre n'ont pu faire accepter à Cagliostro la plus petite marque de
  reconnaissance[260].

  [260] Drouet à Mlle la chevalière d'Éon, le 10 mars 1787. (_Papiers
  inédits de d'Éon._)

Le brave Drouet en conclut avec le comte Rzewusky, qui lui a déclaré
qu'il signerait tous ces faits de son sang, que Cagliostro est
peut-être bien victime de quelque machination, hypothèse faite pour
plaire à d'Éon de plus en plus enclin à ne voir partout que pièges et
embûches.

Quelque temps après le même Drouet lui envoie des nouvelles de sa
famille: son beau-frère O'Gorman a reçu la croix de Saint-Louis; l'aîné
de ses neveux réussit à merveille: il ne sera pas longtemps, ajoute
Drouet, sans avoir le brevet de lieutenant-colonel et avant trois ans
il fera un mariage qui lui donnera de la fortune. Ses deux cadets
sont partis au mois d'octobre dernier sur la même frégate destinée
à faire une course de deux ans; à la fin de la campagne, ils auront
l'un et l'autre le brevet de lieutenant de vaisseau[261]. Aussi Drouet
exhorte-t-il «sa chère amie» à aimer ses neveux qui le méritent à
tous égards. Il l'engage aussi à prendre un peu de patience pour le
règlement de ses comptes.

  [261] _Papiers inédits de d'Éon._

C'est qu'en effet la liquidation en était singulièrement laborieuse.
Dès son arrivée à Londres d'Éon avait intenté un procès aux héritiers
de l'amiral Ferrers. Il accusait en effet le feu lord de n'avoir pas
employé à payer ses dettes, ainsi qu'il en avait reçu mandat, l'argent
qui lui avait été remis contre les papiers de la correspondance
secrète, en exécution de la transaction signée le 5 octobre 1775 par
le sieur Caron de Beaumarchais et la demoiselle d'Éon. Le procès avait
été gagné sur le fond, mais l'exécution du jugement était pratiquement
empêchée par les difficultés de toutes sortes que soulevaient les
héritiers. Aussi d'Éon écrivait-il le 6 avril 1787 à son ami M. de
la Flotte, premier commis aux Affaires étrangères, pour se plaindre
que «cette restitution d'argent qui devait faire le bonheur et la
tranquillité de sa vie en devint le tourment[262]». Il se déclarait
infiniment fâché de demeurer encore en Angleterre; mais ajoutait
que, tant qu'il ne pourrait retourner en France avec honneur, il n'y
retournerait point.

  [262] _Papiers inédits de d'Éon._

En attendant l'argent qui lui était dû, il cherchait--car il fallait
vivre--à en gagner quelque peu par ailleurs. Il s'occupait, dans
l'intervalle des réceptions où il était convié et où il faisait fort
bonne figure parmi la plus haute société, de toutes sortes d'affaires.
Un jour il s'employait à rechercher un jeune homme qui avait fait une
escapade à Londres; une autre fois il aidait de ses recommandations
et de ses appuis un compatriote, le sieur Petit, désireux de fonder
dans la cité une maison de commerce. Quelque temps après, c'est la
vente d'une terre qui l'occupe; la terre est le marquisat de Cailly
en Normandie, dont la duchesse de Montmorency-Boutteville désire se
défaire, et d'Éon cherche un acquéreur dans ses relations anglaises. Il
était du reste avec la duchesse dans de véritables rapports d'amitié,
celle-ci lui écrivant le 30 mars 1788 qu'elle tenait un appartement
prêt dans son hôtel du Petit-Montreuil pour le loger à son retour en
France. Quelques mois plus tard, d'Éon s'adresse au garde des sceaux
Barentin pour lui proposer l'acquisition d'une riche collection de
manuscrits réunis par lui au cours de son aventureuse carrière. Le
noyau de cette collection était formé par une précieuse série de
papiers du maréchal de Vauban, dont d'Éon demandait d'ailleurs un si
haut prix qu'en 1791 il n'avait pu trouver encore aucun acquéreur. Il
se faisait d'ailleurs de l'intérêt et de l'importance de ces manuscrits
une idée quelque peu exagérée, ne craignant pas d'écrire au comte de
Montmorin:

  Je laisse, monsieur le comte, à vos lumières et à votre pénétration
  le soin de pressentir combien il serait dangereux de laisser entre
  les mains des étrangers une collection si considérable et si
  supérieure en moyens d'attaque et de défense, qui peut-être, après
  les avoir endoctrinés, pourrait un jour, sans les rendre nos égaux,
  en faire des voisins ou des ennemis plus dangereux[263].

  [263] Archives des Affaires étrangères.--Dossier de Barthélemy.

Mais la correspondance de l'aimable chevalière n'avait point trait
seulement à des affaires d'argent, et d'Éon était d'humeur trop
aventureuse pour ne pas savoir à l'occasion s'élever au-dessus des
questions matérielles. Pendant cette période même où il dut se trouver
aux prises avec les plus grands embarras pécuniaires, il ne manqua pas
d'échanger chaque jour avec les personnages les plus divers des lettres
du tour le plus enjoué. D'ailleurs les missives qu'on lui envoyait
étaient parfois charmantes; qu'il suffise de citer celle-ci de l'abbé
Sabatier de Castres, attaché à la maison du Dauphin; elle est, dans sa
forme un peu maniérée, un parfait échantillon du style qu'employaient
entre eux les plus «honnêtes gens» de l'époque:

  Mademoiselle,

  M. de Lançon, qui a eu la bonté de m'apporter lui-même votre
  charmante épître, en sera récompensé par le plaisir de vous remettre
  ma réponse. Il vient de m'apprendre qu'il partait demain pour Londres
  et je m'empresse de profiter de son voyage pour vous témoigner
  combien j'ai été flatté et suis reconnaissant des dix pages dont vous
  m'avez régalé. Je me plaindrais moins amèrement de votre absence si
  elle me procurait de temps en temps de pareilles épîtres; jamais on
  ne parla avec plus de gaîté d'une nation triste telle que l'anglaise,
  ni avec plus de raison et de philosophie d'une nation gaie et
  frivole telle que la nôtre. Il n'est donné qu'à vous, Mademoiselle,
  d'exprimer plaisamment les pensées les plus sérieuses et les plus
  profondes. C'est vraiment dommage que vous ne vous soyez point
  exercée dans l'art de Thalie! vous y eussiez mieux réussi que la
  plupart de nos comiques actuels, qui ne font rire que les ignorants
  ou les pervers, témoin l'auteur du _Mariage de Figaro_, qui, à propos
  de mariage, vient d'épouser sa maîtresse pour légitimer une fille de
  six ou huit ans qu'il en avait eue. A présent qu'il est riche, on
  est persuadé que sa femme qui est, dit-on, la quatrième, sera plus
  heureuse avec lui que ses devancières.

  Je suis fâché, mais peu surpris, que le frère héritier de lord
  Ferrers ne lui ressemble point du côté de la probité, _fâché_ puisque
  vous en souffrez, _peu surpris_ parce que de trois de mes frères dont
  j'ai fait la fortune aux dépens de la mienne, il n'est aucun qui
  voulût sacrifier un louis d'or pour m'obliger, tant ils sont ingrats
  et aiment l'argent!

  M. de Chalut, qui jouit d'une bonne santé et d'un excellent esprit,
  malgré ses quatre-vingt-deux ans, a été très sensible à votre offre
  obligeante et en profiterait s'il ne savait que les tableaux dont il
  pourrait se défaire ne valent pas la moitié de ce qu'ils coûteraient
  de port et de droits d'entrée en Angleterre. La dernière fois que
  je l'ai vu, il me chargea de vous renouveler ses remerciements et
  de vous présenter son respect. Vous savez sans doute qu'il a marié
  sa fille adoptive avec M. Deville, ci-devant premier secrétaire de
  M. le comte de Vergennes et à présent fermier général, et qu'il lui
  donne par contrat de mariage cent mille écus. M. de Lançon vous
  dira le reste, dans le cas que vous ne soyez pas au fait de cette
  aventure. Je lui porte envie, puisqu'il vous verra dans cinq ou six
  jours, et c'est vous dire que je ferais aussi le voyage d'Angleterre
  si je n'étais retenu ici par le besoin que j'ai de présider aux
  gravures et à l'impression de l'ouvrage qu'on m'a chargé de faire
  pour le Dauphin. Je me flatte que je ne serai point oublié dans vos
  libations. J'aurai lundi à dîner M. de Lançon et M. Le Vasseur, et
  c'est à votre santé et à celle de l'inestimable voyageur que nous
  sablerons le champagne que j'ai en réserve pour les bonnes occasions.
  Vendez promptement votre bibliothèque, vous n'en avez que faire; vos
  idées valent mieux que celles qui sont dans les livres: tirez-en le
  plus d'argent que vous pourrez, l'argent est nécessaire à ceux qui
  en font un aussi noble usage que vous, et revenez ensuite à Paris,
  où vous ne trouverez sans doute pas des princes de Galles qui vous
  recherchent, mais beaucoup de personnes qui, sans être héritières
  présomptives d'un trône, n'en sentent pas moins ce que vous valez et
  qui vous aiment plus que les meilleurs princes ne sauraient le faire.

  Pardon de mon griffonnage. Le désir de profiter du départ de M.
  Lançon m'a contraint d'écrire à la hâte et avec une mauvaise
  plume, mais c'est avec réflexion et d'un très bon cœur que je
  vous renouvelle l'assurance des sentiments d'estime, d'admiration,
  d'attachement et de respect que je vous ai voués pour la vie et avec
  lesquels je suis votre très humble et très obéissant serviteur.

  L'abbé SABATIER DE CASTRES[264].

  [264] _Papiers inédits de d'Éon._

D'Éon était ainsi occupé à désintéresser ses derniers créanciers et à
préparer son retour en France, lorsque de graves nouvelles parvinrent
à Londres. La Révolution commençait, c'était du moins ainsi qu'on en
jugeait en Angleterre, car beaucoup de ceux qui devaient être en France
les premières victimes de l'émancipation populaire conservaient encore
à cet égard les plus grandes illusions. Une curieuse lettre adressée à
d'Éon le 2 juillet 1789 par M. de Tanlay, conseiller au Parlement, nous
en fournit la preuve:

  Vous voulez donc en Angleterre nous refaire la guerre? Cela serait
  bien maladroit. Je crois que les Anglais ont aussi besoin que nous de
  tranquillité, et nous prenons un parti qui nous rendra plus d'énergie
  nationale que le Français n'en a jamais eu, parce que nous gérerons
  nos affaires et celles du roi par nous-mêmes. Je conçois qu'on croit
  pouvoir se fonder sur un moment de révolution dans notre système de
  gouvernement, mais quand il est aussi avantageux pour une nation,
  qu'on la voit se montrer animée d'un patriotisme tel que celui qui
  nous dirige actuellement, que l'on voit un monarque faire tant de
  sacrifices à sa gloire et au bien de son peuple, ce n'est nullement
  le moment de croire avoir sur lui quelque avantage. J'espère que ce
  moment d'effervescence se calmera et que l'on nous laissera en paix
  faire des établissements qui doivent à jamais assurer le bonheur de
  la France, s'ils sont bien dirigés, comme il y a tout lieu de s'en
  flatter[265].

  [265] _Papiers inédits de d'Éon._

Les rêves idylliques de M. de Tanlay ne se réalisèrent pas: la Bastille
fut prise, les Tuileries furent envahies et la guerre fut déclarée.
D'ailleurs son correspondant ne manqua pas d'applaudir «aux victoires
de la liberté»: la chevalière d'Éon devint la citoyenne Geneviève et,
soit conviction sincère, soit peut-être aussi souci de tirer parti
pour sa gloire de ce nouveau moyen de popularité, se signala en toutes
circonstances par le jacobinisme le plus ardent.

A son instigation, un grand nombre de Français établis à Londres
se réunirent à Turnham Green, le 14 juillet 1790, «pour célébrer
publiquement l'anniversaire de la glorieuse Révolution et prêter
le serment civique». D'Éon y lut un discours écrit dans le style
déclamatoire et sentimental de l'époque et sa harangue fut si goûtée
que toutes les gazettes anglaises la reproduisirent aussitôt:

  Frères, amis, compagnons, compatriotes, Français libres, tous membres
  d'une même famille, soldats, citoyens voués à la défense de la Patrie
  régénérée, nous devons comme Français dans une terre étrangère être
  jaloux de donner à notre chère patrie de nouvelles preuves d'un zèle
  qui ne s'éteindra qu'avec nos jours.

  Nous jurons avec allégresse, sur l'honneur et sur l'autel de la
  Patrie, en présence du Dieu des armées, de rester fidèles à la
  Nation, à la Loi et au Roi des Français; de maintenir de tout notre
  pouvoir la constitution décrétée par l'Assemblée nationale et
  acceptée par Sa Majesté. Périsse l'infracteur perfide de ce pacte
  sacré, prospère à jamais son religieux observateur!

  Oui, mes braves compatriotes, nous devons au péril de notre vie
  maintenir les décrets émanés de la sagesse du tribunal auguste de
  l'Assemblée nationale, qui vient d'élever sur des bases inébranlables
  l'édifice de notre félicité.

  Nous devons renouveler l'hommage respectueux de notre amour au père
  tendre, au monarque citoyen qui met toute sa gloire et son bonheur
  dans celui de ses peuples.

  Pour mettre le dernier sceau à nos engagements sacrés, appelons sur
  nous la protection toute-puissante du Dieu de paix, que des cœurs
  purs invoquent avec confiance pour le soutien d'une si sainte et si
  juste cause.

  Et puisque l'Éternel l'a naturellement gravé dans le cœur de
  tous les hommes, puissent les Français ne jamais perdre de vue
  la sublimité de leur constitution, la considérer comme un dogme
  national, et y demeurer toujours fidèles! Ce sont les vœux ardents
  de mon cœur au nom de la liberté, pour laquelle il serait beau de
  mourir et sans laquelle il serait affreux de vivre.

En même temps que se tenait l'assemblée française, six cent cinquante
Anglais se réunissaient sous les auspices et la présidence de lord
Stanhope pour célébrer de leur côté le glorieux anniversaire et émettre
«le vœu d'une alliance éternelle entre les nations anglaise et
française pour assurer à toujours la paix, la liberté et le bonheur du
monde entier».

D'Éon, retenu au milieu de ses compatriotes, n'assistait pas au meeting
anglais; mais il y avait envoyé un présent dont l'arrivée suscita le
plus ardent enthousiasme: «une pierre de la Bastille faisant partie du
cintre d'une des principales portes de ce château, qui a essuyé le feu
de la mousqueterie de nos braves Parisiens[266].»

  [266] La chevalière d'Éon à lord Stanhope, le 14 juillet 1790.
  (_Papiers inédits de d'Éon._)

Dès le lendemain, il recevait les remerciements émus de lord Stanhope:

  Mansfield Street, 15 juillet 1790.

  Madame,

  J'ai bien des grâces à vous rendre pour votre présent précieux et
  pour la lettre obligeante que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire.

  Nous nous sommes assemblés hier au nombre de six cent cinquante-deux
  amis des droits imprescriptibles des hommes pour célébrer la
  victoire éclatante que la Liberté vient de remporter en France sur
  le Despotisme et la Tyrannie. Nous avons exprimé par une résolution
  unanime le désir qui nous anime, depuis votre glorieuse Révolution,
  de nous lier avec la France. Rien ne nous manquait hier qu'une
  pierre de la Bastille; nous avons senti ce qui nous manquait
  lorsque nous eûmes le plaisir de la recevoir de votre part et notre
  satisfaction a été sensiblement augmentée de l'avoir reçue d'une
  personne si renommée dans l'histoire.

  J'ai l'honneur d'être, etc.[267].

  [267] Lord Stanhope à la chevalière d'Éon, le 15 juillet 1790.
  (_Papiers inédits de d'Éon_.)

Par toutes ces preuves de civisme, d'Éon pensait bien attirer vers
lui l'attention des patriotes français. Il avait du reste envoyé son
neveu offrir ses services à l'Assemblée législative et l'avait chargé
de présenter une pétition. La «citoyenne d'Éon» y exposait que, bien
qu'elle portât des habits de femme depuis quinze ans, elle n'avait
pas cependant oublié qu'elle était autrefois un soldat; que depuis la
Révolution elle sentait revivre son ardeur militaire et que, prête à
abandonner son bonnet et ses jupes, elle réclamait son casque, son
sabre, son cheval et son rang dans l'armée:

  Dans mon excessive impatience, écrivait-elle, j'ai perdu tout, sauf
  mon uniforme et l'épée que je portais dans ma première guerre. De
  ma bibliothèque il ne me reste qu'un manuscrit de Vauban que j'ai
  conservé comme une offrande à l'Assemblée nationale pour la gloire de
  mon pays et l'instruction des braves généraux employés à la défendre.

Cette lecture fut interrompue à diverses reprises par des
applaudissements répétés et, mention en ayant été faite au
procès-verbal, la pétition de la citoyenne d'Éon fut renvoyée au
comité de la guerre, où elle devait rester d'ailleurs à tout jamais
enterrée.

Mais si d'Éon sollicita vainement la République d'accepter ses
services, il fut par contre vivement pressé lui-même de se rallier au
parti du roi et de rejoindre à l'armée de Coblentz ces émigrés parmi
lesquels la Convention ingrate l'avait inscrit. Il reçut d'un des
royalistes fidèles qui avaient suivi les princes au delà des frontières
la curieuse lettre suivante:

  A Tournay, le 23 novembre 1791.

  Serait-il possible, ma très chère héroïne, que vous tardiez plus
  longtemps à vous réunir à toute la noblesse française qui se
  rassemble depuis Coblentz jusqu'à Houdenarde: au moment où je vous
  écris il ne reste plus en France que les vieux nobles infirmes et
  les enfants; que diront tous les autres s'ils ne nous voient pas
  arriver soit à Tournay, où je suis, ou bien à Mons, Ath, Bruxelles
  et Coblentz? Oui, ma chère héroïne, si vous tardez beaucoup, vous
  n'arriverez donc qu'après le temps où vous pouvez acquérir beaucoup
  de gloire, et alors tous les braves chevaliers français vous diraient
  comme Henri Quatre à Crillon: «Pends-toi, brave Crillon!» Beaucoup
  sont surpris de ne pas vous voir où le vrai honneur conduit, et
  dans le nombre de ceux qui ne vous connaissent pas il en est qui
  disent que vous êtes démagogue: sur ce mauvais propos j'ai mis la
  main sur l'épée que vous m'avez fait faire et leur ai dit que je
  leur répondais sur ladite arme que je tenais de vous qu'avant peu
  ils vous verraient, et que si cela n'était pas, ladite épée vous
  serait envoyée avec une quenouille. Je ne vous dis pas cela, ma
  chère héroïne, pour vous exciter, parce que je vous crois trop bien
  pensante pour avoir besoin de l'être, mais bien pour vous assurer que
  je suis et veux être votre chevalier envers et contre tous.

  En arrivant à Coblentz, où je vais, adressez-vous à M. de Preaurot,
  mon ami, auquel les princes ont donné leur confiance pour recevoir
  tous ceux qui arrivent. Oui, ma chère héroïne, avant peu tout ce
  qui est de gens honnêtes ne resteront en France que parce qu'ils ne
  peuvent pas faire autrement, à cause de leurs infirmités et de leur
  mauvaise fortune; il en est beaucoup au secours desquels viennent
  ceux qui le peuvent. Oui, je pense que nous voilà au moment que vous
  pourrez effacer la pucelle d'Orléans: quelle gloire pour notre bonne
  ville de Tonnerre, où l'on m'a marqué que l'on s'attendait des bons
  principes qui sont en vous que vous n'abandonneriez pas la cause de
  l'honneur.

Et plus bas, d'une autre écriture:

  La baronne de l'autre monde ne peut rien ajouter au style du brave
  chevalier qui écrit cette lettre que le désir qu'elle a de voir
  arriver son héroïne; elle la prie d'adresser sa réponse à M. Mazorel,
  poste restante à Tournay, où elle sera bien reçue[268].

  [268] _Papiers inédits de d'Éon._

D'Éon a écrit en marge de cette lettre qu'il n'y a fait aucune réponse.
Mais en vain évitait-il de se compromettre avec les royalistes et les
aristocrates, le loyalisme de ses sentiments républicains ne lui valut
pas le rétablissement par la Convention de la pension que lui faisait
la royauté et dont les quartiers ne lui étaient plus payés depuis
1790[269]. Il dut se faire une sorte de gagne-pain de l'épée qu'il ne
lui était plus permis de mettre au service de son pays et se vit réduit
à prendre part à des assauts publics. A défaut de la gloire du champ
de bataille, il y gagna du moins une véritable renommée. Il eut pour
adversaires les meilleurs escrimeurs de l'Angleterre, le chevalier de
Saint-Georges lui-même, et les battit plus d'une fois. D'Éon n'était
point d'ailleurs novice en cet art: déjà vers 1750, lorsque tout jeune
avocat au Parlement de Paris il écrivait pour se faire remarquer
d'érudits traités d'histoire ou d'économie politique, il s'y était
distingué. Il n'avait fait que développer cette science des armes au
cours de sa vie aventureuse et durant sa carrière à l'armée; aussi son
âge déjà avancé ne l'empêcha-t-il pas de faire honneur à une réputation
que son nouveau sexe rendait tout à fait piquante et extraordinaire.
Bien qu'il reprît d'ordinaire pour tirer en public son ancien uniforme
des dragons, d'Éon fit plusieurs fois assaut sous un costume mi-féminin
et mi-masculin. Au mois de septembre 1793, il prit part dans ce bizarre
accoutrement à un tournoi que le prince de Galles présida lui-même; il
y remporta sur un officier anglais un brillant succès, et des estampes,
qui sont aujourd'hui fort recherchées, fixèrent le souvenir de cette
curieuse solennité. Le profit que lui procurait ce précieux talent le
détermina même à entreprendre hors de Londres de véritables tournées.
Les gazettes anglaises relatent les succès qu'il obtint à Douvres,
à Canterbury, à Oxford. Ce fut au cours d'une de ces tournées, à
Southampton, qu'arriva, le 26 août 1796, le malencontreux accident qui
devait mettre une brusque fin aux succès d'escrimeur que la chevalière
d'Éon remportait encore à l'âge de soixante-neuf ans. Le fleuret de
son adversaire se cassa, lui faisant une sérieuse blessure. D'Éon fit
publier dans les journaux le certificat des médecins qui l'avaient
soigné et une adresse où, remerciant le public des marques d'intérêt
qui lui avaient été données, il déclarait avec amertume qu'il serait
réduit désormais à «couper son pain avec son épée».

  [269] L'ambassade de France était seulement intervenue au mois de
  janvier 1792 pour empêcher la vente aux enchères des papiers relatifs
  à ses anciennes négociations que d'Éon avait remis en gage au
  libraire Duval.

Sa blessure le cloua au lit pendant quatre mois; dès qu'il fut
transportable, on le ramena à Londres, où il eut encore à subir une
longue convalescence. Il fut recueilli par une vieille dame anglaise,
son amie, mistress Mary Cole, qui devait l'entourer et le soigner
jusqu'à la fin de sa vie avec un touchant dévouement. La carrière
aventureuse de d'Éon était bien finie désormais et son existence devait
se terminer le plus platement du monde. Lui-même le constatait avec
mélancolie: «Ma vie se passe à manger, boire, dormir; à prier, à écrire
et à travailler avec mistress Cole à raccommoder le linge, les robes et
les bonnets.»

Toutefois, en dépit de l'âge et de la maladie, d'Éon ne se résigna
jamais entièrement à sa triste condition et, demeurant jusqu'à la fin
aussi indomptable dans son énergie que tenace dans son espoir d'une
meilleure fortune, se reprit à préparer et à solliciter son retour en
France. Il sut intéresser à sa cause le citoyen Otto, commissaire de la
République à Londres, et par son entremise envoya, le 18 juin 1800, à
Talleyrand, ministre des relations extérieures, une longue requête, où
il racontait ses services et exposait ses infortunes:

  J'ai combattu le bon combat; j'ai 73 ans, un coup de sabre sur la
  tête, une jambe cassée et deux coups de bayonnette. En 1756 j'ai le
  plus contribué à la réunion de la France avec la Russie. En 1762
  et 1763 j'ai travaillé avec succès, jour et nuit, au grand ouvrage
  de la paix de la France avec l'Angleterre. Depuis 1756 j'ai été en
  correspondance directe et secrète avec Louis XV jusqu'à sa mort. Je
  ne compte pour rien tout ce que j'ai fait pour ma patrie. Ma tête
  appartient au département de la guerre, mon cœur à la France et ma
  reconnaissance au citoyen Charles Max Talleyrand, digne ministre des
  relations étrangères, qui me rendra justice. Il ne me laissera pas
  périr de faim et de désespoir[270]...

  [270] _Papiers inédits de d'Éon._

Le désespoir n'était guère dans le caractère de d'Éon, car au moment
où il envoyait cette lettre lamentable il s'occupait à préparer une
édition d'Horace et un Anglais lui proposait en vue de cet ouvrage une
collection de toutes les éditions anciennes du poète latin de 1476 à
1789. Sa misère cependant était telle qu'il en était réduit à engager
chez un joaillier de Londres sa croix de Saint-Louis et ses bijoux;
mais en même temps il se faisait délivrer par le citoyen Otto un
passeport pour Paris et Tonnerre[271]. Les amis qu'il avait en France
ne manquaient point de l'encourager d'ailleurs dans ses projets de
retour et lui promettaient leur appui.

  [271] Nous avons retrouvé dans les papiers de d'Éon une copie de ce
  curieux document, daté du 25 brumaire de l'an onze de la République
  française une et indivisible. Le signalement qui s'y trouve porté est
  le suivant: Née à Tonnerre, âgée de 76 ans, cheveux et sourcils gris,
  yeux gris, front haut, nez ordinaire, menton large, visage ovale.

Barthélemy, l'ancien chargé d'affaires à Londres pendant la Révolution,
devenu sénateur et bien vu par Bonaparte, s'offrait à présenter au tout
puissant Premier Consul la chevalière, jadis illustre, qui plus d'une
fois avait fait avec lui les honneurs de l'ambassade de France. C'est
ce que lui écrivait son ami Falconnet, le 13 septembre 1802:

  Mais vous, mon illustre amie, qu'allez-vous faire néanmoins? Je vous
  conseille toujours de partir. Plus vous attendrez et moins vous en
  aurez la facilité. Souvenez-vous de l'homme d'Horace:

  Rusticus expectat dum defluat amnis; at ille
  Labitur, et labetur in omne volubilis ævum.

  Faites un paquet des choses précieuses, emportez-le. Disposez des
  autres pour qu'elles vous suivent au fur et à mesure. Mme Cole se
  chargera de les faire partir et tout cela vous arrivera. Le sénateur
  Barthélemy ne demandera pas mieux que de vous présenter au Premier
  Consul, et je ne doute point que vous n'obteniez sinon toute, au
  moins partie de votre pension. Quand vous serez en présence, tout
  s'arrangera. De loin, rien n'ira comme il faut. Venez pour le premier
  moment loger en hôtel garni; cette circonstance même peut n'être pas
  indifférente à vos succès. On s'apitoiera plus aisément sur le sort
  d'une héroïne à laquelle aucun parti n'a de reproche à faire, quand
  on la verra à son âge privée de toute ressource.

Mais soit que l'âge et la maladie l'empêchassent de se mettre en
route, soit que découragé par tant d'efforts inutiles il n'attendît
plus rien du changement, d'Éon demeurait à Londres. Il y connut des
jours de noire misère, bien que plusieurs de ses anciens amis ou même
certaines personnes de la société anglaise aient continué jusqu'à la
fin de sa vie à lui porter intérêt et à le secourir. La marquise de
Townshend, le duc de Queensberry, mistress Crawford lui envoyaient
régulièrement quelque argent. Ses infirmités l'obligèrent à rester au
lit pendant les deux dernières années de sa vie et il fut pendant toute
cette triste période affectueusement soigné par la compagne dont il
partageait le logis, Mme Cole. Il fit appeler plusieurs mois avant sa
mort un Français, le docteur Élisée, ancien médecin des Pères de la
Charité de Grenoble. Celui-ci, lorsque survint, le 21 mai 1810, la mort
de d'Éon, ne fut pas moins étonné que Mme Cole du véritable sexe de
l'étrange personnage qui, malgré l'âge, la misère et la maladie, avait
mis son amour-propre à tenir son rôle jusqu'au bout. Un procès-verbal
d'autopsie, rédigé par le chirurgien Copeland, permit d'enregistrer
officiellement le mot du singulier problème qui, quarante ans durant,
avait éveillé tant de curiosités et suscité tant de polémiques;
mais, publié à une époque où l'attention publique était sollicitée
par tant de grands événements contemporains, ce document qui fixait
définitivement un point de la chronique du siècle passé ne fut guère
remarqué. C'est seulement de nos jours que de patients érudits l'ont
exhumé de l'obscurité des archives anglaises. Aucun mystère ne plane
donc plus sur l'énigme que n'avait pu percer la sagacité même d'un
Voltaire ou d'un Beaumarchais.

Délivrée du travestissement qu'elle s'était imposé et que la tradition,
aujourd'hui encore, lui conserve fidèlement, la chevalière d'Éon de
la légende doit reprendre sa véritable physionomie sous les traits de
l'audacieux et brillant aventurier que son orgueil affola et perdit,
mais dont la vie restera comme l'un des plus étranges défis que
l'histoire ait jamais portés au roman.



TABLE DES MATIÈRES


  PRÉFACE                                                              I

  CHAPITRE I

  Enfance et jeunesse de d'Éon.--Ses premiers succès et ses
  premiers protecteurs.--Entrée dans la diplomatie.--Le
  «Secret du roi».--Mission en Russie.--Les négociations
  du chevalier Douglas et l'alliance avec la Russie.--Retour
  triomphant de d'Éon.                                                 1

  CHAPITRE II

  D'Éon va rejoindre en Russie le marquis de L'Hospital.
  --Ambassade du baron de Breteuil.--D'Éon revient en
  France, porteur de l'accession de la Russie au traité de
  1758.--Il quitte la diplomatie pour l'armée et est nommé
  aide de camp du maréchal de Broglie.--Sa belle conduite
  pendant la guerre de sept ans.--Il rentre dans la diplomatie
  pour accompagner à Londres le duc de Nivernais.                     34

  CHAPITRE III

  Le duc de Nivernais, ambassadeur de France à Londres.
  --Difficile négociation de la paix de 1763.--D'Éon est
  chargé par le gouvernement anglais de porter à Paris les
  ratifications du traité.--Il reçoit la croix de Saint-Louis.
  --Le comte de Guerchy est désigné pour succéder au duc de
  Nivernais, et d'Éon, nommé ministre plénipotentiaire, fait
  l'intérim de l'ambassade.--Le chevalier d'Éon mène à Londres
  un train d'ambassadeur et n'entend pas «d'évêque redevenir
  meunier».--Sa querelle avec le duc de Praslin et le comte de
  Guerchy.                                                            54

  CHAPITRE IV

  Arrivée à Londres du comte de Guerchy.--Le chevalier
  d'Éon est disgracié et se venge.--Il accuse l'ambassadeur
  d'avoir voulu l'assassiner; l'affaire Vergy.--Mission de
  Carrelet de la Rozière.--Le duc de Choiseul cherche
  à faire revenir d'Éon et le roi à obtenir la restitution de
  ses papiers.--L'extradition de d'Éon est refusée par le
  cabinet anglais.--Lettre de d'Éon à sa mère.                        77

  CHAPITRE V

  Lutte acharnée du chevalier d'Éon contre le comte de Guerchy;
  guerre de libelles; publication à Londres des _Lettres,
  Mémoires et Négociations_.--Louis XV envoie à
  d'Éon des émissaires; arrestation d'Hugonnet à Calais;
  le secret exposé à être découvert.--Procès intenté par
  d'Éon au comte de Guerchy; condamnation de l'ambassadeur
  de France par le jury anglais.--Le roi accorde
  une pension au chevalier d'Éon, qui se décide à rester en
  Angleterre.                                                        101

  CHAPITRE VI

  D'Éon continue à être l'agent secret du roi en Angleterre;
  sa correspondance avec le comte de Broglie.--Il offre
  ses services au nouveau roi de Pologne, Stanislas Poniatowski;
  Louis XV s'oppose à son projet.--Popularité de
  d'Éon à Londres; les paris sur son sexe.--Il s'enfuit et
  parcourt l'Angleterre sous un faux nom.--Le chevalier
  d'Éon se détermine à se faire passer pour femme.                   131

  CHAPITRE VII

  Services secrets rendus par d'Éon au roi de France et à
  Mme du Barry: affaire de Morande; négociations de
  Beaumarchais.--Les «Loisirs du chevalier d'Éon».--Le
  roi se désintéresse du secret, qui est surpris par les
  ministres: Favier et Dumouriez en prison; le comte de
  Broglie en exil.--Mort de Louis XV.--Louis XVI
  liquide le bureau secret; le comte de Broglie fait valoir
  les services du chevalier et lui obtient une pension.
  --Nouvelles prétentions de d'Éon.                                  156

  CHAPITRE VIII

  Louis XVI refuse de céder aux exigences du chevalier.--Les
  créanciers poursuivent d'Éon, qui remet ses papiers
  secrets en gage chez son ami lord Ferrers.--Les embarras
  d'argent ramènent d'Éon à l'idée de se faire passer
  pour femme.--Son aveu à Beaumarchais.--Il consent
  à négocier et à signer un traité en bonne forme.--Le
  comte de Vergennes écrit à la chevalière d'Éon et lui
  envoie un sauf-conduit pour revenir en France.                     181

  CHAPITRE IX

  Arrivée de la chevalière d'Éon en France.--Réception qui
  lui est faite par la ville de Tonnerre.--Son installation à
  Versailles et sa présentation à la Cour.--Impressions et
  réflexions de sa famille, de ses amis, des contemporains.
  --Popularité de la «nouvelle héroïne» en France et à
  l'étranger; ses succès dans le monde de la Cour et la
  société de Paris; sa volumineuse correspondance.--Nouvelle
  querelle avec Beaumarchais.--D'Éon, ayant quitté ses habits
  de femme, est appréhendé par ordre du roi et conduit au
  château de Dijon.                                                  203

  CHAPITRE X

  Captivité de la chevalière d'Éon.--Son élargissement et
  son exil à Tonnerre.--Nouvelles démarches: l'armement
  de _la Chevalière-d'Éon_.--D'Éon séjourne à Paris pendant
  l'hiver 1780-1781.--Il revient à Tonnerre et y mène une
  existence tranquille et fêtée.--Il quitte la France à la fin
  de 1785 pour aller régler ses affaires à Londres.                  260

  CHAPITRE XI

  D'Éon retourne à Londres pour payer ses créanciers.--Il
  y retrouve sa popularité d'autrefois.--Il cherche à vendre
  ses collections et manuscrits.--Premières nouvelles de
  la Révolution: la citoyenne Geneviève d'Éon se signale
  par son ardent jacobinisme.--Pétition à l'Assemblée
  nationale.--Pour gagner sa vie, d'Éon donne des assauts
  publics: il est blessé.--Maladie et vieillesse de d'Éon.--Il
  meurt à Londres le 21 mai 1810.                                    285

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  _La Fin d'une société._ =Le Duc de Lauzun et la Cour
  de Marie-Antoinette=, par Gaston MAUGRAS. 7e édit.
  Un vol. in-8º.                                                7 fr. 50

  (_Couronné par l'Académie française, prix Guizot_.)

  =La Cour de Lunéville au dix-huitième siècle.= _Les
  Marquises de Boufflers et du Châtelet, Voltaire, Devau,
  Saint-Lambert, etc._, par Gaston MAUGRAS. 3e édit.
  Un volume in-8º avec  une héliogravure.                       7 fr. 50


  =Correspondance secrète inédite de Louis XV sur la
  politique étrangère= avec le comte de Broglie,
  Tercier, etc., publiée par BOUTARIC. Deux volumes in-8º.        16 fr.

  =Choiseul et Voltaire=, d'après les lettres inédites
  du duc de Choiseul à Voltaire, par P. CALMETTES.
  Un vol. in-16.                                                3 fr. 50

  =La Beaumelle et Saint-Cyr=, d'après des correspondances
  inédites et des documents nouveaux, par A. TAPHANEL. Un
  volume in 8º.                                                 7 fr. 50

  (_Couronné par l'Académie française, prix Thérouanne._)

  =Histoire de Beaumarchais=, par GUDIN DE LA BRENELLERIE.
  Mémoires inédits publiés sur les manuscrits originaux, par
  Maurice TOURNEUX. Un volume petit in-8º anglais.                 6 fr.


PARIS. TYP. PLON-NOURRIT ET Cie, 8, RUE GARANCIÈRE.--5673.



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