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Title: De l'Allemagne; t. 2
Author: Staël, Madame de (Anne-Louise-Germaine)
Language: French
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  MME DE STAËL

  DE
  L’Allemagne

  TOME SECOND


  PARIS
  ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
  26, RUE RACINE, 26

  Tous droits réservés



7006-11-11. PARIS.--IMP. HEMMERLÉ ET Cie.



DE L’ALLEMAGNE



SUITE DE LA SECONDE PARTIE



CHAPITRE XXIV

Luther, Attila, les Fils de la Vallée, la Croix sur la Baltique, le
Vingt-quatre Février, par Werner.


Depuis que Schiller est mort, et que Gœthe ne compose plus pour le
théâtre, le premier des écrivains dramatiques de l’Allemagne, c’est
Werner: personne n’a su mieux que lui répandre sur les tragédies le
charme et la dignité de la poésie lyrique, néanmoins ce qui le rend si
admirable comme poète nuit à ses succès sur la scène. Ses pièces, d’une
rare beauté, si l’on y cherche seulement des chants, des odes, des
pensées religieuses et philosophiques, sont extrêmement attaquables
quand on les juge comme des drames qui peuvent être représentés. Ce
n’est pas que Werner n’ait du talent pour le théâtre, et qu’il n’en
connaisse même les effets beaucoup mieux que la plupart des écrivains
allemands; mais on dirait qu’il veut propager un système mystique de
religion et d’amour, à l’aide de l’art dramatique, et que ses tragédies
sont le moyen dont il se sert, plutôt que le but qu’il se propose.

_Luther_, quoique composé toujours avec cette intention secrète, a eu le
plus grand succès sur le théâtre de Berlin. La réformation est un
événement d’une haute importance pour le monde, et particulièrement pour
l’Allemagne, qui en a été le berceau. L’audace et l’héroïsme réfléchi du
caractère de Luther font une vive impression, surtout dans le pays où la
pensée remplit à elle seule toute l’existence: nul sujet ne pouvait donc
exciter davantage l’attention des Allemands.

Tout ce qui concerne l’effet des nouvelles opinions sur les esprits est
extrêmement bien peint dans la pièce de Werner. La scène s’ouvre dans
les mines de Saxe, non loin de Wittemberg, où demeurait Luther: le chant
des mineurs captive l’imagination; le refrain de ces chants est toujours
un appel à la terre extérieure, à l’air libre, au soleil. Ces hommes
vulgaires, déjà saisis par la doctrine de Luther, s’entretiennent de lui
et de la réformation; et, dans leurs souterrains obscurs, ils s’occupent
de la liberté de conscience, de l’examen de la vérité, enfin, de cet
autre jour, de cette autre lumière qui doit pénétrer dans les ténèbres
de l’ignorance.

Dans le second acte, les agents de l’électeur de Saxe viennent ouvrir la
porte des couvents aux religieuses. Cette scène, qui pouvait être
comique, est traitée avec une solennité touchante. Werner comprend avec
son âme tous les cultes chrétiens; et s’il conçoit bien la noble
simplicité du protestantisme, il sait aussi ce que les vœux au pied de
la croix ont de sévère et de sacré. L’abbesse du couvent, en déposant le
voile qui a couvert ses cheveux noirs dans sa jeunesse, et qui cache
maintenant ses cheveux blanchis, éprouve un sentiment d’effroi, touchant
et naturel; et des vers harmonieux et purs comme la solitude religieuse
expriment son attendrissement. Parmi ces religieuses, il y a la femme
qui doit s’unir à Luther, et c’est dans ce moment la plus opposée de
toutes à son influence.

Au nombre des beautés de cet acte, il faut compter le portrait de
Charles-Quint, de ce souverain dont l’âme s’est lassée de l’Empire du
monde. Un gentilhomme saxon attaché à son service s’exprime ainsi sur
lui: «Cet homme gigantesque, dit-il, ne recèle point de cœur dans sa
terrible poitrine. La foudre de la toute-puissance est dans sa main;
mais il ne sait point y joindre l’apothéose de l’amour. Il ressemble au
jeune aigle qui tient le globe entier dans l’une de ses griffes, et doit
le dévorer pour sa nourriture». Ce peu de mots annonce dignement
Charles-Quint; mais il est plus facile de peindre un tel homme que de le
faire parler lui-même.

Luther se fie à la parole de Charles-Quint, quoique, cent ans
auparavant, au Concile de Constance, Jean Hus et Jérôme de Prague aient
été brûlés vifs, malgré le sauf-conduit de l’empereur Sigismond. A la
veille de se rendre à Worms, où se tient la diète de l’Empire, le
courage de Luther faiblit pendant quelques instants; il se sent saisi
par la terreur et le découragement. Son jeune disciple lui apporte la
flûte dont il avait coutume de jouer pour ranimer ses esprits abattus;
il la prend, et des accords harmonieux font rentrer dans son cœur toute
cette confiance en Dieu, qui est la merveille de l’existence
spirituelle. On dit que ce moment produisit beaucoup d’effet sur le
théâtre de Berlin, et cela est facile à concevoir. Les paroles, quelque
belles qu’elles soient, ne peuvent changer notre disposition intérieure
aussi rapidement que la musique; Luther la considérait comme un art qui
appartenait à la théologie, et servait puissamment à développer les
sentiments religieux dans le cœur de l’homme.

Le rôle de Charles-Quint, dans la diète de Worms, n’est pas exempt
d’affectation, et par conséquent il manque de grandeur. L’auteur a voulu
mettre en opposition l’orgueil espagnol et la simplicité rude des
Allemands; mais, outre que Charles-Quint avait trop de génie pour être
exclusivement de tel ou tel pays, il me semble que Werner aurait dû se
garder de présenter un homme d’une volonté forte, proclamant ouvertement
et surtout inutilement cette volonté. Elle se dissipe, pour ainsi dire,
en l’exprimant; et les souverains despotiques ont toujours fait plus de
peur par ce qu’ils cachaient que par ce qu’ils laissaient voir.

Werner, à travers le vague de son imagination, a l’esprit très fin et
très observateur; mais il semble que, dans le rôle de Charles-Quint, il
a pris des couleurs qui ne sont pas nuancées comme la nature.

Un des beaux moments de la pièce de _Luther_, c’est lorsqu’on voit
marcher à la diète, d’une part, les évêques, les cardinaux, toute la
pompe enfin de la religion catholique; et de l’autre, Luther,
Mélanchton, et quelques-uns des réformés leurs disciples, vêtus de noir,
et chantant dans la langue nationale le cantique qui commence par ces
mots: _Notre Dieu est notre forteresse_. La magnificence extérieure a
été vantée souvent comme un moyen d’agir sur l’imagination; mais quand
le christianisme se montre dans sa simplicité pure et vraie, la poésie
du fond de l’âme l’emporte sur toutes les autres.

L’acte dans lequel se passe le plaidoyer de Luther, en présence de
Charles-Quint, des princes de l’Empire et de la diète de Worms, commence
par le discours de Luther; mais l’on n’entend que sa péroraison, parce
qu’il est censé avoir déjà dit tout ce qui concerne sa doctrine. Après
qu’il a parlé, l’on recueille les avis des princes et des députés sur
son procès. Les divers intérêts qui meuvent les hommes, la peur, le
fanatisme, l’ambition, sont parfaitement caractérisés dans ces avis. Un
des votants, entre autres, dit beaucoup de bien de Luther et de sa
doctrine; mais il ajoute en même temps «que puisque tout le monde
affirme que cela met du trouble dans l’Empire, il opine, bien qu’à
regret, pour que Luther soit brûlé». On ne peut s’empêcher d’admirer
dans les ouvrages de Werner la connaissance parfaite qu’il a des hommes,
et l’on voudrait que, sortant de ses rêveries, il mît plus souvent pied
à terre, pour développer dans ses écrits dramatiques son esprit
observateur.

Luther est renvoyé par Charles-Quint, et renfermé pendant quelque temps
dans la forteresse de Wartbourg, parce que ses amis, à la tête desquels
était l’électeur de Saxe, l’y croyaient plus en sûreté. Il reparaît
enfin dans Wittemberg, où il a établi sa doctrine, ainsi que dans tout
le nord de l’Allemagne.

Vers la fin du cinquième acte, Luther, au milieu de la nuit, prêche dans
l’église contre les anciennes erreurs. Il annonce qu’elles disparaîtront
bientôt, et que le nouveau jour de la raison va se lever. Dans ce
moment, on vit, sur le théâtre de Berlin, les cierges s’éteindre par
degrés, et l’aurore du jour percer à travers les vitraux de la
cathédrale gothique.

La pièce de Luther est si animée, si variée, qu’il est aisé de concevoir
comment elle a ravi tous les spectateurs; néanmoins on est souvent
distrait de l’idée principale par des singularités et des allégories qui
ne conviennent ni à un sujet tiré de l’histoire, ni surtout au théâtre.

Catherine, en apercevant Luther, qu’elle détestait, s’écrie:--Voilà mon
idéal!--et le plus violent amour s’empare d’elle à cet instant. Werner
croit qu’il y a de la prédestination dans l’amour, et que les êtres
créés l’un pour l’autre doivent se reconnaître à la première vue. C’est
une très agréable doctrine, en fait de métaphysique et de madrigal, mais
qui ne saurait guère être comprise sur la scène; d’ailleurs, il n’y a
rien de plus étrange que cette exclamation sur l’idéal, adressée à
Martin Luther; car on se le représente comme un gros moine savant et
scolastique, à qui ne convient guère l’expression la plus romanesque
qu’on puisse emprunter à la théorie moderne des beaux-arts.

Deux anges, sous la forme d’un jeune homme disciple de Luther, et d’une
jeune fille amie de Catherine, semblent traverser la pièce avec des
hyacinthes et des palmes, comme des symboles de la pureté et de la foi.
Ces deux anges disparaissent à la fin, et l’imagination les suit dans
les airs; mais le pathétique est moins pressant, quand on se sert de
tableaux fantastiques pour embellir la situation; c’est un autre genre
de plaisir, ce n’est plus celui qui naît des émotions de l’âme; car
l’attendrissement ne peut exister sans la sympathie. L’on veut juger,
sur la scène, les personnages comme des êtres existants; blâmer,
approuver leurs actions, les deviner, les comprendre, et se transporter
à leur place, pour éprouver tout l’intérêt de la vie réelle, sans en
redouter les dangers.

Les opinions de Werner, sous le rapport de l’amour et de la religion, ne
doivent pas être légèrement examinées. Ce qu’il sent est sûrement vrai
pour lui; mais comme, dans ce genre surtout, la manière de voir et les
impressions de chaque individu sont différentes, il ne faut pas qu’un
auteur fasse servir à propager ses opinions personnelles un art
essentiellement universel et populaire.

Une autre production de Werner, bien belle et bien originale, c’est
_Attila_. L’auteur prend l’histoire de ce _fléau de Dieu_ au moment de
son arrivée devant Rome. Le premier acte commence par les gémissements
des femmes et des enfants qui s’échappent d’Aquilée en cendres; et cette
exposition en mouvement, non seulement excite l’intérêt dès les premiers
vers de la pièce, mais donne une idée terrible de la puissance d’Attila.
C’est un art nécessaire au théâtre, que de faire juger les principaux
personnages, plutôt par l’effet qu’ils produisent sur les autres, que
par un portrait, quelque frappant qu’il puisse être. Un seul homme,
multiplié par ceux qui lui obéissent, remplit d’épouvante l’Asie et
l’Europe. Quelle image gigantesque de la volonté absolue ce spectacle
n’offre-t-il pas!

A côté d’Attila est une princesse de Bourgogne, Hildegonde, qui doit
l’épouser, et dont il se croit aimé. Cette princesse nourrit un profond
sentiment de vengeance contre lui, parce qu’il a tué son père et son
amant. Elle ne veut s’unir à lui que pour l’assassiner; et, par un
raffinement singulier de haine, elle l’a soigné lorsqu’il était blessé,
de peur qu’il ne mourût de l’honorable mort des guerriers. Cette femme
est peinte comme la déesse de la guerre; ses cheveux blonds et sa
tunique écarlate semblent réunir en elle l’image de la faiblesse et de
la fureur. C’est un caractère mystérieux, qui a d’abord un grand empire
sur l’imagination; mais quand ce mystère va toujours croissant, quand le
poète laisse supposer qu’une puissance infernale s’est emparée d’elle,
et que non seulement, à la fin de la pièce, elle immole Attila pendant
la nuit de ses noces, mais poignarde à côté de lui son fils âgé de
quatorze ans, il n’y a plus de trait de femme dans cette créature, et
l’aversion qu’elle inspire l’emporte sur l’effroi qu’elle peut causer.
Néanmoins, tout ce rôle d’Hildegonde est une invention originale; et,
dans un poème épique, où l’on admettrait les personnages allégoriques,
cette furie, sous des traits doux, attachée au pas d’un tyran, comme la
flatterie perfide, produirait sans doute un grand effet.

Enfin il paraît, ce terrible Attila, au milieu des flammes qui ont
consumé la ville d’Aquilée; il s’assied sur les ruines des palais qu’il
vient de renverser, et semble à lui seul chargé d’accomplir en un jour
l’œuvre des siècles. Il a comme une sorte de superstition envers
lui-même, il est l’objet de son culte, il croit en lui, il se regarde
comme l’instrument des décrets du ciel, et cette conviction mêle un
certain système d’équité à ses crimes. Il reproche à ses ennemis leurs
fautes, comme s’il n’en avait pas commis plus qu’eux tous; il est
féroce, et néanmoins c’est un barbare généreux; il est despote, et se
montre pourtant fidèle à sa promesse; enfin, au milieu des richesses du
monde, il vit comme un soldat, et ne demande à la terre que la
jouissance de la conquérir.

Attila remplit les fonctions de juge dans la place publique, et là il
prononce sur les délits portés devant son tribunal d’après un instinct
naturel, qui va plus au fond des actions que les lois abstraites dont
les décisions sont les mêmes pour tous les cas. Il condamne son ami,
coupable de parjure, l’embrasse en pleurant, mais ordonne qu’à l’instant
il soit déchiré par des chevaux: l’idée d’une nécessité inflexible le
dirige; et sa propre volonté lui paraît à lui-même cette nécessité. Les
mouvements de son âme ont une sorte de rapidité et de décision qui
exclut toute nuance; il semble que cette âme se porte, comme une force
physique, irrésistiblement et tout entière dans la direction qu’elle
suit. Enfin on amène devant son tribunal un fratricide; et comme il a
tué son frère, il se trouble, et refuse de juger le criminel. Attila,
malgré tous ses forfaits, se croyait chargé d’accomplir la justice
divine sur la terre, et, près de condamner un homme pour un attentat
pareil à celui dont sa propre vie a été souillée, quelque chose qui
tient du remords le saisit au fond de l’âme.

Le second acte est une peinture vraiment admirable de la cour de
Valentinien à Rome. L’auteur met en scène, avec autant de sagacité que
de justesse, la frivolité du jeune empereur Valentinien, que le danger
de son empire ne détourne pas de ses amusements accoutumés; l’insolence
de l’impératrice-mère, qui ne sait pas dompter la moindre de ses haines,
quand il s’agit du bonheur de l’empire, et qui se prête à toutes les
bassesses, dès qu’un danger personnel la menace. Les courtisans,
infatigables dans leurs intrigues, cherchent encore à se nuire les uns
aux autres, à la veille de la ruine de tous: et la vieille Rome est
punie par un barbare, de s’être montrée elle-même si tyrannique envers
le monde: ce tableau est d’un poète historien comme Tacite.

Au milieu de ces caractères si vrais, apparaît le pape Léon, personnage
sublime donné par l’histoire, et la princesse Honoria, dont Attila
réclame l’héritage, afin de le lui rendre. Honoria éprouve en secret un
amour passionné pour le fier conquérant qu’elle n’a jamais vu, mais dont
la gloire l’enflamme. On voit que l’intention de l’auteur a été de faire
d’Honoria et d’Hildegonde le bon et le mauvais génie d’Attila; et déjà
l’allégorie qu’on croit entrevoir dans ces personnages refroidit
l’intérêt dramatique qu’ils pourraient inspirer. Cet intérêt néanmoins
se relève admirablement dans plusieurs scènes de la pièce, mais surtout
lorsque Attila, après avoir défait les troupes de l’empereur
Valentinien, marche à Rome, et rencontre sur sa route le pape Léon,
porté sur un brancard, et précédé de la pompe sacerdotale.

Léon le somme, au nom de Dieu, de ne pas entrer dans la ville éternelle.
Attila ressent tout à coup une terreur religieuse jusqu’alors étrangère
à son âme. Il croit voir dans le ciel saint Pierre qui, l’épée nue, lui
défend d’avancer. Cette scène est le sujet d’un admirable tableau de
Raphaël. D’un côté, le plus grand calme règne sur la figure du vieillard
sans défense, entouré par d’autres vieillards qui se confient, comme
lui, à la protection de Dieu; et de l’autre, l’effroi se peint sur la
redoutable figure du roi des Huns; son cheval même se cabre à l’éclat de
la lumière céleste, et les guerriers de l’invincible baissent les yeux
devant les cheveux blancs du saint homme, qui passe sans crainte au
milieu d’eux.

Les paroles du poète expriment très bien la sublime intention du
peintre, le discours de Léon est une hymne inspirée; et la manière dont
la conversion du guerrier du Nord est indiquée me semble aussi vraiment
belle. Attila, les yeux tournés vers le ciel, et contemplant
l’apparition qu’il croit voir, appelle Édécon, l’un des chefs de son
armée, et lui dit:

  «Édécon, n’aperçois-tu pas là-haut un géant terrible? ne l’aperçois-tu
  pas là, au-dessus de la place même où le vieillard s’est fait voir à
  la clarté du soleil»?

  ÉDÉCON.

  «Je ne vois que des corbeaux qui se précipitent en troupe sur les
  morts qui vont leur servir de pâture.

  ATTILA.

  «Non, c’est un fantôme; c’est peut-être l’image de celui qui peut seul
  absoudre ou condamner. Le vieillard ne l’a-t-il pas prédit? Voilà ce
  géant dont la tête est dans le ciel et dont les pieds touchent la
  terre; il menace de ses flammes la place où nous sommes; il est là
  devant nous, immobile; il dirige contre moi, comme un juge, son épée
  flamboyante.

  ÉDÉCON.

  «Ces flammes, ce sont les feux du ciel qui dorent dans ce moment les
  coupoles des temples de Rome.

  ATTILA.

  «Oui, c’est un temple d’or, orné de perles, qu’il porte sur sa tête
  blanchie; d’une main il tient l’épée flamboyante, et de l’autre deux
  clefs d’airain, entourées de fleurs et de rayons; deux clefs que le
  géant a reçues sans doute des mains de Wodan, pour ouvrir ou fermer
  les portes de Walhalla[1]».

  [1] Walhalla est le paradis des Scandinaves.

Dès cet instant, la religion chrétienne agit sur l’âme d’Attila, malgré
les croyances de ses ancêtres, et il ordonne à son armée de s’éloigner
de Rome.

On voudrait que la tragédie finît là, et il y aurait déjà bien assez de
beautés pour plusieurs pièces bien ordonnées; mais il arrive un
cinquième acte, pendant lequel Léon, qui est un pape beaucoup trop
initié dans la théorie mystique de l’amour, conduit la princesse Honoria
dans le camp d’Attila, la nuit même où Hildegonde l’épouse et
l’assassine. Le pape, qui sait d’avance cet événement, le prédit sans
l’empêcher, parce qu’il faut que le sort d’Attila s’accomplisse. Honoria
et le pape Léon prient pour Attila sur le théâtre. La pièce finit par un
_alleluia_, et, s’élevant vers le ciel comme un encens de poésie, elle
s’évapore au lieu de se terminer.

La versification de Werner est pleine des admirables secrets de
l’harmonie, et l’on ne saurait donner en français l’idée de son talent à
cet égard. Je me souviens, entre autres, dans une de ses tragédies
tirées de l’histoire de Pologne, de l’effet merveilleux d’un chœur de
jeunes ombres qui apparaissent dans les airs: le poète sait changer
l’allemand en une langue molle et douce, que ces ombres fatiguées et
désintéressées articulent avec des sons à demi formés; tous les mots
qu’elles prononcent, toutes les rimes des vers sont, pour ainsi dire,
vaporeuses. Le sens aussi des paroles est admirablement adapté à la
situation; elles peignent si bien un froid repos, un terne regard! on y
entend le retentissement lointain de la vie; et le pâle reflet des
impressions effacées jette sur toute la nature comme un voile de nuages.

S’il y a dans les pièces de Werner des ombres qui ont vécu, on y trouve
aussi quelquefois des personnages fantastiques qui semblent n’avoir pas
encore reçu l’existence terrestre. Dans le prologue de _Tarare_ de
Beaumarchais, un génie demande à ces êtres imaginaires s’ils veulent
naître; et l’un d’entre eux répond:--Je ne m’y sens aucun
empressement.--Cette spirituelle réponse pourrait s’appliquer à la
plupart de ces figures allégoriques qu’on voudrait introduire sur le
théâtre allemand.

Werner a composé sur les Templiers une pièce en deux volumes, _les Fils
de la Vallée_, d’un grand intérêt pour ceux qui sont initiés dans la
doctrine des ordres secrets; car c’est plutôt l’esprit de ces ordres que
la couleur historique qui s’y fait remarquer. Le poète cherche à
rattacher les Francs-Maçons aux Templiers, et s’applique à faire voir
que les mêmes traditions et le même esprit se sont toujours conservés
parmi eux. L’imagination de Werner se plaît singulièrement à ces
associations, qui ont l’air de quelque chose de surnaturel, parce
qu’elles multiplient d’une façon extraordinaire la force de chacun, en
donnant à tous une tendance semblable. Cette pièce, ou ce poème des
_Fils de la Vallée_, a produit une grande sensation en Allemagne; je
doute qu’il obtînt autant de succès parmi nous.

Une autre composition de Werner, très digne de remarque, c’est celle qui
a pour sujet l’introduction du christianisme en Prusse et en Livonie. Ce
roman dramatique est intitulé, _la Croix sur la Baltique_. Il y règne un
sentiment très vif de ce qui caractérise le Nord: la pêche de l’ambre,
les montagnes hérissées de glace, l’âpreté du climat, l’action rapide de
la belle saison, l’hostilité de la nature, la rudesse que cette lutte
doit inspirer à l’homme; l’on reconnaît dans ces tableaux un poète qui a
puisé dans ses propres sensations ce qu’il exprime et ce qu’il décrit.

J’ai vu jouer, sur un théâtre de société, une pièce de la composition de
Werner, intitulée _le Vingt-quatre février_, pièce sur laquelle les
opinions doivent être très partagées. L’auteur suppose que, dans les
solitudes de la Suisse, il y avait une famille de paysans qui s’était
rendue coupable des plus grands crimes, et que la malédiction paternelle
poursuivait de père en fils. La troisième génération maudite présente le
spectacle d’un homme qui a été la cause de la mort de son père en
l’outrageant; le fils de ce malheureux a, dans son enfance, tué sa
propre sœur par un jeu cruel, mais sans savoir ce qu’il faisait. Après
cet affreux événement, il a disparu. Les travaux du père parricide ont
toujours été frappés de malheur depuis ce temps; ses champs sont devenus
stériles, ses bestiaux ont péri, la pauvreté la plus horrible l’accable;
ses créanciers le menacent de s’emparer de sa cabane, et de le jeter
dans une prison; sa femme va se trouver seule, errante au milieu des
neiges des Alpes. Tout à coup arrive le fils, absent depuis vingt
années. Des sentiments doux et religieux l’animent; il est plein de
repentir, quoique son intention n’ait pas été coupable. Il revient chez
son père; et, ne pouvant en être reconnu, il veut d’abord lui cacher son
nom, pour gagner son affection avant de se dire son fils; mais le père
devient avide et jaloux, dans sa misère, de l’argent que porte avec lui
cet hôte, qui lui paraît un étranger vagabond et suspect; et, quand
l’heure de minuit sonne, le vingt-quatre février, anniversaire de la
malédiction paternelle dont la famille entière est frappée, il plonge un
couteau dans le sein de son fils. Celui-ci révèle, en expirant, son
secret à l’homme doublement coupable, assassin de son père et de son
enfant, et le misérable va se livrer au tribunal qui doit le condamner.

Ces situations sont terribles; elles produisent, on ne saurait le nier,
un grand effet; cependant on admire bien plus la couleur poétique de
cette pièce, et la gradation des motifs tirés des passions, que le sujet
sur lequel elle est fondée.

Transporter la destinée funeste de la famille des Atrides chez les
hommes du peuple, c’est trop rapprocher des spectateurs le tableau des
crimes. L’éclat du rang et la distance des siècles donnent à la
scélératesse elle-même un genre de grandeur qui s’accorde mieux avec
l’idéal des arts, mais quand vous voyez le couteau au lieu du poignard;
quand le site, les mœurs, les personnages, peuvent se rencontrer sous
vos yeux, vous avez peur comme dans une chambre noire; mais ce n’est pas
là le noble effroi qu’une tragédie doit causer.

Cependant, cette puissance de la malédiction paternelle qui semble
représenter la Providence sur la terre, remue l’âme fortement. La
fatalité des anciens est un caprice du destin; mais la fatalité, dans le
christianisme, est une vérité morale sous une forme effrayante. Quand
l’homme ne cède pas au remords, l’agitation même que ce remords lui fait
éprouver le précipite dans de nouveaux crimes; la conscience repoussée
se change en un fantôme qui trouble la raison.

La femme du paysan criminel est poursuivie par le souvenir d’une romance
qui raconte un parricide; et seule, pendant son sommeil, elle ne peut
s’empêcher de la répéter à demi-voix, comme ces pensées confuses et
involontaires dont le retour funeste semble un présage intime du sort.

La description des Alpes et de leur solitude est de la plus grande
beauté; la demeure du coupable, la chaumière où se passe la scène, est
loin de toute habitation; la cloche d’aucune église ne s’y fait
entendre, et l’heure n’y est annoncée que par la pendule rustique,
dernier meuble dont la pauvreté n’a pu se résoudre à se séparer: le son
monotone de cette pendule, dans le fond de ces montagnes où le bruit de
la vie n’arrive plus, produit un frémissement singulier. On se demande
pourquoi du temps dans ce lieu; pourquoi la division des heures, quand
nul intérêt ne les varie: et quand celle du crime se fait entendre, on
se rappelle cette belle idée d’un missionnaire qui supposait que, dans
l’enfer, les damnés demandaient sans cesse:--Quelle heure est-il? et
qu’on leur répondait:--L’éternité.

On a reproché à Werner de mettre dans ses tragédies des situations qui
prêtent aux beautés lyriques plutôt qu’au développement des passions
théâtrales. On peut l’accuser d’un défaut contraire dans la pièce du
_Vingt-quatre février_. Le sujet de cette pièce, et les mœurs qu’elle
représente, sont trop rapprochés de la vérité, et d’une vérité atroce,
qui ne devrait point entrer dans le cercle des beaux-arts. Ils sont
placés entre le ciel et la terre; et le beau talent de Werner
quelquefois s’élève au-dessus, quelquefois descend au-dessous de la
région dans laquelle les fictions doivent rester.



CHAPITRE XXV

Diverses pièces du théâtre allemand et danois.


Les ouvrages dramatiques de Kotzebue sont traduits dans plusieurs
langues. Il serait donc superflu de s’occuper à les faire connaître. Je
dirai seulement qu’aucun juge impartial ne peut lui refuser une
intelligence parfaite des effets du théâtre. _Les Deux Frères_,
_Misanthropie et Repentir_, _les Hussites_, _les Croisés_, _Hugo
Grotius_, _Jeanne de Montfaucon_, _la Mort de Rolla_, etc., excitent
l’intérêt le plus vif partout où ces pièces sont jouées. Toutefois, il
faut avouer que Kotzebue ne sait donner à ses personnages ni la couleur
des siècles dans lesquels ils ont vécu, ni les traits nationaux, ni le
caractère que l’histoire leur assigne. Ces personnages, à quelque pays,
à quelque siècle qu’ils appartiennent, se montrent toujours
contemporains et compatriotes; ils ont les mêmes opinions
philosophiques, les mêmes mœurs modernes, et, soit qu’il s’agisse d’un
homme de nos jours ou de la fille du Soleil, l’on ne voit jamais dans
ces pièces qu’un tableau naturel et pathétique du temps présent. Si le
talent théâtral de Kotzebue, unique en Allemagne, pouvait être réuni
avec le don de peindre les caractères tels que l’histoire nous les
transmet, et si son style poétique s’élevait à la hauteur des situations
dont il est l’ingénieux inventeur, le succès de ses pièces serait aussi
durable qu’il est brillant.

Au reste, rien n’est si rare que de trouver dans le même homme les deux
facultés qui constituent un grand auteur dramatique: l’habileté dans son
métier, si l’on peut s’exprimer ainsi, et le génie dont le point de vue
est universel: ce problème est la difficulté de la nature humaine tout
entière; et l’on peut toujours remarquer quels sont, parmi les hommes,
ceux en qui le talent de la conception ou celui de l’exécution domine;
ceux qui sont en relation avec tous les temps, ou particulièrement
propres au leur; cependant, c’est dans la réunion des qualités opposées
que consistent les phénomènes en tout genre.

La plupart des pièces de Kotzebue renferment quelques situations d’une
grande beauté. Dans _les Hussites_, lorsque Procope, successeur de
Ziska, met le siège devant Naumbourg, les magistrats prennent la
résolution d’envoyer tous les enfants de la ville au camp ennemi, pour
demander la grâce des habitants. Ces pauvres enfants doivent aller seuls
implorer les fanatiques soldats, qui n’épargnaient ni le sexe ni l’âge.
Le bourgmestre offre le premier ses quatre fils, dont le plus âgé a
douze ans, pour cette expédition périlleuse. La mère demande qu’au moins
il y en ait un qui reste auprès d’elle; le père a l’air d’y consentir,
et il se met à rappeler successivement les défauts de chacun de ses
enfants, afin que la mère déclare quels sont ceux qui lui inspirent le
moins d’intérêt; mais chaque fois qu’il commence à en blâmer un, la mère
assure que c’est celui de tous qu’elle préfère, et l’infortunée est
enfin obligée de convenir que le cruel choix est impossible, et qu’il
vaut mieux que tous partagent le même sort.

Au second acte, on voit le camp des Hussites: tous ces soldats, dont la
figure est si menaçante, reposent sous leurs tentes. Un léger bruit
excite leur attention; ils aperçoivent dans la plaine une foule
d’enfants qui marchent en troupe, une branche de chêne à la main; ils ne
peuvent concevoir ce que cela signifie; et, prenant leurs lances, ils se
placent à l’entrée du camp pour en défendre l’approche. Les enfants
avancent sans crainte au-devant des lances, et les Hussites reculent
toujours involontairement, irrités d’être attendris, et ne comprenant
pas eux-mêmes ce qu’ils éprouvent. Procope sort de sa tente; il se fait
amener le bourgmestre, qui avait suivi de loin les enfants, et lui
ordonne de désigner ses fils. Le bourgmestre s’y refuse; les soldats de
Procope le saisissent, et, dans cet instant, les quatre enfants sortent
de la foule et se précipitent dans les bras de leur père.--Tu les
connais tous à présent, dit le bourgmestre à Procope: ils se sont nommés
eux-mêmes.--La pièce finit heureusement; et le troisième acte se passe
tout en félicitations: mais le second acte est du plus grand intérêt
théâtral.

Des scènes de roman font tout le mérite de la pièce des _Croisés_. Une
jeune fille, croyant que son amant a péri dans les guerres, s’est faite
religieuse à Jérusalem, dans un ordre consacré à servir les malades. On
amène dans son couvent un chevalier dangereusement blessé; elle vient
couverte de son voile, et, ne levant pas les yeux sur lui, elle se met à
genoux pour le panser. Le chevalier, dans ce moment de douleur, prononce
le nom de sa maîtresse; l’infortunée reconnaît ainsi son amant. Il veut
l’enlever; l’abbesse du couvent découvre son dessein et le consentement
que la religieuse y a donné. Elle la condamne, dans sa fureur, à être
ensevelie vivante; et le malheureux chevalier, errant vainement autour
de l’église, entend l’orgue et les voix souterraines qui célèbrent le
service des morts pour celle qui vit encore et qui l’aime. Cette
situation est déchirante; mais tout finit de même heureusement. Les
Turcs, conduits par le jeune chevalier, viennent délivrer la religieuse.
Un couvent d’Asie, dans le treizième siècle, est traité comme les
_Victimes cloîtrées_, pendant la révolution de France; et des maximes
douces, mais un peu faciles, terminent la pièce à la satisfaction de
tout le monde.

Kotzebue a fait un drame de l’anecdote de Grotius mis en prison par le
prince d’Orange, et délivré par ses amis, qui trouvent le moyen de
l’emporter de sa forteresse, caché dans une caisse de livres. Il y a des
situations très remarquables dans cette pièce: un jeune officier,
amoureux de la fille de Grotius, apprend d’elle qu’elle cherche à faire
évader son père, et lui promet de la seconder dans ce projet; mais le
commandant, son ami, obligé de s’éloigner pour vingt-quatre heures, lui
confie les clefs de la citadelle. Il y a peine de mort contre le
commandant lui-même, si le prisonnier s’échappe en son absence. Le jeune
lieutenant, responsable de la vie de son ami, empêche le père de sa
maîtresse de se sauver, en le forçant à rentrer dans sa prison, au
moment où il était prêt à monter dans la barque préparée pour le
délivrer. Le sacrifice que fait ce jeune lieutenant, en s’exposant ainsi
à l’indignation de sa maîtresse, est vraiment héroïque; lorsque le
commandant revient, et que l’officier n’occupe plus la place de son ami,
il trouve le moyen d’attirer sur lui, par un noble mensonge, la peine
capitale portée contre ceux qui ont tenté une seconde fois de faire
sauver Grotius, et qui y ont enfin réussi. La joie du jeune homme,
lorsque son arrêt de mort lui garantit le retour de l’estime de sa
maîtresse, est de la plus touchante beauté; mais, à la fin, il y a tant
de magnanimité dans Grotius, qui revient se constituer prisonnier pour
sauver le jeune homme, dans le prince d’Orange, dans la fille, dans
l’auteur même, qu’on n’a plus qu’à dire _amen_ à tout. On a pris les
situations de cette pièce dans un drame français; mais elles sont
attribuées à des personnages inconnus, et Grotius ni le prince d’Orange
n’y sont nommés. C’est très sagement fait; car il n’y a rien dans
l’allemand qui convienne spécialement au caractère de ces deux hommes,
tels que l’histoire nous les représente.

_Jeanne de Montfaucon_ étant une aventure de chevalerie, de l’invention
de Kotzebue, il a été plus libre que dans toute autre pièce, de traiter
le sujet à sa manière. Une actrice charmante, madame Unzelmann, jouait
le principal rôle; et la manière dont elle défendait son cœur et son
château contre un chevalier discourtois, faisait au théâtre une
impression très agréable. Tour à tour guerrière et désespérée, son
casque ou ses cheveux épars servaient à l’embellir; mais les situations
de ce genre prêtent bien plus à la pantomime qu’à la parole, et les mots
ne sont là que pour achever les gestes.

_La Mort de Rolla_ est d’un mérite supérieur à tout ce que je viens de
citer; le célèbre Shéridan en a fait une pièce intitulée _Pizarre_, qui
a eu le plus grand succès en Angleterre; un mot à la fin de la pièce est
d’un effet admirable. Rolla, chef des Péruviens, a longtemps combattu
contre les Espagnols; il aimait Cora, la fille du Soleil, et néanmoins
il a généreusement travaillé à vaincre les obstacles qui la séparaient
d’Alonso. Un an après leur hymen, les Espagnols enlèvent le fils de Cora
qui venait de naître; Rolla s’expose à tous les périls pour le
retrouver; il le rapporte enfin couvert de sang dans son berceau; Rolla
voit la terreur de la mère à cet aspect. «Rassure-toi, lui dit-il; ce
sang-là, c’est le mien»! et il expire.

Quelques écrivains allemands n’ont pas été justes, ce me semble, envers
le talent dramatique de Kotzebue; mais il faut reconnaître les motifs
estimables de cette prévention; Kotzebue n’a pas toujours respecté dans
ses pièces la vertu sévère et la religion positive; il s’est permis un
tel tort, non par système, ce me semble, mais pour produire, selon
l’occasion, plus d’effet au théâtre; il n’en est pas moins vrai que des
critiques austères ont dû l’en blâmer. Il paraît lui-même, depuis
quelques années, se conformer à des principes plus réguliers; et, loin
que son talent y perde, il y a beaucoup gagné. La hauteur et la fermeté
de la pensée tiennent toujours par des liens secrets à la pureté de la
morale.

Kotzebue, et la plupart des auteurs allemands, avaient emprunté de
Lessing l’opinion qu’il fallait écrire en prose pour le théâtre, et
rapprocher toujours le plus possible la tragédie du drame; Gœthe et
Schiller, par leurs derniers ouvrages, et les écrivains de la nouvelle
école, ont renversé ce système: l’on pourrait plutôt reprocher à ces
écrivains l’excès contraire, c’est-à-dire, une poésie trop exaltée, et
qui détourne l’imagination de l’effet théâtral. Dans les auteurs
dramatiques qui, comme Kotzebue, ont adopté les principes de Lessing, on
trouve presque toujours de la simplicité et de l’intérêt; _Agnès de
Bernau_, _Jules de Tarente_, _don Diégo et Léonore_, ont été représentés
avec beaucoup de succès, et un succès mérité; comme ces pièces sont
traduites dans le recueil de Friedel, il est inutile d’en rien citer. Il
me semble que _don Diégo et Léonore_ surtout, pourraient, avec quelques
changements, réussir sur le théâtre français. Il faudrait y conserver la
touchante peinture de cet amour profond et mélancolique, qui pressent le
malheur avant même qu’aucun revers l’annonce: les Écossais appellent ces
pressentiments du cœur _la seconde vue de l’homme_; ils ont tort de
l’appeler la seconde; c’est la première, et peut-être la seule vraie.

Parmi les tragédies en prose qui s’élèvent au-dessus du genre du drame,
il faut compter quelques essais de Gerstenberg. Il a imaginé de choisir
la mort d’Ugolin pour sujet d’une tragédie; l’unité de lieu y est
forcée, puisque la pièce commence et finit dans la tour où périt Ugolin
avec ses trois fils; quant à l’unité de temps, il faut plus de
vingt-quatre heures pour mourir de faim; mais, du reste, l’événement est
toujours le même, et seulement l’horreur croissante en marque le
progrès. Il n’y a rien de plus sublime dans _le Dante_ que la peinture
du malheureux père, qui a vu périr ses trois enfants à côté de lui, et
s’acharne dans les enfers sur le crâne du farouche ennemi dont il fut la
victime; mais cet épisode ne saurait être le sujet d’un drame. Il ne
suffit pas d’une catastrophe pour faire une tragédie; la pièce de
Gerstenberg contient des beautés énergiques; et le moment où l’on entend
murer la prison cause la plus terrible impression que l’âme puisse
éprouver; c’est la mort vivante; mais le désespoir ne peut se soutenir
pendant cinq actes; le spectateur doit en mourir ou se consoler; et l’on
pourrait appliquer à cette tragédie ce qu’un spirituel Américain, M. G.
Morris, disait des Français en 1790: _Ils ont traversé la liberté_.
Traverser le pathétique, c’est-à-dire, aller au delà de l’émotion que
les forces de l’âme sont capables de supporter, c’est en manquer
l’effet.

Klinger, connu par d’autres écrits pleins de profondeur et de sagacité,
a composé une tragédie d’un grand intérêt, intitulée _les Jumeaux_. La
rage qu’éprouve celui des deux frères qui passe pour le cadet, sa
révolte contre un droit d’aînesse, l’effet d’un instant, est
admirablement peinte dans cette pièce: quelques écrivains ont prétendu
que c’est à ce genre de jalousie qu’il faut attribuer le destin du
masque de fer: quoi qu’il en soit, on comprend très bien comment la
haine que le droit d’aînesse peut exciter doit être plus vive entre des
jumeaux. Les deux frères sortent tous les deux à cheval: on attend leur
retour; le jour se passe sans qu’ils reparaissent; mais le soir on
aperçoit de loin le cheval de l’aîné qui revient seul dans la maison du
père: une circonstance aussi simple ne pourrait guère se raconter dans
nos tragédies, et cependant elle glace le sang dans les veines: le frère
a tué le frère; et le père, indigné, venge la mort d’un fils sur le
dernier qui lui reste. Cette tragédie, pleine de chaleur et d’éloquence,
ferait, ce me semble, un effet prodigieux, s’il s’agissait de
personnages célèbres; mais on a de la peine à concevoir des passions si
violentes pour l’héritage d’un château sur le bord du Tibre. On ne
saurait trop le répéter, il faut, pour la tragédie, des sujets
historiques ou des traditions religieuses qui réveillent de grands
souvenirs dans l’âme des spectateurs; car, dans les fictions, comme dans
la vie, l’imagination réclame le passé, quelque avide qu’elle soit de
l’avenir.

Les écrivains de la nouvelle école littéraire en Allemagne ont plus que
tous les autres _du grandiose_ dans la manière de concevoir les
beaux-arts; et toutes leurs productions, soit qu’elles réussissent ou
non sur la scène, sont combinées d’après des réflexions et des pensées
dont l’analyse intéresse; mais on n’analyse pas au théâtre, et l’on a
beau démontrer que telle pièce devrait réussir, si le spectateur reste
froid, la bataille dramatique est perdue; le succès, à quelques
exceptions près, est dans les arts la preuve du talent; le public est
presque toujours un juge de beaucoup d’esprit, quand des circonstances
passagères n’altèrent pas son opinion.

La plupart de ces tragédies allemandes, que leurs auteurs mêmes ne
destinent point à la représentation, sont néanmoins de très beaux
poèmes. L’un des plus remarquables c’est _Geneviève de Brabant_, dont
Tieck est l’auteur: l’ancienne légende qui fait vivre cette sainte dix
ans dans un désert, avec des herbes et des fruits, n’ayant pour son
enfant d’autre secours que le lait d’une biche fidèle, est admirablement
bien traitée dans ce roman dialogué. La pieuse résignation de Geneviève
est peinte avec les couleurs de la poésie sacrée; et le caractère de
l’homme qui l’accuse, après avoir voulu vainement la séduire, est tracé
de main de maître; ce coupable conserve au milieu de ses crimes une
sorte d’imagination poétique qui donne à ses actions, comme à ses
remords, une originalité sombre. L’exposition de cette pièce se fait par
saint Boniface, qui raconte ce dont il s’agit, et débute en ces termes:
«Je suis saint Boniface, qui viens ici pour vous dire, etc.». Ce n’est
point par hasard que cette forme a été choisie par l’auteur; il montre
trop de profondeur et de finesse dans ses autres écrits, et en
particulier dans l’ouvrage même qui commence ainsi, pour qu’on ne voie
pas clairement qu’il a voulu se faire naïf comme un contemporain de
Geneviève; mais, à force de prétendre ressusciter l’ancien temps, on
arrive à un certain charlatanisme de simplicité qui fait rire, quelque
grave raison qu’on ait d’ailleurs pour être touché. Sans doute il faut
savoir se transporter dans le siècle que l’on veut peindre; mais il ne
faut pas non plus entièrement oublier le sien. La perspective des
tableaux, quel que soit l’objet qu’ils représentent, doit toujours être
prise d’après le point de vue des spectateurs.

Parmi les auteurs qui sont restés fidèles à l’imitation des anciens, il
faut placer Collin au premier rang. Vienne s’honore de ce poète, l’un
des plus estimés en Allemagne, et peut-être depuis longtemps l’unique en
Autriche. Sa tragédie de _Régulus_ réussirait en France, si elle y était
connue. Il y a, dans la manière d’écrire de Collin, un mélange
d’élévation et de sensibilité, de sévérité romaine et de douceur
religieuse, fait pour concilier le goût des anciens et celui des
modernes. La scène de sa tragédie de _Polyxène_, où Calchas commande à
Néoptolème d’immoler la fille de Priam sur le tombeau d’Achille, est une
des plus belles choses qu’on puisse entendre. L’appel des divinités
infernales, réclamant une victime pour apaiser les morts, est exprimé
avec une force ténébreuse, une terreur souterraine qui semble nous
révéler des abîmes sous nos pas. Sans doute on est sans cesse ramené à
l’admiration des sujets antiques, et jusqu’à présent tous les efforts
des modernes, pour tirer de leur propre fonds de quoi égaler les Grecs,
n’ont point encore réussi; cependant il faut atteindre à cette noble
gloire; car non seulement l’imitation s’épuise, mais l’esprit de notre
temps se fait toujours sentir dans la manière dont nous traitons les
fables ou les faits de l’antiquité. Collin lui-même, par exemple,
quoiqu’il ait conduit sa pièce de _Polyxène_ avec une grande simplicité
dans les premiers actes, la complique vers la fin par une multitude
d’incidents. Les Français ont mêlé la galanterie du siècle de Louis XIV
aux sujets antiques; les Italiens les traitent souvent avec une
affectation ampoulée; les Anglais, naturels en tout, n’ont imité, sur
leur théâtre, que les Romains, parce qu’ils se sentaient des rapports
avec eux. Les Allemands font entrer la philosophie métaphysique, ou la
variété des événements romanesques, dans leurs tragédies tirées des
sujets grecs. Jamais un écrivain de nos jours ne pourra parvenir à
composer de la poésie antique. Il vaudrait donc mieux que notre religion
et nos mœurs nous créassent une poésie moderne, belle aussi par sa
propre nature, comme celle des anciens.

Un Danois, Œhlenschlæger, a traduit lui-même ses pièces en allemand.
L’analogie des deux langues permet d’écrire également bien dans toutes
les deux, et déjà Baggesen, aussi Danois, avait donné l’exemple d’un
grand talent de versification dans un idiome étranger. On trouve dans
les tragédies d’Œhlenschlæger une belle imagination dramatique. On dit
qu’elles ont eu beaucoup de succès sur le théâtre de Copenhague: à la
lecture, elles excitent l’intérêt sous deux rapports principaux;
d’abord, parce que l’auteur a su quelquefois réunir la régularité
française à la diversité des situations qui plaît aux Allemands, et
secondement, parce qu’il a représenté d’une manière à la fois poétique
et vraie l’histoire et les fables des pays habités jadis par les
Scandinaves.

Nous connaissons à peine le Nord, qui touche aux confins de la terre
vivante; les longues nuits des contrées septentrionales, pendant
lesquelles le reflet de la neige sert seul de lumière à la terre; ces
ténèbres qui bordent l’horizon dans le lointain, lors même que la voûte
des cieux est éclairée par les étoiles, tout semble donner l’idée d’un
espace inconnu, d’un univers nocturne dont notre monde est environné.
Cet air si froid qu’il congèle le souffle de la respiration, fait
rentrer la chaleur dans l’âme; et la nature, dans ces climats, ne paraît
faite que pour repousser l’homme en lui-même.

Les héros, dans les fictions de la poésie du Nord, ont quelque chose de
gigantesque. La superstition est réunie, dans leur caractère, à la
force, tandis que partout ailleurs, elle semble le partage de la
faiblesse. Des images tirées de la rigueur du climat caractérisent la
poésie des Scandinaves: ils appellent les vautours les loups de l’air;
les lacs bouillants formés par les volcans conservent pendant l’hiver
les oiseaux qui se retirent dans l’atmosphère dont ces lacs sont
environnés: tout porte, dans ces contrées nébuleuses, un caractère de
grandeur et de tristesse.

Les nations scandinaves avaient une sorte d’énergie physique qui
semblait exclure la délibération, et faisait mouvoir la volonté comme un
rocher qui se précipite en bas de la montagne. Ce n’est pas assez des
hommes de fer de l’Allemagne, pour se faire l’idée de ces habitants de
l’extrémité du monde; ils réunissent l’irritabilité de la colère à la
froideur persévérante de la résolution, et la nature elle-même n’a pas
dédaigné de les peindre en poète, lorsqu’elle a placé dans l’Islande le
volcan qui vomit des torrents de feu du sein d’une neige éternelle.

Œhlenschlæger s’est créé une carrière toute nouvelle, en prenant pour
sujet de ses pièces les traditions héroïques de sa patrie; et, si l’on
suit cet exemple, la littérature du Nord pourra devenir un jour aussi
célèbre que celle de l’Allemagne.

C’est ici que je termine l’aperçu que j’ai voulu donner des pièces du
théâtre allemand, qui tenaient de quelque manière à la tragédie. Je ne
ferai point le résumé des défauts et des qualités que ce tableau peut
présenter. Il y a tant de diversité dans les talents et dans les
systèmes des poètes dramatiques allemands, que le même jugement ne
saurait être applicable à tous. Au reste, le plus grand éloge qu’on
puisse leur donner, c’est cette diversité même; car, dans l’empire de la
littérature, comme dans beaucoup d’autres, l’unanimité est presque
toujours un signe de servitude.



CHAPITRE XXVI

De la Comédie.


L’idéal du caractère tragique consiste, dit W. Schlegel, _dans le
triomphe que la volonté remporte sur le destin, ou sur nos passions; le
comique exprime au contraire l’empire de l’instinct physique sur
l’existence morale: de là vient que partout la gourmandise et la
poltronnerie sont un sujet inépuisable de plaisanteries_. Aimer la vie
paraît à l’homme ce qu’il y a de plus ridicule et de plus vulgaire, et
c’est un noble attribut de l’âme que ce rire qui saisit les créatures
mortelles, quand on leur offre le spectacle d’une d’entre elles
pusillanime devant la mort.

Mais quand on sort du cercle un peu commun de ces plaisanteries
universelles, lorsqu’on arrive aux ridicules de l’amour-propre, ils se
varient à l’infini, selon les habitudes et les goûts de chaque nation.
La gaîté peut tenir aux inspirations de la nature ou aux rapports de la
société; dans le premier cas, elle convient aux hommes de tous les pays;
dans le second, elle diffère selon les temps, les lieux et les mœurs;
car les efforts de la vanité ayant toujours pour objet de faire
impression sur les autres, il faut savoir ce qui vaut le plus de succès
dans telle époque et dans tel lieu, pour connaître vers quel but les
prétentions se dirigent: il y a même des pays où c’est la mode qui rend
ridicule, elle qui semble avoir pour but de mettre chacun à l’abri de la
moquerie, en donnant à tous une manière d’être semblable.

Dans les comédies allemandes, la peinture du grand monde est, en
général, assez médiocre; il y a peu de bons modèles qu’on puisse suivre
à cet égard: la société n’attire point les hommes distingués, et son
plus grand charme, l’art agréable de se plaisanter mutuellement, ne
réussirait point parmi eux; on froisserait bien vite quelque
amour-propre accoutumé à vivre en paix, et l’on pourrait facilement
aussi flétrir quelque vertu, qui s’effaroucherait même d’une innocente
ironie.

Les Allemands mettent très rarement en scène dans leurs comédies des
ridicules tirés de leur propre pays; ils n’observent pas les autres,
encore moins sont-ils capables de s’examiner eux-mêmes sous les rapports
extérieurs; ils croiraient presque manquer ainsi à la loyauté qu’ils se
doivent. D’ailleurs la susceptibilité, qui est un des traits distinctifs
de leur nature, rend très difficile de manier avec légèreté la
plaisanterie; souvent ils ne l’entendent pas, et quand ils l’entendent,
ils s’en fâchent, et n’osent pas s’en servir à leur tour: elle est pour
eux une arme à feu qu’ils craignent de voir éclater dans leurs propres
mains.

On n’a donc pas beaucoup d’exemples en Allemagne de comédies dont les
ridicules que la société développe soient l’objet. L’originalité
naturelle y serait mieux sentie, car chacun vit à sa manière, dans un
pays où le despotisme de l’usage ne tient pas ses assises dans une
grande capitale; mais quoique l’on soit plus libre sous le rapport de
l’opinion en Allemagne qu’en Angleterre même, l’originalité anglaise a
des couleurs plus vives, parce que le mouvement qui existe dans l’état
politique en Angleterre donne plus d’occasions à chaque homme de se
montrer ce qu’il est.

Dans le midi de l’Allemagne, à Vienne surtout, on trouve assez de verve
de gaîté dans les farces. Le bouffon tyrolien Casperle a un caractère
qui lui est propre; et dans toutes ces pièces, dont le comique est un
peu vulgaire, les auteurs et les acteurs prennent leur parti de ne
prétendre en aucune manière à l’élégance, et s’établissent dans le
naturel avec une énergie et un aplomb qui déjoue très bien les grâces
recherchées. Les Allemands préfèrent dans la gaîté ce qui est fort à ce
qui est nuancé; ils cherchent la vérité dans les tragédies, et les
caricatures dans les comédies. Toutes les délicatesses du cœur leur sont
connues; mais la finesse de l’esprit social n’excite point en eux la
gaîté; la peine qu’il leur faut pour la saisir leur en ôte la
jouissance.

J’aurai l’occasion de parler ailleurs d’Iffland, le premier des acteurs
de l’Allemagne, et l’un de ses écrivains les plus spirituels; il a
composé plusieurs pièces qui excellent par la peinture des caractères;
les mœurs domestiques y sont très bien représentées, et toujours des
personnages d’un vrai comique rendent ces tableaux de famille plus
piquants: néanmoins l’on pourrait faire quelquefois à ces comédies le
reproche d’être trop raisonnables; elles remplissent trop bien le but de
toutes les épigraphes des salles de spectacle: _Corriger les mœurs en
riant._ Il y a trop souvent des jeunes gens endettés, des pères de
famille qui se dérangent. Les leçons de morale ne sont pas du ressort de
la comédie, et il y a même de l’inconvénient à les y faire entrer; car
lorsqu’elles y ennuient, on peut prendre l’habitude de transporter dans
la vie réelle cette impression causée par les beaux-arts.

Kotzebue a emprunté d’un poète danois, Holberg, une comédie qui a eu
beaucoup de succès en Allemagne: elle est intitulée _Don Ranudo
Colibrados_; c’est un gentilhomme ruiné qui tâche de se faire passer
pour riche, et consacre à des choses d’apparat le peu d’argent qui
suffirait à peine pour nourrir sa famille et lui. Le sujet de cette
pièce sert de pendant et de contraste au Bourgeois de Molière, qui veut
se faire passer pour gentilhomme: il y a des scènes très spirituelles
dans _le Noble pauvre_, et même très comiques, mais d’un comique
barbare. Le ridicule saisi par Molière n’est que gai; mais au fond de
celui que le poète danois représente, il y a un malheur réel: sans doute
il faut presque toujours une grande intrépidité d’esprit pour prendre la
vie humaine en plaisanterie, et la force comique suppose un caractère au
moins insouciant; mais on aurait tort de pousser cette force jusqu’à
braver la pitié; l’art même en souffrirait, sans parler de la
délicatesse; car la plus légère impression d’amertume suffit pour ternir
ce qu’il y a de poétique dans l’abandon de la gaîté.

Dans les comédies dont Kotzebue est l’inventeur, il porte en général le
même talent que dans ses drames, la connaissance du théâtre et
l’imagination qui fait trouver des situations frappantes. Depuis quelque
temps on a prétendu que pleurer ou rire ne prouve rien en faveur d’une
tragédie ou d’une comédie; je suis loin d’être de cet avis: le besoin
des émotions vives est la source des plus grands plaisirs causés par les
beaux-arts; il ne faut pas en conclure qu’on doive changer les tragédies
en mélodrames, ni les comédies en farces des boulevards; mais le
véritable talent consiste à composer de manière qu’il y ait dans le même
ouvrage, dans la même scène, ce qui fait pleurer ou rire même le peuple,
et ce qui fournit aux penseurs un sujet inépuisable de réflexion.

La parodie, proprement dite, ne peut guère avoir lieu sur le théâtre des
Allemands; leurs tragédies, offrant presque toujours le mélange des
personnages héroïques et des personnages subalternes, prêtent beaucoup
moins à ce genre. La majesté pompeuse du théâtre français peut seule
rendre piquant le contraste des parodies. On remarque dans Shakespeare,
et quelquefois aussi dans les écrivains allemands, une façon hardie et
singulière de montrer dans la tragédie même le côté ridicule de la vie
humaine; et lorsqu’on sait opposer à cette impression la puissance du
pathétique, l’effet total de la pièce en devient plus grand. La scène
française est la seule où les limites des deux genres, du comique et du
tragique, soient fortement prononcées; partout ailleurs le talent, comme
le sort, se sert de la gaîté pour acérer la douleur.

J’ai vu à Weimar des pièces de Térence exactement traduites en allemand,
et jouées avec des masques à peu près semblables à ceux des anciens; ces
masques ne couvrent pas le visage entier, mais seulement substituent un
trait plus comique ou plus régulier aux véritables traits de l’acteur,
et donnent à sa figure une expression analogue à celle du personnage
qu’il doit représenter. La physionomie d’un grand acteur vaut mieux que
tout cela, mais les acteurs médiocres y gagnent. Les Allemands cherchent
à s’approprier les inventions anciennes et modernes de chaque pays;
néanmoins il n’y a de vraiment national chez eux, en fait de comédie,
que la bouffonnerie populaire, et les pièces où le merveilleux fournit à
la plaisanterie.

On peut citer à cette occasion un opéra que l’on donne sur tous les
théâtres, d’un bout de l’Allemagne à l’autre, et qu’on appelle _la
Nymphe du Danube_, ou _la Nymphe de la Sprée_, selon que la pièce se
joue à Vienne ou à Berlin. Un chevalier s’est fait aimer d’une fée, et
les circonstances l’ont séparé d’elle: il se marie longtemps après, et
choisit pour femme une excellente personne, mais qui n’a rien de
séduisant ni dans l’imagination ni dans l’esprit: le chevalier
s’accommode assez bien de cette situation, et elle lui paraît d’autant
plus naturelle qu’elle est commune; car peu de gens savent que c’est la
supériorité de l’âme et de l’esprit qui rapproche le plus intimement de
la nature. La fée ne peut oublier le chevalier, et le poursuit par les
merveilles de son art; chaque fois qu’il commence à s’établir dans son
ménage, elle attire son attention par des prodiges, et réveille ainsi le
souvenir de leur affection passée.

Si le chevalier s’approche d’une rivière, il entend les flots murmurer
les romances que la fée lui chantait; s’il invite des convives à sa
table, des génies ailés viennent s’y placer, et font singulièrement peur
à la prosaïque société de sa femme. Partout des fleurs, des danses et
des concerts viennent troubler comme des fantômes la vie de l’infidèle
amant; et d’autre part, les esprits malins s’amusent à tourmenter son
valet qui, dans son genre aussi, voudrait bien ne plus entendre parler
de poésie: enfin, la fée se réconcilie avec le chevalier, à condition
qu’il passera tous les ans trois jours avec elle, et sa femme consent
volontiers à ce que son époux aille puiser dans l’entretien de la fée
l’enthousiasme qui sert si bien à mieux aimer ce qu’on aime. Le sujet de
cette pièce semble plus ingénieux que populaire; mais les scènes
merveilleuses y sont mêlées et variées avec tant d’art, qu’elle amuse
également toutes les classes de spectateurs.

La nouvelle école littéraire, en Allemagne, a un système sur la comédie
comme sur tout le reste; la peinture des mœurs ne suffit pas pour
l’intéresser, elle veut de l’imagination dans la conception des pièces
et dans l’invention des personnages; le merveilleux, l’allégorie,
l’histoire, rien ne lui paraît de trop pour diversifier les situations
comiques. Les écrivains de cette école ont donné le nom de _comique
arbitraire_ à ce libre essor de toutes les pensées, sans frein et sans
but déterminé. Ils s’appuient à cet égard de l’exemple d’Aristophane,
non assurément qu’ils approuvent la licence de ses pièces, mais ils sont
frappés de la verve de gaîté qui s’y fait sentir, et ils voudraient
introduire chez les modernes cette comédie audacieuse qui se joue de
l’univers, au lieu de s’en tenir au ridicule de telle ou telle classe de
la société. Les efforts de la nouvelle école tendent, en général, à
donner plus de force et d’indépendance à l’esprit dans tous les genres,
et les succès qu’ils obtiendraient à cet égard seraient une conquête, et
pour la littérature, et plus encore pour l’énergie même du caractère
allemand; mais il est toujours difficile d’influer par des idées
générales sur les productions spontanées de l’imagination; et de plus,
une comédie démagogique comme celle des Grecs ne pourrait pas convenir à
l’état actuel de la société européenne.

Aristophane vivait sous un gouvernement tellement républicain, que l’on
y communiquait tout au peuple, et que les affaires d’État passaient
facilement de la place publique au théâtre. Il vivait dans un pays où
les spéculations philosophiques étaient presque aussi familières à tous
les hommes que les chefs-d’œuvre de l’art, parce que les écoles se
tenaient en plein air, et que les idées les plus abstraites étaient
revêtues des couleurs brillantes que leur prêtaient la nature et le
ciel; mais comment recréer toute cette sève de vie, sous nos frimas et
dans nos maisons? La civilisation moderne a multiplié les observations
sur le cœur humain: l’homme connaît mieux l’homme, et l’âme, pour ainsi
dire disséminée, offre à l’écrivain mille nuances nouvelles. La comédie
saisit ces nuances, et quand elle peut les faire ressortir par des
situations dramatiques, le spectateur est ravi de retrouver au théâtre
des caractères tels qu’il en peut rencontrer dans le monde; mais
l’introduction du peuple dans la comédie, des chœurs dans la tragédie,
des personnages allégoriques, des sectes philosophiques, enfin de tout
ce qui présente les hommes en masse, et d’une manière abstraite, ne
saurait plaire aux spectateurs de nos jours. Il leur faut des noms et
des individus; ils cherchent l’intérêt romanesque, même dans la comédie,
et la société sur la scène.

Parmi les écrivains de la nouvelle école, Tieck est celui qui a le plus
le sentiment de la plaisanterie; ce n’est pas qu’il ait fait aucune
comédie qui puisse se jouer, et que celles qu’il a écrites soient bien
ordonnées, mais on y voit des traces brillantes d’une gaîté très
originale. D’abord il saisit d’une façon qui rappelle La Fontaine les
plaisanteries auxquelles les animaux peuvent donner lieu. Il a fait une
comédie intitulée _le Chat botté_, qui est admirable en ce genre. Je ne
sais quel effet produiraient sur la scène des animaux parlants;
peut-être est-il plus amusant de se les figurer que de les voir: mais
toutefois ces animaux personnifiés, et agissant à la manière des hommes,
semblent la vraie comédie donnée par la nature. Tous les rôles comiques,
c’est-à-dire, égoïstes et sensuels, tiennent toujours en quelque chose
de l’animal. Peu importe donc si dans la comédie c’est l’animal qui
imite l’homme, ou l’homme qui imite l’animal.

Tieck intéresse aussi par la direction qu’il sait donner à son talent de
moquerie: il le tourne tout entier contre l’esprit calculateur et
prosaïque; et comme la plupart des plaisanteries de société ont pour but
de jeter du ridicule sur l’enthousiasme, on aime l’auteur qui ose
prendre corps à corps la prudence, l’égoïsme, toutes ces choses
prétendues raisonnables, derrière lesquelles les gens médiocres se
croient en sûreté, pour lancer des traits contre les caractères ou les
talents supérieurs. Ils s’appuient sur ce qu’ils appellent une juste
mesure, pour blâmer tout ce qui se distingue; et tandis que l’élégance
consiste dans l’abondance superflue des objets de luxe extérieur, on
dirait que cette même élégance interdit le luxe dans l’esprit,
l’exaltation dans les sentiments, enfin tout ce qui ne sert pas
immédiatement à faire prospérer les affaires de ce monde. L’égoïsme
moderne a l’art de louer toujours dans chaque chose la réserve et la
modération, afin de se masquer en sagesse, et ce n’est qu’à la longue
qu’on s’est aperçu que de telles opinions pourraient bien anéantir le
génie des beaux-arts, la générosité, l’amour et la religion: que
resterait-il après, qui valût la peine de vivre?

Deux comédies de Tieck, _Octavien_ et _le Prince Zerbin_, sont l’une et
l’autre ingénieusement combinées. Un fils de l’empereur Octavien
(personnage imaginaire, qu’un conte de fées place sous le règne du roi
Dagobert) est égaré, encore au berceau, dans une forêt. Un bourgeois de
Paris le trouve, l’élève avec son propre fils, et se fait passer pour
son père. A vingt ans, les inclinations héroïques du jeune prince le
trahissent dans chaque circonstance, et rien n’est plus piquant que le
contraste de son caractère et de celui de son prétendu frère, dont le
sang ne contredit point l’éducation qu’il a reçue. Les efforts du sage
bourgeois, pour mettre dans la tête de son fils adoptif quelques leçons
d’économie domestique, sont tout à fait inutiles: il l’envoie au marché,
pour acheter des bœufs dont il a besoin; le jeune homme, en revenant,
voit, dans la main d’un chasseur, un faucon; et, ravi de sa beauté, il
donne les bœufs pour le faucon, et revient tout fier d’avoir acquis, à
ce prix, un tel oiseau. Une autre fois, il rencontre un cheval dont
l’air martial le transporte: il veut savoir ce qu’il coûte, on le lui
dit; et, s’indignant de ce qu’on demande si peu de chose pour un si bel
animal, il en paie deux fois la valeur.

Le prétendu père résiste longtemps aux dispositions naturelles du jeune
homme, qui s’élance avec ardeur vers le danger et la gloire; mais
lorsque enfin on ne peut plus l’empêcher de prendre les armes contre les
Sarrasins qui assiègent Paris, et que de toutes parts on vante ses
exploits, le vieux bourgeois, à son tour, est saisi par une sorte de
contagion poétique; et rien n’est plus plaisant que le bizarre mélange
de ce qu’il était et de ce qu’il veut être, de son langage vulgaire et
des images gigantesques dont il remplit ses discours. A la fin, le jeune
homme est reconnu pour le fils de l’empereur, et chacun reprend le rang
qui convient à son caractère. Ce sujet fournit une foule de scènes
pleines d’esprit et de vrai comique; et l’opposition entre la vie
commune et les sentiments chevaleresques ne saurait être mieux
représentée.

_Le prince Zerbin_ est une peinture très spirituelle de l’étonnement de
toute une cour, quand elle voit dans son souverain du penchant à
l’enthousiasme, au dévouement, à toutes les nobles imprudences d’un
caractère généreux. Tous les vieux courtisans soupçonnent leur prince de
folie, et lui conseillent de voyager, pour qu’il apprenne comment les
choses vont partout ailleurs. On donne à ce prince un gouverneur très
raisonnable, qui doit le ramener au positif de la vie. Il se promène
avec son élève dans une belle forêt, un jour d’été, lorsque les oiseaux
se font entendre, que le vent agite les feuilles, et que la nature
animée semble adresser de toutes parts à l’homme un langage prophétique.
Le gouverneur ne trouve dans ces sensations vagues et multipliées que de
la confusion et du bruit; et lorsqu’il revient dans le palais, il se
réjouit de voir les arbres transformés en meubles, toutes les
productions de la nature asservies à l’utilité, à la régularité factice
mise à la place du mouvement tumultueux de l’existence. Les courtisans
se rassurent toutefois, quand, au retour de ses voyages, le prince
Zerbin, éclairé par l’expérience, promet de ne plus s’occuper des
beaux-arts, de la poésie, des sentiments exaltés, de rien enfin qui ne
tende à faire triompher l’égoïsme sur l’enthousiasme.

Ce que les hommes craignent le plus, pour la plupart, c’est de passer
pour dupes, et il leur paraît beaucoup moins ridicule de se montrer
occupés d’eux-mêmes dans toutes les circonstances, qu’attrapés dans une
seule. Il y a donc de l’esprit, et un bel emploi de l’esprit, à tourner
sans cesse en plaisanterie tout ce qui est calcul personnel, car il en
restera toujours bien assez pour faire aller le monde, tandis que
jusqu’au souvenir même d’une nature vraiment élevée, pourrait bien, un
de ces jours, disparaître tout à fait.

On trouve dans les comédies de Tieck une gaîté qui naît des caractères,
et ne consiste point en épigrammes spirituelles; une gaîté dans laquelle
l’imagination est inséparable de la plaisanterie; mais quelquefois aussi
cette imagination même fait disparaître le comique, et ramène la poésie
lyrique dans les scènes où l’on ne voudrait trouver que des ridicules
mis en action. Rien n’est si difficile aux Allemands que de ne pas se
livrer dans tous leurs ouvrages au vague de la rêverie, et cependant la
comédie et le théâtre en général n’y sont guère propres; car de toutes
les impressions, la plus solitaire, c’est précisément la rêverie; à
peine peut-on communiquer ce qu’elle inspire à l’ami le plus intime:
comment serait-il donc possible d’y associer la multitude rassemblée?

Parmi ces pièces allégoriques, il faut compter _le Triomphe de la
Sentimentalité_, petite comédie de Gœthe, dans laquelle il a saisi très
ingénieusement le double ridicule de l’enthousiasme affecté et de la
nullité réelle. Le principal personnage de cette pièce paraît engoué de
toutes les idées qui supposent une imagination forte et une âme
profonde, et cependant il n’est dans le vrai qu’un prince très bien
élevé, très poli, et très soumis aux convenances; il s’est avisé de
vouloir mêler à tout cela une sensibilité de commande, dont
l’affectation se trahit sans cesse. Il croit aimer les sombres forêts,
le clair de lune, les nuits étoilées; mais comme il craint le froid et
la fatigue, il a fait faire des décorations qui représentent ces divers
objets, et ne voyage jamais que suivi d’un grand chariot qui transporte
en poste derrière lui les beautés de la nature.

Ce prince sentimental se croit aussi amoureux d’une femme dont on lui a
vanté l’esprit et les talents. Cette femme, pour l’éprouver, met à sa
place un mannequin voilé qui, comme on le pense bien, ne dit jamais rien
d’inconvenable, et dont le silence passe tout à la fois pour la réserve
du bon goût et la rêverie mélancolique d’une âme tendre.

Le prince, enchanté de cette compagne selon ses désirs, demande le
mannequin en mariage, et ne découvre qu’à la fin qu’il est assez
malheureux pour avoir choisi une véritable poupée pour épouse, tandis
que sa cour lui offrait un si grand nombre de femmes qui en auraient
réuni les principaux avantages.

L’on ne saurait le nier cependant, ces idées ingénieuses ne suffisent
pas pour faire une bonne comédie, et les Français ont, comme auteurs
comiques, l’avantage sur toutes les autres nations. La connaissance des
hommes et l’art d’user de cette connaissance leur assurent, à cet égard,
le premier rang; mais peut-être pourrait-on souhaiter quelquefois, même
dans les meilleures pièces de Molière, que la satire raisonnée tînt
moins de place, et que l’imagination y eût plus de part. _Le Festin de
Pierre_ est, parmi ses comédies, celle qui se rapproche le plus du
système allemand; un prodige qui fait frissonner sert de mobile aux
situations les plus comiques, et les plus grands effets de l’imagination
se mêlent aux nuances les plus piquantes de la plaisanterie. Ce sujet,
aussi spirituel que poétique, est pris des Espagnols. Les conceptions
hardies sont très rares en France; l’on y aime, en littérature, à
travailler en sûreté; mais, quand des circonstances heureuses ont
encouragé à se risquer, le goût y conduit l’audace avec une adresse
merveilleuse, et ce sera presque toujours un chef-d’œuvre qu’une
invention étrangère arrangée par un Français.



CHAPITRE XXVII

De la Déclamation.


L’art de la déclamation ne laissant après lui que des souvenirs, et ne
pouvant élever aucun monument durable, il en est résulté que l’on n’a
pas beaucoup réfléchi sur tout ce qui le compose. Rien n’est si facile
que d’exercer cet art médiocrement, mais ce n’est pas à tort que dans sa
perfection il excite tant d’enthousiasme; et, loin de déprécier cette
impression comme un mouvement passager, je crois qu’on peut lui assigner
de justes causes. Rarement on parvient, dans la vie, à pénétrer les
sentiments secrets des hommes: l’affectation et la fausseté, la froideur
et la modestie, exagèrent, altèrent, contiennent ou voilent ce qui se
passe au fond du cœur. Un grand acteur met en évidence les symptômes de
la vérité dans les sentiments et dans les caractères, et nous montre les
signes certains des penchants et des émotions vraies. Tant d’individus
traversent l’existence sans se douter des passions et de leur force, que
souvent le théâtre révèle l’homme à l’homme, et lui inspire une sainte
terreur des orages de l’âme. En effet, quelles paroles pourraient les
peindre comme un accent, un geste, un regard! les paroles en disent
moins que l’accent, l’accent moins que la physionomie, et l’inexprimable
est précisément ce qu’un sublime acteur nous fait connaître.

Les mêmes différences qui existent entre le système tragique des
Allemands et celui des Français se retrouvent aussi dans leur manière de
déclamer; les Allemands imitent le plus qu’ils peuvent la nature, ils
n’ont d’affectation que celle de la simplicité; mais c’en est bien
quelquefois une aussi dans les beaux-arts. Tantôt les acteurs allemands
touchent profondément le cœur, et tantôt ils laissent le spectateur tout
à fait froid; ils se confient alors à sa patience, et sont sûrs de ne
pas se tromper. Les Anglais ont plus de majesté que les Allemands dans
leur manière de réciter les vers; mais ils n’ont pas pourtant cette
pompe habituelle que les Français, et surtout les tragédies françaises,
exigent des acteurs; notre genre ne supporte pas la médiocrité, car on
n’y revient au naturel que par la beauté même de l’art. Les acteurs du
second ordre, en Allemagne, sont froids et calmes; ils manquent souvent
l’effet tragique, mais ils ne sont presque jamais ridicules: cela se
passe sur le théâtre allemand comme dans la société; il y a là des gens
qui quelquefois vous ennuient, et voilà tout; tandis que sur la scène
française, on est impatienté quand on n’est pas ému: les sons ampoulés
et faux dégoûtent tellement alors de la tragédie, qu’il n’y a pas de
parodie, si vulgaire qu’elle soit, qu’on ne préfère à la fade impression
du maniéré.

Les accessoires de l’art, les machines et les décorations, doivent être
plus soignées en Allemagne qu’en France, puisque, dans les tragédies, on
y a plus souvent recours à ces moyens. Iffland a su réunir à Berlin tout
ce que l’on peut désirer à cet égard; mais à Vienne, on néglige même les
moyens nécessaires pour représenter matériellement bien une tragédie. La
mémoire est infiniment plus cultivée par les acteurs français que par
les acteurs allemands. Le souffleur, à Vienne, disait d’avance à la
plupart des acteurs chaque mot de leur rôle; et je l’ai vu suivant de
coulisse en coulisse Othello, pour lui suggérer les vers qu’il devait
prononcer au fond du théâtre en poignardant Desdemona.

Le spectacle de Weimar est infiniment mieux ordonné sous tous les
rapports. Le prince, homme d’esprit, et l’homme de génie connaisseur des
arts, qui y président, ont su réunir le goût et l’élégance à la
hardiesse qui permet de nouveaux essais.

Sur ce théâtre, comme sur tous les autres en Allemagne, les mêmes
acteurs jouent les rôles comiques et tragiques. On dit que cette
diversité s’oppose à ce qu’ils soient supérieurs dans aucun. Cependant,
les premiers génies du théâtre, Garrick et Talma, ont réuni les deux
genres. La flexibilité d’organes, qui transmet également bien des
impressions différentes, me semble le cachet du talent naturel, et dans
la fiction comme dans le vrai, c’est peut-être à la même source que l’on
puise la mélancolie et la gaîté. D’ailleurs, en Allemagne, le pathétique
et la plaisanterie se succèdent et se mêlent si souvent ensemble dans
les tragédies, qu’il faut bien que les acteurs possèdent le talent
d’exprimer l’un et l’autre; et le meilleur acteur allemand, Iffland, en
donne l’exemple avec un succès mérité. Je n’ai pas vu en Allemagne de
bons acteurs du haut comique, des marquis, des fats, etc. Ce qui fait la
grâce de ce genre de rôle, c’est ce que les Italiens appellent la
_disinvoltura_, et ce qui se traduirait en français par l’air dégagé.
L’habitude qu’ont les Allemands de mettre à tout de l’importance est
précisément ce qui s’oppose le plus à cette facile légèreté. Mais il est
impossible de porter plus loin l’originalité, la verve comique et l’art
de peindre les caractères, que ne le fait Iffland dans ses rôles. Je ne
crois pas que nous ayons jamais vu au Théâtre-Français un talent plus
varié ni plus inattendu que le sien, ni un acteur qui se risque à rendre
les défauts et les ridicules naturels avec une expression aussi
frappante. Il y a dans la comédie des modèles donnés, les pères avares,
les fils libertins, les valets fripons, les tuteurs dupés; mais les
rôles d’Iffland, tels qu’il les conçoit, ne peuvent entrer dans aucun de
ces moules: il faut les nommer tous par leur nom; car ce sont des
individus qui diffèrent singulièrement l’un de l’autre, et dans lesquels
Iffland paraît vivre comme chez lui.

Sa manière de jouer la tragédie est aussi, selon moi, d’un grand effet.
Le calme et la simplicité de sa déclamation, dans le beau rôle de
Walstein, ne peuvent s’effacer du souvenir. L’impression qu’il produit
est graduelle: on croit d’abord que son apparente froideur ne pourra
jamais remuer l’âme; mais en avançant, l’émotion s’accroît avec une
progression toujours plus rapide, et le moindre mot exerce un grand
pouvoir, quand il règne dans le ton général une noble tranquillité, qui
fait ressortir chaque nuance, et conserve toujours la couleur du
caractère au milieu des passions.

Iffland, qui est aussi supérieur dans la théorie que dans la pratique de
son art, a publié plusieurs écrits extrêmement spirituels sur la
déclamation; il donne d’abord une esquisse des différentes époques de
l’histoire du théâtre allemand: l’imitation raide et empesée de la scène
française; la sensibilité larmoyante des drames, dont le naturel
prosaïque avait fait oublier jusqu’au talent de dire des vers; enfin le
retour à la poésie et à l’imagination, qui constitue maintenant le goût
universel en Allemagne. Il n’y a pas un accent, pas un geste dont
Iffland ne sache trouver la cause, en philosophe et en artiste.

Un personnage de ses pièces lui fournit les observations les plus fines
sur le jeu comique; c’est un homme âgé, qui tout à coup abandonne ses
anciens sentiments et ses constantes habitudes, pour revêtir le costume
et les opinions de la génération nouvelle. Le caractère de cet homme n’a
rien de méchant, et cependant la vanité l’égare autant que s’il était
vraiment pervers. Il a laissé faire à sa fille un mariage raisonnable,
mais obscur, et tout à coup il lui conseille de divorcer. Une badine à
la main, souriant gracieusement, se balançant sur un pied et sur
l’autre, il propose à son enfant de briser les liens les plus sacrés;
mais ce qu’on aperçoit de vieillesse à travers une élégance forcée, ce
qu’il y a d’embarrassé dans son apparente insouciance, est saisi par
Iffland avec une admirable sagacité.

A propos de Franz Moor, frère du chef des brigands de Schiller, Iffland
examine de quelle manière les rôles de scélérat doivent être joués: «Il
faut, dit-il, que l’acteur s’attache à faire sentir par quels motifs le
personnage est devenu ce qu’il est, quelles circonstances ont dépravé
son âme; enfin, l’acteur doit être comme le défenseur officieux du
caractère qu’il représente». En effet, il ne peut y avoir de vérité,
même dans la scélératesse, que par les nuances qui font sentir que
l’homme ne devient jamais méchant que par degrés.

Iffland rappelle aussi la sensation prodigieuse que produisait, dans la
pièce d’_Émilia Galotti_, Eckhoff, ancien acteur allemand très célèbre.
Lorsque Odoard apprend par la maîtresse du prince que l’honneur de sa
fille est menacé, il veut taire à cette femme, qu’il n’estime pas,
l’indignation et la douleur qu’elle excite dans son âme, et ses mains, à
son insu, arrachaient les plumes qu’il portait à son chapeau, avec un
mouvement convulsif dont l’effet était terrible. Les acteurs qui
succédèrent à Eckhoff avaient soin d’arracher comme lui les plumes du
chapeau: mais elles tombaient à terre sans que personne y fît attention;
car une émotion véritable ne donnait pas aux moindres actions cette
vérité sublime qui ébranle l’âme des spectateurs.

La théorie d’Iffland sur les gestes est très ingénieuse. Il se moque de
ces bras en moulin à vent qui ne peuvent servir qu’à déclamer des
sentences de morale, et croit que d’ordinaire les gestes en petit
nombre, et rapprochés du corps, indiquent mieux les impressions vraies;
mais, dans ce genre comme dans beaucoup d’autres, il y a deux parties
très distinctes dans le talent, celle qui tient à l’enthousiasme
poétique, et celle qui naît de l’esprit observateur; selon la nature des
pièces ou des rôles, l’une ou l’autre doit dominer. Les gestes que la
grâce et le sentiment du beau inspirent ne sont pas ceux qui
caractérisent tel ou tel personnage. La poésie exprime la perfection en
général, plutôt qu’une manière d’être ou de sentir particulière. L’art
de l’acteur tragique consiste donc à présenter dans ses attitudes
l’image de la beauté poétique, sans négliger cependant ce qui distingue
les différents caractères: c’est toujours dans l’union de l’idéal avec
la nature que consiste tout le domaine des arts.

Lorsque je vis la pièce du _Vingt-quatre février_ jouée par deux poètes
célèbres, A. W. Schlegel et Werner, je fus singulièrement frappée de
leur genre de déclamation. Ils préparaient les effets longtemps
d’avance, et l’on voyait qu’ils auraient été fâchés d’être applaudis dès
les premiers vers. Toujours l’ensemble était présent à leur pensée, et
le succès de détail, qui aurait pu y nuire, ne leur eût paru qu’une
faute. Schlegel me fit découvrir, par sa manière de jouer dans la pièce
de Werner, tout l’intérêt d’un rôle que j’avais à peine remarqué à la
lecture. C’était l’innocence d’un homme coupable, le malheur d’un
honnête homme qui a commis un crime à l’âge de sept ans, lorsqu’il ne
savait pas encore ce que c’était que le crime, et qui, bien qu’il soit
en paix avec sa conscience, n’a pu dissiper le trouble de son
imagination. Je jugeai l’homme qui était représenté devant moi, comme on
pénètre un caractère dans la vie, d’après des mouvements, des regards,
des accents qui le trahissent à son insu. En France, la plupart de nos
acteurs n’ont jamais l’air d’ignorer ce qu’ils font; au contraire, il y
a quelque chose d’étudié dans tous les moyens qu’ils emploient, et l’on
en prévoit d’avance l’effet.

Schrœder, dont tous les Allemands parlent comme d’un acteur admirable,
ne pouvait supporter qu’on dît qu’il avait bien joué tel ou tel moment
ou bien déclamé tel ou tel vers.

--Ai-je bien joué le rôle? demandait-il; ai-je été le personnage? Et en
effet son talent semblait changer de nature chaque fois qu’il changeait
de rôle. L’on n’oserait pas en France réciter, comme il le faisait
souvent, la tragédie du ton habituel de la conversation. Il y a une
couleur générale, un accent convenu qui est de rigueur dans les vers
alexandrins, et les mouvements les plus passionnés reposent sur ce
piédestal, qui est comme la donnée nécessaire de l’art. Les acteurs
français d’ordinaire visent à l’applaudissement, et le méritent presque
pour chaque vers; les acteurs allemands y prétendent à la fin de la
pièce et ne l’obtiennent guère qu’alors.

La diversité des scènes et des situations qui se trouvent dans les
pièces allemandes donne lieu nécessairement à beaucoup plus de variété
dans le talent des acteurs. Le jeu muet compte pour davantage, et la
patience des spectateurs permet une foule de détails qui rendent le
pathétique plus naturel. L’art d’un acteur, en France, consiste presque
en entier dans la déclamation; en Allemagne, il y a beaucoup plus
d’accessoires à cet art principal, et souvent la parole est à peine
nécessaire pour attendrir.

Lorsque Schrœder, jouant le roi Lear, traduit en allemand, était apporté
endormi sur la scène, on dit que ce sommeil du malheur et de la
vieillesse arrachait des larmes avant qu’il se fût réveillé, avant même
que ses plaintes eussent appris ses douleurs; et quand il portait dans
ses bras le corps de sa jeune fille Cordélie, tuée parce qu’elle n’a pas
voulu l’abandonner, rien n’était beau comme la force que lui donnait le
désespoir. Un dernier doute le soutenait; il essayait si Cordélie
respirait encore: lui, si vieux, ne pouvait se persuader qu’un être si
jeune avait pu mourir. Une douleur passionnée dans un vieillard à demi
détruit, produisait l’émotion la plus déchirante.

Ce qu’on peut reprocher avec raison aux acteurs allemands en général,
c’est de mettre rarement en pratique la connaissance des arts du dessin,
si généralement répandue dans leur pays: leurs attitudes ne sont pas
belles; l’excès de leur simplicité dégénère souvent en gaucherie, et
presque jamais ils n’égalent les acteurs français dans la noblesse et
l’élégance de la démarche et des mouvements. Néanmoins, depuis quelque
temps les actrices allemandes ont étudié l’art des attitudes, et se
perfectionnent dans cette sorte de grâce si nécessaire au théâtre.

On n’applaudit au spectacle, en Allemagne, qu’à la fin des actes, et
très rarement on interrompt l’acteur pour lui témoigner l’admiration
qu’il inspire. Les Allemands regardent comme une espèce de barbarie de
troubler, par des signes tumultueux d’approbation, l’attendrissement
dont ils aiment à se pénétrer en silence. Mais c’est une difficulté de
plus pour leurs acteurs; car il faut une terrible force de talent pour
se passer, en déclamant, de l’encouragement donné par le public. Dans un
art tout d’émotion, les hommes rassemblés font éprouver une électricité
toute-puissante, à laquelle rien ne peut suppléer.

Une grande habitude de la pratique de l’art peut faire qu’un bon acteur,
en répétant une pièce, repasse par les mêmes traces et se serve des
mêmes moyens, sans que les spectateurs l’animent de nouveau; mais
l’inspiration première est presque toujours venue d’eux. Un contraste
singulier mérite d’être remarqué. Dans les beaux-arts, dont la création
est solitaire et réfléchie, on perd tout naturel lorsqu’on pense au
public, et l’amour-propre seul y fait songer. Dans les beaux-arts
improvisés, dans la déclamation surtout, le bruit des applaudissements
agit sur l’âme comme le son de la musique militaire. Ce bruit enivrant
fait couler le sang plus vite, ce n’est pas la froide vanité qu’il
satisfait.

Quand il paraît un homme de génie en France, dans quelque carrière que
ce soit, il atteint presque toujours à un degré de perfection sans
exemple; car il réunit l’audace qui fait sortir de la route commune au
tact du bon goût qu’il importe tant de conserver, lorsque l’originalité
du talent n’en souffre pas. Il me semble donc que Talma peut être cité
comme un modèle de hardiesse et de mesure, de naturel et de dignité. Il
possède tous les secrets des arts divers; ses attitudes rappellent les
belles statues de l’antiquité; son vêtement, sans qu’il y pense, est
drapé dans tous ses mouvements, comme s’il avait eu le temps de
l’arranger dans le plus parfait repos. L’expression de son visage, celle
de son regard, doivent être l’étude de tous les peintres. Quelquefois il
arrive les yeux à demi ouverts, et tout à coup le sentiment en fait
jaillir des rayons de lumière qui semblent éclairer toute la scène.

Le son de sa voix ébranle dès qu’il parle, avant que le sens même des
paroles qu’il prononce ait excité l’émotion. Lorsque dans les tragédies
il s’est trouvé par hasard quelques vers descriptifs, il a fait sentir
les beautés de ce genre de poésie, comme si Pindare avait récité
lui-même ses chants. D’autres ont besoin de temps pour émouvoir, et font
bien d’en prendre; mais il y a dans la voix de cet homme je ne sais
quelle magie qui, dès les premiers accents, réveille toute la sympathie
du cœur. Le charme de la musique, de la peinture, de la sculpture, de la
poésie, et par-dessus tout du langage de l’âme, voilà ses moyens pour
développer dans celui qui l’écoute toute la puissance des passions
généreuses et terribles.

Quelle connaissance du cœur humain il montre dans sa manière de
concevoir ses rôles! Il en est le second auteur par ses accents et par
sa physionomie. Lorsqu’Œdipe raconte à Jocaste comment il a tué Laïus,
sans le connaître, son récit commence ainsi: _J’étais jeune et superbe_;
la plupart des acteurs, avant lui, croyaient devoir jouer le mot
_superbe_, et relevaient la tête pour le signaler: Talma, qui sent que
tous les souvenirs de l’orgueilleux Œdipe commencent à devenir pour lui
des remords, prononce d’une voix timide ces mots faits pour rappeler une
confiance qu’il n’a déjà plus. Phorbas arrive de Corinthe, au moment où
Œdipe vient de concevoir des craintes sur sa naissance: il lui demande
un entretien secret. Les autres acteurs, avant Talma, se hâtaient de se
retourner vers leur suite, et de l’éloigner avec un geste majestueux:
Talma reste les yeux fixés sur Phorbas; il ne peut le perdre de vue, et
sa main agitée fait un signe pour écarter ce qui l’entoure. Il n’a rien
dit encore, mais ses mouvements égarés trahissent le trouble de son âme;
et quand, au dernier acte, il s’écrie en quittant Jocaste:

    Oui, Laïus est mon père, et je suis votre fils,

on croit voir s’entr’ouvrir le séjour du Ténare, où le destin perfide
entraîne les mortels.

Dans _Andromaque_, quand Hermione insensée accuse Oreste d’avoir
assassiné Pyrrhus sans son aveu, Oreste répond:

                Et ne m’avez-vous pas
    Vous-même, ici, tantôt, ordonné son trépas?

on dit que Le Kain, quand il récitait ces vers, appuyait sur chaque mot,
comme pour rappeler à Hermione toutes les circonstances de l’ordre qu’il
avait reçu d’elle. Ce serait bien vis-à-vis d’un juge; mais quand il
s’agit de la femme qu’on aime, le désespoir de la trouver injuste et
cruelle est l’unique sentiment qui remplisse l’âme. C’est ainsi que
Talma conçoit la situation: un cri s’échappe du cœur d’Oreste; il dit
les premiers mots avec force, et ceux qui suivent avec un abattement
toujours croissant: ses bras tombent, son visage devient en un instant
pâle comme la mort, et l’émotion des spectateurs s’augmente, à mesure
qu’il semble perdre la force de s’exprimer.

La manière dont Talma récite le monologue suivant est sublime. L’espèce
d’innocence qui rentre dans l’âme d’Oreste pour la déchirer, lorsqu’il
dit ce vers:

    J’assassine à regret un roi que je révère,

inspire une pitié que le génie même de Racine n’a pu prévoir même tout
entière. Les grands acteurs se sont presque tous essayés dans les
fureurs d’Oreste; mais c’est là surtout que la noblesse des gestes et
des traits ajoute singulièrement à l’effet du désespoir. La puissance de
la douleur est d’autant plus terrible, qu’elle se montre à travers le
calme même et la dignité d’une belle nature.

Dans les pièces tirées de l’histoire romaine, Talma développe un talent
d’un tout autre genre, mais non moins remarquable. On comprend mieux
Tacite, après l’avoir vu jouer le rôle de Néron; il y manifeste un
esprit d’une grande sagacité; car c’est toujours avec de l’esprit qu’une
âme honnête saisit les symptômes du crime; néanmoins il produit encore
plus d’effet, ce me semble, dans les rôles où l’on aime à s’abandonner,
en l’écoutant, aux sentiments qu’il exprime. Il a rendu à Bayard, dans
la pièce de Du Belloy, le service de lui ôter ces airs de fanfaron que
les autres acteurs croyaient devoir lui donner: ce héros gascon est
redevenu, grâce à Talma, aussi simple dans la tragédie que dans
l’histoire. Son costume dans ce rôle, ses gestes simples et rapprochés,
rappellent les statues des chevaliers qu’on voit dans les anciennes
églises, et l’on s’étonne qu’un homme qui a si bien le sentiment de
l’art antique, sache aussi se transporter dans le caractère du moyen
âge.

Talma joue quelquefois le rôle de Pharan dans une tragédie de Ducis sur
un sujet arabe, Abufar. Une foule de vers ravissants répandent sur cette
tragédie beaucoup de charme; les couleurs de l’Orient, la mélancolie
rêveuse du midi asiatique, la mélancolie des contrées où la chaleur
consume la nature, au lieu de l’embellir, se font admirablement sentir
dans cet ouvrage. Le même Talma, Grec, Romain et chevalier, est un Arabe
du désert, plein d’énergie et d’amour; ses regards sont voilés comme
pour éviter l’ardeur des rayons du soleil; il y a dans ses gestes une
alternative admirable d’indolence et d’impétuosité; tantôt le sort
l’accable, tantôt il paraît plus puissant encore que la nature, et
semble triompher d’elle: la passion qui le dévore, et dont une femme
qu’il croit sa sœur est l’objet, est renfermée dans son sein; on dirait,
à sa marche incertaine, que c’est lui-même qu’il veut fuir; ses yeux se
détournent de ce qu’il aime, ses mains repoussent une image qu’il croit
toujours voir à ses côtés; et quand enfin il presse Saléma sur son cœur,
en lui disant ce simple mot «_J’ai froid_», il sait exprimer tout à la
fois le frisson de l’âme et la dévorante ardeur qu’il veut cacher.

On peut trouver beaucoup de défauts dans les pièces de Shakespeare
adaptées par Ducis à notre théâtre; mais il serait bien injuste de n’y
pas reconnaître des beautés du premier ordre; Ducis a son génie dans son
cœur, et c’est là qu’il est bien. Talma joue ses pièces en ami du beau
talent de ce noble vieillard. La scène des sorcières, dans Macbeth, est
mise en récit dans la pièce française. Il faut voir Talma s’essayer à
rendre quelque chose de vulgaire et de bizarre dans l’accent des
sorcières, et conserver cependant dans cette imitation toute la dignité
que notre théâtre exige.

    Par des mots inconnus, ces êtres monstrueux
    S’appelaient tour à tour, s’applaudissaient entre eux,
    S’approchaient, me montraient avec un ris farouche:
    Leur doigt mystérieux se posait sur leur bouche.
    Je leur parle, et dans l’ombre ils s’échappent soudain,
    L’un avec un poignard, l’autre un sceptre à la main,
    L’autre d’un long serpent serrait son corps livide:
    Tous trois vers ce palais ont pris un vol rapide,
    Et tous trois dans les airs, en fuyant loin de moi,
    M’ont laissé pour adieu ces mots: _Tu seras roi_.

La voix basse et mystérieuse de l’acteur, en prononçant ces vers, la
manière dont il plaçait son doigt sur sa bouche, comme la statue du
silence, son regard qui s’altérait pour exprimer un souvenir horrible et
repoussant; tout était combiné pour peindre un merveilleux nouveau sur
notre théâtre, et dont aucune tradition antérieure ne pouvait donner
l’idée.

_Othello_ n’a pas réussi dernièrement sur la scène française; il semble
qu’Orosmane empêche qu’on ne comprenne bien Othello; mais quand c’est
Talma qui joue cette pièce, le cinquième acte émeut comme si
l’assassinat se passait sous nos yeux; j’ai vu Talma déclamer dans la
chambre la dernière scène avec sa femme, dont la voix et la figure
conviennent si bien à Desdemona; il lui suffisait de passer sa main sur
ses cheveux et de froncer le sourcil pour être le Maure de Venise, et la
terreur saisissait à deux pas de lui, comme si toutes les illusions du
théâtre l’avaient environné.

_Hamlet_ est son triomphe parmi les tragédies du genre étranger. Les
spectateurs ne voient pas l’ombre du père d’Hamlet sur la scène
française, l’apparition se passe en entier dans la physionomie de Talma,
et certes elle n’en est pas ainsi moins effrayante. Quand, au milieu
d’un entretien calme et mélancolique, tout à coup il aperçoit le
spectre, on suit tous ses mouvements dans les yeux qui le contemplent,
et l’on ne peut douter de la présence du fantôme, quand un tel regard
l’atteste.

Lorsque, au troisième acte, Hamlet arrive seul sur la scène, et qu’il
dit en beaux vers français le fameux monologue: _To be or not to be_.

    La mort, c’est le sommeil, c’est un réveil peut-être.
    Peut-être!--Ah! c’est le mot qui glace, épouvanté,
    L’homme, au bord du cercueil, par le doute arrêté;
    Devant ce vaste abîme, il se jette en arrière,
    Ressaisit l’existence, et s’attache à la terre.

Talma ne faisait pas un geste, quelquefois seulement il remuait la tête,
pour questionner la terre et le ciel sur ce que c’est que la mort.
Immobile, la dignité de la méditation absorbait tout son être. L’on
voyait un homme, au milieu de deux mille hommes en silence, interroger
la pensée sur le sort des mortels! dans peu d’années tout ce qui était
là n’existera plus, mais d’autres hommes assisteront à leur tour aux
mêmes incertitudes, et se plongeront de même dans l’abîme, sans en
connaître la profondeur.

Lorsque Hamlet veut faire jurer à sa mère, sur l’urne qui renferme les
cendres de son époux, qu’elle n’a point eu de part au crime qui l’a fait
périr, elle hésite, se trouble, et finit par avouer le forfait dont elle
est coupable. Alors Hamlet tire le poignard que son père lui commande
d’enfoncer dans le sein maternel; mais au moment de frapper, la
tendresse et la pitié l’emportent, et, se retournant vers l’ombre de son
père, il s’écrie: _grâce, grâce, mon père!_ avec un accent où toutes les
émotions de la nature semblent à la fois s’échapper du cœur, et, se
jetant aux pieds de sa mère évanouie, il lui dit ces deux vers qui
renferment une inépuisable pitié:

    Votre crime est horrible, exécrable, odieux;
    Mais il n’est pas plus grand que la bonté des cieux.

Enfin, on ne peut penser à Talma sans se rappeler _Manlius_. Cette pièce
faisait peu d’effet au théâtre: c’est le sujet de la _Venise sauvée_,
d’Otway, transporté dans un événement de l’histoire romaine. Manlius
conspire contre le sénat de Rome, il confie son secret à Servilius,
qu’il aime depuis quinze ans: il le lui confie malgré les soupçons de
ses autres amis, qui se défient de la faiblesse de Servilius et de son
amour pour sa femme, fille du consul. Ce que les conjurés ont craint
arrive. Servilius ne peut cacher à sa femme le danger de la vie de son
père; elle court aussitôt le lui révéler. Manlius est arrêté, ses
projets sont découverts, et le sénat le condamne à être précipité du
haut de la roche Tarpéïenne.

Avant Talma, l’on n’avait guère aperçu dans cette pièce faiblement
écrite, la passion d’amitié que Manlius ressent pour Servilius. Quand un
billet du conjuré Rutile apprend que le secret est trahi, et l’est par
Servilius, Manlius arrive, ce billet à la main; il s’approche de son
coupable ami que déjà le repentir dévore, et, lui montrant les lignes
qui l’accusent, il prononce ces mots: _Qu’en dis-tu?_ Je le demande à
tous ceux qui les ont entendus, la physionomie et le son de la voix
peuvent-ils jamais exprimer à la fois plus d’impressions différentes;
cette fureur qu’amollit un sentiment intérieur de pitié, cette
indignation que l’amitié rend tour à tour plus vive et plus faible,
comment les faire comprendre, si ce n’est par cet accent qui va de l’âme
à l’âme, sans l’intermédiaire même des paroles? Manlius tire son
poignard pour en frapper Servilius, sa main cherche son cœur et tremble
de le trouver: le souvenir de tant d’années pendant lesquelles Servilius
lui fut cher, élève comme un nuage de pleurs entre sa vengeance et son
ami.

On a moins parlé du cinquième acte, et peut-être Talma y est-il plus
admirable encore que dans le quatrième. Servilius a tout bravé pour
expier sa faute et sauver Manlius; dans le fond de son cœur il a résolu,
si son ami périt, de partager son sort. La douleur de Manlius est
adoucie par les regrets de Servilius; néanmoins il n’ose lui dire qu’il
lui pardonne sa trahison effroyable; mais il prend à la dérobée la main
de Servilius, et l’approche de son cœur; ses mouvements involontaires
cherchent l’ami coupable qu’il veut embrasser encore, avant de le
quitter pour jamais. Rien, ou presque rien dans la pièce, n’indiquait
cette admirable beauté de l’âme sensible, respectant une longue
affection, malgré la trahison qui l’a brisée. Les rôles de Pierre et de
Jaffier, dans la pièce anglaise, indiquent cette situation avec une
grande force. Talma sait donner à la tragédie de Manlius l’énergie qui
lui manque, et rien n’honore plus son talent que la vérité avec laquelle
il exprime ce qu’il y a d’invincible dans l’amitié. La passion peut haïr
l’objet de son amour; mais quand le lien s’est formé par les rapports
sacrés de l’âme, il semble que le crime même ne saurait l’anéantir, et
qu’on attend le remords comme après une longue absence on attendrait le
retour.

En parlant avec quelque détail de Talma, je ne crois point m’être
arrêtée sur un sujet étranger à mon ouvrage. Cet artiste donne autant
qu’il est possible à la tragédie française, ce qu’à tort ou à raison les
Allemands lui reprochent de n’avoir pas: l’originalité et le naturel. Il
sait caractériser les mœurs étrangères dans les différents personnages
qu’il représente, et nul acteur ne hasarde davantage de grands effets
par des moyens simples. Il y a, dans sa manière de déclamer, Shakespeare
et Racine artistement combinés. Pourquoi les écrivains dramatiques
n’essaieraient-ils pas aussi de réunir dans leurs compositions ce que
l’acteur a su si bien amalgamer par son jeu?



CHAPITRE XXVIII

Des Romans.


De toutes les fictions les romans étant la plus facile, il n’est point
de carrière dans laquelle les écrivains des nations modernes se soient
plus essayés. Le roman fait, pour ainsi dire, la transition entre la vie
réelle et la vie imaginaire. L’histoire de chacun est, à quelques
modifications près, un roman assez semblable à ceux qu’on imprime, et
les souvenirs personnels tiennent souvent à cet égard lieu d’invention.
On a voulu donner plus d’importance à ce genre en y mêlant la poésie,
l’histoire et la philosophie; il me semble que c’est le dénaturer. Les
réflexions morales et l’éloquence passionnée peuvent trouver place dans
les romans; mais l’intérêt des situations doit être toujours le premier
mobile de cette sorte d’écrits, et jamais rien ne peut en tenir lieu. Si
l’effet théâtral est la condition indispensable de toute pièce
représentée, il est également vrai qu’un roman ne serait ni un bon
ouvrage, ni une fiction heureuse, s’ils n’inspiraient pas une curiosité
vive; c’est en vain que l’on voudrait y suppléer par des digressions
spirituelles, l’attente de l’amusement trompée causerait une fatigue
insurmontable.

La foule des romans d’amour publiés en Allemagne a fait tourner un peu
en plaisanterie les clairs de lune, les harpes qui retentissent le soir
dans la vallée, enfin tous les moyens connus de bercer doucement l’âme;
néanmoins il y a en nous une disposition naturelle qui se plaît à ces
faciles lectures; c’est au génie à s’emparer de cette disposition qu’on
voudrait encore combattre. Il est si beau d’aimer et d’être aimé, que
cet hymne de la vie peut se moduler à l’infini, sans que le cœur en
éprouve de lassitude; ainsi l’on revient avec joie au motif d’un chant
embelli par des notes brillantes. Je ne dissimulerai pas cependant que
les romans, même les plus purs, font du mal; ils nous ont trop appris ce
qu’il y a de plus secret dans les sentiments. On ne peut plus rien
éprouver sans se souvenir presque de l’avoir lu, et tous les voiles du
cœur ont été déchirés. Les anciens n’auraient jamais fait ainsi de leur
âme un sujet de fiction; il leur restait un sanctuaire où même leur
propre regard aurait craint de pénétrer; mais enfin, le genre des romans
admis, il y faut de l’intérêt, et c’est, comme le disait Cicéron de
l’action dans l’orateur, la condition trois fois nécessaire.

Les Allemands, comme les Anglais, sont très féconds en romans qui
peignent la vie domestique. La peinture des mœurs est plus élégante dans
les romans anglais; elle a plus de diversité dans les romans allemands.
Il y a en Angleterre, malgré l’indépendance des caractères, une manière
d’être générale donnée par la bonne compagnie; en Allemagne rien à cet
égard n’est convenu. Plusieurs de ces romans fondés sur nos sentiments
et nos mœurs, et qui tiennent parmi les livres le rang des drames au
théâtre, méritent d’être cités; mais ce qui est sans égal et sans
pareil, c’est _Werther_: on voit là tout ce que le génie de Gœthe
pouvait produire quand il était passionné. L’on dit qu’il attache
maintenant peu de prix à cet ouvrage de sa jeunesse; l’effervescence
d’imagination qui lui inspira presque de l’enthousiasme pour le suicide
doit lui paraître maintenant blâmable. Quand on est très jeune, la
dégradation de l’être n’ayant en rien commencé, le tombeau ne semble
qu’une image poétique, qu’un sommeil environné de figures à genoux qui
nous pleurent; il n’en est plus ainsi même dès le milieu de la vie, et
l’on apprend alors pourquoi la religion, cette science de l’âme, a mêlé
l’horreur du meurtre à l’attentat contre soi-même.

Gœthe néanmoins aurait grand tort de dédaigner l’admirable talent qui se
manifeste dans _Werther_; ce ne sont pas seulement les souffrances de
l’amour, mais les maladies de l’imagination dans notre siècle, dont il a
su faire le tableau; ces pensées qui se pressent dans l’esprit sans
qu’on puisse les changer en acte de la volonté; le contraste singulier
d’une vie beaucoup plus monotone que celle des anciens, et d’une
existence intérieure beaucoup plus agitée, causent une sorte
d’étourdissement semblable à celui qu’on prend sur le bord de l’abîme,
et la fatigue même qu’on éprouve, après l’avoir longtemps contemplé,
peut entraîner à s’y précipiter. Gœthe a su joindre à cette peinture des
inquiétudes de l’âme, si philosophique dans ses résultats, une fiction
simple, mais d’un intérêt prodigieux. Si l’on a cru nécessaire, dans
toutes les sciences, de frapper les yeux par les signes extérieurs,
n’est-il pas naturel d’intéresser le cœur pour y graver de grandes
pensées?

Les romans par lettres supposent toujours plus de sentiments que de
faits; jamais les anciens n’auraient imaginé de donner cette forme à
leurs fictions; et ce n’est même que depuis deux siècles que la
philosophie s’est assez introduite en nous-mêmes pour que l’analyse de
ce qu’on éprouve tienne une si grande place dans les livres. Cette
manière de concevoir les romans n’est pas aussi poétique, sans doute,
que celle qui consiste tout entière dans des récits; mais l’esprit
humain est maintenant bien moins avide des événements même les mieux
combinés, que des observations sur ce qui se passe dans le cœur. Cette
disposition tient aux grands changements intellectuels qui ont eu lieu
dans l’homme; il tend toujours plus en général à se replier sur
lui-même, et cherche la religion, l’amour et la pensée dans le plus
intime de son être.

Plusieurs écrivains allemands ont composé des contes de revenants et de
sorcières, et pensent qu’il y a plus de talent dans ces inventions que
dans un roman fondé sur une circonstance de la vie commune: tout est
bien si l’on y est porté par des dispositions naturelles; mais en
général il faut des vers pour les choses merveilleuses, la prose n’y
suffit pas. Quand les fictions représentent des siècles et des pays très
différents de ceux où nous vivons, il faut que le charme de la poésie
supplée au désir que la ressemblance avec nous-mêmes nous ferait goûter.
La poésie est le médiateur ailé qui transporte les temps passés et les
nations étrangères dans une région sublime où l’admiration tient lieu de
sympathie.

Les romans de chevalerie abondent en Allemagne; mais on aurait dû les
rattacher plus scrupuleusement aux traditions anciennes: à présent on
recherche ces sources précieuses; et, dans un livre appelé _le Livre des
Héros_, on a trouvé une foule d’aventures racontées avec force et
naïveté; il importe de conserver la couleur de ce style et de ces mœurs
anciennes, et de ne pas prolonger, par l’analyse des sentiments, les
récits de ce temps où l’honneur et l’amour agissaient sur le cœur de
l’homme, comme la fatalité chez les anciens, sans qu’on réfléchît aux
motifs des actions, ni que l’incertitude y fût admise.

Les romans philosophiques ont pris depuis quelque temps, en Allemagne,
le pas sur tous les autres; ils ne ressemblent point à ceux des
Français: ce n’est pas, comme dans Voltaire, une idée générale qu’on
exprime par un fait en forme d’apologue, mais c’est un tableau de la vie
humaine tout à fait impartial, un tableau dans lequel aucun intérêt
passionné ne domine; des situations diverses se succèdent dans tous les
rangs, dans tous les états, dans toutes les circonstances, et l’écrivain
est là pour les raconter; c’est ainsi que Gœthe a conçu _Wilhelm
Meister_, ouvrage très admiré en Allemagne, mais ailleurs peu connu.

_Wilhelm Meister_ est plein de discussions ingénieuses et spirituelles;
on en ferait un ouvrage philosophique du premier ordre, s’il ne s’y
mêlait pas une intrigue de roman, dont l’intérêt ne vaut pas ce qu’elle
fait perdre; on y trouve des peintures très fines et très détaillées
d’une certaine classe de la société, plus nombreuse en Allemagne que
dans les autres pays; classe dans laquelle les artistes, les comédiens
et les aventuriers se mêlent avec les bourgeois qui aiment la vie
indépendante, et avec les grands seigneurs qui croient protéger les
arts: chacun de ces tableaux pris à part est charmant; mais il n’y a
d’autre intérêt dans l’ensemble de l’ouvrage que celui qu’on doit mettre
à savoir l’opinion de Gœthe sur chaque sujet: le héros de son roman est
un tiers importun qu’il a mis, on ne sait pourquoi, entre son lecteur et
lui.

Au milieu de ces personnages de _Wilhelm Meister_, plus spirituels que
signifiants, et de ces situations plus naturelles que saillantes, un
épisode charmant se retrouve dans plusieurs endroits de l’ouvrage, et
réunit tout ce que la chaleur et l’originalité du talent de Gœthe
peuvent faire éprouver de plus animé. Une jeune fille italienne est
l’enfant de l’amour, et d’un amour criminel et terrible, qui a entraîné
un homme consacré par serment au culte de la divinité; les deux époux
déjà si coupables, découvrent après leur hymen qu’ils étaient frère et
sœur, et que l’inceste est pour eux la punition du parjure. La mère perd
la raison, et le père parcourt le monde comme un malheureux errant qui
ne veut d’asile nulle part. Le fruit infortuné de cet amour si funeste,
sans appui dès sa naissance, est enlevé par des danseurs de corde; ils
l’exercent jusqu’à l’âge de dix ans dans les misérables jeux dont ils
tirent leur subsistance: les cruels traitements qu’on lui fait éprouver
intéressent Wilhelm, et il prend à son service cette jeune fille, sous
l’habit de garçon, qu’elle a porté depuis qu’elle est au monde.

Alors se développe dans cette créature extraordinaire un mélange
singulier d’enfance et de profondeur, de sérieux et d’imagination;
ardente comme les Italiennes, silencieuse et persévérante comme une
personne réfléchie, la parole ne semble pas son langage. Le peu de mots
qu’elle dit cependant est solennel, et répond à des sentiments bien plus
forts que son âge, et dont elle-même n’a pas le secret. Elle s’attache à
Wilhelm avec amour et respect; elle le sert comme un domestique fidèle,
elle l’aime comme une femme passionnée: sa vie ayant toujours été
malheureuse, on dirait qu’elle n’a point connu l’enfance, et que,
souffrant dans l’âge auquel la nature n’a destiné que des jouissances,
elle n’existe que pour une seule affection, avec laquelle les battements
de son cœur commencent et finissent.

Le personnage de Mignon (c’est le nom de la jeune fille) est mystérieux
comme un rêve; elle exprime ses regrets pour l’Italie dans des vers
ravissants, que tout le monde sait par cœur en Allemagne: «Connais-tu
cette terre où les citronniers fleurissent, etc.». Enfin la jalousie,
cette impression trop forte pour de si jeunes organes, brise la pauvre
enfant, qui sentit la douleur avant que l’âge lui donnât la force de
lutter contre elle. Il faudrait, pour comprendre tout l’effet de cet
admirable tableau, en rapporter chaque détail. On ne peut se représenter
sans émotion les moindres mouvements de cette jeune fille; il y a je ne
sais quelle simplicité magique en elle, qui suppose des abîmes de
pensées et de sentiments; l’on croit entendre gronder l’orage au fond de
son âme, lors même que l’on ne saurait citer ni une parole ni une
circonstance qui motive l’inquiétude inexprimable qu’elle fait éprouver.

Malgré ce bel épisode, on aperçoit dans _Wilhelm Meister_ le système
singulier qui s’est développé depuis quelque temps dans la nouvelle
école allemande. Les récits des anciens, et même leurs poèmes, quelque
animés qu’ils soient dans le fond, sont calmes par la forme; et l’on
s’est persuadé que les modernes feraient bien d’imiter la tranquillité
des écrivains antiques: mais en fait d’imagination, ce qui n’est
commandé que par la théorie ne réussit guère dans la pratique. S’il
s’agit d’événements tels que ceux de _l’Iliade_, ils intéressent
d’eux-mêmes, et moins le sentiment personnel de l’auteur s’aperçoit,
plus le tableau fait impression; mais si l’on se met à peindre les
situations romanesques avec le calme impartial d’Homère, le résultat
n’en saurait être très attachant.

Gœthe vient de faire paraître un roman intitulé _les Affinités de
choix_, qu’on peut accuser surtout, ce me semble, du défaut que je viens
d’indiquer. Un ménage heureux s’est retiré à la campagne; les deux époux
invitent, l’un son ami, l’autre sa nièce, à partager leur solitude;
l’ami devient amoureux de la femme, et l’époux de la jeune fille, nièce
de sa femme. Il se livre à l’idée de recourir au divorce pour s’unir à
ce qu’il aime; la jeune fille est prête à y consentir: des événements
malheureux la ramènent au sentiment du devoir; mais quand elle reconnaît
la nécessité de sacrifier son amour, elle en meurt de douleur, et celui
qu’elle aime ne tarde pas à la suivre.

La traduction des _Affinités de choix_ n’a point eu de succès en France,
parce que l’ensemble de cette fiction n’a rien de caractérisé, et qu’on
ne sait pas dans quel but elle a été conçue; ce n’est point un tort en
Allemagne que cette incertitude: comme les événements de ce monde ne
présentent souvent que des résultats indécis, l’on consent à trouver
dans les romans qui les peignent les mêmes contradictions et les mêmes
doutes. Il y a, dans l’ouvrage de Gœthe, une foule de pensées et
d’observations fines; mais il est vrai que l’intérêt y languit souvent,
et qu’on trouve presque autant de lacunes dans ce roman que dans la vie
humaine telle qu’elle se passe ordinairement. Un roman cependant ne doit
pas ressembler à des mémoires particuliers; car tout intéresse dans ce
qui a existé réellement, tandis qu’une fiction ne peut égaler l’effet de
la vérité qu’en la surpassant, c’est-à-dire, en ayant plus de force,
plus d’ensemble et plus d’action qu’elle.

La description du jardin du baron et des embellissements qu’y fait la
baronne, absorbe plus du tiers du roman; et l’on a peine à partir de là
pour être ému par une catastrophe tragique: la mort du héros et de
l’héroïne ne semble plus qu’un accident fortuit, parce que le cœur n’est
pas préparé longtemps d’avance à sentir et à partager la peine qu’ils
éprouvent. Cet écrit offre un singulier mélange de l’existence commode
et des sentiments orageux; une imagination pleine de grâce et de force
s’approche des plus grands effets pour les délaisser tout à coup, comme
s’il ne valait pas la peine de les produire; et l’on dirait que
l’émotion fait du mal à l’écrivain de ce roman, et que, par paresse de
cœur, il met de côté la moitié de son talent, de peur de se faire
souffrir lui-même en attendrissant les autres.

Une question plus importante, c’est de savoir si un tel ouvrage est
moral, c’est-à-dire, si l’impression qu’on en reçoit est favorable au
perfectionnement de l’âme; les événements ne sont de rien à cet égard
dans une fiction; on sait si bien qu’ils dépendent de la volonté de
l’auteur, qu’ils ne peuvent réveiller la conscience de personne: la
moralité d’un roman consiste donc dans les sentiments qu’il inspire. On
ne saurait nier qu’il n’y ait dans le livre de Gœthe une profonde
connaissance du cœur humain, mais une connaissance décourageante; la vie
y est représentée comme une chose assez indifférente, de quelque manière
qu’on la passe; triste quand on l’approfondit, assez agréable quand on
l’esquive, susceptible de maladies morales qu’il faut guérir si l’on
peut, et dont il faut mourir si l’on n’en peut guérir.--Les passions
existent, les vertus existent; il y a des gens qui assurent qu’il faut
combattre les unes par les autres; il y en a d’autres qui prétendent que
cela ne se peut pas; voyez et jugez, semble dire l’écrivain qui raconte,
avec impartialité, les arguments que le sort peut donner pour et contre
chaque manière de voir.

On aurait tort cependant de se figurer que ce scepticisme soit inspiré
par la tendance matérialiste du dix-huitième siècle; les opinions de
Gœthe ont bien plus de profondeur, mais elles ne donnent pas plus de
consolations à l’âme. On aperçoit dans ses écrits une philosophie
dédaigneuse, qui dit au bien comme au mal: Cela doit être, puisque cela
est; un esprit prodigieux, qui domine toutes les autres facultés, et se
lasse du talent même, comme ayant quelque chose de trop involontaire et
de trop partial; enfin, ce qui manque surtout à ce roman, c’est un
sentiment religieux ferme et positif: les principaux personnages sont
plus accessibles à la superstition qu’à la croyance; et l’on sent que
dans leur cœur, la religion, comme l’amour, n’est que l’effet des
circonstances et pourrait varier avec elles.

Dans la marche de cet ouvrage, l’auteur se montre trop incertain; les
figures qu’il dessine et les opinions qu’il indique, ne laissent que des
souvenirs vacillants; il faut en convenir, beaucoup penser conduit
quelquefois à tout ébranler dans le fond de soi-même; mais un homme de
génie tel que Gœthe doit servir de guide à ses admirateurs dans une
route assurée. Il n’est plus temps de douter, il n’est plus temps de
mettre, à propos de toutes choses, des idées ingénieuses dans les deux
côtés de la balance; il faut se livrer à la confiance, à l’enthousiasme,
à l’admiration que la jeunesse immortelle de l’âme peut toujours
entretenir en nous-mêmes; cette jeunesse renaît des cendres mêmes des
passions: c’est le rameau d’or qui ne peut se flétrir, et qui donne à la
Sibylle l’entrée dans les champs élysiens.

Tieck mérite d’être cité dans plusieurs genres; il est l’auteur d’un
roman, _Sternbald_, dont la lecture est délicieuse; les événements y
sont en petit nombre, et ce qu’il y en a n’est pas même conduit jusqu’au
dénouement; mais on ne trouve nulle part, je crois, une si agréable
peinture de la vie d’un artiste. L’auteur place son héros dans le beau
siècle des arts, et le suppose écolier d’Albert Dürer, contemporain de
Raphaël; il le fait voyager dans diverses contrées de l’Europe, et peint
avec un charme tout nouveau le plaisir que doivent causer les objets
extérieurs, quand on n’appartient exclusivement à aucun pays, ni à
aucune situation, et qu’on se promène librement à travers la nature pour
y chercher des inspirations et des modèles. Cette existence voyageuse et
rêveuse tout à la fois n’est bien sentie qu’en Allemagne. Dans les
romans français nous décrivons toujours les mœurs et les relations
sociales; mais il y a un grand secret de bonheur dans cette imagination
qui plane sur la terre en la parcourant, et ne se mêle point aux
intérêts actifs de ce monde.

Ce que le sort refuse presque toujours aux pauvres mortels, c’est une
destinée heureuse dont les circonstances se succèdent et s’enchaînent
selon nos souhaits; mais les impressions isolées sont pour la plupart
assez douces, et le présent, quand on peut le considérer à part des
souvenirs et des craintes, est encore le meilleur moment de l’homme. Il
y a donc une philosophie poétique très sage dans ces jouissances
instantanées dont l’existence d’un artiste se compose; les sites
nouveaux, les accidents de lumière qui les embellissent sont pour lui
des événements qui commencent et finissent le même jour, et n’ont rien à
faire avec le passé ni avec l’avenir; les affections du cœur dérobent
l’aspect de la nature, et l’on s’étonne, en lisant le roman de Tieck, de
toutes les merveilles qui nous environnent à notre insu.

L’auteur a mêlé à cet ouvrage des poésies détachées, dont quelques-unes
sont des chefs-d’œuvre. Lorsqu’on met des vers dans un roman français,
presque toujours ils interrompent l’intérêt, et détruisent l’harmonie de
l’ensemble. Il n’en est pas ainsi dans _Sternbald_; le roman est si
poétique en lui-même, que la prose y paraît comme un récitatif qui
succède au chant, ou le prépare. On y trouve entre autres quelques
stances sur le retour du printemps, qui sont enivrantes comme la nature
à cette époque. L’enfance y est présentée sous mille formes différentes;
l’homme, les plantes, la terre, le ciel, tout y est si jeune, tout y est
si riche d’espérance, qu’on dirait que le poète célèbre les premiers
beaux jours et les premières fleurs qui parèrent le monde.

Nous avons en français plusieurs romans comiques; et l’un des plus
remarquables, c’est _Gil Blas_. Je ne crois pas qu’on puisse citer chez
les Allemands un ouvrage où l’on se joue si spirituellement des choses
de la vie. Ils ont à peine un monde réel, comment pourraient-ils déjà
s’en moquer? La gaîté sérieuse qui ne tourne rien en plaisanterie, mais
amuse sans le vouloir, et fait rire sans avoir ri; cette gaîté que les
Anglais appellent _humour_, se trouve aussi dans plusieurs écrits
allemands; mais il est presque impossible de les traduire. Quand la
plaisanterie consiste dans une pensée philosophique heureusement
exprimée, comme le _Gulliver_ de Swift, le changement de langue n’y fait
rien, mais _Tristram Shandy_ de Sterne perd en français presque toute sa
grâce. Les plaisanteries qui consistent dans les formes du langage en
disent peut-être à l’esprit mille fois plus que les idées, et cependant
on ne peut transmettre aux étrangers ces impressions si vives, excitées
par des nuances si fines.

Claudius est un des auteurs allemands qui ont le plus de cette gaîté
nationale, partage exclusif de chaque littérature étrangère. Il a publié
un recueil composé de plusieurs pièces détachées sur différents sujets;
il en est quelques-unes de mauvais goût, quelques autres de peu
d’importance; mais il y règne une originalité et une vérité qui rendent
les moindres choses piquantes. Cet écrivain, dont le style est revêtu
d’une apparence simple, et quelquefois même vulgaire, pénètre jusqu’au
fond du cœur, par la sincérité de ses sentiments. Il vous fait pleurer
comme il vous fait rire, parce qu’il excite en vous la sympathie, et que
vous reconnaissez un semblable et un ami dans tout ce qu’il éprouve. On
ne peut rien extraire des écrits de Claudius, son talent agit comme une
sensation; il faut l’avoir éprouvée pour en parler. Il ressemble à ces
peintres flamands qui s’élèvent quelquefois à représenter ce qu’il y a
de plus noble dans la nature, ou à l’Espagnol Murillo qui peint des
pauvres et des mendiants avec une vérité parfaite, mais qui leur donne
souvent, même à son insu, quelques traits d’une expression noble et
profonde. Il faut, pour mêler avec succès le comique et le pathétique,
être éminemment naturel dans l’un et dans l’autre; dès que le factice
s’aperçoit, tout contraste fait disparate; mais un grand talent plein de
bonhomie peut réunir avec succès ce qui n’a du charme que sur le visage
de l’enfance, le sourire au milieu des pleurs.

Un autre écrivain, plus moderne et plus célèbre que Claudius, s’est
acquis une grande réputation en Allemagne par des ouvrages qu’on
appellerait des romans, si une dénomination connue pouvait convenir à
des productions si extraordinaires. J. Paul Richter a sûrement plus
d’esprit qu’il n’en faut pour composer un ouvrage qui intéresserait les
étrangers autant que les Allemands, et néanmoins rien de ce qu’il a
publié ne peut sortir de l’Allemagne. Ses admirateurs diront que cela
tient à l’originalité même de son génie; il me semble que ses défauts en
sont autant la cause que ses qualités. Il faut, dans nos temps modernes,
avoir l’esprit européen; les Allemands encouragent trop dans leurs
auteurs cette hardiesse vagabonde qui, toute audacieuse qu’elle paraît,
n’est pas toujours dénuée d’affectation. Madame de Lambert disait à son
fils:--Mon ami, ne vous permettez que les sottises qui vous feront un
grand plaisir.--On pourrait prier J. Paul de n’être bizarre que malgré
lui: tout ce qu’on dit involontairement répond toujours à la nature de
quelqu’un; mais quand l’originalité naturelle est gâtée par la
prétention à l’originalité, le lecteur ne jouit pas complètement même de
ce qui est vrai, par le souvenir et la crainte de ce qui ne l’est pas.

On trouve cependant des beautés admirables dans les ouvrages de J. Paul;
mais l’ordonnance et le cadre de ses tableaux sont si défectueux, que
les traits de génie les plus lumineux se perdent dans la confusion de
l’ensemble. Les écrits de J. Paul doivent être considérés sous deux
points de vue, la plaisanterie et le sérieux; car il mêle constamment
l’une à l’autre. Sa manière d’observer le cœur humain est pleine de
finesse et de gaîté, mais il ne connaît guère que le cœur humain tel
qu’on peut le juger d’après les petites villes d’Allemagne, et il y a
souvent dans la peinture de ces mœurs quelque chose de trop innocent
pour notre siècle. Des observations si délicates et presque si
minutieuses sur les affections morales rappellent un peu ce personnage
des contes de fées surnommé _Fine-Oreille_, parce qu’il entendait les
plantes pousser. Sterne a bien, à cet égard, quelque analogie avec J.
Paul; mais si J. Paul lui est très supérieur dans la partie sérieuse et
poétique de ses ouvrages, Sterne a plus de goût et d’élégance dans la
plaisanterie, et l’on voit qu’il a vécu dans une société dont les
rapports étaient plus étendus et plus brillants.

Ce serait un ouvrage bien remarquable néanmoins que des pensées
extraites des ouvrages de J. Paul; mais on s’aperçoit, en le lisant, de
l’habitude singulière qu’il a de recueillir partout, dans de vieux
livres inconnus, dans des ouvrages de sciences, etc., des métaphores et
des allusions. Les rapprochements qu’il en tire sont presque toujours
très ingénieux: mais quand il faut de l’étude et de l’attention pour
saisir une plaisanterie, il n’y a guère que les Allemands qui consentent
à rire à la longue, et se donnent autant de peine pour comprendre ce qui
les amuse que ce qui les instruit.

Au fond de tout cela l’on trouve une foule d’idées nouvelles, et si l’on
y parvient, l’on s’y enrichit beaucoup; mais l’auteur a négligé
l’empreinte qu’il fallait donner à ces trésors. La gaîté des Français
vient de l’esprit de société; celle des Italiens, de l’imagination;
celle des Anglais, de l’originalité du caractère; la gaîté des Allemands
est philosophique. Ils plaisantent avec les choses et avec les livres
plutôt qu’avec leurs semblables. Il y a dans leur tête un chaos de
connaissances qu’une imagination indépendante et fantasque combine de
mille manières, tantôt originales tantôt confuses; mais où la vigueur de
l’esprit et de l’âme se fait toujours sentir.

L’esprit de J. Paul ressemble souvent à celui de Montaigne. Les auteurs
français de l’ancien temps ont en général plus de rapport avec les
Allemands que les écrivains du siècle de Louis XIV; car c’est depuis ce
temps-là que la littérature française a pris une direction classique.

J. Paul Richter est souvent sublime dans la partie sérieuse de ses
ouvrages, mais la mélancolie continuelle de son langage ébranle
quelquefois jusqu’à la fatigue. Lorsque l’imagination nous balance trop
longtemps dans le vague, à la fin les couleurs se confondent à nos
regards, les contours s’effacent, et il ne reste de ce qu’on a lu qu’un
retentissement, au lieu d’un souvenir. La sensibilité de J. Paul touche
l’âme, mais ne la fortifie pas assez. La poésie de son style ressemble
aux sons de l’harmonica, qui ravissent d’abord et font mal au bout de
quelques instants, parce que l’exaltation qu’ils excitent n’a pas
d’objet déterminé. L’on donne trop d’avantage aux caractères arides et
froids, quand on leur présente la sensibilité comme une maladie, tandis
que c’est de toutes les facultés morales la plus énergique, puisqu’elle
donne le désir et la puissance de se dévouer aux autres.

Parmi les épisodes touchants qui abondent dans les romans de Jean Paul,
dont le fond n’est presque jamais qu’un assez faible prétexte pour les
épisodes, j’en vais citer trois, pris au hasard, pour donner l’idée du
reste. Un seigneur anglais devient aveugle par une double cataracte; il
se fait faire l’opération sur un de ses yeux; on la manque, et cet œil
est perdu sans ressource. Son fils, sans le lui dire, étudie chez un
oculiste, et, au bout d’une année, il est jugé capable d’opérer l’œil
que l’on peut encore sauver à son père. Le père, ignorant l’intention de
son fils, croit se remettre entre les mains d’un étranger, et se
prépare, avec fermeté, au moment qui va décider si le reste de sa vie se
passera dans les ténèbres; il recommande même qu’on éloigne son fils de
sa chambre, afin qu’il ne soit pas trop ému en assistant à cette
redoutable décision. Le fils s’approche en silence de son père; sa main
ne tremble pas; car la circonstance est trop forte pour les signes
ordinaires de l’attendrissement. Toute l’âme se concentre dans une seule
pensée, et l’excès même de la tendresse donne cette présence d’esprit
surnaturelle, à laquelle succéderait l’égarement, si l’espoir était
perdu. Enfin l’opération réussit, et le père, en recouvrant la lumière,
aperçoit le fer bienfaisant dans la main de son propre fils!

Un autre roman du même auteur présente aussi une situation très
touchante. Un jeune aveugle demande qu’on lui décrive le coucher du
soleil, dont il sent les rayons doux et purs dans l’atmosphère, comme
l’adieu d’un ami. Celui qu’il interroge lui raconte la nature dans toute
sa beauté; mais il mêle à cette peinture une impression de mélancolie
qui doit consoler l’infortuné privé de la lumière. Sans cesse il en
appelle à la divinité, comme à la source vive des merveilles du monde;
et, ramenant tout à cette vue intellectuelle, dont l’aveugle jouit
peut-être plus intimement encore que nous, il lui fait sentir dans l’âme
ce que ses yeux ne peuvent plus voir.

Enfin, je risquerai la traduction d’un morceau très bizarre, mais qui
sert à faire connaître le génie de Jean Paul.

Bayle a dit quelque part que _l’athéisme ne devrait pas mettre à l’abri
de la crainte des souffrances éternelles_: c’est une grande pensée, et
sur laquelle on peut réfléchir longtemps. Le songe de Jean Paul, que je
vais citer, peut être considéré comme cette pensée mise en action.

La vision dont il s’agit ressemble un peu au délire de la fièvre, et
doit être jugée comme telle. Sous tout autre rapport que celui de
l’imagination, elle serait singulièrement attaquable.

«Le but de cette fiction, dit Jean Paul, en excusera la hardiesse. Si
mon cœur était jamais assez malheureux, assez desséché pour que tous les
sentiments qui affirment l’existence d’un Dieu y fussent anéantis, je
relirais ces pages; j’en serais ébranlé profondément, et j’y
retrouverais mon salut et ma foi. Quelques hommes nient l’existence de
Dieu avec autant d’indifférence que d’autres l’admettent; et tel y a cru
pendant vingt années, qui n’a rencontré que dans la vingt-et-unième, la
minute solennelle où il a découvert avec ravissement le riche apanage de
cette croyance, la chaleur vivifiante de cette fontaine de naphte.


Un Songe.

«Lorsque, dans l’enfance, on nous raconte que vers minuit, à l’heure où
le sommeil atteint notre âme de si près, les songes deviennent plus
sinistres, les morts se relèvent, et, dans les églises solitaires,
contrefont les pieuses pratiques des vivants, la mort nous effraie à
cause des morts. Quand l’obscurité s’approche, nous détournons nos
regards de l’église et de ses noirs vitraux; les terreurs de l’enfance,
plus encore que ses plaisirs, reprennent les ailes pour voltiger autour
de nous, pendant la nuit légère de l’âme assoupie. Ah! n’éteignez pas
ces étincelles; laissez-nous nos songes, même les plus sombres. Ils sont
encore plus doux que notre existence actuelle; ils nous ramènent à cet
âge où le fleuve de la vie réfléchit encore le ciel.

«Un soir d’été, j’étais couché sur le sommet d’une colline; je m’y
endormis, et je rêvai que je me réveillais au milieu de la nuit dans un
cimetière. L’horloge sonnait onze heures. Toutes les tombes étaient
entr’ouvertes, et les portes de fer de l’église, agitées par une main
invisible, s’ouvraient et se refermaient à grand bruit. Je voyais sur
les murs s’enfuir des ombres, qui n’y étaient projetées par aucun corps:
d’autres ombres livides s’élevaient dans les airs, et les enfants seuls
reposaient encore dans les cercueils. Il y avait dans le ciel comme un
nuage grisâtre, lourd, étouffant, qu’un fantôme gigantesque serrait et
pressait à longs plis. Au-dessus de moi, j’entendais la chute lointaine
des avalanches, et sous mes pas la première commotion d’un vaste
tremblement de terre. Toute l’église vacillait, et l’air était ébranlé
par des sons déchirants qui cherchaient vainement à s’accorder. Quelques
pâles éclairs jetaient une lueur sombre. Je me sentis poussé par la
terreur même à chercher un abri dans le temple: deux basilics
étincelants étaient placés devant ses portes redoutables.

«J’avançai parmi la foule des ombres inconnues, sur qui le sceau des
vieux siècles était imprimé; toutes ces ombres se pressaient autour de
l’hôtel dépouillé, et leur poitrine seule respirait et s’agitait avec
violence; un mort seulement, qui depuis peu était enterré dans l’église,
reposait sur son linceul; il n’y avait point encore de battement dans
son sein, et un songe heureux faisait sourire son visage; mais à
l’approche d’un vivant il s’éveilla, cessa de sourire, ouvrit avec un
pénible effort ses paupières engourdies; la place de l’œil était vide,
et à celle du cœur il n’y avait qu’une profonde blessure; il souleva ses
mains, les joignit pour prier; mais ses bras s’allongèrent, se
détachèrent du corps, et les mains jointes tombèrent à terre.

«Au haut de la voûte de l’église était le cadran de l’éternité; on n’y
voyait ni chiffres ni aiguilles, mais une main noire en faisait le tour
avec lenteur, et les morts s’efforçaient d’y lire le temps.

«Alors descendit des hauts lieux sur l’autel une figure rayonnante,
noble, élevée, et qui portait l’empreinte d’une impérissable douleur;
les morts s’écrièrent:--O Christ! n’est-il point de Dieu?--Il
répondit:--Il n’en est point.--Toutes les ombres se prirent à trembler
avec violence, et le Christ continua ainsi:--J’ai parcouru les mondes,
je me suis élevé au-dessus des soleils, et là aussi il n’est point de
Dieu; je suis descendu jusqu’aux dernières limites de l’univers, j’ai
regardé dans l’abîme et je me suis écrié:--Père, où es-tu?--Mais je n’ai
entendu que la pluie qui tombait goutte à goutte dans l’abîme, et
l’éternelle tempête, que nul ordre ne régit, m’a seule répondu. Relevant
ensuite mes regards vers la voûte des cieux, je n’y ai trouvé qu’un
orbite vide, noir et sans fond. L’éternité reposait sur le chaos et le
rongeait, et se dévorait lentement elle-même: redoublez vos plaintes
amères et déchirantes; que des cris aigus dispersent les ombres, car
c’en est fait.

«Les ombres désolées s’évanouirent comme la vapeur blanchâtre que le
froid a condensée; l’église fut bientôt déserte; mais tout à coup,
spectacle affreux! les enfants morts, qui s’étaient réveillés à leur
tour dans le cimetière, accoururent et se prosternèrent devant la figure
majestueuse qui était sur l’autel, et dirent:--Jésus, n’avons-nous pas
de père?--Et il répondit avec un torrent de larmes:--Nous sommes tous
orphelins; moi et vous, nous n’avons point de père.--A ces mots, le
temple et les enfants s’abîmèrent, et tout l’édifice du monde s’écroula
devant moi dans son immensité».

Je n’ajouterai point de réflexions à ce morceau, dont l’effet dépend
absolument du genre d’imagination des lecteurs. Le sombre talent qui s’y
manifeste m’a frappée, et il me paraît beau de transporter ainsi au delà
de la tombe l’horrible effroi que doit éprouver la créature privée de
Dieu.

On n’en finirait point si l’on voulait analyser la foule de romans
spirituels et touchants que l’Allemagne possède. Ceux de La Fontaine en
particulier, que tout le monde lit au moins une fois avec tant de
plaisir, sont en général plus intéressants par les détails que par la
conception même du sujet. Inventer devient tous les jours plus rare, et
d’ailleurs il est très difficile que les romans qui peignent les mœurs
puissent plaire d’un pays à l’autre. Le grand avantage donc qu’on peut
retirer de l’étude de la littérature allemande, c’est le mouvement
d’émulation qu’elle donne; il faut y chercher des forces pour composer
soi-même, plutôt que des ouvrages tout faits qu’on puisse transporter
ailleurs.



CHAPITRE XXIX

Des Historiens allemands, et de J. de Müller en particulier.


L’histoire est dans la littérature ce qui touche de plus près à la
connaissance des affaires publiques: c’est presque un homme d’État qu’un
grand historien; car il est difficile de bien juger les événements
politiques sans être, jusqu’à un certain point, capable de les diriger
soi-même; aussi voit-on que la plupart des historiens sont à la hauteur
du gouvernement de leur pays, et n’écrivent guère que comme ils
pourraient agir. Les historiens de l’antiquité sont les premiers de
tous, parce qu’il n’est point d’époque où les hommes supérieurs aient
exercé plus d’ascendant sur leur patrie. Les historiens anglais occupent
le second rang; c’est la nation en Angleterre, plus encore que tel ou
tel homme, qui a de la grandeur; aussi les historiens y sont-ils moins
dramatiques, mais plus philosophes que les anciens. Les idées générales
ont, chez les Anglais, plus d’importance que les individus. En Italie,
le seul Machiavel, parmi les historiens, a considéré les événements de
son pays d’une manière universelle, mais terrible; tous les autres ont
vu le monde dans leur ville: ce patriotisme, quelque resserré qu’il
soit, donne encore de l’intérêt et du mouvement aux écrits des
Italiens[2]. On a remarqué de tout temps que les mémoires valaient
beaucoup mieux en France que les histoires; les intrigues de cour
disposaient jadis du sort du royaume, il était donc naturel que dans un
tel pays les anecdotes particulières renfermassent le secret de
l’histoire.

  [2] M. de Sismondi a su faire revivre ces intérêts partiels des
    républiques italiennes, en les rattachant aux grandes questions qui
    intéressent l’humanité tout entière.

C’est sous le point de vue littéraire qu’il faut considérer les
historiens allemands; l’existence politique du pays n’a point eu jusqu’à
présent assez de force pour donner en ce genre un caractère national aux
écrivains. Le talent particulier à chaque homme et les principes
généraux de l’art d’écrire l’histoire ont seuls influé sur les
productions de l’esprit humain dans cette carrière. On peut diviser, ce
me semble, en trois classes principales les différents écrits
historiques publiés en Allemagne: l’histoire savante, l’histoire
philosophique et l’histoire classique, en tant que l’acception de ce mot
est bornée à l’art de raconter, tel que les anciens l’ont conçu.

L’Allemagne abonde en historiens savants, tels que Mascou, Schœpflin,
Schlœzer, Gatterer, Schmidt, etc. Ils ont fait des recherches immenses,
et nous ont donné des ouvrages où tout se trouve pour qui sait les
étudier; mais de tels écrivains ne sont bons qu’à consulter, et leurs
travaux seraient les plus estimables et les plus généreux de tous, s’ils
avaient eu seulement pour but d’épargner de la peine aux hommes de génie
qui veulent écrire l’histoire.

Schiller est à la tête des historiens philosophiques, c’est-à-dire de
ceux qui considèrent les faits comme des raisonnements à l’appui de
leurs opinions. La révolution des Pays-Bas se lit comme un plaidoyer
plein d’intérêt et de chaleur. La guerre de trente ans est l’une des
époques dans laquelle la nation allemande a montré le plus d’énergie.
Schiller en a fait l’histoire avec un sentiment de patriotisme et
d’amour pour les lumières et pour la liberté, qui honore tout à la fois
son âme et son génie; les traits avec lesquels il caractérise les
principaux personnages sont d’une étonnante supériorité, et toutes ces
réflexions naissent du recueillement d’une âme élevée; mais les
Allemands reprochent à Schiller de n’avoir pas assez étudié les faits
dans leurs sources; il ne pouvait suffire à toutes les carrières
auxquelles ses rares talents l’appelaient, et son histoire n’est pas
fondée sur une érudition assez étendue. Ce sont les Allemands, j’ai
souvent eu occasion de le dire, qui ont senti les premiers tout le parti
que l’imagination pouvait tirer de l’érudition; les circonstances de
détail donnent seules de la couleur et de la vie à l’histoire; on ne
trouve guère à la superficie des connaissances qu’un prétexte pour le
raisonnement et l’esprit.

L’histoire de Schiller a été écrite dans cette époque du dix-huitième
siècle où l’on faisait de tout des armes, et son style se sent un peu du
genre polémique qui régnait alors dans la plupart des écrits. Mais quand
le but qu’on se propose est la tolérance et la liberté, et que l’on y
tend par des moyens et des sentiments aussi nobles que ceux de Schiller,
on compose toujours un bel ouvrage, quand même on pourrait désirer, dans
la part accordée aux faits et aux réflexions, quelque chose de plus ou
de moins étendu[3].

  [3] On ne peut oublier, parmi les historiens philosophiques, M.
    Heeren, qui vient de publier des _Considérations sur les Croisades_,
    dans lesquelles une parfaite impartialité est le résultat des
    connaissances les plus rares et de la force de la raison.

Par un contraste singulier, c’est Schiller, le grand auteur dramatique,
qui a mis peut-être trop de philosophie, et par conséquent trop d’idées
générales dans ses récits, et c’est Müller, le plus savant des
historiens, qui a été vraiment poète dans sa manière de peindre les
événements et les hommes. Il faut distinguer dans l’Histoire de la
Suisse, l’érudit et l’écrivain d’un grand talent: ce n’est qu’ainsi, ce
me semble, qu’on peut parvenir à rendre justice à Müller. C’était un
homme d’un savoir inouï, et ses facultés en ce genre faisaient vraiment
peur. On ne conçoit pas comment la tête d’un homme a pu contenir ainsi
un monde de faits et de dates. Les six mille ans à nous connus étaient
parfaitement rangés dans sa mémoire, et ses études avaient été si
profondes qu’elles étaient vives comme des souvenirs. Il n’y a pas un
village de Suisse, pas une famille noble dont il ne sût l’histoire. Un
jour, en conséquence d’un pari, on lui demanda la suite des comtes
souverains du Bugey; il les dit à l’instant même, seulement il ne se
rappelait pas bien si l’un de ceux qu’il nommait avait été régent ou
régnant en titre, et il se faisait sérieusement des reproches d’un tel
manque de mémoire. Les hommes de génie, parmi les anciens, n’étaient
point asservis à cet immense travail d’érudition qui s’augmente avec les
siècles, et leur imagination n’était point fatiguée par l’étude. Il en
coûte plus pour se distinguer de nos jours, et l’on doit du respect au
labeur immense qu’il faut pour se mettre en possession du sujet que l’on
veut traiter.

La mort de ce Müller, dont la vie peut être diversement jugée, est une
perte irréparable, et l’on croit voir périr plus qu’un homme quand de
telles facultés s’éteignent[4].

  [4] Parmi les disciples de Müller, le baron de Hormayr, qui a écrit le
    _Plutarque autrichien_, doit être considéré comme l’un des premiers;
    on sent que son histoire est composée, non d’après des livres, mais
    sur les manuscrits originaux. Le docteur Decarro, un savant Genevois
    établi à Vienne, et dont l’activité bienfaisante a porté la
    découverte de la vaccine jusqu’en Asie, va faire paraître une
    traduction de ces Vies des Grands Hommes d’Autriche, qui doit
    exciter le plus grand intérêt.

Müller, qu’on peut considérer comme le véritable historien classique
d’Allemagne, lisait habituellement les auteurs grecs et latins dans leur
langue originale; il cultivait la littérature et les arts pour les faire
servir à l’histoire. Son érudition sans bornes, loin de nuire à sa
vivacité naturelle, était comme la base d’où son imagination prenait
l’essor, et la vérité vivante de ses tableaux tenait à leur fidélité
scrupuleuse; mais s’il savait admirablement se servir de l’érudition, il
ignorait l’art de s’en dégager quand il le fallait. Son histoire est
beaucoup trop longue, il n’en a pas assez resserré l’ensemble. Les
détails sont nécessaires pour donner de l’intérêt au récit des
événements; mais on doit choisir parmi les événements ceux qui méritent
d’être racontés.

L’ouvrage de Müller est une chronique éloquente; si pourtant toutes les
histoires étaient ainsi conçues, la vie de l’homme se consumerait tout
entière à lire la vie des hommes. Il serait donc à souhaiter que Müller
ne se fût pas laissé séduire par l’étendue même de ses connaissances.
Néanmoins les lecteurs, qui ont d’autant plus de temps à donner qu’ils
l’emploient mieux, se pénétreront toujours avec un plaisir nouveau de
ces illustres annales de la Suisse. Les discours préliminaires sont des
chefs-d’œuvre d’éloquence. Nul n’a su mieux que Müller montrer dans ses
écrits le patriotisme le plus énergique; et maintenant qu’il n’est plus,
c’est par ses écrits seuls qu’il faut l’apprécier.

Il décrit en peintre la contrée où se sont passés les principaux
événements de la confédération helvétique. On aurait tort de se faire
l’historien d’un pays qu’on n’aurait pas vu soi-même. Les sites, les
lieux, la nature, sont comme le fond du tableau; et les faits, quelque
bien racontés qu’ils puissent être, n’ont pas tous les caractères de la
vérité, quand on ne vous fait pas voir les objets extérieurs dont les
hommes étaient environnés.

L’érudition qui a induit Müller à mettre trop d’importance à chaque
fait, lui est bien utile, quand il s’agit d’un événement vraiment digne
d’être animé par l’imagination. Il le raconte alors comme s’il s’était
passé la veille, et sait lui donner l’intérêt qu’une circonstance encore
présente ferait éprouver. Il faut, autant qu’on le peut, dans l’histoire
comme dans les fictions, laisser au lecteur le plaisir et l’occasion de
pressentir lui-même les caractères et la marche des événements. Il se
lasse facilement de ce qu’on lui dit, mais il est ravi de ce qu’il
découvre; et l’on assimile la littérature aux intérêts de la vie, quand
on sait exciter par le récit l’anxiété de l’attente; le jugement du
lecteur s’exerce sur un mot, sur une action qui fait tout à coup
comprendre un homme, et souvent l’esprit même d’une nation et d’un
siècle.

La conjuration du Rütli, telle qu’elle est racontée dans l’histoire de
Müller, inspire un intérêt prodigieux. Cette vallée paisible où des
hommes, paisibles aussi comme elle, se déterminèrent aux plus
périlleuses actions que la conscience puisse commander; le calme dans la
délibération, la solennité du serment, l’ardeur dans l’exécution;
l’irrévocable qui se fonde sur la volonté de l’homme, tandis qu’au
dehors tout peut changer, quel tableau! Les images seules y font naître
les pensées: les héros de cet événement, comme l’auteur qui le rapporte,
sont absorbés par la grandeur même de l’objet. Aucune idée générale ne
se présente à leur esprit, aucune réflexion n’altère la fermeté de
l’action ni la beauté du récit.

A la bataille de Granson, dans laquelle le duc de Bourgogne attaqua la
faible armée des Cantons suisses, un trait simple donne la plus
touchante idée de ces temps et de ces mœurs. Charles occupait déjà les
hauteurs, et se croyait maître de l’armée qu’il voyait de loin dans la
plaine; tout à coup, au lever du soleil, il aperçut les Suisses qui,
suivant la coutume de leurs pères, se mettaient tous à genoux, pour
invoquer avant le combat la protection du Seigneur des seigneurs; les
Bourguignons crurent qu’ils se mettaient à genoux ainsi pour rendre les
armes, et poussèrent des cris de triomphe; mais tout à coup ces
chrétiens, fortifiés par la prière, se relèvent, se précipitent sur
leurs adversaires, et remportent à la fin la victoire dont leur pieuse
ardeur les avait rendus dignes. Des circonstances de ce genre se
retrouvent souvent dans l’histoire de Müller, et son langage ébranle
l’âme, lors même que ce qu’il dit n’est point pathétique: il y a quelque
chose de grave, de noble et de sévère dans son style, qui réveille
puissamment le souvenir des vieux siècles.

C’était cependant un homme mobile avant tout, que Müller; mais le talent
prend toutes les formes, sans avoir pour cela un moment d’hypocrisie. Il
est ce qu’il paraît, seulement il ne peut se maintenir toujours dans la
même disposition, et les circonstances extérieures le modifient. C’est
surtout à la couleur de son style que Müller doit sa puissance sur
l’imagination; les mots anciens dont il se sert si à propos ont un air
de loyauté germanique qui inspire de la confiance. Néanmoins il a tort
de vouloir quelquefois mêler la concision de Tacite à la naïveté du
moyen âge; ces deux imitations se contredisent. Il n’y a même que Müller
à qui les tournures du vieux allemand réussissent quelquefois; pour tout
autre ce serait de l’affectation. Salluste seul, parmi les écrivains de
l’antiquité, a imaginé d’employer les formes et les termes d’un temps
antérieur au sien; en général le naturel s’oppose à cette sorte
d’imitation; cependant les chroniques du moyen âge étaient si familières
à Müller, que c’est spontanément qu’il écrit souvent du même style. Il
faut bien que ses expressions soient vraies, puisqu’elles inspirent ce
qu’il veut faire éprouver.

On est bien aise de croire, en lisant Müller, que parmi toutes les
vertus qu’il a si bien senties, il en est qu’il a possédées. Son
testament, qu’on vient de publier, est au moins une preuve de son
désintéressement. Il ne laisse point de fortune, et il demande que l’on
vende ses manuscrits pour payer ses dettes. Il ajoute que si cela suffit
pour les acquitter, il se permet de disposer de sa montre en faveur de
son domestique. «Ce n’est pas sans attendrissement, dit-il, qu’il
recevra la montre qu’il a montée pendant vingt années». La pauvreté d’un
homme d’un si grand talent est toujours une honorable circonstance de sa
vie; la millième partie de l’esprit qui rend illustre suffirait
assurément pour faire réussir tous les calculs de l’avidité. Il est beau
d’avoir consacré ses facultés au culte de la gloire, et l’on ressent
toujours de l’estime pour ceux dont le but le plus cher est au delà du
tombeau.



CHAPITRE XXX

Herder.


Les hommes de lettres, en Allemagne, sont à beaucoup d’égards la réunion
la plus respectable que le monde éclairé puisse offrir, et parmi ces
hommes, Herder mérite encore une place à part: son âme, son génie et sa
moralité tout ensemble, ont illustré sa vie. Ses écrits peuvent être
considérés sous trois rapports différents, l’histoire, la littérature et
la théologie. Il s’était fort occupé de l’antiquité en général, et des
langues orientales en particulier. Son livre intitulé _la Philosophie de
l’Histoire_ est peut-être le livre allemand écrit avec le plus de
charme. On n’y trouve pas la même profondeur d’observations politiques
que dans l’ouvrage de Montesquieu, sur _les Causes de la grandeur et de
la décadence des Romains_; mais comme Herder s’attachait à pénétrer le
génie des temps les plus reculés, peut-être que la qualité qu’il
possédait au suprême degré, l’imagination, servait mieux que toute autre
à les faire connaître. Il faut ce flambeau pour marcher dans les
ténèbres: c’est une lecture délicieuse que les divers chapitres de
Herder sur Persépolis et Babylone, sur les Hébreux et sur les Égyptiens;
il semble qu’on se promène au milieu de l’ancien monde avec un poète
historien, qui touche les ruines de sa baguette, et reconstruit à nos
yeux les édifices abattus.

On exige en Allemagne, même des hommes du plus grand talent, une
instruction si étendue, que des critiques ont accusé Herder de n’avoir
pas une érudition assez approfondie. Mais ce qui nous frapperait, au
contraire, c’est la variété de ses connaissances; toutes les langues lui
étaient connues, et celui de tous ses ouvrages où l’on reconnaît le plus
jusqu’à quel point il portait le tact des nations étrangères, c’est son
_Essai sur la poésie hébraïque_. Jamais on n’a mieux exprimé le génie
d’un peuple prophète, pour qui l’inspiration poétique était un rapport
intime avec la Divinité. La vie errante de ce peuple, ses mœurs, les
pensées dont il était capable, les images qui lui étaient habituelles,
sont indiquées par Herder avec une étonnante sagacité. A l’aide des
rapprochements les plus ingénieux, il cherche à donner l’idée de la
symétrie du verset des Hébreux, de ce retour du même sentiment ou de la
même image en des termes différents, dont chaque stance offre l’exemple.
Quelquefois il compare cette brillante régularité à deux rangs de perles
qui entourent la chevelure d’une belle femme. «L’art et la nature,
dit-il, conservent toujours une imposante uniformité à travers leur
abondance». A moins de lire les psaumes des Hébreux dans l’original, il
est impossible de mieux pressentir leur charme que par ce qu’en dit
Herder. Son imagination était à l’étroit dans les contrées de
l’Occident; il se plaisait à respirer les parfums de l’Asie, et
transmettait dans ses ouvrages le pur encens que son âme y avait
recueilli.

C’est lui qui le premier a fait connaître en Allemagne les poésies
espagnoles et portugaises; les traductions de W. Schlegel les y ont
depuis naturalisées. Herder a publié un recueil intitulé _Chansons
populaires_; ce recueil contient les romances et les poésies détachées
où sont empreints le caractère national et l’imagination des peuples. On
y peut étudier la poésie naturelle, celle qui précède les lumières. La
littérature cultivée devient si promptement factice, qu’il est bon de
retourner quelquefois à l’origine de toute poésie, c’est-à-dire à
l’impression de la nature sur l’homme, avant qu’il eût analysé l’univers
et lui-même. La flexibilité de l’allemand permet seule peut-être de
traduire ces naïvetés du langage de chaque pays, sans lesquelles on ne
reçoit aucune impression des poésies populaires; les mots, dans ces
poésies, ont par eux-mêmes une certaine grâce qui nous émeut comme une
fleur que nous avons vue, comme un air que nous avons entendu dans notre
enfance: ces impressions singulières contiennent non seulement les
secrets de l’art, mais ceux de l’âme où l’art les a puisés. Les
Allemands, en littérature, analysent jusqu’à l’extrémité des sensations,
jusqu’à ces nuances délicates qui se refusent à la parole, et l’on
pourrait leur reprocher de s’attacher trop en tout genre à faire
comprendre l’inexprimable.

Je parlerai dans la quatrième partie de cet ouvrage des écrits de Herder
sur la théologie; l’histoire et la littérature s’y trouvent aussi
souvent réunies. Un homme d’un génie aussi sincère que Herder devait
mêler la religion à toutes ses pensées, et toutes ses pensées à la
religion. On a dit que ses écrits ressemblaient à une conversation
animée: il est vrai qu’il n’a pas dans ses ouvrages la forme méthodique
qu’on est convenu de donner aux livres. C’est sous les portiques et dans
les jardins de l’Académie, que Platon expliquait à ses disciples le
système du monde intellectuel. On retrouve dans Herder cette noble
négligence du talent, toujours impatient de marcher à des idées
nouvelles. C’est une invention moderne, que ce qu’on appelle un livre
bien fait. La découverte de l’imprimerie a rendu nécessaires les
divisions, les résumés, tout l’appareil enfin de la logique. La plupart
des ouvrages philosophiques des anciens sont des traités ou des
dialogues, qu’on se représente comme des entretiens écrits. Montaigne
aussi s’abandonnait de même au cours naturel de ses pensées. Il faut, il
est vrai, pour un tel _laisser-aller_, la supériorité la plus décidée:
l’ordre supplée à la richesse, et si la médiocrité marchait au hasard,
elle ne ferait d’ordinaire que nous ramener au même point, avec la
fatigue de plus; mais un homme de génie intéresse davantage, quand il se
montre tel qu’il est, et que ses livres semblent plutôt improvisés que
composés.

Herder avait, dit-on, une conversation admirable, et l’on sent dans ses
écrits que cela devait être ainsi. L’on y sent bien aussi ce que tous
ses amis attestent, c’est qu’il n’était point d’homme meilleur. Quand le
talent littéraire peut inspirer à ceux qui ne nous connaissent point
encore, du penchant à nous aimer, c’est le présent du ciel dont on
recueille les plus doux fruits sur la terre.



CHAPITRE XXXI

Des Richesses littéraires de l’Allemagne, et de ses critiques les plus
renommés, Auguste Wilhelm et Frédéric Schlegel.


Dans le tableau que je viens de présenter de la littérature allemande,
j’ai tâché de désigner les ouvrages principaux; mais il m’a fallu
renoncer même à nommer un grand nombre d’hommes, dont les écrits moins
connus servent plus efficacement à l’instruction de ceux qui les lisent
qu’à la gloire de leurs auteurs.

Les traités sur les beaux-arts, les ouvrages d’érudition et de
philosophie, quoiqu’ils n’appartiennent pas immédiatement à la
littérature, doivent pourtant être comptés parmi ses richesses. Il y a
dans cette Allemagne des trésors d’idées et de connaissances que le
reste des nations de l’Europe n’épuisera pas de longtemps.

Le génie poétique, si le ciel nous le rend, pourrait aussi recevoir une
impulsion heureuse de l’amour pour la nature, les arts et la
philosophie, qui fermente dans les contrées germaniques; mais au moins
j’ose affirmer que tout homme qui voudra se vouer maintenant à quelque
travail sérieux que ce soit, sur l’histoire, la philosophie ou
l’antiquité, ne saurait se passer de connaître les écrivains allemands
qui s’en sont occupés.

La France peut s’honorer d’un grand nombre d’érudits de la première
force, mais rarement les connaissances et la sagacité philosophiques y
ont été réunies, tandis qu’en Allemagne elles sont maintenant presque
inséparables. Ceux qui plaident en faveur de l’ignorance, comme d’un
garant de la grâce, citent un grand nombre d’hommes de beaucoup d’esprit
qui n’avaient aucune instruction; mais ils oublient que ces hommes ont
profondément étudié le cœur humain tel qu’il se montre dans le monde, et
que c’était sur ce sujet qu’ils avaient des idées. Mais si ces savants,
en fait de société, voulaient juger la littérature sans la connaître,
ils seraient ennuyeux comme les bourgeois quand ils parlent de la cour.

Lorsque j’ai commencé l’étude de l’allemand, il m’a semblé que j’entrais
dans une sphère nouvelle, où se manifestaient les lumières les plus
frappantes sur tout ce que je sentais auparavant d’une manière confuse.
Depuis quelque temps on ne lit guère en France que des mémoires ou des
romans, et ce n’est pas tout à fait par frivolité qu’on est devenu moins
capable de lectures plus sérieuses, c’est parce que les événements de la
révolution ont accoutumé à ne mettre de prix qu’à la connaissance des
faits et des hommes: on trouve dans les livres allemands, sur les sujets
les plus abstraits, le genre d’intérêt qui fait rechercher les bons
romans, c’est-à-dire ce qu’ils nous apprennent sur notre propre cœur. Le
caractère distinctif de la littérature allemande est de rapporter tout à
l’existence intérieure; et comme c’est là le mystère des mystères, une
curiosité sans bornes s’y attache.

Avant de passer à la philosophie, qui fait toujours partie des lettres,
dans les pays où la littérature est libre et puissante, je dirai
quelques mots de ce qu’on peut considérer comme la législation de cet
empire, la critique. Il n’est point de branche de la littérature
allemande qui ait été portée plus loin, et comme dans de certaines
villes l’on trouve plus de médecins que de malades, il y a quelquefois
en Allemagne encore plus de critiques que d’auteurs; mais les analyses
de Lessing, le créateur du style, dans la prose allemande, sont telles
qu’on peut les considérer comme des ouvrages.

Kant, Gœthe, J. de Müller, les plus grands écrivains de l’Allemagne en
tout genre, ont inséré dans les journaux ce qu’ils appellent les
_recensions_ des divers écrits qui ont paru, et ces _recensions_
renferment la théorie philosophique et les connaissances positives les
plus approfondies. Parmi les écrivains plus jeunes, Schiller et les deux
Schlegel se sont montrés de beaucoup supérieurs à tous les autres
critiques. Schiller est le premier, parmi les disciples de Kant, qui ait
appliqué sa philosophie à la littérature; et en effet, partir de l’âme
pour juger les objets extérieurs, ou des objets extérieurs pour savoir
ce qui se passe dans l’âme, c’est une marche si différente que tout doit
s’en ressentir. Schiller a écrit deux traités sur le _naïf et le
sentimental_, dans lesquels le talent qui s’ignore et le talent qui
s’observe lui-même sont analysés avec une sagacité prodigieuse; mais
dans son essai sur _la Grâce et la Dignité_, et dans ses lettres sur
l’_Esthétique_, c’est-à-dire la théorie du beau, il y a trop de
métaphysique. Lorsqu’on veut parler des jouissances des arts, dont tous
les hommes sont susceptibles, il faut s’appuyer toujours sur les
impressions qu’ils ont reçues, et ne pas se permettre les formes
abstraites qui font perdre la trace de ces impressions. Schiller tenait
à la littérature par son talent, et à la philosophie par son penchant
pour la réflexion; ses écrits en prose sont aux confins des deux
régions; mais il empiète trop souvent sur la plus haute; et, revenant
sans cesse à ce qu’il y a de plus abstrait dans la théorie, il dédaigne
l’application comme une conséquence inutile des principes qu’il a posés.

La description animée des chefs-d’œuvre donne bien plus d’intérêt à la
critique que les idées générales qui planent sur tous les sujets, sans
en caractériser aucun. La métaphysique est, pour ainsi dire, la science
de l’immuable; mais tout ce qui est soumis à la succession du temps ne
s’explique que par le mélange des faits et des réflexions: les Allemands
voudraient arriver sur tous les sujets à des théories complètes, et
toujours indépendantes des circonstances; mais comme cela est
impossible, il ne faut pas renoncer aux faits, dans la crainte qu’ils ne
circonscrivent les idées; et les exemples seuls, dans la théorie comme
dans la pratique, gravent les préceptes dans le souvenir.

La quintessence de pensées que présentent certains ouvrages allemands ne
concentre pas, comme celle des fleurs, les parfums les plus
odoriférants; on dirait au contraire qu’elle n’est qu’un reste froid
d’émotions pleines de vie. On pourrait extraire cependant de ces
ouvrages une foule d’observations d’un grand intérêt; mais elles se
confondent les unes dans les autres. L’auteur, à force de pousser son
esprit en avant, conduit ses lecteurs à ce point où les idées sont trop
fines pour qu’on doive essayer de les transmettre.

Les écrits de A. W. Schlegel sont moins abstraits que ceux de Schiller;
comme il possède en littérature des connaissances rares, même dans sa
patrie, il est ramené sans cesse à l’application, par le plaisir qu’il
trouve à comparer les diverses langues et les différentes poésies entre
elles; un point de vue si universel devrait presque être considéré comme
infaillible, si la partialité ne l’altérait pas quelquefois; mais cette
partialité n’est point arbitraire, et j’en indiquerai la marche et le
but; cependant, comme il y a des sujets dans lesquels elle ne se fait
point sentir, c’est d’abord de ceux-là que je parlerai.

W. Schlegel a donné à Vienne un cours de littérature dramatique[5] qui
embrasse ce qui a été composé de plus remarquable pour le théâtre,
depuis les Grecs jusqu’à nos jours; ce n’est point une nomenclature
stérile des travaux des divers auteurs; l’esprit de chaque littérature y
est saisi avec l’imagination d’un poète; l’on sent que, pour donner de
tels résultats, il faut des études extraordinaires; mais l’érudition ne
s’aperçoit dans cet ouvrage que par la connaissance parfaite des
chefs-d’œuvre. On jouit en peu de pages du travail de toute une vie;
chaque jugement porté par l’auteur, chaque épithète donnée aux écrivains
dont il parle, est belle et juste, précise et animée. W. Schlegel a
trouvé l’art de traiter les chefs-d’œuvre de la poésie comme des
merveilles de la nature, et de les peindre avec des couleurs vives qui
ne nuisent point à la fidélité du dessin; car, on ne saurait trop le
répéter, l’imagination, loin d’être ennemie de la vérité, la fait
ressortir mieux qu’aucune autre faculté de l’esprit, et tous ceux qui
s’appuient d’elle pour excuser des expressions exagérées ou des termes
vagues, sont au moins aussi dépourvus de poésie que de raison.

  [5] Cet ouvrage est traduit en français. L’auteur anonyme de la
    traduction (madame Necker de Saussure) y a joint une préface pleine
    de pensées neuves et ingénieuses.

L’analyse des principes sur lesquels se fondent la tragédie et la
comédie, est traitée dans le cours de W. Schlegel avec une grande
profondeur philosophique; ce genre de mérite se retrouve souvent parmi
les écrivains allemands; mais Schlegel n’a point d’égal dans l’art
d’inspirer de l’enthousiasme pour les grands génies qu’il admire; il se
montre en général partisan d’un goût simple et quelquefois même d’un
goût rude; mais il fait exception à cette façon de voir en faveur des
peuples du Midi. Leurs jeux de mots et leurs _concetti_ ne sont point
l’objet de sa censure; il déteste le maniéré qui naît de l’esprit de
société, mais celui qui vient du luxe de l’imagination lui plaît en
poésie, comme la profusion des couleurs et des parfums dans la nature.
Schlegel, après s’être acquis une grande réputation par sa traduction de
Shakespeare, a pris pour Calderon un amour aussi vif, mais d’un genre
très différent de celui que Shakespeare peut inspirer; car autant
l’auteur anglais est profond et sombre dans la connaissance du cœur
humain, autant le poète espagnol s’abandonne avec douceur et charme à la
beauté de la vie, à la sincérité de la foi, à tout l’éclat des vertus
que colore le soleil de l’âme.

J’étais à Vienne quand W. Schlegel y donna son cours public. Je
n’attendais que de l’esprit et de l’instruction dans des leçons qui
avaient l’enseignement pour but; je fus confondue d’entendre un critique
éloquent comme un orateur; et qui, loin de s’acharner aux défauts,
éternel aliment de la médiocrité jalouse, cherchait seulement à faire
revivre le génie créateur.

La littérature espagnole est peu connue, c’est elle qui fut l’objet d’un
des plus beaux morceaux prononcés dans la séance à laquelle j’assistai.
W. Schlegel nous peignit cette nation chevaleresque dont les poètes
étaient guerriers, et les guerriers poètes. Il cita ce comte Ercilla,
«qui composa sous une tente son poème de l’Araucana, tantôt sur les
plages de l’Océan, tantôt au pied des Cordillières, pendant qu’il
faisait la guerre aux sauvages révoltés. Garcilasse, un des descendants
des Incas, écrivait des poésies d’amour sur les ruines de Carthage, et
périt à l’assaut de Tunis. Cervantes fut grièvement blessé à la bataille
de Lépante; Lope de Vega échappa comme par miracle à la défaite de la
flotte invincible; et Calderon servit en intrépide soldat dans les
guerres de Flandre et d’Italie.

«La religion et la guerre se mêlèrent chez les Espagnols plus que dans
toute autre nation; ce sont eux qui, par des combats continuels,
repoussèrent les Maures de leur sein, et l’on pouvait les considérer
comme l’avant-garde de la chrétienté européenne; ils conquirent leurs
églises sur les Arabes; un acte de leur culte était un trophée pour
leurs armes, et leur foi triomphante, quelquefois portée jusqu’au
fanatisme, s’alliait avec le sentiment de l’honneur et donnait à leur
caractère une imposante dignité. Cette gravité mêlée d’imagination,
cette gaîté même qui ne fait rien perdre au sérieux de toutes les
affections profondes, se montrent dans la littérature espagnole, toute
composée de fictions et de poésies, dont la religion, l’amour et les
exploits guerriers sont l’objet. On dirait que dans ces temps où le
Nouveau Monde fut découvert, les trésors d’un autre hémisphère servaient
aux richesses de l’imagination aussi bien qu’à celles de l’État, et que
dans l’empire de la poésie, comme dans celui de Charles-Quint, le soleil
ne cessait jamais d’éclairer l’horizon».

Les auditeurs de W. Schlegel furent vivement émus par ce tableau, et la
langue allemande, dont il se servait avec élégance, entourait de pensées
profondes et d’expressions sensibles les noms retentissants de
l’espagnol, ces noms qui ne peuvent être prononcés sans que déjà
l’imagination croie voir les orangers du royaume de Grenade et les
palais des rois maures[6].

  [6] Wilhelm Schlegel, que je cite ici comme le premier critique
    littéraire de l’Allemagne, est l’auteur d’une brochure française
    nouvellement publiée, sous le titre de _Réflexions sur le Système
    continental_.--Ce même W. Schlegel a fait aussi imprimer à Paris, il
    y a quelques années, une comparaison de la Phèdre d’Euripide et de
    celle de Racine: elle excita une grande rumeur parmi les
    littérateurs parisiens; mais personne ne put nier que W. Schlegel,
    quoique Allemand, n’écrivît assez bien le français pour qu’il lui
    fût permis de parler de Racine.

On peut comparer la manière de W. Schlegel, en parlant de poésie, à
celle de Winckelmann, en décrivant les statues; et c’est ainsi seulement
qu’il est honorable d’être un critique; tous les hommes du métier
suffisent pour enseigner les fautes ou les négligences qu’on doit
éviter: mais après le génie, ce qu’il y a de plus semblable à lui, c’est
la puissance de le connaître et de l’admirer.

Frédéric Schlegel, s’étant occupé de philosophie, s’est voué moins
exclusivement que son frère à la littérature; cependant le morceau qu’il
a écrit sur la culture intellectuelle des Grecs et des Romains,
rassemble en un court espace des aperçus et des résultats du premier
ordre. Frédéric Schlegel est l’un des hommes célèbres de l’Allemagne
dont l’esprit a le plus d’originalité; et loin de se fier à cette
originalité qui lui promettait tant de succès, il a voulu l’appuyer sur
des études immenses: c’est une grande preuve de respect pour l’espèce
humaine, que de ne jamais lui parler d’après soi seul, et sans s’être
informé consciencieusement de tout ce que nos prédécesseurs nous ont
laissé pour héritage. Les Allemands, dans les richesses de l’esprit
humain, sont de véritables propriétaires: ceux qui s’en tiennent à leurs
lumières naturelles, ne sont que des prolétaires en comparaison d’eux.

Après avoir rendu justice aux rares talents des deux Schlegel, il faut
examiner pourtant en quoi consiste la partialité qu’on leur reproche, et
dont il est vrai que plusieurs de leurs écrits ne sont pas exempts: ils
penchent visiblement pour le moyen âge, et pour les opinions de cette
époque; la chevalerie sans taches, la foi sans bornes, et la poésie sans
réflexions leur paraissent inséparables, et ils s’appliquent à tout ce
qui pourrait diriger dans ce sens les esprits et les âmes. W. Schlegel
exprime son admiration pour le moyen âge dans plusieurs de ses écrits,
et particulièrement dans deux stances dont voici la traduction:

«L’Europe était une dans ces grands siècles, et le sol de cette patrie
universelle était fécond en généreuses pensées, qui peuvent servir de
guide dans la vie et dans la mort. Une même chevalerie changeait les
combattants en frères d’armes: c’était pour défendre une même foi qu’ils
s’armaient; un même amour inspirait tous les cœurs, et la poésie qui
chantait cette alliance exprimait le même sentiment dans les langages
divers.

«Ah! la noble énergie des âges anciens est perdue: notre siècle est
l’inventeur d’une étroite sagesse, et ce que les hommes faibles ne
sauraient concevoir n’est à leurs yeux qu’une chimère; toutefois rien de
divin ne peut réussir, entrepris avec un cœur profane. Hélas! nos temps
ne connaissent plus ni la foi, ni l’amour; comment pourrait-il leur
rester l’espérance!»

Des opinions dont la tendance est si marquée doivent nécessairement
altérer l’impartialité des jugements sur les ouvrages de l’art: sans
doute, et je n’ai cessé de le répéter dans le cours de cet écrit, il est
à désirer que la littérature moderne soit fondée sur notre histoire et
sur notre croyance; néanmoins il ne s’ensuit pas que les productions
littéraires du moyen âge puissent être considérées comme vraiment
bonnes. Leur énergique simplicité, le caractère pur et loyal qui s’y
manifeste, excitent un vif intérêt; mais la connaissance de l’antique et
le progrès de la civilisation nous ont valu des avantages qu’on ne doit
pas dédaigner. Il ne s’agit pas de faire reculer l’art, mais de réunir
autant qu’on le peut les qualités diverses développées dans l’esprit
humain à différentes époques.

On a fort accusé les deux Schlegel de ne pas rendre justice à la
littérature française; il n’est point d’écrivains cependant qui aient
parlé avec plus d’enthousiasme du génie de nos troubadours, et de cette
chevalerie française, sans pareille en Europe, lorsqu’elle réunissait au
plus haut point l’esprit et la loyauté, la grâce et la franchise, le
courage et la gaîté, la simplicité la plus touchante et la naïveté la
plus ingénieuse; mais les critiques allemands ont prétendu que les
traits distinctifs du caractère français s’étaient effacés pendant le
cours du règne de Louis XIV: la littérature, disent-ils, dans les
siècles appelés classiques, perd en originalité ce qu’elle gagne en
correction; ils ont attaqué nos poètes en particulier, avec une grande
force d’arguments et de moyens. L’esprit général de ces critiques est le
même que celui de Rousseau, dans sa lettre contre la musique française.
Ils croient trouver dans plusieurs de nos tragédies l’espèce
d’affectation pompeuse que Rousseau reproche à Lulli et à Rameau, et ils
prétendent que le même goût qui faisait préférer Coypel et Boucher dans
la peinture, et le chevalier Bernin dans la sculpture, interdit à la
poésie l’élan qui seul en fait une jouissance divine; enfin ils seraient
tentés d’appliquer à notre manière de concevoir et d’aimer les
beaux-arts ces vers tant cités de Corneille:

    Othon à la princesse a fait un compliment,
    Plus en homme d’esprit qu’en véritable amant.

W. Schlegel rend hommage cependant à la plupart de nos grands auteurs;
mais ce qu’il s’attache à prouver seulement, c’est que depuis le milieu
du dix-septième siècle le genre maniéré a dominé dans toute l’Europe; et
que cette tendance a fait perdre la verve audacieuse qui animait les
écrivains et les artistes, à la renaissance des lettres. Dans les
tableaux et les bas-reliefs où Louis XIV est peint, tantôt en Jupiter,
tantôt en Hercule, il est représenté nu, ou revêtu seulement d’une peau
de lion, mais avec sa grande perruque sur la tête. Les écrivains de la
nouvelle école prétendent que l’on pourrait appliquer cette grande
perruque à la physionomie des beaux-arts, dans le dix-septième siècle:
il s’y mêlait toujours une politesse affectée, dont une grandeur factice
était la cause.

Il est intéressant d’examiner cette manière de voir, malgré les
objections sans nombre qu’on peut y opposer; ce qui est certain au
moins, c’est que les aristarques allemands sont parvenus à leur but,
puisqu’ils sont de tous les écrivains, depuis Lessing, ceux qui ont le
plus efficacement contribué à rendre l’imitation de la littérature
française tout à fait hors de mode en Allemagne; mais de peur du goût
français, ils n’ont pas assez perfectionné le goût allemand, et souvent
ils ont rejeté des observations pleines de justesse, seulement parce que
nos écrivains les avaient faites.

On ne sait pas faire un livre en Allemagne; rarement on y met l’ordre et
la méthode qui classent les idées dans la tête du lecteur; et ce n’est
point parce que les Français sont impatients, mais parce qu’ils ont
l’esprit juste, qu’ils se fatiguent de ce défaut; les fictions ne sont
pas dessinées, dans les poésies allemandes, avec ces contours fermes et
précis qui en assurent l’effet, et le vague de l’imagination correspond
à l’obscurité de la pensée. Enfin, si les plaisanteries bizarres et
vulgaires de quelques ouvrages prétendus comiques manquent de goût, ce
n’est pas à force de naturel, c’est parce que l’affectation de l’énergie
est au moins aussi ridicule que celle de la grâce. _Je me fais vif_,
disait un Allemand en sautant par la fenêtre: quand on se fait, on n’est
rien: il faut recourir au bon goût français, contre la vigoureuse
exagération de quelques Allemands, comme à la profondeur des Allemands,
contre la frivolité dogmatique de quelques Français.

Les nations doivent se servir de guide les unes aux autres, et toutes
auraient tort de se priver des lumières qu’elles peuvent mutuellement se
prêter. Il y a quelque chose de très singulier dans la différence d’un
peuple à un autre: le climat, l’aspect de la nature, la langue, le
gouvernement, enfin surtout les événements de l’histoire, puissance plus
extraordinaire encore que toutes les autres, contribuent à ces
diversités, et nul homme, quelque supérieur qu’il soit, ne peut deviner
ce qui se développe naturellement dans l’esprit de celui qui vit sur un
autre sol, et respire un autre air: on se trouvera donc bien en tout
pays d’accueillir les pensées étrangères; car, dans ce genre,
l’hospitalité fait la fortune de celui qui reçoit.



CHAPITRE XXXII

Des Beaux-Arts en Allemagne.


Les Allemands en général conçoivent mieux l’art qu’ils ne le mettent en
pratique: à peine ont-ils une impression, qu’ils en tirent une foule
d’idées. Ils vantent beaucoup le mystère, mais c’est pour le révéler, et
l’on ne peut montrer aucun genre d’originalité en Allemagne, sans que
chacun vous explique comment cette originalité vous est venue; c’est un
grand inconvénient, surtout pour les arts, où tout est sensation; ils
sont analysés avant d’être sentis, et l’on a beau dire après qu’il faut
renoncer à l’analyse, l’on a goûté du fruit de l’arbre de la science, et
l’innocence du talent est perdue.

Ce n’est pas assurément que je conseille, relativement aux arts,
l’ignorance que je n’ai cessé de blâmer en littérature; mais il faut
distinguer les études relatives à la pratique de l’art, de celles qui
ont uniquement pour objet la théorie du talent; celles-ci, poussées trop
loin, étouffent l’invention; l’on est troublé par le souvenir de tout ce
qui a été dit sur chaque chef-d’œuvre; on croit sentir entre soi et
l’objet que l’on veut peindre une foule de traités sur la peinture et la
sculpture, l’idéal et le réel, et l’artiste n’est plus seul avec la
nature. Sans doute l’esprit de ces divers traités est toujours
l’encouragement; mais à force d’encouragement on lasse le génie, comme à
force de gêne on l’éteint; et dans tout ce qui tient à l’imagination, il
faut une si heureuse combinaison d’obstacles et de facilité, que des
siècles peuvent s’écouler sans que l’on arrive à ce point juste qui fait
éclore l’esprit humain dans toute sa force.

Avant l’époque de la réformation, les Allemands avaient une école de
peinture que ne dédaignait pas l’école italienne. Albert Dürer, Lucas
Cranach, Holbein, ont, dans leur manière de peindre, des rapports avec
les prédécesseurs de Raphaël, Perugin, André Mantegne, etc. Holbein se
rapproche davantage de Léonard de Vinci; en général cependant, il y a
plus de dureté dans l’école allemande que dans celle des Italiens, mais
non moins d’expression et de recueillement dans les physionomies. Les
peintres du quinzième siècle avaient peu de connaissance des moyens de
l’art; mais une bonne foi et une modestie touchante se faisaient
remarquer dans leurs ouvrages; on n’y voit pas de prétentions à
d’ambitieux effets, et l’on n’y sent que cette émotion intime pour
laquelle tous les hommes de talent cherchent un langage, afin de ne pas
mourir sans avoir fait part de leur âme à leurs contemporains.

Dans ces tableaux du quatorzième et du quinzième siècle, les plis des
vêtements sont tout droits, les coiffures un peu raides, les attitudes
très simples; mais il y a quelque chose dans l’expression des figures
qu’on ne se lasse point de considérer. Les tableaux inspirés par la
religion chrétienne produisent une impression semblable à celle de ces
psaumes qui mêlent avec tant de charme la poésie à la piété.

La seconde et la plus belle époque de la peinture fut celle où les
peintres conservèrent la vérité du moyen âge, en y joignant toute la
splendeur de l’art: rien ne correspond chez les Allemands au siècle de
Léon X. Vers la fin du dix-septième siècle et jusqu’au milieu du
dix-huitième, les beaux-arts tombèrent presque partout dans une
singulière décadence; le goût était dégénéré en affectation; Winckelmann
alors exerça la plus grande influence, non seulement sur son pays, mais
sur le reste de l’Europe, et ce furent ses écrits qui tournèrent toutes
les imaginations artistes vers l’étude et l’admiration des monuments
antiques: il s’entendait bien mieux en sculpture qu’en peinture; aussi
porta-t-il les peintres à mettre dans leurs tableaux des statues
coloriées, plutôt que de faire sentir en tout la nature vivante.
Cependant la peinture perd la plus grande partie de son charme en se
rapprochant de la sculpture; l’illusion nécessaire à l’une est
directement contraire aux formes immuables et prononcées de l’autre.
Quand les peintres prennent exclusivement la beauté antique pour modèle,
comme ils ne la connaissent que par des statues, il leur arrive ce qu’on
reproche à la littérature classique des modernes, ce n’est point dans
leur propre inspiration qu’ils puisent les effets de l’art.

Mengs, peintre allemand, s’est montré un penseur philosophe dans ses
écrits sur son art: ami de Winckelmann, il partagea son admiration pour
l’antique; mais néanmoins il a souvent évité les défauts qu’on peut
reprocher aux peintres formés par les écrits de Winckelmann, et qui se
bornent pour la plupart à copier les chefs-d’œuvre anciens. Mengs
s’était aussi proposé pour modèle le Corrège, celui de tous les peintres
qui s’éloigne le plus dans ses tableaux du genre de la sculpture, et
dont le clair-obscur rappelle les vagues et délicieuses impressions de
la mélodie.

Les artistes allemands avaient presque tous adopté les opinions de
Winckelmann, jusqu’au moment où la nouvelle école littéraire a étendu
son influence aussi sur les beaux-arts. Gœthe, dont nous retrouvons
partout l’esprit universel, a montré dans ses ouvrages qu’il comprenait
le vrai génie de la peinture bien mieux que Winckelmann; toutefois,
convaincu comme lui que les sujets du christianisme ne sont pas
favorables à l’art, il cherche à faire revivre l’enthousiasme pour la
mythologie, et c’est une tentative dont le succès est impossible;
peut-être ne sommes-nous capables, en fait de beaux-arts, ni d’être
chrétiens ni d’être païens; mais si dans un temps quelconque
l’imagination créatrice renaît chez les hommes, ce ne sera sûrement pas
en imitant les anciens qu’elle se fera sentir.

La nouvelle école soutient dans les beaux-arts le même système qu’en
littérature, et proclame hautement le christianisme comme la source du
génie des modernes; les écrivains de cette école caractérisent aussi
d’une façon toute nouvelle ce qui dans l’architecture gothique s’accorde
avec les sentiments religieux des chrétiens. Il ne s’ensuit pas que les
modernes puissent et doivent construire des églises gothiques; ni l’art
ni la nature ne se répètent: ce qui importe seulement, dans le silence
actuel du talent, c’est de détruire le mépris qu’on a voulu jeter sur
toutes les conceptions du moyen âge; sans doute, il ne nous convient pas
de les adopter, mais rien ne nuit plus au développement du génie que de
considérer comme barbare quoi que ce soit d’original.

J’ai déjà dit, en parlant de l’Allemagne, qu’il y avait peu d’édifices
modernes remarquables; on ne voit guère dans le Nord, en général, que
des monuments gothiques, et la nature et la poésie secondent les
dispositions de l’âme que ces monuments font naître. Un écrivain
allemand, Gœrres, a donné une description intéressante d’une ancienne
église: «On voit, dit-il, des figures de chevaliers à genoux sur un
tombeau, les mains jointes; au-dessus sont placées quelques raretés
merveilleuses de l’Asie, qui semblent là pour attester, comme des
témoins muets, les voyages du mort dans la Terre sainte. Les arcades
obscures de l’église couvrent de leur ombre ceux qui reposent: on se
croirait au milieu d’une forêt dont la mort a pétrifié les branches et
les feuilles, de manière qu’elles ne peuvent plus ni se balancer ni
s’agiter, quand les siècles, comme le vent des nuits, s’engouffrent sous
leurs voûtes prolongées. L’orgue fait entendre ses sons majestueux dans
l’église; des inscriptions en lettres de bronze, à demi détruites par
l’humide vapeur du temps, indiquent confusément les grandes actions qui
redeviennent de la fable, après avoir été si longtemps d’une éclatante
vérité».

En s’occupant des arts, en Allemagne, on est conduit à parler plutôt des
écrivains que des artistes. Sous tous les rapports, les Allemands sont
plus forts dans la théorie que dans la pratique, et le Nord est si peu
favorable aux arts qui frappent les yeux, qu’on dirait que l’esprit de
réflexion lui a été donné seulement pour qu’il servît de spectateur au
Midi.

On trouve en Allemagne un grand nombre de galeries de tableaux et de
collections de dessins, qui supposent l’amour des arts dans toutes les
classes. Il y a, chez les grands seigneurs et les hommes de lettres du
premier rang, de très belles copies des chefs-d’œuvre de l’antiquité; la
maison de Gœthe est à cet égard fort remarquable; il ne recherche pas
seulement le plaisir que peut causer la vue des statues et des tableaux
des grands maîtres, il croit que le génie et l’âme s’en
ressentent.--_J’en deviendrais meilleur_, disait-il, _si j’avais sous
les yeux la tête de Jupiter Olympien, que les anciens ont tant
admirée_.--Plusieurs peintres distingués sont établis à Dresde; les
chefs-d’œuvre de la galerie y excitent le talent et l’émulation. Cette
Vierge de Raphaël, que deux enfants contemplent, est à elle seule un
trésor pour les arts: il y a dans cette figure une élévation et une
pureté qui sont l’idéal de la religion et de la force intérieure de
l’âme. La perfection des traits n’est dans ce tableau qu’un symbole; les
longs vêtements, expression de la pudeur, reportent tout l’intérêt sur
le visage, et la physionomie, plus admirable encore que les traits, est
comme la beauté suprême qui se manifeste à travers la beauté terrestre.
Le Christ, que sa mère tient dans ses bras, est tout au plus âgé de deux
ans; mais le peintre a su merveilleusement exprimer la force puissante
de l’être divin dans un visage à peine formé. Le regard des anges
enfants qui sont placés au bas du tableau est délicieux; il n’y a que
l’innocence de cet âge qui ait encore du charme à côté de la céleste
candeur; leur étonnement, à l’aspect de la vierge rayonnante, ne
ressemble point à la surprise que les hommes pourraient éprouver; ils
ont l’air de l’adorer avec confiance, parce qu’ils reconnaissent en elle
une habitante de ce ciel que naguère ils ont quitté.

La nuit du Corrège est, après la Vierge de Raphaël, le plus beau
chef-d’œuvre de la galerie de Dresde. On a représenté bien souvent
l’adoration des bergers; mais comme la nouveauté du sujet n’est presque
de rien dans le plaisir que cause la peinture, il suffit de la manière
dont le tableau du Corrège est conçu pour l’admirer: c’est au milieu de
la nuit que l’enfant sur les genoux de sa mère reçoit les hommages des
pâtres étonnés. La lumière qui part de la sainte auréole dont sa tête
est entourée a quelque chose de sublime; les personnages placés dans le
fond du tableau, et loin de l’enfant divin, sont encore dans les
ténèbres, et l’on dirait que cette obscurité est l’emblème de la vie
humaine, avant que la révélation l’eût éclairée.

Parmi les divers tableaux des peintres modernes à Dresde, je me rappelle
une tête du Dante qui avait un peu le caractère de la figure d’Ossian,
dans le beau tableau de Gérard. Cette analogie est heureuse: le Dante et
le fils de Fingal peuvent se donner la main à travers les siècles et les
nuages.

Un tableau de Hartmann représente la visite de Magdeleine et de deux
femmes nommées Marie au tombeau de Jésus-Christ; l’ange leur apparaît
pour leur annoncer qu’il est ressuscité; ce cercueil ouvert qui ne
renferme plus de restes mortels, ces femmes d’une admirable beauté
levant les yeux vers le ciel, pour y apercevoir celui qu’elles venaient
chercher dans les ombres du sépulcre, forment un tableau pittoresque et
dramatique tout à la fois.

Schick, autre artiste allemand, maintenant établi à Rome, y a composé un
tableau qui représente le premier sacrifice de Noé, après le déluge; la
nature, rajeunie par les eaux, semble avoir acquis une fraîcheur
nouvelle; les animaux ont l’air d’être familiarisés avec le patriarche
et ses enfants, comme ayant échappé ensemble au déluge universel. La
verdure, les fleurs et le ciel sont peints avec des couleurs vives et
naturelles, qui retracent la sensation causée par les paysages de
l’Orient. Plusieurs autres artistes s’essaient, de même que Schick, à
suivre en peinture le nouveau système introduit, ou plutôt renouvelé
dans la poétique littéraire; mais les arts ont besoin de richesses, et
les grandes fortunes sont dispersées dans les différentes villes de
l’Allemagne. D’ailleurs, jusqu’à présent, le véritable progrès qu’on a
fait en Allemagne, c’est de sentir et de copier les anciens maîtres
selon leur esprit: le génie original ne s’y est pas encore fortement
prononcé.

La sculpture n’a pas été cultivée avec un grand succès chez les
Allemands, d’abord parce qu’il leur manque le marbre, qui rend les
chefs-d’œuvre immortels, et parce qu’ils n’ont guère le tact ni la grâce
des attitudes et des gestes, que la gymnastique ou la danse peuvent
seules rendre faciles; néanmoins un Danois, Thorwaldsen, élevé en
Allemagne, rivalise maintenant à Rome avec Canova, et son Jason
ressemble à celui que décrit Pindare, comme le plus beau des hommes; une
toison est sur son bras gauche; il tient une lance à la main, et le
repos de la force caractérise le héros.

J’ai déjà dit que la sculpture en général perdait à ce que la danse fût
entièrement négligée; le seul phénomène qu’il y ait dans cet art en
Allemagne, c’est Ida Brunn, jeune fille que son existence sociale exclut
de la vie d’artiste; elle a reçu de la nature et de sa mère un talent
inconcevable pour représenter par de simples attitudes les tableaux les
plus touchants, ou les plus belles statues; sa danse n’est qu’une suite
de chefs-d’œuvre passagers, dont on voudrait fixer chacun pour toujours:
il est vrai que la mère d’Ida a conçu, dans son imagination, tout ce que
sa fille sait peindre aux regards. Les poésies de madame Brunn font
découvrir dans l’art et la nature mille richesses nouvelles, que les
regards distraits n’avaient point aperçues. J’ai vu la jeune Ida, encore
enfant, représenter Althée prête à brûler le tison auquel est attachée
la vie de son fils Méléagre; elle exprimait, sans paroles, la douleur,
les combats et la terrible résolution d’une mère; ses regards animés
servaient sans doute à faire comprendre ce qui se passait dans son cœur;
mais l’art de varier ses gestes, et de draper en artiste le manteau de
pourpre dont elle était revêtue, produisait au moins autant d’effet que
sa physionomie même; souvent elle s’arrêtait longtemps dans la même
attitude, et chaque fois un peintre n’aurait pu rien inventer de mieux
que le tableau qu’elle improvisait; un tel talent est unique. Cependant
je crois qu’on réussirait plutôt en Allemagne à la danse pantomime qu’à
celle qui consiste uniquement, comme en France, dans la grâce et dans
l’agilité du corps.

Les Allemands excellent dans la musique instrumentale; les connaissances
qu’elle exige, et la patience qu’il faut pour la bien exécuter, leur
sont tout à fait naturelles; ils ont aussi des compositeurs d’une
imagination très variée et très féconde; je ne ferai qu’une objection à
leur génie comme musiciens; ils mettent trop d’esprit dans leurs
ouvrages, ils réfléchissent trop à ce qu’ils font. Il faut dans les
beaux-arts plus d’instinct que de pensées; les compositeurs allemands
suivent trop exactement le sens des paroles; c’est un grand mérite, il
est vrai, pour ceux qui aiment plus les paroles que la musique, et
d’ailleurs l’on ne saurait nier que le désaccord entre le sens des unes
et l’expression de l’autre ne fût désagréable: mais les Italiens, qui
sont les vrais musiciens de la nature, ne conforment les airs aux
paroles que d’une manière générale. Dans les romances, dans les
vaudevilles, comme il n’y a pas beaucoup de musique, on peut soumettre
aux paroles le peu qu’il y en a; mais dans les grands effets de la
mélodie, il faut aller droit à l’âme par une sensation immédiate.

Ceux qui n’aiment pas beaucoup la peinture en elle-même attachent une
grande importance au sujet des tableaux; ils voudraient y retrouver les
impressions que produisent les scènes dramatiques: il en est de même en
musique; quand on la sent faiblement, on exige qu’elle se conforme avec
fidélité aux moindres nuances des paroles; mais quand elle émeut
jusqu’au fond de l’âme, toute attention donnée à ce qui n’est pas elle
ne serait qu’une distraction importune; et, pourvu qu’il n’y ait pas
d’opposition entre le poème et la musique, on s’abandonne à l’art qui
doit toujours l’emporter sur tous les autres. Car la rêverie délicieuse
dans laquelle il nous plonge anéantit les pensées que les mots peuvent
exprimer, et, la musique réveillant en nous le sentiment de l’infini,
tout ce qui tend à particulariser l’objet de la mélodie doit en diminuer
l’effet.

Gluck, que les Allemands comptent avec raison parmi leurs hommes de
génie, a su merveilleusement adapter le chant aux paroles, et dans
plusieurs de ses opéras, il a rivalisé avec le poète par l’expression de
sa musique. Lorsque Alceste a résolu de mourir pour Admète, et que ce
sacrifice, secrètement offert aux dieux, a rendu son époux à la vie, le
contraste des airs joyeux qui célèbrent la convalescence du roi, et des
gémissements étouffés de la reine condamnée à le quitter, est d’un grand
effet tragique. Oreste, dans Iphigénie en Tauride, dit: _Le calme rentre
dans mon âme_,--et l’air qu’il chante exprime ce sentiment; mais
l’accompagnement de cet air est sombre et agité. Les musiciens, étonnés
de ce contraste, voulaient adoucir l’accompagnement en l’exécutant;
Gluck s’en irritait, et leur criait: «N’écoutez pas Oreste: il dit qu’il
est calme; il ment». Le Poussin, en peignant les danses des bergères,
place dans le paysage le tombeau d’une jeune fille sur lequel est écrit:
_Et moi aussi, je vécus en Arcadie_. Il y a de la pensée dans cette
manière de concevoir les arts, comme dans les combinaisons ingénieuses
de Gluck; mais les arts sont au-dessus de la pensée: leur langage, ce
sont les couleurs, ou les formes, ou les sons. Si l’on pouvait se
figurer les impressions dont notre âme serait susceptible, avant qu’elle
connût la parole, on concevrait mieux l’effet de la peinture et de la
musique.

De tous les musiciens, peut-être, celui qui a montré le plus d’esprit
dans le talent de marier la musique avec les paroles, c’est Mozart. Il
fait sentir dans ses opéras, et surtout dans le Festin de Pierre, toutes
les gradations des scènes dramatiques; le chant est plein de gaîté,
tandis que l’accompagnement bizarre et fort semble indiquer le sujet
fantasque et sombre de la pièce. Cette spirituelle alliance du musicien
avec le poète donne aussi un genre de plaisir, mais un plaisir qui naît
de la réflexion, et celui-là n’appartient pas à la sphère merveilleuse
des arts.

J’ai entendu à Vienne la Création de Haydn, quatre cents musiciens
l’exécutaient à la fois, c’était une digne fête en l’honneur de l’œuvre
qu’elle célébrait; mais Haydn aussi nuisait quelquefois à son talent par
son esprit même; à ces paroles du texte: _Dieu dit que la lumière soit,
et la lumière fut_, les instruments jouaient d’abord très doucement, et
se faisaient à peine entendre, puis tout à coup ils partaient tous avec
un bruit terrible, qui devait signaler l’éclat du jour. Aussi un homme
d’esprit disait-il _qu’à l’apparition de la lumière il fallait se
boucher les oreilles_.

Dans plusieurs autres morceaux de la Création, la même recherche
d’esprit peut être souvent blâmée; la musique se traîne quand les
serpents sont créés; elle redevient brillante avec le chant des oiseaux,
et dans les Saisons aussi de Haydn, ces allusions se multiplient plus
encore. Ce sont des _concetti_ en musique que des effets ainsi préparés;
sans doute de certaines combinaisons de l’harmonie peuvent rappeler des
merveilles de la nature, mais ces analogies ne tiennent en rien à
l’imitation, qui n’est jamais qu’un jeu factice. Les ressemblances
réelles des beaux-arts entre eux et des beaux-arts avec la nature,
dépendent des sentiments du même genre qu’ils excitent dans notre âme
par des moyens divers.

L’imitation et l’expression diffèrent extrêmement dans les beaux-arts:
l’on est assez généralement d’accord, je crois, pour exclure la musique
imitative; mais il reste toujours deux manières de voir sur la musique
expressive; les uns veulent trouver en elle la traduction des paroles,
les autres, et ce sont les Italiens, se contentent d’un rapport général
entre les situations de la pièce et l’intention des airs, et cherchent
les plaisirs de l’art uniquement en lui-même. La musique des Allemands
est plus variée que celle des Italiens, et c’est en cela peut-être
qu’elle est moins bonne; l’esprit est condamné à la variété, c’est sa
misère qui en est la cause; mais les arts, comme le sentiment, ont une
admirable monotonie, celle dont on voudrait faire un moment éternel.

La musique d’église est moins belle en Allemagne qu’en Italie, parce que
les instruments y dominent toujours. Quand on a entendu à Rome le
_Miserere_ chanté par des voix seulement, toute musique instrumentale,
même celle de la chapelle de Dresde, paraît terrestre. Les violons et
les trompettes font partie de l’orchestre de Dresde, pendant le service
divin, et la musique y est plus guerrière que religieuse; le contraste
des impressions vives qu’elle fait éprouver avec le recueillement d’une
église n’est pas agréable; il ne faut pas animer la vie auprès des
tombeaux; la musique militaire porte à sacrifier l’existence, mais non à
s’en détacher.

La musique de la chapelle de Vienne mérite aussi d’être vantée; celui de
tous les arts que les Viennois apprécient le plus, c’est la musique;
cela fait espérer qu’un jour ils deviendront poètes, car, malgré leurs
goûts un peu prosaïques, quiconque aime la musique est enthousiaste,
sans le savoir, de tout ce qu’elle rappelle. J’ai entendu à Vienne le
_Requiem_ que Mozart a composé quelques jours avant de mourir, et qui
fut chanté dans l’église, le jour de ses obsèques; il n’est pas assez
solennel pour la situation, et l’on y retrouve encore de l’ingénieux,
comme dans tout ce qu’a fait Mozart; néanmoins, qu’y a-t-il de plus
touchant qu’un homme d’un talent supérieur, célébrant ainsi ses propres
funérailles, inspiré tout à la fois par les sentiments de sa mort et de
son immortalité! Les souvenirs de la vie doivent décorer les tombeaux;
les armes d’un guerrier y sont suspendues, et les chefs-d’œuvre de l’art
causent une impression solennelle dans le temple où reposent les restes
de l’artiste.



TROISIÈME PARTIE

LA PHILOSOPHIE ET LA MORALE.



CHAPITRE PREMIER

De la Philosophie.


On a voulu jeter, depuis quelque temps, une grande défaveur sur le mot
de philosophie. Il en est ainsi de tous ceux dont l’acception est très
étendue; ils sont l’objet des bénédictions ou des malédictions de
l’espèce humaine, suivant qu’on les emploie à des époques heureuses ou
malheureuses; mais, malgré les injures et les louanges accidentelles des
individus et des nations, la philosophie, la liberté, la religion ne
changent jamais de valeur. L’homme a maudit le soleil, l’amour et la
vie; il a souffert, il s’est senti consumé par ces flambeaux de la
nature; mais voudrait-il pour cela les éteindre?

Tout ce qui tend à comprimer nos facultés est toujours une doctrine
avilissante, il faut les diriger vers le but sublime de l’existence, le
perfectionnement moral; mais ce n’est point par le suicide partiel de
telle ou telle puissance de notre être que nous nous rendrons capables
de nous élever vers ce but; nous n’avons pas trop de tous nos moyens
pour nous en rapprocher; et si le ciel avait accordé à l’homme plus de
génie, il en aurait d’autant plus de vertu.

Parmi les différentes branches de la philosophie, celle qui a
particulièrement occupé les Allemands, c’est la métaphysique. Les objets
qu’elle embrasse peuvent être divisés en trois classes. La première se
rapporte au mystère de la création, c’est-à-dire à l’infini en toutes
choses, la seconde à la formation des idées dans l’esprit humain, et la
troisième à l’exercice de nos facultés, sans remonter à leur source.

La première de ces études, celle qui s’attache à connaître le secret de
l’univers, a été cultivée chez les Grecs comme elle l’est maintenant
chez les Allemands. On ne peut nier qu’une telle recherche, quelque
sublime qu’elle soit dans son principe, ne nous fasse sentir à chaque
pas notre impuissance, et le découragement suit les efforts qui ne
peuvent atteindre à un résultat. L’utilité de la troisième classe des
observations métaphysiques, celle qui se renferme dans la connaissance
des actes de notre entendement, ne saurait être contestée; mais cette
utilité se borne aux cercles des expériences journalières. Les
méditations philosophiques de la seconde classe, celles qui se dirigent
sur la nature de notre âme et sur l’origine de nos idées, me paraissent
de toutes les plus intéressantes. Il n’est pas probable que nous
puissions jamais connaître les vérités éternelles qui expliquent
l’existence de ce monde: le désir que nous en éprouvons est au nombre
des nobles pensées qui nous attirent vers une autre vie; mais ce n’est
pas pour rien que la faculté de nous examiner nous-mêmes nous a été
donnée. Sans doute, c’est déjà se servir de cette faculté que d’observer
la marche de notre esprit, tel qu’il est; toutefois en s’élevant plus
haut, en cherchant à savoir si cet esprit agit spontanément, ou s’il ne
peut penser que provoqué par les objets extérieurs, nous aurons des
lumières de plus sur le libre arbitre de l’homme, et par conséquent sur
le vice et la vertu.

Une foule de questions morales et religieuses dépendent de la manière
dont on considère l’origine de la formation de nos idées. C’est surtout
la diversité des systèmes à cet égard qui sépare les philosophes
allemands des philosophes français. Il est aisé de concevoir que si la
différence est à la source, elle doit se manifester dans tout ce qui en
dérive; il est donc impossible de faire connaître l’Allemagne, sans
indiquer la marche de la philosophie, qui depuis Leibnitz jusqu’à nos
jours n’a cessé d’exercer un si grand empire sur la république des
lettres.

Il y a deux manières d’envisager la métaphysique de l’entendement
humain, ou dans sa théorie, ou dans ses résultats. L’examen de la
théorie exige une capacité qui m’est étrangère; mais il est facile
d’observer l’influence qu’exerce telle ou telle opinion métaphysique sur
le développement de l’esprit et de l’âme. L’Évangile nous dit _qu’il
faut juger les prophètes par leurs œuvres_: cette maxime peut aussi nous
guider entre les différentes philosophies; car tout ce qui tend à
l’immortalité n’est jamais qu’un sophisme. Cette vie n’a quelque prix
que si elle sert à l’éducation religieuse de notre cœur, que si elle
nous prépare à une destinée plus haute, par le choix libre de la vertu
sur la terre. La métaphysique, les institutions sociales, les arts, les
sciences, tout doit être apprécié d’après le perfectionnement moral de
l’homme; c’est la pierre de touche qui est donnée à l’ignorant comme au
savant. Car, si la connaissance des moyens n’appartient qu’aux initiés,
les résultats sont à la portée de tout le monde.

Il faut avoir l’habitude de la méthode de raisonnement dont on se sert
en géométrie, pour bien comprendre la métaphysique. Dans cette science,
comme dans celle du calcul, le moindre chaînon sauté détruit toute la
liaison qui conduit à l’évidence. Les raisonnements métaphysiques sont
plus abstraits et non moins précis que ceux des mathématiques, et
cependant leur objet est vague. L’on a besoin de réunir en métaphysique
les deux facultés les plus opposées, l’imagination et le calcul: c’est
un nuage qu’il faut mesurer avec la même exactitude qu’un terrain, et
nulle étude n’exige une aussi grande intensité d’intention; néanmoins
dans les questions les plus hautes il y a toujours un point de vue à la
portée de tout le monde, et c’est celui-là que je me propose de saisir
et de présenter.

Je demandais un jour à Fichte, l’une des plus fortes têtes pensantes de
l’Allemagne, s’il ne pouvait pas me dire sa morale, plutôt que sa
métaphysique?--L’une dépend de l’autre, me répondit-il.--Et ce mot était
plein de profondeur: il renferme tous les motifs de l’intérêt qu’on peut
prendre à la philosophie.

On s’est accoutumé à la considérer comme destructive de toutes les
croyances du cœur; elle serait alors la véritable ennemie de l’homme;
mais il n’en est point ainsi de la doctrine de Platon, ni de celle des
Allemands; ils regardent le sentiment comme un fait, comme le fait
primitif de l’âme, et la raison philosophique comme destinée seulement à
rechercher la signification de ce fait.

L’énigme de l’univers a été l’objet des méditations perdues d’un grand
nombre d’hommes, dignes aussi d’admiration, puisqu’ils se sentaient
appelés à quelque chose de mieux que ce monde. Les esprits d’une haute
lignée errent sans cesse autour de l’abîme des pensées sans fin; mais
néanmoins il faut s’en détourner, car l’esprit se fatigue en vain dans
ces efforts pour escalader le ciel.

L’origine de la pensée a occupé tous les véritables philosophes. Y
a-t-il deux natures dans l’homme? S’il n’y en a qu’une, est-ce l’âme ou
la matière? S’il y en a deux, les idées viennent-elles par les sens, ou
naissent-elles dans notre âme, ou bien sont-elles un mélange de l’action
des objets extérieurs sur nous et des facultés intérieures que nous
possédons?

A ces trois questions, qui ont divisé de tout temps le monde
philosophique, est attaché l’examen qui touche le plus immédiatement à
la vertu: savoir si la fatalité ou le libre arbitre décide des
résolutions des hommes.

Chez les anciens, la fatalité venait de la volonté des dieux; chez les
modernes, on l’attribue au cours des choses. La fatalité, chez les
anciens, faisait ressortir le libre arbitre, car la volonté de l’homme
luttait contre l’événement, et la résistance morale était invincible; le
fatalisme des modernes, au contraire, détruit nécessairement la croyance
au libre arbitre; si les circonstances nous créent ce que nous sommes,
nous ne pouvons pas nous opposer à leur ascendant; si les objets
extérieurs sont la cause de tout ce qui se passe dans notre âme, quelle
pensée indépendante nous affranchirait de leur influence? La fatalité
qui descendait du ciel remplissait l’âme d’une sainte terreur, tandis
que celle qui nous lie à la terre ne fait que nous dégrader. A quoi bon
toutes ces questions, dira-t-on? A quoi bon ce qui n’est pas cela?
pourrait-on répondre. Car qu’y a-t-il de plus important pour l’homme,
que de savoir s’il a vraiment la responsabilité de ses actions, et dans
quel rapport est la puissance de la volonté avec l’empire des
circonstances sur elle? Que serait la conscience, si nos habitudes
seules l’avaient fait naître, si elle n’était rien que le produit des
couleurs, des sons, des parfums, enfin des circonstances de tout genre
dont nous aurions été environnés pendant notre enfance?

La métaphysique, qui s’applique à découvrir quelle est la source de nos
idées, influe puissamment par ses conséquences sur la nature et la force
de notre volonté; cette métaphysique est à la fois la plus haute et la
plus nécessaire de nos connaissances, et les partisans de l’utilité
suprême, de l’utilité morale, ne peuvent la dédaigner.



CHAPITRE II

De la Philosophie anglaise.


Tout semble attester en nous-mêmes l’existence d’une double nature;
l’influence des sens et celle de l’âme se partagent notre être; et,
selon que la philosophie penche vers l’une ou l’autre, les opinions et
les sentiments sont à tous égards diamétralement opposés. On peut aussi
désigner l’empire des sens et celui de la pensée par d’autres termes: il
y a dans l’homme ce qui périt avec l’existence terrestre et ce qui peut
lui survivre, ce que l’expérience fait acquérir et ce que l’instinct
moral nous inspire, le fini et l’infini; mais de quelque manière qu’on
s’exprime, il faut toujours convenir qu’il y a deux principes de vie
différents, dans la créature sujette à la mort et destinée à
l’immortalité.

La tendance vers le spiritualisme a toujours été très manifeste chez les
peuples du Nord, et même avant l’introduction du christianisme, ce
penchant s’est fait voir à travers la violence des passions guerrières.
Les Grecs avaient foi aux merveilles extérieures; les nations
germaniques croient aux miracles de l’âme. Toutes leurs poésies sont
remplies de pressentiments, de présages, de prophéties du cœur; et
tandis que les Grecs s’unissaient à la nature par les plaisirs, les
habitants du nord s’élevaient jusqu’au Créateur par les sentiments
religieux. Dans le Midi, le paganisme divinisait les phénomènes
physiques; dans le Nord, on était enclin à croire à la magie, parce
qu’elle attribue à l’esprit de l’homme une puissance sans bornes sur le
monde matériel. L’âme et la nature, la volonté et la nécessité se
partagent le domaine de l’existence, et, selon que nous plaçons la force
en nous-mêmes ou au dehors de nous, nous sommes les fils du ciel ou les
esclaves de la terre.

A la renaissance des lettres, les uns s’occupaient des subtilités de
l’école en métaphysique, et les autres croyaient aux superstitions de la
magie dans les sciences: l’art d’observer ne régnait pas plus dans
l’empire des sens que l’enthousiasme dans l’empire de l’âme: à peu
d’exceptions près, il n’y avait parmi les philosophes ni expérience ni
inspiration. Un géant parut, c’était Bacon: jamais les merveilles de la
nature, ni les découvertes de la pensée, n’ont été si bien conçues par
la même intelligence. Il n’y a pas une phrase de ses écrits qui ne
suppose des années de réflexion et d’étude; il anime la métaphysique par
la connaissance du cœur humain, il sait généraliser les faits par la
philosophie; dans les sciences physiques il a créé l’art de
l’expérience, mais il ne s’ensuit pas du tout, comme on voudrait le
faire croire, qu’il ait été partisan exclusif du système qui fonde
toutes les idées sur les sensations. Il admet l’inspiration dans tout ce
qui tient à l’âme, et il la croit même nécessaire pour interpréter les
phénomènes physiques d’après les principes généraux. Mais de son temps
il y avait encore des alchimistes, des devins et des sorciers; on
méconnaissait assez la religion dans la plus grande partie de l’Europe,
pour croire qu’elle interdisait une vérité quelconque, elle qui conduit
à toutes. Bacon fut frappé de ces erreurs; son siècle penchait vers la
superstition comme le nôtre vers l’incrédulité; à l’époque où vivait
Bacon, il devait chercher à mettre en honneur la philosophie
expérimentale; à celle où nous sommes, il sentirait le besoin de ranimer
la source intérieure du beau moral, et de rappeler sans cesse à l’homme
qu’il existe en lui-même, dans son sentiment et dans sa volonté. Quand
le siècle est superstitieux, le génie de l’observation est timide, le
monde physique est mal connu; quand le siècle est incrédule,
l’enthousiasme n’existe plus, et l’on ne sait plus rien de l’âme ni du
ciel.

Dans un temps où la marche de l’esprit humain n’avait rien d’assuré dans
aucun genre, Bacon rassembla toutes ses forces pour tracer la route que
doit suivre la philosophie expérimentale, et ses écrits servent encore
maintenant de guide à ceux qui veulent étudier la nature. Ministre
d’État, il s’était longtemps occupé de l’administration et de la
politique. Les plus fortes têtes sont celles qui réunissent le goût et
l’habitude de la méditation à la pratique des affaires: Bacon était sous
ce double rapport un esprit prodigieux; mais il a manqué à sa
philosophie ce qui manquait à son caractère, il n’était pas assez
vertueux pour sentir en entier ce que c’est que la liberté morale de
l’homme: cependant on ne peut le comparer aux matérialistes du dernier
siècle; et ses successeurs ont poussé la théorie de l’expérience bien au
delà de son intention. Il est loin, je le répète, d’attribuer toutes nos
idées à nos sensations, et de considérer l’analyse comme le seul
instrument des découvertes. Il suit souvent une marche plus hardie, et
s’il s’en tient à la logique expérimentale pour écarter tous les
préjugés qui encombrent sa route, c’est à l’élan seul du génie qu’il se
fie pour marcher en avant.

«L’esprit humain, dit Luther, est comme un paysan ivre à cheval, quand
on le relève d’un côté il retombe de l’autre». Ainsi l’homme a flotté
sans cesse entre ses deux natures; tantôt ses pensées le dégageaient de
ses sensations, tantôt ses sensations absorbaient ses pensées, et
successivement il voulait tout rapporter aux unes ou aux autres; il me
semble néanmoins que le moment d’une doctrine stable est arrivé: la
métaphysique doit subir une révolution semblable à celle qu’a faite
Copernic dans le système du monde; elle doit replacer notre âme au
centre, et la rendre en tout semblable au soleil, autour duquel les
objets extérieurs tracent leur cercle, et dont ils empruntent la
lumière.

L’arbre généalogique des connaissances humaines, dans lequel chaque
science se rapporte à telle faculté, est sans doute l’un des titres de
Bacon à l’admiration de la postérité; mais ce qui fait sa gloire, c’est
qu’il a eu soin de proclamer qu’il fallait bien se garder de séparer
d’une manière absolue les sciences l’une de l’autre, et que toutes se
réunissaient dans la philosophie générale. Il n’est point l’auteur de
cette méthode anatomique qui considère les forces intellectuelles
chacune à part, et semble méconnaître l’admirable unité de l’être moral.
La sensibilité, l’imagination, la raison, servent l’une à l’autre.
Chacune de ces facultés ne serait qu’une maladie, qu’une faiblesse au
lieu d’une force, si elle n’était pas modifiée ou complétée par la
totalité de notre être. Les sciences de calcul, à une certaine hauteur,
ont besoin d’imagination. L’imagination à son tour doit s’appuyer sur la
connaissance exacte de la nature. La raison semble de toutes les
facultés celle qui se passerait le plus facilement du secours des
autres, et cependant si l’on était entièrement dépourvu d’imagination et
de sensibilité, l’on pourrait à force de sécheresse devenir, pour ainsi
dire, fou de raison, et, ne voyant plus dans la vie que des calculs et
des intérêts matériels, se tromper autant sur les caractères et les
affections des hommes, qu’un être enthousiaste qui se figurerait partout
le désintéressement et l’amour.

On suit un faux système d’éducation, lorsqu’on veut développer
exclusivement telle ou telle qualité de l’esprit; car se vouer à une
seule faculté, c’est prendre un métier intellectuel. Milton dit avec
raison _qu’une éducation n’est bonne que quand elle rend propre à tous
les emplois de la guerre et de la paix_; tout ce qui fait de l’homme un
homme est le véritable objet de l’enseignement.

Ne savoir d’une science que ce qui lui est particulier, c’est appliquer
aux études libérales la division du travail de Smith, qui ne convient
qu’aux arts mécaniques. Quand on arrive à cette hauteur où chaque
science touche par quelques points à toutes les autres, c’est alors
qu’on approche de la région des idées universelles; et l’air qui vient
de là vivifie toutes les pensées.

L’âme est un foyer qui rayonne dans tous les sens; c’est dans ce foyer
que consiste l’existence; toutes les observations et tous les efforts
des philosophes doivent se tourner vers ce moi, centre et mobile de nos
sentiments et de nos idées. Sans doute l’incomplet du langage nous
oblige à nous servir d’expressions erronées; il faut répéter suivant
l’usage, tel individu a de la raison, ou de l’imagination, ou de la
sensibilité, etc.; mais si l’on voulait s’entendre par un mot, on
devrait dire seulement[7]: _il a de l’âme, il a beaucoup d’âme._ C’est
ce souffle divin qui fait tout l’homme.

  [7] M. Ancillon, dont j’aurai l’occasion de parler dans la suite de
    cet ouvrage, s’est servi de cette expression dans un livre qu’on ne
    saurait se lasser de méditer.

Aimer en apprend plus sur ce qui tient aux mystères de l’âme que la
métaphysique la plus subtile. On ne s’attache jamais à telle ou telle
qualité de la personne qu’on préfère, et tous les madrigaux disent un
grand mot philosophique, en répétant que c’est pour _je ne sais quoi_
qu’on aime, car ce je ne sais quoi, c’est l’ensemble et l’harmonie que
nous reconnaissons par l’amour, par l’admiration, par tous les
sentiments qui nous révèlent ce qu’il y a de plus profond et de plus
intime dans le cœur d’un autre.

L’analyse, ne pouvant examiner qu’en divisant, s’applique, comme le
scalpel, à la nature morte; mais c’est un mauvais instrument pour
apprendre à connaître ce qui est vivant; et si l’on a de la peine à
définir par des paroles la conception animée qui nous représente les
objets tout entiers, c’est précisément parce que cette conception tient
de plus près à l’essence des choses. Diviser pour comprendre est en
philosophie un signe de faiblesse, comme en politique diviser pour
régner.

Bacon tenait encore beaucoup plus qu’on ne croit à cette philosophie
idéaliste qui, depuis Platon jusqu’à nos jours, a constamment reparu
sous diverses formes; néanmoins le succès de sa méthode analytique dans
les sciences exactes a nécessairement influé sur son système en
métaphysique: l’on a compris d’une manière beaucoup plus absolue qu’il
ne l’avait présentée lui-même, sa doctrine sur les sensations
considérées comme l’origine des idées. Nous pouvons voir clairement
l’influence de cette doctrine par les deux écoles qu’elle a produites,
celle de Hobbes et celle de Locke. Certainement l’une et l’autre
diffèrent beaucoup dans le but; mais leurs principes sont semblables à
plusieurs égards.

Hobbes prit à la lettre la philosophie qui fait dériver toutes nos idées
des impressions des sens; il n’en craignit point les conséquences, et il
a dit hardiment _que l’âme était soumise à la nécessité, comme la
société au despotisme_; il admet le fatalisme des sensations pour la
pensée, et celui de la force pour les actions. Il anéantit la liberté
morale comme la liberté civile, pensant avec raison qu’elles dépendent
l’une de l’autre. Il fut athée et esclave, et rien n’est plus
conséquent; car, s’il n’y a dans l’homme que l’empreinte des impressions
du dehors, la puissance terrestre est tout, et l’âme en dépend autant
que la destinée.

Le culte de tous les sentiments élevés et purs est tellement consolidé
en Angleterre par les institutions politiques et religieuses, que les
spéculations de l’esprit tournent autour de ces imposantes colonnes sans
jamais les ébranler. Hobbes eut donc peu de partisans dans son pays;
mais l’influence de Locke fut plus universelle. Comme son caractère
était moral et religieux, il ne se permit aucun des raisonnements
corrupteurs qui dérivaient nécessairement de sa métaphysique; et la
plupart de ses compatriotes, en l’adoptant, ont eu comme lui la noble
inconséquence de séparer les résultats des principes, tandis que Hume et
les philosophes français, après avoir admis le système, l’ont appliqué
d’une manière beaucoup plus logique.

La métaphysique de Locke n’a eu d’autre effet sur les esprits en
Angleterre, que de ternir un peu leur originalité naturelle; quand même
elle dessécherait la source des grandes pensées philosophiques, elle ne
saurait détruire le sentiment religieux, qui sait si bien y suppléer;
mais cette métaphysique reçue dans le reste de l’Europe, l’Allemagne
exceptée, a été l’une des principales causes de l’immoralité dont on
s’est fait une théorie, pour en mieux assurer la pratique.

Locke s’est particulièrement attaché à prouver qu’il n’y avait rien
d’inné dans l’âme: il avait raison, puisqu’il mêlait toujours au sens du
mot idée un développement acquis par l’expérience; les idées ainsi
conçues sont le résultat des objets qui les excitent, des comparaisons
qui les rassemblent, et du langage qui en facilite la combinaison. Mais
il n’en est pas de même des sentiments, ni des dispositions, ni des
facultés qui constituent les lois de l’entendement humain, comme
l’attraction et l’impulsion constituent celle de la nature physique.

Une chose vraiment digne de remarque, ce sont les arguments dont Locke a
été obligé de se servir pour prouver que tout ce qui était dans l’âme
nous venait par les sensations. Si ces arguments conduisaient à la
vérité, sans doute, il faudrait surmonter la répugnance morale qu’ils
inspirent; mais on peut croire en général à cette répugnance, comme à un
signe infaillible de ce que l’on doit éviter. Locke voulait démontrer
que la conscience du bien et du mal n’était pas innée dans l’homme, et
qu’il ne connaissait le juste et l’injuste, comme le rouge et le bleu,
que par l’expérience; il a recherché avec soin, pour parvenir à ce but,
tous les pays où les coutumes et les lois mettaient des crimes en
honneur; ceux où l’on se faisait un devoir de tuer son ennemi, de
mépriser le mariage, de faire mourir son père quand il était vieux. Il
recueille attentivement tout ce que les voyageurs ont raconté des
cruautés passées en usage. Qu’est-ce donc qu’un système qui inspire à un
homme aussi vertueux que Locke de l’avidité pour de tels faits?

Que ces faits soient tristes ou non, pourra-t-on dire, l’important est
de savoir s’ils sont vrais.--Ils peuvent être vrais, mais que
signifient-ils? Ne savons-nous pas, d’après notre propre expérience, que
les circonstances, c’est-à-dire les objets extérieurs, influent sur
notre manière d’interpréter nos devoirs? Agrandissez ces circonstances,
et vous y trouverez la cause des erreurs des peuples; mais y a-t-il des
peuples ou des hommes qui nient qu’il y ait des devoirs? A-t-on jamais
prétendu qu’aucune signification n’était attachée à l’idée du juste et
de l’injuste? L’explication qu’on en donne peut être diverse, mais la
conviction du principe est partout la même; et c’est dans cette
conviction que consiste l’empreinte primitive qu’on retrouve dans tous
les humains.

Quand le sauvage tue son père, lorsqu’il est vieux, il croit lui rendre
un service; il ne le fait pas pour son propre intérêt, mais pour celui
de son père: l’action qu’il commet est horrible, et cependant il n’est
pas pour cela dépourvu de conscience; et de ce qu’il manque de lumières,
il ne s’ensuit pas qu’il manque de vertus. Les sensations, c’est-à-dire
les objets extérieurs dont il est environné l’aveuglent; le sentiment
intime qui constitue la haine du vice et le respect pour la vertu
n’existent pas moins en lui, quoique l’expérience l’ait trompé sur la
manière dont ce sentiment doit se manifester dans la vie. Préférer les
autres à soi quand la vertu le commande, c’est précisément ce qui fait
l’essence du beau moral, et cet admirable instinct de l’âme, adversaire
de l’instinct physique, est inhérent à notre nature; s’il pouvait être
acquis, il pourrait aussi se perdre; mais il est immuable, parce qu’il
est inné. Il est possible de faire le mal en croyant faire le bien, il
est possible de se rendre coupable en le sachant et le voulant; mais il
ne l’est pas d’admettre comme vérité une chose contradictoire, la
justice de l’injustice.

L’indifférence au bien et au mal est le résultat ordinaire d’une
civilisation, pour ainsi dire, pétrifiée, et cette indifférence est un
beaucoup plus grand argument contre la conscience innée que les
grossières erreurs des sauvages; mais les hommes les plus sceptiques,
s’ils sont opprimés sous quelques rapports, en appellent à la justice,
comme s’ils y avaient cru toute leur vie; et lorsqu’ils sont saisis par
une affection vive et qu’on la tyrannise, ils invoquent le sentiment de
l’équité avec autant de force que les moralistes les plus austères. Dès
qu’une flamme quelconque, celle de l’indignation ou celle de l’amour,
s’empare de notre âme, elle fait reparaître en nous les caractères
sacrés des lois éternelles.

Si le hasard de la naissance et de l’éducation décidait de la moralité
d’un homme, comment pourrait-on l’accuser de ses actions? Si tout ce qui
compose notre volonté nous vient des objets extérieurs, chacun peut en
appeler à des relations particulières pour motiver toute sa conduite; et
souvent ces relations diffèrent autant entre les habitants d’un même
pays qu’entre un Asiatique et un Européen. Si donc la circonstance
devait être la divinité des mortels, il serait simple que chaque homme
eût une morale qui lui fût propre, ou plutôt une absence de morale à son
usage; et pour interdire le mal que les sensations pourraient
conseiller, il n’y aurait de bonne raison à opposer que la force
publique qui le punirait; or, si la force publique commandait
l’injustice, la question se trouverait résolue: toutes les sensations
feraient naître toutes les idées, qui conduiraient à la plus complète
dépravation.

Les preuves de la spiritualité de l’âme ne peuvent se trouver dans
l’empire des sens, le monde visible est abandonné à cet empire; mais le
monde invisible ne saurait y être soumis; et si l’on n’admet pas des
idées spontanées, si la pensée et le sentiment dépendent en entier des
sensations, comment l’âme, dans une telle servitude, serait-elle
immatérielle? Et si, comme personne ne le nie, la plupart des faits
transmis par les sens sont sujets à l’erreur, qu’est-ce qu’un être moral
qui n’agit que lorsqu’il est excité par des objets extérieurs, et par
des objets même dont les apparences sont souvent fausses?

Un philosophe français a dit, en se servant de l’expression la plus
rebutante, _que la pensée n’était autre chose qu’un produit matériel du
cerveau_. Cette déplorable définition est le résultat le plus naturel de
la métaphysique qui attribue à nos sensations l’origine de toutes nos
idées. On a raison, si c’est ainsi, de se moquer de ce qui est
intellectuel, et de trouver incompréhensible tout ce qui n’est pas
palpable. Si notre âme n’est qu’une matière subtile mise en mouvement
par d’autres éléments plus ou moins grossiers, auprès desquels même elle
a le désavantage d’être passive: si nos impressions et nos souvenirs ne
sont que les vibrations prolongées d’un instrument dont le hasard a
joué, il n’y a que des fibres dans notre cerveau, que des forces
physiques dans le monde, et tout peut s’expliquer d’après les lois qui
les régissent. Il reste bien encore quelques petites difficultés sur
l’origine des choses et le but de notre existence, mais on a bien
simplifié la question, et la raison conseille de supprimer en nous-mêmes
tous les désirs et toutes les espérances que le génie, l’amour et la
religion font concevoir; car l’homme ne serait alors qu’une mécanique de
plus, dans le grand mécanisme de l’univers: ses facultés ne seraient que
des rouages, sa morale un calcul, et son culte le succès.

Locke, croyant du fond de son âme à l’existence de Dieu, établit sa
conviction, sans s’en apercevoir, sur des raisonnements qui sortent tous
de la sphère de l’expérience: il affirme qu’il y a un principe éternel,
une cause primitive de toutes les autres causes; il entre ainsi dans la
sphère de l’infini, et l’infini est par delà toute expérience: mais
Locke avait en même temps une telle peur que l’idée de Dieu ne pût
passer pour innée dans l’homme; il lui paraissait si absurde que le
Créateur eût daigné, comme un grand peintre, graver son nom sur le
tableau de notre âme, qu’il s’est attaché à découvrir dans tous les
récits des voyageurs quelques peuples qui n’eussent aucune croyance
religieuse. On peut, je crois, l’affirmer hardiment, ces peuples
n’existent pas. Le mouvement qui nous élève jusqu’à l’intelligence
suprême se retrouve dans le génie de Newton comme dans l’âme du pauvre
sauvage dévot envers la pierre sur laquelle il s’est reposé. Nul homme
ne s’en est tenu au monde extérieur, tel qu’il est, et tous se sont
senti au fond du cœur, dans une époque quelconque de leur vie, un
indéfinissable attrait pour quelque chose de surnaturel; mais comment se
peut-il qu’un être aussi religieux que Locke, s’attache à changer les
caractères primitifs de la foi en une connaissance accidentelle que le
sort peut nous ravir ou nous accorder? Je le répète, la tendance d’une
doctrine quelconque doit toujours être comptée pour beaucoup dans le
jugement que nous portons sur la vérité de cette doctrine; car, en
théorie, le bon et le vrai sont inséparables.

Tout ce qui est invisible parle à l’homme de commencement et de fin, de
décadence et de destruction. Une étincelle divine est seule en nous
l’indice de l’immortalité. De quelle sensation vient-elle? Toutes les
sensations la combattent, et cependant elle triomphe de toutes. Quoi!
dira-t-on, les causes finales, les merveilles de l’univers, la splendeur
des cieux qui frappent nos regards, ne nous attestent-elles pas la
magnificence et la bonté du Créateur? Le livre de la nature est
contradictoire, l’on y voit les emblèmes du bien et du mal presque en
égale proportion; et il en est ainsi pour que l’homme puisse exercer sa
liberté entre des probabilités opposées, entre des craintes et des
espérances à peu près de même force. Le ciel étoilé nous apparaît comme
les parvis de la Divinité; mais tous les maux et tous les vices des
hommes obscurcissent ces feux célestes. Une seule voix sans parole, mais
non pas sans harmonie, sans force, mais irrésistible, proclame un Dieu
au fond de notre cœur: tout ce qui est vraiment beau dans l’homme naît
de ce qu’il éprouve intérieurement et spontanément: toute action
héroïque est inspirée par la liberté morale; l’acte de se dévouer à la
volonté divine, cet acte que toutes les sensations combattent et que
l’enthousiasme seul inspire, est si noble et si pur, que les anges
eux-mêmes, vertueux par nature et sans obstacle, pourraient l’envier à
l’homme.

La métaphysique qui déplace le centre de la vie, en supposant que son
impulsion vient du dehors, dépouille l’homme de sa liberté, et se
détruit elle-même; car il n’y a plus de nature spirituelle, dès qu’on
l’unit tellement à la nature physique, que ce n’est plus que par respect
humain qu’on les distingue encore: cette métaphysique n’est conséquente
que lorsqu’on en fait dériver, comme en France, le matérialisme fondé
sur les sensations, et la morale fondée sur l’intérêt. La théorie
abstraite de ce système est née en Angleterre; mais aucune de ses
conséquences n’y a été admise. En France, on n’a pas eu l’honneur de la
découverte, mais bien celui de l’application. En Allemagne, depuis
Leibnitz, on a combattu le système et les conséquences: et certes il est
digne des hommes éclairés et religieux de tous les pays, d’examiner si
des principes dont les résultats sont si funestes doivent être
considérés comme des vérités incontestables.

Shaftsbury, Hutcheson, Smith, Reid, Dugald Stuart, etc., ont étudié les
opérations de notre entendement avec une rare sagacité; les ouvrages de
Dugald Stuart en particulier contiennent une théorie si parfaite des
facultés intellectuelles, qu’on peut la considérer, pour ainsi dire,
comme l’histoire naturelle de l’être moral. Chaque individu doit y
reconnaître une portion quelconque de lui-même. Quelque opinion qu’on
ait adoptée sur l’origine des idées, l’on ne saurait nier l’utilité d’un
travail qui a pour but d’examiner leur marche et leur direction; mais ce
n’est point assez d’observer le développement de nos facultés, il faut
remonter à leur source, afin de se rendre compte de la nature et de
l’indépendance de la volonté dans l’homme.

On ne saurait considérer comme une question oiseuse celle qui s’attache
à connaître si l’âme a la faculté de sentir et de penser par elle-même.
C’est la question d’Hamlet, _être ou n’être pas_.



CHAPITRE III

De la Philosophie française.


Descartes a été pendant longtemps le chef de la philosophie française;
et si sa physique n’avait pas été reconnue pour mauvaise, peut-être sa
métaphysique aurait-elle conservé un ascendant plus durable. Bossuet,
Fénelon, Pascal, tous les grands hommes du siècle de Louis XIV, avaient
adopté l’idéalisme de Descartes: et ce système s’accordait beaucoup
mieux avec le catholicisme que la philosophie purement expérimentale;
car il paraît singulièrement difficile de réunir la foi aux dogmes les
plus mystiques avec l’empire souverain des sensations sur l’âme.

Parmi les métaphysiciens français qui ont professé la doctrine de Locke,
il faut compter au premier rang Condillac, que son état de prêtre
obligeait à des ménagements envers la religion, et Bonnet qui,
naturellement religieux, vivait à Genève, dans un pays où les lumières
et la piété sont inséparables. Ces deux philosophes, Bonnet surtout, ont
établi des exceptions en faveur de la révélation; mais il me semble
qu’une des causes de l’affaiblissement du respect pour la religion,
c’est de l’avoir mise à part de toutes les sciences, comme si la
philosophie, le raisonnement, enfin tout ce qui est estimé dans les
affaires terrestres, ne pouvait s’appliquer à la religion: une
vénération dérisoire l’écarte de tous les intérêts de la vie; c’est pour
ainsi dire la reconduire hors du cercle de l’esprit humain à force de
révérences. Dans tous les pays où règne une croyance religieuse, elle
est le centre des idées, et la philosophie consiste à trouver
l’interprétation raisonnée des vérités divines.

Lorsque Descartes écrivit, la philosophie de Bacon n’avait pas encore
pénétré en France, et l’on était encore au même point d’ignorance et de
superstition scolastique qu’à l’époque où le grand penseur de
l’Angleterre publia ses ouvrages. Il y a deux manières de redresser les
préjugés des hommes; le recours à l’expérience, et l’appel à la
réflexion. Bacon prit le premier moyen, Descartes le second; l’un rendit
d’immenses services aux sciences; l’autre à la pensée, qui est la source
de toutes les sciences.

Bacon était un homme d’un beaucoup plus grand génie et d’une instruction
plus vaste encore que Descartes; il a su fonder sa philosophie dans le
monde matériel; celle de Descartes fut décréditée par les savants, qui
attaquèrent avec succès ses opinions sur le système du monde; il pouvait
raisonner juste dans l’examen de l’âme, et se tromper par rapport aux
lois physiques de l’univers; mais les jugements des hommes étant presque
tous fondés sur une aveugle et rapide confiance dans les analogies, l’on
a cru que celui qui observait si mal au dehors ne s’entendait pas mieux
à ce qui se passe en dedans de nous-mêmes. Descartes a, dans sa manière
d’écrire, une simplicité pleine de bonhomie qui inspire de la confiance,
et la force de son génie ne saurait être contestée. Néanmoins, quand on
le compare soit aux philosophes allemands, soit à Platon, on ne peut
trouver dans ses ouvrages ni la théorie de l’idéalisme dans toute son
abstraction, ni l’imagination poétique qui en fait la beauté. Un rayon
lumineux cependant avait traversé l’esprit de Descartes, et c’est à lui
qu’appartient la gloire d’avoir dirigé la philosophie moderne de son
temps vers le développement intérieur de l’âme. Il produisit une grande
sensation en appelant toutes les vérités reçues à l’examen de la
réflexion; on admira ces axiomes: _Je pense, donc j’existe, donc j’ai un
Créateur, source parfaite de mes incomplètes facultés; tout peut se
révoquer en doute au dehors de nous, le vrai n’est que dans notre âme,
et c’est elle qui en est le juge suprême._

Le doute universel est l’_a b c_ de la philosophie; chaque homme
recommence à raisonner avec ses propres lumières, quand il veut remonter
aux principes des choses; mais l’autorité d’Aristote avait tellement
introduit les formes dogmatiques en Europe, qu’on fut étonné de la
hardiesse de Descartes, qui soumettait toutes les opinions au jugement
naturel.

Les écrivains de Port-Royal furent formés à son école; aussi les
Français ont-ils eu, dans le dix-septième siècle, des penseurs plus
sévères que dans le dix-huitième. A côté de la grâce et du charme de
l’esprit, une certaine gravité dans le caractère annonçait l’influence
que devait exercer une philosophie qui attribuait toutes nos idées à la
puissance de la réflexion.

Malebranche, le premier disciple de Descartes, est un homme doué du
génie de l’âme à un éminent degré: l’on s’est plu à le considérer, dans
le dix-huitième siècle, comme un rêveur, et l’on est perdu en France
quand on a la réputation de rêveur; car elle emporte avec elle l’idée
qu’on n’est utile à rien, ce qui déplaît singulièrement à tout ce qu’on
appelle les gens raisonnables; mais ce mot d’utilité est-il assez noble
pour s’appliquer aux besoins de l’âme?

Les écrivains français du dix-huitième siècle s’entendaient mieux à la
liberté politique; ceux du dix-septième à la liberté morale. Les
philosophes du dix-huitième étaient des combattants; ceux du
dix-septième des solitaires. Sous un gouvernement absolu, tel que celui
de Louis XIV, l’indépendance ne trouve d’asile que dans la méditation;
sous les règnes anarchiques du dernier siècle, les hommes de lettres
étaient animés par le désir de conquérir le gouvernement de leur pays
aux principes et aux idées libérales dont l’Angleterre donnait un si bel
exemple. Les écrivains qui n’ont pas dépassé ce but sont très dignes de
l’estime de leurs concitoyens; mais il n’en est pas moins vrai que les
ouvrages composés dans le dix-septième siècle sont plus philosophiques,
à beaucoup d’égards, que ceux qui ont été publiés depuis; car la
philosophie consiste surtout dans l’étude et la connaissance de notre
être intellectuel.

Les philosophes du dix-huitième siècle se sont plus occupés de la
politique sociale que de la nature primitive de l’homme; les philosophes
du dix-septième, par cela seul qu’ils étaient religieux, en savaient
plus sur le fond du cœur. Les philosophes, pendant le déclin de la
monarchie française, ont excité la pensée au dehors, accoutumés qu’ils
étaient à s’en servir comme d’une arme; les philosophes, sous l’empire
de Louis XIV, se sont attachés davantage à la métaphysique idéaliste,
parce que le recueillement leur était plus habituel et plus nécessaire.
Il faudrait, pour que le génie français atteignît au plus haut degré de
perfection, apprendre des écrivains du dix-huitième siècle à tirer parti
de ses facultés, et des écrivains du dix-septième à en connaître la
source.

Descartes, Pascal et Malebranche ont beaucoup plus de rapport avec les
philosophes allemands que les écrivains du dix-huitième siècle; mais
Malebranche et les Allemands diffèrent en ceci, que l’un donne comme
article de foi ce que les autres réduisent en théorie scientifique; l’un
cherche à revêtir de formes dogmatiques ce que l’imagination lui
inspire, parce qu’il a peur d’être accusé d’exaltation; tandis que les
autres, écrivant à la fin d’un siècle où l’on a tout analysé, se savent
enthousiastes, et s’attachent seulement à prouver que l’enthousiasme est
d’accord avec la raison.

Si les Français avaient suivi la direction métaphysique de leurs grands
hommes du dix-septième siècle, ils auraient aujourd’hui les mêmes
opinions que les Allemands; car Leibnitz est, dans la route
philosophique, le successeur naturel de Descartes et de Malebranche, et
Kant le successeur naturel de Leibnitz.

L’Angleterre influa beaucoup sur les écrivains du dix-huitième siècle:
l’admiration qu’ils ressentaient pour ce pays leur inspira le désir
d’introduire en France sa philosophie et sa liberté. La philosophie des
Anglais n’était sans danger qu’avec leurs sentiments religieux, et leur
liberté, qu’avec leur obéissance aux lois. Au sein d’une nation où
Newton et Clarke ne prononçaient jamais le nom de Dieu sans s’incliner,
les systèmes métaphysiques, fussent-ils erronés, ne pouvaient être
funestes. Ce qui manque en France, en tout genre, c’est le sentiment et
l’habitude du respect, et l’on y passe bien vite de l’examen qui peut
éclairer à l’ironie qui réduit tout en poussière.

Il me semble qu’on pourrait marquer dans le dix-huitième siècle, en
France, deux époques parfaitement distinctes, celle dans laquelle
l’influence de l’Angleterre s’est fait sentir, et celle où les esprits
se sont précipités dans la destruction: alors les lumières se sont
changées en incendie, et la philosophie, magicienne irritée, a consumé
le palais où elle avait étalé ses prodiges.

En politique, Montesquieu appartient à la première époque, Raynal à la
seconde; en religion, les écrits de Voltaire, qui avaient la tolérance
pour but, sont inspirés par l’esprit de la première moitié du siècle;
mais sa misérable et vaniteuse irréligion a flétri la seconde. Enfin, en
métaphysique, Condillac et Helvétius, quoiqu’ils fussent contemporains,
portent aussi l’un et l’autre l’empreinte de ces deux époques si
différentes; car, bien que le système entier de la philosophie des
sensations soit mauvais dans son principe, cependant les conséquences
qu’Helvétius en a tirées ne doivent pas être imputées à Condillac; il
était bien loin d’y donner son assentiment.

Condillac a rendu la métaphysique expérimentale plus claire et plus
frappante qu’elle ne l’est dans Locke; il l’a mise véritablement à la
portée de tout le monde; il dit avec Locke que l’âme ne peut avoir
aucune idée qui ne lui vienne par les sensations; il attribue à nos
besoins l’origine des connaissances et du langage; aux mots, celle de la
réflexion; et, nous faisant ainsi recevoir le développement entier de
notre être moral par les objets extérieurs, il explique la nature
humaine, comme une science positive, d’une manière nette, rapide, et,
sous quelques rapports, incontestable; car, si l’on ne sentait en soi ni
des croyances natives du cœur, ni une conscience indépendante de
l’expérience, ni un esprit créateur, dans toute la force de ce terme, on
pourrait assez se contenter de cette définition mécanique de l’âme
humaine. Il est naturel d’être séduit par la solution facile du plus
grand des problèmes; mais cette apparente simplicité n’existe que dans
la méthode; l’objet auquel on prétend l’appliquer n’en reste pas moins
d’une immensité inconnue, et l’énigme de nous-mêmes dévore, comme le
sphinx, les milliers de systèmes qui prétendent à la gloire d’en avoir
deviné le mot.

L’ouvrage de Condillac ne devrait être considéré que comme un livre de
plus sur un sujet inépuisable, si l’influence de ce livre n’avait pas
été funeste. Helvétius, qui tire de la philosophie des sensations toutes
les conséquences directes qu’elle peut permettre, affirme que si l’homme
avait les mains faites comme le pied d’un cheval, il n’aurait que
l’intelligence d’un cheval. Certes, s’il en était ainsi, il serait bien
injuste de nous attribuer le tort ou le mérite de nos actions; car la
différence qui peut exister entre les diverses organisations des
individus, autoriserait et motiverait bien celle qui se trouve entre
leurs caractères.

Aux opinions d’Helvétius succédèrent celles du _Système de la Nature_,
qui tendaient à l’anéantissement de la Divinité dans l’univers, et du
libre arbitre dans l’homme. Locke, Condillac, Helvétius, et le
malheureux auteur du _Système de la Nature_, ont marché progressivement
dans la même route; les premiers pas étaient innocents: ni Locke, ni
Condillac n’ont connu les dangers des principes de leur philosophie;
mais bientôt ce grain noir, qui se remarquait à peine sur l’horizon
intellectuel, s’est étendu jusqu’au point de replonger l’univers et
l’homme dans les ténèbres.

Les objets extérieurs étaient, disait-on, le mobile de toutes nos
impressions; rien ne semblait donc plus doux que de se livrer au monde
physique, et de s’inviter comme convive à la fête de la nature; mais par
degrés la source intérieure s’est tarie, et jusqu’à l’imagination qu’il
faut pour le luxe et pour les plaisirs, va se flétrissant à tel point,
qu’on n’aura bientôt plus même assez d’âme pour goûter un bonheur
quelconque, si matériel qu’il soit.

L’immortalité de l’âme et le sentiment du devoir sont des suppositions
tout à fait gratuites, dans le système qui fonde toutes nos idées sur
nos sensations: car nulle sensation ne nous révèle l’immortalité dans la
mort. Si les objets extérieurs ont seuls formé notre conscience, depuis
la nourrice qui nous reçoit dans ses bras jusqu’au dernier acte d’une
vieillesse avancée, toutes les impressions s’enchaînent tellement l’une
à l’autre, qu’on ne peut en accuser avec équité la prétendue volonté,
qui n’est qu’une fatalité de plus.

Je tâcherai de montrer, dans la seconde partie de cette section, que la
morale fondée sur l’intérêt, si fortement prêchée par les écrivains
français du dernier siècle, est dans une connexion intime avec la
métaphysique qui attribue toutes nos idées à nos sensations, et que les
conséquences de l’une sont aussi mauvaises dans la pratique que celles
de l’autre dans la théorie. Ceux qui ont pu lire les ouvrages licencieux
qui ont été publiés en France vers la fin du dix-huitième siècle,
attesteront que quand les auteurs de ces coupables écrits veulent
s’appuyer d’une espèce de raisonnement, ils en appellent tous à
l’influence du physique sur le moral; ils rapportent aux sensations
toutes les opinions les plus condamnables; ils développent enfin, sous
toutes les formes, la doctrine qui détruit le libre arbitre et la
conscience.

On ne saurait nier, dira-t-on peut-être, que cette doctrine ne soit
avilissante; mais néanmoins, si elle est vraie, faut-il la repousser et
s’aveugler à dessein? Certes, ils auraient fait une déplorable
découverte, ceux qui auraient détrôné notre âme, condamné l’esprit à
s’immoler lui-même, en employant ses facultés à démontrer que les lois
communes à tout ce qui est physique lui conviennent; mais, grâce à Dieu,
et cette expression est ici bien placée, grâce à Dieu, dis-je, ce
système est tout à fait faux dans son principe, et le parti qu’en ont
tiré ceux qui soutenaient la cause de l’immoralité, est une preuve de
plus des erreurs qu’il renferme.

Si la plupart des hommes corrompus se sont appuyés sur la philosophie
matérialiste, lorsqu’ils ont voulu s’avilir méthodiquement et mettre
leurs actions en théorie, c’est qu’ils croyaient, en soumettant l’âme
aux sensations, se délivrer ainsi de la responsabilité de leur conduite.
Un être vertueux, convaincu de ce système, en serait profondément
affligé, car il craindrait sans cesse que l’influence toute-puissante
des objets extérieurs n’altérât la pureté de son âme et la force de ses
résolutions. Mais quand on voit des hommes se réjouir, en proclamant
qu’ils sont en tout l’œuvre des circonstances, et que ces circonstances
sont combinées par le hasard, on frémit au fond du cœur de leur
satisfaction perverse.

Lorsque les sauvages mettent le feu à des cabanes, l’on dit qu’ils se
chauffent avec plaisir à l’incendie qu’ils ont allumé; ils exercent
alors du moins une sorte de supériorité sur le désordre dont ils sont
coupables; ils font servir la destruction à leur usage: mais quand
l’homme se plaît à dégrader la nature humaine, qui donc en profitera?



CHAPITRE IV

Du persiflage introduit par un certain genre de Philosophie.


Le système philosophique adopté dans un pays exerce une grande influence
sur la tendance des esprits; c’est le moule universel dans lequel se
jettent toutes les pensées; ceux même qui n’ont point étudié ce système
se conforment sans le savoir à la disposition générale qu’il inspire. On
a vu naître et s’accroître depuis près de cent ans, en Europe, une sorte
de scepticisme moqueur, dont la base est la philosophie qui attribue
toutes nos idées à nos sensations. Le premier principe de cette
philosophie est de ne croire que ce qui peut être prouvé comme un fait
ou comme un calcul; à ce principe se joignent le dédain pour les
sentiments qu’on appelle exaltés, et l’attachement aux jouissances
matérielles. Ces trois points de la doctrine renferment tous les genres
d’ironie dont la religion, la sensibilité et la morale peuvent être
l’objet.

Bayle, dont le savant dictionnaire n’est guère lu par les gens du monde,
est pourtant l’arsenal où l’on a puisé toutes les plaisanteries du
scepticisme; Voltaire les a rendues piquantes par son esprit et par sa
grâce; mais le fond de tout cela est toujours qu’on doit mettre au
nombre des rêveries tout ce qui n’est pas aussi évident qu’une
expérience physique. Il est adroit de faire passer l’incapacité
d’attention pour une raison suprême qui repousse tout ce qui est obscur
et douteux; en conséquence on tourne en ridicule les plus grandes
pensées, s’il faut réfléchir pour les comprendre, ou s’interroger au
fond du cœur pour les sentir. On parle encore avec respect de Pascal, de
Bossuet, de J.-J. Rousseau, etc., parce que l’autorité les a consacrés,
et que l’autorité en tout genre est une chose très claire. Mais un grand
nombre de lecteurs étant convaincus que l’ignorance et la paresse sont
les attributs d’un gentilhomme, en fait d’esprit, croient au-dessous
d’eux de se donner de la peine, et veulent lire, comme un article de
gazette, les écrits qui ont pour objet l’homme et la nature.

Enfin, si par hasard de tels écrits étaient composés par un Allemand
dont le nom ne fût pas français, et qu’on eût autant de peine à
prononcer ce nom que celui du baron, dans Candide, quelle foule de
plaisanteries n’en tirerait-on pas? et ces plaisanteries veulent toutes
dire:--«J’ai de la grâce et de la légèreté, tandis que vous, qui avez le
malheur de penser à quelque chose, et de tenir à quelques sentiments,
vous ne vous jouez pas de tout avec la même élégance et la même
facilité».

La philosophie des sensations est une des principales causes de cette
frivolité. Depuis qu’on a considéré l’âme comme passive, un grand nombre
de travaux philosophiques ont été dédaignés. Le jour où l’on a dit qu’il
n’existait pas de mystères dans ce monde, ou du moins qu’il ne fallait
pas s’en occuper, que toutes les idées venaient par les yeux et par les
oreilles, et qu’il n’y avait de vrai que le palpable, les individus qui
jouissent en parfaite santé de tous leurs sens se sont crus les
véritables philosophes. On entend sans cesse dire à ceux qui ont assez
d’idées pour gagner de l’argent quand ils sont pauvres, et pour le
dépenser quand ils sont riches, qu’ils ont la seule philosophie
raisonnable, et qu’il n’y a que des rêveurs qui puissent songer à autre
chose. En effet, les sensations n’apprennent guère que cette
philosophie, et si l’on ne peut rien savoir que par elles, il faut
appeler du nom de folie tout ce qui n’est pas soumis à l’évidence
matérielle.

Si l’on admettait au contraire que l’âme agit par elle-même, qu’il faut
puiser en soi pour y trouver la vérité, et que cette vérité ne peut être
saisie qu’à l’aide d’une méditation profonde, puisqu’elle n’est pas dans
le cercle des expériences terrestres, la direction entière des esprits
serait changée; on ne rejetterait pas avec dédain les plus hautes
pensées, parce qu’elles exigent une attention réfléchie; mais ce qu’on
trouverait insupportable, c’est le superficiel et le commun, car le vide
est à la longue singulièrement lourd.

Voltaire sentait si bien l’influence que les systèmes métaphysiques
exercent sur la tendance générale des esprits, que c’est pour combattre
Leibnitz qu’il a composé _Candide_. Il prit une humeur singulière contre
les causes finales, l’optimisme, le libre arbitre, enfin contre toutes
les opinions philosophiques qui relèvent la dignité de l’homme, et il
fit _Candide_, cet ouvrage d’une gaîté infernale; car il semble écrit
par un être d’une autre nature que nous, indifférent à notre sort,
content de nos souffrances, et riant comme un démon, ou comme un singe,
des misères de cette espèce humaine avec laquelle il n’a rien de commun.
Le plus grand poète du siècle, l’auteur d’_Alzire_, de _Tancrède_, de
_Mérope_, de _Zaïre_ et de _Brutus_, méconnut dans cet écrit toutes les
grandeurs morales qu’il avait si dignement célébrées.

Quand Voltaire, comme auteur tragique, sentait et pensait dans le rôle
d’un autre, il était admirable; mais quand il reste dans le sien propre,
il est persifleur et cynique. La même mobilité qui lui faisait prendre
le caractère des personnages qu’il voulait peindre, ne lui a que trop
bien inspiré le langage qui, dans de certains moments, convenait à celui
de Voltaire.

_Candide_ met en action cette philosophie moqueuse si indulgente en
apparence, si féroce en réalité; il présente la nature humaine sous le
plus déplorable aspect, et nous offre pour toute consolation le rire
sardonique qui nous affranchit de la pitié envers les autres, en nous y
faisant renoncer pour nous-mêmes.

C’est en conséquence de ce système, que Voltaire a pour but, dans son
histoire universelle, d’attribuer les actions vertueuses, comme les
grands crimes, à des événements fortuits qui ôtent aux unes tout leur
mérite et tout leur tort aux autres. En effet, s’il n’y a rien dans
l’âme que ce que les sensations y ont mis, l’on ne doit plus reconnaître
que deux choses réelles et durables sur la terre, la force et le
bien-être, la tactique et la gastronomie; mais si l’on fait grâce encore
à l’esprit, tel que la philosophie moderne l’a formé, il sera bientôt
réduit à désirer qu’un peu de nature exaltée reparaisse, pour avoir au
moins contre quoi s’exercer.

Les stoïciens ont souvent répété qu’il fallait braver tous les coups du
sort, et ne s’occuper que de ce qui dépend de notre âme, nos sentiments
et nos pensées. La philosophie des sensations aurait un résultat tout à
fait inverse; ce sont nos sentiments et nos pensées dont elle nous
débarrasserait, pour tourner tous nos efforts vers le bien-être
matériel; elle nous dirait: «Attachez-vous au moment présent, considérez
comme des chimères tout ce qui sort du cercle des plaisirs ou des
affaires de ce monde, et passez cette courte vie le mieux que vous
pourrez, en soignant votre santé, qui est la base du bonheur». On a
connu de tout temps ces maximes; mais on les croyait réservées aux
valets dans les comédies, et de nos jours on a fait la doctrine de la
raison, fondée sur la nécessité, doctrine bien différente de la
résignation religieuse, car l’une est aussi vulgaire que l’autre est
noble et relevée.

Ce qui est singulier, c’est d’avoir su tirer d’une philosophie aussi
commune la théorie de l’élégance; notre pauvre nature est souvent
égoïste et vulgaire, il faut s’en affliger; mais c’est s’en vanter qui
est nouveau. L’indifférence et le dédain pour les choses exaltées sont
devenues le type de la grâce, et les plaisanteries ont été dirigées
contre l’intérêt vif qu’on peut mettre à tout ce qui n’a pas dans ce
monde un résultat positif.

Le principe raisonné de la frivolité du cœur et de l’esprit, c’est la
métaphysique qui rapporte toutes nos idées à nos sensations; car il ne
nous vient rien que de superficiel par le dehors, et la vie sérieuse est
au fond de l’âme. Si la fatalité matérialiste, admise comme théorie de
l’esprit humain, conduisait au dégoût de tout ce qui est extérieur,
comme à l’incrédulité sur tout ce qui est intime, il y aurait encore
dans ces systèmes une certaine noblesse inactive, une indolence
orientale qui pourrait avoir quelque grandeur; et des philosophes grecs
ont trouvé le moyen de mettre presque de la dignité dans l’apathie; mais
l’empire des sensations, en affaiblissant par degrés le sentiment, a
laissé subsister l’activité de l’intérêt personnel, et ce ressort des
actions a été d’autant plus puissant, qu’on avait brisé tous les autres.

A l’incrédulité de l’esprit, à l’égoïsme du cœur, il faut encore ajouter
la doctrine sur la conscience qu’Helvétius a développée, lorsqu’il a dit
que les actions vertueuses en elles-mêmes avaient pour but d’obtenir les
jouissances physiques qu’on peut goûter ici-bas; il en est résulté qu’on
a considéré comme une espèce de duperie les sacrifices qu’on pourrait
faire au culte idéal de quelque opinion ou de quelque sentiment que ce
soit; et comme rien ne paraît plus redoutable aux hommes que de passer
pour dupes, ils se sont hâtés de jeter du ridicule sur tous les
enthousiasmes qui tournaient mal; car ceux qui étaient récompensés par
les succès échappaient à la moquerie: le bonheur a toujours raison
auprès des matérialistes.

L’incrédulité dogmatique, c’est-à-dire celle qui révoque en doute tout
ce qui n’est pas prouvé par les sensations, est la source de la grande
ironie de l’homme envers lui-même: toute la dégradation morale vient de
là. Cette philosophie doit sans doute être considérée autant comme
l’effet que comme la cause de la disposition actuelle des esprits;
néanmoins, il est un mal dont elle est le premier auteur, elle a donné à
l’insouciance de la légèreté l’apparence d’un raisonnement réfléchi;
elle fournit des arguments spécieux à l’égoïsme, et fait considérer les
sentiments les plus nobles comme une maladie accidentelle dont les
circonstances extérieures seules sont la cause.

Il importe donc d’examiner si la nation qui s’est constamment défendue
de la métaphysique dont on a tiré de telles conséquences, n’avait pas
raison en principe, et plus encore dans l’application qu’elle a faite de
ce principe au développement des facultés et à la conduite morale de
l’homme.



CHAPITRE V

Observations générales sur la Philosophie allemande.


La philosophie spéculative a toujours trouvé beaucoup de partisans parmi
les nations germaniques, et la philosophie expérimentale parmi les
nations latines. Les Romains, très habiles dans les affaires de la vie,
n’étaient point métaphysiciens; ils n’ont rien su à cet égard que par
leurs rapports avec la Grèce, et les nations civilisées par eux ont
hérité, pour la plupart, de leurs connaissances dans la politique, et de
leur indifférence pour les études qui ne pouvaient s’appliquer aux
affaires de ce monde. Cette disposition se montre en France dans sa plus
grande force; les Italiens et les Espagnols y ont aussi participé: mais
l’imagination du Midi a quelquefois dévié de la raison pratique, pour
s’occuper des théories purement abstraites.

La grandeur d’âme des Romains donnait à leur patriotisme et à leur
morale un caractère sublime; mais c’est aux institutions républicaines
qu’il faut l’attribuer. Quand la liberté n’a plus existé à Rome, on y a
vu régner presque sans partage un luxe égoïste et sensuel, une politique
adroite qui devait porter tous les esprits vers l’observation et
l’expérience. Les Romains ne gardèrent de l’étude qu’ils avaient faite
de la littérature et de la philosophie des Grecs que le goût des arts,
et ce goût même dégénéra bientôt en jouissances grossières.

L’influence de Rome ne s’exerça pas sur les peuples septentrionaux. Ils
ont été civilisés presque en entier par le christianisme, et leur
antique religion, qui contenait en elle les principes de la chevalerie,
ne ressemblait en rien au paganisme du Midi. Il y avait un esprit de
dévouement héroïque et généreux, un enthousiasme pour les femmes qui
faisait de l’amour un noble culte; enfin la rigueur du climat empêchant
l’homme de se plonger dans les délices de la nature, il en goûtait
d’autant mieux les plaisirs de l’âme.

On pourrait m’objecter que les Grecs avaient la même religion et le même
climat que les Romains, et qu’ils se sont pourtant livrés plus qu’aucun
autre peuple à la philosophie spéculative; mais ne peut-on pas attribuer
aux Indiens quelques-uns des systèmes intellectuels développés chez les
Grecs? La philosophie idéaliste de Pythagore et de Platon ne s’accorde
guère avec le paganisme tel que nous le connaissons; aussi les
traditions historiques portent-elles à croire que c’est à travers
l’Égypte que les peuples du midi de l’Europe ont reçu l’influence de
l’Orient. La philosophie d’Épicure est la seule vraiment originaire de
la Grèce.

Quoi qu’il en soit de ces conjectures, il est certain que la
spiritualité de l’âme et toutes les pensées qui en dérivent ont été
facilement naturalisées chez les nations du Nord, et que parmi ces
nations les Allemands se sont toujours montrés plus enclins qu’aucun
autre peuple à la philosophie contemplative. Leur Bacon et leur
Descartes, c’est Leibnitz. On trouve dans ce beau génie toutes les
qualités dont les philosophes allemands en général se font gloire
d’approcher: érudition immense, bonne foi parfaite, enthousiasme caché
sous des formes sévères. Il avait profondément étudié la théologie, la
jurisprudence, l’histoire, les langues, les mathématiques, la physique,
la chimie; car il était convaincu que l’universalité des connaissances
est nécessaire pour être supérieur dans une partie quelconque: enfin
tout manifestait en lui ces vertus qui tiennent à la hauteur de la
pensée, et qui méritent à la fois l’admiration et le respect.

Ses ouvrages peuvent être divisés en trois branches, les sciences
exactes, la philosophie théologique, et la philosophie de l’âme. Tout le
monde sait que Leibnitz était le rival de Newton dans la théorie du
calcul. La connaissance des mathématiques sert beaucoup aux études
métaphysiques; le raisonnement abstrait n’existe dans sa perfection que
dans l’algèbre et la géométrie: nous chercherons à démontrer ailleurs
les inconvénients de ce raisonnement, quand on veut y soumettre ce qui
tient d’une manière quelconque à la sensibilité; mais il donne à
l’esprit humain une force d’attention qui le rend beaucoup plus capable
de s’analyser lui-même: il faut aussi connaître les lois et les forces
de l’univers, pour étudier l’homme sous tous les rapports. Il y a une
telle analogie et une telle différence entre le monde physique et le
monde moral, les ressemblances et les diversités se prêtent de telles
lumières, qu’il est impossible d’être un savant du premier ordre sans le
secours de la philosophie spéculative, ni un philosophe spéculatif sans
avoir étudié les sciences positives.

Locke et Condillac ne s’étaient pas assez occupés de ces sciences; mais
Leibnitz avait à cet égard une supériorité incontestable. Descartes
était aussi un très grand mathématicien, et il est à remarquer que la
plupart des philosophes partisans de l’idéalisme ont tous fait un
immense usage de leurs facultés intellectuelles. L’exercice de l’esprit,
comme celui du cœur, donne un sentiment de l’activité interne, dont tous
les êtres qui s’abandonnent aux impressions qui viennent du dehors sont
rarement capables.

La première classe des écrits de Leibnitz contient ceux qu’on pourrait
appeler théologiques, parce qu’ils portent sur des vérités qui sont du
ressort de la religion, et la théorie de l’esprit humain est renfermée
dans la seconde. Dans la première classe, il s’agit de l’origine du bien
et du mal, de la prescience divine, enfin de ces questions primitives
qui dépassent l’intelligence humaine. Je ne prétends point blâmer, en
m’exprimant ainsi, les grands hommes qui, depuis Pythagore et Platon
jusqu’à nous, ont été attirés vers ces hautes spéculations
philosophiques. Le génie ne s’impose de bornes à lui-même qu’après avoir
lutté longtemps contre cette dure nécessité. Qui peut avoir la faculté
de penser, et ne pas essayer à connaître l’origine et le but des choses
de ce monde?

Tout ce qui a vie sur la terre, excepté l’homme, semble s’ignorer
soi-même. Lui seul sait qu’il mourra, et cette terrible vérité réveille
son intérêt pour toutes les grandes pensées qui s’y rattachent. Dès
qu’on est capable de réflexion, on résoud, ou plutôt on croit résoudre à
sa manière les questions philosophiques qui peuvent expliquer la
destinée humaine; mais il n’a été accordé à personne de la comprendre
dans son ensemble. Chacun en saisit un côté différent, chaque homme a sa
philosophie, comme sa poétique, comme son amour. Cette philosophie est
d’accord avec la tendance particulière de son caractère et de son
esprit. Quand on s’élève jusqu’à l’infini, mille explications peuvent
être également vraies, quoique diverses, parce que des questions sans
bornes ont des milliers de faces, dont une seule peut occuper la durée
entière de l’existence.

Si le mystère de l’univers est au-dessus de la portée de l’homme,
néanmoins l’étude de ce mystère donne plus d’étendue à l’esprit; il en
est de la métaphysique comme de l’alchimie: en cherchant la pierre
philosophale, en s’attachant à découvrir l’impossible, on rencontre sur
la route des vérités qui nous seraient restées inconnues: d’ailleurs on
ne peut empêcher un être méditatif de s’occuper au moins quelque temps
de la philosophie transcendante; cet élan de la nature spirituelle ne
saurait être combattu qu’en la dégradant.

On a réfuté avec succès l’harmonie préétablie de Leibnitz, qu’il croyait
une grande découverte: il se flattait d’expliquer les rapports de l’âme
et de la matière, en les considérant l’une et l’autre comme des
instruments accordés d’avance qui se répètent, se répondent et s’imitent
mutuellement. Ses monades, dont il fait les éléments simples de
l’univers, ne sont qu’une hypothèse aussi gratuite que toutes celles
dont on s’est servi pour expliquer l’origine des choses; néanmoins dans
quelle perplexité singulière l’esprit humain n’est-il pas? Sans cesse
attiré vers le secret de son être, il lui est également impossible, et
de le découvrir, et de n’y pas songer toujours.

Les Persans disent que Zoroastre interrogea la Divinité, et lui demanda
comment le monde avait commencé, quand il devait finir, quelle était
l’origine du bien et du mal? La Divinité répondit à toutes ces
questions, _fais le bien et gagne l’immortalité_. Ce qui rend surtout
cette réponse admirable, c’est qu’elle ne décourage point l’homme des
méditations les plus sublimes; elle lui enseigne seulement que c’est par
la conscience et le sentiment qu’il peut s’élever aux plus profondes
conceptions de la philosophie.

Leibnitz était un idéaliste qui ne fondait son système que sur le
raisonnement; et de là vient qu’il a poussé trop loin les abstractions,
et qu’il n’a point assez appuyé sa théorie sur la persuasion intime,
seule véritable base de ce qui est supérieur à l’entendement; en effet,
raisonnez sur la liberté de l’homme, et vous n’y croirez pas; mettez la
main sur votre conscience, et vous n’en pourrez douter. La conséquence
et la contradiction, dans le sens que nous attachons à l’une et à
l’autre, n’existent pas dans la sphère des grandes questions sur la
liberté de l’homme, sur l’origine du bien et du mal, sur la prescience
divine, etc. Dans ces questions, le sentiment est presque toujours en
opposition avec le raisonnement, afin que l’homme apprenne que ce qu’il
appelle l’incroyable dans l’ordre des choses terrestres, est peut-être
la vérité suprême sous des rapports universels.

Le Dante a exprimé une grande pensée philosophique par ce vers:

    A guisa del ver primo che l’uom crede[8].

  [8] C’est ainsi que l’homme croit à la vérité primitive.

Il faut croire à de certaines vérités comme à l’existence; c’est l’âme
qui nous les révèle, et les raisonnements de tout genre ne sont jamais
que de faibles dérivés de cette source.

La _Théodicée_ de Leibnitz traite de la prescience divine et de la cause
du bien et du mal, c’est un des ouvrages les plus profonds et les mieux
raisonnés sur la théorie de l’infini; toutefois, l’auteur applique trop
souvent à ce qui est sans bornes une logique dont les objets
circonscrits sont seuls susceptibles. Leibnitz était un homme très
religieux, mais par cela même il se croyait obligé de fonder les vérités
de la foi sur des raisonnements mathématiques, afin de les appuyer sur
les bases qui sont admises dans l’empire de l’expérience: cette erreur
tient à un respect qu’on ne s’avoue pas pour les esprits froids et
arides; on veut les convaincre à leur manière; on croit que des
arguments dans la forme logique ont plus de certitude qu’une preuve de
sentiment, et il n’en est rien.

Dans la région des vérités intellectuelles et religieuses que Leibnitz a
traitées, il faut se servir de notre conscience intime comme d’une
démonstration. Leibnitz, en voulant s’en tenir aux raisonnements
abstraits, exige des esprits une sorte de tension dont la plupart sont
incapables; des ouvrages métaphysiques qui ne sont fondés ni sur
l’expérience, ni sur le sentiment, fatiguent singulièrement la pensée,
et l’on peut en éprouver un malaise physique et moral tel, qu’en
s’obstinant à le vaincre on briserait dans sa tête les organes de la
raison. Un poète, Baggesen, fait du Vertige une divinité; il faut se
recommander à elle, quand on veut étudier ces ouvrages qui nous placent
tellement au sommet des idées, que nous n’avons plus d’échelons pour
redescendre à la vie.

Les écrivains métaphysiques et religieux, éloquents et sensibles tout à
la fois, tels qu’il en existe quelques-uns, conviennent bien mieux à
notre nature. Loin d’exiger de nous que nos facultés sensibles se
taisent, afin que notre faculté d’abstraction soit plus nette, ils nous
demandent de penser, de sentir, de vouloir, pour que toute la force de
l’âme nous aide à pénétrer dans les profondeurs des cieux; mais s’en
tenir à l’abstraction est un effort tel, qu’il est assez simple que la
plupart des hommes y aient renoncé, et qu’il leur ait paru plus facile
de ne rien admettre au delà de ce qui est visible.

La philosophie expérimentale est complète en elle-même: c’est un tout
assez vulgaire, mais compact, borné, conséquent; et quand on s’en tient
au raisonnement, tel qu’il est reçu dans les affaires de ce monde, on
doit s’en contenter; l’immortel et l’infini ne nous sont sensibles que
par l’âme; elle seule peut répandre de l’intérêt sur la haute
métaphysique. On se persuade bien à tort que plus une théorie est
abstraite, plus elle doit préserver de toute illusion, car c’est
précisément ainsi qu’elle peut induire en erreur. On prend
l’enchaînement des idées pour leur preuve, on aligne avec exactitude des
chimères, et l’on se figure que c’est une armée. Il n’y a que le génie
du sentiment qui soit au-dessus de la philosophie expérimentale, comme
de la philosophie spéculative; il n’y a que lui qui puisse porter la
conviction au delà des limites de la raison humaine.

Il me semble donc que, tout en admirant la force de tête et la
profondeur du génie de Leibnitz, on désirerait, dans ses écrits sur les
questions de théologie métaphysique, plus d’imagination et de
sensibilité, afin de reposer de la pensée par l’émotion. Leibnitz se
faisait presque scrupule d’y recourir, craignant d’avoir ainsi l’air de
séduire en faveur de la vérité; il avait tort, car le sentiment est la
vérité elle-même, dans des sujets de cette nature.

Les objections que je me suis permises sur les ouvrages de Leibnitz qui
ont pour objet des questions insolubles par le raisonnement, ne
s’appliquent point à ses écrits sur la formation des idées dans l’esprit
humain; ceux-là sont d’une clarté lumineuse, ils portent sur un mystère
que l’homme peut, jusqu’à un certain point, pénétrer, car il en sait
plus sur lui-même que sur l’univers. Les opinions de Leibnitz à cet
égard tendent surtout au perfectionnement moral, s’il est vrai, comme
les philosophes allemands ont tâché de le prouver, que le libre arbitre
repose sur la doctrine qui affranchit l’âme des objets extérieurs, et
que la vertu ne puisse exister sans la parfaite indépendance du vouloir.

Leibnitz a combattu avec une force dialectique admirable le système de
Locke, qui attribue toutes nos idées à nos sensations. On avait mis en
avant cet axiome si connu, qu’il n’y avait rien dans l’intelligence qui
n’eût été d’abord dans les sensations, et Leibnitz y ajouta cette
sublime restriction, _si ce n’est l’intelligence elle-même_[9]. De ce
principe dérive toute la philosophie nouvelle qui exerce tant
d’influence sur les esprits en Allemagne. Cette philosophie est aussi
expérimentale, car elle s’attache à connaître ce qui se passe en nous.
Elle ne fait que mettre l’observation du sentiment intime à la place de
celle des sensations extérieures.

  [9] Nihil est in intellectu, quod non fuerit in sensu, nisi
    intellectus ipse.

La doctrine de Locke eut pour partisans en Allemagne des hommes qui
cherchèrent, comme Bonnet à Genève, et plusieurs autres philosophes en
Angleterre, à concilier cette doctrine avec les sentiments religieux que
Locke lui-même a toujours professés. Le génie de Leibnitz prévit toutes
les conséquences de cette métaphysique; et ce qui fonde à jamais sa
gloire, c’est d’avoir su maintenir en Allemagne la philosophie de la
liberté morale contre celle de la fatalité sensuelle. Tandis que le
reste de l’Europe adoptait les principes qui font considérer l’âme comme
passive, Leibnitz fut avec constance le défenseur éclairé de la
philosophie idéaliste, telle que son génie la concevait. Elle n’avait
aucun rapport ni avec le système de Berkeley, ni avec les rêveries des
sceptiques grecs sur la non-existence de la matière, mais elle
maintenait l’être moral dans son indépendance et dans ses droits.



CHAPITRE VI

Kant.


Kant a vécu jusque dans un âge très avancé, et jamais il n’est sorti de
Kœnigsberg; c’est là qu’au milieu des glaces du Nord, il a passé sa vie
entière à méditer sur les lois de l’intelligence humaine. Une ardeur
infatigable pour l’étude lui a fait acquérir des connaissances sans
nombre. Les sciences, les langues, la littérature, tout lui était
familier; et sans rechercher la gloire, dont il n’a joui que très tard,
n’entendant que dans sa vieillesse le bruit de sa renommée, il s’est
contenté du plaisir silencieux de la réflexion. Solitaire, il
contemplait son âme avec recueillement; l’examen de la pensée lui
prêtait de nouvelles forces à l’appui de la vertu, et quoiqu’il ne se
mêlât jamais avec les passions ardentes des hommes, il a su forger des
armes pour ceux qui seraient appelés à les combattre.

On n’a guère d’exemple que chez les Grecs d’une vie aussi rigoureusement
philosophique, et déjà cette vie répond de la bonne foi de l’écrivain. A
cette bonne foi la plus pure, il faut encore ajouter un esprit fin et
juste, qui servait de censeur au génie, quand il se laissait emporter
trop loin. C’en est assez, ce me semble, pour qu’on doive juger au moins
impartialement les travaux persévérants d’un tel homme.

Kant publia d’abord divers écrits sur les sciences physiques, et il
montra dans ce genre d’études une telle sagacité que c’est lui qui
prévit le premier l’existence de la planète Uranus. Herschel lui-même,
après l’avoir découverte, a reconnu que c’était Kant qui l’avait
annoncée. Son traité sur la nature de l’entendement humain, intitulé
_Critique de la Raison pure_, parut il y a près de trente ans, et cet
ouvrage fut quelque temps inconnu; mais lorsque enfin on découvrit les
trésors d’idées qu’il renferme, il produisit une telle sensation en
Allemagne, que presque tout ce qui s’est fait depuis, en littérature
comme en philosophie, vient de l’impulsion donnée par cet ouvrage.

A ce traité sur l’entendement humain succéda la _Critique de la Raison
pratique_, qui portait sur la morale, et la _Critique du Jugement_, qui
avait la nature du beau pour objet; la même théorie sert de base à ces
trois traités, qui embrassent les lois de l’intelligence, les principes
de la vertu et la contemplation des beautés de la nature et des arts.

Je vais tâcher de donner un aperçu des idées principales que renferme
cette doctrine; quelque soin que je prenne pour l’exposer avec clarté,
je ne me dissimule point qu’il faudra toujours de l’attention pour la
comprendre. Un prince qui apprenait les mathématiques s’impatientait du
travail qu’exigeait cette étude.--Il faut nécessairement, lui dit celui
qui les enseignait, que votre altesse se donne la peine d’étudier pour
savoir; car il n’y a point de route royale en mathématiques.--Le public
français, qui a tant de raisons de se croire un prince, permettra bien
qu’on lui dise qu’il n’y a point de route royale en métaphysique, et
que, pour arriver à la conception d’une théorie quelconque, il faut
passer par les intermédiaires qui ont conduit l’auteur lui-même aux
résultats qu’il présente.

La philosophie matérialiste livrait l’entendement humain à l’empire des
objets extérieurs, la morale à l’intérêt personnel, et réduisait le beau
à n’être que l’agréable. Kant voulut rétablir les vérités primitives et
l’activité spontanée dans l’âme, la conscience dans la morale, et
l’idéal dans les arts. Examinons maintenant de quelle manière il a
atteint ces différents buts.

A l’époque où parut la _Critique de la Raison pure_, il n’existait que
deux systèmes sur l’entendement humain parmi les penseurs: l’un, celui
de Locke, attribuait toutes nos idées à nos sensations; l’autre, celui
de Descartes et de Leibnitz, s’attachait à démontrer la spiritualité et
l’activité de l’âme, le libre arbitre, enfin toute la doctrine
idéaliste; mais ces deux philosophes appuyaient leur doctrine sur des
preuves purement spéculatives. J’ai exposé, dans le chapitre précédent,
les inconvénients qui résultent de ces efforts d’abstraction, qui
arrêtent, pour ainsi dire, notre sang dans nos veines, afin que les
facultés intellectuelles règnent seules en nous. La méthode algébrique
appliquée à des objets qu’on ne peut saisir par le raisonnement seul, ne
laisse aucune trace durable dans l’esprit. Pendant qu’on lit ces écrits
sur les hautes conceptions philosophiques, on croit les comprendre, on
croit les croire; mais les arguments qui ont paru les plus convaincants
échappent bientôt au souvenir.

L’homme, lassé de ces efforts, se borne-t-il à ne rien connaître que par
les sens: tout sera douleur pour son âme. Aura-t-il l’idée de
l’immortalité, quand les avant-coureurs de la destruction sont si
profondément gravés sur le visage des mortels, et que la nature vivante
tombe sans cesse en poussière? Lorsque tous les sens parlent de mourir,
quel faible espoir nous entretiendrait de renaître? Si l’on ne
consultait que les sensations, quelle idée se ferait-on de la bonté
suprême? Tant de douleurs se disputent notre vie, tant d’objets hideux
déshonorent la nature, que la créature infortunée maudit cent fois
l’existence, avant qu’une dernière convulsion la lui ravisse. L’homme,
au contraire, rejette-t-il le témoignage des sens: comment se
guidera-t-il sur cette terre? et s’il n’en croyait qu’eux cependant,
quel enthousiasme, quelle morale, quelle religion résisteraient aux
assauts réitérés que leur livreraient tour à tour la douleur et le
plaisir?

La réflexion errait dans cette incertitude immense, lorsque Kant essaya
de tracer les limites des deux empires, des sens et de l’âme, de la
nature extérieure et de la nature intellectuelle. La puissance de
méditation et la sagesse avec laquelle il marqua ces limites, n’avaient
peut-être point eu d’exemple avant lui; il ne s’égara point dans de
nouveaux systèmes sur la création de l’univers; il reconnut les bornes
que les mystères éternels imposent à l’esprit humain; et ce qui sera
nouveau peut-être pour ceux qui n’ont fait qu’entendre parler de Kant,
c’est qu’il n’y a point eu de philosophe plus opposé, sous plusieurs
rapports, à la métaphysique; il ne s’est rendu si profond dans cette
science que pour employer les moyens mêmes qu’elle donne à démontrer son
insuffisance. On dirait que, nouveau Curtius, il s’est jeté dans le
gouffre de l’abstraction pour le combler.

Locke avait combattu victorieusement la doctrine des idées innées dans
l’homme, parce qu’il a toujours représenté les idées comme faisant
partie des connaissances expérimentales. L’examen de la raison pure,
c’est-à-dire des facultés primitives dont l’intelligence se compose, ne
fixa pas son attention. Leibnitz, comme nous l’avons dit plus haut,
prononça cet axiome sublime: «Il n’y a rien dans l’intelligence qui ne
vienne par les sens, si ce n’est l’intelligence elle-même». Kant a
reconnu, de même que Locke, qu’il n’y a point d’idées innées, mais il
s’est proposé de pénétrer dans le sens de l’axiome de Leibnitz, en
examinant quelles sont les lois et les sentiments qui constituent
l’essence de l’âme humaine, indépendamment de toute expérience. La
_Critique de la Raison pure_ s’attache à montrer en quoi consistent ces
lois, et quels sont les objets sur lesquels elles peuvent s’exercer.

Le scepticisme, auquel le matérialisme conduit presque toujours, était
porté si loin, que Hume avait fini par ébranler la base du raisonnement
même, en cherchant des arguments contre l’axiome «qu’il n’y a point
d’effet sans cause». Et telle est l’instabilité de la nature humaine,
quand on ne place pas au centre de l’âme le principe de toute
conviction, que l’incrédulité, qui commence par attaquer l’existence du
monde moral, arrive à défaire aussi le monde matériel, dont elle s’était
d’abord servie pour renverser l’autre.

Kant voulait savoir si la certitude absolue était possible à l’esprit
humain, et il ne la trouva que dans les notions nécessaires,
c’est-à-dire, dans toutes les lois de notre entendement, dont la nature
est telle que nous ne puissions rien concevoir autrement que ces lois ne
nous le représentent.

Au premier rang des formes impératives de notre esprit sont l’espace et
le temps. Kant démontre que toutes nos perceptions sont soumises à ces
deux formes; il en conclut qu’elles sont en nous et non pas dans les
objets, et qu’à cet égard c’est notre entendement qui donne des lois à
la nature extérieure, au lieu d’en recevoir d’elle. La géométrie, qui
mesure l’espace, et l’arithmétique, qui divise le temps, sont des
sciences d’une évidence complète, parce qu’elles reposent sur les
notions nécessaires de notre esprit.

Les vérités acquises par l’expérience n’emportent jamais avec elles
cette certitude absolue; quand on dit: _le soleil se lève chaque jour,
tous les hommes sont mortels_, etc., l’imagination pourrait se figurer
une exception à ces vérités, que l’expérience seule fait considérer
comme indubitables; mais l’imagination elle-même ne saurait rien
supposer hors de l’espace et du temps; et l’on ne peut considérer comme
un résultat de l’habitude, c’est-à-dire de la répétition constante des
mêmes phénomènes, ces formes de notre pensée que nous imposons aux
choses; les sensations peuvent être douteuses, mais le prisme à travers
lequel nous les recevons est immuable.

A cette intuition primitive de l’espace et du temps, il faut ajouter ou
plutôt donner pour base les principes du raisonnement, sans lesquels
nous ne pouvons rien comprendre, et qui sont les lois de notre
intelligence; la liaison des causes et des effets, l’unité, la
pluralité, la totalité, la possibilité, la réalité, la nécessité,
etc.[10] Kant les considère également comme des notions nécessaires, et
il n’élève au rang des sciences que celles qui sont fondées
immédiatement sur ces notions, parce que c’est dans celles-là seulement
que la certitude peut exister. Les formes du raisonnement n’ont de
résultat que quand on les applique au jugement des objets extérieurs;
et, dans cette application, elles sont sujettes à erreur: mais elles
n’en sont pas moins nécessaires en elles-mêmes; c’est-à-dire que nous ne
pouvons nous en départir dans aucune de nos pensées; il nous est
impossible de nous rien figurer hors des relations de causes et
d’effets, de possibilité, de quantité, etc.; et ces notions sont aussi
inhérentes à notre conception que l’espace et le temps. Nous
n’apercevons rien qu’à travers les lois immuables de notre manière de
raisonner; donc ces lois aussi sont en nous-mêmes, et non au dehors de
nous.

  [10] Kant donne le nom de _catégorie_ aux diverses notions nécessaires
    de l’entendement dont il présente le tableau.

On appelle, dans la philosophie allemande, idées _subjectives_ celles
qui naissent de la nature de notre intelligence et de ses facultés, et
idées _objectives_ toutes celles qui sont excitées par les sensations.
Quelle que soit la dénomination qu’on adopte à cet égard, il me semble
que l’examen de notre esprit s’accorde avec la pensée dominante de Kant,
c’est-à-dire la distinction qu’il établit entre les formes de notre
entendement et les objets que nous connaissons d’après ces formes; et,
soit qu’il s’en tienne aux conceptions abstraites, soit qu’il en
appelle, dans la religion et dans la morale, aux sentiments qu’il
considère aussi comme indépendants de l’expérience, rien n’est plus
lumineux que la ligne de démarcation qu’il trace entre ce qui nous vient
par les sensations, et ce qui tient à l’action spontanée de notre âme.

Quelques mots de la doctrine de Kant ayant été mal interprétés, on a
prétendu qu’il croyait aux connaissances _à priori_, c’est-à-dire à
celles qui seraient gravées dans notre esprit avant que nous les
eussions apprises. D’autres philosophes allemands, plus rapprochés du
système de Platon, ont en effet pensé que le type du monde était dans
l’esprit humain, et que l’homme ne pourrait concevoir l’univers s’il
n’en avait pas l’image innée en lui-même; mais il n’est pas question de
cette doctrine dans Kant: il réduit les sciences intellectuelles à
trois, la logique, la métaphysique et les mathématiques. La logique
n’enseigne rien par elle-même; mais comme elle repose sur les lois de
notre entendement, elle est incontestable dans ses principes,
abstraitement considérés; cette science ne peut conduire à la vérité que
dans son application aux idées et aux choses; ses principes sont innés,
son application est expérimentale. Quant à la métaphysique, Kant nie son
existence, puisqu’il prétend que le raisonnement ne peut avoir lieu que
dans la sphère de l’expérience. Les mathématiques seules lui paraissent
dépendre immédiatement de la notion de l’espace et du temps,
c’est-à-dire, des lois de notre entendement, antérieures à l’expérience.
Il cherche à prouver que les mathématiques ne sont point une simple
analyse, mais une science synthétique, positive, créatrice et certaine
par elle-même, sans qu’on ait besoin de recourir à l’expérience pour
s’assurer de la vérité. On peut étudier dans le livre de Kant les
arguments sur lesquels il appuie cette manière de voir; mais au moins
est-il vrai qu’il n’y a point d’homme plus opposé à ce que l’on appelle
la philosophie des rêveurs, et qu’il aurait plutôt du penchant pour une
façon de penser sèche et didactique, quoique sa doctrine ait pour objet
de relever l’espèce humaine, dégradée par la philosophie matérialiste.

Loin de rejeter l’expérience, Kant considère l’œuvre de la vie comme
n’étant autre chose que l’action de nos facultés innées sur les
connaissances qui nous viennent du dehors. Il croit que l’expérience ne
serait qu’un chaos sans les lois de l’entendement, mais que les lois de
l’entendement n’ont pour objet que les éléments donnés par l’expérience.
Il s’ensuit qu’au delà de ses limites la métaphysique elle-même ne peut
rien nous apprendre, et que c’est au sentiment que l’on doit attribuer
la prescience et la conviction de tout ce qui sort du monde visible.

Lorsqu’on veut se servir du raisonnement seul pour établir les vérités
religieuses, c’est un instrument pliable en tous sens, qui peut
également les défendre et les attaquer, parce qu’on ne saurait, à cet
égard, trouver aucun point d’appui dans l’expérience. Kant place sur
deux lignes parallèles les arguments pour et contre la liberté de
l’homme, l’immortalité de l’âme, la durée passagère ou éternelle du
monde; et c’est au sentiment qu’il en appelle pour faire pencher la
balance, car les preuves métaphysiques lui paraissent en égale force de
part et d’autre[11]. Peut-être a-t-il eu tort de pousser jusque-là le
scepticisme du raisonnement; mais c’est pour anéantir plus sûrement ce
scepticisme, en écartant de certaines questions les discussions
abstraites qui l’ont fait naître.

  [11] Ces arguments opposés sur les grandes questions métaphysiques
    sont appelés _antinomies_ dans le livre de Kant.

Il serait injuste de soupçonner la piété sincère de Kant, parce qu’il a
soutenu qu’il y avait parité entre les raisonnements pour et contre,
dans les grandes questions de la métaphysique transcendante. Il me
semble, au contraire, qu’il y a de la candeur dans cet aveu. Un si petit
nombre d’esprits sont en état de comprendre de tels raisonnements, et
ceux qui en sont capables ont une telle tendance à se combattre les uns
les autres, que c’est rendre un grand service à la foi religieuse, que
de bannir la métaphysique de toutes les questions qui tiennent à
l’existence de Dieu, au libre arbitre, à l’origine du bien et du mal.

Quelques personnes respectables ont dit qu’il ne faut négliger aucune
arme, et que les arguments métaphysiques aussi doivent être employés
pour persuader ceux sur qui ils ont de l’empire; mais ces arguments
conduisent à la discussion, et la discussion au doute, sur quelque sujet
que ce soit.

Les belles époques de l’espèce humaine, dans tous les temps, ont été
celles où des vérités d’un certain ordre n’étaient jamais contestées, ni
par des écrits, ni par des discours. Les passions pouvaient entraîner à
des actes coupables, mais nul ne révoquait en doute la religion même à
laquelle il n’obéissait pas. Les sophismes de tout genre, abus d’une
certaine philosophie, ont détruit dans divers pays et dans différents
siècles, cette noble fermeté de croyance, source du dévouement héroïque.
N’est-ce donc pas une belle idée à un philosophe, que d’interdire à la
science même qu’il professe l’entrée du sanctuaire, et d’employer toute
la force de l’abstraction à prouver qu’il y a des régions dont elle doit
être bannie?

Des despotes et des fanatiques ont essayé de défendre à la raison
humaine l’examen de certains sujets, et toujours la raison s’est
affranchie de ces injustes entraves. Mais les bornes qu’elle s’impose à
elle-même, loin de l’asservir, lui donnent une nouvelle force, celle qui
résulte toujours de l’autorité des lois librement consenties par ceux
qui s’y soumettent.

Un sourd-muet, avant d’avoir été élevé par l’abbé Sicard, pourrait avoir
une certitude intime de l’existence de la Divinité. Beaucoup d’hommes
sont aussi loin des penseurs-profonds que les sourd-muets le sont des
autres hommes, et cependant ils n’en sont pas moins susceptibles
d’éprouver, pour ainsi dire, en eux-mêmes, les vérités primitives, parce
que ces vérités sont du ressort du sentiment.

Les médecins, dans l’étude physique de l’homme, reconnaissent le
principe qui l’anime, et cependant nul ne sait ce que c’est que la vie;
et, si l’on se mettait à raisonner, on pourrait très bien, comme l’ont
fait quelques philosophes grecs, prouver aux hommes qu’ils ne vivent
pas. Il en est de même de Dieu, de la conscience, du libre arbitre. Il
faut y croire, parce qu’on les sent; tout argument sera toujours d’un
ordre inférieur à ce fait.

L’anatomie ne peut s’exercer sur un corps vivant sans le détruire;
l’analyse, en s’essayant sur des vérités indivisibles, les dénature, par
cela même qu’elle porte atteinte à leur unité. Il faut partager notre
âme en deux, pour qu’une moitié de nous-mêmes observe l’autre. De
quelque manière que ce partage ait lieu, il ôte de notre être l’identité
sublime sans laquelle nous n’avons pas la force nécessaire pour croire
ce que la conscience seule peut affirmer.

Réunissez un grand nombre d’hommes au théâtre ou dans la place publique,
et dites-leur quelque vérité de raisonnement, quelque idée générale que
ce puisse être; à l’instant vous verrez se manifester presque autant
d’opinions diverses qu’il y aura d’individus rassemblés. Mais, si
quelques traits de grandeur d’âme sont racontés, si quelques accents de
générosité se font entendre, aussitôt des transports unanimes vous
apprendront que vous avez touché à cet instinct de l’âme, aussi vif,
aussi puissant de notre être, que l’instinct conservateur de
l’existence.

En rapportant au sentiment, qui n’admet point le doute, la connaissance
des vérités transcendantes, en cherchant à prouver que le raisonnement
n’est valable que dans la sphère des sensations, Kant est bien loin de
considérer cette puissance du sentiment comme une illusion; il lui
assigne, au contraire, le premier rang dans la nature humaine; il fait
de la conscience le principe inné de notre existence morale, et le
sentiment du juste et de l’injuste est, selon lui, la loi primitive du
cœur, comme l’espace et le temps celle de l’intelligence.

L’homme, à l’aide du raisonnement, n’a-t-il pas nié le libre arbitre? Et
cependant il en est si convaincu, qu’il se surprend à éprouver de
l’estime ou du mépris pour les animaux eux-mêmes, tant il croit au choix
spontané du bien et du mal dans tous les êtres!

C’est le sentiment qui nous donne la certitude de notre liberté, et
cette liberté est le fondement de la doctrine du devoir; car, si l’homme
est libre, il doit se créer à lui-même des motifs tout-puissants qui
combattent l’action des objets extérieurs, et dégagent la volonté de
l’égoïsme. Le devoir est la preuve et la garantie de l’indépendance
métaphysique de l’homme.

Nous examinerons dans les chapitres suivants les arguments de Kant
contre la morale fondée sur l’intérêt personnel, et la sublime théorie
qu’il met à la place de ce sophisme hypocrite, ou de cette doctrine
perverse. Il peut exister deux manières de voir sur le premier ouvrage
de Kant, _la Critique de la Raison pure_; précisément parce qu’il a
reconnu lui-même le raisonnement pour insuffisant et pour
contradictoire, il devait s’attendre à ce qu’on s’en servît contre lui;
mais il me semble impossible de ne pas lire avec respect sa _Critique de
la Raison pratique_, et les différents écrits qu’il a composés sur la
morale.

Non seulement les principes de la morale de Kant sont austères et purs,
comme on devait les attendre de l’inflexibilité philosophique; mais il
rallie constamment l’évidence du cœur à celle de l’entendement, et se
complaît singulièrement à faire servir sa théorie abstraite sur la
nature de l’intelligence, à l’appui des sentiments les plus simples et
les plus forts.

Une conscience acquise par les sensations pourrait être étouffée par
elles, et l’on dégrade la dignité du devoir en le faisant dépendre des
objets extérieurs. Kant revient donc sans cesse à montrer que le
sentiment profond de cette dignité est la condition nécessaire de notre
être moral, la loi par laquelle il existe. L’empire des sensations et
les mauvaises actions qu’elles font commettre, ne peuvent pas plus
détruire en nous la notion du bien ou du mal, que celle de l’espace et
du temps n’est altérée par les erreurs d’application que nous en pouvons
faire. Il y a toujours, dans quelque situation qu’on soit, une force de
réaction contre les circonstances, qui naît du fond de l’âme; et l’on
sent bien que ni les lois de l’entendement, ni la liberté morale, ni la
conscience, ne viennent en nous de l’expérience.

Dans son traité sur le sublime et le beau, intitulé: _Critique du
Jugement_, Kant applique aux plaisirs de l’imagination le même système
dont il a tiré des développements si féconds, dans la sphère de
l’intelligence et du sentiment, ou plutôt c’est la même âme qu’il
examine, et qui se manifeste dans les sciences, la morale et les
beaux-arts. Kant soutient qu’il y a dans la poésie, et dans les arts
dignes comme elle de peindre les sentiments par des images, deux genres
de beauté, l’un qui peut se rapporter au temps et à cette vie, l’autre à
l’éternel et à l’infini.

Et qu’on ne dise pas que l’infini et l’éternel sont inintelligibles,
c’est le fini et le passager qu’on serait souvent tenté de prendre pour
un rêve; car la pensée ne peut voir de terme à rien, et l’être ne
saurait concevoir le néant. On ne peut approfondir les sciences exactes
elles-mêmes sans y rencontrer l’infini et l’éternel; et les choses les
plus positives appartiennent autant, sous de certains rapports, à cet
infini et à cet éternel, que le sentiment et l’imagination.

De cette application du sentiment de l’infini aux beaux-arts doit naître
l’idéal, c’est-à-dire le beau, considéré non pas comme la réunion et
l’imitation de ce qu’il y a de mieux dans la nature, mais comme l’image
réalisée de ce que notre âme se représente. Les philosophes
matérialistes jugent le beau sous le rapport de l’impression agréable
qu’il cause, et le placent ainsi dans l’empire des sensations; les
philosophes spiritualistes, qui rapportent tout à la raison, voient dans
le beau le parfait, et lui trouvent quelque analogie avec l’utile et le
bon, qui sont les premiers degrés du parfait. Kant a rejeté l’une et
l’autre explication.

Le beau, considéré seulement comme l’agréable, serait renfermé dans la
sphère des sensations, et soumis par conséquent à la différence des
goûts; il ne pourrait mériter cet assentiment universel qui est le
véritable caractère de la beauté. Le beau, défini comme la perfection,
exigerait une sorte de jugement pareil à celui qui fonde l’estime:
l’enthousiasme que le beau doit inspirer ne tient ni aux sensations, ni
au jugement; c’est une disposition innée, comme le sentiment du devoir
et les notions nécessaires de l’entendement, et nous reconnaissons la
beauté quand nous la voyons, parce qu’elle est l’image extérieure de
l’idéal, dont le type est dans notre intelligence. La diversité des
goûts peut s’appliquer à ce qui est agréable, car les sensations sont la
source de ce genre de plaisir; mais tous les hommes doivent admirer ce
qui est beau, soit dans les arts, soit dans la nature, parce qu’ils ont
dans leur âme des sentiments d’origine céleste que la beauté réveille,
et dont elle les fait jouir.

Kant passe de la théorie du beau à celle du sublime, et cette seconde
partie de sa _Critique du Jugement_ est plus remarquable encore que la
première: il fait consister le sublime dans la liberté morale, aux
prises avec le destin ou avec la nature. La puissance sans bornes nous
épouvante, la grandeur nous accable, toutefois nous échappons par la
vigueur de la volonté au sentiment de notre faiblesse physique. Le
pouvoir du destin et l’immensité de la nature sont dans une opposition
infinie avec la misérable dépendance de la créature sur la terre; mais
une étincelle du feu sacré dans notre sein triomphe de l’univers,
puisqu’il suffit de cette étincelle pour résister à ce que toutes les
forces du monde pourraient exiger de nous.

Le premier effet du sublime est d’accabler l’homme; et le second, de le
relever. Quand nous contemplons l’orage qui soulève les flots de la mer,
et semble menacer et la terre et le ciel, l’effroi s’empare d’abord de
nous à cet aspect, bien qu’aucun danger personnel ne puisse alors nous
atteindre; mais quand les nuages s’amoncellent, quand toute la fureur de
la nature se manifeste, l’homme se sent une énergie intérieure qui peut
l’affranchir de toutes les craintes, par la volonté ou par la
résignation, par l’exercice ou par l’abdication de sa liberté morale; et
cette conscience de lui-même le ranime et l’encourage.

Quand on nous raconte une action généreuse, quand on nous apprend que
des hommes ont supporté des douleurs inouïes, pour rester fidèles à leur
opinion, jusque dans ses moindres nuances, d’abord l’image des supplices
qu’ils ont soufferts confond notre pensée; mais, par degrés, nous
reprenons des forces, et la sympathie que nous nous sentons avec la
grandeur d’âme nous fait espérer que nous aussi nous saurions triompher
des misérables sensations de cette vie, pour rester vrais, nobles et
fiers, jusqu’à notre dernier jour.

Au reste, personne ne saurait définir ce qui est, pour ainsi dire, au
sommet de notre existence; _nous sommes trop élevés à l’égard de
nous-mêmes, pour nous comprendre_, dit saint Augustin. Il serait bien
pauvre en imagination, celui qui croirait épuiser la contemplation de la
plus simple fleur; comment donc parviendrait-on à connaître tout ce que
renferme l’idée du sublime?

Je ne me flatte assurément pas d’avoir pu rendre compte, en quelques
pages, d’un système qui occupe, depuis vingt ans, toutes les têtes
pensantes de l’Allemagne; mais j’espère en avoir dit assez pour indiquer
l’esprit général de la philosophie de Kant, et pour pouvoir expliquer
dans les chapitres suivants l’influence qu’elle a exercée sur la
littérature, les sciences et la morale.

Pour bien concilier la philosophie expérimentale avec la philosophie
idéaliste, Kant n’a point soumis l’une à l’autre, mais il a su donner à
chacune des deux séparément un nouveau degré de force. L’Allemagne était
menacée de cette doctrine aride, qui considérait tout enthousiasme comme
une erreur, et rangeait au nombre des préjugés les sentiments
consolateurs de l’existence. Ce fut une satisfaction vive pour des
hommes à la foi si philosophes et si poètes, si capables d’étude et
d’exaltation, de voir toutes les belles affections de l’âme défendues
avec la rigueur des raisonnements les plus abstraits. La force de
l’esprit ne peut jamais être longtemps négative, c’est-à-dire, consister
principalement dans ce qu’on ne croit pas, dans ce qu’on ne comprend
pas, dans ce qu’on dédaigne. Il faut une philosophie de croyance,
d’enthousiasme; une philosophie qui confirme par la raison ce que le
sentiment nous révèle.

Les adversaires de Kant l’ont accusé de n’avoir fait que répéter les
arguments des anciens idéalistes; ils ont prétendu que la doctrine du
philosophe allemand n’était qu’un ancien système dans un langage
nouveau. Ce reproche n’est pas fondé. Il y a non seulement des idées
nouvelles, mais un caractère particulier dans la doctrine de Kant.

Elle se ressent de la philosophie du dix-huitième siècle, quoiqu’elle
soit destinée à la réfuter, parce qu’il est dans la nature de l’homme
d’entrer toujours en composition avec l’esprit de son temps, lors même
qu’il veut le combattre. La philosophie de Platon est plus poétique que
celle de Kant, la philosophie de Malebranche plus religieuse; mais le
grand mérite du philosophe allemand a été de relever la dignité morale,
en donnant pour base à tout ce qu’il y a de beau dans le cœur une
théorie fortement raisonnée. L’opposition qu’on a voulu mettre entre la
raison et le sentiment, conduit nécessairement la raison à l’égoïsme et
le sentiment à la folie; mais Kant, qui semblait appelé à conclure
toutes les grandes alliances intellectuelles, a fait de l’âme un seul
foyer où toutes les facultés sont d’accord entre elles.

La partie polémique des ouvrages de Kant, celle dans laquelle il attaque
la philosophie matérialiste, serait à elle seule un chef-d’œuvre. Cette
philosophie a jeté dans les esprits de si profondes racines, il en est
résulté tant d’irréligion et d’égoïsme, qu’on devrait encore regarder
comme les bienfaiteurs de leur pays ceux qui n’auraient fait que
combattre ce système, et raviver les pensées de Platon, de Descartes et
de Leibnitz: mais la philosophie de la nouvelle école allemande contient
une foule d’idées qui lui sont propres; elle est fondée sur d’immenses
connaissances scientifiques, qui se sont accrues chaque jour, et sur une
méthode de raisonnement singulièrement abstraite et logique; car, bien
que Kant blâme l’emploi de ces raisonnements dans l’examen des vérités
hors du cercle de l’expérience, il montre dans ses écrits une force de
tête en métaphysique, qui le place sous ce rapport au premier rang des
penseurs.

On ne saurait nier que le style de Kant, dans sa _Critique de la Raison
pure_, ne mérite presque tous les reproches que ses adversaires lui ont
faits. Il s’est servi d’une terminologie très difficile à comprendre, et
du néologisme le plus fatigant. Il vivait seul avec ses pensées, et se
persuadait qu’il fallait des mots nouveaux pour des idées nouvelles, et
cependant il y a des paroles pour tout.

Dans les objets les plus clairs par eux-mêmes, Kant prend souvent pour
guide une métaphysique fort obscure, et ce n’est que dans les ténèbres
de la pensée qu’il porte un flambeau lumineux: il rappelle les
Israélites, qui avaient pour guide une colonne de feu pendant la nuit,
et une colonne nébuleuse pendant le jour.

Personne en France ne se serait donné la peine d’étudier des ouvrages
aussi hérissés de difficultés que ceux de Kant, mais il avait affaire à
des lecteurs patients et persévérants. Ce n’était pas sans doute une
raison pour en abuser; peut-être toutefois n’aurait-il pas creusé si
profondément dans la science de l’entendement humain, s’il avait mis
plus d’importance aux expressions dont il se servait pour l’expliquer.
Les philosophes anciens ont toujours divisé leur doctrine en deux
parties distinctes, celle qu’ils réservaient pour les initiés, et celle
qu’ils professaient en public. La manière d’écrire de Kant est tout à
fait différente, lorsqu’il s’agit de sa théorie, ou de l’application de
cette théorie.

Dans ses traités de métaphysique, il prend les mots comme des chiffres,
et leur donne la valeur qu’il veut, sans s’embarrasser de celle qu’ils
tiennent de l’usage. C’est, ce me semble, une grande erreur; car
l’attention du lecteur s’épuise à comprendre le langage avant d’arriver
aux idées, et le connu ne sert jamais d’échelon pour parvenir à
l’inconnu.

Il faut néanmoins rendre à Kant la justice qu’il mérite même comme
écrivain, quand il renonce à son langage scientifique. En parlant des
arts, et surtout de la morale, son style est presque toujours
parfaitement clair, énergique et simple. Combien sa doctrine paraît
alors admirable! comme il exprime le sentiment du beau et l’amour du
devoir! avec quelle force il les sépare tous les deux de tout calcul
d’intérêt ou d’utilité! comme il ennoblit les actions par leur source,
et non par leur succès! enfin, quelle grandeur morale ne sait-il pas
donner à l’homme, soit qu’il l’examine en lui-même, soit qu’il le
considère dans ses rapports extérieurs; l’homme, cet exilé du ciel, ce
prisonnier de la terre, si grand comme exilé, si misérable comme captif!

On pourrait extraire des écrits de Kant une foule d’idées brillantes sur
tous les sujets, et peut-être même est-ce de cette doctrine seule qu’il
est possible de tirer maintenant des aperçus ingénieux et nouveaux; car
le point de vue matérialiste en toutes choses n’offre plus rien
d’intéressant ni d’original. Le piquant des plaisanteries contre ce qui
est sérieux, noble et divin, est usé, et l’on ne rendra désormais
quelque jeunesse à la race humaine qu’en retournant à la religion par la
philosophie, et au sentiment par la raison.



CHAPITRE VII

Des Philosophes les plus célèbres de l’Allemagne, avant et après Kant.


L’esprit philosophique, par sa nature, ne saurait être généralement
répandu dans aucun pays. Cependant il y a en Allemagne une telle
tendance vers la réflexion, que la nation allemande peut être considérée
comme la nation métaphysique par excellence. Elle renferme tant d’hommes
en état de comprendre les questions les plus abstraites, que le public
même y prend intérêt aux arguments employés dans ce genre de
discussions.

Chaque homme d’esprit a sa manière de voir à lui, sur les questions
philosophiques. Les écrivains du second et du troisième ordre en
Allemagne, ont encore des connaissances assez approfondies pour être
chefs ailleurs. Les rivaux se haïssent dans ce pays comme dans tout
autre, mais aucun n’oserait se présenter au combat, sans avoir prouvé,
par des études solides, l’amour sincère de la science dont il s’occupe.
Il ne suffit pas d’aimer le succès, il faut le mériter pour être admis
seulement à concourir. Les Allemands, si indulgents quand il s’agit de
ce qui peut manquer à la forme d’un ouvrage, sont impitoyables sur sa
valeur réelle, et quand ils aperçoivent quelque chose de superficiel
dans l’esprit, dans l’âme, ou dans le savoir d’un écrivain, ils tâchent
d’emprunter la plaisanterie française elle-même, pour tourner en
ridicule ce qui est frivole.

Je me suis proposé de donner dans ce chapitre un aperçu rapide des
principales opinions des philosophes célèbres avant et après Kant; on ne
pourrait pas bien juger la marche qu’ont suivie ses successeurs, si l’on
ne retournait pas en arrière, pour se représenter l’état des esprits au
moment où la doctrine _Kantienne_ se répandit en Allemagne: elle
combattait à la fois le système de Locke, comme tendant au matérialisme,
et l’école de Leibnitz, comme ayant tout réduit à l’abstraction.

Les pensées de Leibnitz étaient hautes, mais ses disciples, Wolf à leur
tête, les commentèrent avec des formes logiques et métaphysiques.
Leibnitz avait dit que les notions qui nous viennent par les sens sont
confuses, et que celles qui appartiennent aux perceptions immédiates de
l’âme sont les seules claires: sans doute il voulait indiquer par là que
les vérités invisibles sont plus certaines et plus en harmonie avec
notre être moral, que tout ce que nous apprenons par le témoignage des
sens. Wolf et ses disciples en tirèrent pour conséquence qu’il fallait
réduire en idées abstraites tout ce qui peut occuper notre esprit. Kant
reporta l’intérêt et la chaleur dans cet idéalisme sans vie; il fit à
l’expérience une juste part, comme aux facultés innées, et l’art avec
lequel il appliqua sa théorie à tout ce qui intéresse les hommes, à la
morale, à la poésie et aux beaux-arts, en étendit l’influence.

Trois hommes principaux, Lessing, Hemsterhuis et Jacobi, précédèrent
Kant dans la carrière philosophique. Ils n’avaient point une école,
puisqu’ils ne fondaient pas un système; mais ils commencèrent l’attaque
contre la doctrine des matérialistes. Lessing est celui des trois dont
les opinions à cet égard étaient les moins décidées; toutefois il avait
trop d’étendue dans l’esprit pour se renfermer dans le cercle borné
qu’on peut se tracer si facilement, en renonçant aux vérités les plus
hautes. La toute-puissance polémique de Lessing réveillait le doute sur
les questions les plus importantes, et portait à faire de nouvelles
recherches en tout genre. Lessing lui-même ne peut être considéré ni
comme matérialiste, ni comme idéaliste; mais le besoin d’examiner et
d’étudier pour connaître était le mobile de son existence. «Si le
Tout-Puissant, disait-il, tenait dans une main la vérité, et dans
l’autre la recherche de la vérité, c’est la recherche que je lui
demanderais par préférence».

Lessing n’était point orthodoxe en religion. Le christianisme ne lui
était point nécessaire comme sentiment, et toutefois il savait l’admirer
philosophiquement. Il comprenait ses rapports avec le cœur humain, et
c’est toujours d’un point de vue universel qu’il considère toutes les
opinions. Rien d’intolérant, rien d’exclusif ne se trouve dans ses
écrits. Quand on se place au centre des idées, on a toujours de la bonne
foi, de la profondeur et de l’étendue. Ce qui est injuste, vaniteux et
borné, vient du besoin de tout rapporter à quelques aperçus partiels
qu’on s’est appropriés, et dont on se fait un objet d’amour-propre.

Lessing exprime avec un style tranchant et positif des opinions pleines
de chaleur. Hemsterhuis, philosophe hollandais, fut le premier qui, au
milieu du dix-huitième siècle, indiqua dans ses écrits la plupart des
idées généreuses sur lesquelles la nouvelle école allemande est fondée.
Ses ouvrages sont aussi très remarquables par le contraste qui existe
entre le caractère de son style et les pensées qu’il énonce. Lessing est
enthousiaste avec des formes ironiques, Hemsterhuis avec un langage
mathématicien. On ne trouve guère que parmi les nations germaniques le
phénomène de ces écrivains qui consacrent la métaphysique la plus
abstraite à la défense des systèmes les plus exaltés, et qui cachent une
imagination vive sous une logique austère.

Les hommes qui se mettent toujours en garde contre l’imagination qu’ils
n’ont pas, se confient plus volontiers aux écrivains qui bannissent des
discussions philosophiques le talent et la sensibilité, comme s’il
n’était pas au moins aussi facile de déraisonner sur de tels sujets avec
des syllogismes qu’avec de l’éloquence. Car le syllogisme, posant
toujours pour base qu’une chose est ou n’est pas, réduit dans chaque
circonstance à une simple alternative la foule immense de nos
impressions, tandis que l’éloquence en embrasse l’ensemble. Néanmoins,
quoique Hemsterhuis ait trop souvent exprimé les vérités philosophiques
avec des formes algébriques, un sentiment moral, un pur amour du beau se
fait admirer dans ses écrits; il a senti, l’un des premiers, l’union qui
existe entre l’idéalisme, ou, pour mieux dire, le libre arbitre de
l’homme et la morale stoïque, et c’est sous ce rapport surtout que la
nouvelle doctrine des Allemands acquiert une grande importance.

Avant même que les écrits de Kant eussent paru, Jacobi avait déjà
combattu la philosophie des sensations, et plus victorieusement encore
la morale fondée sur l’intérêt. Il ne s’était point astreint
exclusivement, dans sa philosophie, aux formes abstraites du
raisonnement. Son analyse de l’âme humaine est pleine d’éloquence et de
charme. Dans les chapitres suivants j’examinerai la plus belle partie de
ses ouvrages, celle qui tient à la morale; mais il mérite, comme
philosophe, une gloire à part. Plus instruit que personne dans
l’histoire de la philosophie ancienne et moderne, il a consacré ses
études à l’appui des vérités les plus simples. Le premier, parmi les
philosophes de son temps, il a fondé notre nature intellectuelle tout
entière sur le sentiment religieux, et l’on dirait qu’il n’a si bien
appris la langue des métaphysiciens et des savants, que pour rendre
hommage aussi dans cette langue à la vertu et à la Divinité.

Jacobi s’est montré l’adversaire de la philosophie de Kant; mais il ne
l’attaque point en partisan de la philosophie des sensations[12]. Au
contraire, ce qu’il lui reproche, c’est de ne pas s’appuyer assez sur la
religion, considérée comme la seule philosophie possible dans les
vérités au delà de l’expérience.

  [12] Cette philosophie a reçu généralement, en Allemagne, le nom de
    _philosophie empirique_.

La doctrine de Kant a rencontré beaucoup d’autres adversaires en
Allemagne, mais on ne l’a point attaquée sans la connaître, ou en lui
opposant pour toute réponse les opinions de Locke et de Condillac.
Leibnitz conservait encore trop d’ascendant sur les esprits de ses
compatriotes pour qu’ils ne montrassent pas du respect pour toute
opinion analogue à la sienne. Une foule d’écrivains, pendant dix ans,
n’ont cessé de commenter les ouvrages de Kant. Mais aujourd’hui les
philosophes allemands, d’accord avec Kant sur l’activité spontanée de la
pensée, ont adopté néanmoins chacun un système particulier à cet égard.
En effet, qui n’a pas essayé de se comprendre soi-même selon ses forces?
Mais parce que l’homme a donné une innombrable diversité d’explications
de son être, s’ensuit-il que cet examen philosophique soit inutile? Non,
sans doute. Cette diversité même est la preuve de l’intérêt qu’un tel
examen doit inspirer.

On dirait de nos jours qu’on voudrait en finir avec la nature morale, et
lui solder son compte en une fois, pour n’en plus entendre parler. Les
uns déclarent que la langue a été fixée tel jour de tel mois, et que
depuis ce moment l’introduction d’un mot nouveau serait une barbarie.
D’autres affirment que les règles dramatiques ont été définitivement
arrêtées dans telle année, et que le génie qui voudrait maintenant y
changer quelque chose, a tort de n’être pas né avant cette année sans
appel, où l’on a terminé toutes les discussions littéraires passées,
présentes et futures. Enfin, dans la métaphysique surtout, l’on a décidé
que depuis Condillac on ne peut faire un pas de plus sans s’égarer. Les
progrès sont encore permis aux sciences physiques, parce qu’on ne peut
les leur nier; mais dans la carrière philosophique et littéraire, on
voudrait obliger l’esprit humain à courir sans cesse la bague de la
vanité autour du même cercle.

Ce n’est point simplifier le système de l’univers que de s’en tenir à
cette philosophie expérimentale, qui présente un genre d’évidence faux
dans le principe, quoique spécieux dans la forme. En considérant comme
non existant tout ce qui dépasse les lumières des sensations, on peut
mettre aisément beaucoup de clarté dans un système dont on trace
soi-même les limites; c’est un travail qui dépend de celui qui le fait.
Mais tout ce qui est au delà de ces limites en existe-il moins, parce
qu’on le compte pour rien? L’incomplète vérité de la philosophie
spéculative approche bien plus de l’essence même des choses, que cette
lucidité apparente qui tient à l’art d’écarter les difficultés d’un
certain ordre. Quand on lit dans les ouvrages philosophiques du dernier
siècle ces phrases si souvent répétées: _Il n’y a que cela de vrai, tout
le reste est chimère_, on se rappelle cette histoire connue d’un acteur
français qui, devant se battre avec un homme beaucoup plus gros que lui,
proposa de tirer sur le corps de son adversaire une ligne au delà de
laquelle les coups ne compteraient plus. Au delà de cette ligne
cependant, comme en deçà, il y avait le même être qui pouvait recevoir
des coups mortels. De même ceux qui placent au terme de leur horizon les
colonnes d’Hercule ne sauraient empêcher qu’il n’y ait une nature par
delà la leur, où l’existence est plus vive encore que dans la sphère
matérielle à laquelle on veut nous borner.

Les deux philosophes les plus célèbres qui aient succédé à Kant, sont
Fichte et Schelling: ils prétendirent aussi simplifier son système; mais
c’était en mettant à sa place une philosophie plus transcendante encore
que la sienne, qu’ils se flattèrent d’y parvenir.

Kant avait séparé d’une main ferme l’empire de l’âme et celui des
sensations; ce _dualisme_ philosophique était fatigant pour les esprits
qui aiment à se reposer dans les idées absolues. Depuis les Grecs
jusqu’à nos jours, on a souvent répété cet axiome, que _Tout est un_, et
les efforts des philosophes ont toujours tendu à trouver dans un seul
principe, dans l’âme ou dans la nature, l’explication du monde. J’oserai
le dire cependant, il me semble qu’un des titres de la philosophie de
Kant à la confiance des hommes éclairés, c’est d’avoir affirmé, comme
nous le sentons, qu’il existe une âme et une nature extérieure, et
qu’elles agissent mutuellement l’une sur l’autre par telles ou telles
lois. Je ne sais pourquoi l’on trouve plus de hauteur philosophique dans
l’idée d’un seul principe, soit matériel, soit intellectuel; un ou deux
ne rend pas l’univers plus facile à comprendre, et notre sentiment
s’accorde mieux avec les systèmes qui reconnaissent comme distincts le
physique et le moral.

Fichte et Schelling se sont partagé l’empire que Kant avait reconnu
divisé, et chacun a voulu que sa moitié fût le tout. L’un et l’autre
sont sortis de la sphère de nous-mêmes, et ont voulu s’élever jusqu’à
connaître le système de l’univers. Bien différents en cela de Kant, qui
a mis autant de force d’esprit à montrer ce que l’esprit humain ne
parviendra jamais à comprendre, qu’à développer ce qu’il peut savoir.

Cependant nul philosophe, avant Fichte, n’avait poussé le système de
l’idéalisme à une rigueur aussi scientifique; il fait de l’activité de
l’âme l’univers entier. Tout ce qui peut être conçu, tout ce qui peut
être imaginé vient d’elle; c’est d’après ce système qu’il a été
soupçonné d’incrédulité. On lui entendait dire que, dans la leçon
suivante, il allait créer Dieu, et l’on était, avec raison, scandalisé
de cette expression. Ce qu’elle signifiait, c’est qu’il allait montrer
comment l’idée de la Divinité naissait et se développait dans l’âme de
l’homme. Le mérite principal de là philosophie de Fichte, c’est la force
incroyable d’attention qu’elle suppose. Car il ne se contente pas de
tout rapporter à l’existence intérieure de l’homme, au MOI qui sert de
base à tout; mais il distingue encore dans ce MOI celui qui est
passager, et celui qui est durable. En effet, quand on réfléchit sur les
opérations de l’entendement, on croit assister soi-même à sa pensée, on
croit la voir passer comme l’onde, tandis que la portion de soi qui la
contemple est immuable. Il arrive souvent à ceux qui réunissent un
caractère passionné à un esprit observateur, de se regarder souffrir, et
de sentir en eux-mêmes un être supérieur à sa propre peine, qui la voit,
et tour à tour la blâme ou la plaint.

Il s’opère des changements continuels en nous, par les circonstances
extérieures de notre vie, et néanmoins nous avons toujours le sentiment
de notre identité. Qu’est-ce donc qui atteste cette identité, si ce
n’est le MOI toujours le même, qui voit passer devant son tribunal le
MOI modifié par les impressions extérieures?

C’est à cette âme inébranlable, témoin de l’âme mobile, que Fichte
attribue le don de l’immortalité et la puissance de créer, ou pour
traduire plus exactement, de _rayonner en elle-même_ l’image de
l’univers. Ce système, qui fait tout reposer sur le sommet de notre
existence, et place la pyramide sur la pointe, est singulièrement
difficile à suivre. Il dépouille les idées des couleurs qui servent si
bien à les faire comprendre; et les beaux-arts, la poésie, la
contemplation de la nature, disparaissent dans ces abstractions, sans
mélange d’imagination ni de sensibilité.

Fichte ne considère le monde extérieur que comme une borne de notre
existence, sur laquelle la pensée travaille. Dans son système, cette
borne est créée par l’âme elle-même, dont l’activité constante s’exerce
sur le tissu qu’elle a formé. Ce que Fichte a écrit sur le MOI
métaphysique ressemble un peu au réveil de la statue de Pygmalion, qui,
touchant alternativement elle-même et la pierre sur laquelle elle était
placée, dit tour à tour:--C’est moi, et ce n’est pas moi.--Mais quand,
en prenant la main de Pygmalion, elle s’écrie:--C’est encore moi!--Il
s’agit déjà d’un sentiment qui dépasse de beaucoup la sphère des idées
abstraites. L’idéalisme dépouillé du sentiment a néanmoins l’avantage
d’exciter au plus haut degré l’activité de l’esprit; mais la nature et
l’amour perdent tout leur charme par ce système; car si les objets que
nous voyons et les êtres que nous aimons ne sont rien que l’œuvre de nos
idées, c’est l’homme lui-même qu’on peut considérer alors comme _le
grand célibataire des mondes_.

Il faut reconnaître cependant deux grands avantages de la doctrine de
Fichte: l’un, sa morale stoïque, qui n’admet aucune excuse; car tout
venant du MOI, c’est à ce MOI seul à répondre de l’usage qu’il fait de
sa volonté: l’autre, un exercice de la pensée tellement fort et subtil
en même temps, que celui qui a bien compris ce système, dût-il ne pas
l’adopter, aurait acquis une puissance d’attention et une sagacité
d’analyse qu’il pourrait ensuite appliquer en se jouant à tout autre
genre d’étude.

De quelque manière qu’on juge l’utilité de la métaphysique, on ne peut
nier qu’elle ne soit la gymnastique de l’esprit. On impose aux enfants
divers genres de luttes dans leurs premières années, quoi qu’ils ne
soient point appelés à se battre un jour de cette manière. On peut dire
avec vérité que l’étude de la métaphysique idéaliste est presque un
moyen sûr de développer les facultés morales de ceux qui s’y livrent. La
pensée réside, comme tout ce qui est précieux, au fond de nous-mêmes;
car à la superficie, il n’y a rien que de la sottise ou de l’insipidité.
Mais quand on oblige de bonne heure les hommes à creuser dans leur
réflexion, à tout voir dans leur âme, ils y puisent une force et une
sincérité de jugement qui ne se perdent jamais.

Fichte est dans les idées abstraites une tête mathématique comme Euler
ou La Grange. Il méprise singulièrement toutes les expressions un peu
substantielles: l’existence est déjà un mot trop prononcé pour lui.
L’être, le principe, l’essence, sont à peine des paroles assez éthérées
pour indiquer les subtiles nuances de ses opinions. On dirait qu’il
craint le contact des choses réelles, et qu’il tend toujours à y
échapper. A force de le lire ou de s’entretenir avec lui, l’on perd la
conscience de ce monde, et l’on a besoin, comme les ombres que nous
peint Homère, de rappeler en soi les souvenirs de la vie.

Le matérialisme absorbe l’âme en la dégradant; l’idéalisme de Fichte, à
force de l’exalter, la sépare de la nature. Dans l’un et l’autre
extrême, le sentiment, qui est la véritable beauté de l’existence, n’a
point le rang qu’il mérite.

Schelling a bien plus de connaissance de la nature et des beaux-arts que
Fichte; et son imagination pleine de vie ne saurait se contenter des
idées abstraites; mais, de même que Fichte, il a pour but de réduire
l’existence à un seul principe. Il traite avec un profond dédain tous
les philosophes qui en admettent deux; et il ne veut accorder le nom de
philosophie qu’au système dans lequel tout s’enchaîne, et qui explique
tout. Certainement il a raison d’affirmer que celui-là serait le
meilleur, mais où est-il? Schelling prétend que rien n’est plus absurde
que cette expression communément reçue: la philosophie de Platon, la
philosophie d’Aristote. Dirait-on la géométrie d’Euler, la géométrie de
La Grange? Il n’y a qu’une philosophie, selon l’opinion de Schelling, ou
il n’y en a point. Certes, si l’on n’entendait par philosophie que le
mot de l’énigme de l’univers, on pourrait dire avec vérité qu’il n’y a
point de philosophie.

Le système de Kant parut insuffisant à Schelling comme à Fichte, parce
qu’il reconnaît deux natures, deux sources de nos idées, les objets
extérieurs et les facultés de l’âme. Mais pour arriver à cette unité
tant désirée, pour se débarrasser de cette double vie physique et morale
qui déplaît tant aux partisans des idées absolues, Schelling rapporte
tout à la nature, tandis que Fichte fait tout ressortir de l’âme. Fichte
ne voit dans la nature que l’opposé de l’âme: elle n’est à ses yeux
qu’une limite ou qu’une chaîne, dont il faut travailler sans cesse à se
dégager. Le système de Schelling repose et charme davantage
l’imagination, néanmoins il rentre nécessairement dans celui de Spinoza;
mais, au lieu de faire descendre l’âme jusqu’à la matière, comme cela
s’est pratiqué de nos jours, Schelling tâche d’élever la matière jusqu’à
l’âme; et quoique sa théorie dépende en entier de la nature physique,
elle est cependant très idéaliste dans le fond, et plus encore dans la
forme.

L’idéal et le réel tiennent, dans son langage, la place de
l’intelligence et de la matière, de l’imagination et de l’expérience; et
c’est dans la réunion de ces deux puissances en une harmonie complète
que consiste, selon lui, le principe unique et absolu de l’univers
organisé. Cette harmonie, dont les deux pôles et le centre sont l’image,
et qui est renfermée dans le nombre trois, de tout temps si mystérieux,
fournit à Schelling les applications les plus ingénieuses. Il croit la
retrouver dans les beaux-arts comme dans la nature, et ses ouvrages sur
les sciences physiques sont estimés même des savants, qui ne considèrent
que les faits et les résultats. Enfin, dans l’examen de l’âme, il
cherche à démontrer comment les sensations et les conceptions
intellectuelles se confondent dans le sentiment qui réunit ce qu’il y a
d’involontaire et de réfléchi dans les unes et dans les autres, et
contient ainsi tout le mystère de la vie.

Ce qui intéresse surtout dans ces systèmes, ce sont leurs
développements. La base première de la prétendue explication du monde
est également vraie comme également fausse dans la plupart des théories;
car toutes sont comprises dans l’immense pensée qu’elles veulent
embrasser: mais dans l’application aux choses de ce monde, ces théories
sont très spirituelles, et répandent souvent de grandes lumières sur
plusieurs objets en particulier.

Schelling s’approche beaucoup, on ne saurait le nier, des philosophes
appelés panthéistes, c’est-à-dire de ceux qui accordent à la nature les
attributs de la Divinité. Mais ce qui le distingue, c’est l’étonnante
sagacité avec laquelle il a su rallier à sa doctrine les sciences et les
arts; il instruit, il donne à penser dans chacune de ses observations,
et la profondeur de son esprit étonne, surtout quand il ne prétend pas
l’appliquer au secret de l’univers; car aucun homme ne peut atteindre à
un genre de supériorité qui ne saurait exister entre les êtres de la
même espèce, à quelque distance qu’ils soient l’un de l’autre.

Pour conserver des idées religieuses au milieu de l’apothéose de la
nature, l’école de Schelling suppose que l’individu périt en nous, mais
que les qualités intimes que nous possédons rentrent dans le grand tout
de la création éternelle. Cette immortalité-là ressemble terriblement à
la mort; car la mort physique elle-même n’est autre chose que la nature
universelle qui se ressaisit des dons qu’elle avait faits à l’individu.

Schelling tire de son système des conclusions très nobles sur la
nécessité de cultiver dans notre âme les qualités immortelles, celles
qui sont en relation avec l’univers, et de mépriser en nous-mêmes tout
ce qui ne tient qu’à nos circonstances. Mais les affections du cœur et
la conscience elle-même ne sont-elles pas attachées aux rapports de
cette vie. Nous éprouvons dans la plupart des situations deux mouvements
tout à fait distincts, celui qui nous unit à l’ordre général, et celui
qui nous ramène à nos intérêts particuliers; le sentiment du devoir, et
la personnalité. Le plus noble de ces deux mouvements, c’est
l’universel. Mais c’est précisément parce que nous avons un instinct
conservateur de l’existence, qu’il est beau de la sacrifier; c’est parce
que nous sommes des êtres concentrés en nous-mêmes que notre attraction
vers l’ensemble est généreuse; enfin, c’est parce que nous subsistons
individuellement et séparément que nous pouvons nous choisir et nous
aimer les uns les autres: que serait donc cette immortalité abstraite
qui nous dépouillerait de nos souvenirs les plus chers comme de
modifications accidentelles?

Voulez-vous, disent-ils en Allemagne, ressusciter avec toutes vos
circonstances actuelles, renaître baron ou marquis?--Non sans doute,
mais qui ne voudrait pas renaître fille et mère, et comment serait-on
soi si l’on ne ressentait plus les mêmes amitiés! Les vagues idées de
réunion avec la nature détruisent à la longue l’empire de la religion
sur les âmes, car la religion s’adresse à chacun de nous en particulier.
La Providence nous protège dans tous les détails de notre sort. Le
christianisme se proportionne à tous les esprits, et répond comme un
confident aux besoins individuels de notre cœur. Le panthéisme au
contraire, c’est-à-dire la nature divinisée, à force d’inspirer de la
religion pour tout, la disperse sur l’univers et ne la concentre point
en nous-mêmes.

Ce système a eu dans tous les temps beaucoup de partisans parmi les
philosophes. La pensée tend toujours à se généraliser de plus en plus,
et l’on prend quelquefois pour une idée nouvelle ce travail de l’esprit
qui s’en va toujours ôtant ses bornes. On croit parvenir à comprendre
l’univers comme l’espace, en renversant toujours les barrières, en
reculant les difficultés sans les résoudre, et l’on n’approche pas
davantage ainsi de l’infini. Le sentiment seul nous le révèle sans nous
l’expliquer.

Ce qui est vraiment admirable dans la philosophie allemande, c’est
l’examen qu’elle nous fait faire de nous-mêmes; elle remonte jusqu’à
l’origine de la volonté, jusqu’à cette source inconnue du fleuve de
notre vie; et c’est là que, pénétrant dans les secrets les plus intimes
de la douleur et de la foi, elle nous éclaire et nous affermit. Mais
tous les systèmes qui aspirent à l’explication de l’univers ne peuvent
guère être analysés clairement par aucune parole: les mots ne sont pas
propres à ce genre d’idées, et il en résulte que, pour les y faire
servir, on répand sur toutes choses l’obscurité qui précéda la création,
mais non la lumière qui l’a suivie. Les expressions scientifiques
prodiguées sur un sujet auquel tout le monde croit avoir des droits
révoltent l’amour-propre. Ces écrits si difficiles à comprendre prêtent,
quelque sérieux qu’on soit, à la plaisanterie, car il y a toujours des
méprises dans les ténèbres. L’on se plaît à réduire à quelques
assertions principales et faciles à combattre, cette foule de nuances de
restrictions qui paraissent toutes sacrées à l’auteur, mais que bientôt
les profanes oublient ou confondent.

Les Orientaux ont été de tout temps idéalistes, et l’Asie ne ressemble
en rien au midi de l’Europe. L’excès de la chaleur porte dans l’Orient à
la contemplation, comme l’excès du froid dans le Nord. Les systèmes
religieux de l’Inde sont très mélancoliques et très spiritualistes,
tandis que les peuples du midi de l’Europe ont toujours eu du penchant
pour un paganisme assez matériel. Les savants Anglais qui ont voyagé
dans l’Inde ont fait de profondes recherches sur l’Asie; et des
Allemands, qui n’avaient pas, comme les princes de la mer, les occasions
de s’instruire par leurs propres yeux, sont arrivés, avec l’unique
secours de l’étude, à des découvertes très intéressantes sur la
religion, la littérature et les langues des nations asiatiques; ils sont
portés à croire, d’après plusieurs indices, que des lumières
surnaturelles ont éclairé jadis les peuples de ces contrées, et qu’il en
est resté des traces ineffaçables. La philosophie des Indiens ne peut
être bien comprise que par les idéalistes allemands: les rapports
d’opinion les aident à la concevoir.

Frédéric Schlegel, non content de savoir presque toutes les langues de
l’Europe, a consacré des travaux inouïs à la connaissance de ce pays,
berceau du monde. L’ouvrage qu’il vient de publier sur la langue et la
philosophie des Indiens, contient des vues profondes et des
connaissances positives qui doivent fixer l’attention des hommes
éclairés de l’Europe. Il croit, et plusieurs philosophes, au nombre
desquels il faut compter Bailly, ont soutenu la même opinion, qu’un
peuple primitif a occupé quelques parties de la terre, et
particulièrement l’Asie, dans une époque antérieure à tous les documents
de l’histoire. Frédéric Schlegel trouve des traces de ce peuple dans la
culture intellectuelle des nations et dans la formation des langues. Il
remarque une ressemblance extraordinaire entre les idées principales, et
même les mots qui les expriment chez plusieurs peuples du monde, alors
même que, d’après ce que nous connaissons de l’histoire, ils n’ont
jamais eu de rapport entre eux. Frédéric Schlegel n’admet point dans ses
écrits la supposition assez généralement reçue, que les hommes ont
commencé par l’état sauvage, et que les besoins mutuels ont formé les
langues par degrés. C’est donner une origine bien grossière au
développement de l’esprit et de l’âme, que de l’attribuer ainsi à notre
nature animale, et la raison combat cette hypothèse que l’imagination
repousse.

On ne conçoit point par quelle gradation il serait possible d’arriver du
cri sauvage à la perfection de la langue grecque; l’on dirait que dans
les progrès nécessaires pour parcourir cette distance infinie, il
faudrait que chaque pas franchît un abîme; nous voyons de nos jours que
les sauvages ne se civilisent jamais d’eux-mêmes, et que ce sont les
nations voisines qui leur enseignent avec grande peine ce qu’ils
ignorent. On est donc bien tenté de croire que le peuple primitif a été
l’instituteur du genre humain; et ce peuple, qui l’a formé, si ce n’est
une révélation? Toutes les nations ont exprimé de tout temps des regrets
sur la perte d’un état heureux qui précédait l’époque où elles se
trouvaient: d’où vient cette idée si généralement répandue? dira-t-on
que c’est une erreur? Les erreurs universelles sont toujours fondées sur
quelques vérités altérées, défigurées peut-être, mais qui avaient pour
base des faits cachés dans la nuit des temps, ou quelques forces
mystérieuses de la nature.

Ceux qui attribuent la civilisation du genre humain aux besoins
physiques qui ont réuni les hommes entre eux, expliqueront difficilement
comment il arrive que la culture morale des peuples les plus anciens est
plus poétique, plus favorable aux beaux-arts, plus noblement inutile
enfin, sous les rapports matériels, que ne le sont les raffinements de
la civilisation moderne. La philosophie des Indiens est idéaliste, et
leur religion mystique: ce n’est certes pas le besoin de maintenir
l’ordre dans la société qui a donné naissance à cette philosophie ni à
cette religion.

La poésie presque partout a précédé la prose, et l’introduction des
mètres, du rythme, de l’harmonie, est antérieure à la précision
rigoureuse, et par conséquent à l’utile emploi des langues. L’astronomie
n’a pas été étudiée seulement pour servir à l’agriculture; mais les
Chaldéens, les Égyptiens, etc., ont poussé leurs recherches fort au delà
des avantages pratiques qu’on pouvait en retirer, et l’on croit voir
l’amour du ciel et le culte du temps dans ces observations si profondes
et si exactes sur les divisions de l’année, le cours des astres et les
périodes de leur jonction.

Les rois, chez les Chinois, étaient les premiers astronomes de leur
pays; ils passaient les nuits à contempler la marche des étoiles, et
leur dignité royale consistait dans ces belles connaissances et dans ces
occupations désintéressées qui les élevaient au-dessus du vulgaire. Le
magnifique système qui donne à la civilisation pour origine une
révélation religieuse, est appuyé par une érudition dont les partisans
des opinions matérialistes sont rarement capables; c’est être déjà
presque idéaliste que de se vouer entièrement à l’étude.

Les Allemands, accoutumés à réfléchir profondément et solitairement,
pénètrent si avant dans la vérité, qu’il faut être, ce me semble, un
ignorant ou un fat, pour dédaigner aucun de leurs écrits avant de s’en
être longtemps occupé. Il y avait autrefois beaucoup d’erreurs et de
superstitions qui tenaient au manque de connaissances; mais quand, avec
les lumières de notre temps et d’immenses travaux individuels, on énonce
des opinions hors du cercle des expériences communes, il faut s’en
réjouir pour l’espèce humaine, car son trésor actuel est assez pauvre,
du moins si l’on en juge par l’usage qu’elle en fait.

En lisant le compte que je viens de rendre des idées principales de
quelques philosophes allemands, leurs partisans d’une part, trouveront
avec raison que j’ai indiqué bien superficiellement des recherches très
importantes, et de l’autre, les gens du monde se demanderont à quoi sert
tout cela? Mais à quoi servent l’Apollon du Belvédère, les tableaux de
Raphaël, les tragédies de Racine? à quoi sert tout ce qui est beau, si
ce n’est à l’âme? Il en est de même de la philosophie, elle est la
beauté de la pensée, elle atteste la dignité de l’homme, qui peut
s’occuper de l’Éternel et de l’invisible, quoique tout ce qu’il y a de
grossier dans sa nature l’en éloigne.

Je pourrais encore citer beaucoup d’autres noms justement honorés dans
la carrière de la philosophie; mais il me semble que cette esquisse,
quelque imparfaite qu’elle soit, suffit pour servir d’introduction à
l’examen de l’influence que la philosophie transcendante des Allemands a
exercée sur le développement de l’esprit, et sur le caractère et la
moralité de la nation où règne cette philosophie; et c’est là surtout le
but que je me suis proposé.



CHAPITRE VIII

Influence de la nouvelle Philosophie allemande sur le développement de
l’esprit.


L’attention est peut-être de toutes les facultés de l’esprit humain
celle qui a le plus de pouvoir, et l’on ne saurait nier que la
métaphysique idéaliste ne la fortifie d’une manière étonnante. M. de
Buffon prétendait que le génie pouvait s’acquérir par la patience,
c’était trop dire; mais cet hommage rendu à l’attention, sous le nom de
la patience, honore beaucoup un homme d’une imagination aussi brillante.
Les idées abstraites exigent déjà un grand effort de méditation; mais
quand on y joint l’observation la plus exacte et la plus persévérante
des actes intérieurs de la volonté, toute la force de l’intelligence y
est employée. La subtilité de l’esprit est un grand défaut dans les
affaires de ce monde; mais certes les Allemands n’en sont pas
soupçonnés. La subtilité philosophique qui nous fait démêler les
moindres fils de nos pensées, est précisément ce qui doit porter le plus
loin le génie, car une réflexion dont il résulterait peut-être les plus
sublimes inventions, les plus étonnantes découvertes, passe en
nous-mêmes inaperçue, si nous n’avons pas pris l’habitude d’examiner
avec sagacité les conséquences et les liaisons des idées les plus
éloignées en apparence.

En Allemagne, un homme supérieur se borne rarement à une seule carrière.
Gœthe fait des découvertes dans les sciences, Schelling est un excellent
littérateur, Frédéric Schlegel un poète plein d’originalité. On ne
saurait peut-être réunir un grand nombre de talents divers, mais la vue
de l’entendement doit tout embrasser.

La nouvelle philosophie allemande est nécessairement plus favorable
qu’aucune autre à l’étendue de l’esprit; car rapportant tout au foyer de
l’âme, et considérant le monde lui-même comme régi par des lois dont le
type est en nous, elle ne saurait admettre le préjugé qui destine chaque
homme d’une manière exclusive à telle ou telle branche d’études. Les
philosophes idéalistes croient qu’un art, qu’une science, qu’une partie
quelconque ne saurait être comprise sans des connaissances universelles,
et que, depuis le moindre phénomène jusqu’au plus grand, rien ne peut
être savamment examiné, ou poétiquement dépeint, sans cette hauteur
d’esprit qui fait voir l’ensemble en décrivant les détails.

Montesquieu dit que _l’esprit consiste à connaître la ressemblance des
choses diverses et la différence des choses semblables_. S’il pouvait
exister une théorie qui apprît à devenir un homme d’esprit, ce serait
celle de l’entendement telle que les Allemands la conçoivent; il n’en
est pas de plus favorable aux rapprochements ingénieux entre les objets
extérieurs et les facultés de l’esprit; ce sont les divers rayons d’un
même centre. La plupart des axiomes physiques correspondent à des
vérités morales, et la philosophie universelle présente de mille
manières la nature toujours une et toujours variée, qui se réfléchit
tout entière dans chacun de ses ouvrages, et fait porter au brin
d’herbe, comme au cèdre, l’empreinte de l’univers.

Cette philosophie donne un attrait singulier pour tous les genres
d’étude. Les découvertes qu’on fait en soi-même sont toujours
intéressantes; mais, s’il est vrai qu’elles doivent nous éclairer sur
les mystères mêmes du monde créé à notre image, quelle curiosité
n’inspirent-elles pas! L’entretien d’un philosophe allemand, tel que
ceux que j’ai nommés, rappelle les dialogues de Platon, et quand vous
interrogez un de ces hommes sur un sujet quelconque, il y répand tant de
lumières qu’en l’écoutant vous croyez penser pour la première fois, si
penser est, comme le dit Spinoza, _s’identifier avec la nature par
l’intelligence, et devenir un avec elle_.

Il circule en Allemagne, depuis quelques années, une telle quantité
d’idées neuves sur les sujets littéraires et philosophiques, qu’un
étranger pourrait très bien prendre pour un génie supérieur celui qui ne
ferait que répéter ces idées. Il m’est quelquefois arrivé de croire un
esprit prodigieux à des hommes d’ailleurs assez communs, seulement parce
qu’ils s’étaient familiarisés avec les systèmes idéalistes, aurore d’une
vie nouvelle.

Les défauts qu’on reproche d’ordinaire aux Allemands dans la
conversation, la lenteur et la pédanterie, se remarquent infiniment
moins dans les disciples de l’école moderne; les personnes du premier
rang, en Allemagne, se sont formées pour la plupart d’après les bonnes
manières françaises; mais il s’établit maintenant parmi les philosophes
hommes de lettres une éducation qui est aussi de bon goût, quoique dans
un tout autre genre. On y considère la véritable élégance comme
inséparable de l’imagination poétique et de l’attrait pour les
beaux-arts, et la politesse comme fondée sur la connaissance et
l’appréciation des talents et du mérite.

On ne saurait nier cependant que les nouveaux systèmes philosophiques et
littéraires n’aient inspiré à leurs partisans un grand mépris pour ceux
qui ne les comprennent pas. La plaisanterie française veut toujours
humilier par le ridicule; sa tactique est d’éviter l’idée pour attaquer
la personne, et le fond pour se moquer de la forme. Les Allemands de la
nouvelle école considèrent l’ignorance et la frivolité comme les
maladies d’une enfance prolongée; ils ne s’en sont pas tenus à combattre
les étrangers, ils s’attaquent aussi eux-mêmes les uns les autres avec
amertume, et l’on dirait, à les entendre, qu’un degré de plus en fait
d’abstraction ou de profondeur, donne le droit de traiter en esprit
vulgaire et borné quiconque ne voudrait pas ou ne pourrait pas y
atteindre.

Quand les obstacles ont irrité les esprits, l’exagération s’est mêlée à
cette révolution philosophique, d’ailleurs si salutaire. Les Allemands
de la nouvelle école pénètrent avec le flambeau du génie dans
l’intérieur de l’âme. Mais quand il s’agit de faire entrer leurs idées
dans la tête des autres, ils en connaissent mal les moyens; ils se
mettent à dédaigner, parce qu’ils ignorent, non la vérité, mais la
manière de la dire. Le dédain, excepté pour le vice, indique presque
toujours une borne dans l’esprit; car, avec plus d’esprit encore, on se
serait fait comprendre même des esprits vulgaires, ou du moins on
l’aurait essayé de bonne foi.

Le talent de s’exprimer avec méthode et clarté est assez rare en
Allemagne: les études spéculatives ne le donnent pas. Il faut se placer,
pour ainsi dire, en dehors de ses propres pensées, pour juger de la
forme qu’on doit leur donner. La philosophie fait connaître l’homme
plutôt que les hommes. C’est l’habitude de la société qui seule nous
apprend quels sont les rapports de notre esprit avec celui des autres.
La candeur d’abord, et l’orgueil ensuite, portent les philosophes
sincères et sérieux à s’indigner contre ceux qui ne pensent pas ou ne
sentent pas comme eux. Les Allemands recherchent le vrai
consciencieusement; mais ils ont un esprit de secte très ardent en
faveur de la doctrine qu’ils adoptent; car tout se change en passion
dans le cœur de l’homme.

Cependant, malgré les diversités d’opinions qui forment en Allemagne
différentes écoles opposées l’une à l’autre, elles tendent également,
pour la plupart, à développer l’activité de l’âme: aussi n’est-il point
de pays où chaque homme tire plus de parti de lui-même, au moins sous le
rapport des travaux intellectuels.



CHAPITRE IX

Influence de la nouvelle Philosophie allemande sur la Littérature et les
Arts.


Ce que je viens de dire sur le développement de l’esprit s’applique
aussi à la littérature; cependant il est peut-être intéressant d’ajouter
quelques observations particulières à ces réflexions générales.

Dans les pays où l’on croit que toutes les idées nous viennent par les
objets extérieurs, il est naturel d’attacher un plus grand prix aux
convenances, dont l’empire est au dehors; mais lorsqu’au contraire on
est convaincu des lois immuables de l’existence morale, la société a
moins de pouvoir sur chaque homme: l’on traite de tout avec soi-même; et
l’essentiel, dans les productions de la pensée comme dans les actions de
la vie, c’est de s’assurer qu’elles partent de notre conviction intime
et de nos émotions spontanées.

Il y a dans le style des qualités qui tiennent à la vérité même du
sentiment, il y en a qui dépendent de la correction grammaticale. On
aurait de la peine à faire comprendre à des Allemands que la première
chose à examiner dans un ouvrage, c’est la manière dont il est écrit, et
que l’exécution doit l’emporter sur la conception. La philosophie
expérimentale estime un ouvrage surtout par la forme ingénieuse et
lucide sous laquelle il est présenté; la philosophie idéaliste, au
contraire, toujours attirée vers le foyer de l’âme, n’admire que les
écrivains qui s’en rapprochent.

Il faut l’avouer aussi, l’habitude de creuser dans les mystères les plus
cachés de notre être donne du penchant pour ce qu’il y a de plus profond
et quelquefois de plus obscur dans la pensée. Aussi les Allemands
mêlent-ils trop souvent la métaphysique à la poésie.

La nouvelle philosophie inspire le besoin de s’élever jusqu’aux pensées
et aux sentiments sans bornes. Cette impulsion peut être favorable au
génie, mais elle ne l’est qu’à lui, et souvent elle donne à ceux qui
n’en ont pas des prétentions assez ridicules. En France, la médiocrité
trouve tout trop fort et trop exalté; en Allemagne, rien ne lui paraît à
la hauteur de la nouvelle doctrine. En France, la médiocrité se moque de
l’enthousiasme, en Allemagne, elle dédaigne un certain genre de raison.
Un écrivain n’en saurait jamais faire assez pour convaincre les lecteurs
allemands qu’il n’est pas superficiel, qu’il s’occupe en toutes choses
de l’immortel et de l’infini. Mais comme les facultés de l’esprit ne
répondent pas toujours à de si vastes désirs, il arrive souvent que des
efforts gigantesques ne conduisent qu’à des résultats communs. Néanmoins
cette disposition générale seconde l’essor de la pensée; et il est plus
facile, en littérature, de poser des limites que de donner de
l’émulation.

Le goût que les Allemands manifestent pour le genre naïf, et dont j’ai
déjà eu l’occasion de parler, semble en contradiction avec leur penchant
pour la métaphysique, penchant qui naît du besoin de se connaître et de
s’analyser soi-même; cependant c’est aussi à l’influence d’un système
qu’il faut rapporter ce goût pour le naïf; car il y a de la philosophie
dans tout en Allemagne, même dans l’imagination. L’un des premiers
caractères du naïf, c’est d’exprimer ce qu’on sent ou ce qu’on pense,
sans réfléchir à aucun résultat ni tendre vers aucun but; et c’est en
cela qu’il s’accorde avec la théorie des Allemands sur la littérature.

Kant, en séparant le beau de l’utile, prouve clairement qu’il n’est
point du tout dans la nature des beaux-arts de donner des leçons. Sans
doute tout ce qui est beau doit faire naître des sentiments généreux, et
ces sentiments excitent à la vertu; mais dès qu’on a pour objet de
mettre en évidence un précepte de morale, la libre impression que
produisent les chefs-d’œuvre de l’art est nécessairement détruite; car
le but, quel qu’il soit, quand il est connu, borne et gêne
l’imagination. On prétend que Louis XIV disait à un prédicateur qui
avait dirigé son sermon contre lui: «Je veux bien me faire ma part; mais
je ne veux pas qu’on me la fasse». L’on pourrait appliquer ces paroles
aux beaux-arts en général: ils doivent élever l’âme, et non pas
l’endoctriner.

La nature déploie ses magnificences souvent sans but, souvent avec un
luxe que les partisans de l’utilité appelleraient prodigue. Elle semble
se plaire à donner plus d’éclat aux fleurs, aux arbres des forêts,
qu’aux végétaux qui servent d’aliment à l’homme. Si l’utile avait le
premier rang dans la nature, ne revêtirait-elle pas de plus de charmes
les plantes nutritives que les roses, qui ne sont que belles? Et d’où
vient cependant que, pour parer l’autel de la Divinité, l’on chercherait
plutôt les inutiles fleurs que les productions nécessaires? D’où vient
que ce qui sert au maintien de notre vie a moins de dignité que les
beautés sans but? C’est que le beau nous rappelle une existence
immortelle et divine, dont le souvenir et le regret vivent à la fois
dans notre cœur.

Ce n’est certainement pas pour méconnaître la valeur morale de ce qui
est utile que Kant en a séparé le beau; c’est pour fonder l’admiration
en tout genre sur un désintéressement absolu; c’est pour donner aux
sentiments qui rendent le vice impossible la préférence sur les leçons
qui servent à le corriger.

Rarement les fables mythologiques des anciens ont été dirigées dans le
sens des exhortations de morale ou des exemples édifiants, et ce n’est
pas du tout parce que les modernes valent mieux qu’eux qu’ils cherchent
souvent à donner à leurs fictions un résultat utile; c’est plutôt parce
qu’ils ont moins d’imagination, et qu’ils transportent dans la
littérature l’habitude que donnent les affaires, de toujours tendre vers
un but. Les événements, tels qu’ils existent dans la réalité, ne sont
point calculés comme une fiction dont le dénouement est moral. La vie
elle-même est conçue d’une manière tout à fait poétique: car ce n’est
point d’ordinaire parce que le coupable est puni, et l’homme vertueux
récompensé, qu’elle produit sur nous une impression morale, c’est parce
qu’elle développe dans notre âme l’indignation contre le coupable, et
l’enthousiasme pour l’homme vertueux.

Les Allemands ne considèrent point, ainsi qu’on le fait d’ordinaire,
l’imitation de la nature comme le principal objet de l’art; c’est la
beauté idéale qui leur paraît le principe de tous les chefs-d’œuvre, et
leur théorie poétique est, à cet égard, tout à fait d’accord avec leur
philosophie. L’impression qu’on reçoit par les beaux-arts n’a pas le
moindre rapport avec le plaisir que fait éprouver une imitation
quelconque; l’homme a dans son âme des sentiments innés que les objets
réels ne satisferont jamais, et c’est à ces sentiments que l’imagination
des peintres et des poètes sait donner une forme et une vie. Le premier
des arts, la musique, qu’imite-t-il? de tous les dons de la Divinité
cependant, c’est le plus magnifique, car il semble, pour ainsi dire,
superflu. Le soleil nous éclaire, nous respirons l’air d’un ciel serein,
toutes les beautés de la nature servent en quelque façon à l’homme; la
musique seule est d’une noble inutilité, et c’est pour cela qu’elle nous
émeut si profondément; plus elle est loin de tout but, plus elle se
rapproche de cette source intime de nos pensées que l’application à un
objet quelconque resserre dans son cours.

La théorie littéraire des Allemands diffère de toutes les autres, en ce
qu’elle n’assujettit point les écrivains à des usages ni à des
restrictions tyranniques. C’est une théorie toute créatrice, c’est une
philosophie des beaux-arts qui, loin de les contraindre, cherche, comme
Prométhée, à dérober le feu du ciel pour en faire don aux poètes.
Homère, le Dante, Shakespeare, me dira-t-on, savaient-ils rien de tout
cela? ont-ils eu besoin de cette métaphysique pour être de grands
écrivains? Sans doute la nature n’a point attendu la philosophie, ce qui
se réduit à dire que le fait a précédé l’observation du fait; mais,
puisque nous sommes arrivés à l’époque des théories, ne faut-il pas au
moins se garder de celles qui peuvent étouffer le talent?

Il faut avouer cependant qu’il résulte assez souvent quelques
inconvénients essentiels de ces systèmes de philosophie appliqués à la
littérature: les lecteurs allemands, accoutumés à lire Kant, Fichte,
etc., considèrent un moindre degré d’obscurité comme la clarté même, et
les écrivains ne donnent pas toujours aux ouvrages de l’art cette
lucidité frappante qui leur est si nécessaire. On peut, on doit même
exiger une attention soutenue, quand il s’agit d’idées abstraites; mais
les émotions sont involontaires. Il ne peut être question dans les
jouissances des arts, ni de complaisance, ni d’effort, ni de réflexion;
il s’agit là de plaisir et non de raisonnement; l’esprit philosophique
peut réclamer l’examen, mais le talent poétique doit commander
l’entraînement.

Les idées ingénieuses qui dérivent des théories font illusion sur la
véritable nature du talent. On prouve spirituellement que telle ou telle
pièce n’a pas dû plaire, et cependant elle plaît, et l’on se met alors à
mépriser ceux qui l’aiment. On prouve aussi que telle pièce, composée
d’après tels principes, doit intéresser, et cependant quand on veut
qu’elle soit jouée, quand on lui dit _lève-toi et marche_, la pièce ne
va pas, et il faut donc encore mépriser ceux qui ne s’amusent point d’un
ouvrage composé selon les lois de l’idéal et du réel. On a tort presque
toujours quand on blâme le jugement du public dans les arts, car
l’impression populaire est plus philosophique encore que la philosophie
même, et quand les combinaisons de l’homme instruit ne s’accordent pas
avec cette impression, ce n’est point parce que ces combinaisons sont
trop profondes, mais plutôt parce qu’elles ne le sont pas assez.

Néanmoins il vaut infiniment mieux, ce me semble, pour la littérature
d’un pays, que sa poétique soit fondée sur des idées philosophiques,
même un peu abstraites, que sur de simples règles extérieures; car ces
règles ne sont que des barrières pour empêcher les enfants de tomber.

L’imitation des anciens a pris chez les Allemands une direction tout
autre que dans le reste de l’Europe. Le caractère consciencieux dont ils
ne se départent jamais les a conduits à ne point mêler ensemble le génie
moderne avec le génie antique; ils traitent à quelques égards les
fictions comme de la vérité, car ils trouvent le moyen d’y porter du
scrupule; ils appliquent aussi cette même disposition à la connaissance
exacte et profonde des monuments qui nous restent des temps passés. En
Allemagne, l’étude de l’antiquité, comme celle des sciences et de la
philosophie, réunit les branches divisées de l’esprit humain.

Heyne embrasse tout ce qui se rapporte à la littérature, à l’histoire et
aux beaux-arts avec une étonnante perspicacité. Wolf tire des
observations les plus fines, les inductions les plus hardies, et, ne se
soumettant en rien à l’autorité, il juge par lui-même l’authenticité des
écrits des Grecs et leur valeur. On peut voir dans un dernier écrit de
M. Ch. de Villers, que j’ai déjà nommé avec la haute estime qu’il
mérite, quels travaux immenses l’on publie chaque année, en Allemagne,
sur les auteurs classiques. Les Allemands se croient appelés en toutes
choses au rôle de contemplateurs, et l’on dirait qu’ils ne sont pas de
leur siècle, tant leurs réflexions et leur intérêt se tournent vers une
autre époque du monde.

Il se peut que le meilleur temps pour la poésie ait été celui de
l’ignorance, et que la jeunesse du genre humain soit passée pour
toujours; cependant on croit sentir dans les écrits des Allemands une
jeunesse nouvelle, celle qui naît du noble choix qu’on peut faire après
avoir tout connu. L’âge des lumières a son innocence aussi bien que
l’âge d’or; et si dans l’enfance du genre humain on n’en croit que son
âme, lorsqu’on a tout appris, on revient à ne plus se confier qu’en
elle.



CHAPITRE X

Influence de la nouvelle Philosophie sur les sciences.


Il n’est pas douteux que la philosophie idéaliste ne porte au
recueillement, et que, disposant l’esprit à se replier sur lui-même,
elle n’augmente sa pénétration et sa persistance dans les travaux
intellectuels. Mais cette philosophie est-elle également favorable aux
sciences, qui consistent dans l’observation de la nature? C’est à
l’examen de cette question que les réflexions suivantes sont destinées.

On a généralement attribué les progrès des sciences, dans le dernier
siècle, à la philosophie expérimentale; et, comme l’observation sert en
effet beaucoup dans cette carrière, on s’est cru d’autant plus certain
d’atteindre aux vérités scientifiques, qu’on accordait plus d’importance
aux objets extérieurs; cependant la patrie de Kepler et de Leibnitz
n’est pas à dédaigner pour la science. Les principales découvertes
modernes, la poudre, l’imprimerie, ont été faites par les Allemands, et
néanmoins la tendance des esprits, en Allemagne, a toujours été vers
l’idéalisme.

Bacon a comparé la philosophie spéculative à l’alouette qui s’élève
jusqu’aux cieux, et redescend sans rien rapporter de sa course, et la
philosophie expérimentale, au faucon qui s’élève aussi haut, mais
revient avec sa proie.

Peut-être que, de nos jours, Bacon eût senti les inconvénients de la
philosophie purement expérimentale; elle a travesti la pensée en
sensation, la morale en intérêt personnel, et la nature en mécanisme,
car elle tendait à rabaisser toutes choses. Les Allemands ont combattu
son influence dans les sciences physiques, comme dans un ordre plus
relevé, et, tout en soumettant la nature à l’observation, ils
considèrent ses phénomènes en général d’une manière vaste et animée;
c’est toujours une présomption en faveur d’une opinion que son empire
sur l’imagination, car tout annonce que le beau est aussi le vrai dans
la sublime conception de l’univers.

La philosophie nouvelle a déjà exercé sous plusieurs rapports son
influence sur les sciences physiques en Allemagne; d’abord, le même
esprit d’universalité que j’ai remarqué dans les littérateurs et les
philosophes, se retrouve aussi dans les savants. Humboldt raconte en
observateur exact les voyages dont il a bravé les dangers en chevalier
valeureux, et ses écrits intéressent également les physiciens et les
poètes. Schelling, Bader, Schubert, etc., ont publié des ouvrages dans
lesquels les sciences sont présentées sous un point de vue qui captive
la réflexion et l’imagination: et longtemps avant que les métaphysiciens
modernes eussent existé, Kepler et Haller avaient su tout à la fois
observer et deviner la nature.

L’attrait de la société est si grand en France, qu’elle ne permet à
personne de donner beaucoup de temps au travail. Il est donc naturel
qu’on n’ait point de confiance dans ceux qui veulent réunir plusieurs
genres d’études. Mais dans un pays où la vie entière d’un homme peut
être livrée à la méditation, on a raison d’encourager la multiplicité
des connaissances; on se donne ensuite exclusivement à celle de toutes
que l’on préfère; mais il est peut-être impossible de comprendre à fond
une science sans s’être occupé de toutes. Sir Humphry Davy, maintenant
le premier chimiste de l’Angleterre, cultive les lettres avec autant de
goût que de succès. La littérature répand des lumières sur les sciences,
comme les sciences sur la littérature; et la connexion qui existe entre
tous les objets de la nature doit avoir lieu de même dans les idées de
l’homme.

L’universalité des connaissances conduit nécessairement au désir de
trouver les lois générales de l’ordre physique. Les Allemands descendent
de la théorie à l’expérience, tandis que les Français remontent de
l’expérience à la théorie. Les Français, en littérature, reprochent aux
Allemands de n’avoir que des beautés de détail, et de ne pas s’entendre
à la composition d’un ouvrage. Les Allemands reprochent aux Français de
ne considérer que les faits particuliers dans les sciences, et de ne pas
les rallier à un système; c’est en cela principalement que consiste la
différence entre les savants allemands et les savants français.

En effet, s’il était possible de découvrir les principes qui régissent
cet univers, il vaudrait certainement mieux partir de cette source pour
étudier tout ce qui en dérive; mais on ne sait guère rien de l’ensemble
en toutes choses qu’à l’aide des détails, et la nature n’est pour
l’homme que les feuilles éparses de la Sibylle, dont nul, jusqu’à ce
jour, n’a pu faire un livre. Néanmoins les savants allemands, qui sont
en même temps philosophes, répandent un intérêt prodigieux sur la
contemplation des phénomènes de ce monde: ils n’interrogent point la
nature au hasard, d’après le cours accidentel des expériences; mais ils
prédisent par la pensée ce que l’observation doit confirmer.

Deux grandes vues générales leur servent de guide dans l’étude des
sciences: l’une, que l’univers est fait sur le modèle de l’âme humaine;
et l’autre, que l’analogie de chaque partie de l’univers avec l’ensemble
est telle que la même idée se réfléchit constamment du tout dans chaque
partie, et de chaque partie dans le tout.

C’est une belle conception que celle qui tend à trouver la ressemblance
des lois de l’entendement humain avec celles de la nature, et considère
le monde physique comme le relief du monde moral. Si le même génie était
capable de composer _l’Iliade_ et de sculpter comme Phidias, le Jupiter
du sculpteur ressemblerait au Jupiter du poète; pourquoi donc
l’intelligence suprême, qui a formé la nature et l’âme, n’aurait-elle
pas fait de l’une l’emblème de l’autre? Ce n’est point un vain jeu de
l’imagination, que ces métaphores continuelles qui servent à comparer
nos sentiments avec les phénomènes extérieurs; la tristesse, avec le
ciel couvert de nuages; le calme, avec les rayons argentés de la lune;
la colère, avec les flots agités par les vents: c’est la même pensée du
créateur qui se traduit dans deux langages différents, et l’un peut
servir d’interprète à l’autre. Presque tous les axiomes de physique
correspondent à des maximes de morale. Cette espèce de marche parallèle
qu’on aperçoit entre le monde et l’intelligence est l’indice d’un grand
mystère, et tous les esprits en seraient frappés, si l’on parvenait à en
tirer des découvertes positives; mais toutefois cette lueur encore
incertaine porte bien loin les regards.

Les analogies des divers éléments de la nature physique entre eux
servent à constater la suprême loi de la création, la variété dans
l’unité, et l’unité dans la variété. Qu’y a-t-il de plus étonnant, par
exemple, que le rapport des sons et des formes, des sons et des
couleurs? Un Allemand, Chladni, a fait nouvellement l’expérience que les
vibrations des sons mettent en mouvement des grains de sable réunis sur
un plateau de verre, de telle manière que quand les sons sont purs, les
grains de sable se réunissent en formes régulières, et quand les tons
sont discordants, les grains de sable tracent sur le verre des figures
sans aucune symétrie. L’aveugle-né Saunderson disait qu’il se
représentait la couleur écarlate comme le son de la trompette, et un
savant a voulu faire un clavecin pour les yeux, qui pût imiter par
l’harmonie des couleurs le plaisir que cause la musique. Sans cesse nous
comparons la peinture à la musique, et la musique à la peinture, parce
que les émotions que nous éprouvons nous révèlent des analogies où
l’observation froide ne verrait que des différences. Chaque plante,
chaque fleur contient le système entier de l’univers; un instant de vie
recèle en son sein l’éternité, le plus faible atome est un monde, et le
monde peut-être n’est qu’un atome. Chaque portion de l’univers semble un
miroir où la création tout entière est représentée, et l’on ne sait ce
qui inspire le plus d’admiration, ou de la pensée, toujours la même, ou
de la forme, toujours diverse.

On peut diviser les savants de l’Allemagne en deux classes, ceux qui se
vouent tout entiers à l’observation, et ceux qui prétendent à l’honneur
de pressentir les secrets de la nature. Parmi les premiers, on doit
citer d’abord Werner, qui a puisé dans la minéralogie la connaissance de
la formation du globe et des époques de son histoire; Herschel et
Schrœter, qui font sans cesse des découvertes nouvelles dans le pays des
cieux; des astronomes calculateurs tels que Zach et Bode; de grands
chimistes tels que Klaproth et Buchholz; dans la classe des physiciens
philosophes, il faut compter Schelling, Ritter, Bader, Steffens, etc.
Les esprits les plus distingués de ces deux classes se rapprochent et
s’entendent, car les physiciens philosophes ne sauraient dédaigner
l’expérience, et les observateurs profonds ne se refusent point aux
résultats possibles des hautes contemplations.

Déjà l’attraction et l’impulsion ont été l’objet d’un examen nouveau, et
l’on en a fait une application heureuse aux affinités chimiques. La
lumière considérée comme un intermédiaire entre la matière et l’esprit,
a donné lieu à plusieurs aperçus très philosophiques. L’on parle avec
estime d’un travail de Gœthe sur les couleurs. Enfin, de toutes parts en
Allemagne, l’émulation est excitée par le désir et l’espoir de réunir la
philosophie expérimentale et la philosophie spéculative, et d’agrandir
ainsi la science de l’homme et celle de la nature.

L’idéalisme intellectuel fait de la volonté, qui est l’âme, le centre de
tout: le principe de l’idéalisme physique, c’est la vie. L’homme
parvient par la chimie, comme par le raisonnement, au plus haut degré de
l’analyse; mais la vie lui échappe par la chimie, comme le sentiment par
le raisonnement. Un écrivain français avait prétendu que la pensée
n’était autre chose _qu’un produit matériel du cerveau_. Un autre savant
a dit que lorsqu’on serait plus avancé dans la chimie, on parviendrait à
savoir _comment on fait de la vie_; l’un outrageait la nature, comme
l’autre outrageait l’âme.

_Il faut_, disait Fichte, _comprendre ce qui est incompréhensible comme
tel_. Cette expression singulière renferme un sens profond: il faut
sentir et reconnaître ce qui doit rester inaccessible à l’analyse, et
dont l’essor de la pensée peut seul approcher.

On a cru trouver dans la nature trois modes d’existence distincts: la
végétation, l’irritabilité et la sensibilité. Les plantes, les animaux
et les hommes se trouvent renfermés dans ces trois manières de vivre, et
si l’on veut appliquer aux individus mêmes de notre espèce cette
division ingénieuse, on verra que, parmi les différents caractères, on
peut également la retrouver. Les uns végètent comme des plantes, les
autres jouissent ou s’irritent à la manière des animaux, et les plus
nobles enfin possèdent et développent en eux les qualités qui
distinguent la nature humaine. Quoi qu’il en soit, la volonté qui est la
vie, la vie qui est aussi la volonté, renferment tout le secret de
l’univers et de nous-mêmes, et ce secret-là, comme on ne peut ni le
nier, ni l’expliquer, il faut y arriver nécessairement par une espèce de
divination.

Quel emploi de force ne faudrait-il pas pour ébranler avec un levier
fait sur le modèle du bras les poids que le bras soulève! Ne voyons-nous
pas tous les jours la colère, ou quelque autre affection de l’âme,
augmenter comme par miracle la puissance du corps humain? Quelle est
donc cette puissance mystérieuse de la nature qui se manifeste par la
volonté de l’homme? et comment, sans étudier sa cause et ses effets,
pourrait-on faire aucune découverte importante dans la théorie des
puissances physiques?

La doctrine de l’Écossais Brown, analysée plus profondément en Allemagne
que partout ailleurs, est fondée sur ce même système d’action et d’unité
centrales, qui est si fécond dans ses conséquences. Brown a cru que
l’état de souffrance ou l’état de santé ne tenait point à des maux
partiels, mais à l’intensité du principe vital, qui s’affaiblissait ou
s’exaltait selon les différentes vicissitudes de l’existence.

Parmi les savants anglais, il n’y a guère que Hartley et son disciple
Priestley, qui aient pris la métaphysique comme la physique sous un
point de vue tout à fait matérialiste. On dira que la physique ne peut
être que matérialiste; j’ose ne pas être de cet avis. Ceux qui font de
l’âme même un être passif, bannissent à plus forte raison des sciences
positives l’inexplicable ascendant de la volonté de l’homme; et
cependant il est plusieurs circonstances dans lesquelles cette volonté
agit sur l’intensité de la vie, et la vie sur la matière. Le principe de
l’existence est comme un intermédiaire entre le corps et l’âme, dont la
puissance ne saurait être calculée, mais ne peut être niée sans
méconnaître ce qui constitue la nature animée, et sans réduire ses lois
purement au mécanisme.

Le docteur Gall, de quelque manière que son système soit jugé, est
respecté de tous les savants pour les études et les découvertes qu’il a
faites dans la science de l’anatomie; et si l’on considère les organes
de la pensée comme différents d’elle-même, c’est-à-dire, comme les
moyens qu’elle emploie, on peut, ce me semble, admettre que la mémoire
et le calcul, l’aptitude à telle ou telle science, le talent pour tel ou
tel art, enfin tout ce qui sert d’instrument à l’intelligence, dépend en
quelque sorte de la structure du cerveau. S’il existe une échelle
graduée depuis la pierre jusqu’à la vie humaine, il doit y avoir de
certaines facultés en nous qui tiennent de l’âme et du corps tout à la
fois; et de ce nombre sont la mémoire et le calcul, les plus physiques
de nos facultés intellectuelles, et les plus intellectuelles de nos
facultés physiques. Mais l’erreur commencerait au moment où l’on
voudrait attribuer à la structure du cerveau une influence sur les
qualités morales, car la volonté est tout à fait indépendante des
facultés physiques: c’est dans l’action purement intellectuelle de cette
volonté que consiste la conscience, et la conscience est et doit être
affranchie de l’organisation corporelle. Tout ce qui tendrait à nous
ôter la responsabilité de nos actions serait faux et mauvais.

Un jeune médecin d’un grand talent, Koreff, attire déjà l’attention de
ceux qui l’ont entendu, par des considérations toutes nouvelles sur le
principe de la vie, sur l’action de la mort, sur les causes de la folie;
tout ce mouvement dans les esprits annonce une révolution quelconque,
même dans la manière de considérer les sciences. Il est impossible d’en
prévoir encore les résultats; mais ce qu’on peut affirmer avec vérité,
c’est que si les Allemands se laissent guider par l’imagination, ils ne
s’épargnent aucun travail, aucune recherche, aucune étude, et réunissent
au plus haut degré deux qualités qui semblent s’exclure, la patience et
l’enthousiasme.

Quelques savants allemands, poussant encore plus loin l’idéalisme
physique, combattent l’axiome _qu’il n’y a pas d’action à distance_, et
veulent, au contraire, rétablir partout le mouvement spontané dans la
nature. Ils rejettent l’hypothèse des fluides, dont les effets
tiendraient à quelques égards des forces mécaniques, qui se pressent et
se refoulent, sans qu’aucune organisation indépendante les dirige.

Ceux qui considèrent la nature comme une intelligence ne donnent pas à
ce mot le même sens qu’on a coutume d’y attacher; car la pensée de
l’homme consiste dans la faculté de se replier sur soi-même, et
l’intelligence de la nature marche en avant, comme l’instinct des
animaux. La pensée se possède elle-même, puisqu’elle se juge;
l’intelligence sans réflexion est une puissance toujours attirée au
dehors. Quand la nature cristallise selon les formes les plus
régulières, il ne s’ensuit pas qu’elle sache les mathématiques, ou du
moins elle ne sait pas qu’elle les sait, et la conscience d’elle-même
lui manque. Les savants allemands attribuent aux forces physiques une
certaine originalité individuelle, et, d’autre part, ils paraissent
admettre, dans leur manière de présenter quelques phénomènes du
magnétisme animal, que la volonté de l’homme, sans acte extérieur,
exerce une très grande influence sur la matière, et spécialement sur les
métaux.

Pascal dit _que les astrologues et les alchimistes ont quelques
principes, mais qu’ils en abusent_. Il y a eu peut-être dans l’antiquité
des rapports plus intimes entre l’homme et la nature qu’il n’en existe
de nos jours. Les mystères d’Éleusis, le culte des Égyptiens, le système
des émanations, chez les Indiens, l’adoration des éléments et du soleil,
chez les Persans, l’harmonie des nombres, qui fonda la doctrine de
Pythagore, sont des traces d’un attrait singulier qui réunissait l’homme
avec l’univers.

Le spiritualisme, en fortifiant la puissance de la réflexion, a séparé
davantage l’homme des influences physiques, et la réformation, en
portant plus loin encore le penchant vers l’analyse, a mis la raison en
garde contre les impressions primitives de l’imagination: les Allemands
tendent vers le véritable perfectionnement de l’esprit humain,
lorsqu’ils cherchent à réveiller les inspirations de la nature par les
lumières de la pensée.

L’expérience conduit chaque jour les savants à reconnaître des
phénomènes auxquels on ne croyait plus, parce qu’ils étaient mélangés
avec des superstitions, et que l’on en faisait jadis des présages. Les
anciens ont raconté que des pierres tombaient du ciel, et de nos jours
on a constaté l’exactitude de ce fait dont on avait nié l’existence. Les
anciens ont parlé de pluie rouge comme du sang et des foudres de la
terre; on s’est assuré nouvellement de la vérité de leurs assertions à
cet égard.

L’astronomie et la musique sont la science et l’art que les hommes ont
connus de toute antiquité: pourquoi les sons et les astres ne
seraient-ils pas réunis par des rapports que les anciens auraient
sentis, et que nous pourrions retrouver? Pythagore avait soutenu que les
planètes étaient entre elles à la même distance que les sept cordes de
la lyre, et l’on affirme qu’il a pressenti les nouvelles planètes qui
ont été découvertes entre Mars et Jupiter[13]. Il paraît qu’il
n’ignorait pas le vrai système des cieux, l’immobilité du soleil,
puisque Copernic s’appuie à cet égard de son opinion, citée par Cicéron.
D’où venaient donc ces étonnantes découvertes, sans le secours des
expériences et des machines nouvelles dont les modernes sont en
possession? C’est que les anciens marchaient hardiment, éclairés par le
génie. Ils se servaient de la raison sur laquelle repose l’intelligence
humaine; mais ils consultaient aussi l’imagination, qui est la prêtresse
de la nature.

  [13] M. Prevost, professeur de philosophie à Genève, a publié sur ce
    sujet une brochure d’un très grand intérêt. Cet écrivain philosophe
    est aussi connu en Europe qu’estimé dans sa patrie.

Ce que nous appelons des erreurs et des superstitions tenait peut-être à
des lois de l’univers qui nous sont encore inconnues. Les rapports des
planètes avec les métaux, l’influence de ces rapports, les oracles même,
et les présages, ne pourraient-ils pas avoir pour cause des puissances
occultes dont nous n’avons plus aucune idée? et qui sait s’il n’y a pas
un germe de vérité caché dans tous les apologues, dans toutes les
croyances, qu’on a flétris du nom de folie? Il ne s’ensuit pas
assurément qu’il faille renoncer à la méthode expérimentale, si
nécessaire dans les sciences. Mais pourquoi ne donnerait-on pas pour
guide suprême à cette méthode une philosophie plus étendue, qui
embrasserait l’univers dans son ensemble, et ne mépriserait pas _le côté
nocturne de la nature_, en attendant qu’on puisse y répandre de la
clarté?

C’est de la poésie, répondra-t-on, que toute cette manière de considérer
le monde physique; mais on ne parvient à le connaître d’une manière
certaine que par l’expérience, et tout ce qui n’est pas susceptible de
preuves peut être un amusement de l’esprit, mais ne conduit jamais à des
progrès solides.--Sans doute les Français ont raison de recommander aux
Allemands le respect pour l’expérience; mais ils ont tort de tourner en
ridicule les pressentiments de la réflexion, qui seront peut-être un
jour confirmés par la connaissance des faits. La plupart des grandes
découvertes ont commencé par paraître absurdes, et l’homme de génie ne
fera jamais rien s’il a peur des plaisanteries; elles sont sans force
quand on les dédaigne, et prennent toujours plus d’ascendant quand on
les redoute. On voit dans les contes de fées des fantômes qui s’opposent
aux entreprises des chevaliers, et les tourmentent jusqu’à ce que ces
chevaliers aient passé outre. Alors tous les sortilèges s’évanouissent,
et la campagne féconde s’offre à leurs regards. L’envie et la médiocrité
ont bien aussi leurs sortilèges: mais il faut marcher vers la vérité,
sans s’inquiéter des obstacles apparents qui se présentent.

Lorsque Kepler eut découvert les lois harmoniques du mouvement des corps
célestes, c’est ainsi qu’il exprima sa joie: «Enfin, après dix-huit
mois, une première lueur m’a éclairé, et, dans ce jour remarquable, j’ai
senti les purs rayons des vérités sublimes. Rien à présent ne me
retient: j’ose me livrer à ma sainte ardeur, j’ose insulter aux mortels,
en leur avouant que je me suis servi de la science mondaine, que j’ai
dérobé les vases d’Égypte, pour en construire un temple à mon Dieu. Si
l’on me pardonne, je m’en réjouirai; si l’on me blâme, je le
supporterai. Le sort en est jeté, j’écris ce livre: qu’il soit lu par
mes contemporains ou par la postérité, n’importe; il peut bien attendre
un lecteur pendant un siècle, puisque Dieu lui-même a manqué, durant six
mille années, d’un contemplateur tel que moi». Cette expression hardie
d’un orgueilleux enthousiasme, prouve la force intérieure du génie.

Gœthe a dit sur la perfectibilité de l’esprit humain un mot plein de
sagacité: _Il avance toujours, mais en ligne spirale_. Cette comparaison
est d’autant plus juste, qu’à beaucoup d’époques il semble reculer, et
revient ensuite sur ses pas, en ayant gagné quelques degrés de plus. Il
y a des moments où le scepticisme est nécessaire au progrès des
sciences; il en est d’autres où, selon Hemsterhuis, _l’esprit
merveilleux doit l’emporter sur l’esprit géométrique_. Quand l’homme est
dévoré, ou plutôt réduit en poussière par l’incrédulité, cet esprit
merveilleux est le seul qui rende à l’âme une puissance d’admiration
sans laquelle on ne peut comprendre la nature.

La théorie des sciences, en Allemagne, a donné aux esprits un élan
semblable à celui que la métaphysique avait imprimé dans l’étude de
l’âme. La vie tient dans les phénomènes physiques le même rang que la
volonté dans l’ordre moral. Si les rapports de ces deux systèmes les
font bannir tous deux par de certaines gens, il y en a qui verraient
dans ces rapports la double garantie de la même vérité. Ce qui est
certain au moins, c’est que l’intérêt des sciences est singulièrement
augmenté par cette manière de les rattacher toutes à quelques idées
principales. Les poètes pourraient trouver dans les sciences une foule
de pensées à leur usage, si elles communiquaient entre elles par la
philosophie de l’univers, et si cette philosophie de l’univers, au lieu
d’être abstraite, était animée par l’inépuisable source du sentiment.
L’univers ressemble plus à un poème qu’à une machine; et s’il fallait
choisir, pour le concevoir, de l’imagination ou de l’esprit
mathématique, l’imagination approcherait davantage de la vérité. Mais
encore une fois, il ne faut pas choisir, puisque c’est la totalité de
notre être moral qui doit être employée dans une si importante
méditation.

Le nouveau système de physique générale, qui sert de guide en Allemagne
à la physique expérimentale, ne peut être jugé que par ses résultats. Il
faut voir s’il conduira l’esprit humain à des découvertes nouvelles et
constatées. Mais ce qu’on ne peut nier, ce sont les rapports qu’il
établit entre les différentes branches d’étude. On se fuit les uns les
autres d’ordinaire, quand on a des occupations différentes, parce qu’on
s’ennuie réciproquement. L’érudit n’a rien à dire au poète, le poète au
physicien; et même, entre les savants, ceux qui s’occupent de sciences
diverses ne s’intéressent guère à leurs travaux mutuels: cela ne peut
être ainsi, depuis que la philosophie centrale établit une relation
d’une nature sublime entre toutes les pensées. Les savants pénètrent la
nature à l’aide de l’imagination. Les poètes trouvent dans les sciences
les véritables beautés de l’univers. Les érudits enrichissent les poètes
par les souvenirs, et les savants par les analogies.

Les sciences présentées isolément, et comme un domaine étranger à l’âme,
n’attirent pas les esprits exaltés. La plupart des hommes qui s’y sont
voués, à quelques honorables exceptions près, ont donné à notre siècle
cette tendance vers le calcul qui sert si bien à connaître dans tous les
cas quel est le plus fort. La philosophie allemande fait entrer les
sciences physiques dans cette sphère universelle des idées, où les
moindres observations, comme les plus grands résultats, tiennent à
l’intérêt de l’ensemble.



CHAPITRE XI

De l’influence de la nouvelle Philosophie sur le caractère des
Allemands.


Il semblerait qu’un système de philosophie qui attribue à ce qui dépend
de nous, à notre volonté, une action toute-puissante, devrait fortifier
le caractère, et le rendre indépendant des circonstances extérieures;
mais il y a lieu de croire que les institutions politiques et
religieuses peuvent seules former l’esprit public, et que nulle théorie
abstraite n’est assez efficace pour donner à une nation de l’énergie:
car il faut l’avouer, les Allemands de nos jours n’ont pas ce qu’on peut
appeler du caractère. Ils sont vertueux, intègres, comme hommes privés,
comme pères de famille, comme administrateurs; mais leur empressement
gracieux et complaisant pour le pouvoir fait de la peine, surtout quand
on les aime, et qu’on les croit les défenseurs spéculatifs les plus
éclairés de la dignité humaine.

La sagacité de l’esprit philosophique leur a seulement appris à
connaître en toutes circonstances la cause et les conséquences de ce qui
arrive, et il leur semble que, dès qu’ils ont trouvé une théorie pour un
fait, il est justifié. L’esprit militaire et l’amour de la patrie ont
porté diverses nations au plus haut degré possible d’énergie;
maintenant, ces deux sources de dévouement existent à peine chez les
Allemands pris en masse. Ils ne comprennent guère de l’esprit militaire
qu’une tactique pédantesque, qui les autorise à être battus selon les
règles, et de la liberté que cette subdivision en petits pays qui,
accoutumant les citoyens à se sentir faibles comme nation, les conduit
bientôt à se montrer faibles aussi comme individus[14]. Le respect pour
les formes est très favorable au maintien des lois; mais ce respect, tel
qu’il existe en Allemagne, donne l’habitude d’une marche si ponctuelle
et si précise, qu’on ne sait pas, même quand le but est devant soi,
s’ouvrir une route nouvelle pour y arriver.

  [14] Je prie d’observer que ce chapitre, comme tout le reste de
    l’ouvrage, a été écrit à l’époque de l’asservissement complet de
    l’Allemagne.--Depuis, les nations germaniques, réveillées par
    l’oppression, ont prêté à leurs gouvernements la force qui leur
    manquait pour résister à la puissance des armées françaises, et l’on
    a vu, par la conduite héroïque des souverains et des peuples, ce que
    peut l’opinion sur le sort du monde.

Les spéculations philosophiques ne conviennent qu’à un petit nombre de
penseurs, et, loin qu’elles servent à lier ensemble une nation, elles
mettent trop de distance entre les ignorants et les hommes éclairés. Il
y a en Allemagne trop d’idées neuves, et pas assez d’idées communes en
circulation, pour connaître les hommes et les choses. Les idées communes
sont nécessaires à la conduite de la vie; les affaires exigent l’esprit
d’exécution plutôt que celui d’invention: ce qu’il y a de bizarre dans
les différentes manières de voir des Allemands tend à les isoler les uns
des autres, car les pensées et les intérêts qui réunissent les hommes
entre eux, doivent être d’une nature simple et d’une vérité frappante.

Le mépris du danger, de la souffrance et de la mort, n’est pas assez
universel dans toutes les classes de la nation allemande. Sans doute la
vie a plus de prix pour des hommes capables de sentiments et d’idées,
que pour ceux qui ne laissent après eux ni traces ni souvenirs; mais de
même que l’enthousiasme poétique peut se renouveler par le plus haut
degré des lumières, la fermeté raisonnée devrait remplacer l’instinct de
l’ignorance. C’est à la philosophie fondée sur la religion qu’il
appartiendrait d’inspirer dans toutes les occasions un courage
inaltérable.

Si toutefois la philosophie ne s’est pas montrée toute-puissante à cet
égard, en Allemagne, il ne faut pas pour cela la dédaigner; elle
soutient, elle éclaire chaque homme en particulier; mais le gouvernement
seul peut exciter cette électricité morale qui fait éprouver le même
sentiment à tous. On est plus irrité contre les Allemands, quand on les
voit manquer d’énergie, que contre les Italiens, dont la situation
politique a depuis plusieurs siècles affaibli le caractère. Les Italiens
conservent toute leur vie, par leur grâce et leur imagination, des
droits prolongés à l’enfance; mais les physionomies et les manières
rudes des Germains semblent annoncer une âme ferme, et l’on est
désagréablement surpris quand on ne la trouve pas. Enfin, la faiblesse
du caractère se pardonne quand elle est avouée, et, dans ce genre, les
Italiens ont une franchise singulière qui inspire une sorte d’intérêt,
tandis que les Allemands, n’osant confesser cette faiblesse qui leur va
si mal, sont flatteurs avec énergie et vigoureusement soumis. Ils
accentuent durement les paroles, pour cacher la souplesse des
sentiments, et se servent de raisonnements philosophiques pour expliquer
ce qu’il y a de moins philosophique au monde: le respect pour la force,
et l’attendrissement de la peur, qui change ce respect en admiration.

C’est à de tels contrastes qu’il faut attribuer la disgrâce allemande,
que l’on se plaît à contrefaire dans les comédies de tous les pays. Il
est permis d’être lourd et raide, lorsqu’on reste sévère et ferme; mais
si l’on revêt cette raideur naturelle du faux sourire de la servilité,
c’est alors que l’on s’expose au ridicule mérité, le seul qui reste.
Enfin, il y a une certaine maladresse dans le caractère des Allemands,
nuisible à ceux même qui auraient la meilleure envie de tout sacrifier à
leur intérêt, et l’on s’impatiente d’autant plus contre eux, qu’ils
perdent les honneurs de la vertu sans arriver aux profits de l’habileté.

Tout en reconnaissant que la philosophie allemande est insuffisante pour
former une nation, il faut convenir que les disciples de la nouvelle
école sont beaucoup plus près que tous les autres d’avoir la force dans
le caractère; ils la rêvent, ils la désirent, ils la conçoivent; mais
elle leur manque souvent. Il y a très peu d’hommes en Allemagne qui
sachent seulement écrire sur la politique. La plupart de ceux qui s’en
mêlent sont systématiques, et très souvent inintelligibles. Quand il
s’agit de la métaphysique transcendante, quand on s’essaie à se plonger
dans les ténèbres de la nature, aucun aperçu, quelque vague qu’il soit,
n’est à dédaigner, tous les pressentiments peuvent guider, tous les à
peu près sont encore beaucoup. Il n’en est pas ainsi des affaires de ce
monde: il est possible de les savoir, il faut donc les présenter avec
clarté. L’obscurité dans le style, lorsqu’on traite des pensées sans
bornes, est quelquefois l’indice de l’étendue même de l’esprit; mais
l’obscurité dans l’analyse des choses de la vie prouve seulement qu’on
ne les comprend pas.

Lorsqu’on fait intervenir la métaphysique dans les affaires, elle sert à
tout confondre pour tout excuser, et l’on prépare ainsi des brouillards
pour asile à sa conscience. L’emploi de cette métaphysique serait de
l’adresse, si, de nos jours, tout n’était pas réduit à deux idées très
simples et très claires, l’intérêt ou le devoir. Les hommes énergiques,
quelle que soit celle de ces deux directions qu’ils suivent, vont tout
droit au but sans s’embarrasser des théories, qui ne trompent ni ne
persuadent plus personne.

Vous en voilà donc revenue, dira-t-on, à vanter comme nous, l’expérience
et l’observation.--Je n’ai jamais nié qu’il ne fallût l’une et l’autre
pour se mêler des intérêts de ce monde; mais c’est dans la conscience de
l’homme que doit être le principe idéal d’une conduite extérieurement
dirigée par de sages calculs. Les sentiments divins sont ici-bas en
proie aux choses terrestres, c’est la condition de l’existence. Le beau
est dans notre âme, et la lutte au dehors. Il faut combattre pour la
cause de l’éternité, mais avec les armes du temps; nul individu
n’arrive, ni par la philosophie spéculative, ni par la connaissance des
affaires seulement, à toute la dignité du caractère de l’homme; et les
institutions libres ont seules l’avantage de fonder dans les nations une
morale publique, qui donne aux sentiments exaltés l’occasion de se
développer dans la pratique de la vie.



CHAPITRE XII

De la morale fondée sur l’intérêt personnel.


Les écrivains français ont eu tout à fait raison de considérer la morale
fondée sur l’intérêt comme une conséquence de la métaphysique qui
attribuait toutes les idées aux sensations. S’il n’y a rien dans l’âme
que ce que les sensations y ont mis, l’agréable ou le désagréable doit
être l’unique mobile de notre volonté. Helvétius, Diderot,
Saint-Lambert, n’ont pas dévié de cette ligne, et ils ont expliqué
toutes les actions, y compris le dévouement des martyrs, par l’amour de
soi-même. Les Anglais, qui, pour la plupart, professent en métaphysique
la philosophie expérimentale, n’ont jamais pu supporter cependant la
morale fondée sur l’intérêt. Shaftsbury, Hutcheson, Smith, etc., ont
proclamé le sens moral et la sympathie, comme la source de toutes les
vertus. Hume lui-même, le plus sceptique des philosophes anglais, n’a pu
lire sans dégoût cette théorie de l’amour de soi, qui flétrit la beauté
de l’âme. Rien n’est plus opposé que ce système à l’ensemble des
opinions des Allemands: aussi les écrivains philosophiques et
moralistes, à la tête desquels il faut placer Kant, Fichte et Jacobi,
l’ont-ils combattu victorieusement.

Comme la tendance des hommes vers le bonheur est la plus universelle et
la plus active de toutes, on a cru fonder la moralité de la manière la
plus solide, en disant qu’elle consistait dans l’intérêt personnel bien
entendu. Cette idée a séduit des hommes de bonne foi, et d’autres se
sont proposé d’en abuser, et n’y ont que trop bien réussi. Sans doute,
les lois générales de la nature et de la société mettent en harmonie le
bonheur et la vertu; mais ces lois sont sujettes à des exceptions très
nombreuses, et paraissent en avoir encore plus qu’elles n’en ont.

L’on échappe aux arguments tirés de la prospérité du vice et des revers
de la vertu, en faisant consister le bonheur dans la satisfaction de la
conscience; mais cette satisfaction, d’un ordre tout à fait religieux,
n’a point de rapport avec ce qu’on désigne ici-bas par le mot de
bonheur. Appeler le dévouement ou l’égoïsme, le crime ou la vertu, un
intérêt personnel bien ou mal entendu, c’est vouloir combler l’abîme qui
sépare l’homme coupable de l’homme honnête, c’est détruire le respect,
c’est affaiblir l’indignation; car si la morale n’est qu’un bon calcul,
celui qui peut y manquer ne doit être accusé que d’avoir l’esprit faux.
L’on ne saurait éprouver le noble sentiment de l’estime pour quelqu’un,
parce qu’il calcule bien, ni la vigueur du mépris contre un autre, parce
qu’il calcule mal. On est donc parvenu par ce système au but principal
de tous les hommes corrompus, qui veulent mettre de niveau le juste avec
l’injuste, ou du moins considérer l’un et l’autre comme une partie bien
ou mal jouée: aussi, les philosophes de cette école se servent-ils plus
souvent du mot de faute que de celui de crime; car, d’après leur manière
de voir, il n’y a dans la conduite de la vie que des combinaisons
habiles ou maladroites.

On ne concevrait pas non plus comment le remords pourrait entrer dans un
pareil système; le criminel, lorsqu’il est puni, doit éprouver le genre
de regret que cause une spéculation manquée; car si notre propre bonheur
est notre principal objet, si nous sommes l’unique but de nous-mêmes, la
paix doit être bientôt rétablie entre ces deux proches alliés, celui qui
a eu tort et celui qui en souffre. C’est presque un proverbe
généralement admis, que, dans ce qui ne concerne que soi, chacun est
libre; or, puisque dans la morale fondée sur l’intérêt, il ne s’agit
jamais que de soi, je ne sais pas ce qu’on aurait à répondre à celui qui
dirait: «Vous me donnez pour mobile de mes actions mon propre avantage;
bien obligé: mais la manière de concevoir cet avantage dépend
nécessairement du caractère de chacun. J’ai du courage, ainsi je puis
braver mieux qu’un autre les périls attachés à la désobéissance aux lois
reçues; j’ai de l’esprit, ainsi je me crois plus de moyens pour éviter
d’être puni; enfin, si cela me tourne mal, j’ai assez de fermeté pour
prendre mon parti de m’être trompé; et j’aime mieux les plaisirs et les
hasards d’un gros jeu que la monotonie d’une existence régulière».

Combien d’ouvrages français, dans le dernier siècle, n’ont-ils pas
commenté ces arguments, qu’on ne saurait réfuter complètement; car, en
fait de chances, une sur mille peut suffire pour exciter l’imagination à
tout faire pour l’obtenir; et, certes, il y a plus d’un contre mille à
parier en faveur des succès du vice.--Mais, diront beaucoup d’honnêtes
partisans de la morale fondée sur l’intérêt, cette morale n’exclut pas
l’influence de la religion sur les âmes. Quelle faible et triste part
lui laisse-t-on! Lorsque tous les systèmes admis en philosophie comme en
morale sont contraires à la religion, que la métaphysique anéantit la
croyance à l’invisible, et la morale le sacrifice de soi, la religion
reste dans les idées, comme le roi restait dans la constitution que
l’assemblée constituante avait décrétée. C’était une république, plus un
roi; je dis de même que tous ces systèmes de métaphysique matérialiste
et de moralité égoïste sont de l’athéisme, plus un Dieu. Il est donc
aisé de prévoir ce qui sera sacrifié dans l’édifice des pensées, quand
l’on n’y donne qu’une place superflue à l’idée centrale du monde et de
nous-mêmes.

La conduite d’un homme n’est vraiment morale que quand il ne compte
jamais pour rien les suites heureuses ou malheureuses de ses actions,
lorsque ces actions sont dictées par le devoir. Il faut avoir toujours
présent à l’esprit, dans la direction des affaires de ce monde,
l’enchaînement des causes et des effets, des moyens et du but; mais
cette prudence est à la vertu comme le bon sens au génie: tout ce qui
est vraiment beau est inspiré, tout ce qui est désintéressé est
religieux. Le calcul est l’ouvrier du génie, le serviteur de l’âme;
mais, s’il devient le maître, il n’y a plus rien de grand ni de noble
dans l’homme. Le calcul, dans la conduite de la vie, doit être toujours
admis comme guide, mais jamais comme motif de nos actions. C’est un bon
moyen d’exécution, mais il faut que la source de la volonté soit d’une
nature plus élevée, et qu’on ait en soi-même un sentiment qui nous force
aux sacrifices de nos intérêts personnels.

Lorsqu’on voulait empêcher saint Vincent de Paul de s’exposer aux plus
grands périls pour secourir les malheureux, il répondait: «Me
croyez-vous assez lâche pour préférer ma vie à moi?» Si les partisans de
la morale fondée sur l’intérêt veulent retrancher de cet intérêt tout ce
qui concerne l’existence terrestre, alors ils seront d’accord avec les
hommes les plus religieux; mais encore pourra-t-on leur reprocher les
mauvaises expressions dont ils se servent.

En effet, dira-t-on, il ne s’agit que d’une dispute de mots; nous
appelons utile ce que vous appelez vertueux, mais nous plaçons de même
l’intérêt bien entendu des hommes dans le sacrifice de leurs passions à
leurs devoirs. Les disputes de mots sont toujours des disputes de
choses; car tous les gens de bonne foi conviendront qu’ils ne tiennent à
tel ou tel mot que par préférence pour telle ou telle idée; comment les
expressions habituellement employées dans les rapports les plus
vulgaires pourraient-elles inspirer des sentiments généreux? En
prononçant les mots d’intérêt et d’utilité, réveillera-t-on les mêmes
pensées dans notre cœur, qu’en nous adjurant au nom du dévouement et de
la vertu?

Lorsque Thomas Morus aima mieux périr sur l’échafaud que de remonter au
faîte des grandeurs, en faisant le sacrifice d’un scrupule de
conscience; lorsque, après une année de prison, affaibli par la
souffrance, il refusa d’aller retrouver sa femme et ses enfants qu’il
chérissait, et de se livrer de nouveau à ses occupations de l’esprit qui
donnent tout à la fois tant de calme et d’activité à l’existence;
lorsque l’honneur seul, cette religion mondaine, fit retourner dans les
prisons d’Angleterre un vieux roi de France, parce que son fils n’avait
pas tenu les promesses au nom desquelles il avait obtenu sa liberté;
lorsque les chrétiens vivaient dans les catacombes, qu’ils renonçaient à
la lumière du jour, et ne sentaient le ciel que dans leur âme, si
quelqu’un avait dit qu’ils entendaient bien leur intérêt, quel froid
glacé se serait répandu dans les veines en l’écoutant, et combien un
regard attendri nous eût mieux révélé tout ce qu’il y a de sublime dans
de tels hommes!

Non certes, la vie n’est pas si aride que l’égoïsme nous l’a faite; tout
n’y est pas prudence, tout n’y est pas calcul; et, quand une action
sublime ébranle toutes les puissances de notre être, nous ne pensons pas
que l’homme généreux qui se sacrifie a bien connu, bien combiné son
intérêt personnel: nous pensons qu’il immole tous les plaisirs, tous les
avantages de ce monde, mais qu’un rayon divin descend dans son cœur,
pour lui causer un genre de félicité qui ne ressemble pas plus à tout ce
que nous revêtons de ce nom, que l’immortalité à la vie.

Ce n’est pas sans motif cependant qu’on met tant d’importance à fonder
la morale sur l’intérêt personnel: on a l’air de ne soutenir qu’une
théorie, et c’est en résultat une combinaison très ingénieuse, pour
établir le joug de tous les genres d’autorité. Nul homme, quelque
dépravé qu’il soit, ne dira qu’il ne faut pas de morale; car celui même
qui serait le plus décidé à en manquer, voudrait encore avoir affaire à
des dupes qui la conservassent. Mais quelle adresse, d’avoir donné pour
base à la morale la prudence! quel accès ouvert à l’ascendant du
pouvoir, aux transactions de la conscience, à tous les mobiles conseils
des événements!

Si le calcul doit présider à tout, les actions des hommes seront jugées
d’après le succès; l’homme dont les bons sentiments ont causé le malheur
sera justement blâmé; l’homme pervers, mais habile, sera justement
applaudi. Enfin, les individus ne se considérant entre eux que comme des
obstacles ou des instruments, ils se haïront comme obstacles, et ne
s’estimeront plus que comme moyens. Le crime même a plus de grandeur
quand il tient au désordre des passions enflammées, que lorsqu’il a pour
objet l’intérêt personnel; comment donc pourrait-on donner pour principe
à la vertu ce qui déshonorerait même le crime[15]!

  [15] Dans l’ouvrage de Bentham sur la Législation, publié, ou plutôt
    illustré par M. Dumont, il y a divers raisonnements sur le principe
    de l’utilité, d’accord, à plusieurs égards, avec le système qui
    fonde la morale sur l’intérêt personnel. L’anecdote connue
    d’Aristide, qui fit rejeter un projet de Thémistocle, en disant
    seulement aux Athéniens _que ce projet était avantageux, mais
    injuste_, est citée par M. Dumont; mais il rapporte les conséquences
    qu’on peut tirer de ce trait, ainsi que de plusieurs autres, à
    l’utilité générale admise par Bentham, comme la base de tous les
    devoirs. L’utilité de chacun, dit-il, doit être sacrifiée à
    l’utilité de tous, et celle du moment présent à l’avenir; en faisant
    un pas de plus, on pourrait convenir que la vertu consiste dans le
    sacrifice du temps à l’éternité, et ce genre de calcul ne serait
    sûrement pas blâmé par les partisans de l’enthousiasme, mais,
    quelque effort que puisse tenter un homme aussi supérieur que M.
    Dumont, pour étendre le sens de l’utilité, il ne pourra jamais faire
    que ce mot soit synonyme de celui de dévouement. Il dit que le
    premier mobile des actions des hommes, c’est le plaisir et la
    douleur, et il suppose alors que le plaisir des âmes nobles consiste
    à s’exposer volontiers aux souffrances matérielles, pour acquérir
    des satisfactions d’un ordre plus relevé. Sans doute, il est aisé de
    faire de chaque parole un miroir qui réfléchisse toutes les idées;
    mais, si l’on veut s’en tenir à la signification naturelle de chaque
    terme, on verra que l’homme à qui l’on dit que son propre bonheur
    doit être le but de toutes ses actions, ne peut être détourné de
    faire le mal qui lui convient que par la crainte ou le danger d’être
    puni, crainte que la passion fait braver, danger auquel un esprit
    habile peut se flatter d’échapper.--Sur quoi fondez-vous l’idée du
    juste ou de l’injuste, dira-t-on, si ce n’est sur ce qui est utile
    ou nuisible au plus grand nombre? La justice, pour les individus,
    consiste dans le sacrifice d’eux-mêmes à leur famille; pour la
    famille, dans le sacrifice d’elle-même à l’État; et pour l’État,
    dans le respect de certains principes inaltérables qui font le
    bonheur et le salut de l’espèce humaine. Sans doute la majorité des
    générations, dans la durée des siècles, se trouvera bien d’avoir
    suivi la route de la justice; mais pour être vraiment et
    religieusement honnête, il faut avoir toujours en vue le culte du
    beau moral, indépendamment de toutes les circonstances qui peuvent
    en résulter. L’utilité est nécessairement modifiée par les
    circonstances; la vertu ne doit jamais l’être.



CHAPITRE XIII

De la morale fondée sur l’intérêt national.


Non seulement la morale fondée sur l’intérêt personnel met dans les
rapports des individus entre eux des calculs de prudence et d’égoïsme
qui en bannissent la sympathie, la confiance et la générosité; mais la
morale des hommes publics, de ceux qui traitent au nom des nations, doit
être nécessairement pervertie par ce système. S’il est vrai que la
morale des individus puisse être fondée sur leur intérêt, c’est parce
que la société tout entière tend à l’ordre, et punit celui qui veut s’en
écarter; mais une nation, et surtout un État puissant, est comme un être
isolé que les lois de la réciprocité n’atteignent pas. On peut dire avec
vérité, qu’au bout d’un certain nombre d’années les nations injustes
succombent à la haine qu’inspirent leurs injustices; mais plusieurs
générations peuvent s’écouler avant que de si vastes fautes soient
punies, et je ne sais comment on pourrait prouver à un homme d’État,
dans toutes les circonstances, que telle résolution, condamnable en
elle-même, n’est pas utile, et que la morale et la politique sont
toujours d’accord; aussi ne le prouve-t-on pas, et c’est presque un
axiome reçu, qu’on ne peut les réunir.

Cependant, que deviendrait le genre humain, si la morale n’était plus
qu’un conte de vieille femme fait pour consoler les faibles, en
attendant qu’ils soient les plus forts? Comment pourrait-elle rester en
honneur dans les relations privées, s’il était convenu que l’objet des
regards de tous, que le gouvernement peut s’en passer? et comment cela
ne serait-il pas convenu, si l’intérêt est la base de la morale? Il y a,
nul ne peut le nier, des circonstances où ces grandes masses qu’on
appelle des empires, ces grandes masses en état de nature l’une envers
l’autre, trouvent un avantage momentané à commettre une injustice; mais
la génération qui suit en a presque toujours souffert.

Kant, dans ses écrits sur la morale politique, montre avec la plus
grande force, que nulle exception ne peut être admise dans le code du
devoir. En effet, quand on s’appuie des circonstances pour justifier une
action immorale, sur quel principe pourrait-on se fonder pour s’arrêter
à telle ou telle borne? les passions naturelles les plus impétueuses ne
seraient-elles pas encore plus aisément justifiées par les calculs de la
raison, si l’on admettait l’intérêt public ou particulier comme une
excuse de l’injustice?

Quand, à l’époque la plus sanglante de la révolution, on a voulu
autoriser tous les crimes, on a nommé le gouvernement _comité de salut
public_; c’était mettre en lumière cette maxime reçue: Que le salut du
peuple est la suprême loi. La suprême loi, c’est la justice. Quand il
serait prouvé qu’on servirait les intérêts terrestres d’un peuple par
une bassesse ou par une injustice, on serait également vil ou criminel
en la commettant; car l’intégrité des principes de la morale importe
plus que les intérêts des peuples. L’individu et la société sont
responsables, avant tout, de l’héritage céleste qui doit être transmis
aux générations successives de la race humaine. Il faut que la fierté,
la générosité, l’équité, tous les sentiments magnanimes enfin, soient
sauvés, à nos dépens d’abord, et même aux dépens des autres, puisque les
autres doivent, comme nous, s’immoler à ces sentiments.

L’injustice sacrifie toujours une portion quelconque de la société à
l’autre. Jusqu’à quel calcul arithmétique ce sacrifice est-il commandé?
La majorité peut-elle disposer de la minorité, si l’une l’emporte à
peine de quelques voix sur l’autre? Les membres d’une même famille, une
compagnie de négociants, les nobles, les ecclésiastiques, quelque
nombreux qu’ils soient, n’ont pas le droit de dire que tout doit céder à
leur intérêt; mais quand une réunion quelconque, fût-elle aussi peu
considérable que celle des Romains dans leur origine; quand cette
réunion, dis-je, s’appelle une nation, tout lui serait permis pour se
faire du bien! Le mot de nation serait alors synonyme de celui de
_légion_, que s’attribue le démon dans l’Évangile; néanmoins, il n’y a
pas plus de motif pour sacrifier le devoir à une nation qu’à toute autre
collection d’hommes.

Ce n’est pas le nombre des individus qui constitue leur importance en
morale. Lorsqu’un innocent meurt sur l’échafaud, des générations
entières s’occupent de son malheur, tandis que des milliers d’hommes
périssent dans une bataille sans qu’on s’informe de leur sort. D’où
vient cette prodigieuse différence que mettent tous les hommes entre
l’injustice commise envers un seul et la mort de plusieurs? c’est à
cause de l’importance que tous attachent à la loi morale; elle est mille
fois plus que la vie physique dans l’univers, et dans l’âme de chacun de
nous, qui est aussi un univers.

Si l’on ne fait de la morale qu’un calcul de prudence et de sagesse, une
économie de ménage, il y a presque de l’énergie à n’en pas vouloir. Une
sorte de ridicule s’attache aux hommes d’État qui conservent encore ce
qu’on appelle des maximes romanesques, la fidélité dans les engagements,
le respect pour les droits individuels, etc. On pardonne ces scrupules
aux particuliers, qui sont bien les maîtres d’être dupes à leurs propres
dépens; mais quand il s’agit de ceux qui disposent du destin des
peuples, il y aurait des circonstances où l’on pourrait les blâmer
d’être justes, et leur faire un tort de la loyauté; car si la morale
privée est fondée sur l’intérêt personnel, à plus forte raison la morale
publique doit-elle l’être sur l’intérêt national, et cette morale,
suivant l’occasion, pourrait faire un devoir des plus grands forfaits,
tant il est facile de conduire à l’absurde celui qui s’écarte des
simples bases de la vérité. Rousseau a dit _qu’il n’était pas permis à
une nation d’acheter la révolution la plus désirable par le sang d’un
innocent_; ces simples paroles renferment ce qu’il y a de vrai, de
sacré, de divin dans la destinée de l’homme.

Ce n’est sûrement pas pour les avantages de cette vie, pour assurer
quelques jouissances de plus à quelques jours d’existence, et retarder
un peu la mort de quelques mourants, que la conscience et la religion
nous ont été données. C’est pour que des créatures en possession du
libre arbitre choisissent ce qui est juste, en sacrifiant ce qui est
profitable, préfèrent l’avenir au présent, l’invisible au visible, et la
dignité de l’espèce humaine à la conservation même des individus.

Les individus sont vertueux quand ils sacrifient leur intérêt
particulier à l’intérêt général; mais les gouvernements sont à leur tour
des individus qui doivent immoler leurs avantages personnels à la loi du
devoir; si la morale des hommes d’État n’était fondée que sur le bien
public, elle pourrait les conduire au crime, si ce n’est toujours, au
moins quelquefois, et c’est assez d’une seule exception justifiée pour
qu’il n’y ait plus de morale dans le monde; car tous les principes vrais
sont absolus: si deux et deux ne font pas quatre, les plus profonds
calculs de l’algèbre sont absurdes; s’il y a dans la théorie un seul cas
où l’homme doive manquer à son devoir, toutes les maximes philosophiques
et religieuses sont renversées, et ce qui reste n’est plus que de la
prudence ou de l’hypocrisie.

Qu’il me soit permis de citer l’exemple de mon père, puisqu’il
s’applique directement à la question dont il s’agit. On a beaucoup
répété que M. Necker ne connaissait pas les hommes parce qu’il s’était
refusé dans plusieurs circonstances aux moyens de corruption ou de
violence dont on croyait les avantages certains. J’ose dire que personne
ne peut lire les ouvrages de M. Necker, _l’Histoire de la Révolution de
France, le Pouvoir exécutif dans les grands États_, etc., sans y trouver
des vues lumineuses sur le cœur humain; et je ne serai démentie par
aucun de ceux qui ont vécu dans l’intimité de M. Necker, quand je dirai
qu’il avait à se défendre, malgré son admirable bonté, d’un penchant
assez vif pour la moquerie, et d’une façon un peu sévère de juger la
médiocrité de l’esprit ou de l’âme: ce qu’il a écrit sur le _Bonheur des
Sots_ suffit, ce me semble, pour le prouver. Enfin, comme il joignait à
toutes ses autres qualités celle d’être éminemment un homme d’esprit,
personne ne le surpassait dans la connaissance fine et profonde de ceux
avec lesquels il avait quelque relation; mais il s’était décidé par un
acte de sa conscience à ne jamais reculer devant les conséquences,
quelles qu’elles fussent, d’une résolution commandée par le devoir. On
peut juger diversement les événements de la révolution française; mais
je crois impossible à un observateur impartial de nier qu’un tel
principe généralement adopté n’eût sauvé la France des maux dont elle a
gémi, et, ce qui est pis encore, de l’exemple qu’elle a donné.

Pendant les époques les plus funestes de la terreur, beaucoup d’honnêtes
gens ont accepté des emplois dans l’administration et même dans les
tribunaux criminels, soit pour y faire du bien, soit pour diminuer le
mal qui s’y commettait; et tous s’appuyaient sur un raisonnement assez
généralement reçu, c’est qu’ils empêchaient un scélérat d’occuper la
place qu’ils remplissaient, et rendaient ainsi service aux opprimés. Se
permettre de mauvais moyens pour un but que l’on croit bon, c’est une
maxime de conduite singulièrement vicieuse dans son principe. Les hommes
ne savent rien de l’avenir, rien d’eux-mêmes pour demain; dans chaque
circonstance et dans tous les instants le devoir est impératif, les
combinaisons de l’esprit sur les suites qu’on peut prévoir n’y doivent
entrer pour rien.

De quel droit des hommes qui étaient les instruments d’une autorité
factieuse conservaient-ils le titre d’honnêtes gens, parce qu’ils
faisaient avec douceur une chose injuste? Il eût bien mieux valu qu’elle
fût faite rudement, car il eût été plus difficile de la supporter; et de
tous les assemblages le plus corrupteur, c’est celui d’un décret
sanguinaire et d’un exécuteur bénin.

La bienfaisance que l’on peut exercer en détail, ne compense pas le mal
dont on est l’auteur en prêtant l’appui de son nom au parti que l’on
sert. Il faut professer le culte de la vertu sur la terre, afin que non
seulement les hommes de notre temps, mais ceux des siècles futurs, en
ressentent l’influence. L’ascendant d’un courageux exemple subsiste
encore mille ans après que les objets d’une charité passagère n’existent
plus. La leçon qu’il importe le plus de donner aux hommes dans ce monde,
et surtout dans la carrière publique, c’est de ne transiger avec aucune
considération quand il s’agit du devoir.

«[16]Dès qu’on se met à négocier avec les circonstances, tout est perdu,
car il n’est personne qui n’ait des circonstances. Les uns ont une
femme, des enfants, ou des neveux, pour lesquels il faut de la fortune;
d’autres un besoin d’activité, d’occupation; que sais-je, une quantité
de vertus, qui toutes conduisent à la nécessité d’avoir une place, à
laquelle soient attachés de l’argent et du pouvoir. N’est-on pas las de
ces subterfuges, dont la révolution n’a cessé d’offrir l’exemple? L’on
ne rencontrait que des gens qui se plaignaient d’avoir été forcés de
quitter le repos qu’ils préféraient à tout, la vie domestique, dans
laquelle ils étaient impatients de rentrer, et l’on apprenait que ces
gens-là avaient employé les jours et les nuits à supplier qu’on les
contraignît de se dévouer à la chose publique, qui se passait
parfaitement d’eux.»

  [16] Ce passage excita la plus grande rumeur à la censure. On eût dit
    que ces observations pouvaient empêcher d’obtenir, et surtout de
    demander des places.

Les législateurs anciens faisaient un devoir aux citoyens de se mêler
des intérêts politiques. La religion chrétienne doit inspirer une
disposition d’une tout autre nature, celle d’obéir à l’autorité, mais de
se tenir éloigné des affaires de l’État quand elles peuvent compromettre
la conscience. La différence qui existe entre les gouvernements anciens
et les gouvernements modernes explique cette opposition dans la manière
de considérer les relations des hommes envers leur patrie.

La science politique des anciens était intimement unie avec la religion
et la morale, l’état social était un corps plein de vie. Chaque individu
se considérait comme l’un de ses membres. La petitesse des États, le
nombre des esclaves qui resserrait encore de beaucoup celui des
citoyens, tout faisait un devoir d’agir pour une patrie qui avait besoin
de chacun de ses fils. Les magistrats, les guerriers, les artistes, les
philosophes, et presque les dieux, se mêlaient sur la place publique, et
les mêmes hommes tour à tour gagnaient une bataille, exposaient un
chef-d’œuvre, donnaient des lois à leur pays, ou cherchaient à découvrir
celles de l’univers.

Si l’on en excepte le très petit nombre de gouvernements libres, la
grandeur des États chez les modernes, et la concentration du pouvoir des
monarques, ont rendu, pour ainsi dire, la politique toute négative. Il
s’agit de ne pas se nuire les uns aux autres, et le gouvernement est
chargé de cette haute police, qui doit permettre à chacun de jouir des
avantages de la paix et de l’ordre social, en achetant cette sécurité
par de justes sacrifices. Le divin législateur des hommes commandait
donc la morale la plus adaptée à la situation du monde sous l’empire
romain, quand il faisait une loi du payement des tributs et de la
soumission au gouvernement, dans tout ce que le devoir ne défend pas;
mais il conseillait aussi avec la plus grande force la vie privée.

Les hommes qui veulent toujours mettre en théorie leurs penchants
individuels confondent habilement la morale antique et la morale
chrétienne;--il faut, disent-ils comme les anciens, servir sa patrie,
n’être pas un citoyen inutile dans l’État;--il faut, disent-ils comme
les chrétiens, se soumettre au pouvoir établi par la volonté de
Dieu.--C’est ainsi que le mélange du système de l’inertie et de celui de
l’action produit une double immoralité, tandis que pris séparément, l’un
et l’autre avaient droit au respect. L’activité des citoyens grecs et
romains, telle qu’elle pouvait s’exercer dans une république, était une
noble vertu. La force d’inertie chrétienne est aussi une vertu, et d’une
grande force; car le christianisme qu’on accuse de faiblesse est
invincible selon son esprit, c’est-à-dire dans l’énergie du refus. Mais
l’égoïsme patelin des hommes ambitieux leur enseigne l’art de combiner
les raisonnements opposés, afin de se mêler de tout comme un païen et de
se soumettre à tout comme un chrétien.

    L’univers, mon ami, ne pense point à toi,

est ce qu’on peut dire maintenant à tout l’univers, les phénomènes
exceptés. Ce serait une vanité bien ridicule que de motiver dans tous
les cas l’activité politique par le prétexte de l’utilité dont on peut
être à son pays. Cette utilité n’est presque jamais qu’un nom pompeux
dont on revêt son intérêt personnel.

L’art des sophistes a toujours été d’opposer les devoirs les uns aux
autres. L’on ne cesse d’imaginer les circonstances dans lesquelles cette
affreuse perplexité pourrait exister. La plupart des fictions
dramatiques sont fondées là-dessus. Toutefois la vie réelle est plus
simple, l’on y voit souvent les vertus en combat avec les intérêts; mais
peut-être est-il vrai que jamais l’honnête homme, dans aucune occasion,
n’a pu douter de ce que le devoir lui commandait. La voix de la
conscience est si délicate qu’il est facile de l’étouffer; mais elle est
si pure, qu’il est impossible de la méconnaître.

Une devise connue contient, sous une forme simple, toute la théorie de
la morale: _Fais ce que dois, advienne que pourra_. Quand on établit, au
contraire, que la probité d’un homme public consiste à tout sacrifier
aux avantages temporels de sa nation, alors il peut se trouver beaucoup
d’occasions où par moralité on serait immoral. Ce sophisme est aussi
contradictoire dans le fond que dans la forme: ce serait traiter la
vertu comme une science conjecturale et tout à fait soumise aux
circonstances dans son application. Que Dieu garde le cœur humain d’une
telle responsabilité! Les lumières de notre esprit sont trop incertaines
pour que nous soyons en état de juger du moment où les éternelles lois
du devoir pourraient êtres suspendues; ou plutôt ce moment n’existe pas.

S’il était une fois généralement reconnu que l’intérêt national lui-même
doit être subordonné aux pensées plus hautes dont la vertu se compose,
combien l’homme consciencieux serait à l’aise! comme tout lui paraîtrait
clair en politique, tandis qu’auparavant une hésitation continuelle le
faisait trembler à chaque pas! C’est cette hésitation même qui a fait
regarder les honnêtes gens comme incapables des affaires d’État; on les
accusait de pusillanimité, de timidité, de crainte, et l’on appelait
ceux qui sacrifiaient légèrement le faible au puissant, et leurs
scrupules à leurs intérêts, des hommes d’_une nature énergique_. C’est
pourtant une énergie facile que celle qui tend à notre propre avantage,
ou même à celui d’une faction dominante: car tout ce qui se fait dans le
sens de la multitude est toujours de la faiblesse, quelque violent que
cela paraisse.

L’espèce humaine demande à grands cris qu’on sacrifie tout à son
intérêt, et finit par compromettre cet intérêt, à force de vouloir y
tout immoler; mais il serait temps de lui dire que son bonheur même,
dont on s’est tant servi comme prétexte, n’est sacré que dans ses
rapports avec la morale; car sans elle qu’importeraient tous à chacun?
Quand une fois l’on s’est dit qu’il faut sacrifier la morale à l’intérêt
national, on est bien près de resserrer de jour en jour le sens du mot
nation, et d’en faire d’abord ses partisans, puis ses amis, puis sa
famille, qui n’est qu’un terme décent pour se désigner soi-même.



CHAPITRE XIV

Du principe de la morale, dans la nouvelle philosophie allemande.


La philosophie idéaliste tend par sa nature à réfuter la morale fondée
sur l’intérêt particulier ou national; elle n’admet point que le bonheur
temporel soit le but de notre existence, et, ramenant tout à la vie de
l’âme, c’est à l’exercice de la volonté et de la vertu qu’elle rapporte
nos actions et nos pensées. Les ouvrages que Kant a écrits sur la morale
ont une réputation au moins égale à ceux qu’il a composés sur la
métaphysique.

Deux penchants distincts, dit-il, se manifestent dans l’homme: l’intérêt
personnel, qui lui vient de l’attrait des sensations, et la justice
universelle, qui tient à ses rapports avec le genre humain et la
Divinité; entre ces deux mouvements la conscience décide; elle est comme
Minerve, qui faisait pencher la balance lorsque les voix étaient
partagées dans l’aréopage. Les opinions les plus opposées n’ont-elles
pas des faits pour appui? Le pour et le contre ne seraient-ils pas
également vrais, si la conscience ne portait pas en elle la suprême
certitude?

L’homme placé entre des arguments visibles et presque égaux, que lui
adressent en faveur du bien et du mal les circonstances de la vie,
l’homme a reçu du ciel, pour se décider, le sentiment du devoir. Kant
cherche à démontrer que ce sentiment est la condition nécessaire de
notre être moral, la vérité qui a précédé toutes celles dont on acquiert
la connaissance par la vie. Peut-on nier que la conscience n’ait bien
plus de dignité quand on la croit une puissance innée, que quand on voit
en elle une faculté acquise, comme toutes les autres, par l’expérience
et l’habitude? et c’est en cela surtout que la métaphysique idéaliste
exerce une grande influence sur la conduite morale de l’homme: elle
attribue la même force primitive à la notion du devoir qu’à celle de
l’espace et du temps, et les considérant toutes deux comme inhérentes à
notre nature, elle n’admet pas plus de doute sur l’une que sur l’autre.

Toute estime pour soi-même et pour les autres doit être fondée sur les
rapports qui existent entre les actions et la loi du devoir; cette loi
ne tient en rien au besoin du bonheur; au contraire, elle est souvent
appelée à le combattre. Kant va plus loin encore; il affirme que le
premier effet du pouvoir de la vertu est de causer une noble peine par
les sacrifices qu’elle exige.

La destination de l’homme sur cette terre n’est pas le bonheur, mais le
perfectionnement. C’est en vain que, par un jeu puéril, on dirait que le
perfectionnement est le bonheur; nous sentons clairement la différence
qui existe entre les jouissances et les sacrifices; et si le langage
voulait adopter les mêmes termes pour des idées si peu semblables, le
jugement naturel ne s’y laisserait pas tromper.

On a beaucoup dit que la nature humaine tendait au bonheur: c’est là son
instinct involontaire; mais son instinct réfléchi, c’est la vertu. En
donnant à l’homme très peu d’influence sur son propre bonheur, et des
moyens sans nombre de se perfectionner, l’intention du Créateur n’a pas
été sans doute que l’objet de notre vie fût un but presque
impossible.--Consacrez toutes vos forces à vous rendre heureux, modérez
votre caractère, si vous le pouvez, de manière que vous n’éprouviez pas
ces vagues désirs auxquels rien ne peut suffire; et, malgré toute cette
sage combinaison de l’égoïsme, vous serez malade, vous serez ruiné, vous
serez emprisonné, et tout l’édifice de vos soins pour vous-même sera
renversé.

L’on répond à cela:--Je serai si circonspect que je n’aurai point
d’ennemis.--Soit, vous n’aurez point à vous reprocher de généreuses
imprudences; mais on a vu quelquefois les moins courageux
persécutés.--Je ménagerai si bien ma fortune, que je la conserverai.--Je
le crois; mais il y a des désastres universels, qui n’épargnent pas même
ceux qui ont eu pour principe de ne jamais s’exposer pour les autres, et
la maladie et les accidents de toute espèce disposent de notre sort
malgré nous. Comment donc le but de notre liberté morale serait-il le
bonheur de cette courte vie, que le hasard, la souffrance, la vieillesse
et la mort mettent hors de notre puissance? Il n’en est pas de même du
perfectionnement; chaque jour, chaque heure, chaque minute peut y
contribuer; tous les événements heureux et malheureux y servent
également, et cette œuvre dépend en entier de nous, quelle que soit
notre situation sur la terre.

La morale de Kant et de Fichte est très analogue à celle des stoïciens;
cependant, les stoïciens accordaient davantage à l’empire des qualités
naturelles; l’orgueil romain se retrouve dans leur manière de juger
l’homme. Les _Kantiens_ croient à l’action nécessaire et continuelle de
la volonté contre les mauvais penchants. Ils ne tolèrent point les
exceptions dans l’obéissance au devoir, et rejettent toutes les excuses
qui pourraient les motiver.

L’opinion de Kant sur la véracité en est un exemple; il la considère
avec raison comme la base de toute morale. Quand le fils de Dieu s’est
appelé le Verbe, ou la Parole, peut-être voulait-il honorer ainsi dans
le langage l’admirable faculté de révéler ce qu’on pense. Kant a porté
le respect pour la vérité jusqu’au point de ne pas permettre qu’on la
trahît, lors même qu’un scélérat viendrait vous demander si votre ami
qu’il poursuit est caché dans votre maison. Il prétend qu’il ne faut
jamais se permettre dans aucune circonstance particulière ce qui ne
saurait être admis comme loi générale; mais, dans cette occasion, il
oublie qu’on pourrait faire une loi générale de ne sacrifier la vérité
qu’à une autre vertu; car, dès que l’intérêt personnel est écarté d’une
question, les sophismes ne sont plus à craindre, et la conscience
prononce sur toutes choses avec équité.

La théorie de Kant, en morale, est sévère et quelquefois sèche, parce
qu’elle exclut la sensibilité. Il la regarde comme un reflet des
sensations, et comme devant conduire aux passions, dans lesquelles il
entre toujours de l’égoïsme; c’est à cause de cela qu’il n’admet pas
cette sensibilité pour guide, et qu’il place la morale sous la
sauvegarde de principes immuables. Il n’est rien de plus sévère que
cette doctrine; mais il y a une sévérité qui attendrit, alors même que
les mouvements du cœur lui sont suspects, et qu’elle essaie de les
bannir tous: quelque vigoureux que soit un moraliste, quand c’est à la
conscience qu’il s’adresse, il est sûr de nous émouvoir. Celui qui dit à
l’homme:--Trouvez tout en vous-même,--fait toujours naître dans l’âme
quelque chose de grand qui tient encore à la sensibilité même dont il
exige le sacrifice. Il faut distinguer, en étudiant la philosophie de
Kant, le sentiment de la sensibilité; il admet l’un comme juge des
vérités philosophiques; il considère l’autre comme devant être soumise à
la conscience. Le sentiment et la conscience sont employés dans ses
écrits comme des termes presque synonymes; mais la sensibilité se
rapproche davantage de la sphère des émotions, et par conséquent des
passions qu’elles font naître.

On ne saurait se lasser d’admirer les écrits de Kant, dans lesquels la
suprême loi du devoir est consacrée; quelle chaleur vraie, quelle
éloquence animée, dans un sujet où d’ordinaire il ne s’agit que de
réprimer! On se sent pénétré d’un profond respect pour l’austérité d’un
vieillard philosophe, constamment soumis à cet invincible pouvoir de la
vertu, sans autre empire que la conscience, sans autres armes que les
remords, sans autres trésors à distribuer que les jouissances
intérieures de l’âme; jouissances dont on ne peut même donner l’espoir
pour motif, puisqu’on ne les comprend qu’après les avoir éprouvées.

Parmi les philosophes allemands, des hommes non moins vertueux que Kant,
et qui se rapprochent davantage de la religion par leurs penchants, ont
attribué au sentiment religieux l’origine de la loi morale. Ce sentiment
ne saurait être de la nature de ceux qui peuvent devenir une passion.
Sénèque en a dépeint le calme et la profondeur, quand il a dit: _Dans le
sein de l’homme vertueux, je ne sais quel dieu, mais il habite un dieu._

Kant a prétendu que c’était altérer la pureté désintéressée de la
morale, que de donner pour but à nos actions la perspective d’une vie
future; plusieurs écrivains allemands l’ont parfaitement réfuté à cet
égard; en effet, l’immortalité céleste n’a nul rapport avec les peines
et les récompenses que l’on conçoit sur cette terre; le sentiment qui
nous fait aspirer à l’immortalité est aussi désintéressé que celui qui
nous ferait trouver notre bonheur dans le dévouement à celui des autres;
car les prémices de la félicité religieuse, c’est le sacrifice de
nous-mêmes; ainsi donc elle écarte nécessairement toute espèce
d’égoïsme.

Quelque effort qu’on fasse, il faut en revenir à reconnaître que la
religion est le véritable fondement de la morale; c’est l’objet sensible
et réel au dedans de nous, qui peut seul détourner nos regards des
objets extérieurs. Si la piété ne causait pas des émotions sublimes, qui
sacrifierait même des plaisirs, quelque vulgaires qu’ils fussent, à la
froide dignité de la raison? Il faut commencer l’histoire intime de
l’homme par la religion ou par la sensation, car il n’y a de vivant que
l’une ou l’autre. La morale fondée sur l’intérêt personnel serait aussi
évidente qu’une vérité mathématique, qu’elle n’en exercerait pas plus
d’empire sur les passions, qui foulent aux pieds tous les calculs; il
n’y a qu’un sentiment qui puisse triompher d’un sentiment, la nature
violente ne saurait être dominée que par la nature exaltée. Le
raisonnement, dans de pareils cas, ressemble au maître d’école de La
Fontaine; personne ne l’écoute, et tout le monde crie au secours.

Jacobi, comme je le montrerai dans l’analyse de ses ouvrages, a combattu
les arguments dont Kant se sert pour ne pas admettre le sentiment
religieux comme base de la morale. Il croit, au contraire, que la
Divinité se révèle à chaque homme en particulier, comme elle s’est
révélée au genre humain, lorsque les prières et les œuvres ont préparé
le cœur à la comprendre. Un autre philosophe affirme que l’immortalité
commence déjà sur cette terre, pour celui qui désire et qui sent en
lui-même le goût des choses éternelles; un autre, que la nature fait
entendre la volonté de Dieu à l’homme, et qu’il y a dans l’univers une
voix gémissante et captive, qui l’invite à délivrer le monde et
lui-même, en combattant le principe du mal sous toutes ses apparences
funestes. Ces divers systèmes tiennent à l’imagination de chaque
écrivain, et sont adoptés par ceux qui sympathisent avec lui; mais la
direction générale de ces opinions est toujours la même: affranchir
l’âme de l’influence des objets extérieurs, placer l’empire de nous en
nous-mêmes, et donner à cet empire le devoir pour loi, et pour espérance
une autre vie.

Sans doute, les vrais chrétiens ont enseigné de tout temps la même
doctrine: mais ce qui distingue la nouvelle école allemande, c’est de
réunir à tous ces sentiments dont on voulait faire le partage des
simples et des ignorants, la plus haute philosophie et les connaissances
les plus positives. Le siècle orgueilleux était venu nous dire que le
raisonnement et les sciences détruisaient toutes les perspectives de
l’imagination, toutes les terreurs de la conscience, toutes les
croyances du cœur, et l’on rougissait de la moitié de son être déclarée
faible et presque insensée; mais ils sont arrivés ces hommes qui, à
force de penser, ont trouvé la théorie de toutes les impressions
naturelles; et, loin de vouloir les étouffer, ils nous ont fait
découvrir la noble source dont elles sortent. Les moralistes allemands
ont relevé le sentiment et l’enthousiasme des dédains d’une raison
tyrannique qui comptait comme richesse tout ce qu’elle avait anéanti, et
mettait sur le lit de Procruste l’homme et la nature, afin d’en
retrancher ce que la philosophie matérialiste ne pouvait comprendre!



CHAPITRE XV

De la morale scientifique.


On a voulu tout démontrer, depuis que le goût des sciences exactes s’est
emparé des esprits; et le calcul des probabilités permettant de
soumettre l’incertain même à des règles, l’on s’est flatté de résoudre
mathématiquement toutes les difficultés que présentaient les questions
les plus délicates, et de faire ainsi régner l’algèbre sur l’univers.
Des philosophes, en Allemagne, ont aussi prétendu donner à la morale les
avantages d’une science rigoureusement prouvée dans ses principes comme
dans ses conséquences, et qui n’admet ni objection ni exception, dès
qu’on en adopte la première base. Kant et Fichte ont essayé ce travail
métaphysique, et Schleiermacher, le traducteur de Platon, et l’auteur de
plusieurs discours sur la religion, dont nous parlerons dans la section
suivante, a publié un livre très profond sur l’examen des diverses
morales, considérées comme science. Il voudrait en trouver une dont tous
les raisonnements fussent parfaitement enchaînés, dont le principe
contînt toutes les conséquences, et dont chaque conséquence fît
reparaître le principe; mais, jusqu’à présent, il ne semble pas que ce
but puisse être atteint.

Les anciens ont aussi voulu faire une science de la morale, mais ils
comprenaient dans cette science les lois et le gouvernement; en effet,
il est impossible de fixer d’avance tous les devoirs de la vie, quand on
ignore ce que la législation et les mœurs du pays où l’on est peuvent
exiger; c’est d’après ce point de vue que Platon a imaginé sa
république. L’homme entier y est considéré sous le rapport de la
religion, de la politique et de la morale; mais, comme cette république
ne saurait exister, on ne peut concevoir comment, au milieu des abus de
la société humaine, un code de morale, quel qu’il fût, pourrait se
passer de l’interprétation habituelle de la conscience. Les philosophes
recherchent la forme scientifique en toutes choses; on dirait qu’ils se
flattent d’enchaîner ainsi l’avenir, et de se soustraire entièrement au
joug des circonstances; mais ce qui nous en affranchit, c’est notre âme,
c’est la sincérité de notre amour intime pour la vertu. La science de la
morale n’enseigne pas plus à être un honnête homme, dans toute la
magnificence de ce mot, que la géométrie à dessiner, ni la poétique à
trouver des fictions heureuses.

Kant, qui avait reconnu la nécessité du sentiment dans les vérités
métaphysiques, a voulu s’en passer dans la morale, et il n’a jamais pu
établir, d’une manière incontestable, qu’un grand fait du cœur humain,
c’est que la morale a le devoir et non l’intérêt pour base; mais, pour
connaître le devoir, il faut en appeler à sa conscience et à la
religion. Kant, en écartant la religion des motifs de la morale, ne
pouvait voir dans la conscience qu’un juge, et non une voix divine;
aussi n’a-t-il cessé de présenter à ce juge des questions épineuses; les
solutions qu’il en a données, et qu’il croyait évidentes, n’en ont pas
moins été attaquées de mille manières; car ce n’est jamais que par le
sentiment qu’on arrive à l’unanimité d’opinion parmi les hommes.

Quelques philosophes allemands ayant reconnu l’impossibilité de rédiger
en lois toutes les affections qui composent notre être, et de faire une
science, pour ainsi dire, de tous les mouvements du cœur, se sont
contentés d’affirmer que la morale consistait dans l’harmonie avec
soi-même. Sans doute, quand on n’a pas de remords, il est probable qu’on
n’est pas criminel, et, quand même on commettrait des fautes d’après
l’opinion des autres, si d’après la sienne on a fait son devoir, on
n’est pas coupable; mais il ne faut pas se fier cependant à ce
contentement de soi-même, qui semble devoir être la meilleure preuve de
la vertu. Il y a des hommes qui sont parvenus à prendre leur orgueil
pour de la conscience; le fanatisme est, pour d’autres, un mobile
désintéressé qui justifie tout à leurs propres yeux: enfin l’habitude du
crime donne à de certains caractères un genre de force qui les
affranchit du repentir, au moins tant qu’ils ne sont pas atteints par
l’infortune.

Il ne s’ensuit pas de cette impossibilité de trouver une science de la
morale, ou des signes universels auxquels on puisse reconnaître si ses
prétextes sont observés, qu’il n’y ait pas des devoirs positifs qui
doivent nous servir de guides; mais comme il y a dans la destinée de
l’homme nécessité et liberté, il faut que dans sa conduite il y ait
aussi l’inspiration et la règle; rien de ce qui tient à la vertu ne peut
être ni tout à fait arbitraire, ni tout à fait fixé: aussi, l’une des
merveilles de la religion est-elle de réunir au même degré l’élan de
l’amour et la soumission à la loi; le cœur de l’homme est ainsi tout à
la fois satisfait et dirigé.

Je ne rendrai point compte ici de tous les systèmes de morale
scientifique qui ont été publiés en Allemagne; il en est de tellement
subtils, que, bien qu’ils traitent de notre propre nature, on ne sait
sur quoi s’appuyer pour les concevoir. Les philosophes français ont
rendu la morale singulièrement aride, en rapportant tout à l’intérêt
personnel. Quelques métaphysiciens allemands sont arrivés au même
résultat, en fondant néanmoins toute leur doctrine sur les sacrifices.
Ni les systèmes matérialistes, ni les systèmes abstraits ne peuvent
donner une idée complète de la vertu.



CHAPITRE XVI

Jacobi.


Il est difficile de rencontrer, dans aucun pays, un homme de lettres
d’une nature plus distinguée que celle de Jacobi; avec tous les
avantages de la figure et de la fortune, il s’est voué depuis sa
jeunesse, depuis quarante années, à la méditation. La philosophie est
d’ordinaire une consolation ou un asile; mais celui qui la choisit,
quand toutes les circonstances lui promettent de grands succès dans le
monde, n’en est que plus digne de respect. Entraîné par son caractère à
reconnaître la puissance du sentiment, Jacobi s’est occupé des idées
abstraites, surtout pour montrer leur insuffisance. Ses écrits sur la
métaphysique sont très estimés en Allemagne; cependant c’est surtout
comme grand moraliste que sa réputation est universelle.

Il a combattu le premier la morale fondée sur l’intérêt, et, donnant
pour principe à la sienne le sentiment religieux, considéré
philosophiquement, il s’est fait une doctrine distincte de celle de
Kant, qui rapporte tout à l’inflexible loi du devoir, et de celle des
nouveaux métaphysiciens qui cherchent, comme je viens de le dire, le
moyen d’appliquer la rigueur scientifique à la théorie de la vertu.

Schiller, dans une épigramme contre le système de Kant en morale, dit:
«Je trouve du plaisir à servir mes amis; il m’est agréable d’accomplir
mes devoirs: cela m’inquiète, car alors je ne suis pas vertueux». Cette
plaisanterie porte avec elle un sens profond; car, quoique le bonheur ne
doive jamais être le but de l’accomplissement du devoir, néanmoins la
satisfaction intérieure qu’il nous cause est précisément ce qu’on peut
appeler la béatitude de la vertu: ce mot de béatitude a perdu quelque
chose de sa dignité; mais il faut pourtant revenir à s’en servir, car on
a besoin d’exprimer le genre d’impressions qui fait sacrifier le
bonheur, ou du moins le plaisir, à un état de l’âme plus doux et plus
pur.

En effet, si le sentiment ne seconde pas la morale, comment se
ferait-elle obéir? comment unir ensemble, si ce n’est par le sentiment,
la raison et la volonté, lorsque cette volonté doit faire plier nos
passions? Un penseur allemand a dit _qu’il n’y avait d’autre philosophie
que la religion chrétienne_, et ce n’est certainement pas pour exclure
la philosophie qu’il s’est exprimé ainsi, c’est parce qu’il était
convaincu que les idées les plus hautes et les plus profondes
conduisaient à découvrir l’accord singulier de cette religion avec la
nature de l’homme. Entre ces deux classes de moralistes, celle qui,
comme Kant et d’autres plus abstraits encore, veut rapporter toutes les
actions de la morale à des préceptes immuables, et celle qui, comme
Jacobi, proclame qu’il faut tout abandonner à la décision du sentiment,
le christianisme semble indiquer le point merveilleux où la loi positive
n’exclut pas l’inspiration du cœur, ni cette inspiration la loi
positive.

Jacobi, qui a tant de raisons de se confier dans la pureté de sa
conscience, a eu tort de poser en principe qu’on doit s’en remettre
entièrement à ce que le mouvement de l’âme peut nous conseiller; la
sécheresse de quelques écrivains intolérants, qui n’admettent ni
modification ni indulgence dans l’application de quelques préceptes, a
jeté Jacobi dans l’excès contraire.

Quand les moralistes français sont sévères, ils le sont à un degré qui
tue le caractère individuel dans l’homme; il est dans l’esprit de la
nation d’aimer en tout l’autorité. Les philosophes allemands, et Jacobi
principalement, respectent ce qui constitue l’existence particulière de
chaque être, et jugent les actions à leur source, c’est-à-dire d’après
l’impulsion bonne ou mauvaise qui les a causées. Il y a mille moyens
d’être un très mauvais homme, sans blesser aucune loi reçue, comme on
peut faire une détestable tragédie, en observant toutes les règles et
toutes les convenances théâtrales. Quand l’âme n’a pas l’élan naturel,
elle voudrait savoir ce qu’on doit dire et ce qu’on doit faire dans
chaque circonstance, afin d’être quitte envers elle-même et envers les
autres, en se soumettant à ce qui est ordonné. La loi, cependant, ne
peut apprendre en morale, comme en poésie, que ce qu’il ne faut pas
faire; mais en toutes choses, ce qui est bon et sublime ne nous est
révélé que par la divinité de notre cœur.

L’utilité publique, telle que je l’ai développée dans les chapitres
précédents, pourrait conduire à être immoral par moralité. Dans les
rapports privés, au contraire, il peut arriver quelquefois qu’une
conduite parfaite selon le monde vienne d’un mauvais principe,
c’est-à-dire qu’elle tienne à quelque chose d’aride, de haineux et
d’impitoyable. Les passions naturelles et les talents supérieurs
déplaisent à ces personnes qu’on honore trop facilement du nom de
sévères: elles se saisissent de leur moralité, qu’elles disent venir de
Dieu, comme un ennemi prendrait l’épée du père pour en frapper les
enfants.

Cependant, l’aversion de Jacobi contre l’inflexible rigueur de la loi le
fait aller trop loin pour s’en affranchir. «Oui, dit-il, je mentirais
comme Desdemona mourante[17]; je tromperais comme Oreste, quand il
voulait mourir à la place de Pylade, j’assassinerais comme Timoléon; je
serais parjure comme Épaminondas et comme Jean de Witt; je me
déterminerais au suicide comme Caton; je serais sacrilège comme David;
car j’ai la certitude en moi-même qu’en pardonnant à ces fautes selon la
lettre l’homme exerce le droit souverain que la majesté de son être lui
confère; il appose le sceau de sa dignité, le sceau de sa divine nature,
sur la grâce qu’il accorde.

  [17] Desdemona, afin de sauver à son époux la honte et le danger du
    forfait qu’il vient de commettre, déclare, en mourant, que c’est
    elle qui s’est tuée.

«Si vous voulez établir un système universel et rigoureusement
scientifique, il faut que vous soumettiez la conscience à ce système qui
a pétrifié la vie: cette conscience doit devenir sourde, muette et
insensible; il faut arracher jusqu’aux moindres restes de sa racine,
c’est-à-dire du cœur de l’homme. Oui, aussi vrai que vos formules
métaphysiques vous tiennent lieu d’Apollon et des Muses, ce n’est qu’en
faisant taire votre cœur que vous pourrez vous conformer implicitement
aux lois sans exception, et que vous adopterez l’obéissance raide et
servile qu’elles demandent: alors la conscience ne servira qu’à vous
enseigner, comme un professeur dans la chaire, ce qui est vrai au dehors
de vous; et ce fanal intérieur ne sera bientôt plus qu’une main de bois
qui, sur les grands chemins, indique la route aux voyageurs».

Jacobi est si bien guidé par ses propres sentiments, qu’il n’a peut-être
pas assez réfléchi aux conséquences de cette morale pour le commun des
hommes. Car, que répondre à ceux qui prétendraient, en s’écartant du
devoir, qu’ils obéissent aux mouvements de leur conscience? Sans doute
on pourra découvrir qu’ils sont hypocrites en parlant ainsi; mais on
leur a fourni l’argument qui peut servir à les justifier, quoi qu’ils
fassent; et c’est beaucoup pour les hommes d’avoir des phrases à dire en
faveur de leur conduite: ils s’en servent d’abord pour tromper les
autres, et finissent par se tromper eux-mêmes.

Dira-t-on que cette doctrine indépendante ne peut convenir qu’aux
caractères vraiment vertueux? Il ne doit point y avoir de privilèges
même pour la vertu; car du moment qu’elle en désire, il est probable
qu’elle n’en mérite plus. Une égalité sublime règne dans l’empire du
devoir, et il se passe quelque chose au fond du cœur humain, qui donne à
chaque homme, quand il le veut sincèrement, le moyen d’accomplir tout ce
que l’enthousiasme inspire, sans sortir des bornes de la loi chrétienne,
qui est aussi l’œuvre d’un saint enthousiasme.

La doctrine de Kant peut être, en effet, considérée comme trop sèche,
parce qu’il n’y donne pas assez d’influence à la religion; mais il ne
faut pas s’étonner qu’il ait été porté à ne pas faire du sentiment la
base de sa morale, dans un temps où il s’était répandu, en Allemagne
surtout, une affectation de sensibilité qui affaiblissait nécessairement
le ressort des esprits et des caractères. Un génie tel que celui de Kant
devait avoir pour but de retremper les âmes.

Les moralistes allemands de la nouvelle école, si purs dans leurs
sentiments, à quelques systèmes abstraits qu’ils s’abandonnent, peuvent
être divisés en trois classes: ceux qui, comme Kant et Fichte, ont voulu
donner à la loi du devoir une théorie scientifique et une application
inflexible; ceux, à la tête desquels Jacobi doit être placé, qui
prennent le sentiment religieux et la conscience naturelle pour guides,
et ceux qui, faisant de la révélation la base de leur croyance, veulent
réunir le sentiment et le devoir, et cherchent à les lier ensemble par
une interprétation philosophique. Ces trois classes de moralistes
attaquent tous également la morale fondée sur l’intérêt personnel. Elle
n’a presque plus de partisans en Allemagne; on peut y faire le mal, mais
du moins on y laisse intacte la théorie du bien.



CHAPITRE XVII

De Woldemar.


Le roman de _Woldemar_ est l’ouvrage du même philosophe Jacobi dont j’ai
parlé dans le chapitre précédent. Cet ouvrage renferme des discussions
philosophiques, dans lesquelles les systèmes de morale que professaient
les écrivains français sont vivement attaqués, et la doctrine de Jacobi
y est développée avec une admirable éloquence. Sous ce rapport,
_Woldemar_ est un très beau livre; mais, comme roman, je n’en aime ni la
marche ni le but.

L’auteur qui, comme philosophe, rapporte toute la destinée humaine au
sentiment, peint, ce me semble, dans son ouvrage, la sensibilité
autrement qu’elle n’est en effet. Une délicatesse exagérée, ou plutôt
une façon bizarre de concevoir le cœur humain, peut intéresser en
théorie, mais non quand on la met en action, et qu’on en veut faire
ainsi quelque chose de réel.

Woldemar ressent une amitié vive pour une personne qui ne veut pas
l’épouser, quoiqu’elle partage son sentiment. Il se marie avec une femme
qu’il n’aime pas, parce qu’il croit trouver en elle un caractère soumis
et doux, qui convient au mariage. A peine l’a-t-il épousée, qu’il est au
moment de se livrer à l’amour qu’il éprouve pour l’autre. Celle qui n’a
pas voulu s’unir à lui l’aime toujours, mais elle est révoltée de l’idée
qu’il puisse avoir de l’amour pour elle; et cependant elle veut vivre
auprès de lui, soigner ses enfants, traiter sa femme en sœur, et ne
connaître les affections de la nature que par la sympathie de l’amitié.
C’est ainsi qu’une pièce de Gœthe, assez vantée, _Stella_, finit par la
résolution que prennent deux femmes qui ont des liens sacrés avec le
même homme, de vivre chez lui toutes deux en bonne intelligence. De
telles inventions ne réussissent en Allemagne que parce qu’il y a
souvent dans ce pays plus d’imagination que de sensibilité. Les âmes du
Midi n’entendraient rien à cet héroïsme de sentiment: la passion est
dévouée, mais jalouse; et la prétendue délicatesse qui sacrifie l’amour
à l’amitié, sans que le devoir le commande, n’est que de la froideur
maniérée.

C’est un système tout factice que ces générosités aux dépens de l’amour.
Il ne faut admettre ni tolérance, ni partage, dans un sentiment qui
n’est sublime que parce qu’il est, comme la maternité, comme la
tendresse filiale, exclusif et tout-puissant. On ne doit pas se mettre
par son choix dans une situation où la morale et la sensibilité ne sont
pas d’accord; car ce qui est involontaire est si beau, qu’il est affreux
d’être condamné à se commander toutes ses actions, et à vivre avec
soi-même comme avec sa victime.

Ce n’est assurément ni par hypocrisie, ni par sécheresse d’âme, qu’un
génie bon et vrai a imaginé, dans le roman de _Woldemar_, des situations
où chaque personnage immole le sentiment par le sentiment, et cherche
avec soin une raison de ne pas aimer ce qu’il aime. Mais Jacobi, ayant
éprouvé dès sa jeunesse un vif penchant pour tous les genres
d’enthousiasme, a cherché dans les liens du cœur une mysticité
romanesque très ingénieusement exprimée, mais peu naturelle.

Il me semble que Jacobi entend moins bien l’amour que la religion, parce
qu’il veut trop les confondre; il n’est pas vrai que l’amour puisse,
comme la religion, trouver tout son bonheur dans l’abnégation du bonheur
même. L’on altère l’idée qu’on doit avoir de la vertu, quand on la fait
consister dans une exaltation sans but, et dans des sacrifices sans
nécessité. Tous les personnages du roman de Jacobi luttent sans cesse de
générosité aux dépens de l’amour; non seulement cela n’arrive guère dans
la vie, mais cela n’est pas même beau, quand la vertu ne l’exige pas;
car les sentiments forts et passionnés honorent la nature humaine, et la
religion n’est si imposante que parce qu’elle peut triompher de tels
sentiments. Aurait-il fallu que Dieu même daignât parler à notre cœur,
s’il n’y avait trouvé que des affections débonnaires auxquelles il fût
si facile de renoncer?



CHAPITRE XVIII

De la disposition romanesque dans les affections du cœur.


Les philosophes anglais ont fondé, comme nous l’avons dit, la vertu sur
le sentiment, ou plutôt sur le sens moral; mais ce système n’a nul
rapport avec la moralité _sentimentale_ dont il est ici question; cette
moralité, dont le nom et l’idée n’existent guère qu’en Allemagne, n’a
rien de philosophique; elle fait seulement un devoir de la sensibilité,
et porte à mésestimer ceux qui n’en ont pas.

Sans doute la puissance d’aimer tient de très près à la morale et à la
religion; il se peut donc que notre répugnance pour les âmes froides et
dures soit un instinct sublime, un instinct qui nous avertit que de tels
êtres, alors même que leur conduite est estimable, agissent
mécaniquement ou par calcul, mais sans qu’il puisse jamais exister entre
eux et nous aucune sympathie. En Allemagne, où l’on veut réduire en
préceptes toutes les impressions, on a considéré comme immoral ce qui
n’était pas sensible et même romanesque. Werther avait tellement mis en
vogue les sentiments exaltés, que presque personne n’eût osé se montrer
sec et froid, quand même on aurait eu ce caractère naturellement. De là
cet _enthousiasme obligé_ pour la lune, les forêts, la campagne et la
solitude; de là ces maux de nerfs, ces sons de voix maniérés, ces
regards qui veulent être vus, tout cet appareil enfin de la sensibilité,
que dédaignent les âmes fortes et sincères.

L’auteur de _Werther_ s’est moqué le premier de ces affectations;
néanmoins, comme il faut qu’il y ait en tout pays des ridicules,
peut-être vaut-il mieux qu’ils consistent dans l’exagération un peu
niaise de ce qui est bon, que dans l’élégante prétention à ce qui est
mal. Le désir du succès étant invincible dans les hommes, et encore plus
dans les femmes, les prétentions de la médiocrité sont un signe certain
du goût dominant à telle époque et dans telle société; les mêmes
personnes qui se faisaient _sentimentales_ en Allemagne, se seraient
montrées ailleurs légères et dédaigneuses.

L’extrême susceptibilité du caractère des Allemands est une des grandes
causes de l’importance qu’ils attachent aux moindres nuances du
sentiment, et cette susceptibilité tient souvent à la vérité des
affections. Il est aisé d’être ferme quand on n’est pas sensible: la
seule qualité nécessaire alors, c’est le courage; car il faut que _la
sévérité bien ordonnée commence par soi-même_; mais quand les preuves
d’intérêt que les autres nous refusent ou nous donnent influent
puissamment sur le bonheur, il est impossible que l’on n’ait pas mille
fois plus d’irritabilité dans le cœur que ceux qui exploitent leurs amis
comme un domaine, en cherchant seulement à les rendre profitables.

Toutefois il faut se garder de ces codes de sentiments, si subtils et si
nuancés, que beaucoup d’écrivains allemands ont multipliés de tant de
manières, et dont leurs romans sont remplis. Les Allemands, il faut en
convenir, ne sont pas toujours parfaitement naturels. Certains de leur
loyauté, de leur sincérité dans tous les rapports réels de la vie, ils
sont tentés de regarder l’affectation du beau comme un culte envers le
bon, et de se permettre quelquefois en ce genre des exagérations qui
gâtent tout.

Cette émulation de sensibilité entre quelques femmes et quelques
écrivains d’Allemagne, serait, dans le fond, assez innocente, si le
ridicule qu’on donne à l’affectation ne jetait pas toujours une sorte de
défaveur sur la sincérité même. Les hommes froids et égoïstes trouvent
un plaisir particulier à se moquer des attachements passionnés, et
voudraient faire passer pour factice tout ce qu’ils n’éprouvent pas. Il
y a même des personnes vraiment sensibles que l’exagération doucereuse
affadit sur leurs propres impressions, et qu’on blase sur le sentiment,
comme on pourrait les blaser sur la religion par les sermons ennuyeux et
les pratiques superstitieuses.

On a tort d’appliquer les idées positives que nous avons sur le bien et
le mal aux délicatesses de la sensibilité. Accuser tel ou tel caractère
de ce qui lui manque à cet égard, c’est comme faire un crime de n’être
pas poète. La susceptibilité naturelle à ceux qui pensent plus qu’ils
n’agissent, peut les rendre injustes envers les personnes d’une autre
nature. Il faut de l’imagination pour deviner tout ce que le cœur peut
faire souffrir, et les meilleures gens du monde sont souvent lourds et
stupides à cet égard: ils vont à travers les sentiments, comme s’ils
marchaient sur des fleurs, en s’étonnant de les flétrir. N’y a-t-il pas
des hommes qui n’admirent pas Raphaël, qui entendent la musique sans
émotion, à qui l’Océan et les cieux ne paraissent que monotones? Comment
donc comprendraient-ils les orages de l’âme?

Les caractères même les plus sensibles ne sont-ils pas quelquefois
découragés dans leurs espérances? ne peuvent-ils pas être saisis par une
sorte de sécheresse intérieure, comme si la Divinité se retirait d’eux?
Ils n’en restent pas moins fidèles à leurs affections; mais il n’y a
plus de parfums dans le temple, plus de musique dans le sanctuaire, plus
d’émotion dans le cœur. Souvent aussi le malheur commande de faire taire
en soi-même cette voix du sentiment, harmonieuse ou déchirante, selon
qu’elle s’accorde ou non avec la destinée. Il est donc impossible de
faire un devoir de la sensibilité, car ceux qui l’éprouvent en souffrent
assez pour avoir souvent le droit et le désir de la réprimer.

Les nations ardentes ne parlent de la sensibilité qu’avec terreur; les
nations paisibles et rêveuses croient pouvoir l’encourager sans crainte.
Au reste, l’on n’a peut-être jamais écrit sur ce sujet avec une vérité
parfaite, car chacun veut se faire honneur de ce qu’il éprouve ou de ce
qu’il inspire. Les femmes cherchent à s’arranger comme un roman, et les
hommes comme une histoire; mais le cœur humain est encore bien loin
d’être pénétré dans ses relations les plus intimes. Une fois peut-être
quelqu’un dira sincèrement tout ce qu’il a senti, et l’on sera tout
étonné d’apprendre que la plupart des maximes et des observations sont
erronées, et qu’il y a une âme inconnue dans le fond de celle qu’on
raconte.



CHAPITRE XIX

De l’amour dans le mariage.


C’est dans le mariage que la sensibilité est un devoir: dans toute autre
relation, la vertu peut suffire; mais dans celle où les destinées sont
entrelacées, où la même impulsion sert, pour ainsi dire, aux battements
de deux cœurs, il semble qu’une affection profonde est presque un lien
nécessaire. La légèreté des mœurs a introduit tant de chagrins entre les
époux, que les moralistes du dernier siècle s’étaient accoutumés à
rapporter toutes les jouissances du cœur à l’amour paternel et maternel,
et finissaient presque par ne considérer le mariage que comme la
condition requise pour jouir du bonheur d’avoir des enfants. Cela est
faux en morale, et plus faux encore en bonheur.

Il est si aisé d’être bon pour ses enfants, qu’on ne doit pas en faire
un grand mérite. Dans leurs premières années, ils ne peuvent avoir de
volonté que celle de leurs parents; et dès qu’ils arrivent à la
jeunesse, ils existent par eux-mêmes. Justice et bonté composent les
principaux devoirs d’une relation que la nature rend si facile. Il n’en
est point ainsi des rapports avec cette moitié de nous, qui peut trouver
du bonheur ou du malheur dans les moindres de nos actions, de nos
regards et de nos pensées. C’est là seulement que la moralité peut
s’exercer tout entière: c’est aussi là qu’est la véritable source de la
félicité.

Un ami du même âge, auprès duquel vous devez vivre et mourir; un ami
dont tous les intérêts sont les vôtres, dont toutes les perspectives
sont en commun avec vous, y compris celle de la tombe: voilà le
sentiment qui contient tout le sort. Quelquefois, il est vrai, vos
enfants, et plus souvent encore vos parents, deviennent vos compagnons
dans la vie; mais cette rare et sublime jouissance est combattue par les
lois de la nature, tandis que l’association du mariage est d’accord avec
toute l’existence humaine.

D’où vient donc que cette association si sainte est si souvent profanée?
J’oserai le dire, c’est à l’inégalité singulière que l’opinion de la
société met entre les devoirs des deux époux qu’il faut s’en prendre. Le
christianisme a tiré les femmes d’un état qui ressemblait à l’esclavage.
L’égalité devant Dieu étant la base de cette admirable religion, elle
tend à maintenir l’égalité des droits sur la terre; la justice divine,
la seule parfaite, n’admet aucun genre de privilèges, et celui de la
force moins qu’aucun autre. Cependant, il est resté de l’esclavage des
femmes des préjugés qui, se combinant avec la grande liberté que la
société leur laisse, ont amené beaucoup de maux.

On a raison d’exclure les femmes des affaires politiques et civiles;
rien n’est plus opposé à leur vocation naturelle que tout ce qui leur
donnerait des rapports de rivalité avec les hommes, et la gloire
elle-même ne saurait être pour une femme qu’un deuil éclatant du
bonheur. Mais si la destinée des femmes doit consister dans un acte
continuel de dévouement à l’amour conjugal, la récompense de ce
dévouement, c’est la scrupuleuse fidélité de celui qui en est l’objet.

La religion ne fait aucune différence entre les devoirs des deux époux,
mais le monde en établit une grande; et de cette différence naît la ruse
dans les femmes, et le ressentiment dans les hommes. Quel est le cœur
qui peut se donner tout entier, sans vouloir un autre cœur aussi tout
entier? Qui donc accepte de bonne foi l’amitié pour prix de l’amour? qui
promet sincèrement la constance à qui ne veut pas être fidèle? Sans
doute la religion peut l’exiger, car elle seule a le secret de cette
contrée mystérieuse où les sacrifices sont des jouissances; mais qu’il
est injuste, l’échange que l’homme se propose de faire subir à sa
compagne!

«Je vous aimerai, dit-il, avec passion deux ou trois ans, et puis, au
bout de ce temps, je vous parlerai raison». Et ce qu’ils appellent
raison, c’est le désenchantement de la vie. «Je montrerai dans ma maison
de la froideur et de l’ennui; je tâcherai de plaire ailleurs: mais vous
qui avez d’ordinaire plus d’imagination et de sensibilité que moi, vous
qui n’avez ni carrière ni distraction, tandis que le monde m’en offre de
toute espèce; vous qui n’existez que pour moi, tandis que j’ai mille
autres pensées, vous serez satisfaite de l’affection subordonnée,
glacée, partagée, qu’il me convient de vous accorder, et vous
dédaignerez tous les hommages qui exprimeraient des sentiments plus
exaltés et plus tendres».

Quel injuste traité! tous les sentiments humains s’y refusent. Il existe
un contraste singulier entre les formes de respect envers les femmes,
que l’esprit chevaleresque a introduites en Europe, et la tyrannique
liberté que les hommes se sont adjugée. Ce contraste produit tous les
malheurs du sentiment, les attachements illégitimes, la perfidie,
l’abandon et le désespoir. Les nations germaniques ont été moins
atteintes que les autres par ces funestes effets; mais elles doivent
craindre à cet égard l’influence qu’exerce à la longue la civilisation
moderne. Il vaut mieux renfermer les femmes comme des esclaves, ne point
exciter leur esprit ni leur imagination, que de les lancer au milieu du
monde, et de développer toutes leurs facultés, pour leur refuser ensuite
le bonheur que ces facultés leur rendent nécessaire.

Il y a dans un mariage malheureux une force de douleur qui dépasse
toutes les autres peines de ce monde. L’âme entière d’une femme repose
sur l’attachement conjugal: lutter seul contre le sort, s’avancer vers
le cercueil sans qu’un ami vous soutienne, sans qu’un ami vous regrette,
c’est un isolement dont les déserts de l’Arabie ne donnent qu’une faible
idée; et quand tout le trésor de vos jeunes années a été donné en vain,
quand vous n’espérez plus pour la fin de la vie le reflet de ces
premiers rayons, quand le crépuscule n’a plus rien qui rappelle
l’aurore, et qu’il est pâle et décoloré comme un spectre livide,
avant-coureur de la nuit, votre cœur se révolte, il vous semble qu’on
vous a privée des dons de Dieu sur la terre; et si vous aimez encore
celui qui vous traite en esclave, puisqu’il ne vous appartient pas et
qu’il dispose de vous, le désespoir s’empare de toutes les facultés, et
la conscience elle-même se trouble à force de malheur.

Les femmes pourraient adresser à l’époux qui traite légèrement leur
destinée, ces deux vers d’une fable:

    Oui, c’est un jeu pour vous,
    Mais c’est la mort pour nous.

Et tant qu’il ne se fera pas dans les idées une révolution quelconque,
qui change l’opinion des hommes sur la constance que leur impose le lien
du mariage, il y aura toujours guerre entre les deux sexes, guerre
secrète, éternelle, rusée, perfide, et dont la moralité de tous les deux
souffrira.

En Allemagne, il n’y a guère dans le mariage d’inégalité entre les deux
sexes; mais c’est parce que les femmes brisent aussi souvent que les
hommes les nœuds les plus saints. La facilité du divorce introduit dans
les rapports de famille une sorte d’anarchie qui ne laisse rien
subsister dans sa vérité ni dans sa force. Il vaut encore mieux, pour
maintenir quelque chose de sacré sur la terre, qu’il y ait dans le
mariage une esclave que deux esprits forts.

La pureté de l’âme et de la conduite est la première gloire d’une femme.
Quel être dégradé ne serait-elle pas sans l’une et sans l’autre! Mais le
bonheur général et la dignité de l’espèce humaine ne gagneraient pas
moins peut-être à la fidélité de l’homme dans le mariage. En effet, qu’y
a-t-il de plus beau dans l’ordre moral qu’un jeune homme qui respecte
cet auguste lien? L’opinion ne l’exige pas de lui, la société le laisse
libre; une sorte de plaisanterie barbare s’attacherait à flétrir
jusqu’aux plaintes du cœur qu’il aurait brisé, car le blâme se tourne
facilement contre les victimes. Il est donc le maître, mais il s’impose
des devoirs; nul inconvénient ne peut résulter pour lui de ses fautes;
mais il craint le mal qu’il peut faire à celle qui s’est confiée à son
cœur, et la générosité l’enchaîne d’autant plus que la société le
dégage.

La fidélité est commandée aux femmes par mille considérations diverses;
elles peuvent redouter les périls et les humiliations, suites
inévitables d’une erreur; la voix de la conscience est la seule qui se
fasse entendre à l’homme; il sait qu’il fait souffrir, il sait qu’il
flétrit par l’inconstance un sentiment qui doit se prolonger jusqu’à la
mort et se renouveler dans le ciel: seul avec lui-même, seul au milieu
des séductions de tous les genres, il reste pur comme un ange; car, si
les anges n’ont pas été représentés sous des traits de femme, c’est
parce que l’union de la force avec la pureté est plus belle et plus
céleste encore que la modestie même la plus parfaite dans un être
faible.

L’imagination, quand elle n’a pas le souvenir pour frein, détache de ce
qu’on possède, embellit ce qu’on craint de ne pas obtenir, et fait du
sentiment une difficulté vaincue: mais, de même que dans les arts, les
difficultés vaincues n’exigent point de vrai génie. Dans le sentiment,
il faut de la sécurité pour éprouver ces affections, gage de l’éternité,
puisqu’elles nous donnent seules l’idée de ce qui ne saurait finir.

Le jeune homme fidèle semble chaque jour préférer de nouveau celle qu’il
aime; la nature lui a donné une indépendance sans bornes, et de
longtemps du moins il ne saurait prévoir les jours mauvais de la vie:
son cheval peut le porter au bout du monde; la guerre, dont il est
épris, l’affranchit au moins momentanément des relations domestiques, et
semble réduire tout l’intérêt de l’existence à la victoire ou à la mort.
La terre lui appartient, tous les plaisirs lui sont offerts, nulle
fatigue ne l’effraie, nulle association intime ne lui est nécessaire; il
serre la main d’un compagnon d’armes, et le lien qu’il lui faut est
formé. Un temps viendra sans doute où la destinée lui révélera ses
terribles secrets; mais il ne peut encore s’en douter. Chaque fois
qu’une nouvelle génération entre en possession de son domaine, ne
croit-elle pas que tous les malheurs de ses devanciers sont venus de
leur faiblesse? ne se persuade-t-elle pas qu’ils sont nés tremblants et
débiles, comme on les voit maintenant? Eh bien! du sein même de tant
d’illusions, qu’il est vertueux et sensible, celui qui veut se vouer au
long amour, lien de cette vie avec l’autre! Ah! qu’un regard fier et
mâle est beau, lorsqu’en même temps il est modeste et pur! On y voit
passer un rayon de cette pudeur, qui peut se détacher de la couronne des
vierges saintes, pour parer même un front guerrier.

Si le jeune homme veut partager avec un seul objet les jours brillants
de sa jeunesse, il trouvera sans doute parmi ses contemporains des
railleurs qui prononceront sur lui ce grand mot de _duperie_, la terreur
des enfants du siècle. Mais est-il dupe, le seul qui sera vraiment aimé?
car les angoisses ou les jouissances de l’amour-propre forment tout le
tissu des affections frivoles et mensongères. Est-il dupe, celui qui ne
s’amuse pas à tromper pour être à son tour plus trompé, plus déchiré
peut-être que sa victime? est-il dupe, enfin, celui qui n’a pas cherché
le bonheur dans les misérables combinaisons de la vanité, mais dans les
éternelles beautés de la nature, qui parlent toutes de constance, de
durée et de profondeur?

Non, Dieu a créé l’homme le premier, comme la plus noble des créatures,
et la plus noble est celle qui a le plus de devoirs. C’est un abus
singulier de la prérogative d’une supériorité naturelle, que de la faire
servir à s’affranchir des liens les plus sacrés, tandis que la vraie
supériorité consiste dans la force de l’âme; et la force de l’âme, c’est
la vertu.



CHAPITRE XX

Des écrivains moralistes de l’ancienne école, en Allemagne.


Avant que l’école nouvelle eût fait naître, en Allemagne, deux penchants
qui semblent s’exclure, la métaphysique et la poésie, la méthode
scientifique et l’enthousiasme, il y avait des écrivains qui méritaient
une place honorable à côté des moralistes anglais. Mendelssohn, Garve,
Sulzer, Engel, etc., ont écrit sur les sentiments et les devoirs avec
sensibilité, religion et candeur. On ne trouve point dans leurs ouvrages
cette ingénieuse connaissance du monde qui caractérise les auteurs
français, La Rochefoucauld, La Bruyère, etc. Les moralistes allemands
peignent la société avec une certaine ignorance, intéressante d’abord,
mais à la fin monotone.

Garve est celui de tous qui a mis le plus d’importance à bien parler de
la bonne compagnie, de la mode, de la politesse, etc. Il y a dans toute
sa manière de s’exprimer à cet égard, une très grande envie de se
montrer un homme du monde, de savoir la raison de tout, d’être avisé
comme un Français, et de juger avec bienveillance la cour et la ville;
mais les idées communes qu’il proclame dans ses écrits sur ces divers
sujets, attestent qu’il n’en sait rien que par ouï-dire, et n’a jamais
observé tout ce que les rapports de la société peuvent offrir d’aperçus
fins et délicats.

Lorsque Garve parle de la vertu, il montre des lumières pures et un
esprit serein: il est surtout attachant et original dans son traité de
la Patience. Accablé par une maladie cruelle, il sut la supporter avec
un admirable courage; et tout ce qu’on a senti soi-même inspire des
pensées neuves.

Mendelssohn, juif de naissance, s’était voué, du sein du commerce, à
l’étude des belles-lettres et de la philosophie, sans renoncer en rien à
la croyance ni aux rites de sa religion; admirateur sincère du Phédon,
dont il fut le traducteur, il en était resté aux idées et aux sentiments
précurseurs de Jésus-Christ; nourri des Psaumes et de la Bible, ses
écrits conservent le caractère de la simplicité hébraïque. Il se
plaisait à rendre la morale sensible par des apologues, à la manière
orientale, et cette forme est sûrement celle qui plaît davantage, en
éloignant des préceptes le ton de la réprimande.

Parmi ces apologues, j’en vais traduire un qui me paraît remarquable.
«Sous le gouvernement tyrannique des Grecs, il fut une fois défendu aux
Israélites, sous peine de mort, de lire entre eux les lois divines.
Rabbi Akiba, malgré cette défense, tenait des assemblées où il faisait
lecture de cette loi. Pappus le sut et lui dit: Akiba, ne crains-tu pas
les menaces de ces cruels?--Je veux te raconter une fable, répondit le
Rabbi.--Un renard se promenait sur le bord d’un fleuve, et vit les
poissons qui se rassemblaient avec effroi dans le fond de la
rivière.--D’où vient la terreur qui vous agite? dit le renard.--Les
enfants des hommes, répondirent les poissons, jettent leurs filets dans
les flots, afin de nous prendre, et nous tâchons de leur
échapper.--Savez-vous ce qu’il faut faire? dit le renard; venez là, sur
le rocher, où les hommes ne sauraient vous atteindre.--Se peut-il,
s’écrièrent les poissons, que tu sois le renard, estimé le plus prudent
entre les animaux? tu serais le plus ignorant de tous, si tu nous
donnais sérieusement un tel conseil. L’onde est pour nous l’élément de
la vie; et nous est-il possible d’y renoncer, parce que des dangers nous
menacent!--Pappus, l’application de cette fable est facile: la doctrine
religieuse est pour nous la source de tout bien; c’est par elle, c’est
pour elle seule que nous existons; dût-on nous poursuivre dans son sein,
nous ne voulons point nous soustraire au péril en nous réfugiant dans la
mort».

La plupart des gens du monde ne conseillent pas mieux que le renard:
quand ils voient les âmes sensibles agitées par les peines du cœur, ils
leur proposent toujours de sortir de l’air, où est l’orage, pour entrer
dans le vide qui tue.

Engel, comme Mendelssohn, enseigne la morale d’une manière dramatique.
Ses fictions sont peu de chose; mais leur rapport avec l’âme est intime.
Dans l’une, il peint un vieillard devenu fou par l’ingratitude de son
fils, et le sourire du vieillard, pendant qu’on raconte son malheur, est
décrit avec une vérité déchirante. L’homme qui n’a plus la conscience de
lui-même fait peur, comme un corps qui marcherait sans vie. «C’est un
arbre, dit Engel, dont les branches sont desséchées; ses racines
tiennent encore à la terre, mais déjà son sommet est atteint par la
mort». Un jeune homme, à l’aspect de ce malheureux, demande à son père
s’il est ici-bas une plus affreuse destinée que celle de ce pauvre fou?
Toutes les souffrances qui tuent, toutes celles dont notre propre raison
est le témoin, ne lui semblent rien à côté de cette déplorable ignorance
de soi-même. Le père laisse son fils développer tout ce que cette
situation a d’horrible; puis, tout à coup il lui demande si celle du
criminel qui l’a causée n’est pas encore mille fois plus redoutable? La
gradation des pensées est très bien soutenue dans ce récit, et le
tableau des angoisses de l’âme est assez éloquemment représenté pour
redoubler l’effroi que doit causer la plus terrible de toutes, le
remords.

J’ai cité ailleurs le passage de la _Messiade_ où le poète suppose que
dans une planète éloignée, dont les habitants étaient immortels, un ange
venait apporter la nouvelle qu’il existait une terre où les créatures
humaines étaient sujettes à la mort. Klopstock fait une peinture
admirable de l’étonnement de ces êtres, qui ignoraient la douleur de
perdre les objets de leur amour: Engel développe avec talent une idée
non moins frappante.

Un homme a vu périr ce qu’il avait de plus cher, sa femme et sa fille.
Un sentiment d’amertume et de révolte contre la Providence s’est emparé
de lui: un vieux ami cherche à rouvrir son cœur à cette douleur
profonde, mais résignée, qui s’épanche dans le sein de Dieu; il veut lui
montrer que la mort est la source de toutes les jouissances morales de
l’homme.

Y aurait-il des affections de père et de fils, si l’existence des hommes
n’était pas tout à la fois durable et passagère, fixée par le sentiment,
entraînée par le temps? S’il n’y avait plus de décadence dans le monde,
il n’y aurait pas de progrès: comment donc éprouverait-on la crainte et
l’espérance? Enfin, dans chaque action, dans chaque sentiment, dans
chaque pensée, il y a la part de la mort. Et non seulement dans le fait,
mais aussi dans l’imagination même, les jouissances et les chagrins qui
tiennent à l’instabilité de la vie sont inséparables. L’existence
consiste tout entière dans ces sentiments de confiance et d’anxiété, qui
remplissent l’âme errante entre le ciel et la terre, _et le vivre n’a
d’autre mobile que le mourir_.

Une femme effrayée par les orages du Midi, souhaitait d’aller dans la
zone glacée, où l’on n’entend jamais la foudre, où l’on ne voit jamais
les éclairs:--Nos plaintes sur le sort sont un peu du même genre, dit
Engel.--En effet, il faut désenchanter la nature, pour en écarter les
périls. Le charme du monde semble tenir autant à la douleur qu’au
plaisir, à l’effroi qu’à l’espérance; et l’on dirait que la destinée
humaine est ordonnée comme un drame, où la terreur et la pitié sont
nécessaires.

Ce n’est point, sans doute, assez de ces pensées pour cicatriser les
blessures du cœur; tout ce qu’il éprouve lui semble un renversement de
la nature, et nul n’a souffert sans croire qu’un grand désordre existait
dans l’univers. Mais quand un long espace de temps a permis de
réfléchir, on trouve quelque repos dans les considérations générales, et
l’on s’unit aux lois de l’univers, en se détachant de soi-même.

Les moralistes allemands de l’ancienne école sont, pour la plupart,
religieux et sensibles; leur théorie de la vertu est désintéressée; ils
n’admettent point cette doctrine de l’utilité, qui conduirait, comme en
Chine, à jeter les enfants dans le fleuve, si la population devenait
trop nombreuse. Leurs ouvrages sont remplis d’idées philosophiques et
d’affections mélancoliques et tendres; mais ce n’était point assez pour
lutter contre la morale égoïste, armée de l’ironie dédaigneuse. Ce
n’était point assez pour réfuter les sophismes dont on s’était servi
contre les principes les plus vrais et les meilleurs. La sensibilité
douce, et quelquefois même timide, des anciens moralistes allemands, ne
suffisait pas pour combattre avec succès la dialectique habile et le
persiflage élégant qui, comme tous les mauvais sentiments, ne respectent
que la force. Des armes plus acérées sont nécessaires pour combattre
celles que le vice a forgées: c’est donc avec raison que les philosophes
de la nouvelle école ont pensé qu’il fallait une doctrine plus sévère,
plus énergique, plus serrée dans ses arguments, pour triompher de la
dépravation du siècle.

Certainement tout ce qui est simple suffit à tout ce qui est bon; mais
quand on vit dans un temps où l’on a tâché de mettre l’esprit du côté de
l’immoralité, il faut tâcher d’avoir le génie pour défenseur de la
vertu. Sans doute, il est très indifférent d’être accusé de niaiserie
quand on exprime ce qu’on éprouve; mais ce mot de _niaiserie_ fait tant
de peur aux gens médiocres, qu’on doit, s’il est possible, les préserver
de son atteinte.

Les Allemands, craignant qu’on ne tourne leur loyauté en ridicule,
veulent quelquefois, quoique bien à contre-cœur, s’essayer à
l’immoralité, pour se donner un air brillant et dégagé. Les nouveaux
philosophes, en élevant leur style et leurs conceptions à une grande
hauteur, ont habilement flatté l’amour-propre de leurs adeptes, et l’on
doit les louer de cet art innocent; car les Allemands ont besoin de
dédaigner pour devenir les plus forts. Il y a trop de bonhomie dans leur
caractère, comme dans leur esprit; ce sont les seuls hommes, peut-être,
auxquels on pût conseiller l’orgueil comme un moyen de devenir
meilleurs. On ne saurait nier que les disciples de la nouvelle école
n’aient un peu trop suivi ce conseil; mais ils n’en sont pas moins, à
quelques exceptions près, les écrivains les plus éclairés et les plus
courageux de leur pays.

--Quelle découverte ont-ils faite? dira-t-on.--Nul doute que ce qui
était vrai en morale, il y a deux mille ans, ne le soit encore; mais,
depuis deux mille ans, les raisonnements de la bassesse et de la
corruption se sont tellement multipliés, que le philosophe homme de bien
doit proportionner ses efforts à cette progression funeste. Les idées
communes ne sauraient lutter contre l’immoralité systématique; il faut
creuser plus avant, quand les veines extérieures des métaux précieux
sont épuisées. On a si souvent vu, de nos jours, la faiblesse unie à
beaucoup de vertu, qu’on s’est accoutumé à croire qu’il y avait de
l’énergie dans l’immoralité. Les philosophes allemands, et gloire leur
en soit rendue, ont été les premiers, dans le dix-huitième siècle, qui
aient mis l’esprit fort du côté de la foi, le génie du côté de la
morale, et le caractère du côté du devoir.



CHAPITRE XXI

De l’ignorance et de la frivolité d’esprit, dans leurs rapports avec la
morale.


L’ignorance, telle qu’elle existait il y a quelques siècles, respectait
les lumières et désirait d’en acquérir; l’ignorance de notre temps est
dédaigneuse, et cherche à tourner en ridicule les travaux et les
méditations des hommes éclairés. L’esprit philosophique a répandu dans
presque toutes les classes une certaine facilité de raisonnement, qui
sert à décrier tout ce qu’il y a de grand et de sérieux dans la nature
humaine, et nous en sommes à cette époque de la civilisation où toutes
les belles choses de l’âme tombent en poussière.

Quand les barbares du Nord s’emparèrent des plus fertiles contrées de
l’Europe, ils y apportèrent des vertus farouches et mâles; et, cherchant
à se perfectionner eux-mêmes, ils demandaient au Midi le soleil, les
arts et les sciences. Mais les barbares policés n’estiment que
l’habileté dans les affaires de ce monde, et ne s’instruisent que juste
ce qu’il faut pour se jouer par quelques phrases du recueillement de
toute une vie.

Ceux qui nient la perfectibilité de l’esprit humain prétendent qu’en
toutes choses les progrès et la décadence se suivent tour à tour, et que
la roue de la pensée tourne comme celle de la fortune. Quel triste
spectacle que ces générations s’occupant sur la terre, comme Sisyphe
dans les enfers, à des travaux constamment inutiles! et que serait donc
la destinée de la race humaine, si elle ressemblait au supplice le plus
cruel que l’imagination des poètes ait conçu? Mais il n’en est pas
ainsi, et l’on peut apercevoir un dessein toujours le même, toujours
suivi, toujours progressif, dans l’histoire de l’homme.

La lutte entre les intérêts de ce monde et les sentiments élevés a
existé de tout temps, dans les nations comme dans les individus. La
superstition met quelquefois les hommes éclairés du parti de
l’incrédulité, et quelquefois, au contraire, ce sont les lumières mêmes
qui éveillent toutes les croyances du cœur. Maintenant, les philosophes
se réfugient dans la religion, pour troubler en elle la source des
conceptions hautes et des sentiments désintéressés; à cette époque,
préparée par les siècles, l’alliance de la philosophie et de la religion
peut être intime et sincère. Les ignorants ne sont plus, comme jadis,
des hommes ennemis du doute, et décidés à repousser toutes les fausses
lueurs qui troubleraient leurs espérances religieuses et leur dévouement
chevaleresque; les ignorants de nos jours sont incrédules, légers,
superficiels; ils savent tout ce que l’égoïsme a besoin de savoir, et
leur ignorance ne porte que sur ces études sublimes qui font naître dans
l’âme un sentiment d’admiration pour la nature et pour la Divinité.

Les occupations guerrières remplissaient jadis la vie des nobles, et
formaient leur esprit par l’action; mais lorsque, de nos jours, les
hommes de la première classe n’ont aucune fonction dans l’État, et
n’étudient profondément aucune science, toute l’activité de leur esprit,
qui devrait être employée dans le cercle des affaires ou des travaux
intellectuels, se dirige sur l’observation des manières et la
connaissance des anecdotes.

Les jeunes gens, à peine sortis de l’école, se hâtent de prendre
possession de l’oisiveté comme de la robe virile; les hommes et les
femmes s’épient les uns les autres dans les moindres détails; non pas
précisément par méchanceté, mais pour avoir quelque chose à dire quand
ils n’ont rien à penser. Ce genre de causticité journalière détruit la
bienveillance et la loyauté. On n’est pas content de soi-même quand on
abuse de l’hospitalité donnée ou reçue pour critiquer ceux avec qui l’on
passe sa vie, et l’on empêche ainsi toute affection profonde de naître
ou de subsister; car en écoutant des moqueries sur ceux qui nous sont
chers, on flétrit ce que l’affection a de pur et d’exalté: les
sentiments dans lesquels on n’est pas d’une vérité parfaite, font plus
de mal que l’indifférence.

Chacun a en soi un côté ridicule; il n’y a que de loin qu’un caractère
semble complet; mais ce qui fait l’existence individuelle étant toujours
une singularité quelconque, cette singularité prête à la plaisanterie:
aussi l’homme qui la craint avant tout cherche-t-il, autant qu’il est
possible, à faire disparaître en lui ce qui pourrait le signaler de
quelque manière, soit en bien, soit en mal. Cette nature effacée, de
quelque bon goût qu’elle paraisse, a bien aussi ses ridicules; mais peu
de gens ont l’esprit assez fin pour les saisir.

La moquerie a cela de particulier, qu’elle nuit essentiellement à ce qui
est bon, mais point à ce qui est fort. La puissance a quelque chose
d’âpre et de triomphant qui tue le ridicule; d’ailleurs, les esprits
frivoles respectent _la prudence de la chair_, selon l’expression d’un
moraliste du seizième siècle; et l’on est étonné de trouver toute la
profondeur de l’intérêt personnel dans ces hommes qui semblaient
incapables de suivre une idée ou un sentiment, quand il n’en pouvait
rien résulter d’avantageux pour leurs calculs de fortune ou de vanité.

La frivolité d’esprit ne porte point à négliger les affaires de ce
monde. On trouve, au contraire, une bien plus noble insouciance à cet
égard dans les caractères sérieux que dans les hommes d’une nature
légère; car la légèreté de ceux-ci ne consiste le plus souvent qu’à
dédaigner les idées générales, pour mieux s’occuper de ce qui ne
concerne qu’eux-mêmes.

Il y a quelquefois de la méchanceté dans les gens d’esprit; mais le
génie est presque toujours plein de bonté. La méchanceté vient, non pas
de ce qu’on a trop d’esprit, mais de ce qu’on n’en a pas assez. Si l’on
pouvait parler sur les idées, on laisserait en paix les personnes; si
l’on se croyait assuré de l’emporter sur les autres par ses talents
naturels, on ne chercherait pas à niveler le parterre sur lequel on veut
dominer. Il y a des médiocrités d’âme déguisées en esprit piquant et
malicieux; mais la vraie supériorité est rayonnante de bons sentiments
comme de hautes pensées.

L’habitude des occupations intellectuelles inspire une bienveillance
éclairée pour les hommes et pour les choses; on ne tient plus à soi
comme à un être privilégié: quand on en sait beaucoup sur la destinée
humaine, on ne s’irrite plus de chaque circonstance comme d’une chose
sans exemple; et la justice n’étant que l’habitude de considérer les
rapports des êtres entre eux sous un point de vue général, l’étendue de
l’esprit sert à nous détacher des calculs personnels. On a plané sur sa
propre existence comme sur celle des autres, quand on s’est livré à la
contemplation de l’univers.

Un des grands inconvénients aussi de l’ignorance, dans les temps
actuels, c’est qu’elle rend tout à fait incapable d’avoir une opinion à
soi sur la plupart des objets qui exigent de la réflexion; en
conséquence, lorsque telle ou telle manière de voir est mise en honneur
par l’ascendant des circonstances, la plupart des hommes croient que ces
mots: _tout le monde pense ou fait ainsi_, doivent tenir à chacun lieu
de raison et de conscience.

Dans la classe oisive de la société, il est presque impossible d’avoir
de l’âme sans que l’esprit soit cultivé. Jadis il suffisait de la nature
pour instruire l’homme, et développer son imagination; mais depuis que
la pensée, cette ombre effacée du sentiment, a changé tout en
abstractions, il faut beaucoup savoir pour bien sentir. Ce n’est plus
entre les élans de l’âme livrée à elle-même, ou les études
philosophiques, qu’il faut choisir; mais c’est entre le murmure importun
d’une société commune ou frivole, et le langage que les beaux génies ont
tenu de siècle en siècle jusqu’à nos jours.

Comment pourrait-on, sans la connaissance des langues, sans l’habitude
de la lecture, communiquer avec ces hommes qui ne sont plus, et que nous
sentons si bien nos amis, nos concitoyens, nos alliés? Il faut être
médiocre de cœur pour se refuser à de si nobles plaisirs. Ceux-là
seulement qui remplissent leur vie de bonnes œuvres, peuvent se passer
de toute étude: l’ignorance, dans les hommes oisifs, prouve autant la
sécheresse de l’âme que la légèreté de l’esprit.

Enfin, il reste encore une chose vraiment belle et morale, dont
l’ignorance et la frivolité ne peuvent jouir, c’est l’association de
tous les hommes qui pensent, d’un bout de l’Europe à l’autre. Souvent
ils n’ont entre eux aucune relation; ils sont dispersés souvent à de
grandes distances l’un de l’autre; mais quand ils se rencontrent, un mot
suffit pour qu’ils se reconnaissent. Ce n’est pas telle religion, telle
opinion, tel genre d’étude, c’est le culte de la vérité qui les réunit.
Tantôt, comme les mineurs, ils creusent jusqu’au fond de la terre, pour
pénétrer, au sein de l’éternelle nuit, les mystères du monde ténébreux;
tantôt ils s’élèvent au sommet du Chimboraço, pour découvrir au point le
plus élevé du globe quelques phénomènes inconnus; tantôt ils étudient
les langues de l’Orient, pour y chercher l’histoire primitive de
l’homme; tantôt ils vont à Jérusalem pour faire sortir des ruines
saintes une étincelle qui ranime la religion et la poésie; enfin, ils
sont vraiment le peuple de Dieu, ces hommes qui ne désespèrent pas
encore de la race humaine, et veulent lui conserver l’empire de la
pensée.

Les Allemands méritent à cet égard une reconnaissance particulière;
c’est une honte parmi eux que l’ignorance et l’insouciance sur tout ce
qui tient à la littérature et aux beaux-arts, et leur exemple prouve
que, de nos jours, la culture de l’esprit conserve dans les classes
indépendantes des sentiments et des principes.

La direction de la littérature et de la philosophie n’a pas été bonne en
France, dans la dernière partie du dix-huitième siècle; mais, si l’on
peut s’exprimer ainsi, la direction de l’ignorance est encore plus
redoutable; car aucun livre ne fait du mal à celui qui les lit tous. Si
les oisifs du monde, au contraire, s’occupent quelques instants,
l’ouvrage qu’ils rencontrent fait événement dans leur tête, comme
l’arrivée d’un étranger dans un désert; et, lorsque cet ouvrage contient
des sophismes dangereux, ils n’ont point d’arguments à y opposer. La
découverte de l’imprimerie est vraiment funeste pour ceux qui ne lisent
qu’à demi, ou par hasard; car le savoir, comme la lance de Télèphe, doit
guérir les blessures qu’il a faites.

L’ignorance, au milieu des raffinements de la société, est le plus
odieux de tous les mélanges: elle rend, à quelques égards, semblable aux
gens du peuple, qui n’estiment que l’adresse et la ruse; elle porte à ne
chercher que le bien-être et les jouissances physiques, à se servir d’un
peu d’esprit pour tuer beaucoup d’âme; à s’applaudir de ce qu’on ne sait
pas, à se vanter de ce qu’on n’éprouve pas; enfin, à combiner les bornes
de l’intelligence avec la dureté du cœur, de façon qu’il n’y ait plus
rien à faire de ce regard tourné vers le ciel, qu’Ovide a célébré comme
le plus noble attribut de la nature humaine:

    Os homini sublime dedit; cœlumque tueri
    Jussit, et erectos ad sidera tollere vultus.



QUATRIÈME PARTIE

LA RELIGION ET L’ENTHOUSIASME.



CHAPITRE PREMIER

Considérations générales sur la religion en Allemagne.


Les nations de race germanique sont toutes naturellement religieuses; et
le zèle de ce sentiment a fait naître plusieurs guerres dans leur sein.
Cependant, en Allemagne surtout, l’on est plus porté à l’enthousiasme
qu’au fanatisme. L’esprit de secte doit se manifester sous diverses
formes, dans un pays où l’activité de la pensée est la première de
toutes; mais d’ordinaire l’on n’y mêle pas les discussions théologiques
aux passions humaines; et les diverses opinions, en fait de religion, ne
sortent pas de ce monde idéal où règne une paix sublime.

Pendant longtemps on s’est occupé, comme je le montrerai dans le
chapitre suivant, de l’examen des dogmes du christianisme; mais depuis
vingt ans, depuis que les écrits de Kant ont fortement influé sur les
esprits, il s’est établi dans la manière de concevoir la religion une
liberté et une grandeur qui n’exigent ni ne rejettent aucune forme de
culte en particulier, mais qui font des choses célestes le principe
dominant de l’existence.

Plusieurs personnes trouvent que la religion des Allemands est trop
vague, et qu’il vaut mieux se rallier sous l’étendard d’un culte plus
positif et plus sévère. Lessing dit, dans son _Essai sur l’éducation du
genre humain_, que les révélations religieuses ont toujours été
proportionnées aux lumières qui existaient à l’époque où ces révélations
ont paru. L’ancien Testament, l’Évangile, et, sous plusieurs rapports,
la réformation, étaient, selon leur temps, parfaitement en harmonie avec
les progrès des esprits; et peut-être sommes-nous à la veille d’un
développement du christianisme, qui rassemblera dans un même foyer tous
les rayons épars, et qui nous fera trouver dans la religion plus que la
morale, plus que le bonheur, plus que la philosophie, plus que le
sentiment même, puisque chacun de ces biens sera multiplié par sa
réunion avec les autres.

Quoi qu’il en soit, il est peut-être intéressant de connaître sous quel
point de vue la religion est considérée en Allemagne, et comment on a
trouvé le moyen d’y rattacher tout le système littéraire et
philosophique dont j’ai tracé l’esquisse. C’est une chose imposante que
cet ensemble de pensées qui développe à nos yeux l’ordre moral tout
entier et donne à cet édifice sublime le dévouement pour base, et la
Divinité pour faîte.

C’est au sentiment de l’infini que la plupart des écrivains allemands
rapportent toutes les idées religieuses. L’on demande s’il est possible
de concevoir l’infini; cependant, ne le conçoit-on pas, au moins d’une
manière négative, lorsque, dans les mathématiques, on ne peut supposer
aucun terme à la durée ni à l’étendue? Cet infini consiste dans
l’absence des bornes; mais le sentiment de l’infini, tel que
l’imagination et le cœur l’éprouvent, est positif et créateur.

L’enthousiasme que le beau idéal nous fait éprouver, cette émotion
pleine de trouble et de pureté tout ensemble, c’est le sentiment de
l’infini qui l’excite. Nous nous sentons comme dégagés, par
l’admiration, des entraves de la destinée humaine, et il nous semble
qu’on nous révèle des secrets merveilleux, pour affranchir l’âme à
jamais de la langueur et du déclin. Quand nous contemplons le ciel
étoilé, où des étincelles de lumière sont des univers comme le nôtre, où
la poussière brillante de la voie lactée trace avec des mondes une route
dans le firmament, notre pensée se perd dans l’infini, notre cœur bat
pour l’inconnu, pour l’immense, et nous sentons que ce n’est qu’au delà
des expériences terrestres que notre véritable vie doit commencer.
Enfin, les émotions religieuses, plus que toutes les autres encore,
réveillent en nous le sentiment de l’infini; mais, en le réveillant,
elles le satisfont; et c’est pour cela sans doute qu’un homme d’un grand
esprit disait: «Que la créature pensante n’était heureuse que quand
l’idée de l’infini était devenue pour elle une jouissance, au lieu
d’être un poids».

En effet, quand nous nous livrons en entier aux réflexions, aux images,
aux désirs qui dépassent les limites de l’expérience, c’est alors
seulement que nous respirons. Quand on veut s’en tenir aux intérêts, aux
convenances, aux lois de ce monde, le génie, la sensibilité,
l’enthousiasme, agitent péniblement notre âme; mais ils l’inondent de
délices quand on les consacre à ce souvenir, à cette attente de l’infini
qui se présente, dans la métaphysique, sous la forme des dispositions
innées; dans la vertu, sous celle du dévouement; dans les arts, sous
celle de l’idéal, et dans la religion elle-même, sous celle de l’amour
divin.

Le sentiment de l’infini est le véritable attribut de l’âme: tout ce qui
est beau dans tous les genres excite en nous l’espoir et le désir d’un
avenir éternel et d’une existence sublime; on ne peut entendre ni le
vent dans la forêt, ni les accords délicieux des voix humaines; on ne
peut éprouver l’enchantement de l’éloquence ou de la poésie; enfin,
surtout, enfin on ne peut aimer avec innocence, avec profondeur, sans
être pénétré de religion et d’immortalité.

Tous les sacrifices de l’intérêt personnel viennent du besoin de se
mettre en harmonie avec ce sentiment de l’infini dont on éprouve tout le
charme, quoiqu’on ne puisse l’exprimer. Si la puissance du devoir était
renfermée dans le court espace de cette vie, comment donc aurait-elle
plus d’empire que les passions sur notre âme? qui sacrifierait des
bornes à des bornes? _Tout ce qui finit est si court!_ dit Saint
Augustin; les instants de jouissance que peuvent valoir les penchants
terrestres, et les jours de paix qu’assure une conduite morale,
différeraient de bien peu, si des émotions sans limite et sans terme ne
s’élevaient pas au fond du cœur de l’homme qui se dévoue à la vertu.

Beaucoup de gens nieront ce sentiment de l’infini; et, certes, ils sont
sur un excellent terrain pour le nier, car il est impossible de le leur
expliquer; ce n’est pas quelques mots de plus qui réussiront à leur
faire comprendre ce que l’univers ne leur a pas dit. La nature a revêtu
l’infini des divers symboles qui peuvent le faire arriver jusqu’à nous:
la lumière et les ténèbres, l’orage et le silence, le plaisir et la
douleur, tout inspire à l’homme cette religion universelle dont son cœur
est le sanctuaire.

Un homme dont j’ai déjà eu l’occasion de parler, M. Ancillon, vient de
faire paraître un ouvrage sur la nouvelle philosophie de l’Allemagne,
qui réunit la lucidité de l’esprit français à la profondeur du génie
allemand. M. Ancillon s’est déjà acquis un nom célèbre comme historien;
il est incontestablement ce qu’on a coutume d’appeler en France une
bonne tête; son esprit même est positif et méthodique, et c’est par son
âme qu’il a saisi tout ce que la pensée de l’infini peut présenter de
plus vaste et de plus élevé. Ce qu’il a écrit sur ce sujet porte un
caractère tout à fait original; c’est, pour ainsi dire, le sublime mis à
la portée de la logique: il trace avec précision la ligne où les
connaissances expérimentales s’arrêtent, soit dans les arts, soit dans
la philosophie, soit dans la religion; il montre que le sentiment va
beaucoup plus loin que les connaissances, et que, par delà les preuves
démonstratives, il y a l’évidence naturelle; par delà l’analyse,
l’inspiration; par delà les mots, les idées; par delà les idées, les
émotions, et que le sentiment de l’infini est un fait de l’âme, un fait
primitif, sans lequel il n’y aurait rien dans l’homme que de l’instinct
physique et du calcul.

Il est difficile d’être religieux à la manière introduite par les
esprits secs, ou par les hommes de bonne volonté qui voudraient faire
arriver la religion aux honneurs de la démonstration scientifique. Ce
qui touche si intimement au mystère de l’existence ne peut être exprimé
par les formes régulières de la parole. Le raisonnement dans de tels
sujets sert à montrer où finit le raisonnement, et là où il finit
commence la véritable certitude; car les vérités de sentiment ont une
force d’intensité qui appelle tout notre être à leur appui. L’infini
agit sur l’âme pour l’élever et la dégager du temps. L’œuvre de la vie,
c’est de sacrifier les intérêts de notre existence passagère à cette
immortalité qui commence pour nous dès à présent, si nous en sommes déjà
dignes; et non seulement la plupart des religions ont ce même but, mais
les beaux-arts, la poésie, la gloire et l’amour, sont des religions dans
lesquelles il entre plus ou moins d’alliage.

Cette expression: _c’est divin_, qui est passée en usage pour vanter les
beautés de la nature et de l’art, cette expression est une croyance
parmi les Allemands; ce n’est point par indifférence qu’ils sont
tolérants, c’est parce qu’ils ont de l’universalité dans leur manière de
sentir et de concevoir la religion. En effet, chaque homme peut trouver
dans une des merveilles de l’univers celle qui parle plus puissamment à
son âme: l’un admire la Divinité dans les traits d’un père; l’autre,
dans l’innocence d’un enfant; l’autre, dans le céleste regard des
vierges de Raphaël, dans la musique, dans la poésie, dans la nature,
n’importe: car tous s’entendent, si tous sont animés par le principe
religieux, génie du monde et de chaque homme.

Des esprits supérieurs ont élevé des doutes sur tel ou tel dogme; et
c’était un grand malheur que la subtilité de la dialectique ou les
prétentions de l’amour-propre pussent troubler et refroidir le sentiment
de la foi. Souvent aussi la réflexion se trouvait à l’étroit dans ces
religions intolérantes dont on avait fait, pour ainsi dire, un code
pénal, et qui donnaient à la théologie toutes les formes d’un
gouvernement despotique. Mais qu’il est sublime, ce culte qui nous fait
ressentir une jouissance céleste dans l’inspiration du génie, comme dans
la vertu la plus obscure; dans les affections les plus tendres, comme
dans les peines les plus amères; dans la tempête, comme dans les beaux
jours; dans la fleur, comme dans le chêne; dans tout, hors le calcul,
hors le froid mortel de l’égoïsme, qui nous sépare de la nature
bienfaisante, et nous donne la vanité seule pour mobile, la vanité dont
la racine est toujours venimeuse! qu’elle est belle, la religion qui
consacre le monde entier à son auteur, et se sert de toutes nos facultés
pour célébrer les rites saints du merveilleux univers!

Loin qu’une telle croyance interdise les lettres ni les sciences, la
théorie de toutes les idées et le secret de tous les talents lui
appartiennent; il faudrait que la nature et la Divinité fussent en
contradiction, si la piété sincère défendait aux hommes de se servir de
leurs facultés, et de goûter les plaisirs qu’elles donnent. Il y a de la
religion dans toutes les œuvres du génie; il y a du génie dans toutes
les pensées religieuses. L’esprit est d’une moins illustre origine, il
sert à contester; mais le génie est créateur. La source inépuisable des
talents et des vertus, c’est le sentiment de l’infini, qui a sa part
dans toutes les actions généreuses et dans toutes les conceptions
profondes.

La religion n’est rien si elle n’est pas tout, si l’existence n’en est
pas remplie, si l’on n’entretient pas sans cesse dans l’âme cette foi à
l’invisible, ce dévouement, cette élévation de désirs, qui doivent
triompher des penchants vulgaires auxquels notre nature nous expose.

Néanmoins, comment la religion pourrait-elle nous être sans cesse
présente, si nous ne la rattachions pas à tout ce qui doit occuper une
belle vie, les affections dévouées, les méditations philosophiques et
les plaisirs de l’imagination? Un grand nombre de pratiques sont
recommandées aux fidèles, afin qu’à tous les moments du jour la religion
leur soit rappelée par les obligations qu’elle impose; mais si la vie
entière pouvait être naturellement et sans effort un culte de tous les
instants, ne serait-ce pas mieux encore? puisque l’admiration pour le
beau se rapporte toujours à la Divinité, et que l’élan même des pensées
fortes nous fait remonter vers notre origine, pourquoi donc la puissance
d’aimer, la poésie, la philosophie, ne seraient-elles pas les colonnes
du temple de la foi?



CHAPITRE II

Du Protestantisme.


C’était chez les Allemands qu’une révolution opérée par les idées devait
avoir lieu; car le trait saillant de cette nation méditative est
l’énergie de la conviction intérieure. Quand une fois une opinion s’est
emparée des têtes allemandes, leur patience et leur persévérance à la
soutenir font singulièrement honneur à la force de la volonté dans
l’homme.

En lisant les détails de la mort de Jean Hus et de Jérôme de Prague, les
précurseurs de la réformation, on voit un exemple frappant de ce qui
caractérise les chefs du protestantisme en Allemagne, la réunion d’une
foi vive avec l’esprit d’examen. Leur raison n’a point fait tort à leur
croyance, ni leur croyance à leur raison; et leurs facultés morales ont
agi toujours ensemble.

Partout, en Allemagne, on trouve des traces des diverses luttes
religieuses qui, pendant plusieurs siècles, ont occupé la nation
entière. On montre encore dans la cathédrale de Prague des bas-reliefs
où les dévastations commises par les hussites sont représentées; et la
partie de l’église que les Suédois ont incendiée dans la guerre de
trente ans n’est point rebâtie. Non loin de là, sur le pont, est placée
la statue de saint Jean Népomucène, qui aima mieux périr dans les flots
que de révéler les faiblesses qu’une reine infortunée lui avait
confessées. Les monuments, et même les ruines qui attestent l’influence
de la religion sur les hommes, intéressent vivement notre âme; car les
guerres d’opinion, quelque cruelles qu’elles soient, font plus d’honneur
aux nations que les guerres d’intérêt.

Luther est, de tous les grands hommes que l’Allemagne a produits, celui
dont le caractère était le plus allemand: sa fermeté avait quelque chose
de rude; sa conviction allait jusqu’à l’entêtement; le courage de
l’esprit était en lui le principe du courage de l’action: ce qu’il avait
de passionné dans l’âme ne le détournait point des études abstraites; et
quoi qu’il attaquât de certains abus et de certains dogmes comme des
préjugés, ce n’était point l’incrédulité philosophique, mais un
fanatisme à lui qui l’inspirait.

Néanmoins la réformation a introduit dans le monde l’examen en fait de
religion. Il en est résulté pour les uns le scepticisme, mais pour les
autres une conviction plus ferme des vérités religieuses: l’esprit
humain était arrivé à une époque où il devait nécessairement examiner
pour croire. La découverte de l’imprimerie, la multiplicité des
connaissances et l’investigation philosophique de la vérité, ne
permettaient plus cette foi aveugle dont on s’était jadis si bien
trouvé. L’enthousiasme religieux ne pouvait renaître que par l’examen et
la méditation. C’est Luther qui a mis la Bible et l’Évangile entre les
mains de tout le monde; c’est lui qui a donné l’impulsion à l’étude de
l’antiquité; car en apprenant l’hébreu pour lire la Bible, et le grec
pour lire le Nouveau Testament, on a cultivé les langues anciennes, et
les esprits se sont tournés vers les recherches historiques.

L’examen peut affaiblir cette foi d’habitude que les hommes font bien de
conserver tant qu’ils le peuvent; mais quand l’homme sort de l’examen
plus religieux qu’il n’y était entré, c’est alors que la religion est
invariablement fondée; c’est alors qu’il y a paix entre elle et les
lumières, et qu’elles se servent mutuellement.

Quelques écrivains ont beaucoup déclamé contre le système de la
perfectibilité, et l’on aurait dit, à les entendre, que c’était une
véritable atrocité de croire notre espèce perfectible. Il suffit, en
France, qu’un homme de tel parti ait soutenu telle opinion, pour qu’il
ne soit plus du bon goût de l’adopter; et tous les moutons du même
troupeau viennent donner, les uns après les autres, leurs coups de tête
aux idées, qui n’en restent pas moins ce qu’elles sont.

Il est très probable que le genre humain est susceptible d’éducation,
aussi bien que chaque homme, et qu’il y a des époques marquées pour les
progrès de la pensée dans la route éternelle du temps. La réformation
fut l’ère de l’examen, et de la conviction éclairée qui lui succède. Le
christianisme a d’abord été fondé, puis altéré, puis examiné, puis
compris, et ces diverses périodes étaient nécessaires à son
développement; elles ont duré quelquefois cent ans, quelquefois mille
ans. L’Être suprême, qui puise dans l’éternité, n’est pas économe du
temps à notre manière.

Quand Luther a paru, la religion n’était plus qu’une puissance
politique, attaquée ou défendue comme un intérêt de ce monde. Luther l’a
rappelée sur le terrain de la pensée. La marche historique de l’esprit
humain à cet égard, en Allemagne, est digne de remarque. Lorsque les
guerres causées par la réformation furent apaisées, et que les réfugiés
protestants se furent naturalisés dans les divers États du nord de
l’empire germanique, les études philosophiques, qui avaient toujours
pour objet l’intérieur de l’âme, se dirigèrent naturellement vers la
religion; et il n’existe pas, dans le dix-huitième siècle, de
littérature où l’on trouve sur ce sujet une aussi grande quantité de
livres que dans la littérature allemande.

Lessing, l’un des esprits les plus vigoureux de l’Allemagne, n’a cessé
d’attaquer, avec toute la force de sa logique, cette maxime si
communément répétée, _qu’il y a des vérités dangereuses_. En effet,
c’est une singulière présomption, dans quelques individus, de se croire
le droit de cacher la vérité à leurs semblables, et de s’attribuer la
prérogative de se placer, comme Alexandre devant Diogène, pour nous
dérober les rayons de ce soleil qui appartient à tous également; cette
prudence prétendue n’est que la théorie du charlatanisme; on veut
escamoter les idées, pour mieux asservir les hommes. La vérité est
l’œuvre de Dieu, les mensonges sont l’œuvre de l’homme. Si l’on étudie
les époques de l’histoire où l’on a craint la vérité, l’on verra
toujours que c’est quand l’intérêt particulier luttait de quelque
manière contre la tendance universelle.

La recherche de la vérité est la plus noble des occupations, et sa
publication un devoir. Il n’y a rien à craindre pour la religion ni pour
la société dans cette recherche, si elle est sincère; et si elle ne
l’est pas, ce n’est plus alors la vérité, c’est le mensonge qui fait du
mal. Il n’y a pas un sentiment dans l’homme dont on ne puisse trouver la
raison philosophique: pas une opinion, pas même un préjugé généralement
répandu, qui n’ait sa racine dans la nature. Il faut donc examiner, non
dans le but de détruire, mais pour fonder la croyance sur la conviction
intime, et non sur la conviction dérobée.

On voit des erreurs durer longtemps; mais elles causent toujours une
inquiétude pénible. En contemplant la tour de Pise, qui penche sur sa
base, on se figure qu’elle va tomber, quoiqu’elle ait subsisté pendant
des siècles, et l’imagination n’est en repos qu’en présence des édifices
fermes et réguliers. Il en est de même de la croyance à certains
principes; ce qui est fondé sur les préjugés inquiète, et l’on aime à
voir la raison appuyer de tout son pouvoir les conceptions élevées de
l’âme.

L’intelligence contient en elle-même le principe de tout ce qu’elle
acquiert par l’expérience; Fontenelle disait avec justesse, _qu’on
croyait reconnaître une vérité, la première fois qu’elle nous était
annoncée_. Comment donc pourrait-on imaginer que tôt ou tard les idées
justes et la persuasion intime qu’elles font naître, ne se rencontreront
pas? Il y a une harmonie préétablie entre la vérité et la raison
humaine, qui finit toujours par les rapprocher l’une de l’autre.

Proposer aux hommes de ne pas se dire mutuellement ce qu’ils pensent,
c’est ce qu’on appelle vulgairement garder le secret de la comédie. On
ne continue d’ignorer que parce qu’on ne sait pas qu’on ignore; mais du
moment qu’on a commandé de se taire, c’est que quelqu’un a parlé; et,
pour étouffer les pensées que ces paroles ont excitées, il faut dégrader
la raison. Il y a des hommes pleins d’énergie et de bonne foi, qui n’ont
jamais soupçonné telles ou telles vérités philosophiques; mais ceux qui
les savent et les dissimulent sont des hypocrites, ou tout au moins des
êtres bien arrogants et bien irréligieux.--Bien arrogants; car de quel
droit s’imaginent-ils qu’ils sont de la classe des initiés, et que le
reste du monde n’en est pas?--Bien irréligieux; car s’il y avait une
vérité philosophique ou naturelle, une vérité enfin qui combattît la
religion, cette religion ne serait pas ce qu’elle est, la lumière des
lumières.

Il faut bien mal connaître le christianisme, c’est-à-dire, la révélation
des lois morales de l’homme et de l’univers, pour recommander à ceux qui
veulent y croire l’ignorance, le secret et les ténèbres. Ouvrez les
portes du temple; appelez à votre secours le génie, les beaux-arts, les
sciences, la philosophie; rassemblez-les dans un même foyer, pour
honorer et comprendre l’Auteur de la création, et si l’amour a dit que
le nom de ce qu’on aime semble gravé sur les feuilles de chaque fleur,
comment l’empreinte de Dieu ne serait-elle pas dans toutes les idées qui
se rallient à la chaîne éternelle!

Le droit d’examiner ce qu’on doit croire est le fondement du
protestantisme. Les premiers réformateurs ne l’entendaient pas ainsi:
ils croyaient pouvoir placer les colonnes d’Hercule de l’esprit humain
au terme de leurs propres lumières; mais ils avaient tort d’espérer
qu’on se soumettrait à leurs décisions comme infaillibles, eux qui
rejetaient toute autorité de ce genre dans la religion catholique. Le
protestantisme devait donc suivre le développement et les progrès des
lumières, tandis que le catholicisme se vantait d’être immuable au
milieu des vagues du temps.

Parmi les écrivains allemands de la religion protestante, il a existé
diverses manières de voir, qui successivement ont occupé l’attention.
Plusieurs savants ont fait des recherches inouïes sur l’Ancien et le
Nouveau Testament. Michaelis a étudié les langues, les antiquités et
l’histoire naturelle de l’Asie, pour interpréter la Bible: et tandis
qu’en France l’esprit philosophique plaisantait sur le christianisme, on
en faisait en Allemagne un objet d’érudition. Bien que ce genre de
travail pût, à quelques égards, blesser les âmes religieuses, quel
respect ne suppose-t-il pas pour le livre, objet d’un examen aussi
sérieux! Ces savants n’attaquèrent ni le dogme, ni les prophéties, ni
les miracles; mais il en vint après eux un grand nombre qui voulurent
donner une explication toute naturelle à la Bible et au Nouveau
Testament, et qui, considérant l’une et l’autre, simplement comme de
bons écrits d’une lecture instructive, ne voyaient dans les mystères que
des métaphores orientales.

Ces théologiens s’appelaient raisonnables, parce qu’ils croyaient
dissiper tous les genres d’obscurité; mais c’était mal diriger l’esprit
d’examen que de vouloir l’appliquer aux vérités qu’on ne peut pressentir
que par l’élévation et le recueillement de l’âme. L’esprit d’examen doit
servir à reconnaître ce qui est supérieur à la raison, comme un
astronome marque les hauteurs auxquelles la vue de l’homme n’atteint
pas: ainsi donc, signaler les régions incompréhensibles, sans prétendre
ni les nier, ni les soumettre au langage, c’est se servir de l’esprit
d’examen selon sa mesure et selon son but.

L’interprétation savante ne satisfait pas plus que l’autorité
dogmatique. L’imagination et la sensibilité des Allemands ne pouvaient
se contenter de cette sorte de religion prosaïque, qui accordait un
respect de raison au christianisme. Herder, le premier, fit renaître la
foi par la poésie: profondément instruit dans les langues orientales, il
avait pour la Bible un genre d’admiration semblable à celui qu’un Homère
sanctifié pourrait inspirer. La tendance naturelle des esprits, en
Allemagne, est de considérer la poésie comme une sorte de don
prophétique, précurseur des dons divins; ainsi ce n’était point une
profanation de réunir à la croyance religieuse l’enthousiasme qu’elle
inspire.

Herder n’était pas scrupuleusement orthodoxe; cependant il rejetait,
ainsi que ses partisans, les commentaires érudits qui avaient pour but
de simplifier la Bible, et qui l’anéantissaient en la simplifiant. Une
sorte de théologie poétique, vague, mais animée, libre, mais sensible,
tint la place de cette école pédantesque, qui croyait marcher vers la
raison en retranchant quelques miracles de cet univers, et cependant le
merveilleux est à quelques égards peut-être plus facile encore à
concevoir que ce qu’on est convenu d’appeler le naturel.

Schleiermacher, le traducteur de Platon, a écrit sur la religion des
discours d’une rare éloquence; il combat l’indifférence qu’on appelait
_tolérance_, et le travail destructeur qu’on faisait passer pour un
examen impartial. Schleiermacher n’est pas non plus un théologien
orthodoxe; mais il montre, dans les dogmes religieux qu’il adopte, de la
force de croyance, et une grande vigueur de conception métaphysique. Il
a développé avec beaucoup de chaleur et de clarté le sentiment de
l’infini, dont j’ai parlé dans le chapitre précédent. On peut appeler
les opinions religieuses de Schleiermacher et de ses disciples une
théologie philosophique.

Enfin Lavater et plusieurs hommes de talent se sont ralliés aux opinions
mystiques, telles que Fénelon en France, et divers écrivains de tous les
pays les ont conçues.

Lavater a précédé quelques-uns des hommes que j’ai cités; néanmoins
c’est depuis un petit nombre d’années surtout, que la doctrine dont il
peut être considéré comme un des principaux chefs, a pris une grande
faveur en Allemagne. L’ouvrage de Lavater sur la physionomie est plus
célèbre que ses écrits religieux; mais ce qui le rendait surtout
remarquable, c’était son caractère personnel; il y avait en lui un rare
mélange de pénétration et d’enthousiasme; il observait les hommes avec
une finesse d’esprit singulière, et s’abandonnait avec une confiance
absolue à des idées qu’on pourrait nommer superstitieuses; il avait de
l’amour-propre, et peut-être cet amour-propre a-t-il été la cause de ses
opinions bizarres sur lui-même et sur sa vocation miraculeuse: cependant
rien n’égalait la simplicité religieuse et la candeur de son âme; on ne
pouvait voir sans étonnement, dans un salon de nos jours, un ministre du
saint Évangile inspiré comme les apôtres, et spirituel comme un homme du
monde. Le garant de la sincérité de Lavater, c’étaient ses bonnes
actions et son beau regard, qui portait l’empreinte d’une inimitable
vérité.

Les écrivains religieux de l’Allemagne actuelle sont divisés en deux
classes très distinctes, les défenseurs de la réformation et les
partisans du catholicisme. J’examinerai à part les écrivains de ces
diverses opinions; mais ce qu’il importe d’affirmer avant tout, c’est
que si le nord de l’Allemagne est le pays où les questions théologiques
ont été le plus agitées, c’est en même temps celui où les sentiments
religieux sont le plus universels; le caractère national en est
empreint; et le génie des arts et de la littérature y puise toute son
inspiration. Enfin, parmi les gens du peuple, la religion a, dans le
nord de l’Allemagne, un caractère idéal et doux qui surprend
singulièrement, dans un pays dont on est accoutumé à croire les mœurs
très rudes.

Une fois, en voyageant de Dresde à Leipzig, je m’arrêtai le soir à
Meissen, petite ville placée sur une hauteur, au-dessus de la rivière,
et dont l’église renferme des tombeaux consacrés à d’illustres
souvenirs. Je me promenais sur l’esplanade, et je me laissais aller à
cette rêverie que le coucher du soleil, l’aspect lointain du paysage, et
le bruit de l’onde qui coule au fond de la vallée, excitent si
facilement dans notre âme; j’entendis alors les voix de quelques hommes
du peuple, et je craignais d’écouter des paroles vulgaires, telles qu’on
en chante ailleurs dans les rues. Quel fut mon étonnement, lorsque je
compris le refrain de leur chanson: _Ils se sont aimés, et ils sont
morts avec l’espoir de se retrouver un jour!_ Heureux pays, que celui où
de tels sentiments sont populaires, et répandent jusque dans l’air qu’on
respire je ne sais quelle fraternité religieuse, dont l’amour pour le
ciel et la pitié pour l’homme sont le touchant lien!



CHAPITRE III

Du culte des Frères Moraves.


Il y a peut-être trop de liberté dans le protestantisme, pour contenter
une certaine austérité religieuse, qui peut s’emparer de l’homme accablé
par de grands malheurs; quelquefois même, dans le cours habituel de la
vie, la réalité de ce monde disparaît tout à coup, et l’on se sent, au
milieu de ses intérêts, comme dans un bal dont on n’entendrait pas la
musique; le mouvement qu’on y verrait paraîtrait insensé. Une espèce
d’apathie rêveuse s’empare également du bramin et du sauvage, quand
l’un, à force de penser, et l’autre, à force d’ignorer, passent des
heures entières dans la contemplation muette de la destinée. La seule
activité dont on soit susceptible alors est celle qui a le culte divin
pour objet. On aime à faire à chaque instant quelque chose pour le ciel;
et c’est cette disposition qui inspire de l’attrait pour les couvents,
quoiqu’ils aient d’ailleurs des inconvénients très graves.

Les établissements moraves sont les couvents des protestants, et c’est
l’enthousiasme religieux du nord de l’Allemagne qui leur a donné
naissance, il y a cent années. Mais quoique cette association soit aussi
sévère qu’un couvent catholique, elle est plus libérale dans les
principes; on n’y fait point de vœu, tout y est volontaire; les hommes
et les femmes ne sont pas séparés, et le mariage n’y est point interdit.
Néanmoins la société entière est ecclésiastique, c’est-à-dire que tout
s’y fait par la religion et pour elle; c’est l’autorité de l’église qui
régit cette communauté de fidèles; mais cette église est sans prêtres,
et le sacerdoce y est exercé tour à tour par les personnes les plus
religieuses et les plus vénérables.

Les hommes et les femmes, avant d’être mariés, vivent séparément les uns
des autres dans des réunions où règne l’égalité la plus parfaite. La
journée entière est remplie par des travaux, les mêmes pour tous les
rangs; l’idée de la Providence, constamment présente, dirige toutes les
actions de la vie des Moraves.

Quand un jeune homme veut prendre une compagne, il s’adresse à la
doyenne des filles ou des veuves, et lui demande celle qu’il voudrait
épouser. L’on tire au sort à l’église, pour savoir s’il doit ou non
s’unir à la femme qu’il préfère; et si le sort est contre lui, il
renonce à sa demande. Les Moraves ont tellement l’habitude de se
résigner, qu’ils ne résistent point à cette décision; et comme ils ne
voient les femmes qu’à l’église, il leur en coûte moins pour renoncer à
leur choix. Cette manière de prononcer sur le mariage et sur beaucoup
d’autres circonstances de la vie indique l’esprit général du culte des
Moraves. Au lieu de s’en tenir à la soumission à la volonté du ciel, ils
se figurent qu’ils peuvent la connaître ou par des inspirations, ou, ce
qui est plus étrange encore, en interrogeant le hasard. Le devoir et les
événements manifestent à l’homme les voies de Dieu sur la terre; comment
peut-il se flatter de les pénétrer par d’autres moyens?

L’on observe d’ailleurs en général, chez les Moraves, les mœurs
évangéliques telles qu’elles devaient exister du temps des apôtres, dans
les communautés chrétiennes. Ni les dogmes extraordinaires, ni les
pratiques scrupuleuses ne font le lien de cette association: l’Évangile
y est interprété de la manière la plus naturelle et la plus claire; mais
on y est fidèle aux conséquences de cette doctrine, et l’on met, sous
tous les rapports, sa conduite en harmonie avec les principes religieux.
Les communautés moraves servent surtout à prouver que le protestantisme,
dans sa simplicité, peut mener au genre de vie le plus austère, et à la
religion la plus enthousiaste; la mort et l’immortalité bien comprises
suffisent pour occuper et diriger toute l’existence.

J’ai été, il y a quelque temps, à Dintendorf, petit village près
d’Erfurt, où une communauté de Moraves s’est établie. Ce village est à
trois lieues de toute grande route, il est placé entre deux montagnes,
sur le bord d’un ruisseau; des saules et des peupliers élevés
l’entourent; il y a dans l’aspect de la contrée quelque chose de calme
et de doux, qui prépare l’âme à sortir des agitations de la vie. Les
maisons et les rues sont d’une propreté parfaite; les femmes, toutes
habillées de même, cachent leurs cheveux et ceignent leur tête avec un
ruban dont les couleurs indiquent si elles sont mariées, filles ou
veuves; les hommes sont vêtus de brun, à peu près comme les quakers. Une
industrie mercantile les occupe presque tous; mais on n’entend pas le
moindre bruit dans le village. Chacun travaille avec régularité et
tranquillité; et l’action intérieure des sentiments religieux apaise
tout autre mouvement.

Les filles et les veuves habitent ensemble dans un grand dortoir, et,
pendant la nuit, une d’elles veille tour à tour pour prier, ou pour
soigner celles qui pourraient devenir malades. Les hommes non mariés
vivent de la même manière. Ainsi, il existe une grande famille pour
celui qui n’a pas la sienne, et le nom de frère et de sœur est commun à
tous les chrétiens.

A la place de cloches, des instruments à vent d’une très belle harmonie
invitent au service divin. En marchant pour aller à l’église, au son de
cette musique imposante, on se sentait enlevé à la terre; on croyait
entendre les trompettes du jugement dernier, non telles que le remords
nous les fait craindre, mais telles qu’une pieuse confiance nous les
fait espérer; il semblait que la miséricorde divine se manifestât dans
cet appel, et prononçât d’avance un pardon régénérateur.

L’église était décorée de roses blanches et de fleurs d’aubépine; les
tableaux n’étaient point bannis du temple, et la musique y était
cultivée, comme faisant partie du culte; on n’y chantait que des
psaumes; il n’y avait ni sermon, ni messe, ni raisonnement, ni
discussion théologique; c’était le culte de Dieu, en esprit et en
vérité. Les femmes, toutes en blanc, étaient rangées les unes à côté des
autres, sans aucune distinction quelconque; elles semblaient des ombres
innocentes, qui venaient comparaître devant le tribunal de la Divinité.

Le cimetière des Moraves est un jardin dont les allées sont marquées par
des pierres funéraires, à côté desquelles on a planté un arbuste à
fleurs. Toutes ces pierres sont égales; aucun de ces arbustes ne s’élève
au-dessus de l’autre, et la même épitaphe sert pour tous les morts: _Il
est né tel jour, et tel autre il est retourné dans sa patrie._ Admirable
expression pour désigner le terme de notre vie! Les anciens disaient:
_Il a vécu_, et jetaient ainsi un voile sur la tombe, pour en dérober
l’idée. Les chrétiens placent au-dessus d’elle l’étoile de l’espérance.

Le jour de Pâques, le service divin se célèbre dans le cimetière qui est
placé à côté de l’église, et la résurrection est annoncée au milieu des
tombeaux. Tous ceux qui sont présents à cet acte du culte savent quelle
est la pierre qu’on doit placer sur leur cercueil, et respirent déjà le
parfum du jeune arbre dont les feuilles et les fleurs se pencheront sur
leurs tombes. C’est ainsi qu’on a vu, dans les temps modernes, une armée
toute entière, assistant à ses propres funérailles, dire pour elle-même
le service des morts, décidée qu’elle était à conquérir
l’immortalité[18].

  [18] C’est à Saragosse qu’a eu lieu l’admirable scène à laquelle je
    faisais allusion, sans oser la désigner plus clairement. Un aide de
    camp du général français vint proposer à la garnison de la ville de
    se rendre, et le chef des troupes espagnoles le conduisit sur la
    place publique; il vit sur cette place et dans l’église tendue de
    noir, les soldats et les officiers à genoux, entendant le service
    des morts. En effet, bien peu de ces guerriers vivent encore, et les
    habitants de la ville ont aussi partagé le sort de leurs défenseurs.

La communion des Moraves ne peut point s’adapter à l’état social, tel
que les circonstances nous le commandent; mais comme on a beaucoup dit
depuis quelque temps que le catholicisme seul parlait à l’imagination,
il importe d’observer que ce qui remue vraiment l’âme, dans la religion,
est commun à toutes les églises chrétiennes. Un sépulcre et une prière
épuisent toute la puissance de l’attendrissement; et plus la croyance
est simple, plus le culte cause d’émotion.



CHAPITRE IV

Du Catholicisme.


La religion catholique est plus tolérante en Allemagne que dans tout
autre pays. La paix de Westphalie ayant fixé les droits des différentes
religions, elles ne craignent plus leurs envahissements mutuels; et
d’ailleurs le mélange des cultes, dans un grand nombre de villes, a
nécessairement amené l’occasion de se voir et de se juger. Dans les
opinions religieuses, comme dans les opinions politiques, on se fait de
ses adversaires un fantôme qui se dissipe presque toujours par leur
présence; la sympathie nous montre un semblable dans celui qu’on croyait
son ennemi.

Le protestantisme étant beaucoup plus favorable aux lumières que le
catholicisme, les catholiques, en Allemagne, se sont mis sur une espèce
de défensive qui nuit beaucoup au progrès des idées. Dans les pays où la
religion catholique régnait seule, tels que la France et l’Italie, on a
su la réunir à la littérature et aux beaux-arts; mais en Allemagne, où
les protestants se sont emparés, par les universités et par leur
tendance naturelle, de tout ce qui tient aux études littéraires et
philosophiques, les catholiques se sont crus obligés de leur opposer un
certain genre de réserve qui éteint presque tout moyen de se distinguer
dans la carrière de l’imagination et de la pensée. La musique est le
seul des beaux-arts porté, dans le midi de l’Allemagne, à un plus haut
degré de perfection que dans le nord, à moins que l’on ne compte comme
l’un des beaux-arts un certain genre de vie commode, dont les
jouissances s’accordent assez bien avec le repos de l’esprit.

Il y a parmi les catholiques, en Allemagne, une piété sincère,
tranquille et charitable, mais il n’y a point de prédicateurs célèbres,
ni d’écrivains religieux à citer; rien n’y excite le mouvement de l’âme;
l’on y prend la religion comme une chose de fait, où l’enthousiasme n’a
point de part, et l’on dirait que, dans un culte si bien consolidé,
l’autre vie elle-même devient une vérité positive sur laquelle on
n’exerce plus la pensée.

La révolution qui s’est faite dans les esprits philosophiques en
Allemagne, depuis trente ans, les a presque tous ramenés aux sentiments
religieux. Ils s’en étaient un peu écartés, lorsque l’impulsion
nécessaire pour propager la tolérance avait dépassé son but; mais, en
rappelant l’idéalisme dans la métaphysique, l’inspiration dans la
poésie, la contemplation dans les sciences, on a renouvelé l’empire de
la religion, et la réforme de la réformation, ou plutôt la direction
philosophique de la liberté qu’elle a donnée, a banni pour jamais, du
moins en théorie, le matérialisme et toutes ses applications funestes.
Au milieu de cette révolution intellectuelle, si féconde en nobles
résultats, quelques hommes ont été trop loin, comme il arrive toujours
dans les oscillations de la pensée.

On dirait que l’esprit humain se précipite toujours d’un extrême à
l’autre, comme si les opinions qu’il vient de quitter se changeaient en
remords pour le poursuivre. La réformation, disent quelques écrivains de
la nouvelle école, a été la cause de plusieurs guerres de religion; elle
a séparé le nord du midi de l’Allemagne; elle a donné aux Allemands la
funeste habitude de se combattre les uns les autres, et ces divisions
leur ont ôté le droit de s’appeler une nation. Enfin, la réformation, en
introduisant l’esprit d’examen, a rendu l’imagination aride, et mis le
doute à la place de la foi; il faut donc, répètent ces mêmes hommes,
revenir à l’unité de l’Église en retournant au catholicisme.

D’abord, si Charles-Quint avait adopté le luthéranisme, il y aurait eu
de même unité dans l’Allemagne, et le pays entier serait, comme la
partie du Nord, l’asile des sciences et des lettres. Peut-être que cet
accord aurait donné naissance à des institutions libres, combinées avec
une force réelle; et peut-être aurait-on évité cette triste séparation
du caractère et des lumières, qui a livré le Nord à la rêverie, et
maintenu le Midi dans son ignorance. Mais, sans se perdre en conjectures
sur ce qui serait arrivé, calcul toujours très incertain, on ne peut
nier que l’époque de la réformation ne soit celle où les lettres et la
philosophie se sont introduites en Allemagne. Ce pays ne peut être mis
au premier rang, ni pour la guerre, ni pour les arts, ni pour la liberté
politique: ce sont les lumières dont l’Allemagne a droit de
s’enorgueillir, et son influence sur l’Europe pensante date du
protestantisme. De telles révolutions ne s’opèrent ni ne se détruisent
par des raisonnements, elles appartiennent à la marche historique de
l’esprit humain; et les hommes qui paraissent en être les auteurs, n’en
sont jamais que les conséquences.

Le catholicisme, aujourd’hui désarmé, a la majesté d’un vieux lion qui
jadis faisait trembler l’univers; mais, quand les abus de son pouvoir
amenèrent la réformation, il mettait des entraves à l’esprit humain; et,
loin que ce fût par sécheresse de cœur qu’on s’opposait alors à son
ascendant, c’était pour faire usage de toutes les facultés de l’esprit
et de l’imagination qu’on réclamait avec force la liberté de penser. Si
des circonstances toutes divines, et où la main des hommes ne se fît
sentir en rien, amenaient un jour un rapprochement entre les deux
Églises, on prierait Dieu, ce me semble, avec une émotion nouvelle, à
côté des prêtres vénérables qui, dans les dernières années du siècle
passé, ont tant souffert pour leur conscience. Mais ce n’est sûrement
pas le changement de religion de quelques hommes, ni surtout l’injuste
défaveur que leurs écrits tendent à jeter sur la religion réformée, qui
pourraient conduire à l’unité des opinions religieuses.

Il y a dans l’esprit humain deux forces très distinctes, l’une inspire
le besoin de croire, l’autre celui d’examiner. L’une de ces facultés ne
doit pas être satisfaite aux dépens de l’autre: le protestantisme et le
catholicisme ne viennent point de ce qu’il y a eu des papes et un
Luther; c’est une pauvre manière de considérer l’histoire, que de
l’attribuer à des hasards. Le protestantisme et le catholicisme existent
dans le cœur humain; ce sont des puissances morales qui se développent
dans les nations, parce qu’elles existent dans chaque homme. Si dans la
religion, comme dans les autres affections humaines, on peut réunir ce
que l’imagination et la raison souhaitent, il y a paix dans l’homme;
mais en lui, comme dans l’univers, la puissance de créer et celle de
détruire, la foi et l’examen se succèdent et se combattent.

On a voulu, pour réunir ces deux penchants, creuser plus avant dans
l’âme; et de là sont venues les opinions mystiques, dont nous parlerons
dans le chapitre suivant; mais le petit nombre de personnes qui ont
abjuré le protestantisme n’ont fait que renouveler des haines. Les
anciennes dénominations raniment les anciennes querelles; la magie se
sert de certaines paroles pour évoquer les fantômes; on dirait que sur
tous les sujets il y a des mots qui exercent ce pouvoir: ce sont ceux
qui ont servi de ralliement à l’esprit de parti, on ne peut les
prononcer sans agiter de nouveau les flambeaux de la discorde. Les
catholiques allemands se sont montrés jusqu’à présent très étrangers à
ce qui se passait à cet égard dans le Nord. Les opinions littéraires
semblent la cause du petit nombre de changements de religion qui ont eu
lieu, et l’ancienne et vieille Église ne s’en est guère occupée.

Le comte Frédéric Stolberg, homme très respectable par son caractère et
par ses talents, célèbre, dès sa jeunesse, comme poète, comme admirateur
passionné de l’antiquité, et comme traducteur d’Homère, a donné le
premier, en Allemagne, le signal de ces conversions nouvelles, qui ont
eu depuis des imitateurs. Les plus illustres amis du comte Stolberg,
Klopstock, Voss et Jacobi, se sont éloignés de lui pour cette
abjuration, qui semble désavouer les malheurs et les combats que les
réformés ont soutenus pendant trois siècles; cependant M. de Stolberg
vient de publier une histoire de la religion de Jésus-Christ, faite pour
mériter l’approbation de toutes les communions chrétiennes. C’est la
première fois qu’on a vu les opinions catholiques défendues de cette
manière; et si le comte de Stolberg n’avait pas été élevé dans le
protestantisme, peut-être n’aurait-il pas eu l’indépendance d’esprit qui
lui sert à faire impression sur les hommes éclairés.

On trouve dans ce livre une connaissance parfaite des Saintes Écritures,
et des recherches très intéressantes sur les différentes religions de
l’Asie, en rapport avec le christianisme. Les Allemands du Nord, lors
même qu’ils se soumettent aux dogmes les plus positifs, savent toujours
leur donner l’empreinte de leur philosophie.

Le comte de Stolberg attribue à l’ancien Testament, dans son ouvrage,
une beaucoup plus grande part que les écrivains protestants ne lui en
accordent d’ordinaire. Il considère le sacrifice comme la base de toute
religion, et la mort d’Abel comme le premier type de ce sacrifice, qui
fonde le christianisme. De quelque manière qu’on juge cette opinion,
elle donne beaucoup à penser. La plupart des religions anciennes ont
institué des sacrifices humains; mais dans cette barbarie il y avait
quelque chose de remarquable: c’est le besoin d’une expiation
solennelle. Rien ne peut effacer de l’âme, en effet, la conviction qu’il
y a quelque chose de très mystérieux dans le sang de l’innocent, et que
la terre et le ciel s’en émeuvent. Les hommes ont toujours cru que des
justes pouvaient obtenir, dans cette vie ou dans l’autre, le pardon des
criminels. Il y a dans le genre humain des idées primitives qui
paraissent plus ou moins défigurées dans tous les temps et chez tous les
peuples. Ce sont ces idées sur lesquelles on ne saurait se lasser de
méditer; car elles renferment sûrement quelques traces des titres perdus
de la race humaine.

La persuasion que les prières et le dévouement du juste peuvent sauver
les coupables, est sans doute tirée des sentiments que nous éprouvons
dans les rapports de la vie; mais rien n’oblige, en fait de croyance
religieuse, à rejeter ces inductions: que savons-nous de plus que nos
sentiments, et pourquoi prétendrait-on qu’ils ne doivent point
s’appliquer aux vérités de la foi? Que peut-il y avoir dans l’homme que
lui-même, et pourquoi, sous prétexte d’anthropomorphisme, l’empêcher de
former, d’après son âme, une image de la Divinité? Nul autre messager ne
saurait, je pense, lui en donner des nouvelles.

Le comte de Stolberg s’attache à démontrer que la tradition de la chute
de l’homme a existé chez tous les peuples de la terre, et
particulièrement en Orient, et que tous les hommes ont eu dans le cœur
le souvenir d’un bonheur dont ils avaient été privés. En effet, il y a
dans l’esprit humain deux tendances aussi distinctes que la gravitation
et l’impulsion dans le monde physique; c’est l’idée d’une décadence et
celle d’un perfectionnement. On dirait que nous éprouvons tout à la fois
le regret de quelques beaux dons qui nous étaient accordés gratuitement,
et l’espérance de quelques biens que nous pouvons acquérir par nos
efforts; de manière que la doctrine de la perfectibilité et celle de
l’âge d’or, réunies et confondues, excitent tout à la fois dans l’homme
le chagrin d’avoir perdu et l’émulation de recouvrer. Le sentiment est
mélancolique, et l’esprit audacieux: l’un regarde en arrière, l’autre en
avant; de cette rêverie et de cet élan naît la véritable supériorité de
l’homme, le mélange de contemplation et d’activité, de résignation et de
volonté, qui lui permet de rattacher au ciel sa vie dans ce monde.

Stolberg n’appelle chrétiens que ceux qui reçoivent, avec la simplicité
des enfants, les paroles de l’Écriture sainte; mais il porte dans
l’interprétation de ces paroles un esprit de philosophie qui ôte aux
opinions catholiques ce qu’elles ont de dogmatique et d’intolérant. En
quoi diffèrent-ils donc entre eux, ces hommes religieux dont l’Allemagne
s’honore; et pourquoi les noms de catholique ou de protestant les
sépareraient-ils? Pourquoi seraient-ils infidèles aux tombeaux de leurs
aïeux, pour quitter ces noms ou pour les reprendre? Klopstock n’a-t-il
pas consacré sa vie entière à faire d’un beau poème le temple de
l’Évangile? Herder n’est-il pas, comme Stolberg, adorateur de la Bible?
ne pénètre-t-il pas dans toutes les beautés de la langue primitive, et
des sentiments d’origine céleste qu’elle exprime? Jacobi ne reconnaît-il
pas la Divinité dans toutes les grandes pensées de l’homme? Aucun de ces
hommes recommanderait-il la religion uniquement comme un frein pour le
peuple, comme un moyen de sûreté publique, comme un garant de plus dans
les contrats de ce monde? Ne savent-ils pas tous que les esprits
supérieurs ont encore plus besoin de piété que les hommes du peuple? car
le travail maintenu par l’autorité sociale peut occuper et guider la
classe laborieuse dans tous les instants de sa vie, tandis que les
hommes oisifs sont sans cesse en proie aux passions et aux sophismes qui
agitent l’existence, et remettent tout en question.

On a prétendu que c’était une sorte de frivolité, dans les écrivains
allemands, de présenter comme l’un des mérites de la religion chrétienne
l’influence favorable qu’elle exerce sur les arts, l’imagination et la
poésie; et le même reproche a été fait à cet égard au bel ouvrage de M.
de Chateaubriand, sur le _Génie du Christianisme_. Les esprits vraiment
frivoles, ce sont ceux qui prennent des vues courtes pour des vues
profondes, et se persuadent qu’on peut procéder avec la nature humaine
par voie d’exclusion, et supprimer la plupart des désirs et des besoins
de l’âme. C’est une des grandes preuves de la divinité de la religion
chrétienne, que son analogie parfaite avec toutes nos facultés morales;
seulement il ne me paraît pas qu’on puisse considérer la poésie du
christianisme sous le même aspect que la poésie du paganisme.

Comme tout était extérieur dans le culte païen, la pompe des images y
est prodiguée; le sanctuaire du christianisme étant au fond du cœur, la
poésie qu’il inspire doit toujours naître de l’attendrissement. Ce n’est
pas la splendeur du ciel chrétien qu’on peut opposer à l’Olympe, mais la
douleur et l’innocence, la vieillesse et la mort, qui prennent un
caractère d’élévation et de repos, à l’abri de ces espérances
religieuses dont les ailes s’étendent sur les misères de la vie. Il
n’est donc pas vrai, ce me semble, que la religion protestante soit
dépourvue de poésie, parce que les pratiques du culte y ont moins
d’éclat que dans la religion catholique. Des cérémonies plus ou moins
bien exécutées, selon la richesse des villes et la magnificence des
édifices, ne sauraient être la cause principale de l’impression que
produit le service divin; ce sont ses rapports avec nos sentiments
intérieurs qui nous émeuvent, rapports qui peuvent exister dans la
simplicité comme dans la pompe.

J’étais, il y a quelque temps, dans une église de campagne dépouillée de
tout ornement; aucun tableau n’en décorait les blanches murailles, elle
était nouvellement bâtie, et nul souvenir d’un long passé ne la rendait
vénérable: la musique même, que les saints les plus austères ont placée
dans le ciel comme la jouissance des bienheureux, se faisait à peine
entendre, et les psaumes étaient chantés par des voix sans harmonie, que
les travaux de la terre et le poids des années rendaient rauques et
confuses; mais au milieu de cette réunion rustique, où manquaient toutes
les splendeurs humaines, on voyait un homme pieux dont le cœur était
profondément ému par la mission qu’il remplissait[19]. Ses regards, sa
physionomie, pouvaient servir de modèle à quelques-uns des tableaux dont
les autres temples sont parés; ses accents répondaient au concert des
anges. Il y avait là devant nous une créature mortelle, convaincue de
notre immortalité, de celle de nos amis que nous avons perdus, de celle
de nos enfants, qui nous survivront de si peu dans la carrière du temps!
et la persuasion intime d’une âme pure semblait une révélation nouvelle.

  [19] M. Célérier, pasteur de Satigny, près de Genève.

Il descendit de sa chaire pour donner la communion aux fidèles qui
vivent à l’abri de son exemple. Son fils était comme lui, ministre de
l’église, et sous des traits plus jeunes, il avait, ainsi que son père,
une expression pieuse et recueillie. Alors, selon l’usage, le père et le
fils se donnèrent mutuellement le pain et la coupe, qui servent chez les
protestants de commémoration au plus touchant des mystères; le fils ne
voyait dans son père qu’un pasteur plus avancé que lui dans l’état
religieux qu’il voulait suivre; le père respectait dans son fils la
sainte vocation qu’il avait embrassée. Tous deux s’adressèrent, en
communiant ensemble, les passages de l’Évangile faits pour resserrer
d’un même lien les étrangers comme les amis; et, renfermant dans leur
cœur tous les deux leurs sentiments les plus intimes, ils semblaient
oublier leurs relations personnelles en présence de la Divinité, pour
qui les pères et les fils sont tous également des serviteurs du tombeau
et des enfants de l’espérance.

Quelle poésie, quelle émotion, source de toute poésie, pouvait manquer
au service divin dans un tel moment!

Les hommes dont les affections sont désintéressées, et les pensées
religieuses; les hommes qui vivent dans le sanctuaire de leur
conscience, et savent y concentrer, comme dans un miroir ardent, tous
les rayons de l’univers; ces hommes, dis-je, sont les prêtres du culte
de l’âme, et rien ne doit jamais les désunir. Un abîme sépare ceux qui
se conduisent par le calcul, et ceux qui sont guidés par le sentiment;
toutes les autres différences d’opinion ne sont rien, celle-là seule est
radicale. Il se peut qu’un jour un cri d’union s’élève, et que
l’universalité des chrétiens aspire à professer la même religion
théologique, politique et morale; mais avant que ce miracle soit
accompli, tous les hommes qui ont un cœur et qui lui obéissent doivent
se respecter mutuellement.



CHAPITRE V

De la disposition religieuse appelée _mysticité_.


La disposition religieuse appelée _mysticité_ n’est qu’une manière plus
intime de sentir et de concevoir le christianisme. Comme dans le mot de
mysticité est renfermé celui de mystère, on a cru que les mystiques
professaient des dogmes extraordinaires, et faisaient une secte à part.
Il n’y a de mystères chez eux que ceux du sentiment appliqués à la
religion, et le sentiment est à la fois ce qu’il y a de plus clair, de
plus simple et de plus inexplicable: il faut distinguer cependant les
_théosophes_, c’est-à-dire ceux qui s’occupent de la théologie
philosophique, tels que Jacob Bœhme, Saint-Martin, etc., des simples
mystiques; les premiers veulent pénétrer le secret de la création, les
seconds s’en tiennent à leur propre cœur. Plusieurs pères de l’église,
Thomas A-Kempis, Fénelon, Saint François de Sales, etc.; et, chez les
protestants, un grand nombre d’écrivains anglais et allemands ont été
des mystiques, c’est-à-dire des hommes qui faisaient de la religion un
amour, et la mêlaient à toutes leurs pensées comme à toutes leurs
actions.

Le sentiment religieux qui est la base de toute la doctrine des
mystiques, consiste dans une paix intérieure pleine de vie. Les
agitations des passions ne laissent point de calme: la tranquillité de
la sécheresse et de la médiocrité d’esprit tue la vie de l’âme; ce n’est
que dans le sentiment religieux qu’on trouve une réunion parfaite du
mouvement et du repos. Cette disposition n’est continuelle, je crois,
dans aucun homme, quelque pieux qu’il puisse être; mais le souvenir et
l’espérance de ces saintes émotions décident de la conduite de ceux qui
les ont éprouvées.

Si l’on considère les peines et les plaisirs de la vie comme l’effet du
hasard ou du bien joué, alors le désespoir et la joie doivent être, pour
ainsi dire, des mouvements convulsifs. Car quel hasard que celui qui
dispose de notre existence! quel orgueil ou quel regret ne doit-on pas
éprouver, quand il s’agit d’une démarche qui a pu influer sur tout notre
sort? A quels tourments d’incertitude ne devrait-on pas être livré, si
notre raison disposait seule de notre destinée dans ce monde? Mais si
l’on croit, au contraire, qu’il n’y a que deux choses importantes pour
le bonheur, la pureté de l’intention, et la résignation à l’événement,
quel qu’il soit, lorsqu’il ne dépend plus de nous, sans doute beaucoup
de circonstances nous feront encore cruellement souffrir, mais aucune ne
rompra nos liens avec le ciel. Lutter contre l’impossible est ce qui
engendre en nous les sentiments les plus amers; et la colère de Satan
n’est autre chose que la liberté aux prises avec la nécessité, et ne
pouvant ni la dompter, ni s’y soumettre.

L’opinion dominante parmi les chrétiens mystiques, c’est que le seul
hommage qui puisse plaire à Dieu, c’est celui de la volonté, dont il a
fait don à l’homme; quelle offrande plus désintéressée pouvons-nous, en
effet, présenter à la Divinité? Le culte, l’encens, les hymnes ont
presque toujours pour but d’obtenir les prospérités de la terre, et
c’est ainsi que la flatterie de ce monde entoure les monarques; mais se
résigner à la volonté de Dieu, ne vouloir rien que ce qu’il veut, c’est
l’acte religieux le plus pur dont l’âme humaine soit capable. Trois
sommations sont faites à l’homme pour obtenir de lui cette résignation,
la jeunesse, l’âge mûr, et la vieillesse: heureux ceux qui se soumettent
à la première!

C’est l’orgueil, en toutes choses, qui met le venin dans la blessure:
l’âme révoltée accuse le ciel, l’homme religieux laisse la douleur agir
sur lui selon l’intention de celui qui l’envoie; il se sert de tous les
moyens qui sont en sa puissance pour l’éviter ou pour la soulager: mais
quand l’événement est irrévocable, les caractères sacrés de la volonté
suprême y sont empreints.

Quel malheur accidentel peut être comparé à la vieillesse et à la mort?
Et cependant presque tous les hommes s’y résignent, parce qu’il n’y a
point d’armes contre elles: d’où vient donc que chacun se révolte contre
les malheurs particuliers, tandis que tous se plient sous le malheur
universel? C’est qu’on traite le sort comme un gouvernement, à qui l’on
permet de faire souffrir tout le monde, pourvu qu’il n’accorde de
privilèges à personne. Les malheurs que nous avons en commun avec nos
semblables, sont aussi durs, et nous causent autant de souffrance que
nos malheurs particuliers; et cependant ils n’excitent presque jamais en
nous la même rébellion. Pourquoi les hommes ne se disent-ils pas qu’il
faut supporter ce qui les concerne personnellement, comme ils supportent
la condition de l’humanité en général? C’est qu’on croit trouver de
l’injustice dans son partage individuel. Singulier orgueil de l’homme,
de vouloir juger la Divinité avec l’instrument qu’il a reçu d’elle! Que
sait-il de ce qu’éprouve un autre? que sait-il de lui-même? que sait-il
de rien, excepté de son sentiment intérieur? Et ce sentiment, plus il
est intime, plus il contient le secret de notre félicité; car n’est-ce
pas dans le fond de nous-mêmes que nous sentons le bonheur ou le
malheur? L’amour religieux ou l’amour-propre pénètrent seuls jusqu’à la
source de nos pensées les plus cachées. Sous le nom d’amour religieux
sont renfermées toutes les affections désintéressées, et sous celui
d’amour-propre tous les penchants égoïstes: de quelque manière que le
sort nous seconde ou nous contrarie, c’est toujours de l’ascendant de
l’un de ces amours sur l’autre que dépend la jouissance calme ou le
malaise inquiet.

C’est manquer, ce me semble, tout à fait de respect à la Providence, que
de nous supposer en proie à ces fantômes qu’on appelle les événements:
leur réalité consiste dans ce qu’ils produisent sur l’âme, et il y a une
égalité parfaite entre toutes les situations et toutes les destinées,
non pas vues extérieurement, mais jugées d’après leur influence sur le
perfectionnement religieux. Si chacun de nous veut examiner
attentivement la trame de sa propre vie, il y verra deux tissus
parfaitement distincts, l’un qui semble en entier soumis aux causes et
aux effets naturels, l’autre dont la tendance tout à fait mystérieuse ne
se comprend qu’avec le temps. C’est comme les tapisseries de haute-lice,
dont on travaille les peintures à l’envers, jusqu’à ce que, mises en
place, on en puisse juger l’effet. On finit par apercevoir, même dans
cette vie, pourquoi l’on a souffert, pourquoi l’on n’a pas obtenu ce
qu’on désirait. L’amélioration de notre propre cœur nous révèle
l’intention bienfaisante qui nous a soumis à la peine; car les
prospérités de la terre auraient même quelque chose de redoutable, si
elles tombaient sur nous après que nous nous serions rendus coupables de
grandes fautes: on se croirait alors abandonné par la main de celui qui
nous livrerait au bonheur ici-bas, comme à notre seul avenir.

Ou tout est hasard, ou il n’y en a pas un seul dans ce monde, et s’il
n’y en a pas, le sentiment religieux consiste à se mettre en harmonie
avec l’ordre universel, malgré l’esprit de rébellion ou d’envahissement
que l’égoïsme inspire à chacun de nous en particulier. Tous les dogmes
et tous les cultes sont les formes diverses que ce sentiment religieux a
revêtues, selon les temps et selon les pays; il peut se dépraver par la
terreur, quoiqu’il soit fondé sur la confiance; mais il consiste
toujours dans la conviction qu’il n’y a rien d’accidentel dans les
événements, et que notre seule manière d’influer sur le sort, c’est en
agissant sur nous-mêmes. La raison n’en règne pas moins dans tout ce qui
tient à la conduite de la vie; mais quand cette ménagère de l’existence
l’a arrangée le mieux qu’elle a pu, le fond de notre cœur appartient
toujours à l’amour, et ce qu’on appelle la mysticité, c’est cet amour
dans sa pureté la plus parfaite.

L’élévation de l’âme vers son Créateur est le culte suprême des
chrétiens mystiques; mais ils ne s’adressent point à Dieu pour demander
telle ou telle prospérité de cette vie. Un écrivain français qui a des
lueurs sublimes, M. de Saint-Martin, a dit _que la prière était la
respiration de l’âme_. Les mystiques sont, pour la plupart, convaincus
qu’il y a réponse à cette prière, et que la grande révélation du
christianisme peut se renouveler en quelque sorte dans l’âme, chaque
fois qu’elle s’élève avec ardeur vers le ciel. Quand on croit qu’il
n’existe plus de communication immédiate entre l’Être suprême et
l’homme, la prière n’est, pour ainsi dire, qu’un monologue; mais elle
devient un acte bien plus secourable, lorsqu’on est persuadé que la
Divinité se fait sentir au fond de notre cœur. En effet, on ne saurait
nier, ce me semble, qu’il ne se passe en nous des mouvements qui ne nous
viennent en rien du dehors, et qui nous calment ou nous soutiennent,
sans qu’on puisse les attribuer à la liaison ordinaire des événements de
la vie.

Des hommes qui ont mis de l’amour-propre dans une doctrine entièrement
fondée sur l’abnégation de l’amour-propre, ont tiré parti de ces secours
inattendus pour se faire des illusions de tout genre: ils se sont crus
des élus ou des prophètes; ils se sont imaginés qu’ils avaient des
visions; enfin ils sont entrés en superstition vis-à-vis d’eux-mêmes.
Que ne peut l’orgueil humain, puisqu’il s’insinue dans le cœur sous la
forme même de l’humilité! Mais il n’en est pas moins vrai que rien n’est
plus simple et plus pur que les rapports de l’âme avec Dieu, tels qu’ils
sont conçus par ce qu’on a coutume d’appeler les mystiques, c’est-à-dire
les chrétiens qui mettent l’amour dans la religion.

En lisant les œuvres spirituelles de Fénelon, qui pourrait n’être pas
attendri! Où trouver tant de lumières, tant de consolations, tant
d’indulgence? Il n’y a là ni fanatisme, ni austérités autres que celles
de la vertu, ni intolérance, ni exclusion. Les diversités des communions
chrétiennes ne peuvent être senties à cette hauteur, qui est au-dessus
de toutes les formes accidentelles que le temps crée et détruit.

Il serait bien téméraire, assurément, celui qui se hasarderait à prévoir
ce qui tient à de si grandes choses: néanmoins j’oserai dire que tout
tend à faire triompher les sentiments religieux dans les âmes. Le calcul
a pris un tel empire sur les affaires de ce monde, que les caractères
qui ne s’y prêtent pas sont naturellement rejetés dans l’extrême opposé.
C’est pourquoi tous les penseurs solitaires, d’un bout du monde à
l’autre, cherchent à rassembler dans un même foyer les rayons épars de
la littérature, de la philosophie et de la religion.

On craint en général que la doctrine de la résignation religieuse,
appelée dans le siècle dernier le quiétisme, ne dégoûte de l’activité
nécessaire dans cette vie. Mais la nature se charge assez de soulever en
nous les passions individuelles, pour qu’on n’ait pas beaucoup à
craindre d’un sentiment qui les calme.

Nous ne disposons ni de notre naissance, ni de notre mort, et plus des
trois quarts de notre destinée sont décidés par ces deux événements. Nul
ne peut changer les données primitives de sa naissance, de son pays, de
son siècle, etc. Nul ne peut acquérir la figure ou le génie qu’il n’a
pas reçu de la nature; et de combien d’autres circonstances impérieuses
encore la vie n’est-elle pas composée? Si notre sort consiste en cent
lots divers, il y en a quatre-vingt-dix-neuf qui ne dépendent pas de
nous; et toute la fureur de notre volonté se porte sur la faible portion
qui semble encore en notre puissance. Or l’action de la volonté même sur
cette faible portion est singulièrement incomplète. Le seul acte de la
liberté de l’homme qui atteigne toujours son but, c’est
l’accomplissement du devoir: l’issue de toutes les autres résolutions
dépend en entier des accidents auxquels la prudence même ne peut rien.
La plupart des hommes n’obtiennent pas ce qu’ils veulent fortement: et
la prospérité même, lorsqu’ils en ont, leur vient souvent par une voie
inattendue.

La doctrine de la mysticité passe pour sévère, parce qu’elle commande le
détachement de soi, et que cela semble, avec raison, fort difficile:
mais elle est dans le fait la plus douce de toutes; elle consiste dans
ce proverbe, _faire de nécessité vertu_: faire de nécessité vertu, dans
le sens religieux, c’est attribuer à la Providence le gouvernement de ce
monde, et trouver dans cette pensée une consolation intime. Les
écrivains mystiques n’exigent rien au delà de la ligne du devoir, telle
que tous les hommes honnêtes l’ont tracée; ils ne commandent point de se
faire des peines à soi-même; ils pensent que l’homme ne doit, ni appeler
sur lui la souffrance, ni s’irriter contre elle, quand elle arrive.

Quel mal pourrait-il donc résulter de cette croyance, qui réunit le
calme du stoïcisme avec la sensibilité des chrétiens!--Elle empêche
d’aimer, dira-t-on.--Ah! ce n’est pas l’exaltation religieuse qui
refroidit l’âme: un seul intérêt de vanité a plus anéanti d’affections
qu’aucun genre d’opinions austères: les déserts même de la Thébaïde
n’affaiblissent pas la puissance du sentiment, et rien n’empêche
d’aimer, que la misère du cœur.

L’on attribue faussement un inconvénient très grave à la mysticité.
Malgré la sévérité de ses principes, on prétend qu’elle rend trop
indulgent sur les œuvres, à force de ramener la religion aux impressions
intérieures de l’âme, et qu’elle porte les hommes à se résigner à leurs
propres défauts, comme aux événements inévitables. Rien ne serait
assurément plus contraire à l’esprit de l’Évangile que cette manière
d’interpréter la soumission à la volonté de Dieu. Si l’on admettait que
le sentiment religieux dispense en rien des actions, il en résulterait
non seulement une foule d’hypocrites, qui prétendraient qu’il ne faut
pas les juger par ces vulgaires preuves de religion qu’on appelle les
œuvres, et que leurs communications secrètes avec la Divinité sont d’un
ordre bien supérieur à l’accomplissement des devoirs; mais il y aurait
aussi des hypocrites avec eux-mêmes, et l’on tuerait de cette manière la
puissance des remords. En effet, qui n’a pas, avec un peu d’imagination,
des moments d’attendrissement religieux? Qui n’a pas quelquefois prié
avec ardeur? Et si cela suffisait pour être dispensé de la stricte
observance des devoirs, la plupart des poètes pourraient se croire plus
religieux que saint Vincent de Paul.

Mais c’est à tort que les mystiques ont été accusés de cette manière de
voir; leurs ouvrages et leur vie attestent qu’ils sont aussi réguliers
dans leur conduite morale que les hommes soumis aux pratiques du culte
le plus sévère: ce qu’on appelle de l’indulgence en eux, c’est la
pénétration qui fait analyser la nature de l’homme, au lieu de s’en
tenir à lui commander l’obéissance. Les mystiques, s’occupant toujours
du fond du cœur, ont l’air de pardonner ses égarements, parce qu’ils en
étudient les causes.

On a souvent accusé les mystiques, et même presque tous les chrétiens,
d’être portés à l’obéissance passive envers l’autorité, quelle qu’elle
soit, et l’on a prétendu que la soumission à la volonté de Dieu, mal
comprise, conduisait un peu trop souvent à la soumission aux volontés
des hommes. Rien ne ressemble moins toutefois à la condescendance pour
le pouvoir que la résignation religieuse. Sans doute elle peut consoler
dans l’esclavage, mais c’est parce qu’elle donne alors à l’âme toutes
les vertus de l’indépendance. Être indifférent par religion à la liberté
ou à l’oppression du genre humain, ce serait prendre la faiblesse de
caractère pour l’humilité chrétienne, et rien n’en diffère davantage.
L’humilité chrétienne se prosterne devant les pauvres et les malheureux,
et la faiblesse de caractère ménage toujours le crime, parce qu’il est
fort dans ce monde.

Dans les temps de la chevalerie, lorsque le christianisme avait le plus
d’ascendant, il n’a jamais demandé le sacrifice de l’honneur: or, pour
les citoyens, la justice et la liberté sont aussi l’honneur. Dieu
confond l’orgueil humain, mais non la dignité de l’espèce humaine, car
cet orgueil consiste dans l’opinion qu’on a de soi, et cette dignité
dans le respect pour les droits des autres. Les hommes religieux ont du
penchant à ne point se mêler des choses de ce monde sans y être appelés
par un devoir manifeste, et il faut convenir que tant de passions sont
agitées par les intérêts politiques, qu’il est rare de s’en être mêlé
sans avoir des reproches à se faire: mais quand le courage de la
conscience est évoqué, il n’en est point qui puisse rivaliser avec
celui-là.

De toutes les nations, celle qui a le plus de penchant au mysticisme,
c’est la nation allemande. Avant Luther, plusieurs auteurs, parmi
lesquels on doit citer Tauler, avaient écrit sur la religion dans ce
sens. Depuis Luther, les Moraves ont manifesté cette disposition plus
qu’aucune autre secte. Vers la fin du dix-huitième siècle, Lavater a
combattu avec une grande force le christianisme raisonné, que les
théologiens berlinois avaient soutenu, et sa manière de sentir la
religion est à beaucoup d’égards semblable à celle de Fénelon. Plusieurs
poètes lyriques, depuis Klopstock jusqu’à nos jours, ont dans leurs
écrits une teinte de mysticisme. La religion protestante, qui règne dans
le Nord, ne suffit pas à l’imagination des Allemands, et le catholicisme
étant opposé, par sa nature, aux recherches philosophiques, les
Allemands religieux et penseurs doivent nécessairement se tourner vers
une manière de sentir la religion qui puisse s’appliquer à tous les
cultes. D’ailleurs, l’idéalisme en philosophie a beaucoup d’analogie
avec le mysticisme en religion; l’un place toute la réalité des choses
de ce monde dans la pensée, et l’autre toute la réalité des choses du
ciel dans le sentiment.

Les mystiques pénètrent avec une sagacité inconcevable dans tout ce qui
fait naître en nous la crainte ou l’espoir, la souffrance ou le bonheur;
et nul ne remonte comme eux à l’origine des mouvements de l’âme. Il y a
tant d’intérêt à cet examen, que des hommes même assez médiocres,
d’ailleurs, lorsqu’ils ont dans le cœur la moindre disposition mystique,
intéressent et captivent par leur entretien, comme s’ils étaient doués
d’un génie transcendant. Ce qui rend la société si sujette à l’ennui,
c’est que la plupart de ceux avec qui l’on vit ne parlent que des objets
extérieurs; et dans ce genre le besoin de l’esprit de conversation se
fait beaucoup sentir. Mais la mysticité religieuse porte avec elle une
lumière si étendue, qu’elle donne une supériorité morale très décidée à
ceux mêmes qui ne l’avaient pas reçue de la nature: ils s’appliquent à
l’étude du cœur humain, qui est la première des sciences, et se donnent
autant de peine pour connaître les passions, afin de les apaiser, que
les hommes du monde pour s’en servir.

Sans doute il peut se rencontrer encore de grands défauts dans le
caractère de ceux dont la doctrine est la plus pure: mais est-ce à leur
doctrine qu’il faut s’en prendre? On rend à la religion un singulier
hommage, par l’exigence qu’on manifeste envers tous les hommes
religieux, du moment qu’on les sait tels. On les trouve inconséquents,
s’ils ont des torts et des faiblesses; et cependant rien ne peut changer
en entier la condition humaine: si la religion donnait toujours la
perfection morale, et si la vertu conduisait toujours au bonheur, le
choix de la volonté ne serait plus libre, car les motifs qui agiraient
sur elle seraient trop puissants.

La religion dogmatique est un commandement; la religion mystique se
fonde sur l’expérience intime de notre cœur; la prédication doit
nécessairement se ressentir de la direction que suivent à cet égard les
ministres de l’Évangile, et peut-être serait-il à désirer qu’on aperçût
davantage dans leur manière de prêcher l’influence des sentiments qui
commencent à pénétrer tous les cœurs. En Allemagne, où chaque genre est
abondant, Zollikofer, Jérusalem et plusieurs autres se sont acquis une
juste réputation par l’éloquence de la chaire, et l’on peut lire sur
tous les sujets une foule de sermons qui renferment d’excellentes
choses; néanmoins, quoiqu’il soit très sage d’enseigner la morale, il
importe encore plus de donner les moyens de la suivre, et ces moyens
consistent, avant tout, dans l’émotion religieuse. Presque tous les
hommes en savent à peu près autant les uns que les autres sur les
inconvénients et les avantages du vice et de la vertu; mais ce dont tout
le monde a besoin, c’est ce qui fortifie la disposition intérieure avec
laquelle on peut lutter contre les penchants orageux de notre nature.

S’il n’était question que de bien raisonner avec les hommes, pourquoi
les parties du culte qui ne sont que des chants et des cérémonies
porteraient-elles autant et plus que les sermons au recueillement de la
piété? La plupart des prédicateurs s’en tiennent à déclamer contre les
mauvais penchants, au lieu de montrer comment on y succombe et comment
on y résiste; la plupart des prédicateurs sont des juges qui instruisent
le procès de l’homme: mais les prêtres de Dieu doivent nous dire ce
qu’ils souffrent et ce qu’ils espèrent, comment ils ont modifié leur
caractère par de certaines pensées: enfin nous attendons d’eux les
mémoires secrets de l’âme, dans ses relations avec la Divinité.

Les lois prohibitives ne suffisent pas plus dans le gouvernement de
chaque individu que dans celui des États. L’art social a besoin de
mettre en mouvement des intérêts animés, pour alimenter la vie humaine;
il en est de même des instituteurs religieux de l’homme; ils ne peuvent
le préserver des passions qu’en excitant dans son cœur une extase vive
et pure: les passions valent encore mieux, sous beaucoup de rapports,
qu’une apathie servile, et rien ne peut les dompter qu’un sentiment
profond, dont on doit peindre, si on le peut, les jouissances, avec
autant de force et de vérité qu’on en a mis à décrire le charme des
affections terrestres.

Quoi que des gens d’esprit en aient dit, il existe une alliance
naturelle entre la religion et le génie. Les mystiques ont presque tous
de l’attrait pour la poésie et pour les beaux-arts; leurs idées sont en
accord avec la vraie supériorité dans tous les genres, tandis que
l’incrédule médiocrité mondaine en est l’ennemie; elle ne peut souffrir
ceux qui veulent pénétrer dans l’âme; comme elle a mis ce qu’elle avait
de mieux au dehors, loucher au fond, c’est découvrir sa misère.

La philosophie idéaliste, le christianisme mystique et la vraie poésie
ont, à beaucoup d’égards, le même but et la même source; ces
philosophes, ces chrétiens et ces poètes, se réunissent tous dans un
commun désir. Ils voudraient substituer au factice de la société, non
l’ignorance des temps barbares, mais une culture intellectuelle qui
ramenât à la simplicité par la perfection même des lumières; ils
voudraient enfin faire des hommes énergiques et réfléchis, sincères et
généreux, de tous ces caractères sans élévation, de tous ces esprits
sans idées, de tous ces moqueurs sans gaîté, de tous ces épicuriens sans
imagination, qu’on appelle l’espèce humaine, faute de mieux.



CHAPITRE VI

De la douleur.


On a beaucoup blâmé cet axiome des mystiques _que la douleur est un
bien_; quelques philosophes de l’antiquité ont affirmé qu’elle n’était
pas un mal; il est pourtant bien plus difficile de la considérer avec
indifférence qu’avec espoir[20]. En effet, si l’on n’était pas persuadé
que le malheur est un moyen de perfectionnement, à quel excès
d’irritation ne nous porterait-il pas? Pourquoi donc nous appeler à la
vie pour nous faire dévorer par elle? pourquoi concentrer tous les
tourments et toutes les merveilles de l’univers dans un faible cœur qui
redoute et qui désire? pourquoi nous donner la puissance d’aimer, et
nous arracher ensuite tout ce que nous avons chéri? enfin, pourquoi la
mort, la terrible mort? lorsque l’illusion de la terre nous la fait
oublier, comme elle se rappelle à nous! C’est au milieu de toutes les
splendeurs de ce monde qu’elle déploie son drapeau funeste.

  [20] Le chancelier Bacon dit que les prospérités sont les bénédictions
    de l’Ancien Testament, et les adversités celles du Nouveau.

    Così trapassa al trapassar d’un giorno
    Della vita mortal il fiore e’l verde;
    Ne perchè faccia indietro April ritorno,
    Si rinfiora ella mai ne si rinverde[21].

  [21] Ainsi passe en un jour la verdure et la fleur de la vie mortelle;
    c’est en vain que le mois du printemps revient à son tour, elle ne
    reprend jamais ni sa verdure ni ses fleurs. (_Vers du Tasse, chantés
    dans les jardins d’Armide_).

On a vu dans une fête cette princesse[22] qui, mère de huit enfants,
réunissait encore le charme d’une beauté parfaite à toute la dignité des
vertus maternelles. Elle ouvrit le bal, et les sons mélodieux de la
musique signalèrent ces moments consacrés à la joie. Des fleurs ornaient
sa tête charmante, et la parure et la danse devaient lui rappeler les
premiers jours de sa jeunesse; cependant, elle semblait déjà craindre
les plaisirs mêmes auxquels tant de succès auraient pu l’attacher.
Hélas! de quelle manière ce vague pressentiment s’est réalisé! Tout à
coup les flambeaux sans nombre qui remplaçaient l’éclat du jour vont
devenir des flammes dévorantes, et les plus affreuses souffrances
prendront la place du luxe éclatant d’une fête. Quel contraste! et qui
pourrait se lasser d’y réfléchir? Non, jamais les grandeurs et les
misères humaines n’ont été rapprochées de si près; et notre mobile
pensée, si facilement distraite des sombres menaces de l’avenir, a été
frappée dans la même heure par toutes les images brillantes et terribles
que la destinée sème d’ordinaire à distance sur la route du temps.

  [22] La princesse Pauline de Schwartzenberg.

Aucun accident néanmoins n’avait atteint celle qui ne devait mourir que
de son choix: elle était en sûreté, elle pouvait renouer le fil de la
vie si vertueuse qu’elle menait depuis quinze années; mais une de ses
filles était encore en danger, et l’être le plus délicat et le plus
timide se précipite au milieu de flammes qui feraient reculer les
guerriers. Toutes les mères auraient éprouvé ce qu’elle a dû sentir!
Mais qui pourrait se croire assez de force pour l’imiter? Qui pourrait
compter assez sur son âme, pour ne pas craindre les frissonnements que
la nature fait naître à l’aspect d’une mort atroce? Une femme les a
bravés; et bien qu’alors un coup funeste l’ait frappée, son dernier acte
fut maternel; c’est dans cet instant sublime qu’elle a paru devant Dieu,
et l’on n’a pu reconnaître ce qui restait d’elle sur la terre qu’au
chiffre de ses enfants, qui marquait encore la place où cet ange avait
péri. Ah! tout ce qu’il y a d’horrible dans ce tableau est adouci par
les rayons de la gloire céleste. Cette généreuse Pauline sera désormais
la sainte des mères; et si leurs regards n’osaient encore s’élever
jusqu’au ciel, elles les reposeront sur sa douce figure, et lui
demanderont d’implorer la bénédiction de Dieu pour leurs enfants.

Si l’on était parvenu à tarir la source de la religion sur la terre, que
dirait-on à ceux qui voient tomber la plus pure des victimes? que
dirait-on à ceux qui l’ont aimée? et de quel désespoir, de quel effroi
du sort et de ses perfides secrets l’âme ne serait-elle pas remplie!

Non seulement ce qu’on voit, mais ce qu’on se figure foudroierait la
pensée, s’il n’y avait rien en nous qui nous affranchît du hasard.
N’a-t-on pas vécu dans un cachot obscur, où chaque minute était une
douleur, où l’on n’avait d’air que ce qu’il en fallait pour recommencer
à souffrir? La mort, selon les incrédules, doit délivrer de tout; mais
savent-ils ce qu’elle est? savent-ils si cette mort est le néant? et
dans quel labyrinthe de terreurs la réflexion sans guide ne peut-elle
pas nous entraîner!

Si un homme honnête (et les circonstances d’une vie passionnée peuvent
amener ce malheur), si un homme honnête, dis-je, avait fait un mal
irréparable à un être innocent, comment, sans le secours de l’expiation
religieuse, s’en consolerait-il jamais? Quand la victime est là, dans le
cercueil, à qui s’adresser s’il n’y a pas de communication avec elle, si
Dieu lui-même ne fait pas entendre aux morts les pleurs des vivants, si
le souverain médiateur des hommes ne dit pas à la douleur:--C’en est
assez;--au repentir:--Vous êtes pardonné?--On croit que le principal
avantage de la religion est de réveiller les remords; mais c’est aussi
bien souvent à les apaiser qu’elle sert. Il est des âmes dans lesquelles
règne le passé; il en est que les regrets déchirent comme une active
mort, et sur lesquelles le souvenir s’acharne comme un vautour; c’est
pour elles que la religion est un soulagement du remords.

Une idée toujours la même, et revêtant cependant mille formes diverses,
fatigue tout à la fois par son agitation et par sa monotonie. Les
beaux-arts, qui redoublent la puissance de l’imagination, accroissent
avec elle la vivacité de la douleur. La nature elle-même importune,
quand l’âme n’est plus en harmonie avec elle; son calme, qu’on trouvait
doux, irrite comme l’indifférence; les merveilles de l’univers
s’obscurcissent à nos regards; tout semble apparition, même au milieu de
l’éclat du jour. La nuit inquiète, comme si l’obscurité recelait quelque
secret de nos maux, et le soleil resplendissant semble insulter au deuil
du cœur. Où fuir tant de souffrances? Est-ce dans la mort? Mais
l’anxiété du malheur fait douter que le repos soit dans la tombe, et le
désespoir est pour les athées même comme une révélation ténébreuse de
l’éternité des peines. Que ferions-nous alors, que ferions-nous, ô mon
Dieu! si nous ne pouvions nous jeter dans votre sein paternel? Celui
qui, le premier, appela Dieu notre père, en savait plus sur le cœur
humain que les plus profonds penseurs du siècle.

Il n’est pas vrai que la religion rétrécisse l’esprit; il l’est encore
moins que la sévérité des principes religieux soit à craindre. Je ne
connais qu’une sévérité redoutable pour les âmes sensibles, c’est celle
des gens du monde; ce sont eux qui ne conçoivent rien, qui n’excusent
rien de ce qui est involontaire; ils se sont fait un cœur humain à leur
gré, pour le juger à leur aise. On pourrait leur adresser ce qu’on
disait à messieurs de Port-Royal, qui, d’ailleurs, méritaient beaucoup
d’admiration: «Il vous est facile de comprendre l’homme que vous avez
créé; mais celui qui est, vous ne le connaissez pas».

La plupart des gens du monde sont accoutumés à faire de certains
dilemmes sur toutes les situations malheureuses de la vie, afin de se
débarrasser le plus tôt qu’il est possible de la pitié qu’elles exigent
d’eux. _Il n’y a que deux partis à prendre, disent-ils, il faut qu’on
soit tout un ou tout autre; il faut supporter ce qu’on ne peut empêcher;
il faut se consoler de ce qui est irrévocable._ Ou bien, _qui veut le
but, veut les moyens; il faut tout faire pour conserver ce dont on ne
peut se passer_, etc., etc., et mille autres axiomes de ce genre qui ont
tous la forme de proverbes, et qui sont en effet le code de la sagesse
vulgaire. Mais quel rapport y a-t-il entre ces axiomes et les angoisses
du cœur? Tout cela sert très bien dans les affaires communes de la vie;
mais comment appliquer de tels conseils aux peines morales? Elles
varient toutes selon les individus, et se composent de mille
circonstances diverses, inconnues à tout autre qu’à notre ami le plus
intime, s’il en est un qui sache s’identifier avec nous. Chaque
caractère est presque un monde nouveau pour qui sait observer avec
finesse, et je ne connais dans la science du cœur humain aucune idée
générale qui s’applique complètement aux exemples particuliers.

Le langage de la religion peut seul convenir à toutes les situations et
à toutes les manières de sentir! En lisant les rêveries de J.-J.
Rousseau, cet éloquent tableau d’un être en proie à une imagination plus
forte que lui, je me suis demandé comment un homme d’esprit formé par le
monde, et un solitaire religieux auraient essayé de consoler Rousseau?
Il se serait plaint d’être haï et persécuté, il se serait dit l’objet de
l’envie universelle, et la victime d’une conjuration qui s’étendait
depuis le peuple jusqu’aux rois; il aurait prétendu que tous ses amis
l’avaient trahi, et que les services mêmes qu’on lui rendait étaient des
pièges: qu’aurait alors répondu à toutes ces plaintes l’homme d’esprit
formé par la société?

«Vous vous exagérez singulièrement, aurait-il dit, l’effet que vous
croyez produire; vous êtes sans doute un homme fort distingué, mais
comme chacun de nous a pourtant des affaires et même des idées à soi, un
livre ne remplit pas toutes les têtes, l’événement de la guerre ou de la
paix, et même de moindres intérêts, mais qui nous concernent
personnellement, nous occupent beaucoup plus qu’un écrivain, quelque
célèbre qu’il puisse être. On vous a exilé, il est vrai, mais tous les
pays doivent être égaux à un philosophe comme vous; et à quoi
serviraient donc la morale et la religion que vous développez si bien
dans vos écrits, si vous ne saviez pas supporter les revers qui vous ont
atteint? Sans doute quelques personnes vous envient, parmi vos confrères
les hommes de lettres; mais cela ne peut s’étendre aux classes de la
société qui s’embarrassent fort peu de la littérature; d’ailleurs, si la
célébrité vous importune réellement, rien de si facile que d’y échapper.
N’écrivez plus; au bout de peu d’années, on vous oubliera, et vous serez
aussi tranquille que si vous n’aviez jamais rien publié. Vous dites que
vos amis vous tendent des pièges, en faisant semblant de vous rendre
service. D’abord n’est-il pas possible qu’il y ait une légère nuance
d’exaltation romanesque dans votre manière de juger vos relations
personnelles? Il faut votre belle imagination pour composer _la Nouvelle
Héloïse_; mais un peu de raison est nécessaire dans les affaires
d’ici-bas, et, quand on le veut bien, on voit les choses telles qu’elles
sont. Si pourtant vos amis vous trompent, il faut rompre avec eux; mais
vous seriez bien insensé de vous en affliger; car, de deux choses l’une,
ou ils sont dignes de votre estime, et dans ce cas vous auriez tort de
les soupçonner; ou si vos soupçons sont bien fondés, vous ne devez pas
alors regretter de tels amis».

Après avoir écouté ce dilemme, J.-J. Rousseau aurait bien pu prendre un
troisième parti, celui de se jeter dans la rivière. Mais que lui aurait
dit le solitaire religieux?

«Mon fils, je ne connais pas le monde, et j’ignore s’il est vrai qu’on
vous y veuille du mal; mais s’il en était ainsi, vous auriez cela de
commun avec tous les bons qui cependant ont pardonné à leurs ennemis,
car Jésus-Christ et Socrate, le Dieu et l’homme en ont donné l’exemple.
Il faut que les passions haineuses existent ici-bas pour que l’épreuve
des justes soit accomplie. Sainte Thérèse a dit des méchants:--_Les
malheureux! ils n’aiment pas_; et cependant les méchants vivent aussi,
pour qu’ils aient le temps de se repentir.

«Vous avez reçu du ciel des dons admirables; s’ils vous ont servi à
faire aimer ce qui est bon, n’avez-vous pas déjà joui d’avoir été un
soldat de la vérité sur la terre? Si vous avez attendri les cœurs par
une éloquence entraînante, vous obtiendrez pour vous quelques-unes des
larmes que vous avez fait couler. Vous avez des ennemis près de vous,
mais des amis au loin, parmi les solitaires qui vous lisent, et vous
avez consolé des infortunés mieux que nous ne pouvons vous consoler
vous-même. Que n’ai-je votre talent, pour me faire entendre de vous!
C’est une belle chose que le talent, mon fils; les hommes cherchent
souvent à le dénigrer; ils vous disent à tort que nous le condamnons au
nom de Dieu; cela n’est pas vrai. C’est une émotion divine que celle qui
inspire l’éloquence, et si vous n’en avez point abusé, sachez supporter
l’envie, car une telle supériorité vaut bien les peines qu’elle peut
faire éprouver.

«Néanmoins, mon fils, je le crains, l’orgueil se mêle à vos peines, et
voilà ce qui leur donne de l’amertume; car toutes les douleurs qui sont
restées humbles font couler doucement nos pleurs; mais il y a du poison
dans l’orgueil, et l’homme devient insensé quand il s’y livre: c’est un
ennemi qui se fait son chevalier, pour mieux le perdre.

«Le génie ne doit servir qu’à manifester la bonté suprême de l’âme. Il y
a beaucoup de gens qui ont cette bonté sans le talent de l’exprimer;
remerciez Dieu de qui vous tenez le charme de ces paroles faites pour
enchanter l’imagination des hommes. Mais ne soyez fier que du sentiment
qui vous les dicte. Tout s’apaisera pour vous dans la vie, si vous
restez toujours religieusement bon; les méchants mêmes se lassent de
faire du mal, leur propre venin les épuise; et puis Dieu n’est-il pas là
pour avoir soin du passereau qui tombe, et du cœur de l’homme qui
souffre?

«Vous dites que vos amis veulent vous trahir; prenez garde de les
accuser injustement: malheur à celui qui aurait repoussé une affection
véritable, car ce sont les anges du ciel qui nous l’envoient; ils se
sont réservé cette part dans le destin de l’homme! Ne permettez pas à
votre imagination de vous égarer; il faut la laisser planer dans les
régions des nuages, mais il n’y a que le cœur pour juger un autre cœur;
et vous seriez bien coupable si vous méconnaissiez une amitié sincère:
car la beauté de l’âme consiste dans sa généreuse confiance, et la
prudence humaine est figurée par un serpent.

«Il se peut toutefois qu’en expiation de quelques égarements dont vos
grandes facultés ont été la cause, vous soyez condamné sur cette terre à
boire la coupe empoisonnée de la trahison d’un ami. S’il en est ainsi,
je vous plains, la Divinité même vous a plaint en vous punissant: mais
ne vous révoltez pas contre ses coups; aimez encore, bien qu’aimer ait
déchiré votre cœur. Dans la solitude la plus profonde, dans l’isolement
le plus cruel, il ne faut pas laisser tarir en soi la source des
affections dévouées. Pendant longtemps on ne croit pas que Dieu puisse
être aimé comme on aime ses semblables. Une voix qui nous répond, des
regards qui se confondent avec les nôtres, paraissent pleins de vie,
tandis que le ciel immense se tait: mais par degrés l’âme s’élève
jusqu’à sentir son Dieu près d’elle comme un ami.

«Mon fils, il faut prier comme on aime, en mêlant la prière à toutes nos
pensées: il faut prier, car alors on n’est plus seul; et quand la
résignation descendra doucement en vous, tournez vos regards vers la
nature: on dirait que chacun y retrouve le passé de sa vie, quand il
n’en existe plus de traces parmi les hommes. Rêvez à vos chagrins comme
à vos plaisirs, en contemplant ces nuages tantôt sombres et tantôt
brillants que le vent fait disparaître; et soit que la mort vous ait
ravi vos amis, soit que la vie, plus cruelle encore, ait déchiré vos
liens avec eux, vous apercevrez dans les étoiles leur image divinisée;
ils vous apparaîtront tels que vous les reverrez un jour».



CHAPITRE VII

Des Philosophes religieux appelés Théosophes.


Lorsque j’ai rendu compte de la philosophie moderne des Allemands, j’ai
essayé de tracer une ligne de démarcation entre celle qui s’attache à
pénétrer les secrets de l’univers, et celle qui se borne à l’examen de
la nature de notre âme. La même distinction se fait remarquer parmi les
écrivains religieux: les uns, dont j’ai déjà parlé dans les chapitres
précédents, s’en sont tenus à l’influence de la religion sur notre cœur:
les autres, tels que Jacob Bœhme, en Allemagne, Saint-Martin, en France,
et bien d’autres encore, ont cru trouver dans la révélation du
christianisme, des paroles mystérieuses qui pouvaient servir à dévoiler
les lois de la création. Il faut en convenir, quand on commence à
penser, il est difficile de s’arrêter; et soit que la réflexion conduise
au scepticisme, soit qu’elle mène à la foi la plus universelle, on est
souvent tenté de passer des heures entières, comme les faquirs, à se
demander ce que c’est que la vie. Loin de dédaigner ceux qui sont ainsi
dévorés par la contemplation, on ne peut s’empêcher de les considérer
comme les véritables seigneurs de l’espèce humaine, auprès desquels ceux
qui existent sans réfléchir ne sont que des serfs attachés à la glèbe.
Mais comment peut-on se flatter de donner quelque consistance à ces
pensées, qui, semblables aux éclairs, replongent dans les ténèbres,
après avoir un moment jeté sur les objets d’incertaines lueurs.

Il peut être intéressant, toutefois, d’indiquer la direction principale
des systèmes des théosophes, c’est-à-dire des philosophes religieux, qui
n’ont cessé d’exister en Allemagne depuis l’établissement du
christianisme, et surtout depuis la renaissance des lettres. La plupart
des philosophes grecs ont fondé le système du monde sur l’action des
éléments; et si l’on en excepte Pythagore et Platon, qui tenaient de
l’Orient leur tendance à l’idéalisme, les penseurs de l’antiquité
expliquent tous l’organisation de l’univers par des lois physiques. Le
christianisme, en allumant la vie intérieure dans le sein de l’homme,
devait exciter les esprits à s’exagérer le pouvoir de l’âme sur le
corps; les abus auxquels les doctrines les plus pures sont sujettes ont
amené les visions, la magie blanche (c’est-à-dire celle qui attribue à
la volonté de l’homme, sans l’intervention des esprits infernaux, la
possibilité d’agir sur les éléments), toutes les rêveries bizarres enfin
qui naissent de la conviction que l’âme est plus forte que la nature.
Les secrets d’alchimistes, de magnétiseurs et d’illuminés, s’appuient
presque tous sur cet ascendant de la volonté qu’ils portent beaucoup
trop loin, mais qui tient de quelque manière néanmoins à la grandeur
morale de l’homme.

Non seulement le christianisme, en affirmant la spiritualité de l’âme, a
porté les esprits à croire à la puissance illimitée de la foi religieuse
ou philosophique, mais la révélation a paru à quelques hommes un miracle
continuel qui pouvait se renouveler pour chacun d’eux, et quelques-uns
ont cru sincèrement qu’une divination surnaturelle leur était accordée,
et qu’il se manifestait en eux des vérités dont ils étaient plutôt les
témoins que les inventeurs. Le plus fameux de ces philosophes religieux,
c’est Jacob Bœhme, un cordonnier allemand, qui vivait au commencement du
dix-septième siècle; il a fait tant de bruit dans son temps, que Charles
Ier envoya un homme exprès à Görlitz, lieu de sa demeure, pour étudier
son livre et le rapporter en Angleterre. Quelques-uns de ses écrits ont
été traduits en français par M. de Saint-Martin: ils sont très
difficiles à comprendre; cependant l’on ne peut s’empêcher de s’étonner
qu’un homme sans culture d’esprit ait été si loin dans la contemplation
de la nature. Il la considère en général comme un emblème des principaux
dogmes du christianisme; partout il croit voir dans les phénomènes du
monde les traces de la chute de l’homme et de sa régénération, les
effets du principe de la colère et de celui de la miséricorde; et tandis
que les philosophes grecs tâchaient d’expliquer le monde par le mélange
des éléments de l’air, de l’eau et du feu, Jacob Bœhme n’admet que la
combinaison des forces morales, et s’appuie sur des passages de
l’Évangile pour interpréter l’univers.

De quelque manière que l’on considère ces singuliers écrits qui, depuis
deux cents ans, ont toujours trouvé des lecteurs, ou plutôt des adeptes,
on ne peut s’empêcher de remarquer les deux routes opposées que suivent,
pour arriver à la vérité, les philosophes spiritualistes, et les
philosophes matérialistes. Les uns croient que c’est en se dérobant à
toutes les impressions du dehors, et en se plongeant dans l’extase de la
pensée, qu’on peut deviner la nature: les autres prétendent qu’on ne
saurait trop se garder de l’enthousiasme et de l’imagination, dans
l’examen des phénomènes de l’univers; l’on dirait que l’esprit humain a
besoin de s’affranchir du corps ou de l’âme, pour comprendre la nature,
tandis que c’est dans la mystérieuse réunion des deux que consiste le
secret de l’existence.

Quelques savants, en Allemagne, affirment qu’on trouve, dans les
ouvrages de Jacob Bœhme, des vues très profondes sur le monde physique;
l’on peut dire au moins qu’il y a autant d’originalité dans les
hypothèses des philosophes religieux sur la création, que dans celles de
Thalès, de Xénophane, d’Aristote, de Descartes et de Leibnitz. Les
théosophes déclarent que ce qu’ils pensent leur a été révélé, tandis que
les philosophes en général se croient uniquement conduits par leur
propre raison; mais puisque les uns et les autres aspirent à connaître
le mystère des mystères, que signifient à cette hauteur les mots de
raison et de folie? et pourquoi flétrir de la dénomination d’insensés
ceux qui croient trouver dans l’exaltation de grandes lumières? C’est un
mouvement de l’âme d’une nature très remarquable, et qui ne lui a
sûrement pas été donné seulement pour le combattre.



CHAPITRE VIII

De l’esprit de secte en Allemagne.


L’habitude de la méditation porte à des rêveries de tout genre sur la
destinée humaine. La vie active peut seule détourner notre intérêt de la
source des choses; mais tout ce qu’il y a de grand ou d’absurde en fait
d’idées est le résultat du mouvement intérieur qu’on ne peut dissiper au
dehors. Beaucoup de gens sont très irrités contre les sectes religieuses
ou philosophiques, et leur donnent le nom de folies, et de folies
dangereuses. Il me semble que les égarements même de la pensée sont bien
moins à craindre pour le repos et la moralité des hommes, que l’absence
de la pensée. Quand on n’a pas en soi cette puissance de réflexion qui
supplée à l’activité matérielle, on a besoin d’agir sans cesse, et
souvent au hasard.

Le fanatisme des idées a quelquefois conduit, il est vrai, à des actions
violentes, mais c’est presque toujours parce qu’on a recherché les
avantages de ce monde à l’aide des opinions abstraites. Les systèmes
métaphysiques sont peu redoutables en eux-mêmes, ils ne le deviennent
que quand ils sont réunis à des intérêts d’ambition, et c’est alors de
ces intérêts dont il faut s’occuper, si l’on veut modifier les systèmes;
mais les hommes capables de s’attacher vivement à une opinion,
indépendamment des résultats qu’elle peut avoir, sont toujours d’une
noble nature.

Les sectes philosophiques et religieuses qui, sous divers noms, ont
existé en Allemagne, n’ont presque point eu de rapport avec les affaires
politiques, et le genre de talent nécessaire pour entraîner les hommes à
des résolutions vigoureuses s’est rarement manifesté dans ce pays. On
peut disputer sur la philosophie de Kant, sur les questions
théologiques, sur l’idéalisme ou l’_empirisme_, sans qu’il en résulte
jamais rien que des livres.

L’esprit de secte et l’esprit de parti diffèrent à beaucoup d’égards;
l’esprit de parti présente les opinions par ce qu’elles ont de saillant,
pour les faire comprendre au vulgaire; et l’esprit de secte, surtout en
Allemagne, tend toujours vers ce qu’il a de plus abstrait: il faut, dans
l’esprit de parti, saisir le point de vue de la multitude pour s’y
placer; les Allemands ne pensent qu’à la théorie, et dût-elle se perdre
dans les nuages, ils l’y suivront. L’esprit de parti excite dans les
hommes de certaines passions communes qui les réunissent en masse. Les
Allemands subdivisent tout, à force d’expliquer, de distinguer et de
commenter. Ils ont une sincérité philosophique singulièrement propre à
la recherche de la vérité, mais point du tout à l’art de la mettre en
œuvre. L’esprit de secte n’aspire qu’à convaincre; l’esprit de parti
veut rallier. L’esprit de secte dispute sur les idées; l’esprit de parti
veut du pouvoir sur les hommes. Il y a de la discipline dans l’esprit de
parti, et de l’anarchie dans l’esprit de secte. L’autorité, quelle
qu’elle soit, n’a presque rien à craindre de l’esprit de secte; on le
satisfait en laissant une grande latitude à la pensée: mais l’esprit de
parti n’est pas si facile à contenter, et ne se borne point à ces
conquêtes intellectuelles dans lesquelles chaque individu peut se créer
un empire, sans destituer un possesseur.

On est, en France, beaucoup plus susceptible de l’esprit de parti que de
l’esprit de secte: on s’y entend trop bien au réel de la vie, pour ne
pas transformer en action ce qu’on désire, et en pratique ce qu’on
pense; mais peut-être y est-on trop étranger à l’esprit de secte: on n’y
tient pas assez aux idées abstraites, pour mettre de la chaleur à les
défendre; d’ailleurs, l’on ne veut être lié par aucun genre d’opinions,
afin de s’avancer plus libre au-devant de toutes les circonstances. Il y
a plus de bonne foi dans l’esprit de secte que dans l’esprit de parti,
ainsi les Allemands doivent être bien plus propres à l’un qu’à l’autre.

Il faut distinguer trois espèces de sectes religieuses et philosophiques
en Allemagne: premièrement, les différentes communions chrétiennes qui
ont existé, surtout à l’époque de la réformation, lorsque tous les
esprits se sont tournés vers les questions théologiques; secondement,
les associations secrètes, et enfin, les adeptes de quelques systèmes
particuliers, dont un homme est le chef. Il faut ranger dans la première
classe les anabaptistes et les moraves; dans la seconde, la plus
ancienne des associations secrètes, les francs-maçons, et dans la
troisième, les différents genres d’illuminés.

Les anabaptistes étaient plutôt une secte révolutionnaire que
religieuse; et, comme ils durent leur existence à des passions
politiques et non à des opinions, ils passèrent avec les circonstances.
Les moraves, tout à fait étrangers aux intérêts de ce monde, sont, comme
je l’ai dit, une communion chrétienne de la plus grande pureté. Les
quakers portent au milieu de la société les principes des moraves:
ceux-ci se retirent du monde pour être plus sûrs de rester fidèles à ces
principes.

La franc-maçonnerie est une institution beaucoup plus sérieuse en Écosse
et en Allemagne qu’en France. Elle a existé dans tous les pays; mais il
paraît cependant que c’est de l’Allemagne surtout qu’est venue cette
association, transportée ensuite en Angleterre par les Anglo-Saxons, et
renouvelée à la mort de Charles Ier, par les partisans de la
restauration, qui se rassemblèrent près de l’église de Saint-Paul, pour
rappeler Charles II sur le trône. On croit aussi que les francs-maçons,
surtout en Écosse, se rattachent de quelque manière à l’ordre des
Templiers. Lessing a écrit sur la franc-maçonnerie un dialogue où son
génie lumineux se fait éminemment remarquer. Il affirme que cette
association a pour but de réunir les hommes, malgré les barrières
établies par la société; car si, sous quelques rapports, l’état social
forme un lien entre les hommes, en les soumettant à l’empire des lois,
il les sépare par les différences de rang et de gouvernement: cette
fraternité, véritable image de l’âge d’or, a été mêlée dans la
franc-maçonnerie à beaucoup d’autres idées qui sont aussi bonnes et
morales. On ne saurait se dissimuler cependant, qu’il est dans la nature
des associations secrètes de porter les esprits vers l’indépendance;
mais ces associations sont très favorables au développement des
lumières; car tout ce que les hommes font par eux-mêmes et spontanément
donne à leur jugement plus de force et d’étendue.

Il se peut aussi que les principes de l’égalité démocratique se
propagent par ce genre d’institutions, qui met les hommes en évidence
d’après leur valeur réelle, et non d’après leur rang dans le monde. Les
associations secrètes apprennent quelle est la puissance du nombre et de
la réunion, tandis que les citoyens isolés sont, pour ainsi dire, des
êtres abstraits les uns pour les autres. Sous ce rapport, ces
associations pourraient avoir une grande influence dans l’État; mais il
est juste cependant de reconnaître que la franc-maçonnerie ne s’occupe
en général que des intérêts religieux et philosophiques.

Ses membres se divisent entre eux en deux classes; la franc-maçonnerie
philosophique, et la franc-maçonnerie hermétique ou égyptienne. La
première a pour objet l’église intérieure, ou le développement de la
spiritualité de l’âme; la seconde se rapporte aux sciences, à celles qui
s’occupent des secrets de la nature. Les frères rose-croix, entre
autres, sont un des grades de la franc-maçonnerie, et les frères
rose-croix, dans l’origine, étaient alchimistes.

De tout temps, et dans tous les pays, il a existé des associations
secrètes, dont les membres avaient pour but de se fortifier mutuellement
dans la croyance à la spiritualité de l’âme; les mystères d’Éleusis,
chez les païens, la secte des Esséniens, chez les Hébreux, étaient
fondés sur cette doctrine, qu’on ne voulait pas profaner en la livrant
aux plaisanteries du vulgaire. Il y a près de trente ans qu’à
Wilhelms-Bad il y eut une assemblée de francs-maçons présidée par le duc
de Brunswick; cette assemblée avait pour objet la réforme des
francs-maçons d’Allemagne, et il paraît que les opinions mystiques en
général, et celles de Saint-Martin en particulier, influèrent beaucoup
sur cette réunion. Les institutions politiques, les relations sociales,
et souvent même celles de famille, ne prennent que l’extérieur de la
vie: il est donc naturel que de tout temps on ait cherché quelque
manière intime de se reconnaître et de s’entendre; et tous ceux dont le
caractère a quelque profondeur se croient des adeptes et cherchent à se
distinguer par quelques signes du reste des hommes. Les associations
secrètes dégénèrent avec le temps; mais leur principe est presque
toujours un sentiment d’enthousiasme comprimé par la société.

Il y a trois classes d’illuminés: les illuminés mystiques, les illuminés
visionnaires, et les illuminés politiques. La première, celle dont Jacob
Bœhme, et dans le dernier siècle, Pasqualis et Saint-Martin peuvent être
considérés comme les chefs, tient par divers liens à cette Église
intérieure, sanctuaire de ralliement pour tous les philosophes
religieux; ces illuminés s’occupent uniquement de la religion, et de la
nature interprétée par les dogmes de la religion.

Les illuminés visionnaires, à la tête desquels on doit placer le Suédois
Swedenborg, croient que par la puissance de la volonté ils peuvent faire
apparaître des morts et opérer des miracles. Le feu roi de Prusse,
Frédéric-Guillaume, a été induit en erreur par la crédulité de ces
hommes, ou par leurs ruses, qui avaient l’apparence de la crédulité. Les
illuminés idéalistes dédaignent ces illuminés visionnaires comme des
empiriques; ils méprisent leurs prétendus prodiges, et pensent que la
merveille des sentiments de l’âme doit l’emporter à elle seule sur
toutes les autres.

Enfin, des hommes qui n’avaient pour but que de s’emparer de l’autorité
dans tous les États, et de se faire donner des places, ont pris le nom
d’illuminés; leur chef était un Bavarois, Weishaupt, homme d’un esprit
supérieur, et qui avait très bien senti la puissance qu’on pouvait
acquérir en réunissant les forces éparses des individus, et en les
dirigeant toutes vers un même but. Un secret, quel qu’il soit, flatte
l’amour-propre des hommes; et quand on leur dit qu’ils sont de quelque
chose dont leurs pareils ne sont pas, on acquiert toujours de l’empire
sur eux. L’amour-propre se blesse de ressembler à la multitude; et dès
qu’on veut donner des marques de distinction, connues ou cachées, on est
sûr de mettre en mouvement l’imagination de la vanité, la plus active de
toutes.

Les illuminés politiques n’avaient pris des autres illuminés que
quelques signes pour se reconnaître; mais les intérêts, et non les
opinions, leur servaient de point de ralliement. Ils avaient pour but,
il est vrai, de réformer l’ordre social sur de nouveaux principes;
toutefois, en attendant l’accomplissement de ce grand œuvre, ce qu’ils
voulaient d’abord, c’était de s’emparer des emplois publics. Une telle
secte a, par tout pays, bien des adeptes qui s’initient d’eux-mêmes à
ses secrets: en Allemagne cependant, cette secte est la seule peut-être
qui ait été fondée sur une combinaison politique; toutes les autres sont
nées d’un enthousiasme quelconque, et n’ont eu que la recherche de la
vérité pour but.

Parmi les hommes qui s’efforcent de pénétrer les secrets de la nature,
il faut compter les alchimistes, les magnétiseurs, etc. Il est probable
qu’il y a beaucoup de folie dans ces prétendues découvertes; mais qu’y
peut-on trouver d’effrayant? Si l’on arrivait à reconnaître dans les
phénomènes physiques ce qu’on appelle du merveilleux, on en aurait avec
raison de la joie. Il y a des moments où la nature paraît une machine
qui se meut constamment par les mêmes ressorts, et c’est alors que son
inflexible régularité fait peur; mais quand on croit entrevoir en elle
quelque chose de spontané comme la pensée, un espoir confus s’empare de
l’âme, et nous dérobe au regard fixe de la nécessité.

Au fond de tous ces essais et de tous ces systèmes scientifiques et
philosophiques, il y a toujours une tendance très marquée vers la
spiritualité de l’âme. Ceux qui veulent deviner les secrets de la nature
sont très opposés aux matérialistes; car c’est toujours dans la pensée
qu’ils cherchent la solution de l’énigme du monde physique. Sans doute
un tel mouvement dans les esprits pourrait conduire à de grandes
erreurs; mais il en est ainsi de tout ce qui est animé; dès qu’il y a
vie, il y a danger.

Les efforts individuels finiraient par être interdits, si l’on
s’asservissait à la méthode qui régulariserait les mouvements de
l’esprit, comme la discipline commande à ceux du corps. Le problème
consiste donc à guider les facultés sans les comprimer; et l’on voudrait
qu’il fût possible adapter à l’imagination des hommes l’art encore
inconnu de s’élever avec des ailes, et de diriger le vol dans les airs.



CHAPITRE IX

De la contemplation de la nature.


En parlant de l’influence de la nouvelle philosophie sur les sciences,
j’ai déjà fait mention de quelques-uns des nouveaux principes adoptés en
Allemagne, relativement à l’étude de la nature; mais comme la religion
et l’enthousiasme ont une grande part dans la contemplation de
l’univers, j’indiquerai d’une manière générale les vues politiques et
religieuses qu’on peut recueillir à cet égard dans les ouvrages
allemands.

Plusieurs physiciens, guidés par un sentiment de piété, ont cru devoir
s’en tenir à l’examen des causes finales; ils ont essayé de prouver que
tout le monde tend au maintien et au bien-être physique des individus et
des espèces. On peut faire, ce me semble, des objections très fortes
contre ce système. Sans doute, il est aisé de voir que dans l’ordre des
choses les moyens répondent admirablement à leurs fins; mais dans cet
enchaînement universel, où s’arrêtent ces causes qui sont effets, et ces
effets qui sont causes? Veut-on rapporter tout à la conservation de
l’homme: on aura de la peine à concevoir ce qu’elle a de commun avec la
plupart des êtres. D’ailleurs c’est attacher trop de prix à l’existence
matérielle que de la donner pour dernier but à la création.

Ceux qui, malgré la foule immense des malheurs particuliers, attribuent
un certain genre de bonté à la nature, la considèrent comme un
spéculateur en grand qui se retire sur le nombre. Ce système ne convient
pas même à un gouvernement, et des écrivains scrupuleux en économie
politique l’ont combattu. Que serait-ce donc, lorsqu’il s’agit des
intentions de la Divinité? Un homme, religieusement considéré, est
autant que la race humaine entière; et dès qu’on a conçu l’idée d’une
âme immortelle, il ne doit pas être possible d’admettre le plus ou le
moins d’importance d’un individu relativement à tous. Chaque être
intelligent est d’une valeur infinie, puisqu’il doit durer toujours.
C’est donc d’après un point de vue plus élevé que les philosophes
allemands ont considéré l’univers.

Il en est qui croient voir en tout deux principes, celui du bien et
celui du mal, se combattant sans cesse; et soit qu’on attribue ce combat
à une puissance infernale, soit, ce qui est plus simple à penser, que le
monde physique puisse être l’image des bons et des mauvais penchants de
l’homme, toujours est-il vrai que ce monde offre à l’observation deux
faces absolument contraires.

Il y a, l’on ne saurait le nier, un côté terrible dans la nature, comme
dans le cœur humain, et l’on y sent une redoutable puissance de colère.
Quelle que soit la bonne intention des partisans de l’optimisme, plus de
profondeur se fait remarquer, ce me semble, dans ceux qui ne nient pas
le mal, mais qui comprennent la connexion de ce mal avec la liberté de
l’homme, avec l’immortalité qu’elle peut lui mériter.

Les écrivains mystiques, dont j’ai parlé dans les chapitres précédents,
voient dans l’homme l’abrégé du monde, et dans le monde l’emblème des
dogmes du christianisme. La nature leur paraît l’image corporelle de la
Divinité, et ils se plongent toujours plus avant dans la signification
profonde des choses et des êtres.

Parmi les écrivains allemands qui se sont occupés de la contemplation de
la nature sous des rapports religieux, deux méritent une attention
particulière: Novalis comme poète, et Schubert comme physicien. Novalis,
homme d’une naissance illustre, était initié dès sa jeunesse dans les
études de tout genre que la nouvelle école a développées en Allemagne;
mais son âme pieuse a donné un grand caractère de simplicité à ses
poésies. Il est mort à vingt-six ans; et c’est lorsqu’il n’était déjà
plus que les chants religieux qu’ils a composés ont acquis en Allemagne
une célébrité touchante. Le père de ce jeune homme est morave; et,
quelque temps après la mort de son fils, il alla visiter une communauté
de ses frères en religion, et dans leur église il entendit chanter les
poésies de son fils, que les moraves avaient choisies pour s’édifier,
sans en connaître l’auteur.

Parmi les œuvres de Novalis, on distingue des hymnes à la nuit, qui
peignent avec une grande force le recueillement qu’elle fait naître dans
l’âme. L’éclat du jour peut convenir à la joyeuse doctrine du paganisme;
mais le ciel étoilé paraît le véritable temple du culte le plus pur.
C’est dans l’obscurité des nuits, dit un poète allemand, que
l’immortalité s’est révélée à l’homme; la lumière du soleil éblouit les
yeux qui croient voir. Des stances de Novalis sur la vie des mineurs
renferment une poésie animée, d’un très grand effet; il interroge la
terre qu’on rencontre dans les profondeurs, parce qu’elle fut le témoin
des diverses révolutions que la nature a subies; et il exprime un désir
énergique de pénétrer toujours plus avant vers le centre du globe. Le
contraste de cette immense curiosité avec la vie si fragile qu’il faut
exposer pour la satisfaire, cause une émotion sublime. L’homme est placé
sur la terre entre l’infini des cieux et l’infini des abîmes; et sa vie,
dans le temps, est aussi de même entre deux éternités. De toutes parts
entouré par des idées et des objets sans bornes, des pensées
innombrables lui apparaissent, comme des milliers de lumières qui se
confondent et l’éblouissent.

Novalis a beaucoup écrit sur la nature en général, il se nomme lui-même,
avec raison, le disciple de Saïs, parce que c’est dans cette ville
qu’était fondé le temple d’Isis, et que les traditions qui nous restent
des mystères des Égyptiens portent à croire que leurs prêtres avaient
une connaissance approfondie des lois de l’univers.

«L’homme est avec la nature, dit Novalis, dans des relations presque
aussi variées, presque aussi inconcevables que celles qu’il entretient
avec ses semblables, et comme elle se met à la portée des enfants, et se
complaît avec leurs simples cœurs, de même elle se montre sublime aux
esprits élevés, et divine aux êtres divins. L’amour de la nature prend
diverses formes, et tandis qu’elle n’excite dans les uns que la joie et
la volupté, elle inspire aux autres la religion la plus pieuse, celle
qui donne à toute la vie une direction et un appui. Déjà chez les
peuples anciens, il y avait des âmes sérieuses pour qui l’univers était
l’image de la Divinité, et d’autres qui se croyaient seulement invitées
au festin qu’elle donne: l’air n’était, pour ces convives de
l’existence, qu’une boisson rafraîchissante; les étoiles, que des
flambeaux qui présidaient aux danses pendant la nuit; et les plantes et
les animaux, que les magnifiques apprêts d’un splendide repas; la nature
ne s’offrait pas à leurs yeux comme un temple majestueux et tranquille,
mais comme le théâtre brillant de fêtes toujours nouvelles.

«Dans ce même temps néanmoins, des esprits plus profonds s’occupaient
sans relâche à reconstruire le monde idéal, dont les traces avaient déjà
disparu; ils se partageaient en frères les travaux les plus sacrés; les
uns cherchaient à reproduire, par la musique, les voix de la forêt et de
l’air; les autres imprimaient l’image et le pressentiment d’une race
plus noble sur la pierre et sur l’airain, changeaient les rochers en
édifices, et mettaient au jour les trésors cachés dans la terre. La
nature, civilisée par l’homme, sembla répondre à ses souhaits:
l’imagination de l’artiste osa l’interroger, et l’âge d’or parut
renaître à l’aide de la pensée.

«Il faut, pour connaître la nature, devenir un avec elle. Une vie
poétique et recueillie, une âme sainte et religieuse, toute la force et
toute la fleur de l’existence humaine, sont nécessaires pour la
comprendre, et le véritable observateur est celui qui sait découvrir
l’analogie de cette nature avec l’homme, et celle de l’homme avec le
ciel».

Schubert a composé sur la nature un livre qu’on ne saurait se lasser de
lire, tant il est rempli d’idées qui excitent à la méditation; il
présente le tableau des effets nouveaux, dont l’enchaînement est conçu
sous de nouveaux rapports. Deux idées principales restent de son
ouvrage; les Indiens croient à la métempsycose descendante, c’est-à-dire
à celle qui condamne l’âme de l’homme à passer dans les animaux et dans
les plantes, pour le punir d’avoir mal usé de la vie. L’on peut
difficilement se figurer un système d’une plus profonde tristesse, et
les ouvrages des Indiens en portent la douloureuse empreinte. On croit
voir partout, dans les animaux et les plantes, la pensée captive et le
sentiment renfermé, s’efforcer en vain de se dégager des formes
grossières et muettes qui les enchaînent. Le système de Schubert est
plus consolant; il se représente la nature comme une métempsycose
ascendante, dans laquelle, depuis la pierre jusqu’à l’existence humaine,
il y a une promotion continuelle qui fait avancer le principe vital de
degrés en degrés, jusqu’au perfectionnement le plus complet.

Schubert croit aussi qu’il a existé des époques où l’homme avait un
sentiment si vif et si délicat des phénomènes existants, qu’il devinait,
par ses propres impressions, les secrets les plus cachés de la nature.
Ces facultés primitives se sont émoussées, et c’est souvent
l’irritabilité maladive des nerfs qui, en affaiblissant la puissance du
raisonnement, rend à l’homme l’instinct qu’il devait jadis à la
plénitude même de ses forces. Les travaux des philosophes, des savants
et des poètes, en Allemagne, ont pour but de diminuer l’aride puissance
du raisonnement, sans obscurcir en rien les lumières. C’est ainsi que
l’imagination du monde ancien peut renaître, comme le phénix, des
cendres de toutes les erreurs.

La plupart des physiciens ont voulu expliquer, ainsi que je l’ai déjà
dit, la nature comme un bon gouvernement, dans lequel tout est conduit
d’après de sages principes administratifs; mais c’est en vain qu’on veut
transporter ce système prosaïque dans la création. Le terrible ni même
le beau ne sauraient être expliqués par cette théorie circonscrite, et
la nature est tour à tour trop cruelle et trop magnifique pour qu’on
puisse la soumettre au genre de calcul admis dans le jugement des choses
de ce monde.

Il y a des objets hideux en eux-mêmes, dont l’impression sur nous est
inexplicable; de certaines figures d’animaux, de certaines formes de
plantes, de certaines combinaisons de couleurs, révoltent nos sens, bien
que nous ne puissions nous rendre compte des causes de cette répugnance;
on dirait que ces contours disgracieux, que ces images rebutantes
rappellent la bassesse et la perfidie, quoique rien dans les analogies
du raisonnement ne puisse expliquer une telle association d’idées. La
physionomie de l’homme ne tient point uniquement, comme l’ont prétendu
quelques écrivains, au dessin plus ou moins prononcé des traits; il
passe dans le regard et dans les mouvements du visage, je ne sais quelle
expression de l’âme impossible à méconnaître, et c’est surtout dans la
figure humaine qu’on apprend ce qu’il y a d’extraordinaire et d’inconnu
dans les harmonies de l’esprit et du corps.

Les accidents et les malheurs, dans l’ordre physique, ont quelque chose
de si rapide, de si impitoyable, de si inattendu, qu’ils paraissent
tenir du prodige; la maladie et ses fureurs sont comme une vie méchante
qui s’empare tout à coup de la vie paisible. Les affections du cœur nous
font sentir la barbarie de cette nature qu’on veut nous représenter
comme si douce. Que de dangers menacent une tête chérie! Sous combien de
métamorphoses la mort ne se déguise-t-elle pas autour de nous? il n’y a
pas un beau jour qui ne puisse recéler la foudre; pas une fleur dont les
sucs ne puissent être empoisonnés, pas un souffle de l’air qui ne puisse
apporter avec lui une contagion funeste, et la nature semble une amante
jalouse prête à percer le sein de l’homme, au moment même où il s’enivre
de ses dons.

Comment comprendre le but de tous ces phénomènes, si l’on s’en tient à
l’enchaînement ordinaire de nos manières de juger? Comment peut-on
considérer les animaux, sans se plonger dans l’étonnement que fait
naître leur mystérieuse existence? Un poète les a nommés _les rêves de
la nature dont l’homme est le réveil_. Dans quel but ont-ils été créés?
Que signifient ces regards qui semblent couverts d’un nuage obscur,
derrière lequel une idée voudrait se faire jour? Quels rapports ont-ils
avec nous? Qu’est-ce que la part de vie dont ils jouissent? Un oiseau
survit à l’homme de génie, et je ne sais quel bizarre désespoir saisit
le cœur, quand on a perdu ce qu’on aime, et qu’on voit le souffle de
l’existence animer encore un insecte, qui se meut sur la terre, d’où le
plus noble objet a disparu.

La contemplation de la nature accable la pensée; on se sent avec elle
des rapports qui ne tiennent ni au bien ni au mal qu’elle peut nous
faire; mais son âme visible vient chercher la nôtre dans notre sein, et
s’entretient avec nous. Quand les ténèbres nous épouvantent, ce ne sont
pas toujours les périls auxquels ils nous exposent que nous redoutons,
mais c’est la sympathie de la nuit avec tous les genres de privations et
de douleurs dont nous sommes pénétrés. Le soleil, au contraire, est
comme une émanation de la Divinité, comme le messager éclatant d’une
prière exaucée; ses rayons descendent sur la terre, non seulement pour
guider les travaux de l’homme, mais pour exprimer de l’amour à la
nature.

Les fleurs se tournent vers la lumière, afin de l’accueillir; elles se
referment pendant la nuit, et le matin et le soir elles semblent exhaler
en parfums leurs hymnes de louanges. Quand on élève ces fleurs dans
l’obscurité, pâles, elles ne revêtent plus leurs couleurs accoutumées;
mais quand on les rend au jour, le soleil réfléchit en elles ses rayons
variés comme dans l’arc-en-ciel, et l’on dirait qu’il se mire avec
orgueil dans la beauté dont il les a parées. Le sommeil des végétaux,
pendant de certaines heures et de certaines saisons de l’année, est
d’accord avec le mouvement de la terre; elle entraîne dans les régions
qu’elle parcourt la moitié des plantes, des animaux et des hommes
endormis. Les passagers de ce grand vaisseau qu’on appelle le monde se
laissent bercer dans le cercle que décrit leur voyageuse demeure.

La paix et la discorde, l’harmonie et la dissonance qu’un lien secret
réunit, sont les premières lois de la nature; et, soit qu’elle se montre
redoutable ou charmante, l’unité sublime qui la caractérise se fait
toujours reconnaître. La flamme se précipite en vagues comme les
torrents; les nuages qui parcourent les airs prennent quelquefois la
forme des montagnes et des vallées, et semblent imiter en se jouant
l’image de la terre. Il est dit dans la _Genèse_, «que le Tout-Puissant
sépara les eaux de la terre des eaux du ciel, et les suspendit dans les
airs». Le ciel est en effet un noble allié de l’Océan; l’azur du
firmament se fait voir dans les ondes, et les vagues se peignent dans
les nues. Quelquefois, quand l’orage se prépare dans l’atmosphère, la
mer frémit au loin, et l’on dirait qu’elle répond, par le trouble de ses
flots, au mystérieux signal qu’elle a reçu de la tempête.

M. de Humboldt dit, dans ses _Vues scientifiques et poétiques sur
l’Amérique méridionale_, qu’il a été témoin d’un phénomène observé dans
l’Égypte, et qu’on appelle _mirage_. Tout à coup, dans les déserts les
plus arides, la réverbération de l’air prend l’apparence des lacs ou de
la mer, et les animaux eux-mêmes, haletant de soif, s’élancent vers ces
images trompeuses, espérant s’y désaltérer. Les diverses figures que la
gelée trace sur le verre offrent encore un nouvel exemple de ces
analogies merveilleuses; les vapeurs condensées par le froid dessinent
des paysages semblables à ceux qui se font remarquer dans les contrées
septentrionales: des forêts de pins, des montagnes hérissées
reparaissent sous ces blanches couleurs, et la nature glacée se plaît à
contrefaire ce que la nature animée a produit.

Non seulement la nature se répète elle-même, mais elle semble vouloir
imiter les ouvrages des hommes, et leur donner ainsi un témoignage
singulier de sa correspondance avec eux. On raconte que, dans les îles
voisines du Japon, les nuages présentent aux regards l’aspect de
bâtiments réguliers. Les beaux-arts ont aussi leur type dans la nature,
et ce luxe de l’existence est plus soigné par elle encore que
l’existence même: la symétrie des formes, dans le règne végétal et
minéral, a servi de modèle aux architectes, et le reflet des objets et
des couleurs dans l’onde donne l’idée des illusions de la peinture; le
vent, dont le murmure se prolonge sous les feuilles tremblantes, nous
révèle la musique; et l’on dit même que sur les côtes de l’Asie où
l’atmosphère est plus pure, on entend quelquefois le soir une harmonie
plaintive et douce, que la nature semble adresser à l’homme, afin de lui
apprendre qu’elle respire, qu’elle aime et qu’elle souffre.

Souvent, à l’aspect d’une belle contrée, on est tenté de croire qu’elle
a pour unique but d’exciter en nous des sentiments élevés et nobles. Je
ne sais quel rapport existe entre les cieux et la fierté du cœur, entre
les rayons de la lune qui reposent sur la montagne et le calme de la
conscience, mais ces objets nous parlent un beau langage, et l’on peut
s’abandonner au tressaillement qu’ils causent; l’âme s’en trouvera bien.
Quand, le soir, à l’extrémité du paysage, le ciel semble toucher de si
près à la terre, l’imagination se figure, par delà l’horizon, un asile
de l’espérance, une patrie de l’amour, et la nature semble répéter
silencieusement que l’homme est immortel.

La succession continuelle de mort et de naissance, dont le monde
physique est le théâtre, produirait l’impression la plus douloureuse, si
l’on ne croyait pas y voir la trace de la résurrection de toutes choses;
et c’est le véritable point de vue religieux de la contemplation de la
nature, que cette manière de la considérer. On finirait par mourir de
pitié, si l’on se bornait en tout à la terrible idée de l’irréparable:
aucun animal ne périt sans qu’on puisse le regretter, aucun arbre ne
tombe sans que l’idée qu’on ne le reverra plus dans sa beauté n’excite
en nous une réflexion douloureuse. Enfin les objets inanimés eux-mêmes
font mal, quand leur décadence oblige à s’en séparer: la maison, les
meubles qui ont servi à ceux que nous avons aimés, nous intéressent, et
ces objets mêmes excitent en nous quelquefois une sorte de sympathie
indépendante des souvenirs qu’ils retracent; on regrette la forme qu’on
leur a connue, comme si cette forme en faisait des êtres qui nous ont vu
vivre, et qui devaient nous voir mourir. Si le temps n’avait pas pour
antidote l’éternité, on s’attacherait à chaque moment pour le retenir, à
chaque son pour le fixer, à chaque regard pour en prolonger l’éclat, et
les jouissances n’existeraient que l’instant qu’il nous faut pour sentir
qu’elles passent, et pour arroser de larmes leurs traces, que l’abîme
des jours doit aussi dévorer.

Une réflexion nouvelle m’a frappée, dans les écrits qui m’ont été
communiqués par un homme dont l’imagination est pensive et profonde; il
compare ensemble les ruines de la nature, celles de l’art et celles de
l’humanité. «Les premières, dit-il, sont philosophiques, les secondes
poétiques, et les dernières mystérieuses». Une chose bien digne de
remarque, en effet, c’est l’action si différente des années sur la
nature, sur les ouvrages du génie et sur les créatures vivantes. Le
temps n’outrage que l’homme: quand les rochers s’écroulent, quand les
montagnes s’abîment dans les vallées, la terre change seulement de face;
un aspect nouveau excite dans notre esprit de nouvelles pensées, et la
force vivifiante subit une métamorphose, mais non un dépérissement; les
ruines des beaux-arts parlent à l’imagination, elle reconstruit ce que
le temps a fait disparaître, et jamais peut-être un chef-d’œuvre dans
tout son éclat n’a pu donner l’idée de la grandeur autant que les ruines
mêmes de ce chef-d’œuvre. On se représente les monuments à demi
détruits, revêtus de toutes les beautés qu’on suppose toujours à ce
qu’on regrette: mais qu’il est loin d’en être ainsi des ravages de la
vieillesse!

A peine peut-on croire que la jeunesse embellissait ce visage, dont la
mort a déjà pris possession: quelques physionomies échappent par la
splendeur de l’âme à la dégradation; mais la figure humaine, dans sa
décadence, prend souvent une expression vulgaire, qui permet à peine la
pitié. Les animaux perdent avec les années, il est vrai, leur force et
leur agilité; mais l’incarnat de la vie ne se change point pour eux en
livides couleurs, et leurs yeux éteints ne ressemblent pas à des lampes
funéraires, qui jettent de pâles clartés sur un visage flétri.

Lors même qu’à la fleur de l’âge la vie se retire du sein de l’homme, ni
l’admiration que font naître les bouleversements de la nature, ni
l’intérêt qu’excitent les débris des monuments, ne peuvent s’attacher au
corps inanimé de la plus belle des créatures. L’amour qui chérissait
cette figure enchanteresse, l’amour ne peut en supporter les restes, et
rien de l’homme ne demeure après lui sur la terre, qui ne fasse frémir,
même ses amis.

Ah! quel enseignement, que les horreurs de la destruction acharnée ainsi
sur la race humaine! n’est-ce pas pour annoncer à l’homme que sa vie est
ailleurs? La nature l’humilierait-elle à ce point, si la Divinité ne
voulait pas le relever?

Les vraies causes finales de la nature, ce sont ses rapports avec notre
âme et avec notre sort immortel; les objets physiques eux-mêmes ont une
destination qui ne se borne point à la courte existence de l’homme
ici-bas; ils sont là pour concourir au développement de nos pensées, à
l’œuvre de notre vie morale. Les phénomènes de la nature ne doivent pas
être compris seulement d’après les lois de la matière, quelque bien
combinées qu’elles soient; ils ont un sens philosophique et un but
religieux, dont la contemplation la plus attentive ne pourra jamais
connaître toute l’étendue.



CHAPITRE X

De l’enthousiasme.


Beaucoup de gens sont prévenus contre l’enthousiasme; ils le confondent
avec le fanatisme, et c’est une grande erreur. Le fanatisme est une
passion exclusive, dont une opinion est l’objet; l’enthousiasme se
rallie à l’harmonie universelle: c’est l’amour du beau, l’élévation de
l’âme, la jouissance du dévouement, réunis dans un même sentiment, qui a
de la grandeur et du calme. Le sens de ce mot, chez les Grecs, en est la
plus noble définition: l’enthousiasme signifie _Dieu en nous_. En effet,
quand l’existence de l’homme est expansive, elle a quelque chose de
divin.

Tout ce qui nous porte à sacrifier notre propre bien-être, ou notre
propre vie, est presque toujours de l’enthousiasme; car le droit chemin
de la raison égoïste doit être de se prendre soi-même pour but de tous
ses efforts, et de n’estimer dans ce monde que la santé, l’argent et le
pouvoir. Sans doute la conscience suffit pour conduire le caractère le
plus froid dans la route de la vertu; mais l’enthousiasme est à la
conscience ce que l’honneur est au devoir: il y a en nous un superflu
d’âme qu’il est doux de consacrer à ce qui est beau, quand ce qui est
bien est accompli. Le génie et l’imagination ont aussi besoin qu’on
soigne un peu leur bonheur dans ce monde; et la loi du devoir, quelque
sublime qu’elle soit, ne suffit pas pour faire goûter toutes les
merveilles du cœur et de la pensée.

On ne saurait le nier, les intérêts de la personnalité pressent l’homme
de toutes parts; il y a même dans ce qui est vulgaire une certaine
jouissance dont beaucoup de gens sont très susceptibles, et l’on
retrouve souvent les traces de penchants ignobles sous l’apparence des
manières les plus distinguées. Les talents supérieurs ne garantissent
pas toujours de cette nature dégradée, qui dispose sourdement de
l’existence des hommes, et leur fait placer leur bonheur plus bas
qu’eux-mêmes. L’enthousiasme seul peut contrebalancer la tendance à
l’égoïsme, et c’est à ce signe divin qu’il faut reconnaître les
créatures immortelles. Lorsque vous parlez à quelqu’un sur des sujets
dignes d’un saint respect, vous apercevez d’abord s’il éprouve un noble
frémissement, si son cœur bat pour des sentiments élevés, s’il a fait
alliance avec l’autre vie, ou bien s’il n’a qu’un peu d’esprit qui lui
sert à diriger le mécanisme de l’existence. Et qu’est-ce donc que l’être
humain, quand on ne voit en lui qu’une prudence dont son propre avantage
est l’objet? L’instinct des animaux vaut mieux, car il est quelquefois
généreux et fier; mais ce calcul, qui semble l’attribut de la raison,
finit par rendre incapable de la première des vertus, le dévouement.

Parmi ceux qui s’essaient à tourner les sentiments exaltés en ridicule,
plusieurs en sont pourtant susceptibles à leur insu. La guerre, fût-elle
entreprise par des vues personnelles, donne toujours quelques-unes des
jouissances de l’enthousiasme; l’enivrement d’un jour de bataille, le
plaisir singulier de s’exposer à la mort, quand toute notre nature nous
commande d’aimer la vie, c’est encore à l’enthousiasme qu’il faut
l’attribuer. La musique militaire, le hennissement des chevaux,
l’explosion de la poudre, cette foule de soldats revêtus des mêmes
couleurs, émus par le même désir, se rangeant autour des mêmes
bannières, font éprouver une émotion qui triomphe de l’instinct
conservateur de l’existence; et cette jouissance est si forte, que ni
les fatigues, ni les souffrances, ni les périls, ne peuvent en déprendre
les âmes. Quiconque a vécu de cette vie n’aime qu’elle. Le but atteint
ne satisfait jamais; c’est l’action de se risquer qui est nécessaire,
c’est elle qui fait passer l’enthousiasme dans le sang; et, quoiqu’il
soit plus pur au fond de l’âme, il est encore d’une noble nature, lors
même qu’il a pu devenir une impulsion presque physique.

On accuse souvent l’enthousiasme sincère de ce qui ne peut être reproché
qu’à l’enthousiasme affecté; plus un sentiment est beau, plus la fausse
imitation de ce sentiment est odieuse. Usurper l’admiration des hommes,
est ce qu’il y a de plus coupable, car on tarit en eux la source des
bons mouvements en les faisant rougir de les avoir éprouvés. D’ailleurs
rien n’est plus pénible que les sons faux qui semblent sortir du
sanctuaire même de l’âme; la vanité peut s’emparer de tout ce qui est
extérieur, il n’en résultera d’autre mal que de la prétention et de la
disgrâce; mais quand elle se met à contrefaire les sentiments les plus
intimes, il semble qu’elle viole le dernier asile où l’on espérait lui
échapper. Il est facile cependant de reconnaître la sincérité de
l’enthousiasme; c’est une mélodie si pure, que le moindre désaccord en
détruit tout le charme; un mot, un accent, un regard expriment l’émotion
concentrée qui répond à toute une vie. Les personnes qu’on appelle
sévères dans le monde ont très souvent en elles quelque chose d’exalté.
La force qui soumet les autres peut n’être qu’un froid calcul; la force
qui triomphe de soi-même est toujours inspirée par un sentiment
généreux.

Loin qu’on puisse redouter les excès de l’enthousiasme, il porte
peut-être en général à la tendance contemplative, qui nuit à la
puissance d’agir: les Allemands en sont une preuve; aucune nation n’est
plus capable de sentir et de penser; mais quand le moment de prendre un
parti est arrivé, l’étendue même des conceptions nuit à la décision du
caractère. Le caractère et l’enthousiasme diffèrent à beaucoup d’égards;
il faut choisir son but par l’enthousiasme; mais l’on doit y marcher par
le caractère: la pensée n’est rien sans l’enthousiasme, ni l’action sans
le caractère; l’enthousiasme est tout pour les nations littéraires; le
caractère est tout pour les nations agissantes: les nations libres ont
besoin de l’un et de l’autre.

L’égoïsme se plaît à parler sans cesse des dangers de l’enthousiasme;
c’est une véritable dérision que cette prétendue crainte; si les habiles
de ce monde voulaient être sincères, ils diraient que rien ne leur
convient mieux que d’avoir affaire à ces personnes pour qui tant de
moyens sont impossibles, et qui peuvent si facilement renoncer à ce qui
occupe la plupart des hommes.

Cette disposition de l’âme a de la force, malgré sa douceur, et celui
qui la ressent sait y puiser une noble constance. Les orages des
passions s’apaisent, les plaisirs de l’amour-propre se flétrissent,
l’enthousiasme seul est inaltérable; l’âme elle-même s’affaisserait dans
l’existence physique, si quelque chose de fier et d’animé ne l’arrachait
pas au vulgaire ascendant de l’égoïsme: cette dignité morale, à laquelle
rien ne saurait porter atteinte, est ce qu’il y a de plus admirable dans
le don de l’existence: c’est pour elle que dans les peines les plus
amères il est encore beau d’avoir vécu, comme il serait beau de mourir.

Examinons maintenant l’influence de l’enthousiasme sur les lumières et
sur le bonheur. Ces dernières réflexions termineront le cours des
pensées auxquelles les différents sujets que j’avais à parcourir m’ont
conduite.



CHAPITRE XI

De l’influence de l’enthousiasme sur les lumières.


Ce chapitre est, à quelques égards, le résumé de tout mon ouvrage; car
l’enthousiasme étant la qualité vraiment distinctive de la nation
allemande, on peut juger de l’influence qu’il exerce sur les lumières,
d’après les progrès de l’esprit humain en Allemagne. L’enthousiasme
prête de la vie à ce qui est invisible, et de l’intérêt à ce qui n’a
point d’action immédiate sur notre bien-être dans ce monde; il n’y a
donc point de sentiment plus propre à la recherche des vérités
abstraites; aussi sont-elles cultivées en Allemagne avec une ardeur et
une loyauté remarquables.

Les philosophes que l’enthousiasme inspire sont peut-être ceux qui ont
le plus d’exactitude et de patience dans leurs travaux; ce sont en même
temps ceux qui songent le moins à briller; ils aiment la science pour
elle-même, et ne se comptent pour rien, dès qu’il s’agit de l’objet de
leur culte: la nature physique suit sa marche invariable à travers la
destruction des individus; la pensée de l’homme prend un caractère
sublime, quand il parvient à se considérer lui-même d’un point de vue
universel; il sert alors en silence aux triomphes de la vérité, et la
vérité est, comme la nature, une force qui n’agit que par un
développement progressif et régulier.

On peut dire avec quelque raison que l’enthousiasme porte à l’esprit de
système; quand on tient beaucoup à ses idées, on voudrait y tout
rattacher; mais en général il est plus aisé de traiter avec les opinions
sincères qu’avec les opinions adoptées par vanité. Si dans les rapports
avec les hommes on n’avait affaire qu’à ce qu’ils pensent réellement, on
pourrait facilement s’entendre; c’est ce qu’ils font semblant de penser
qui amène la discorde.

On a souvent accusé l’enthousiasme d’induire en erreur, mais peut-être
un intérêt superficiel trompe-t-il bien davantage; car pour pénétrer
l’essence des choses, il faut une impulsion qui nous excite à nous en
occuper avec ardeur. En considérant d’ailleurs la destinée humaine en
général, je crois qu’on peut affirmer que nous ne rencontrerons jamais
le vrai que par l’élévation de l’âme; tout ce qui tend à nous rabaisser
est mensonge, et c’est, quoi qu’on en dise, du côté des sentiments
vulgaires qu’est l’erreur.

L’enthousiasme, je le répète, ne ressemble en rien au fanatisme, et ne
peut égarer comme lui. L’enthousiasme est tolérant, non par
indifférence, mais parce qu’il nous fait sentir l’intérêt et la beauté
de toutes choses. La raison ne donne point de bonheur à la place de ce
qu’elle ôte; l’enthousiasme trouve dans la rêverie du cœur et dans
l’étendue de la pensée ce que le fanatisme et la passion renferment dans
une seule idée ou dans un seul objet. Ce sentiment est, par son
universalité même, très favorable à la pensée et à l’imagination.

La société développe l’esprit, mais c’est la contemplation seule qui
forme le génie. L’amour-propre est le mobile des pays où la société
domine, et l’amour-propre conduit nécessairement à la moquerie qui
détruit tout enthousiasme.

Il est assez amusant, on ne saurait le nier, d’apercevoir le ridicule,
et de le peindre avec grâce et gaîté; peut-être vaudrait-il mieux se
refuser à ce plaisir, mais ce n’est pourtant pas là le genre de moquerie
dont les suites sont le plus à craindre; celle qui s’attache aux idées
et aux sentiments est la plus funeste de toutes, car elle s’insinue dans
la source des affections fortes et dévouées. L’homme a un grand empire
sur l’homme, et, de tous les maux qu’il peut faire à son semblable, le
plus grand peut-être est de placer le fantôme du ridicule entre les
mouvements généreux et les actions qu’ils peuvent inspirer.

L’amour, le génie, le talent, la douleur même, toutes ces choses saintes
sont exposées à l’ironie, et l’on ne saurait calculer jusqu’à quel point
l’empire de cette ironie peut s’étendre. Il y a quelque chose de piquant
dans la méchanceté: il y a quelque chose de faible dans la bonté.
L’admiration pour les grandes choses peut être déconcertée par la
plaisanterie; et celui qui ne met d’importance à rien a l’air d’être
au-dessus de tout: si donc l’enthousiasme ne défend pas notre cœur et
notre esprit, ils se laissent prendre de toutes parts par ce dénigrement
du beau qui réunit l’insolence à la gaîté.

L’esprit social est fait de manière que souvent on se commande de rire,
et que plus souvent encore on est honteux de pleurer; d’où cela
vient-il? De ce que l’amour-propre se croit plus en sûreté dans la
plaisanterie que dans l’émotion. Il faut bien compter sur son esprit
pour oser être sérieux contre une moquerie; il faut beaucoup de force
pour laisser voir des sentiments qui peuvent être tournés en ridicule.
Fontenelle disait: _J’ai quatre-vingts ans, je suis Français, et je n’ai
pas donné dans toute ma vie le plus petit ridicule à la plus petite
vertu._ Ce mot supposait une profonde connaissance de la société.
Fontenelle n’était pas un homme sensible, mais il avait beaucoup
d’esprit, et toutes les fois qu’on est doué d’une supériorité
quelconque, on sent le besoin du sérieux dans la nature humaine. Il n’y
a que les gens médiocres qui voudraient que le fond de tout fût du
sable, afin que nul homme ne laissât sur la terre une trace plus durable
que la leur.

Les Allemands n’ont point à lutter chez eux contre les ennemis de
l’enthousiasme, et c’est un grand obstacle de moins pour les hommes
distingués. L’esprit s’aiguise dans le combat; mais le talent a besoin
de confiance. Il faut croire à l’admiration, à la gloire, à
l’immortalité, pour éprouver l’inspiration du génie; et ce qui fait la
différence des siècles entre eux, ce n’est pas la nature, toujours
prodigue des mêmes dons, mais l’opinion dominante à l’époque où l’on
vit: si la tendance de cette opinion est vers l’enthousiasme, il s’élève
de toutes parts de grands hommes; si l’on proclame le découragement
comme ailleurs on exciterait à de nobles efforts, il ne reste plus rien
en littérature que des juges du temps passé.

Les événements terribles dont nous avons été les témoins ont blasé les
âmes, et tout ce qui tient à la pensée paraît terne à côté de la
toute-puissance de l’action. La diversité des circonstances a porté les
esprits à soutenir tous les côtés des mêmes questions; il en est résulté
qu’on ne croit plus aux idées, ou qu’on les considère tout au plus comme
des moyens. La conviction semble n’être pas de notre temps, et quand un
homme dit qu’il est de telle opinion, on prend cela pour une manière
délicate d’indiquer qu’il a tel intérêt.

Les hommes les plus honnêtes se font alors un système qui change en
dignité leur paresse: ils disent qu’on ne peut rien à rien, ils répètent
avec l’ermite de Prague, dans Shakespeare, que _ce qui est, est_, et que
les théories n’ont point d’influence sur le monde. Ces hommes finissent
par rendre vrai ce qu’ils disent; car avec une telle manière de penser
on ne saurait agir sur les autres; et si l’esprit consistait à voir
seulement le pour et le contre de tout, il ferait tourner les objets
autour de nous de telle manière qu’on ne pourrait jamais marcher d’un
pas ferme sur un terrain si chancelant.

L’on voit aussi des jeunes gens, ambitieux de paraître détrompés de tout
enthousiasme, affecter un mépris réfléchi pour les sentiments exaltés;
ils croient montrer ainsi une force de raison précoce; mais c’est une
décadence prématurée dont ils se vantent. Ils sont, pour le talent,
comme ce vieillard qui demandait _si l’on avait encore de l’amour_.
L’esprit dépourvu d’imagination prendrait volontiers en dédain même la
nature, si elle n’était pas plus forte que lui.

On fait beaucoup de mal, sans doute, à ceux qu’animent encore de nobles
désirs, en leur opposant sans cesse tous les arguments qui devraient
troubler l’espoir le plus confiant; néanmoins la bonne foi ne peut se
lasser, car ce n’est pas ce que les choses paraissent, mais ce qu’elles
sont qui l’occupe. De quelque atmosphère qu’on soit environné, jamais
une parole sincère n’a été complètement perdue; s’il n’y a qu’un jour
pour le succès, il y a des siècles pour le bien que la vérité peut
faire.

Les habitants du Mexique portent chacun, en passant sur le grand chemin,
une petite pierre à la grande pyramide qu’ils élèvent au milieu de leur
contrée. Nul ne lui donnera son nom: mais tous auront contribué à ce
monument qui doit survivre à tous.



CHAPITRE XII

Influence de l’enthousiasme sur le bonheur.


Il est temps de parler de bonheur! J’ai écarté ce mot avec un soin
extrême, parce que depuis près d’un siècle surtout on l’a placé dans des
plaisirs si grossiers, dans une vie si égoïste, dans des calculs si
rétrécis, que l’image même en est profanée. Mais on peut le dire
cependant avec confiance, l’enthousiasme est de tous les sentiments
celui qui donne le plus de bonheur, le seul qui en donne véritablement,
le seul qui sache nous faire supporter la destinée humaine, dans toutes
les situations où le sort peut nous placer.

C’est en vain qu’on veut se réduire aux jouissances matérielles, l’âme
revient de toutes parts; l’orgueil, l’ambition, l’amour-propre, tout
cela, c’est encore de l’âme, quoiqu’un souffle empoisonné s’y mêle.
Quelle misérable existence cependant, que celle de tant d’hommes en ruse
avec eux-mêmes presque autant qu’avec les autres, et repoussant les
mouvements généreux qui renaissent dans leur cœur, comme une maladie de
l’imagination que le grand air doit dissiper! Quelle pauvre existence
aussi, que celle de beaucoup d’hommes qui se contentent de ne pas faire
du mal, et traitent de folie la source d’où dérivent les belles actions
et les grandes pensées! Ils se renferment par vanité dans une médiocrité
tenace, qu’ils auraient pu rendre accessible aux lumières du dehors; ils
se condamnent à cette monotonie d’idées, à cette froideur de sentiment
qui laisse passer les jours sans en tirer ni fruits, ni progrès, ni
souvenirs; et si le temps ne sillonnait pas leurs traits, quelles traces
auraient-ils gardées de son passage? s’il ne fallait pas vieillir et
mourir, quelle réflexion sérieuse entrerait jamais dans leur tête?

Quelques raisonneurs prétendent que l’enthousiasme dégoûte de la vie
commune, et que, ne pouvant pas toujours rester dans cette disposition,
il vaut mieux ne l’éprouver jamais: et pourquoi donc ont-ils accepté
d’être jeunes, de vivre même, puisque cela ne devait pas toujours durer?
Pourquoi donc ont-ils aimé, si tant est que cela leur soit jamais
arrivé, puisque la mort pouvait les séparer des objets de leur
affection? Quelle triste économie que celle de l’âme! elle nous a été
donnée pour être développée, perfectionnée, prodiguée même dans un noble
but.

Plus on engourdit la vie, plus on se rapproche de l’existence
matérielle, et plus l’on diminue, dira-t-on, la puissance de souffrir.
Cet argument séduit un grand nombre d’hommes; il consiste à tâcher
d’exister le moins possible. Cependant, il y a toujours dans la
dégradation une douleur dont on ne se rend pas compte, et qui poursuit
sans cesse en secret: l’ennui, la honte et la fatigue qu’elle cause sont
revêtues des formes de l’impertinence et du dédain par la vanité; mais
il est bien rare qu’on s’établisse en paix dans cette façon d’être sèche
et bornée, qui laisse sans ressource en soi-même, quand les prospérités
extérieures nous délaissent. L’homme a la conscience du beau comme celle
du bon, et la privation de l’un lui fait sentir le vide, ainsi que la
déviation de l’autre, le remords.

On accuse l’enthousiasme d’être passager; l’existence serait trop
heureuse si l’on pouvait retenir des émotions belles; mais c’est parce
qu’elles se dissipent aisément qu’il faut s’occuper de les conserver. La
poésie et les beaux-arts servent à développer dans l’homme ce bonheur
d’illustre origine qui relève les cœurs abattus, et met à la place de
l’inquiète satiété de la vie le sentiment habituel de l’harmonie divine
dont nous et la nature faisons partie. Il n’est aucun devoir, aucun
plaisir, aucun sentiment qui n’emprunte de l’enthousiasme je ne sais
quel prestige, d’accord avec le pur charme de la vérité.

Les hommes marchent tous au secours de leur pays, quand les
circonstances l’exigent; mais s’ils sont inspirés par l’enthousiasme de
leur patrie, de quel beau mouvement ne se sentent-ils pas saisis! Le sol
qui les a vus naître, la terre de leurs aïeux, _la mer qui baigne les
rochers_[23], de longs souvenirs, une longue espérance, tout se soulève
autour d’eux comme un appel au combat; chaque battement de leur cœur est
une pensée d’amour et de fierté. Dieu l’a donnée, cette patrie, aux
hommes qui peuvent la défendre, aux femmes qui, pour elle, consentent
aux dangers de leurs frères, de leurs époux et de leur fils. A
l’approche des périls qui la menacent, une fièvre sans frisson, comme
sans délire, hâte le cours du sang dans les veines; chaque effort dans
une telle lutte vient du recueillement intérieur le plus profond. L’on
n’aperçoit d’abord sur le visage de ces généreux citoyens que du calme;
il y a trop de dignité dans leurs émotions pour qu’ils s’y livrent au
dehors; mais que le signal se fasse entendre, que la bannière nationale
flotte dans les airs, et vous verrez des regards jadis si doux, si prêts
à le redevenir à l’aspect du malheur, tout à coup animés par une volonté
sainte et terrible! Ni les blessures, ni le sang même, ne feront plus
frémir; ce n’est plus de la douleur, ce n’est plus de la mort, c’est une
offrande au Dieu des armées; nul regret, nulle incertitude, ne se mêlent
alors aux résolutions les plus désespérées; et quand le cœur est entier
dans ce qu’il veut, l’on jouit admirablement de l’existence. Dès que
l’homme se divise au dedans de lui-même, il ne sent plus la vie que
comme un mal; et si, de tous les sentiments, l’enthousiasme est celui
qui rend le plus heureux, c’est qu’il réunit plus qu’aucun autre toutes
les forces de l’âme dans le même foyer.

  [23] Il est aisé d’apercevoir que je tâchais, par cette phrase et par
    celles qui suivent, de désigner l’Angleterre; en effet, je n’aurais
    pu parler de la guerre avec enthousiasme, sans me la représenter
    comme celle d’une nation libre combattant pour son indépendance.

Les travaux de l’esprit ne semblent à beaucoup d’écrivains qu’une
occupation presque mécanique, et qui remplit leur vie comme toute autre
profession pourrait le faire; c’est encore quelque chose de préférer
celle-là; mais de tels hommes ont-ils l’idée du sublime bonheur de la
pensée, quand l’enthousiasme l’anime? Savent-ils de quel espoir l’on se
sent pénétré, quand on croit manifester par le don de l’éloquence une
vérité profonde, une vérité qui forme un généreux lien entre nous et
toutes les âmes en sympathie avec la nôtre?

Les écrivains sans enthousiasme ne connaissent, de la carrière
littéraire, que les critiques, les rivalités, les jalousies, tout ce qui
doit menacer la tranquillité, quand on se mêle aux passions des hommes;
ces attaques et ces injustices font quelquefois du mal; mais la vraie,
l’intime jouissance du talent peut-elle en être altérée? Quand un livre
paraît, que de moments heureux n’a-t-il pas déjà valu à celui qui
l’écrivit selon son cœur, et comme un acte de son culte! Que de larmes
pleines de douceur n’a-t-il pas répandues dans sa solitude sur les
merveilles de la vie, l’amour, la gloire, la religion? enfin, dans ses
rêveries, n’a-t-il pas joui de l’air comme l’oiseau; des ondes comme un
chasseur altéré; des fleurs comme un amant qui croit respirer encore les
parfums dont sa maîtresse est environnée? Dans le monde, on se sent
oppressé par ses facultés, et l’on souffre souvent d’être seul de sa
nature, au milieu de tant d’êtres qui vivent à si peu de frais; mais le
talent créateur suffit, pour quelques instants du moins, à tous nos
vœux: il a ses richesses et ses couronnes, il offre à nos regards les
images lumineuses et pures d’un monde idéal, et son pouvoir s’étend
quelquefois jusqu’à nous faire entendre dans notre cœur la voix d’un
objet chéri.

Croient-ils connaître la terre, croient-ils avoir voyagé, ceux qui ne
sont pas doués d’une imagination enthousiaste? Leur cœur bat-il pour
l’écho des montagnes? l’air du Midi les a-t-il enivrés de sa suave
langueur? comprennent-ils la diversité des pays, l’accent et le
caractère des idiomes étrangers? les chants populaires et les danses
nationales leur découvrent-ils les mœurs et le génie d’une contrée?
suffit-il d’une seule sensation pour réveiller en eux une foule de
souvenirs?

La nature peut-elle être sentie par des hommes sans enthousiasme?
ont-ils pu lui parler de leurs froids intérêts, de leurs misérables
désirs? Que répondraient la mer et les étoiles aux vanités étroites de
chaque homme pour chaque jour? Mais si notre âme est émue, si elle
cherche un Dieu dans l’univers, si même elle veut encore de la gloire et
de l’amour, il y a des nuages qui lui parlent, des torrents qui se
laissent interroger, et le vent dans la bruyère semble daigner nous dire
quelque chose de ce qu’on aime.

Les hommes sans enthousiasme croient goûter des jouissances par les
arts; ils aiment l’élégance du luxe, ils veulent se connaître en musique
et en peinture, afin d’en parler avec grâce, avec goût, et même avec ce
ton de supériorité qui convient à l’homme du monde, lorsqu’il s’agit de
l’imagination ou de la nature; mais tous ces arides plaisirs, que
sont-ils à côté du véritable enthousiasme? En contemplant le regard de
la Niobé, de cette douleur calme et terrible qui semble accuser les
dieux d’avoir été jaloux du bonheur d’une mère, quel mouvement s’élève
dans notre sein! Quelle consolation l’aspect de la beauté ne fait-il pas
éprouver? car la beauté est aussi de l’âme, et l’admiration qu’elle
inspire est noble et pure. Ne faut-il pas, pour admirer l’Apollon,
sentir en soi-même un genre de fierté qui foule aux pieds tous les
serpents de la terre? Ne faut-il pas être chrétien, pour pénétrer la
physionomie des vierges de Raphaël et du saint Jérôme du Dominiquin?
pour retrouver la même expression dans la grâce enchanteresse et dans le
visage abattu, dans la jeunesse éclatante et dans les traits défigurés?
la même expression qui part de l’âme et traverse, comme un rayon
céleste, l’aurore de la vie, ou les ténèbres de l’âge avancé?

Y a-t-il de la musique pour ceux qui ne sont pas capables
d’enthousiasme? Une certaine habitude leur rend les sons harmonieux
nécessaires, ils en jouissent comme de la saveur des fruits, du prestige
des couleurs; mais leur être entier a-t-il retenti comme une lyre,
quand, au milieu de la nuit, le silence a tout à coup été troublé par
des chants, ou par ces instruments qui ressemblent à la voix humaine?
Ont-ils alors senti le mystère de l’existence, dans cet attendrissement
qui réunit nos deux natures, et confond dans une même jouissance les
sensations et l’âme? Les palpitations de leur cœur ont-elles suivi le
rythme de la musique? Une émotion pleine de charmes leur a-t-elle appris
ces pleurs qui n’ont rien de personnel, ces pleurs qui ne demandent
point de pitié, mais qui nous délivrent d’une souffrance inquiète,
excitée par le besoin d’admirer et d’aimer?

Le goût des spectacles est universel, car la plupart des hommes ont plus
d’imagination qu’ils ne croient, et ce qu’ils considèrent comme
l’attrait du plaisir, comme une sorte de faiblesse qui tient encore à
l’enfance, est souvent ce qu’ils ont de meilleur en eux: ils sont, en
présence des fictions, vrais, naturels, émus, tandis que, dans le monde,
la dissimulation, le calcul et la vanité disposent de leurs paroles, de
leurs sentiments et de leurs actions. Mais pensent-ils avoir senti tout
ce qu’inspire une tragédie vraiment belle, ces hommes pour qui la
peinture des affections les plus profondes n’est qu’une distraction
amusante? se doutent-ils du trouble délicieux que font éprouver les
passions épurées par la poésie? Ah! combien les fictions nous donnent de
plaisirs! Elles nous intéressent sans faire naître en nous ni remords ni
crainte, et la sensibilité qu’elles développent n’a pas cette âpreté
douloureuse dont les affections véritables ne sont presque jamais
exemptes.

Quelle magie le langage de l’amour n’emprunte-t-il pas de la poésie et
des beaux-arts! qu’il est beau d’aimer par le cœur et par la pensée! de
varier ainsi de mille manières un sentiment qu’un seul mot peut
exprimer, mais pour lequel toutes les paroles du monde ne sont encore
que misère! de se pénétrer des chefs-d’œuvre de l’imagination, qui
relèvent tous de l’amour, et de trouver, dans les merveilles de la
nature et du génie, quelques expressions de plus pour révéler son propre
cœur!

Qu’ont-ils éprouvé, ceux qui n’ont point admiré la femme qu’ils
aimaient, ceux en qui le sentiment n’est point un hymne du cœur, et pour
qui la grâce et la beauté ne sont pas l’image céleste des affections les
plus touchantes? Qu’a-t-elle senti celle qui n’a point vu dans l’objet
de son choix un protecteur sublime, un guide fort et doux, dont le
regard commande et supplie, et qui reçoit à genoux le droit de disposer
de notre sort? Quelles délices inexprimables les pensées sérieuses ne
mêlent-elles pas aux impressions les plus vives! La tendresse de cet
ami, dépositaire de notre bonheur, doit nous bénir aux portes du
tombeau, comme dans les beaux jours de la jeunesse; et tout ce qu’il y a
de solennel dans l’existence se change en émotions délicieuses, quand
l’amour est chargé, comme chez les anciens, d’allumer et d’éteindre le
flambeau de la vie.

Si l’enthousiasme enivre l’âme de bonheur, par un prestige singulier il
soutient encore dans l’infortune; il laisse après lui je ne sais quelle
trace lumineuse et profonde, qui ne permet pas même à l’absence de nous
effacer du cœur de nos amis. Il nous sert aussi d’asile à nous-mêmes
contre les peines les plus amères, et c’est le seul sentiment qui puisse
calmer sans refroidir.

Les affections les plus simples, celles que tous les cœurs se croient
capables de sentir, l’amour maternel, l’amour filial, peut-on se flatter
de les avoir connues dans leur plénitude, quand on n’y a pas mêlé
d’enthousiasme? Comment aimer son fils sans se flatter qu’il sera noble
et fier, sans souhaiter pour lui la gloire qui multiplierait sa vie, qui
nous ferait entendre de toutes parts le nom que notre cœur répète?
pourquoi ne jouirait-on pas avec transport des talents de son fils, du
charme de sa fille? Quelle singulière ingratitude envers la Divinité,
que l’indifférence pour ses dons! ne sont-ils pas célestes, puisqu’ils
rendent plus facile de plaire à ce qu’on aime?

Si quelque malheur cependant ravissait de tels avantages à notre enfant,
le même sentiment prendrait alors une autre forme: il exalterait en nous
la pitié, la sympathie, le bonheur d’être nécessaire. Dans toutes les
circonstances, l’enthousiasme anime ou console; et lors même que le coup
le plus cruel nous atteint, quand nous perdons celui qui nous a donné la
vie, celui que nous aimions comme un ange tutélaire, et qui nous
inspirait à la fois un respect sans crainte et une confiance sans
bornes, l’enthousiasme vient encore à notre secours; il rassemble dans
notre sein quelques étincelles de l’âme qui s’est envolée vers les
cieux; nous vivons en sa présence, et nous nous promettons de
transmettre un jour l’histoire de sa vie. Jamais, nous le croyons,
jamais sa main paternelle ne nous abandonnera tout à fait dans ce monde,
et son image attendrie se penchera vers nous pour nous soutenir avant de
nous rappeler.

Enfin, quand elle arrive, la grande lutte, quand il faut à son tour se
présenter au combat de la mort, sans doute, l’affaiblissement de nos
facultés, la perte de nos espérances, cette vie si forte qui
s’obscurcit, cette foule de sentiments et d’idées qui habitaient dans
notre sein, et que les ténèbres de la tombe enveloppent, ces intérêts,
ces affections, cette existence qui se change en fantôme avant de
s’évanouir, tout cela fait mal, et l’homme vulgaire paraît, quand il
expire, avoir moins à mourir! Dieu soit béni cependant pour le secours
qu’il nous prépare encore dans cet instant; nos paroles seront
incertaines, nos yeux ne verront plus la lumière, nos réflexions, qui
s’enchaînaient avec clarté, ne feront plus qu’errer isolées sur de
confuses traces; mais l’enthousiasme ne nous abandonnera pas, ses ailes
brillantes planeront sur notre lit funèbre, il soulèvera les voiles de
la mort, il nous rappellera ces moments où, pleins d’énergie, nous
avions senti que notre cœur était impérissable, et nos derniers soupirs
seront peut-être comme une noble pensée qui remonte vers le ciel.

«[24]O France! terre de gloire et d’amour! si l’enthousiasme un jour
s’éteignait sur votre sol, si le calcul disposait de tout, et que le
raisonnement seul inspirât même le mépris des périls, à quoi vous
serviraient votre beau ciel, vos esprits si brillants, votre nature si
féconde? Une intelligence active, une impétuosité savante vous
rendraient les maîtres du monde; mais vous n’y laisseriez que la trace
des torrents de sable, terribles comme les flots, arides comme le
désert!»

  [24] Cette dernière phrase est celle qui a excité le plus
    d’indignation à la police contre mon livre; il me semble cependant
    qu’elle n’aurait pu déplaire aux Français.


FIN DE L’ALLEMAGNE.



TABLE DES MATIÈRES

DU TOME SECOND


  SUITE DE LA SECONDE PARTIE DE L’ALLEMAGNE

  Chapitre XXIV. Luther, Attila, Les Fils de la Vallée, La Croix
    sur la Baltique, le Vingt-quatre Février, par Werner               1
  Chap. XXV. Diverses pièces du théâtre allemand et danois            15
  Chap. XXVI. De la comédie                                           26
  Chap. XXVII. De la déclamation                                      38
  Chap. XXVIII. Des romans                                            53
  Chap. XXIX. Des historiens allemands, et de J. de Müller en
    particulier                                                       72
  Chap. XXX. Herder                                                   79
  Chap. XXXI. Des richesses littéraires de l’Allemagne, et de ses
    critiques les plus renommés, Auguste Wilhelm et Frédéric
    Schlegel                                                          83
  Chap. XXXII. Des beaux-arts en Allemagne                            94


  TROISIÈME PARTIE
  La philosophie et la morale:

  Chapitre Ier. De la philosophie                                    107
  Chap. II. De la philosophie anglaise                               112
  Chap. III. De la philosophie française                             124
  Chap. IV. Du persiflage introduit par un certain genre de
    philosophie                                                      132
  Chap. V. Observations générales sur la philosophie allemande       138
  Chap. VI. Kant                                                     146
  Chap. VII. Des philosophes les plus célèbres de l’Allemagne,
    avant et après Kant                                              164
  Chap. VIII. Influence de la nouvelle philosophie allemande sur
    le développement de l’esprit                                     181
  Chap. IX. Influence de la nouvelle philosophie allemande sur
    la littérature et les arts                                       185
  Chap. X. Influence de la nouvelle philosophie sur les sciences     192
  Chap. XI. De l’influence de la nouvelle philosophie sur le
    caractère des Allemands                                          205
  Chap. XII. De la morale fondée sur l’intérêt personnel             209
  Chap. XIII. De la morale fondée sur l’intérêt national             216
  Chap. XIV. Du principe de la morale, dans la nouvelle
    philosophie allemande                                            225
  Chap. XV. De la morale scientifique                                232
  Chap. XVI. Jacobi                                                  235
  Chap. XVII. De Woldemar                                            240
  Chap. XVIII. De la disposition romanesque dans les affections
    du cœur                                                          242
  Chap. XIX. De l’amour dans le mariage                              245
  Chap. XX. Des écrivains moralistes de l’ancienne école, en
    Allemagne                                                        252
  Chap. XXI. De l’ignorance et de la frivolité d’esprit, dans
    leurs rapports avec la morale                                    258


  QUATRIÈME PARTIE
  La religion et l’enthousiasme:

  Chapitre Ier. Considérations générales sur la religion en
    Allemagne                                                        265
  Chap. II. Du protestantisme                                        271
  Chap. III. Du culte des frères Moraves                             280
  Chap. IV. Du catholicisme                                          284
  Chap. V. De la disposition religieuse appelée mysticité            294
  Chap. VI. De la douleur                                            306
  Chap. VII. Des philosophes religieux appelés théosophes            314
  Chap. VIII. De l’esprit de secte en Allemagne                      318
  Chap. IX. De la contemplation de la nature                         325
  Chap. X. De l’enthousiasme                                         336
  Chap. XI. De l’influence de l’enthousiasme sur les lumières        340
  Chap. XII. Influence de l’enthousiasme sur le bonheur              345


7006-11-11--Paris.--Imp. Hemmerlé et Cie.



*** End of this LibraryBlog Digital Book "De l'Allemagne; t. 2" ***

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