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Title: Caen démoli: Recueil de notices sur des monuments détruits ou défigurés, et sur l'ancien port de Caen, avec 5 gravures, d'après des aquarelles de A. Lasne, et des dessins inédits de Le Nourichel et Ch. Pichon
Author: Lavalley, Gaston
Language: French
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CAEN DÉMOLI


CAEN

DÉMOLI

RECUEIL DE NOTICES

SUR DES

MONUMENTS DÉTRUITS OU DÉFIGURÉS

ET SUR LʼANCIEN PORT DE CAEN

Avec cinq gravures, dʼaprès des aquarelles de A. LASNE, et des
dessins inédits de LE NOURICHEL et CH. PICHON

PAR

GASTON LAVALLEY

CAEN

IMPRIMERIE DE F. LE BLANC-HARDEL

RUE FROIDE, 2 ET 4

1878



TABLE DES MATIÈRES.

LE SECOND HOTEL DE VILLE DE CAEN, construit entre les années
1346 et 1367, détruit en 1755

LʼANCIEN PORT DE CAEN. Notice sur les travaux auxquels il a
donné lieu

ANCIENNE ÉGLISE SAINT-SAUVEUR (aujourdʼhui Halle au blé), avant
la démolition de sa flèche en bois

ABBAYE-AUX-DAMES (aujourdʼhui Hôtel-Dieu), avant la démolition du
donjon et de lʼancienne porte dʼentrée

LA PORTE-NEUVE, dite des Prés, construite vers 1590, démolie en 1790 



LE SECOND HOTEL DE VILLE DE CAEN

[Illustration: SECOND HOTEL DE VILLE DE CAEN]

LE

SECOND HOTEL DE VILLE

DE CAEN

CONSTRUIT ENTRE LES ANNÉES 1346 ET 1367, DÉTRUIT EN 1755

ON sait dans quelles circonstances la ville de Caen obtint ses lettres
dʼaffranchissement, avec tous les droits attachés à la commune. Tandis
que les troupes françaises faisaient la conquête de la
Haute-Normandie, le duc Jean sans Terre, réfugié à
Caen, sʼétourdissait sur les dangers de sa position au milieu des
fêtes et des orgies. Mais, quand il se vit abandonné des barons
anglais que lassait sa nonchalance, quand il apprit que Philippe
Auguste sʼapprochait avec des forces nombreuses en prenant lʼun après
lʼautre tous ses châteaux, le débauché, frappé de terreur, sortit
enfin de sa longue inaction. Afin de subvenir à la solde des troupes
mercenaires quʼil leva pour sa défense, il dut recourir aux plus
pitoyables expédients. Il emprunta aux abbayes, aux barons et
bourgeois, et vendit même jusquʼà la justice. Cependant,
comme ces recettes ne suffisaient pas, il aliéna, en échange de sommes
plus ou moins fortes, la majeure partie de ses droits. Et cʼest ainsi
quʼil se résigna à écrire, dans ses lettres patentes du 17 juin 1203:
« Sachez que nous avons concédé à nos bien amés et fidèles
bourgeois de Caen le droit dʼavoir leur commune à Caen, avec toutes
les libertés et libres coutumes attachées à la commune... »

La ville de Caen ne doit donc pas, comme on lʼa dit, sa charte
communale à Jean sans Terre; elle la lui a certes bel et bien payée,
avec toute dispense de reconnaissance. Depuis cette date mémorable de
1203 jusquʼà nos jours, les représentants de la commune de Caen ont
siégé dans quatre hôtels de ville différents. Au commencement du XIIIe
siècle, nous trouvons le corps de ville installé sur le pont
St-Pierre, dans une petite forteresse quʼon appela plus tard le
Chastelet ou le petit Château de Caen [1]. On nʼa aucune notion sur
ces anciens bâtiments communaux, où furent enfermés en 1307,
pendant leur procès, les Templiers du grand bailliage de Caen. Lʼabbé
De La Rue dit cependant [2] « quʼil paraît, par le récit des
historiens anglais, témoins oculaires de la prise de cette ville par
Édouard III en 1346, que ce pont étoit moult bien afforcé de
brétesches et de barrières. » « Ces brétesches, ajoute-t-il,
nʼannoncent que des tours et des fortifications en bois.
Mais comme elles furent emportées de vive force
par les Anglais, elles durent souffrir beaucoup et peut-être même être
rasées. » Cette assertion de lʼauteur des Essais sur Caen est tout à
fait erronée. La petite forteresse du pont St-Pierre ne fut pas
emportée de vive force, pour cette bonne raison quʼelle ne fut pas
défendue. Le comte de Guines, connétable de France, et le chambellan
de Tancarville, qui sʼy étaient réfugiés, la livrèrent à lʼennemi sans
combat pour avoir la vie sauve. « Dont il avint, dit Froissard dans
ses Chroniques [3], que li connestables de France et li contes de
Tankarville, qui estaient monté en celle porte au piet dou pont a
sauveté, regardoient au lonch et amont la rue, et veoient si grand
pestilence et tribulation que grans hideurs estait à considerer et
imaginer. Si se doubtèrent dʼeulz meismes que il nʼescheissent en
ce parti et entre mains dʼarciers, qui point ne les cognuissent.
Ensi que il regardoient aval en grant doubte ces gens tuer, il
perçurent un gentil chevalier englès, qui nʼavoit cʼun œl, que on
clamait monsigneur Thumas de Hollandes... » Or, comme ils ne
voulaient pas avoir le sort du peuple qui mourait les armes à la main
et, selon les Grandes chroniques de France, « se deffendoit tant
quʼil povoit », le connétable et le chambellan appelèrent le « gentil
chevalier englès », dont ils avaient fait la connaissance dans des
voyages en pays étrangers. « Nous sommes telz et telz. Venés parler
à nous en ceste porte, et nous prendés à prisonniers. Quant li dis
messires Thumas oy ceste parolle,
si fu tous joians, tant pour ce que il les pooit sauver que pour
ce quʼil a voit, en yaus prendre, une belle aventure de bons
prisonniers, pour avoir cent mil moutons. Si se traist au plus tost
quʼil peut à toute se route celle part, et descendirent li et
seize des siens, et montèrent amont en le porte; et trouvèrent
les dessus dis signeurs et bien vingt cinq chevaliers avoecques eulz,
qui nʼestoient mies bien asseur de lʼoccision que il veoient que
on faisoit sus les rues. Et se rendirent (tous) sans delay, pour
yaus sauver au dit monsigneur Thumas, qui les prist et fiança
prisonniers. Et puis mist et laissa de ses gens assés pour yaus
garder, et monta à cheval et sʼen vint sus les rues... »

Il arriva donc quʼen voulant sauver leur vie, les sieurs de Guines et
de Tancarville préservèrent en même temps dʼune destruction presque
certaine la petite forteresse du pont St-Pierre. Si, quelques années
plus tard, ce premier hôtel de ville disparut, pour faire place au
beau château [4] que le continuateur de Guillaume de Nangis signale à
la date de 1367, cʼest que la prise de Caen par Édouard III avait
démontré, avec la logique brutale du malheur, la nécessité de protéger
la ville par un système plus sérieux de fortifications.

Un sceau, attaché à un acte passé devant un tabellion de Caen le 29
mai 1429, est le plus ancien document que nous possédions sur le
second hôtel de ville, qui dut être certainement construit entre les
années 1346 et 1367. Cet écusson porte, sur un fond de gueules,
couleur du duché, un château crénelé et donjonné dʼor, accosté de deux
tours. M. Gervais y
voit une réminiscence, si ce nʼest une image de la maison commune,
élevée sur le pont St-Pierre. « Voilà bien, dit-il [5] cette large
porte par laquelle on communiquait de lʼintérieur de la ville avec le
quartier St-Jean; le donjon élevé qui la surmontait et les deux tours
qui protégeaient de chaque côté les angles de lʼédifice! »

Une description du vieux chroniqueur de Caen, M. de Bras, vient, plus
dʼun siècle après, compléter cette esquisse imparfaite. « Ceste
rivière dʼOurne coulle et descend de dessoubs ce pont sainct
Jacques, le long des murailles de la ville, par dessoubs le pont
sainct Pierre, sur lequel est située la maison commune de ladicte
ville, de fort ancienne et admirable structure, de quatre estages
en hauteur, en arcs boutans fondez dedans la rivière sur pilotins,
laquelle flue par trois grandes arches, et aux coings de cest
édifice et maison, sont quatre tours qui se joignent par carneaux,
en lʼune desquelles (qui faict le befroy) est posée la grosse
orloge: ceste quelle maison, pont et rivière, séparent les deux
costez de la ville, de façon que les quatre murailles dʼicelle
commencent, finissent et aboutissent sur ce pont, anciennement
appellé de Dernetal, comme il se treuve par certaine chartre,
estant au matrologe ou chartrier de la ville, de lʼan 1365. »

« En passant par dessus lequel, ceux qui viennent de devers
le grand pont Frilleux et la porte Millet, le long de ceste
grande rue Humoise ou Exmesine, et autres qui sʼacheminent de
lʼautre costé de ville, apperçoyvent de beaux
quadrans au haut de ceste maison commune, fort dorez et si bien
ordonnez quʼon y remarque les heures de part et autre, crois et
decrois de la Lune; et au dessoubs sont escripts en grosses
lettres, Un Dieu, Un Roy, Une Foy, Une Loy... »

Cette description de M. de Bras demande à être complétée par lʼexamen
du plan quʼil avait communiqué lui-même à Belleforest, et que celui-ci
publia en 1575 dans sa Cosmographie. Sur ce plan, lʼhôtel de ville
présente à lʼobservateur la vue de la façade qui regardait sur la rue
St-Jean. Cette façade se compose dʼun corps de logis encadré entre
deux tours rondes à trois étages, dont les toits pointus, terminés par
des girouettes, dépassent légèrement celui du corps de logis [6]. Au
centre de la façade sʼouvre une porte cintrée, très-haute, qui faisait
communiquer la rue St-Jean avec le quartier St-Pierre; sur la voûte de
cette porte sʼavance une petite construction en encorbellement,
percée de trois fenêtres et couronnée dʼun toit aigu avec lucarne
triangulaire. Enfin, au-dessus du toit du corps de logis, sʼélève une
tour octogone à deux étages qui, sauf les créneaux supprimés,
rappelle fidèlement la physionomie du château crénelé et donjonné dʼor
de lʼécusson de 1429. Cʼétait dans cette tour, évidemment, que se
trouvait la grosse orloge quʼapercevaient ceux qui, suivant
lʼexpression de M. de Bras, venaient de la « grande rue Humoise
ou Exmesine ou qui sʼacheminaient de lʼautre costé de ville. »
Pour être vue ainsi à distance des
deux côtés de lʼédifice, une des tours, qui formaient les angles de
la façade tournée vers St-Pierre, devait dépasser considérablement les
trois autres. Nous ajouterons quʼelle se terminait, non par un toit
aigu, mais par deux étages couronnés dʼune plate-forme.

Nous insistons sur ces détails, parce quʼils vont nous aider à faire
la légende de la lithographie qui accompagne notre notice. Cette
lithographie est la reproduction dʼune aquarelle de A. Lasne,
exécutée elle-même en 1832, probablement dʼaprès un dessin à la mine
de plomb que possède la Bibliothèque de Caen. Ce dessin, signé par un
certain La Rose de Caen, a dû être fait avant la destruction de
lʼhôtel de ville en 1755. Il représente la façade du monument prise
du côté de St-Pierre, et porte en tête cette mention: « Horloge du
Pont-Saint-Pierre de Caen, faite en 1314 et détruite le 15 mai 1755. »
Cette note renferme deux erreurs; dʼabord, le second hôtel de
ville de Caen ne fut point construit en 1314, mais, comme nous
lʼavons déjà indiqué, entre les années 1346 et 1367; de plus, le
dessin ne reproduit pas lʼédifice tel quʼil était à lʼorigine, mais
dans lʼétat où le surprit, en 1755, le marteau des démolisseurs. Or,
depuis le milieu du XIVe siècle jusquʼà cette époque, le second hôtel
de ville avait subi, à différentes dates, des retouches et des
modifications considérables, indiquées dʼailleurs par le dessin
lui-même. Un des trois étages figurés sur le plan de Belleforest a
disparu; les tours des angles de lʼédifice nʼen ont plus que deux;
et le corps de logis, couronné maintenant par un fronton avec
œil-de-bœuf, paraît sʼêtre aussi affaissé lui-même avec lʼâge.
La construction en encorbellement qui sʼavançait
au-dessus de la porte est remplacée par trois niches où apparaissent
des images de saints et, plus haut, par une croisée à meneaux de
pierre qui indique clairement une retouche de la fin du XVIe ou du
commencement du XVIIe siècle. Et – changement plus significatif –
au-dessus de cette fenêtre, sous lʼœil-de-bœuf du fronton, on
aperçoit un simple cadran, de forme carrée, sans ornements et sans
inscriptions. Quʼétaient donc devenus les « beaux quadrans dont
parlait M. de Bras, fort dorez et si bien ordonnez quʼon y
remarque les heures de part et autre, crois et decrois de la lune? »
Il avaient eu le triste destin du beffroi primitif et avaient dû
disparaître avec lui à une époque quʼil serait difficile de fixer
aujourdʼhui. Nous savons toutefois que la tour du beffroi, terminée
par deux étages octogones, avait été déjà décapitée à la date de
1672; car le plan de Caen, dressé à cette époque par Bignon, figure
lʼhôtel de ville flanqué de quatre tours rondes de même hauteur et
couvertes également de toits aigus.

Peu de temps après, entre 1672 et les dernières années du XVIIe
siècle, cette ancienne tour du beffroi dut perdre son toit, qui fut
remplacé par une balustrade en pierre ornée de trèfles, telle quʼon la
voit sur le dessin dont nous donnons une reproduction. Ce changement
est, en effet, indiqué sur le « plan de la ville de Caen, levé par
Étienne, graveur, à la fin du XVIIe siècle. »

Nous pouvons constater encore sur ce plan que le corps de logis de
lʼhôtel de ville reposait sur la plus grande arche du pont St-Pierre;
les deux autres arches, plus petites, passaient sous les tours qui
flanquaient les angles de lʼédifice.

Dès la deuxième moitié du XVIe siècle, lʼétat menaçant des piles du
pont St-Pierre fut une cause fréquente dʼinquiétude pour les échevins.
Après une visite des murailles de la ville ordonnée par M. de
Matignon, lʼarchitecte Stéphane Dupérac, dans son rapport sur les
travaux quʼil déclare urgents, émet, à la date du 2 novembre 1578,
lʼavis suivant: « Est aussi fort nécessaire de refonder les piles
de la Maison de Ville, autrement il en pourrait venir grand
inconvénient, parce que ladite maison sʼest ouverte et ouvre à vue
dʼœil journellement. » Le 7 juillet 1584, nouvel avertissement de
Jean Bastan, maître maçon de la ville, qui trouve « quʼil est
très-nécessaire réparer les arches du pont sur lequel est assise
cette Maison de Ville, lesquelles sont proches de tomber en ruine,
sʼil nʼy est promptement pourvu. »

Malgré ces cris dʼalarme, le Conseil de la commune continua de
délibérer encore pendant dix-huit ans dans lʼhôtel de ville lézardé.
Plus intrépides que les sénateurs romains, qui se contentaient
dʼattendre lʼennemi sur leurs chaises curules, les échevins
bas-normands, résignés à aller au-devant de lui, pouvaient, pendant
leurs séances, comme au coup de sifflet dʼun machiniste, disparaître
subitement dans le troisième dessous, capitonné, il est vrai, par la
vase accumulée de lʼOrne et de lʼOrlon réunis.

Enfin, au mois de juin 1602, le péril devint assez sérieux pour
décider les échevins à mettre un peu de prudence dans un héroïsme, qui
nʼavait eu peut-être dʼautre cause que lʼapathie ou la routine. Ils se
firent conduire dans une barque sous les arches du pont St-Pierre où
ils vérifièrent eux-mêmes, à loisir, lʼétendue du mal. Il fut reconnu
dans cette visite que
la ruine du pont avait été en partie consommée par lʼinstallation de
maisons particulières qui, dit le procès-verbal du 7 juin 1602,
« sʼétoient suspendues contre les arches du pont. » Le même
procès-verbal nous apprend quelles mesures de sûreté furent prises
contre ces parasites dangereux. « ... A été ordonné, dit-il, que
tous les propriétaires des maisons proches et contiguës dudit pont
et hôtel commun de ville, et desquelles le bois est porté et
enclavé sur les arches dudit pont et murailles de la ville,
répareront ce qui est endommagé et qui requiert réparation, au
droit de leurs maisons; et que lesdits gouverneurs échevins de ville
feront de leur part travailler à la réparation de la grande arche... »

Lʼancien hôtel de ville péchait par la base, mais cʼétait là son
moindre défaut; car, après les travaux de consolidation qui y furent
exécutés, nous voyons quʼil fut sérieusement question de le remplacer
pour une raison qui nous est indiquée par lʼintendant Foucault dans
ses Mémoires. « Jʼai mandé à M. de Châteauneuf, écrit Foucault à
la date du 28 mars 1689, que la demande que les échevins de Caen
faisaient au roi de la maison du sieur de Brieu, religionnaire
qui a quitté le royaume, pour en faire un hôtel-de-ville, me
paroissoit très-favorable, nʼy ayant point de lieu à Caen pour
tenir les assemblées publiques... » Il ressort de cette note que
lʼédifice du pont St-Pierre était depuis longtemps regardé comme
beaucoup trop étroit. Cet inconvénient nʼapparut jamais plus
clairement quʼà la date du 4 novembre 1608, lorsquʼil fallut convoquer
une assemblée générale des habitants de Caen, pour prononcer sur
lʼadmission ou le rejet des Jésuites. « Cette assemblée fut si
nombreuse, dit lʼabbé
De La Rue [7], quʼon ne put la tenir à lʼHôtel-de-Ville, et les
délibérans se transportèrent dans la grande salle des procureurs du
bailliage. Ce local, quoique vaste, étoit encore insuffisant; car,
suivant les mémoires du temps, les votans étoient au nombre de plus
de 3,000. »

Lʼédifice du pont St-Pierre était même trop exigu pour contenir les
convives dʼun repas officiel. Cʼest ainsi que le 16 janvier 1679, à
lʼoccasion des fêtes pour la paix entre le roi de France et le roi
dʼEspagne, nous voyons le maire et les échevins obligés dʼemprunter
la maison dʼun riche particulier. « La compagnie, disent les anciens
registres de la ville, sʼest rendue chez le sr Daumesnil, dont elle
avoit emprunté la maison, pour donner un souper, auquel se sont
trouvées toutes les personnes de qualité. »

Lorsque le nombre des invités était trop grand pour quʼon pût les
convoquer dans la maison dʼun particulier, les maire et échevins
durent quelquefois, comme en 1729, faire construire une grande salle
en charpente. « Le divertissement quʼun chacun prist à voir
lʼillumination, dit une brochure très-rare du temps [8], conduisit
insensiblement jusquʼà lʼheure du souper que lʼHôtel-de-Ville donna,
et auquel furent invités les plus qualifiés dʼentre les nobles et
les bourgeois. Monsieur de Jumilli, chef de cet illustre corps,
au discernement duquel on doit tout ce quʼil y eut de galant et de
bien ordonné dans ceste feste, avoit fait bastir
sur le boulevard de la Prairie une grande sale de chapente; sa
longueur était dʼenviron 60 pieds sur 25 de largeur et 20 de
hauteur, le sol était couvert de planches attachées sur des
lambourdes en manière de parquet; tout le tour était descoré de
plusieurs rideaux de verdure dont deux entrouverts, dans un ordre
parfaitement cimétrisés, formoient une grande grotte ou berceau,
dans lʼenfoncement duquel était un buffet chargé de tout ce que le
bon goût peut inventer de plus commode pour le service de tels
conviés; le plafond de cette sale était fait avec des toiles
blanches si bien assemblées quʼil imitait parfaitement les plafonds
ordinaires; de ce plafond pendaient deux rangs de lustres garnis de
bougies dont la lumière, réfléchie par les cristaux, reproduisait
lʼéclat. Les endroits où il nʼy avait point de verdures étaient
couverts de très-belles tapisseries représentant lʼhistoire de
Samson, etc. »

Les dépenses, que lʼon dut faire en cette occasion, amenèrent sans
doute la ville à penser quʼelle réaliserait une sérieuse économie en
transportant le siége de la commune dans un local, dont les
dimensions la dispenseraient dʼélever des constructions provisoires et
ruineuses. En effet, trois ans après les fêtes données pour la
naissance du Dauphin, il y eut un arrêt du Conseil de la municipalité
(13 avril 1733) relatif au déplacement de lʼHôtel de Ville. Ce
déplacement suivit de près la délibération, sʼil faut en croire une
note manuscrite [9] qui dit, à la date du 15 mai 1755, « quʼil y
avait plus de vingt ans que lʼHôtel-de-Ville tenait ses assemblées
au Grand-Cheval. »

Cependant, quoique la ville eût déjà fait lʼacquisition du
Grand-Cheval ou hôtel Le Valois (aujourdʼhui la Bourse), le pont
St-Pierre ne fut pas abandonné brusquement par les représentants de la
cité. Quelques services y restèrent et le carillon de la fameuse
horloge continua de sʼy faire entendre jusquʼen lʼannée 1755. Cette
année-là, le 3 février, le Bureau des Finances, par une sentence des
plus iniques, dit un contemporain, que cette mesure indignait, ordonna
la destruction de lʼancien édifice du pont St-Pierre. M. Mauger,
avocat du roi à lʼHôtel de Ville, nous a conservé [10] le prononcé de
cette sentence avec quelques commentaires irrités.

« ... Et attendu quʼil résulte des faits contenus dans les
procès-verbaux, quʼil est au moins douteux que le pont (St-Pierre)
soit solide; quʼil est certain, dʼun autre côté, que le passage est
trop étroit et dangereux; que dʼailleurs les différens plans et
projets produits et proposés par les maire et échevins sont
insuffisans pour procurer un élargissement convenable, nous avons
ordonné que les bâtimens étant sur led. pont seront démolis dans
trois mois du jour de la signific. de la présente, faute de quoi,
après led. temps passé, il y sera pourvu, ainsi quʼil appartiendra.

« Cette sentence signifiée le 15 dud. mois de févr. 1755, on a
fait assembler le général (cʼest-à-dire lʼassemblée générale du
corps de ville) le 25 dud. mois pour avoir son avis sur lʼappel.
Mais les uns furent sollicités par M. lʼIntendant, et les autres
intimidés de sa part, en sorte quʼil
nʼy eut que huit voix pour lʼappel, dont jʼétais du nombre, en
sorte quʼil a fallu acquiescer... »

Trois mois après, comme le voulait lʼarrêt, le condamné fut livré à
ses bourreaux; des bruits sourds se firent entendre..... la justice
des démolisseurs était satisfaite!.... Lʼœuvre de destruction dut
être poussée avec activité; car une note dʼun sieur Étienne Deloges
[11], échevin, nous apprend que les maisons qui remplacèrent lʼédifice
du pont St-Pierre étaient déjà bâties en 1756.

Le second hôtel de ville de Caen renfermait dans son beffroi une
horloge si remarquable que lʼensemble de lʼédifice en prit dans
lʼusage le nom de Gros Horloge. Dans une de ses lettres, datée du 1er
octobre 1699, le P. Martin envoyait à Huet, qui préparait son livre
des Origines de Caen, un quatrain où lʼâge de lʼhorloge communale est
établi comme par un acte authentique de lʼétat civil. « Voici, lui
dit-il, un quatrain qui se trouve gravé sur le timbre de notre
gros horloge, dont notre P. Labé a fait augmenter les
accompagnements:

Puisque la ville me loge

Sur ce pont pour servir dʼauloge

Je feray les heures ouïr

Pour le commun peuple réjouir.

Mʼa faite Beaumont lʼan mil trois cents quatorze. »


Cette horloge primitive sʼest conservée depuis cette date jusquʼà la
destruction du second hôtel de ville, en 1755. Toutefois, elle ne
traversa point les âges sans subir de profondes
modifications qui font un peu ressembler son histoire à celle
du couteau de Jeannot. Déjà, au mois de juin 1537, les pièces de la
vénérable horloge se trouvaient si endommagées que le conseil de la
commune se vit obligé de voter une somme de dix écus dʼor pour les
réparations les plus urgentes. Le procès-verbal de cette séance est à
citer tout entier; car il contient le premier renseignement
authentique sur lʼétat de la fameuse horloge dans la première moitié
du XVIe siècle.

« Est comparu Denis Ollivier, serrurier, natif et demeurant en la
paroisse St-Pierre de Caen, qui a présenté requête par laquelle il
suppliait être commis pour lʼavenir au gouvernement et
entretenement de lʼhorloge de la ville, assise sur le pont
St-Pierre, dont de présent a la charge Marin Paulon. Laquelle
horloge est assez mal conduite, gouvernée et entretenue par led.
Paulon, tant à cause de son antiquité et faiblesse que à cause que
les roues et autres instruments en sont rompus et usés. Offrant led.
Ollivier prendre lad. charge aux gages accoutumés, montant 20
livres chacun an, et de la moitié dʼiceux en laisser jouir, led.
Paulon sa vie durant. Ordonné que icelle charge sera baillée aud.
Ollivier, si prendre la veut, par les moyens, qui ensuivent, cʼest
à savoir quʼil refera et réparera tout ce entièrement quʼil est
requis faire en lad. horloge et cadrans dʼicelle, pour être en bon
ordre et état du et pour lʼavenir les conduira et entretiendra en
toutes choses. Et par semblable, les tinterelles, si la ville y en
veut ajouter et faire faire, bien et dûment, ainsi quʼil sera
requis, aux coûts, charges et dépens dud. Ollivier, parce que
icelle ville
lui paiera comptant la somme de 10 écus dʼor, pour lui aider à
refaire, réparer et remettre en état du lesd. horloge et cadrans,
sans que led. Ollivier soit sujet à la peinture dʼiceux. »

Il faut croire que le métier de gouverneur de lʼhorloge réservait plus
dʼun mécompte à ceux qui sʼétaient chargés de son entretenement; car
nous voyons en 1592 un sieur Robert Régnier adresser aux échevins, à
plusieurs reprises, une requête dans laquelle il mettait en avant son
grand âge et ses infirmités, afin dʼobtenir quʼon lui donnât un
successeur. Les échevins eurent pitié de son sort, et, pour se
lʼattacher, portèrent ses gages à 30 écus [12], non toutefois sans
quelques conditions.

« Sera tenu led. Régnier faire en sorte que lʼhorloge soit
toujours bien réglée et que les cadrans de lʼun et de lʼautre côté
de lʼhôtel commun de ville marquent certainement les heures; aussi
que les globes ou lunes, qui étaient par ci-devant sur lesdits
cadrans et qui en sont de présent hors, après quʼelles y auront été
remises aux frais et dépens de la ville, seront par après par lui
entretenus en usage, pour marquer certainement la nouvelle et
pleine lune, décours ou croissant dʼicelle, comme elles faisaient
par ci-devant, etc., etc. [13] »

Tous les torts nʼétaient peut-être pas du côté de lʼhorloge, qui se
vieillissait, et lʼon peut supposer, sans être accusé de construire
trop légèrement des hypothèses, que la vénérable mécanique nʼavait pas
reçu les soins délicats quʼexigeait son grand âge. Le gouvernement de
lʼhorloge nʼavait, en effet, été confié jusque-là quʼà des serruriers
de la ville. Le soupçon, que nous manifestons, dut naître dans
lʼesprit des échevins eux-mêmes, puisquʼils se décidèrent, en 1597, à
faire venir un horloger du Poitou. Cet horloger, appelé Loys Demarque,
passa marché avec la ville « pour faire sonner les quarts et
demi-heures à lʼhorloge et sʼengager à fournir huit cloches qui
rendront sons et tons différents [14]. » « Loys Demarque, dit M.
Auguste Leroy [15], disposa les roues de manière que le remontage des
poids ne se fit plus quʼune fois par jour, puis remplaça le carillon
de Jean Labbé par huit tinterelles neuves, dont la plus grosse pesait
200 livres. Il leur fit jouer, aux heures, le premier vers de lʼhymne:
Veni Creator Spiritus; aux demies: Inviolata, integra et casta es
Maria; et aux quarts: O benigna. Demarque employa deux mois à faire
ce travail, avec lʼaide de quatre compagnons, et reçut pour solde une
somme de 48 écus. Après lui on confia son œuvre aux soins du sieur
Dodemare, bourgeois de Caen, qui sʼétait fait recevoir maître
horloger. »

Depuis ce travail exécuté en 1597, il nʼest plus trace, dans les
anciens registres de lʼHôtel de Ville, de perfectionnements apportés
au mécanisme de lʼhorloge. On nʼy trouve que la
mention de réparations quelquefois assez importantes, comme celle dont
il est question dans la délibération du 1er juin 1624:

« Sur ce que Michel Coquerel, fondeur de cloches, qui a fait
alleu de refondre et raccommoder les tinterelles faites pour les
demies et quarts de lʼhorloge, a dit quʼil est besoin lui fournir
trois ou quatre cents livres de métal, pour ce quʼil fait une
petite cloche plus quʼil nʼy en avait. Il a été arrêté que du
nombre dʼune pièce de canon, qui fut cassée lors de lʼarrivée du
sr maréchal dʼAncre en cette ville, il en sera pris trois ou quatre
cents livres, et soixante livres dʼétain, qui sera acheté, pour
rendre la besogne parfaite, etc. »

Ainsi, vingt-sept ans seulement après les travaux exécutés par
lʼhorloger Poitevin, on était obligé de remplacer les tinterelles
quʼil avait posées en 1597. Si les pièces de lʼhorloge sʼusaient en
si peu de temps, il est présumable quʼil ne devait rester que bien peu
de chose de lʼhorloge primitive lorsquʼon ordonna la démolition du
beffroi en 1755.

Bien quʼelle eût été pour ainsi dire complètement remplacée, par suite
de réparations fréquentes, la vieille machine ainsi renouvelée avait
conservé tout son prestige aux yeux de certains esprits, qui ont le
goût et le respect des choses dʼautrefois. Voici par exemple un
contemporain, lʼavocat Mauger, qui nous a fait parvenir, dans une
note manuscrite, comme un écho de son indignation: « Le misérable
carillon de lʼhorloge, dit-il [16], chanta pour la dernière fois le
Regina cœli le 15 mai 1755, à six heures du matin, et le quart
avant sept heures. Cette horloge a duré 441 ans en état de servir;
et lʼédifice, qui est sur le pont, va aussi être démoli, au grand
regret de toute la ville.

Épitaphe de lʼhorloge:

CY GIST QUI PAR SON SERVICE

MÉRITOIT UN MEILLEUR SORT.

CʼEN EST FAIT; VICTIME DU CAPRICE

DARNETAL NE VIT PLUS, IL EST MORT!

JUIN 1755. »

On avait cependant conservé le bronze qui servait de timbre pour
lʼhorloge et de cloche communale. Cette cloche avait mêlé sa voix au
bruit des événements heureux ou malheureux qui, durant quatre siècles
et demi, avaient agité la ville. Si nous avions son histoire, nous
aurions en même temps celle de Caen; mais il nous reste là-dessus peu
de documents. En voici un, toutefois, qui ne manque pas dʼintérêt.

« A été fait venir en ladite maison de ville, dit un procès-verbal
de février 1562, Robert Regnier, du métier de serrurier, demeurant
près le pont et maison de ville, pour savoir de quelle autorité il
avait cejourdʼhui mis un battail à lʼhorloge de cette ville. Lui
juré de dire vérité et interrogé, a dit que, pour les troubles que
lʼon ventile être préparés, il se peut être que lʼon pourrait
commander être sonné une alarme, qui est accoutumé être fait et
sonné par lad. cloche de lʼhorloge, et pour éviter que sonnant lad.
alarme il ne fût offensé de quelque coup dʼarquebuse, il
avait demandé un battail de lad. maison de ville et de ce avait
parlé à M. Dumoulin, lʼun des gouverneurs, et pour cette occasion
avait pendu led. battail en lad. cloche, disant quʼil ne voudrait
avoir entrepris aucune chose contre le bien de lad. ville et était
prêt descendre led. battail. »

Le sieur Regnier, malgré ses protestations, dut sembler quelque peu
suspect, puisque nous voyons quʼun an après environ [17] on fit
« défense, sous peine de la vie, dʼouvrir ou faire ouvrir à personne
lʼhuis de la porte de lʼhorloge, sans exprès commandement des
gouverneurs. »

Dʼailleurs, quand les troubles religieux ou civils se prolongeaient,
les gouverneurs de Caen, sʼils se défiaient des sentiments des gens de
la commune, mettaient en interdit lʼhorloger et la cloche elle-même du
beffroi. Et au nom du roi, représenté par son lieutenant, la sonnerie
de lʼéglise St-Pierre était priée de faire lʼintérim. Cʼest du moins ce
qui ressort de ce passage des anciens registres de la ville, à la date
du 26 juin 1593: « Arrête quʼil sera fait ordonnance à M.
Richard de La Brousse, prêtre, custos de lʼéglise de St-Pierre, de la
somme de six écus, pour son salaire dʼavoir sonné la cloche pour la
retraite des bourgeois, afin quʼils ne divaguent et soient trouvés
par les rues, après neuf heures sonnées, suivant quʼil a été
ordonné par M. de La Verune, et qui est à raison dʼun écu par
mois. »

Outre les suspensions dont il était menacé pendant les troubles,
lʼinfortuné gouverneur de lʼhorloge se voyait quelquefois exposé, dans
des temps paisibles, à payer des
dommages-intérêts quand la vieille machine, dont il avait la direction,
venait à commettre quelque bévue bien excusable à son âge. Cʼest ainsi
quʼon trouve dans les archives municipales, à la date de 1579, « une
plainte contre le gouverneur de lʼhorloge, attendu que laditte
horloge ayant sonné sept heures quand il nʼen était que cinq, des
maçons et des couvreurs quittèrent leur travail, ce qui causa un
préjudice à celui qui employait ces ouvriers. »

Plus tard, lorsque les guerres, religieuses ou civiles, eurent cessé,
le « gouvernement et entretenement » de lʼhorloge furent moins
onéreux. Pour quelques soins dʼentretien, lʼhorlogeur, comme disent
les archives municipales à la date du 9 juin 1732, était exempté du
logement des gens de guerre, ce qui équivalait pour le temps à un
traitement très-acceptable. La cloche quʼil sonnait dʼailleurs ne
jetait que rarement lʼalarme dans la ville; elle retentissait surtout
pour annoncer des fêtes; et cʼétait du beffroi de lʼHôtel de Ville que
partait le signal qui mettait en branle toutes les cloches des
couvents et des églises [18].

Cette cloche, qui avait joué un rôle si important dans lʼhistoire de
Caen, ce précieux souvenir subsistait encore en 1808. Mais le premier
empire, se souciant peu sans doute de conserver un bronze qui
rappelait les franchises communales de lʼancienne France, ordonna de
fondre la cloche historique, sous prétexte dʼoffrir à [19] lʼéglise
St-Pierre une sonnerie plus à la mode.

Nous avons dit précédemment quʼà partir de la seconde
moitié du XVIe siècle, il avait été souvent question de remplacer la
maison commune du pont St-Pierre par une autre construction plus vaste
et plus solide. Mais, avant que ce projet eût été réalisé, les
échevins durent abandonner plusieurs fois, malgré eux, le second
Hôtel de Ville. Ce premier exil leur fut imposé par le maréchal de
Brissac à la suite des troubles religieux qui avaient éclaté à Caen en
1562. Quoique le calme fût depuis longtemps rétabli dans la ville, le
Maréchal donna aux échevins lʼordre de lui céder la maison commune
pour y établir un corps de garde. On était au 8 septembre 1563; le
corps de ville se réunit, délibère et arrête « quʼune députation sera
envoyée au Maréchal pour lui remontrer lʼinconvénient de transporter
les meubles et un nombre infini dʼécritures, touchant le bien et
revenu de la ville, et la difficulté de trouver une autre maison... »
Le maréchal de Brissac ne se laissant pas toucher par de si bonnes
raisons, les échevins déclarent à M. de Bourgueville, lieutenant
particulier, quʼils ne quitteront la maison commune quʼaprès avoir
fait un inventaire en présence du bailli ou de son lieutenant. LʼHôtel
de Ville servait, en effet, tout à la fois dʼarsenal et de magasin de
dépôt. Peu de mois auparavant, à lʼépoque du sac de la ville par les
Protestants, le commis des administrateurs de lʼHôtel-Dieu y avait
apporté un calice en argent, deux calices en vermeil et une croix en
argent avec le crucifix; dʼautres ornements dʼéglise, provenant de
St-Étienne et de St-Pierre, y avaient été déposés vers le même temps;
et toute une salle contenait le plomb que les Protestants, suivant un
rapport erroné de M. de Bras, auraient arraché aux toitures de
lʼabbaye de
St-Étienne [20]. On y trouvait aussi des armes diverses, des fusils [21]
et deux canons pacifiques qui ne faisaient entendre leur voix que dans
les cérémonies publiques, fêtes anniversaires, entrées de princes et de
souverains [22].

Dès quʼils eurent appris ce qui se passait à lʼHôtel de Ville, le
prieur de lʼabbaye de St-Étienne et les trésoriers de St-Pierre
accoururent et réclamèrent leurs ornements dʼéglise. On proposa à lʼun
des échevins de recueillir chez lui les autres objets; mais, comme il
refusait dʼaccepter la responsabilité dʼun tel dépôt, M. de
Bourgueville, sieur de Bras, qui présidait à lʼinventaire du mobilier,
remit les clefs « au mestre de camp des vieilles bandes de
Piémont, à ce commis par M. de Brissac, le requiérant de nʼôter,
ni transporter aucune chose dʼicelle maison de ville. »

Le conseil était bon à donner, mais difficile à suivre, pour des
soldats qui devaient être portés à considérer comme des rebelles les
magistrats dont ils prenaient la place. Ils furent probablement
contenus dʼabord par le maréchal de Brissac, qui était aussi juste que
brave; malheureusement le duc de Bouillon, en prenant le commandement
après la mort de Brissac, apporta un esprit dʼintolérance qui pouvait
servir dʼexcuse aux excès des gens de guerre placés sous ses ordres.
Voici, en effet, dans quels termes le duc de Bouillon sʼadressa aux
échevins dès quʼil fut arrivé à Caen:

« Il est enjoint et commandé aux échevins de la ville de Caen de
fournir et bailler au corps de garde du pont St-Pierre le nombre de
six bûches, six fagots, douze chandelles de trois deniers pièce et
tel nombre de tourbes qui puisse garder le feu pour allumer les
mèches jour et nuit, le tout par chacun jour, à commencer le 1er
oct. et finir le 31 mars. Et le reste de lʼannée, sera réduit à la
moitié.

« Davantage ordonnons quʼil sera baillé aux soldats de la garnison
de cette ville vingt chambres près et à lʼentour du pont St-Pierre
pour les loger, parce que ceux qui fourniront lesd. chambres ne
bailleront aucune chose, mais sera le linge, vaisselle et lits,
fourni par égalité par les autres bourgeois et habitants de lad.
ville [23]. »

Tel était le langage que tenaient les représentants de lʼordre aux
bons bourgeois quʼon venait sauver malgré eux. Les actes ne le
cédèrent pas aux paroles. Huit jours après lʼordonnance du duc de
Bouillon, le conseil de la commune était obligé de prendre des mesures
pour réparer les dégâts commis par les soldats, chargés de protéger la
ville contre ses passions subversives.

« Il a été avisé sur ce qui a été ventilé et averti que les
soldats, faisant la garde sur le pont St-Pierre, font grandes
démolitions en la maison sur led. pont, tant aux planchers quʼaux
couvertures de lad. maison, que M. de Laguo, gouverneur en cette
ville et château, sera de ce averti, même que le lieu sera vu et
visité par les gouverneurs, présence de M. le Lieutenant, pour, ce
fait et le procès-verbal vu,
être ordonné sur les réparations qui seront trouvées nécessaires,
ainsi quʼil appartiendra. »

Tandis que ces défenseurs de la propriété démolissaient les planchers
et les charpentes de lʼédifice du pont St-Pierre pour les vendre ou en
faire du feu, les élus de la cité, chassés du lieu ordinaire de leurs
séances, délibéraient à tour de rôle les uns chez les autres, en
attendant quʼils eussent trouvé un Hôtel de Ville provisoire. Ils
sʼinstallèrent enfin, vers le milieu de lʼannée 1565, dans une maison
appelée Parc-le-Roi et qui était bâtie sur des terrains voisins de
lʼendroit où se trouve aujourdʼhui le passage Bellivet. Ils y
restèrent exilés jusquʼau 15 mai 1572. A cette date, une ordonnance du
maréchal de Montmorency ordonna « que la maison de ville serait
rendue aux maire et échevins... pour en jouir comme ils faisaient
auparavant les troubles. »

Malgré cette promesse, lʼHôtel de Ville fut de nouveau occupé par les
soldats du roi, en 1574: on permit toutefois aux « bourgeois
habitants de la ville de continuer à y tenir leurs assemblées. » Les
échevins acceptèrent cette communauté dʼhabitation, mais avec
certaines précautions. Sʼils consentirent à risquer leurs personnes,
ils eurent soin de laisser leurs papiers, registres, vaisselles et
argenterie dans la maison du Parc-le-Roi, quʼils avaient confiée à la
garde du greffier de lʼHôtel de Ville. Ils avaient oublié
malheureusement que leur greffier était lui-même sous la garde des
défenseurs de lʼordre, venus pour protéger les habitants contre leurs
propres égarements. Or, il arriva quʼun beau matin le greffier et son
fils furent assaillis dans leur lit par « des gens de guerre, soldats
ou autres, comme il est écrit dans les anciens registres de
lʼHôtel de Ville [24], ayant lʼarquebuse et feu à mèche, lesquels
se sont efforcés de rompre lʼhuis du dépensier pour avoir, comme ils
disaient, de la vaisselle, afin de la porter « en une taverne pour
leur servir à dîner. »

Une troisième fois, les maire et échevins de Caen eurent le privilège
dʼêtre protégés dʼune façon analogue en 1589, pendant les troubles
de la Ligue. Cette fois, ils furent tout à fait mis à la porte de la
maison commune et obligés de délibérer chez des particuliers jusquʼà
leur rentrée, à la date du 12 janvier 1590. Mais, avec le temps,
le Gouvernement se poliça et apprit lʼart de commettre sans brutalité
des violences dites légales. Dès lʼannée 1610, nous voyons le pouvoir
central remplacer à Caen les représentants élus de la cité par des
créatures du Gouvernement [25]. Cʼest ce que nous appelons aujourdʼhui
une commission municipale, procédé que lʼon pourrait croire
dʼinvention toute moderne et qui devrait, au contraire, figurer dans
lʼinventaire du vieux-neuf si spirituellement dressé par M.
Fournier.

Quand on leur laissait la libre possession de leur Hôtel de Ville, les
échevins nʼétaient pas encore à lʼabri des tracasseries du
Gouvernement. Il y avait souvent assez dʼennuis attachés à leurs
fonctions pour quʼils préférassent lʼobscurité de la vie privée au
relief décevant de la vie publique. Aussi arrivait-il quelquefois
quʼon les obligeât à exercer leur charge malgré
eux. En 1563, par exemple, une sentence du bailliage condamne « les
sieurs Lebrethon et Anger, élus, à exercer la charge dʼéchevins,
malgré leur refus, et à prêter serment, ce à quoi ils seront
contraints par la prise de leurs corps et biens [26]. » Même dans
des temps moins troublés, comme dans la période du XVIIe siècle, il
sʼélevait à tout instant des conflits entre le pouvoir central, qui
imposait exceptionnellement une ville écrasée déjà par les taxes
ordinaires, et les représentants de la cité, qui défendaient leur
caisse avec lʼénergie du désespoir.

Les échevins ne perdaient dʼailleurs jamais une occasion de se
plaindre. Ainsi, en 1602, le Roi eut la maladresse de leur adresser
des lettres closes, pour leur demander conseil sur le fait des
monnaies. « Elle leur ordonne, disaient ces lettres, écrites à
Poitiers le 25 mai, donner avis de ce qui se pourrait faire pour
empêcher la rareté quʼon voit en ce royaume des monnaies dʼor et
dʼargent au coin et armes de France, et sʼil est expédient donner
cours en son dit roy. aux monnaies étrangères. » Les échevins
sʼempressent de convoquer les notables habitants de la ville pour leur
lire les lettres du Roi en présence du procureur de Sa Majesté. Et
quand cette formalité est accomplie, ils rédigent, séance tenante,
une réponse où la critique la plus vive des actes du Gouvernement se
cache sous les apparences du plus profond respect. « Ouï sur ce
plusieurs propositions et avis des assistants, disaient les échevins
[27], a été trouvé bon quʼil
soit remontré à Sa Majesté, avec leur humilité et obéissance,
que la rareté dʼor et dʼargent, qui est si grande entre ses
sujets, vient de ce quʼils sont contraints en fournir plus quʼils
ne peuvent pour les nécessités des affaires de Sa Majesté, pour
lesquelles, comme il est vraisemblable, lʼor et lʼargent au coin
et armes de France est transporté aux étrangers, qui le retiennent
comme le meilleur; et sont les choses venues à ce point quʼentre
les plus aisés, y en a si grande rareté que, pour leurs menues
affaires, ils sont contraints stipuler de payer ceux desquels ils
se servent en blé, cidre, bestiaux ou quelques autres denrées,
quʼils peuvent avoir de leur cru ou industrie. Occasion de quoi
Sa Majesté est très-humblement suppliée que, pour éviter quʼils ne
soient encore réduits en plus grande extrémité, il lui plaise leur
donner quelque diminution des levées de deniers de toute sorte, qui
se font sur eux, et cependant continuer le cours en son royaume de
toutes espèces dʼor et dʼargent quelles quʼelles soient, pour leur
juste et légitime valeur... »

Avec leur finesse normande, les administrateurs de Caen avaient deviné
quʼon ne les consultait si poliment aujourdʼhui sur la question des
monnaies que pour leur en réclamer demain impérieusement. Et, sans
doute, tout en donnant une leçon spirituelle au pouvoir, ils avaient
espéré éloigner cette menaçante échéance.

Malheureusement, lorsquʼil nʼosait plus réclamer de la ville des
secours en argent, le Gouvernement les exigeait en nature. En 1626,
peu de temps avant le siége de La Rochelle, le sieur du Carlo,
ingénieur de Sa Majesté, est envoyé
à Caen pour obliger les échevins à « acheter trois vieux vaisseaux
et les faire conduire à leurs dépens à lʼîle de
Ré pour le service de Sa Majesté et pour lʼutilité du
public... [28]. »

Ce public arrivait bien là comme des excuses après le coup de bâton
qui vous a assommé! En 1626, on demandait de vieux vaisseaux; au
mois dʼoctobre 1647, on exige des habits neufs. « Il a été apporté,
disent les anciens registres de lʼHôtel de Ville, des lettres de
cachet, données à Fontainebleau le 13 de ce mois, par lesquelles Sa
Majesté mande et ordonne aux sieurs Echevins de lʼassister de 500
paires dʼhabits complets, consistant en pourpoint long en forme de
justaucorps, haut et bas de chausses, de drap le plus propre à
résister à lʼinjure du temps, avec des bonnets et autant de paires
de souliers, et de faire que ces habillemens et chaussures soient
de trois grandeurs, un quart pour des hommes de la plus grande
taille, autant pour des plus petits et la moitié pour des moyens,
et que le tout soit fourni dans la fin du présent mois ès mains de
ceux qui en auront ordre de Sa Majesté, pour les faire
transporter en ses armées. Arrêté quʼaprès les publications dʼusage,
il sera fait adjudication au rabais de la fourniture de 250 paires
dʼhabits et que remontrances seront faites au Roi et à Nosseigneurs
de son Conseil pour être la ville déchargée de la fourniture des
autres 250 paires, attendu sa grande misère et surcharge de lad.
taxe. »

Ce fut surtout en 1659 que les échevins durent repousser,
avec lʼéternel argument tiré des malheurs de la ville, un des plus
terribles assauts que la caisse municipale ait jamais eu à soutenir.
Il sʼagissait dʼun don gratuit à lʼoccasion du mariage du Roi. Les
archives de la ville, à la date du 12 septembre 1659, nous
apprennent ce que Louis XIV entendait par un don gratuit.

« Sur la lecture faite en cet Hôtel commun de Lettres de cachet du
Roi, du 6 août dernier, mises ce matin ès mains des sieurs Echevins
par M. du Boullay Favier, intendant en cette généralité, par
lesquelles Sa Majesté demande à cette ville, en don gratuit, la
somme de 50,000 liv. pour les frais du mariage du Roi; après avoir
envoyé lʼhuissier de la ville vers M. le Lieutenant général, pour
le convier de se trouver en cet Hôtel commun, lequel a rapporté que
led. sr était absent, il a été arrêté quʼil sera écrit par
lʼordinaire de ce jour à Son Altesse, pour a supplier de vouloir
interposer son autorité pour faire réduire et modérer lad. somme de
50,000 liv. à quelque somme modique, vu les grandes charges de
cette ville et de lʼimpuissance où elle est de fournir lad. somme. »

Trop heureux encore les échevins quand on leur permettait de
marchander ainsi avec le pouvoir; celui-ci imposait le plus souvent
sans discussion, et, quand il nʼy avait plus rien à prendre dans les
caisses vides, il jetait en prison le receveur de la ville, comme nous
lʼapprend une délibération du 17 novembre 1640, où lʼon voit que
lʼaprès-midi sʼest passée à la poursuite de la délivrance de M.
du Taillis, emprisonné au Château pour le paiement de la
subsistance des gens de guerre du présent quartier dʼhiver. »

Pour apitoyer ces bourreaux dʼargent, les échevins mettaient
quelquefois en action le proverbe, qui prétend que les petits cadeaux
entretiennent lʼamitié. « Il a esté conclu, disent les anciens
registres au 1er avril 1567, quʼils (les échevins) se présenteront
vers M. de Brunville, lieutenant général, pour lui parler des
priviléges de la ville..., et que, en faveur du mariage de la
fille dudit sieur lieutenant, il sera délivré aux nopces une pièce
de vin doux... » Ces sortes de dépenses étaient même portées
régulièrement sur le budget de la ville; ainsi, dans lʼétat des
finances du 1er mai 1679, on trouve inscrits par estimation 300
livres « pour vins et confitures de présent », avec cette
condition toutefois « quʼil ne pourra être donné à chaque personne
plus de deux douzaines de bouteilles de vin et deux douzaines de
boîtes de confitures. »

Lʼimportance des cadeaux variait cependant suivant le rang des
personnages et la protection que la ville pouvait en attendre. Cʼest
ainsi que, lors du mariage de M. du Quesnay Le Blais, lieutenant
général, on remplaça le vin ou les confitures par des présents plus
sérieux.

« Pour triompher de la joie que la ville reçoit dud. mariage le
jour dʼhier célébré, disent les anciens registres de juillet 1637,
il a été arrêté que le sr de Bretteville Rouxel, échevin, et de
Bauches, syndic, assistés de Beaussieu, greffier, iront saluer
led. sr lieutenant général et dame son épouse, à laquelle ils
porteront, de la part de la ville, une table de linge fin à haute
lisse.

« Cette conclusion a été exécutée led. jour après midi et
consistait lad. table de linge en un grand doublier de cinq
aunes, en un petit de trois aunes et deux aunes de large
chacun, en deux douzaines de serviettes et deux serviettes à laver,
qui fut acheté chez M. Graindorge, me façonneur de haute lisse le
plus expert de cette ville, et coûta 300 liv., de laquelle lesd. sr
et dame furent grandement contents et en remercièrent la ville. »

Nous avons essayé de reconstituer, à lʼaide de dessins originaux et
dʼanciens manuscrits, la vue extérieure du second Hôtel de Ville de
Caen, et indiqué rapidement les exils et les tribulations que les
échevins eurent à subir depuis la construction de cet édifice jusquʼà
sa démolition en 1755. Nous allons, avec les mêmes guides, entrer
dans lʼintérieur de la maison commune du pont St-Pierre. Voici dʼabord
sur la cheminée de la salle des délibérations un buste du souverain
régnant, usage que notre siècle a conservé et qui semble remonter
assez loin dans le passé. Les anciens registres disent en effet, à la
date du 11 septembre 1679: « Il a été accordé à Jean Postel,
sculpteur de cette ville, lʼexemption de tout logement de gens de
guerre et contributions dʼustensile, en considération des services
par lui rendus à la ville et notamment de ce quʼil a fait un buste
représentant la personne du Roi, à présent régnant, pour placer
sur la corniche de la cheminée de cet Hôtel commun; pour lequel
il sʼest seulement contenté des frais par lui faits, ayant remis
volontairement à la ville ses peines et travaux. »

De la salle des délibérations le regard sʼétendait de deux côtés sur
une vue ravissante. « Et, dit M. de Bras dans ses Recherches et
antiquitez de Caen, de la haute salle de ceste maison où se font les
assemblées et conventions publiques,
lʼon voit au droict de la rivière, vers lʼOrient, arriver les
navires venans de la mer, chargez de précieuses et rares
marchandises que lʼon descend à lʼendroit de dix grands quaiz du
quartier de lʼIsle... Et par les fenestres et croisées de lʼautre
costé, lʼon a un plaisant regard sur les prais, et une
perspective et veuës des plus plaisans et agréables
paisages quʼon puisse voir. »

La maison commune de Caen ressemblait un peu trop malheureusement à
ces petits appartements que lʼon montre aux locataires, en les
conduisant aux fenêtres qui sʼouvrent sur de vastes squares, ou sur
les jardins des grands hôtels du voisinage. Son unique salle, qui
devait servir tant aux réunions du conseil quʼaux réceptions
officielles, ne pouvait contenir les quarante convives du dîner du
mercredi des cendres, que lʼon donnait aux notables qui avaient
assisté à lʼélection des administrateurs de la ville [29]; aussi les
échevins en étaient-ils réduits souvent à offrir une simple collation,
comme cela se fit le 23 juin 1652 pour les comtes de Dunois et de
Saint-Pol, qui avaient accepté lʼinvitation de mettre le feu au bûcher
de la St-Jean sur la place St-Pierre. « Quelque peu de temps après,
disent les anciens registres de la ville [30], leurs d. Altesses
ayant témoigné être prêts de se mettre
à table pour faire collation, laquelle était préparée dans led.
Hôtel de Ville, il leur avait été présenté par les srs de Rotot et
de Sannerville, 1er et 2e échevin, deux serviettes mouillées pour
laver leurs mains, et après se seraient mis à la table dans deux
chaires où il y avait des carreaux de velours cramoisi, ayant
devant eux leurs cadenas et couverts ordinaires; et parce quʼil
nʼavait été mis sur lad. table que quatre couverts, pour M. de
Chamboy et ceux auxquels Son Altesse ordonnerait de sʼasseoir,
MM. de la ville ayant fait dessein de ne sʼy mettre pas afin de
faire mieux les honneurs de la ville et témoigner plus de respect
à leurs Altesses, M. le comte de Dunois aurait pris la parole et
dit quʼabsolument il ne mangerait point si lesd. sieurs ne se
faisaient apporter des couverts et des siéges pour se mettre à
table et faire collation avec lui. A quoi ayant été résisté
longtemps par led. sr de Tilly, échevins et officiers de lʼHôtel de
Ville, enfin Son Altesse leur aurait dit quʼelle désirait que cela
fût et quʼelle était venue pour boire avec eux: à quoi ayant obéi
ils auraient pris leurs places et M. le comte de Dunois, après
avoir mangé quelque temps, avait dit hautement quʼil fallait boire
la santé du Roi, et sʼétant fait donner du vin et de lʼeau et à
M. le comte de Saint-Pol, son frère, ils se seraient levés debout
dans leurs chaires et mis lʼépée nue à la main, et, en cette
position, auraient bu la santé de Sa Majesté et cassé leurs verres,
témoignant un grand zèle et affection à son service, ayant même
fait tirer du château à cet effet plusieurs coups de canon; en
quoi ils avaient été invités par M. Lejeune, fils de M. de
Chamboy, qui avait
accompagné leurs Altesses, et ensuite M. de Chamboy avait aussi bu
la santé de Sa Majesté, ainsi que toute la Compagnie. »

Le petit édifice du pont St-Pierre était si étroit que le greffier
lui-même ne pouvait y demeurer et quʼil emportait à son domicile la
plupart des registres, pièces, clefs et cachets qui nʼauraient jamais
dû sortir de lʼHôtel de Ville [31]. Lʼhuissier de la ville seul y
avait un logement. Plusieurs pièces servaient, comme nous lʼavons déjà
vu, dʼarsenal et de magasins. Dans une des quatre tours, qui
flanquaient les angles de lʼédifice, se trouvaient des cachots
destinés aux gens arrêtés le soir par le guet, et où lʼon devait
« les mettre jusques au Jour, dit M. de Bras, et les rendre à la
justice sans en prendre aucune congnoissance, et par le juge
ordinaire en est faict le procez et ordonné de telle punition qui
appartient au cas. »

M. de Bras nous dorme encore quelques détails intéressants sur le
corps de garde qui était placé sous le pont St-Pierre. « Le sieur
capitaine dudict Caen, écrit-il, pour garder les habitans en
patience la nuict, doibt commettre un mareschal de guet pour obvier
aux bruits de nuict, et quʼil ne se commette aucuns larcins ny
insolences. Lequel mareschal convoque à ceste fin les Bordiers,
cʼest-à-dire locataires qui nʼont maison et ne sont bourgeois, en
nombre suffisant; et estans soubs le pont sainct Pierre, dict de
Dernetal, qui est la maison de ville, et en temps dʼhyver doibt
avoir du feu et chandelle en une lanterne haut eslevée, et sʼil se
faict quelque bruit, ledict mareschal et aucuns des siens sʼy doibt
transporter, et se saisir de tels mutins... »

Malgré lʼexiguïté de leur Hôtel de Ville, les échevins trouvaient
encore le moyen de sʼy entourer de quelques locataires. Ainsi nous
voyons, dans les anciens registres, un cordonnier « requérir lui être
baillé et délaissé une petite place vide entre lʼune des tours du
pont St-Pierre et le coin de la muraille tendant aux Carmes, en
laquelle place soullait avoir un appentif servant dʼouvroir... » [32];
en 1075, cʼest une demande de permission « pour establir de la
mercerie sur le pont St-Pierre »; en 1577, une autre demande
« pour y establir des fruitages »; en 1578, une requête dʼun
sieur Charles de Bourgueville (était-ce un parent de M. de Bras?)
pour « étaler sa marchandise sur le même pont. » Les échevins
retiraient souvent plus dʼennuis que de profit des autorisations
quʼils accordaient, comme cela est prouvé par une délibération du 21
mai 1580, qui mentionne quʼil « était advenu grand désordre et
scandale par deux femmes, lʼune lingère et lʼautre rubannière,
auxquelles avait été par ci-devant permis prendre place sur le pont
St-Pierre, sous cette maison de ville, pour vendre les ouvrages de
leurs métiers, sous espoir quʼelles sʼy comporteraient en tout
honneur et modestie... »

La description de lʼancien Hôtel de Ville de Caen serait
incomplète si, après avoir montré ce quʼil était en temps ordinaire,
nous nʼessayions pas de donner une idée de la physionomie quʼil
prenait pendant les jours de fête.

Lorsquʼun nouveau gouverneur de la ville et du château faisait son
entrée à Caen, on plaçait aux fenêtres de la maison commune quatre
armoiries, savoir: celles du roi, du gouverneur, de la province et de
la ville. Le corps de ville allait le saluer à lʼhôtel où il était
descendu. Le premier échevin lui faisait le compliment dʼusage avant
de lui présenter les clefs de la ville, que le gouverneur acceptait et
renvoyait par son écuyer. Si le gouverneur était marié, le corps de
ville se présentait de nouveau à son hôtel pour saluer sa femme, et,
après le départ des échevins, lʼhuissier de la ville présentait à la
femme du gouverneur le vin, deux douzaines de boîtes de confitures,
avec une corbeille garnie de quantité de rubans et remplie de six
bourses. Le lendemain ou surlendemain de lʼentrée du gouverneur, le
corps de ville, assemblé pour le recevoir, sortait de la maison
commune, « précédé de lʼhuissier ordinaire avec sa toque de
velours, et des six sergents royaux et sergent général avec leurs
écharpes, ayant un trompette à la tête » pour se rendre en lʼhôtel
du gouverneur. Après lʼavoir salué, il lʼaccompagnait à la maison
commune, où le gouverneur prenait séance au bout de la table, « dans
un fauteuil dans lequel il y avait un carreau de velours. »

Cʼest ainsi, du moins, que les choses se passèrent le 1er avril
1680, lors de lʼarrivée du comte de Coigny, récemment nommé
gouverneur des ville et château de Caen.

On se mettait naturellement en frais lorsquʼil sʼagissait dʼun
souverain ou dʼun prince de lʼÉglise, surtout quand le
roi, comme il le fit lors de lʼentrée du cardinal de Farnèse, se
donnait la peine dʼécrire « par ses lettres missives aux échevins de
la ville quʼils eussent à lui faire en icelle réception honorable
[33]. »

Alors on faisait peindre des emblèmes, des écussons et des tableaux
allégoriques quʼon suspendait aux murs de lʼHôtel de Ville, tant du
côté de St-Pierre que du côté de la rue St-Jean. Puis, cʼétaient des
illuminations et le vin qui, pendant plusieurs heures, coulait
abondamment par les fenêtres pour le peuple.

Le 16 janvier 1679, à lʼoccasion de la paix qui venait dʼêtre signée
entre le roi de France et le roi dʼEspagne, « pour marquer la joie
publique, le beffroi était orné de tapis et dʼun étendard avec
plusieurs branches de laurier, dont on sonna la grosse cloche dès 4
heures du matin, et lʼHôtel de Ville, dʼun grand tableau de chaque
côté avec plusieurs écussons, éclairés de plusieurs flambeaux, dont
lʼun représentait sa Mté à cheval, couronnée par un ange, foulant
aux pieds et terrassant la Guerre, la Discorde et lʼEnvie; et
lʼautre, la Paix descendant du ciel en terre, dans un char de
triomphe, tiré par des amours, précédé de la Renommée et y
apportant lʼabondance. »

Le sujet des tableaux variait suivant la circonstance qui donnait lieu
à la fête. Le 11 août 1659, « pour le mariage du roi, disent les
anciens registres, le vin de lʼHôtel de Ville coula, du côté de
St-Pierre, par deux canaux faits exprès dans le tableau du Dieu
dʼHyménée. » Et, quelque deux
ans après, lorsquʼon fit des réjouissances publiques pour la
naissance du Dauphin, il y eut une distribution de vin au peuple par
une fontaine qui sortait dʼun dauphin, figuré à lʼune des fenêtres de
lʼHôtel de Ville [34].

On croirait volontiers que ces peintures décoratives, appropriées aux
circonstances, devaient entraîner pour la ville des dépenses
considérables; mais un Mémoire des dépenses faites pour lʼentrée du
duc de Joyeuse [35] nous montre que les nécessités du budget avaient
créé à Caen un genre nouveau quʼon pourrait appeler la peinture
économique: « des tableaux de 12 pieds sur 8 nʼy sont cotés que 6,
8 et 10 écus. » La place, comme on le voit, ne manquait pas aux
artistes pour se mettre en frais dʼimagination; mais il est probable
quʼils en donnaient à la ville pour son argent.



LʼANCIEN PORT DE CAEN

[Illustration: LʼANCIEN PORT DE CAEN]

LʼANCIEN PORT DE CAEN

NOTICE HISTORIQUE

SUR LES TRAVAUX AUXQUELS IL A DONNÉ LIEU

LE port de Caen est aussi ancien que la ville. Dès lʼan 1026, il
avait assez dʼimportance pour que la dîme des produits de sa douane
fût attribuée par Richard II, comme une donation sérieuse,
à lʼabbaye de Fécamp. Au temps du duc Guillaume, sa prospérité fut
encore augmentée par la conquête de lʼAngleterre, qui amena
nécessairement un échange de productions entre la Normandie et le
royaume nouvellement conquis.

Jusque-là, les navires nʼavaient eu pour principale station que le
cours du Grand-Odon, depuis lʼendroit où cette rivière se jetait dans
lʼOrne, cʼest-à-dire vers le point où est actuellement le pont des
Abattoirs, jusquʼau pont de Darnetal, appelé plus tard pont St-Pierre.

La première amélioration du port fut entreprise par le
duc Robert, fils de Guillaume le Conquérant, vers lʼannée 1104. Après
avoir renforcé lʼOdon dʼune branche de lʼOrne, à laquelle la postérité
reconnaissante a conservé le nom de canal du duc Robert, le duc fit
creuser à lʼOdon un nouveau lit dans la prairie St-Gilles, pour
lʼélargir et le rejeter un peu plus haut dans lʼOrne, vers le lieu
quʼon appelle encore le rond-point. Grâce à ces travaux, des bâtiments
plus forts purent remonter jusquʼau pont St-Pierre.

Ils y vinrent en si grand nombre que, quelque dix ans après cette
première amélioration, la vue du mouvement du port excitait
lʼadmiration dʼun certain Raoul Tortaire, moine de lʼabbaye de
St-Benoît-de-Fleuri (Loiret), qui nous a laissé une curieuse relation
en vers latins du voyage quʼil avait fait en Normandie, à une date
quʼon peut fixer dʼune manière certaine entre les années 1107 et
1113.

« Le port, dit-il dans son poëme, donne asile à quelques gros
vaisseaux que lui envoie la mer, dont les ondes, dans leur flux,
suspendent presque entièrement le cours de la rivière. Ce sol,
fécond en moissons, ne connaît pas lʼombrage des forêts; la noix
gauloise, le raisin, la figue et lʼolive lui manquent; mais lʼîle
Britannique lʼenrichit des produits divers du commerce et de ce
quʼenfantent les terres baignées par la mer dʼOccident. »

Ébloui et tenté par le nombre et lʼéclat des étoffes de laine de
diverses couleurs, des tissus de lin dʼune rare finesse, des soies
moelleuses à trame serrée, et des autres marchandises quʼon débarque
sur le quai, le bon moine sʼécrie naïvement: « A la vue de tant de
richesses apportées des pays les plus divers par des hommes, dont
les vêtements sont si disparates,
je me sens tout agité et horriblement malheureux de ne
pas avoir dʼargent! ».

Ces brillants produits de lʼOrient, qui faisaient regretter au bon
religieux ses vœux de pauvreté, étaient échangés contre le blé,
lʼorge, le hareng salé qui servait à lʼapprovisionnement des places
fortes, et aussi contre les pierres à bâtir tirées des carrières de
Vaucelles et de St-Julien.

Au XIIIe siècle, lʼaffluence des « navires chargés de toute sorte de
marchandises » est encore affirmée en vers latins, par Guillaume Le
Breton [36], historiographe de Philippe-Auguste. Mais le mouvement du
port dut singulièrement se ralentir pendant les malheurs de la guerre
de Cent-Ans, les troubles de la Ligue du bien public et les
dévastations des guerres de religion. Durant cette longue période de
désastres, aucune amélioration nouvelle ne fut, on le comprend,
apportée à la situation du port.

Cependant, il en eût exigé dʼurgentes; car, tandis que le pays
commençait à se débarrasser de ses ennemis, le port de Caen subissait
un autre genre dʼinvasion qui devait compromettre sa fortune et le
menacer dʼune ruine prochaine. Lʼhistoire du port, à partir du XVIe
siècle, ne se compose guère, en effet, que de la relation des
envasements successifs de lʼOrne, des projets quʼon proposa et des
travaux qui furent tentés pour remédier à cet état périlleux pour la
navigation. Ces envasements redoutables tenaient à la nature des
terrains où lʼOrne sʼétait creusé son lit capricieux. Le sol des
prairies de Caen jusquʼà la mer nʼest, en effet, que le
produit des matières que lʼeau de la rivière et le flux des marées
avaient successivement déposées dans lʼancienne baie. Des fouilles,
exécutées à la fin du XVIIIe siècle pour creuser le nouveau canal de
lʼOrne, ont donné lieu à des découvertes qui sembleraient prouver que
cette alluvion ne sʼest pas accomplie avec la lenteur que met
habituellement la nature dans son patient travail des siècles. Telle
est, du moins, lʼopinion dʼun observateur du temps, qui pense que le
sol de lʼancienne baie de Caen se serait exhaussé de 6 mètres environ
depuis la fin du IIe siècle de notre ère [37]. On comprendra aisément,
après cette explication, que dans un terrain si mobile, composé de
tangue, de coquilles, de sable et de bois pourris, le double mouvement
des eaux de la rivière et du flux de la mer ait formé dans le lit de
lʼOrne, dʼailleurs trop sinueux, les atterrissements qui ont fait,
jusquʼà nos jours, le désespoir des navigateurs. Les plaintes répétées
des marins et des négociants de Caen qui réclamaient des travaux
dʼamélioration, les fins de non-recevoir des maire et échevins de la
ville, qui approuvaient les lamentations de leurs administrés sans
pouvoir cependant trouver dans leur caisse vide les moyens efficaces
de les consoler, les nombreux projets et plans proposés, tant par des
particuliers que par des ingénieurs, pour porter remède au mal, la
mauvaise volonté du Gouvernement qui, la plupart du temps, faisait la
sourde oreille, quelques commencements dʼexécution, trop souvent
interrompus par la guerre ou par le manque de fonds, formeraient un
chapitre intéressant de lʼhistoire administrative du temps.
Nous allons essayer de lʼécrire.

La seconde amélioration qui fut apportée à la rivière dʼOrne, depuis
les travaux du duc Robert, date du règne de François Ier. Profitant de
la présence du grand sénéchal, lieutenant du Roy dans la ville, les
officiers et gouverneurs de Caen « luy firent entendre, dit M. de Bras
[38], que la rivière dʼOurne, qui flue par ceste ville, estoit fort
sineuse et tortue depuis le havre dʼOistreham jusques en ceste
ville, et que les navires qui flottoyent par icelle estoyent fort
retardez, et les matelos en peine dʼattendre le changement de vent
et marée, devant quʼils abordassent les quaiz de ceste ville qui
estoit une grande incommodité pour les marchands. Toutefois quʼil y
avoit un endroit en la prairie, au bas du hamel de Longueval, lequel
nʼestoit pas de grande longueur, et que si lʼon y faisait une
tranchée on abrégeroit le cours de la rivière de plus dʼune grande
lieuë, et que cʼestoit lʼendroit auquel les navires commençaient
dʼalonger leur chemin et en peine dʼattendre changement de vent ou
marée. Ayant ledict seigneur entendu ces remontrances, il sʼy
transporte et gens experts et maritimes, et ayant trouvé par leur
advis que une trenchée se pouvait aisément faire en cest endroit,
et que elle estoit bien nécessaire pour la commodité des habitans et
marchands forains, il en fut fait faire un devis. »

Le Roi autorisa le travail par des lettres patentes du 4 mai 1531, et
un canal, long de 640 toises, fut achevé avec un
plein succès au mois dʼoctobre de la même année. Le 29 juin 1564,
le trésorier général de Caen proposa au conseil de la commune un
ingénieur « nommé le capitaine Foullon, lequel pourrait
entreprendre faire la rivière dʼOrne navigable... » Ce nʼétaient
pas les ingénieurs qui manquaient, mais les fonds; et la ville refusa.

Il y avait décidément abondance dʼingénieurs sur la place; car, sous
le règne de Henri III, le 26 mars 1580, le lieutenant général François
dʼO écrit aux échevins quʼil leur envoie un nommé Louis de Foix,
ingénieur expérimenté qui a conduit les travaux du havre de Bayonne,
pour voir sʼil serait possible de créer un port à Caen, et, si cela
nʼétait pas praticable à Caen, de visiter le littoral pour choisir un
autre emplacement.

Les échevins répondent (30 mars) que, dʼaprès lʼavis du sr de Foix,
« il se pourra faire commodément en cette d. ville un des plus
beaux havres de France... et quʼil sera trop mieux pour le bien et
utilité de tout le pays en cette d. ville que en nul autre lieu de
votre Gouvernement. »

Mais entre lʼacceptation dʼun projet, dont une ville doit tirer
avantage, et le paiement des dépenses quʼil entraînera, il y a plus
loin quʼentre la coupe et les lèvres. Dès le 4 avril, cʼest-à-dire
quatre jours après leur lettre de remercîment à M. dʼO, les échevins
envoient au gouverneur de Caen un délégué chargé de lui dire, entre
autres choses, que « lʼentreprise de faire un havre en lad. ville
est œuvre royale, et digne dʼun grand roi tel que le nôtre et non par
des habitans de lad. ville et gens du pays, pour la pauvreté et
peu de moyens dʼicelui. »

Nous ne savons si les échevins fondaient de grandes espérances sur
lʼefficacité de ces flatteries, et sʼils pensaient obtenir à si peu de
frais la réalisation des vœux quʼils formaient pour lʼétablissement
dʼun port. Toutefois, ils crurent nécessaire dʼajouter à leurs
injonctions verbales des recommandations écrites, que nous trouvons
dans une lettre du 29 avril.

« Pour le fait du havre, disaient-ils à M. dʼO, nous vous
supplions, si cʼest votre plaisir, que la confection dud. havre
vint de la volonté et mouvement du Roi, plutôt que nous
baillassions requête par écrit, car nous craindrions que, le port
étant commencé à notre requête, sʼil advenait que les États ne
consentissent faire la levée des deniers et quʼil ne plût à Sa Mté
les faire lever, quʼon ne nous contraignît à le faire achever à nos
dépens, chose à quoi toute la ville ne pourrait satisfaire, comme
étant chose hors notre pouvoir, sans lʼassurance que nous avons de
la bonne volonté que portez à cette votre ville et à tout le pays. »

Les échevins avaient une si grande confiance dans la bonne volonté des
représentants du pouvoir central, quʼils nʼosaient accepter leurs
bienfaits que sous bénéfice dʼinventaire. La lettre que leur répondit,
à ce sujet, M. dʼO montrera si leur défiance était justifiée.

« Messieurs, leur répondit le lieutenant du Roi, après avoir trempé
sa plume dans une encre légèrement mélangée de vinaigre, jʼai vu par
votre lettre les doutes que vous faites dʼacheminer la construction
du havre et vous trouve tellement refroidis que je connais assez que
vous nʼen avez guère envie; mais, ne lʼayant désiré que pour votre
bien
et de toute la patrie, si vous ne vous en souciez guère, je
mʼen veux encore moins mettre en peine et ne vous en parlerai plus à
lʼavenir. »

La mauvaise humeur souligne chaque mot de cette réponse.
On y voit le dépit quʼéprouve un fonctionnaire qui nʼeût pas été fâché
dʼoffrir au Roi un nouveau port, créé aux frais dʼune population que
ruinaient les taxes de guerre. Mais les échevins de Caen devinèrent le
but quʼon poursuivait et, avec toute la politesse imaginable, ils
surent faire à leur gouverneur lʼapplication du vieux dicton qui dit:
« A Normand Normand et demi. »

Comme le manque dʼargent empêchait les échevins de Caen de lutter
contre lʼenvasement de leur rivière, ils eurent tout le loisir de
défendre celle-ci contre un autre genre dʼennemi quʼils signalèrent à
M. de Joyeuse, amiral de France, dans une curieuse requête du mois
dʼavril 1584. « Comme ainsi soit que depuis quatre à cinq ans, le
sieur de Saint-Victor, votre lieutenant au siége dʼOuistreham, ait
entrepris de visiter et arrêter les navires partant de cette ville
ou arrivant en icelle, chose non jamais auparavant accoutumée ni
pratiquée en cette ville, ni en autres ports ou rivières de ce
royaume, étant chose suffisante dʼêtre visités et les rapports être
faits au lieu où la marchandise est descendue et le certificat
sʼadresse davantage, les pilotes qui étaient volontaires et en
grand nombre, desquels, lorsquʼils voyaient un navire à la mer,
allaient au-devant pour le piloter à lʼentrée et amont la rivière,
ont été par lui réduits au nombre de quatre, auxquels seuls il
permet de piloter, lesquels exigent par ce moyen quatre fois plus
quʼil nʼétait
accoutumé, et leur a défendu de piloter lesd. navires jusquʼà ce
que lui soient allé demander congé dʼentrer, qui contraint lesd.
matelots descendre leur esquif ou petit bateau pour, étant à terre,
aller trouver le sieur de Saint-Victor, qui se tient près dʼune
lieue loin de lad. embouchure, lui demander pilote et congé dʼentrer
et porter leurs certificats et chartes parties, dont est arrivé la
perte de quatre ou cinq navires, depuis led. temps, lesquels,
faute dʼêtre secourus desd. pilotes et battus de mauvais temps ont
été péris davantage, fait ordinairement, prenant excuse de
visiter lesd. navires et de voir leurs certificats, soit en entrant
ou en sortant de lad. rivière, perdre une marée ou deux et la fait
amortir, qui leur cause perdre quinze jours de temps, jusquʼà ce
que la mer revienne pleine, et a tellement ennuyé et fâché lesd.
matelots que, pour les travaux quʼon leur donne aud. lieu
dʼOuistreham, ils ont enchéri le fret aud. supplians de plus des
deux parts. Il a aussi pour les choses susdites fait cesser le
trafic des marchands forains et spécialement des Anglais, lesquels
ordinairement apportant aud. Caen des draps, cristaux et des
cuirs, remportent des toiles de cette ville, un des grands
commerces dʼicelle, à présent totalement anéanti, chose grandement
préjudiciable au public....... A ces causes il vous plaise
ordonner quʼil sera fait défenses au sieur de Saint-Victor dʼarrêter
ni visiter lesd. navires ayant chargé aud. Caen, ni ceux qui y
apportent marchandise et desquels les certificats sʼadressent en
cette ville ainsi que la visitation en sera faite par vos officiers
en icelle, afin quʼon y puisse voir renaître le commerce et
trafic... »

Tout en essayant de se défendre contre ces sangsues administratives
des marais dʼOuistreham, qui suçaient le plus clair des revenus de
leur commerce maritime, les échevins de Caen faisaient dʼhonorables
mais infructueuses tentatives pour lutter contre lʼenvasement de leur
rivière. Ils avaient, en titre dʼoffice, un épureur ou esperreur de
lʼOrne, chargé du nettoyage de la rivière. Malheureusement, à
lʼimperfection des moyens mécaniques dont disposait cet honorable
fonctionnaire, se joignait encore une négligence, qui a laissé sa
trace dans une délibération du Conseil du 25 mai 1612. « Plusieurs
marchands et maîtres de navires, trafiquant en cette ville, se
plaignent que, dans le cours de la rivière, les navires et bateaux
y abordants sont en péril et danger, à raison que dans le canal de
lad. rivière y a plusieurs grosses pierres contre lesquelles les
navires et bateaux peuvent heurter et entrer en danger dʼêtre
brisés, requérant que lʼesperreur commis pour curer lad. rivière
soit approché. »

Malgré les plaintes incessantes des marins, le port resta un siècle
environ dans cet état déplorable sans quʼon fît de tentatives
sérieuses pour y remédier. Caen eut enfin la bonne fortune de recevoir
la visite du grand ingénieur Vauban, que Colbert avait chargé
dʼétudier toutes les côtes de France. « Voyant la rade de Colleville
placée très-avantageusement au voisinage de lʼOrne, dit M. Boreux [39],
Vauban comprit que lʼon pouvait tirer très-bon parti de cette
situation. Il projeta donc de faire un port dʼasile dans la rade, dʼy
faire déboucher lʼOrne, de redresser le cours de la rivière entre
Caen et les carrières de Ranville et de rendre navigable sa partie
supérieure jusquʼà Argentan, comme on en avait eu lʼidée à diverses
reprises depuis le règne de Charles VII jusquʼà celui de Louis XIII. »

Dʼaprès le témoignage de Vauban, Colbert fit expédier, le 6 mai
1679, des lettres-patentes qui autorisaient lʼexécution des travaux
indiqués par le célèbre ingénieur. On commença par faire un
redressement de lʼOrne sur 1,140 toises de longueur, entre les
carrières de Ranville et les moulins de Clopée; cʼest dans ce même
intervalle que, cent cinquante ans auparavant, on avait fait le
redressement de Longueval. Les ouvrages devaient être continués sans
interruption, mais la mort de Colbert vint malheureusement tout
suspendre.

Lʼamélioration dʼune partie de la rivière nʼinfluant en rien sur le
reste de son cours vers la mer ni sur son embouchure, toutes les
difficultés, tous les dangers y demeuraient les mêmes, et le mal
sʼaccrut de telle sorte que, sur la fin de lʼannée 1731, on se vit
dans la nécessité de faire à ce sujet des démarches pressantes auprès
de lʼintendant; mais elles nʼeurent aucune suite.

Cependant la situation du port devenait si périlleuse pour la
navigation que le Gouvernement lui-même sʼen émut. Le comte de
Maurepas, ministre de la marine, recommanda à lʼintendant de Caen de
prendre des mesures pour obliger la ville à enlever les vases et les
pierres qui menaçaient de rendre le quai impraticable. Le maire et les
échevins répondirent que la ville nʼétait point en état de faire une
si grosse dépense. « Tout son revenu, disaient-ils en novembre 1735,
qui est de 84,093 livres 10 sous par an, est de 1,537 livres,
17 sous, 4 deniers au-dessous de ses charges annuelles. On ne
peut aggraver, par une nouvelle taxe, la situation déjà bien triste
des habitants dʼune ville dont le commerce est ruiné. »

Trop préoccupées dʼaligner les chiffres de leur budget, les
administrations ont généralement la vue courte et nʼaperçoivent pas,
par-dessus leur comptabilité, les avantages sérieux que lʼavenir
accorde à ceux qui ont le courage de tenter lʼinconnu. Quelque
précaire que fût lʼétat des finances de la ville, les échevins
auraient dû tenir compte des vœux de leurs concitoyens. Lʼextrême
prudence nʼest pas la vraie sagesse; et il est des occasions où il
faut savoir oser. Lʼinitiative privée eut heureusement lʼaudace qui
manquait à une administration trop économe. Un bon citoyen,
littérateur, poète et savant, qui avait déjà dépensé généreusement des
sommes considérables en exécutant des plans relatifs à un projet de
canalisation de lʼOrne, M. François-Richard de La Londe, sut
communiquer son ardeur patriotique à ses concitoyens. Bientôt, en
1740, une assemblée de notables de la ville et généralité de Caen le
chargea de présenter, en leur nom, au contrôleur général, un mémoire
où M. de La Londe demandait lʼétablissement dʼun port de refuge à
Ouistreham et la canalisation de lʼOrne depuis Argentan jusquʼà la
mer. Le projet fut accueilli favorablement, mais la guerre qui survint
mit obstacle à son exécution.

Lʼimpulsion était donnée, et de nouveaux mémoires se produisirent en
1747. Enfin, en 1748, après la signature de la paix, M. de La Londe
adressa une nouvelle étude au comte de Maurepas. Le ministre daigna la
prendre en considération
et chargea M. Duhamel, membre de lʼAcadémie des Sciences, de se
transporter sur les lieux pour examiner le cours de lʼOrne et donner
son avis. Le savant minéralogiste vint à Caen et accomplit sa mission
avec un soin scrupuleux. Cependant, malgré son avis favorable,
lʼexécution des travaux fut encore une fois différée. Un aveu inédit
du consciencieux académicien donne lʼexplication de ce retard. Dans
une lettre à M. de La Briffe, du 5 septembre 1748, M. Duhamel, après
avoir rappelé avec reconnaissance lʼaccueil quʼil a reçu à Caen,
déclare quʼil nʼa pu encore parler dʼaffaires à Versailles. « La
cour est si ambulante, dit-il, et si occupée des plaisirs que
Madame la Marquise ne cesse dʼimaginer, que tout le travail est
remis... » Ainsi, les négociants de Caen, menacés dans leurs
intérêts commerciaux, et les marins, dans leur existence même, par les
périls de la navigation, durent attendre que Mme de Pompadour eût
suffisamment assuré sa faveur en organisant des fêtes destinées à
distraire un monarque ennuyé.

Laissant la cour sʼamuser, M. Duhamel nʼattendit pas ses
encouragements pour se mettre à lʼétude, et il écrivit son mémoire sur
le rétablissement dʼun port à lʼentrée de la rivière dʼOrne. Peine
inutile! Comme la favorite avait, dʼun coup dʼéventail, brisé la
carrière du contrôleur général Orry, dont les économies ne pouvaient
sʼaccorder avec sa manière de comprendre la direction des finances,
Machault, sa créature, qui paya sa bienvenue aux affaires en faisant
accorder à la marquise une pension de 200,000 livres, anéantit dʼun
trait de plume les espérances que fondaient les habitants de Caen sur
le projet si sérieusement étudié par M. Duhamel.
Un M. de Caux, ingénieur, fut chargé de préparer un autre mémoire, qui
reçut naturellement lʼapprobation du nouveau contrôleur général.

Tandis que ces intrigues de palais laissaient en suspens des travaux
dont lʼurgence était évidente, à Caen, le patriotisme de M. de La
Londe veillait sur les intérêts de la cité. Une tempête épouvantable
qui, vers la fin de 1749, faillit emporter les dunes de
Sallenelles et menaça dʼenvahir une grande partie de la riche vallée
du Pays-dʼAuge, vint apporter au zélé citoyen lʼutile collaboration de
la peur. Les intérêts alarmés demandèrent lʼavis dʼune commission, qui
consulta elle-même M. de La Londe. Celui-ci, profitant de lʼépouvante
générale, dirigea cette force aveugle avec assez dʼart pour en faire
un instrument de progrès. Grâce à sa patriotique dissimulation, il sut
faire sortir dʼun malheur lʼexécution des grands travaux quʼil nʼavait
pu obtenir, en des temps plus calmes, de lʼexamen dʼun plan sagement
médité. Il déclara, en effet, et fit admettre par lʼopinion que le
seul moyen de prévenir le désastre quʼon redoutait serait de
transporter, au moyen dʼun canal, lʼembouchure de lʼOrne à Colleville,
où lʼon pourrait, par la suite, creuser un port excellent. Ce vaste
projet fut mal accueilli en haut lieu. La cour de Versailles, avide
dʼéconomies pour les autres, fit répondre par la bouche de son
ingénieur quʼune digue de pierres, de terre et de bois suffirait pour
garantir la côte menacée.

Malgré cette déception, M. de La Londe, qui ne voulait pas renoncer à
ses espérances, accepta la direction des travaux. A peine construite,
la digue fut détruite par la mer, et cependant le danger quʼon avait
prétendu conjurer par là ne se
réalisa pas. Alors M. de La Londe se retira, renonçant à jouer plus
longtemps un rôle dans cette comédie de la peur, quʼil nʼavait
imaginée quʼafin de lui donner pour dénouement la réalisation de ses
vœux patriotiques. Quant au véritable auteur du désastre, M. de Caux,
lʼingénieur en chef, il sʼen lava les mains. Dans une lettre du 14 mai
1751, il déclarait dʼun cœur léger quʼil avait toujours considéré
et annoncé le travail en cours dʼexécution comme un palliatif
provisoire; que le parti le plus sûr était dʼouvrir le canal proposé,
pour donner une autre embouchure à lʼOrne. Malgré cette tentative
dʼapologie, lʼopinion publique sut faire la part des responsabilités.
A son arrivée à Caen, le nouvel intendant, M. de Fontette, mis au
courant de la situation par les plaintes des habitants, crut quʼil
était pressé de donner un successeur à M. de Caux. Il proposa de
consulter, au sujet des travaux à exécuter, M. Lecloustier, ingénieur
en chef à Dieppe. Quelque temps après, le 23 janvier 1753, M.
Trudaine, directeur des ponts et chaussées, mandait à lʼintendant de
Caen que le garde des sceaux avait pris le parti dʼenvoyer sur les
lieux M. Lecloustier, dès que la saison le permettrait. On ne pouvait
faire un choix plus malheureux.

M. Lecloustier avait une réputation dʼhabileté méritée; mais ses
intérêts personnels le retenaient à Dieppe. Sʼil ne refusa pas
absolument le travail quʼon lui proposait, il employa mille
subterfuges et délais pour en retarder lʼexécution. Caractère
indépendant, fantasque, bourru, il se retrancha derrière sa position
acquise, pour lancer de là, dans une correspondance verbeuse et
parfois spirituelle, mille traits acérés contre les abus de
lʼadministration du temps. Son humeur frondeuse
sʼattaquait hardiment à tout et semblait rechercher, dans une
prolixité voulue, le moyen de lasser ses supérieurs et dʼéterniser la
résistance. Rien de plus curieux que les lettres de cette sorte
dʼingénieur malgré lui. Cʼest une bonne fortune de les rencontrer sur
son chemin; car on y trouve, à côté dʼune critique amusante, les
détails les plus circonstanciés sur les travaux des ponts et chaussées
vers le milieu du XVIIIe siècle.

Une première lettre, du mois de mai 1753, adressée probablement à
lʼintendant de Caen, débute ainsi:

« Monsieur, je reçois aujourdʼhui la lettre que vous mʼavez fait
lʼhonneur de mʼécrire et jʼai celui dʼy répondre tout à lʼheure.

« Lʼamitié, permettez-moi ce précieux et rare terme, lʼamitié,
dis-je, que je vous ai vouée, me forcera toujours à vous parler à
cœur ouvert et sans adulation pour mériter la vôtre, et si jʼy
parviens, etc., attendez-vous, sʼil vous plaît, à ne me jamais
trouver dʼhumeur à la laisser échapper. Lʼon sait à mon âge, ou du
moins on doit savoir quʼun bien si difficile à acquérir échappe des
mains lorsquʼon en a le moins dʼenvie et cela presque toujours; un
soupçon, un rapport faux, un jugement précipité, une défiance sont
suisses qui assiégent votre antichambre, Messieurs, habillent
la probité et la franchise de deuil. La jalousie, lʼenvie, la
critique, les si, mais, car, parce que, etc., viennent à lʼappui, et
le fil casse par lʼendroit le plus faible. Les réflexions de Sosie
dans lʼAmphytryon ne me sont jamais sorties de lʼesprit lorsque, la
lanterne en main dans son début, il sʼapostrophe lui-même. Toutes
ces images, dis-je, doivent nous guider
dans le labyrinthe du cœur humain, avec le fil dʼAriane: Fac
bonum et declina a malo. Sur ce principe donc, Monsieur, et avec la
connaissance que jʼai de votre excellent caractère, je vais prendre
la liberté de vous parler tout naturellement... »

Puis après avoir parlé, avec autant de concision que de légèreté, des
travaux à exécuter tant à Sallenelles que dans la ville de Caen, M.
Lecloustier termine brusquement sa lettre par lʼétrange conclusion qui
suit:

« Voilà, Monsieur, en bref ce que je ferais pour mon bien propre en
quatre ou cinq ans de temps. Il vous sera bien glorieux, soit dit
sans compliment, dʼavoir donné jour à la conservation du
Pays-dʼAuge et à la commodité de votre navigation qui, en dépit des
vents de nord-ouest, sera permanente si vous avez pris garde à la
manière dont les pierres sèches sont arrangées. Mais je
commencerais à exterminer tous les lapins qui culbutent les dunes
et désolent les bonnes terres par leurs brigandages. Cet article
sera le plus difficile, parce que ce bétail appartient à gros
seigneurs qui nʼont mie cure des pauvres. »

On voit que M. Lecloustier avait un tempérament dʼopposition
singulièrement hardi pour lʼépoque. Sa brusquerie, réelle ou jouée,
dut probablement servir dʼexcuse à ses audaces de plume. On sʼétonnera
toutefois que ses chefs aient pris si longtemps au sérieux un
ingénieur qui, dans une « lettre dʼaffaires », semblait demander
comme un travail préparatoire à la construction dʼune digue,
lʼextermination des lapins qui peuplaient les dunes du voisinage.

Cependant, à la date du 26 juillet 1753, le directeur des
ponts et chaussées, M. Trudaine, écrit à lʼintendant de Caen quʼil
faut avant tout faire un bon devis, bien détaillé, accompagné dʼune
estimation. Et il ajoute: « Je crois M. Lecloustier très-propre à le
bien faire; mais il passe pour nʼêtre pas aisé à manier, surtout pour
ce qui concerne son intérêt personnel. »

Lʼintendant communiqua-t-il cette lettre à M. Lecloustier, ou se
fit-il du moins, auprès de lui, lʼécho des appréhensions que le
directeur des ponts et chaussées manifestait au sujet du caractère de
lʼingénieur de Dieppe? On peut le croire; car, dès le 11 août 1753,
lʼingénieur bourru prit sa bonne plume de combat et écrivit une lettre
dans laquelle il expliquait les causes légitimes de son irritation.
Cette lettre est à citer tout entière; on y trouve une description
colorée des petites misères de la vie des ponts et chaussées à cette
époque [40].

« A Dieppe, le 11 août 1753,

« Monsieur,

« Jʼai reçu la lettre que vous mʼavez fait lʼhonneur de mʼécrire le
8 de ce mois, par laquelle vous me faites celui de me marquer que le
Ministre vous charge, Monsieur, de lʼinformer si je voudrais bien
faire un devis bien exact des ouvrages à faire à la rivière de Caen
et quelles sont à peu
près mes idées sur la récompense que je crois devoir attendre du
Roi. Je suis bien persuadé, Monsieur, que si lʼon voulait sʼen
rapporter à vous, vous arrangeriez les choses en ministre généreux,
en vrai Colbert, et que nous ne marchanderions pas. Mais
aujourdʼhui, Monsieur, nous voyons renaître le temps du bon Juvénal,
qui disait avec le fiel que vous lui connaissez: Probitas laudatur
et alget, aujourdʼhui, dis-je, ce trop vrai bon mot, que jʼavais
oublié depuis mes classes, mʼest revenu en mémoire par la triste
expérience que jʼai faite de son application. Or, écoutez donc mon
histoire, Monsieur, sʼil vous plaît. Elle mériterait dʼêtre mise en
vers sur lʼair des Pendus, car elle est assez tragique pour ma
pauvre famille. Et, en effet, je nʼai jamais dû mʼattendre à un sort
communément heureux, étant né le vendredi immédiatement après
dîner, Saturne et Mercure en conjonction, le soleil éclipsé de onze
doigts, et la lune, qui luit pour tant dʼautres couleur dʼargent,
était pour lors comme couverte dʼun sac de poil noir. Ce
langage, Monsieur, connu des adeptes seulement, vous doit paraître
extravagant; je nʼen suis pas surpris. Mais souvenez-vous que...
sapientis est desipere in loco.

« Il y a quatre ou cinq ans, Monsieur, que la navigation de la Somme
étant interrompue dans Abbeville pour communiquer à Amiens,
quelques ingénieurs des ponts et chaussées avaient insinué à M.
Chauvelin un beau et superbe canal à demi-lieue hors de la ville,
mais ce canal avec les écluses pouvait aller à quelques millions;
la Cour voulut savoir sʼil nʼy avait pas de remède moins violent.
M. de Regemorte, qui aime ma famille, me proposa, en vue sûrement
de me faire du bien. Je reçus donc ordre dʼexaminer; et, sur mon
rapport, on jugea quʼoutre la dépense inutile et exorbitante, il
résultait du projet une désertion totale de la ville, comme il
arriverait à Caen, Monsieur, si le projet de Colleville avait
jamais lieu. Je remarquai donc quʼil nʼétait question que de curer
lʼancien bras de la Somme dans la ville, assez bas sous un pont de
pierre pour que les barques pussent y passer de mer basse, afin que
de mer haute lʼarche de ce pont ne leur servît plus dʼobstacle
étant une fois passées, car il arrivait, Monsieur, que ces barques,
attendant la marée pour passer sous ce pont, se trouvaient
souvent prises sous la voûte et sʼy écrasaient. On suivit mon avis,
par ordre du Conseil; mais comme je nʼavais pas barbouillé beaucoup
de papier, ni fait un projet à millions, tout lʼouvrage sʼest fait
sans quʼil ait été seulement fait mémoire du pauvre saint, et jʼen
fus pour mes frais avec une chute de cheval qui faillit à me tordre
le cou. Ce quʼil y eut encore de singulier à cet ouvrage ou
curement, est quʼil fut dirigé et conduit par Messieurs de ville,
qui, pour aller plus vite (en dépense apparemment), employèrent
six cents travailleurs où il nʼen pouvait tenir à lʼaise que cent
cinquante au plus; tout le reste devint spectateur bénévole.
– Fin de mon premier point.

« 2e POINT.

« Lʼannée ensuite, me promenant dans mon jardin, à Fécamp où
jʼétais pour lors en résidence, je vis arriver un cavalier de la
maréchaussée qui mʼannonça un arrêt du
Conseil qui me nommait pour concilier le débat entre
MM. Bayeux et Le Barbier, des ponts et chaussées, sur
le projet de la conservation du territoire de Cayeux, proche
le bourg dʼAult. Leurs projets étaient joints à lʼarrêt du
Conseil qui mʼenjoignait de dire mon avis et faire les
dessins nécessaires si je trouvais les autres défectueux. Je
fis le voyage et examinai le terrain. Mon mémoire fit
connaître les défauts des autres projets qui étaient très-bien
dessinés et montaient à plus de 80,000 livres chacun. On
tailladait le pays par grands canaux inutiles avec des têtes
dʼécluse dans la mer. Bref, je donnai le projet dʼun aqueduc comme
on les pratique en Flandre; lʼadjudication sʼen
passe; elle est agréée du Conseil, lʼouvrage qui consistait tout
en pilotis de chêne est fait par lʼentrepreneur pour 39,000 livres.
M. Chauvelin quitte lʼintendance dʼAmiens et va à Paris. M. dʼAligre
lui succède. Lʼentrepreneur, lʼouvrage fait, est renvoyé comme un
vilain après lui avoir retenu 14,800 livres. Cet homme écrasé quʼon
avait obligé déjà de payer les honoraires de MM. Bayeux et Le
Barbier, et chargé aussi de payer le mien, est devenu insolvable et
jʼen ai été pour mes peines, et nʼai pas été exempt des
plaisanteries de M. dʼAligre que je ne connus oncques. Si lʼon viole
donc aujourdʼhui, Monsieur, le droit des gens avec autant de
despotisme que M. dʼAligre le fait, qui est-ce qui sera assez hardi
pour avoir à démêler vis-à-vis les intendants? Dʼailleurs, Monsieur,
ma profession est pour les fortifications. Je suis attaché aux
ministres de la guerre et de la marine qui mʼont noblement
récompensé lorsquʼils mʼont chargé de commissions particulières.
Ils ont été contents
et nʼont point cherché, comme M. dʼAligre, de ces petits
alibis pour chagriner (besogne faite) entrepreneurs, et se moquer
mal à propos dʼun pauvre diable dʼingénieur quʼon ne peut taxer
dʼavoir mis la main à la pâte, puisquʼil nʼa fait aucuns toisés, le
bureau des ponts et chaussées ayant nommé pour la conduire un sieur
Le Tellier, qui a failli à faire échouer lʼouvrage par son
indétermination et son insuffisance aux travaux de mer.

« Quoiquʼintendant vous-même, Monsieur, je présume devotre
excellent caractère que vous voudrez bien, pour un moment, descendre
à ma place. Ayant été échaudé deux bonnes fois, vous
exposeriez-vous à la troisième? Et ne vaut-il pas mieux manger du
pain noir en paix auprès de ses lares et pénates que de courir après
le vent? Vous me parlez, Monsieur, du ministre sans le nommer; je
prends donc la liberté de vous dire que si je me charge du détail
de la construction des ouvrages à faire tant à la rivière quʼà son
embouchure, pont tournant, clapets, etc., je ne désire avoir
affaire à dʼautres ministres quʼà M. Trudaine. Je connais son mérite
et son humanité; je ne veux dʼautres juges pour mes honoraires que
vous, Monsieur, et MM. De Regemorte. Je suis bien certain par ma
bonne conduite et économie sauver sur les ouvrages la récompense
dʼun honnête homme. Informez-vous, Monsieur, de lʼadministration
des fonds destinés pour les fontaines du Havre que jʼy fis faire, il
y a huit ou dix ans. Les misérables qui se présentaient pour
lʼentreprise faisaient monter la livre de mastic à 20 sols; je la
fis faire devant moi pour 6 sols, et la livre de soudure à 37 sols
fut faite dans la cour de
lʼHôtel de Ville pour 13 sols. Je sauvai plus de mille louis à
cette administration.

« Le projet que vous a donné M. de Regemorte est le seul
raisonnable, durable par sa construction, et le seul capable de
faire lʼeffet quʼon en doit attendre. On peut le pousser aussi loin
et aussi peu quʼil conviendra, sans avaries aucunes (notez bien
ceci) toutes pierres et de tous échantillons seront bonnes étant
essemillées comme il convient. En un mot, ce ne sont point ici des
fagots quʼon vous donne, ce nʼest point un palliatif. Prenez-y bien
garde, Monsieur; ceux qui ont ajusté une pièce à vos dunes
ont-ils marchandé? Voulez-vous que je marchande aussi? Faites donc
comparaison, Monsieur, non-seulement de la besogne, mais de son âme,
cʼest-à-dire de ce qui en résultera. En un mot, Monsieur, je suis à
M. de Trudaine, à vous, à M. de Regemorte, mais parbleu! que
dʼautres nʼy mettent pas le nez, car je trousse mon sac et mes
quilles et je mʼen vas tout droit devant moi. »

Sans tenir compte de la mauvaise humeur qui perce à chaque ligne dans
cette lettre, lʼintendant de Caen, M. de Fontette, écrivit, le 28
novembre 1753, au ministre dʼArgenson pour le prier dʼautoriser M.
Lecloustier à venir à Caen, afin dʼy commencer lʼétude des travaux à
exécuter sur lʼOrne. Cette insistance, qui faisait honneur aux talents
de M. Lecloustier, mais le menaçait dans sa tranquillité, détermina
lʼingénieur malgré lui à indiquer de loin des mesures dʼadministration
à prendre, en attendant la saison des études sur le terrain. Se
voyant, malgré cela, sur le point dʼêtre
arraché du milieu qui lui plaisait, il imagina, pour obtenir un
nouveau répit, le prétexte dʼune maladie. Cʼest du moins ce qui
ressort dʼune lettre du ministre dʼArgenson, « qui autorise M.
Lecloustier à venir à Caen dès que la saison et sa santé le lui
permettront. »

Pressé de nouveau, M. Lecloustier se décide enfin à rédiger un « Devis
et mémoire pour servir au percement du nouveau canal, projeté pour
diriger en lignes droites la navigation de Caen sur la rivière dʼOrne. »
Aussitôt, de lʼintendance de Caen arrivent des objections contre ce
projet. Cʼétait probablement ce que souhaitait lʼingénieur, forcé dans
ses derniers retranchements. Après avoir combattu vivement dans sa
correspondance, comme suggérées par des ignorants, les critiques et
les vues nouvelles que lui adresse lʼintendant, il décline avec
ironie, dans une dernière lettre, la paternité du projet dont il a
signé le devis.

« Monsieur,

Jʼai reçu ici la lettre que vous mʼavez fait lʼhonneur de mʼécrire
le 2, par laquelle vous me faites celui de me mander que les fonds
ne sont pas encore accordés pour lʼexécution de mon devis.

Je ne suis pas assez rempli de vanité pour me prévaloir dʼun
dessein qui est tout vôtre, Monsieur. La gloire vous en est due sans
aucun partage. Et sûrement le public me traiterait avec mépris si,
après avoir fait éclater ma pensée sur ces ouvrages, jʼavais
lʼorgueil de me parer dʼun projet qui nʼest point du tout de mon
imagination. Je vous supplie donc, Monsieur, de faire en sorte quʼil
ne soit point question
de moi. La seule idée que je sois homme à me faire honneur de
lʼusage dʼautrui me ferait rougir de honte quand jʼirais dans le
pays, où je ne prévois pas heureusement avoir le temps dʼy faire
aucun voyage, pour voir la famille de mon épouse. Je dis
heureusement, Monsieur, parce quʼil a plu au Roi de me charger dʼun
détail dans deux de ses places qui me fait honneur. Cʼest aussi où
je dois me renfermer pour ne pas tromper lʼattente de mes
supérieurs et jʼai de lʼouvrage pour toute lʼannée. Vous me saurez
bon gré, Monsieur, de cette scrupuleuse attention qui, en même
temps que je ferai mon devoir, me délivrera des corvées dʼun évêque
in partibus. Je suis encore, outre cela, malheureusement dʼun âge
fort dangereux et incurable même, à cause des années passées, comme
il est dit fort élégamment dans les pronostications Pantagruéliques. »

Cette lettre était datée du 10 mars 1754. Ainsi, on avait perdu deux
ans en pourparlers inutiles pour sʼassurer les services dʼun étranger,
qui refusait catégoriquement de quitter son poste! La leçon valait
bien ce retard sans doute et lʼon sʼadressa à un homme du pays, M.
Loguet, ingénieur en chef de la généralité de Caen. Celui-ci
sʼempressa de rédiger un devis des travaux à exécuter pour le
redressement de lʼOrne; sa bonne volonté fut même appuyée par une
adresse dʼun grand nombre de commerçants, qui se plaignaient de lʼétat
déplorable de la rivière, où des barques de 60 tonneaux ne pouvaient
plus monter jusquʼau quai. Malheureusement, à la même époque, Mme de
Pompadour, irritée des sarcasmes de Frédéric II sur la dynastie des
cotillons, préparait le traité
de Versailles qui devait amener les désastres de la guerre de
Sept-Ans. Il fut donc répondu aux habitants de Caen quʼon était désolé
de reprendre les fonds destinés aux travaux de leur port, mais quʼon
leur promettait de les leur rendre à la paix. Pour les inviter à la
patience, M. Trudaine leur envoya un arrêt du Conseil dʼÉtat, du 21
septembre 1756, qui « autorisait les négociants de Caen à faire
directement le commerce avec lʼAmérique. » On voit donc que sʼil nʼeût
fallu que de lʼeau bénite de cour pour faire monter le niveau de leur
rivière, les commerçants et marins de la ville auraient eu mauvaise
grâce à murmurer. Ils se turent jusquʼau 4 juillet 1762; mais, à cette
date, les marins adressèrent à lʼintendant, M. de Fontette, une
supplique dont nous citerons le passage suivant: « Lʼentrée du quai
de cette ville, qui commence depuis la tour Massacre jusquʼà la
seconde porte du quai, au-dessus de la rue des Carmes, est
tellement gâtée par les attérissements que, lors des plus grands
flots, il ne sʼy trouve que 4 à 5 pieds dʼeau; quʼà ce moyen, les
vaisseaux, qui dans le cours de cette rivière ont déjà souffert des
avaries considérables pour la monter, sont obligés de se mettre en
décharge au dessous dʼicelui, dans des fonds vaseux et de prairie
dont le terrain, pour peu quʼil survienne des pluies, sera défoncé
et impraticable... »

Dès le 1er décembre 1762, nouvelle supplique présentée à M. de
Fontette par les négociants de la ville. Ils espèrent, disaient-ils,
que, la paix approchant, il va être fait des travaux pour remédier au
mauvais état de la rivière qui a rebuté pendant la présente guerre
les navires neutres dʼapporter les choses même les plus nécessaires
à la vie. »

Malgré la signature de la paix en 1763, on ne parlait pas de rendre
les fonds destinés aux travaux du port. Aussi, le 27 juin 1764, les
marins adressèrent-ils une nouvelle supplique à lʼintendant de la
généralité de Caen. Quelques jours après, le 15 juillet, lʼingénieur
en chef, M. Loguet, publiait un mémoire important sur les
améliorations à faire au port. Mais lʼimprudent ingénieur, qui voyait
que les meilleurs projets venaient se briser contre lʼéternel écueil
des coffre-forts vides, eut la fatale prévoyance dʼajouter à ses plans
lʼexposition dʼun système de taxes qui eût permis de commencer le
travail sans attendre dʼinterminables délais. Pauvre M. Loguet!
vouloir secouer le joug de la routine, quand on est attelé au coche
administratif! Attendez! Voici un coup de fouet qui vous apprendra,
non à avancer comme on pourrait le croire, mais à vous tenir bien
tranquille à votre rang! En effet, dans une lettre du 9 décembre 1764,
adressée à M. Loguet, le directeur des ponts et chaussées, tout en
reconnaissant lʼutilité des travaux projetés, ajoute « quʼil faut
attendre les demandes et les propositions des intéressés et que les
ingénieurs ne doivent point se mêler des affaires de finances! » Ce
nʼétaient pourtant pas les demandes des intéressés qui manquaient.
Les habitants de Caen se plaignaient sur tous les tons et à tout
instant: le 19 mars 1766, mémoire de M. Viger, lieutenant-général
de lʼamirauté de Caen; le 19 juin 1766, doléances des navigateurs
qui présentent aux maire et échevins de la ville une liste des
sinistres causés par lʼétat de la rivière; le 26 juin 1766, plaintes
des habitants au sujet des inondations causées par lʼenvasement
de lʼOrne; le 29 mai 1770, procès-verbal des officiers de
lʼamirauté, dressé à la requête des commerçants
et des marins. Quelques extraits de ce procès-verbal donneront une
idée de lʼincroyable état de délabrement du port à cette époque. Voici
dʼabord quelle était la situation du quai de débarquement des Carmes:

« Ledit quai, dit le lieutenant-général en lʼamirauté de
Caen, est défoncé et coupé de toutes parts par différentes
ornières sur toute sa superficie entremêlée de différents
amoncellements de terres vaseuses, mêlées de décombres y apportés,
lesquels à ce moyen entretiennent des fosses et flanges où lʼeau
séjourne au point que les camions et brouettes ne les peuvent
franchir et y demeurent souvent coulés jusquʼau moyeu, ce qui cause
un retardement et un préjudice onéreux au commerce, tant lors du
chargement des cargaisons à bord que lors du déchargement dʼicelles,
par la raison quʼelles se trouvent gâtées et couvertes des
fanges et boues dudit quai; quʼen outre la pourriture des emballages
qui en résulte, la qualité des différentes marchandises se trouve
altérée et gâtée et le poids considérablement augmenté, ce qui
occasionne aux propriétaires ou consignataires de tomber
involontairement dans le cas de contravention aux ordonnances de Sa
Majesté sur le fait des traites et cinq grosses fermes, dʼoù il
résulte des peines, des soins et toujours des avaries. »

Quant au canal lui-même, lʼauteur du procès-verbal déclare: « que
les pierres de revêtissement du quai, loin dʼavoir été entretenues
par les officiers municipaux aux termes de lʼordonnance de la
marine de 1681, art. 20, tit. Ier, liv. IV, sont dans un état
dʼune totale destruction; quʼelles sont tellement endommagées et si
peu solides que nous-mêmes,
en passant à bord du navire hollandais Joost, capitaine
Cornelis Boezaard, aux fins de la visite dʼiceluy, samedi dernier,
ce dʼy dresser procès-verbal judicier dʼune partie de sa cargaison,
nous avons couru le danger de tomber à lʼeau, partie de ces pierres
sʼy trouvant écroulées.

« Nous a pareillement été fait remarquer, tant par le maître de
quai que par les capitaines de navires, que lʼéboulement dans le
canal des principales pierres dudit revêtissement met les navires
qui y sont rangés dans le danger le plus imminent, en ce que, de
basse-mer, ils courent risque dʼêtre rompus ou crevés sur ces mêmes
pierres, sans pouvoir sʼen garantir ni les éviter, par la raison
quʼelles se trouvent mêlées dans un lit de vases molles formant un
corps semi-solide dont le canal est rempli et sur lequel les navires
restent à sec de morte-eau; quʼil devient urgent pour le commerce
dʼen faire procéder au curage, ainsi quʼà la réparation desdites
pierres de revêtissement dudit quai sur toute sa longueur. »

On pouvait espérer que lʼadministration aurait des entrailles de père
pour cette douleur officielle, émanant des officiers de lʼamirauté.
Mais il nʼen fut rien. Les habitants durent recommencer à gémir et,
comme le héros pleureur de lʼÉnéide, tendre à tout instant les mains
vers le ciel pour lʼapitoyer sur le sort de leur rivière. Le 8 mars
1771, cʼest une supplique de la ville à M. Trudaine, « où lʼon espère
que le Roi voudra bien accorder à la ville de Caen, pour les travaux
de son port, les mêmes avantages quʼà la ville de Granville pour le
sien. » Le 16 avril 1776, cʼest une lettre de lʼintendant lui-même,
M. Esmangart, qui mande au directeur des ponts et chaussées
que les négociants de Caen ont dû renoncer à faire venir, en 1775,
des blés du Nord, parce que des barques, même médiocres, ne peuvent
plus remonter la rivière. » Le 25 mars 1777, cʼest une supplique
adressée aux maire et échevins par les marins et négociants, qui
annoncent que les piétons eux-mêmes ne peuvent plus circuler sur les
quais, sans sʼexposer à recevoir des pierres qui tombent des murs en
ruine sur les passants.

A ces réclamations viennent en même temps se joindre des mémoires et
des rapports, rédigés par des particuliers ou par des ingénieurs qui
proposent des moyens de remédier au mal. Peu de temps après la mort de
M. Loguet, cet ingénieur qui sʼétait permis dʼavoir des idées sans
lʼautorisation de ses chefs, son successeur, M. Viallet, dans une
lettre au maire de Caen, du 12 novembre 1766, expose ses vues au
sujet des travaux à faire et émet le premier lʼopinion quʼon
nʼobtiendrait de résultats sérieux quʼen ouvrant, pour la navigation,
un nouveau canal à gauche de lʼOrne, entre Caen et la mer. Enfin
parut, le 11 janvier 1778, un mémoire dû au nouvel ingénieur de la
généralité de Caen, Armand-Bernardin Lefebvre, qui sʼétait déjà fait
connaître par des projets exécutés dans la province de Champagne. Le
nouvel ingénieur avait le défaut de vouloir « faire grand », suivant
une expression qui devait plus tard devenir historique. Lʼintendant de
Caen lui répondit, après avoir examiné ses plans, quʼil ne pouvait
présenter son projet au Conseil, parce quʼune dépense de 7,000,000 de
livres serait inévitablement rejetée. Non sans regrets, comme on peut
le voir dans une lettre du 2 juillet 1779, M. Lefebvre se conforma aux
ordres absolus
de lʼintendant, et soumit ses projets à une réduction, qui dut autant
lui coûter quʼelle devait rapporter au budget de la ville et de
lʼÉtat.

Grâce à ce sacrifice, M. Lefebvre réussit à faire approuver son
projet, et, le 1er juillet 1780, il reçut de lʼintendant lʼordre de
commencer les travaux. Il sʼagissait, comme nous lʼindique un devis du
1er juillet 1781, de « creuser et redresser les différents
canaux le long des murs et aux abords de Caen, entre cette ville et
la mer, jusquʼau dessous du moulin et du hameau de Clopée, près le
pont de Tournebrousse. » La masse de terres, déplacée à cette
occasion, sur une longueur de 2 kilomètres entre Caen et Clopée, a
formé depuis la promenade du Cours Caffarelli. Comme un tel travail
exigeait de nombreux ateliers, lʼintendant de Caen prit ses
arrangements avec les chefs du régiment du Roi pour lʼemploi des
soldats. Mais, à côté des grosses difficultés de lʼentreprise,
naissaient spontanément mille petites misères qui retardaient les
travaux. Un jour, ce sont des hostilités avec la régie au sujet des
boissons fournies aux soldats qui creusent le canal; une autre fois,
cʼest un fermier qui demande quʼon débarrasse des brouettes son
écurie, dont il a besoin, mince événement qui donne lieu à de gros
embarras administratifs. Puis, ce sont des accidents sérieux, comme la
crue inopinée du 15 août 1782, qui vient couvrir tous les travaux.
Ces contre-temps inspirèrent à quelque désœuvré de la ville un avis
qui se recommandait autant par son orthographe que par la force de la
pensée. « Un citoyen de cette ville, disait cet avis, ayant examiné
tout lʼembaras que lon a pour de seché le canalle de cette nouvelle
rivier donne connaissance de ses
idées. » Soit que les idées de ce zélé citoyen ne brillassent point
par la clarté, soit quʼon eût le tort de les laisser passer
inaperçues, tout alla de mal en pis.

En 1783, un des entrepreneurs signale à M. de Buffon,
lieutenant-colonel du régiment de Lorraine, la mauvaise besogne de ses
hommes et les dépenses énormes qui en résultent. En 1784, on se plaint
des vols de bois commis par les soldats au préjudice des travaux. La
même année se produit le scandale dʼune scène très-vive entre
lʼingénieur, M. Loyer, et lʼentrepreneur Besson, qui exige des
paiements arriérés. Quʼil menaçât ou suppliât, comme lʼentrepreneur ne
voyait rien venir en fait de fonds, il interrompit brusquement les
travaux dans le courant de lʼannée 1780. Alors M. de Brou,
intendant de la généralité de Caen, prit la résolution de faire
exécuter en régie lʼachèvement de la partie inférieure du canal. La
question dʼargent se représenta alors sous une autre forme. Qui
servirait de caissier à la régie? Grand embarras! car il paraît quʼon
nʼavait déjà quʼune médiocre confiance dans les agents quʼon chargeait
de cette fonction délicate. Le subdélégué de lʼintendant écrivait, à
la date du 11 juin 1780: « Jʼai conféré au sujet dʼun caissier avec
M. de Logivière, qui ne veut recommander personne sʼil sʼagit dʼun
caissier ayant une caisse, et non dʼun agent recevant de quoi payer
les dépenses au jour le jour. » Non sans peine, on finit cependant
par dénicher ce phénix, cet employé unique dans son espèce, un
caissier sans caisse! Cette merveilleuse découverte ne paraît pas
avoir eu sur lʼentreprise lʼinfluence heureuse quʼon pouvait en
attendre. Tout marchait à la diable, et lʼintendant ne cessait
dʼadresser des reproches à lʼingénieur en chef.
Lʼintendant renonça bientôt au système de la régie, et, dès le 24
avril 1786, il tenta une nouvelle adjudication des travaux, qui eut
lieu au prix de 757,222 livres. Cʼest à cette époque que lʼon fonda,
sur les deux rives du canal St-Pierre, des murs de soutènement. En
même temps, on commençait la construction du quai nord du canal de
Vaucelles. Ces travaux se continuèrent jusquʼen lʼannée 1798,
interrompus souvent, soit par suite des malheurs du temps, soit par
suite dʼinondations ou dʼéboulements.

Depuis cette époque, jusquʼen 1839, les quais du canal St-Pierre ne
changèrent point de physionomie. La lithographie qui accompagne cette
notice, et qui nʼest que la reproduction dʼune aquarelle exécutée en
1832 par Lasne, nous donne donc une idée assez exacte de ce quʼétait
lʼancien port de Caen à la date de la cessation des travaux en 1798.
On peut y remarquer que les murs des quais nʼétaient terminés que sur
la rive droite, depuis lʼOrne jusquʼau débouché de la rue des Carmes,
où lʼon aperçoit deux piles, qui supportaient un pont tournant, dont
la passe avait 50 pieds de largeur. Ces quais, consolidés en 1839,
ont formé depuis lʼun des côtés du bassin actuel. Lʼauteur de
lʼaquarelle, dont nous donnons une réduction lithographique, sʼétait
placé, pour prendre la vue de lʼancien port, sur la rive droite de
lʼOrne, dans un terrain quʼon appelait le Poigneux [41] et qui servait
de chantier
aux constructeurs de navires. De cet endroit, le regard de lʼartiste
remontait toute la ligne du canal, depuis sa jonction avec lʼOrne
jusquʼà lʼancien pont St-Pierre. Dans les derniers plans, sur une
hauteur, on aperçoit les murs du château, et, sur la gauche, une
partie de la ville avec la tour élégante de lʼancienne église des
Carmes, sacrifiée depuis par lʼinintelligent et impitoyable marteau
des démolisseurs.

Tous les travaux de lʼancien port, dont nous venons de rappeler
succinctement lʼhistoire lamentable, avaient coûté beaucoup de peine
pour un pauvre résultat. « On comprend, en effet, dit très-bien M.
Boreux [42], que du moment où lʼon ne sʼétait pas préoccupé de
lʼembouchure de lʼOrne, passage que les navires de huit à neuf pieds
de tirant dʼeau franchissaient très-difficilement et seulement à
lʼapproche des grandes marées, il était parfaitement inutile de
creuser à Caen des canaux plus profonds que le lit naturel de la
rivière. »

M. Cachin, dans son mémoire présenté en 1798, entra le premier dans
une voie nouvelle, qui devait conduire sûrement au but. Ce fut lui qui
condamna toutes dispositions tendant à établir le port de Caen dans la
rivière même. Son projet, qui consistait à créer un bassin isolé de
la rivière et un canal latéral à lʼOrne entre Caen et la mer, reçut un
commencement dʼexécution en 1838. Le 23 août 1857, le canal était
inauguré solennellement, et, à partir de ce jour, la cité, qui se
souvient encore avec fierté du fameux armateur Étienne Duval, vit
renaître enfin son mouvement maritime.



ANCIENNE ÉGLISE SAINT-SAUVEUR

[Illustration: ANCIENNE ÉGLISE ST-SAUVEUR]

ANCIENNE

ÉGLISE SAINT-SAUVEUR

(AUJOURDʼHUI HALLE AU BLÉ)

AVANT LA DÉMOLITION DE SA FLÈCHE EN BOIS

SAINT-SAUVEUR est aujourdʼhui masqué, du côté de la place du même
nom, par des maisons modernes. Le portail actuel, construit peu dʼannées
avant la Révolution, a remplacé un
charmant portail dont les voussures portaient des guirlandes de
feuillages découpés à jour. « La forme particulière de lʼarcade du
portail, dit Ducarel, qui a donné dans ses Antiquités un dessin de
cette partie du monument, et le genre extraordinaire des ornements
sculptés dans le fronton triangulaire qui le couronne, offrent une
preuve évidente de son antiquité [43]. »

On voit encore, à lʼextérieur du monument, des contreforts du XVIe
siècle, et, sur un des piliers du chœur, un
médaillon représentant une figure à triple face. A lʼintérieur, on
remarque quelques clefs de voûte et, sur un des piliers de la tour,
une sculpture représentant une figure de mendiant marchant sur les
genoux. La nef fut bâtie dans le XIVe siècle; le chœur, commencé en
1530, fut achevé en 1546.

Dans la tour, couronnée aujourdʼhui par un toit de beffroi à quatre
pans triangulaires, se trouvent des ornements saxons et mauresques:
zigzags guillochés et denticules. Cette partie de lʼéglise semble
appartenir au XIIIe siècle, à lʼexception de quelques mètres de
maçonnerie, qui ont été ajoutés en 1604 pour servir de base à une
pyramide en ardoise. Malheureusement, en 1836, Saint-Sauveur a vu
tomber sous le marteau des démolisseurs sa flèche en bois, qui a été
regrettée de tous les gens de goût.

Comme nous lʼindique notre gravure, qui nʼest quʼune réduction dʼune
aquarelle exécutée, en 1832, par A. Lasne, cette pyramide en bois,
couverte dʼardoise, était entourée à sa base par de petits clochetons,
également couverts dʼardoise. Elle était assez élevée, élégante et
dʼun aspect très-pittoresque. De plus, elle avait, aux yeux des
archéologues, une valeur toute particulière par sa rareté; car, dans
lʼarrondissement de Caen, si riche en clochers de pierre, cette
flèche en charpente était le seul spécimen dʼarchitecture religieuse
de ce genre. Malgré toutes ces bonnes raisons, qui plaidaient pour
sa conservation, la tour de lʼancien Saint-Sauveur fut solennellement
condamnée à être décapitée, par une délibération du Conseil municipal
du 27 août 1836.

« Considérant, disait lʼarrêté ou plutôt le jugement, que
les travaux proposés pour les réparations de lʼancienne église
Saint-Sauveur, servant actuellement de halle à blé, assureront à
cet édifice une longue durée; que toutefois la flèche du clocher,
construite en bois et couverte en ardoises, nʼétant pas un monument
dʼart et nʼayant dʼailleurs rien de remarquable, ne doit pas être
conservée, puisque la réparation entraînerait une dépense de près
de 6,000 fr., que dès lors cette flèche doit être démolie;

« Considérant que le produit de la vente des bois et autres
matériaux devra être affecté aux réparations de la halle; que la
vente doit avoir lieu aux enchères publiques, mais que les
réparations de la halle, devant être exécutées dans dʼanciens murs,
doivent avoir lieu par économie;

« Ouï le rapport de la Commission des finances, le Conseil arrête:

« Les matériaux de toute nature, composant la flèche de lʼancienne
église Saint-Sauveur, seront vendus publiquement à la charge de
démolition. Le produit de la vente est affecté aux réparations de
la toiture de ladite église. »

Lʼopinion publique ne confirma pas la sentence; elle sʼémut, et une
pétition, couverte de nombreuses signatures, demanda « la grâce du
condamné. » Le 9 août 1837, le Conseil municipal répondit à ces vœux
par lʼarrêté suivant:

« Vu une pétition, à lui adressée le 10 mai dernier, pour obtenir
que le clocher existant sur la halle aux grains soit conservé et
réparé;

« Attendu que ce clocher en bois couvert en ardoises nʼoffre,
sous le rapport de lʼart ni sous celui de son antiquité, rien
qui puisse le faire considérer comme un monument quʼil soit utile de
conserver et de réparer; que ce clocher nʼest pas convenablement
placé sur une halle;

« Attendu que la réparation de la flèche du clocher coûterait une
somme de trois mille deux cents francs au moins sur la dépense
occasionnée par lʼadjudication des travaux de réparations à faire à
lʼancienne église Saint-Sauveur, servant de halle aux grains, et
que la situation financière de la ville ne lui permet pas
dʼemployer cette somme à une dépense qui nʼest pas indispensable;

« Attendu que lʼadjudication des travaux à faire à la halle
comprend la démolition de ce clocher, conformément aux deux
délibérations du Conseil municipal en date du 27 août 1836 et 15
mars 1837;

« Après avoir entendu le rapport de la Commission spéciale;

ARRÊTE:

« 1° Il nʼy a pas lieu de modifier lʼadjudication des travaux à
faire à la halle au blé, en ce qui concerne le clocher qui devra
être supprimé;

« 2° M. le Maire est chargé de lʼexécution du présent arrêté. »

Ce fut bien en effet une exécution, et dʼautant plus maladroite que le
principal motif de lʼarrêt, la question dʼéconomie, nʼaurait pas dû
peser sur lʼesprit des juges; car on sut plus tard quʼil nʼen aurait
pas coûté plus cher à la ville pour
restaurer la flèche que pour la démolir. Lʼentrepreneur en avait offert
le choix au Conseil municipal.

A cette note sur lʼéglise supprimée de Saint-Sauveur, nous ajouterons
quelques fragments, dont lʼun, jusquʼici inédit, formerait une page
intéressante de lʼhistoire de lʼancienne Université de Caen.

La fondation de lʼéglise primitive est attribuée à saint Regnobert. On
lʼappelait, dès lʼannée 1130, Saint-Sauveur-du-Marché, de lʼancien nom
de la place où elle est située. Un marché avait lieu devant son
portail, les lundis et vendredis de chaque semaine, et les droits de
ce marché appartenaient au domaine des ducs de Normandie.

Lʼancienne église était située au milieu dʼun cimetière, qui
lʼentourait encore au XVIIe siècle. Lorsque la ville lui eut donné,
en 1686, un autre emplacement pour son cimetière, lʼéglise ne resta
pas longtemps isolée. A peine les morts partis, elle se vit assiégée
par les vivants. « Les petites maisons qui environnent lʼéglise
Saint-Sauveur sont construites, » nous dit en effet, à la date de
1714, un manuscrit conservé à la Bibliothèque de Caen [44].

Au XVIIIe siècle, deux petits événements se passèrent dans lʼintérieur
de lʼéglise Saint-Sauveur. Le premier fait, qui nʼa que la valeur
dʼune nouvelle à la main, est ainsi raconté dans le Journal dʼun
bourgeois de Caen [45]: « Le lundi 23 juin 1721, le sieur Regnauld a
donné un bal à Mlle de Than, à Saint-Sauveur, et le lendemain des
dames sont allées en masque à la messe de Saint-Sauveur, ce qui a
causé bien du scandale. »

Voici le second fait. En 1753, Saint-Sauveur ouvrit ses portes à un
cortége dont la pompe solennelle a longtemps frappé lʼesprit des
contemporains. Les lettrés normands savent que lʼancienne Université
de Caen avait pour chef un recteur, quʼon élisait tous les six mois.
La fréquence de ces élections était, suivant lʼabbé De La Rue, « un
moyen infaillible dʼexciter lʼémulation parmi les professeurs, dont
les plus distingués pouvaient briguer les suffrages des députés de
chaque faculté. » Ducarel, dans ses Antiquités anglo-normandes, explique
le peu de durée des fonctions du recteur par des motifs beaucoup moins
nobles. Suivant lui, la dépense que nécessitaient les funérailles dʼun
recteur était si excessive que lʼUniversité, pour prévenir un malheur
attaché à lʼespèce humaine, avait eu recours à lʼexpédient de ne
nommer son chef que pour six mois, ou même pour un temps moins long,
quand la maladie menaçait dʼabréger ses jours. Lʼopinion de Ducarel,
tout étrange ou malveillante quʼelle paraisse, nʼest cependant pas
dénuée de vraisemblance. En effet, lʼUniversité ne se composait pas
seulement de professeurs et dʼécoliers. Comme ses membres étaient
investis de priviléges, dont les principaux consistaient dans
lʼexemption de certains impôts indirects, elle ne tarda pas à ouvrir
ses rangs à de nombreux parasites, qui venaient moins y chercher la
nourriture de lʼesprit que la satisfaction dʼappétits plus positifs.
Cʼest ainsi que les fonctions modestes de bedeaux, dʼappariteurs, de
copistes, de papetiers, etc., furent avidement recherchées par de
riches bourgeois et de grands seigneurs. « Lʼusage voulait, dit M.
Jules Cauvet [46],
que ces personnages, en recevant leur nomination, offrissent à
lʼUniversité, toujours assez médiocrement pourvue dans ses moyens
financiers, une somme dʼargent comme témoignage de leur
reconnaissance. »

Ceci exposé, le lecteur pensera avec nous que lʼexplication de Ducarel
nʼest pas moins acceptable que celle de lʼabbé De La Rue. Un double
courant dʼopinion, parmi les membres de
lʼUniversité, devait les conduire, par deux pentes distinctes,
à la même conclusion. Dʼune part, les professeurs, qui pouvaient
briguer les suffrages de leurs confrères; de lʼautre, les étrangers,
qui ne recherchaient dans des places universitaires quʼun moyen de
sʼexempter de la taille, avaient des motifs, différents il est vrai,
mais non moins sérieux les uns que les autres, pour souhaiter le
maintien des statuts, qui exigeaient une nouvelle élection tous les
six mois. Ceux-ci, dans la crainte de participer aux frais des
funérailles, redoutaient la mort du recteur; ceux-là désiraient son
changement dans lʼespoir de lui succéder.

Grâce au règlement qui bornait à six mois la durée du rectorat,
lʼancienne Université de Caen, depuis son origine jusquʼà sa
suppression, cʼest-à-dire depuis 1431 jusquʼà 1791, nʼeut que deux
fois à payer la perte douloureuse de son amplissime recteur [47]. On se
figure aisément quelle émotion se répandit dans la ville lorsquʼon y
apprit, le 27 septembre 1753, que M. Jacques-François Boisne, recteur
de la « très-célèbre
Université de Caen » et professeur de rhétorique au collége
Du Bois, venait de se tuer à la chasse, à Beuville, chez le seigneur
du lieu. Le peuple, qui nʼavait guère alors que les cérémonies
publiques: feux de la Saint-Jean, entrées de gouverneurs ou de rois,
et enterrements de grands personnages, pour se consoler de ses
misères, dut apprendre la nouvelle avec une joie peu dissimulée. On
savait si bien que les funérailles dʼun recteur devaient sʼaccomplir
dans des conditions de magnificence inusitées, on avait attendu si
longtemps un spectacle qui avait été refusé à tant de générations, on
se faisait de cette solennité somptueuse une idée si extraordinaire,
quʼune rumeur étrange courut dans la foule et, par sa sottise même,
sʼaccrédita au point de passer plus tard à lʼétat de tradition [48]. On
répandit le bruit que le recteur sʼétait tué volontairement pour avoir
de magnifiques funérailles, et on le crut! Cette inepte invention, née
de la bêtise des foules, qui ont besoin dʼentourer les événements les
plus ordinaires de quelque chose de merveilleux, aurait été avidement
exploitée, si elle avait eu la moindre vraisemblance, par lʼhabileté
des gens qui allaient être atteints dans leurs intérêts matériels. En
effet, sʼils avaient pu, non pas établir, mais seulement laisser
soupçonner un suicide, tous les parasites
de lʼUniversité, qui voulaient bien en accepter les avantages sans en
supporter les charges, nʼauraient pas négligé un moyen si commode
dʼempêcher une inhumation dont ils devaient payer une partie des
frais. Quoique lʼabsurde soit facilement accueilli par le plus grand
nombre, ils nʼosèrent pas cependant tirer parti du bruit populaire. A
quoi bon dʼailleurs employer une calomnie, difficile à faire accepter
des gens intelligents, quand on a sous la main un bon petit scandale
indiscutable? Le recteur, qui venait de succomber, sʼétait tué à la
chasse, et, comme il était prêtre, on sʼempara de ce fait pour
discréditer sa mémoire dans lʼesprit des gens superstitieux.
Lʼargument, il est vrai, ne réussit pas. Toutefois il fut employé avec
assez de persistance pour quʼil obligeât les doyens, docteurs et
professeurs de lʼUniversité, à le réfuter publiquement, afin de ne pas
être soupçonnés dʼavoir participé à la rumeur que quelques habiles
avaient mise en circulation. Ce fait nous est suffisamment indiqué par
un passage du procès-verbal des funérailles du recteur, publié par
lʼUniversité. Après avoir insisté sur les détails de lʼaccident, le
rédacteur de la pièce y a laissé tomber entre deux parenthèses, comme
par mégarde, le bruit (qui courait en ville) que lʼon refuserait les
honneurs de la sépulture rectorale à un prêtre que la mort avait
surpris au moment où il chassait. Voici ce passage significatif [49]:

« Le mercredi 26 septembre 1753, M. Jacques-François Boisne,
recteur de la très-célèbre Université de Caen et professeur
de rhétorique au collége Du Bois, était à Beuville,
paroisse distante de deux lieues de cette ville, chez le seigneur
du lieu. On lʼinvita dʼaller à lʼafut, il prit un fusil, y fut, et
passant, vers les sept heures du soir, un fossé, son fusil fit feu,
le coup lui passa vers la tempe droite, lui enleva le crâne de la
tête.

« Le jeudi 27, le bruit de sa mort se répandit dans cette ville dès
le matin. La justice et les chirurgiens se transportèrent à Beuville
pour faire la visite du mort et en dresser acte suivant la coutume.

« Le matin, les docteurs et professeurs qui étaient dans cette
ville sʼassemblèrent et tinrent conseil, dont le résultat fut de
députer vers les doyens, docteurs et professeurs absens, pour venir
délibérer en forme; on envoya chercher M. Vicaire, doyen perpétuel
de la Faculté de théologie, à Martragny.

« Les doyens, docteurs et professeurs sʼassemblèrent le soir pour
savoir si on accorderait les honneurs de la sépulture rectorale au
défunt. On les lui accorda à la pluralité des voix (car le bruit
sʼétait répandu quʼil ne les auroit pas, étant mort à la chasse). »

Le procès-verbal relate ensuite, avec de grands détails, tous les
préparatifs de la cérémonie, lʼembaumement du corps, et son
exposition, pendant plusieurs jours, dans la classe de philosophie du
collége Du Bois. Vient enfin le récit des funérailles, avec une longue
énumération des fonctionnaires et des notables qui composaient le
cortége. Tout en faisant grâce au lecteur de cette liste fastidieuse
de noms propres, nous devons cependant attirer son attention sur
certaines personnes
qui figurent dans cette nomenclature. Ainsi nous trouvons, dans
les premiers rangs du cortége, un sieur Harel et un sieur Crespel
désignés comme écrivains, et un sieur Guillain, de Bénouville, comme
enlumineur. A partir de lʼannée 1440, lʼUniversité de Caen avait eu
des registres en vélin, écrits par des officiers de lʼUniversité,
quʼon appelait scriptores, et ornés souvent de vignettes et de
miniatures exécutées par dʼautres officiers, quʼon appelait
enlumineurs [50]. Mais, au-delà de lʼannée 1620, on ne trouve plus
trace de registres de lʼUniversité. Le travail cessant, il semblerait
que le fonctionnaire eût dû disparaître avec la fonction. Cependant,
par un miracle de longévité que constate le procès-verbal de
lʼinhumation du recteur, les écrivains et enlumineurs sʼétaient
conservés plus dʼun siècle après lʼabandon des registres enluminés.
Ils figuraient aux cérémonies publiques et jouissaient, comme tous les
autres officiers de lʼUniversité, de lʼexemption de taxes onéreuses,
moyennant une certaine somme, déguisée sous le nom de don volontaire,
quʼils payaient à lʼUniversité en entrant en fonctions. Cette
parenthèse fermée, nous rendons la parole au rédacteur du
procès-verbal.

« Le chœur de Saint-Sauveur étoit tendu à quatre rangs de lingette
noire et la nef à un rang. La chapelle du Saint-Sacrement et celle de
la Charité étaient tendues de leurs tentes noires et ornemens
funèbres. »

« Au milieu du chœur il y avoit un très-beau cataphalque; il avait
quatre degrés tendus de noir chargés de larmes dʼargent, têtes de
mort et armes de lʼUniversité, un très-grand
nombre de cierges sur les degrés. Sur ces degrés étoit
lʼélévation, dʼenviron trois pieds, où on posa M. le Recteur pendant
le service, sous un dais de velours noir. Chaque pente chargée au
milieu des armes de lʼUniversité et, au reste, de larmes dʼargent.
La corde qui soutenoit le dais étoit couverte de noir et dʼune bande
blanche qui régnoit tout du long spiralement; telles étoient les
quatre cordes qui partoient des angles du dais et qui rendoient à
quatre coins du chœur. Le ciel étoit en voûte et se terminoit par
une boulle dʼargent, sur laquelle étoit peinte une tête de mort à
deux faces avec des ailes. Du dais pendoient quatre rideaux qui
sʼétendoient aux coins où étoient arrestées les cordes. Ils étoient
de cinq bandes, deux noires et trois blanches, chargées dʼhermines
noires; lʼautel avoit autant de cierges quʼil en pouvoit avoir.

. . . . . . . . . .

« Il y eut un concours extraordinaire de peuple qui vint voir cette
cérémonie; enfin il y avoit plus de monde à Caen, ce matin, quʼil
nʼen vient en foire de Caen le premier lundi. Les villes, de
quinze lieues à la ronde, étoient pour ainsi dire désertes. Il en
vint de Rouen et de Paris. »

Cette cérémonie, autant par sa rareté que par la pompe extraordinaire
qui y fut déployée, avait vivement frappé lʼimagination des
contemporains. En dehors des relations officielles, nous en trouvons
un récit abrégé dans le Journal dʼun bourgeois de Caen. Un autre
bourgeois de la ville, Étienne Deloges, qui, à la suite dʼun recueil
manuscrit de Noëls et cantiques [51],
avait jeté deçà delà quelques notes relatives à des faits dʼhistoire
locale dont il avait été témoin, nous a donné aussi, à sa façon, un
compte-rendu des funérailles du recteur. Cette note mériterait dʼêtre
citée, ne fût-ce que pour la bizarrerie amusante de son orthographe.
Mais, comme elle ferait double emploi avec le procès-verbal que nous
avons mis sous les yeux des lecteurs, nous nous contenterons dʼen
extraire un passage où lʼauteur relate un fait inédit, qui nous
servira à compléter notre récit. « Il y a eu contestation pour sa
sépulture, dit lʼauteur en parlant des funérailles de Jacques de
Boisne; on voulet lʼinumé aux Cordeliers, lieu de leurs sépultures;
et le sr curai de Saint-Sauveur leur demanda, estant de sa
paroisse, et on luy a acordé; il a esté inumé le 5 dʼoctobre 1753,
porté sous un dais par quatre ecclésiastiques, quatre crespe aux
quatre coins du dès porté par quatre ansiens recteurs. »

Quand on songe à lʼimportance du casuel que de telles funérailles
devaient rapporter, on ne sʼétonne plus que la dépouille mortelle du
recteur ait été lʼobjet dʼune contestation entre deux églises rivales.
Mais ce qui a lieu de nous surprendre, cʼest la victoire remportée, en
cette occasion, par le curé de Saint-Sauveur. Le droit et lʼusage
semblaient au contraire plaider en faveur des religieux des
Cordeliers. Huet nous dit en effet, dans ses Origines de Caen, quʼen
vertu dʼun contrat les Pères Cordeliers avaient mis leur couvent et
leur église à la disposition de lʼUniversité, qui, de son côté,
sʼengageait à les protéger. Dans une brochure in-4° intitulée: Actions
de grâces rendues par lʼUniversité de Caen pour le rétablissement de
la santé du Roy, le 25 novembre 1744, nous voyons aussi
que les Pères Cordeliers avaient le titre de chapelains ordinaires de
lʼUniversité. La même brochure nous apprend encore que les processions
particulières des autres paroisses étaient astreintes, lors des
cérémonies universitaires, à sʼassembler dans lʼéglise des Cordeliers.
Enfin la note manuscrite, que nous avons citée et qui émane dʼun
contemporain, dit positivement que le couvent des Cordeliers était le
lieu de la sépulture des membres de lʼUniversité. Pour triompher de
droits si formels, cimentés par un long usage, il fallut au curé de
Saint-Sauveur des arguments bien subtils ou de bien puissantes
influences. Ni les unes ni les autres ne lui manquèrent. En effet,
Pierre Buquet, qui eut la bonne fortune dʼoccuper la cure de
Saint-Sauveur au moment de la mort dʼun recteur, avait été lui-même
recteur et principal du collége des Arts. De pareils titres devaient
lui assurer une grande autorité dans les conseils de lʼUniversité. Et
celle-ci pensa sans doute que ce nʼétait pas tout à fait se dépouiller
que de payer les frais de lʼinhumation entre les mains dʼun de ses
membres.

Trente-huit ans après cette pompeuse cérémonie, en 1791, la
municipalité de Caen sʼempara de lʼéglise Saint-Sauveur et la
convertit en halle aux grains. Où résonnaient jadis les chants sacrés,
on nʼentendit plus désormais que les clameurs dʼune foule affairée ou
quelquefois, comme en 1812, les grondements de lʼémeute. Ce fut, en
effet, sous les voûtes de lʼancienne église Saint-Sauveur que se passa
le premier acte dʼun drame qui a laissé une page sinistre dans
lʼhistoire de Caen sous le premier Empire. Voici comment M. Canivet,
dans une excellente notice, raconte les premiers incidents de lʼémeute
de 1812: « Le 2 mars, dit-il, une foule plus nombreuse
quʼà lʼordinaire avait envahi la halle. Elle était composée
partie de pauvres gens, dont bon nombre de femmes, venus là pour
acheter un peu de blé, partie dʼhommes sans aveu, que lʼon rencontre
partout où il y a du tumulte et dont le rôle est de faire du tapage et
dʼanimer les esprits. A leur tête était un nommé Lhonneur, maître
dʼécriture, homme peu considéré, pour ne pas dire plus, mais à la
parole facile, et il sʼen servait alors pour persuader à la foule
ignorante et affamée que, si le blé était cher, il ne fallait point
sʼen prendre à lʼinsuffisance de la récolte, mais à la connivence des
fermiers et des trafiquants de grains. Le peuple dʼapplaudir et de
crier: A bas les accapareurs!

« Cependant le préfet et le maire, prévenus du désordre, étaient
accourus à la halle où se trouvait déjà le colonel Guérin; la force
publique nʼy était représentée que par quatre gendarmes. En vain le
préfet, par des paroles conciliantes, essaya dʼapaiser les séditieux
et de leur démontrer que de pareilles scènes ne pouvaient avoir
dʼautre résultat que dʼéloigner les cultivateurs de la halle et, par
conséquent, de faire monter le prix du blé; sa voix ne fut pas
écoutée; des menaces et des injures furent proférées contre lui. On
dit quʼun gamin de dix-huit ans, fils de lʼexcoriateur Sanson, plus
connu sous le nom de Bon-Appétit, cria, dans le langage de son état:
« Passez-moi le préfet, que je lʼécorche comme un vieux cheval, » et
quʼil sʼélançait sur lui quand il fut saisi par le colonel et étendu
sur le sol. On dit aussi quʼune femme Provost lui porta le poing sous
le nez et, selon quelques-uns, le frappa au visage; quʼune autre
femme, les uns disent Trilly, les autres Gougeon, tira le maire par
son catogan et le renversa sur un sac de blé. Je nʼai dʼautres
garanties de ces faits que la voix publique, et ce qui me porte à en
douter, cʼest que M. Chemin, ayant consigné dans ses notes que le
gendarme Maresquier lui a dit depuis que, si on les avait laissés
faire, lui et ses camarades, ils auraient arrêté quelques-uns des
plus criards et que tout eût été fini, il est évident quʼil sʼest
enquis auprès de ce témoin oculaire de tout ce qui sʼétait passé; or,
il ajoute nʼavoir pas entendu dire quʼaucune voie de fait eût été
commise jusquʼà ce moment.

« Il est certain que, dans ces circonstances critiques, le préfet
perdit contenance et que, protégé par les gendarmes, il parvint à
gagner la porte, jetant quelques pièces de monnaie à la populace, qui
le poursuivit de ses huées jusquʼà la maison du premier président Le
Menuet où il trouva un refuge. Quant au maire, il avait disparu,
regagnant, dit-on, son domicile, rue St-Étienne, sous une grêle de
projectiles peu dangereux; quelques vitres furent brisées à sa maison.
Seul, le colonel tint bon jusquʼà la fin, faisant face à la foule et
lui en imposant par sa fière contenance.

« Tel fut le premier acte du drame. Avant de passer outre, constatons
que pas un vol nʼavait été commis et que les cultivateurs qui, à la
vue du désordre grandissant, avaient pris la fuite, abandonnant leurs
sacs de blé, les retrouvèrent intacts à la halle suivante. Constatons
encore que, à part les on dit et les incidents plus burlesques que
tragiques propagés dans le public, il est un fait avéré, cʼest que
les deux premiers magistrats, lʼun du département, lʼautre de la
ville, furent brutalement insultés et leur autorité méconnue. »

« Cʼest à la halle du lundi que ces désordres avaient eu lieu. Tout
autre jour, chacun fût retourné chez soi; mais alors, comme
aujourdʼhui, le lundi était le dimanche des ouvriers, et cette foule
oisive continuait à stationner place St-Sauveur avec force
vociférations. Déjà le jour tirait à sa fin et elle allait se
disperser peut-être, quand une voix dominant le tumulte fait entendre
le cri: Allons chez Mottelay! Ce Mottelay, meunier de son état,
avait acheté récemment lʼusine de Montaigu et introduit, dans les
procédés de mouture, quelques perfectionnements qui faisaient affluer
les grains à son moulin. On eût passé à moins pour un accapareur, dans
un temps où le peuple en voyait partout; aussi tous de répéter:
Allons chez Mottelay! »

Une troupe dʼenviron deux cents personnes envahit le moulin de
Montaigu situé sur les bords de lʼOrne, à lʼextrémité du Grand-Cours.
Quelques hommes dʼune compagnie de la garde nationale suffirent à
disperser les émeutiers, qui sʼétaient contentés de dévaster
lʼintérieur du moulin et de renverser un petit nombre de sacs de
farine dʼorge. On sait de quelle répression terrible fut suivie cette
émeute sans importance.

Après quelques jours dʼun calme complet, la ville apprit avec stupeur
lʼarrivée du général Durosnel, aide-de-camp de lʼEmpereur. Il entra à
Caen avec un corps de troupes considérable et accompagné dʼune
commission militaire, toute composée dʼavance pour juger les
séditieux. Cinquante-neuf prévenus furent arrêtés et transférés de la
prison civile au Château, où la commission prit séance le 14, à huit
heures du matin. Le 15, à deux heures du matin, la commission
prononçait une sentence qui condamnait huit accusés,
parmi lesquels quatre femmes, à la peine de mort, huit à huit ans de
travaux forcés, neuf à cinq ans de réclusion, vingt-cinq à cinq
années de surveillance.

« Dix-huit heures avaient donc suffi, dit M. Canivet, pour entendre
soixante accusés dans leurs explications et leurs réponses, les
témoins à charge et à décharge dans leurs dépositions, le rapporteur
dans son réquisitoire, les avocats dans leurs plaidoiries. Jamais
tribunal, ni celui de la Terreur, ni celui même de Maillard, aux
journées de septembre, de sinistre mémoire, nʼavait fonctionné dʼune
manière plus expéditive. »

Lʼexécution fut aussi rapide que lʼarrêt. Elle eut lieu le même jour,
entre sept et huit heures du matin, en dehors de la porte du Secours
du Château. Lʼun des condamnés, le jeune Samson, âgé de dix-neuf ans,
se débattait et criait: « Ne me tuez pas, ne me tuez pas!
envoyez-moi plutôt à lʼarmée, on nʼen revient jamais! » »

« Mot amer, dit très-bien M. Canivet, et dont le malheureux ne
comprenait sans doute pas la portée; sanglante condamnation du régime
de chair à canon qui pesait alors sur la France! »



ABBAYE-AUX-DAMES

[Illustration: ANCIENNE ABBAYE-AUX-DAMES]

ABBAYE-AUX-DAMES

(AUJOURDʼHUI HOTEL-DIEU)

AVANT LA DÉMOLITION DU DONJON ET DE LʼANCIENNE PORTE DʼENTRÉE.

A la suite des désastres de lʼinvasion anglaise de 1346, lʼAbbesse de
Sainte-Trinité, dont le monastère, situé en dehors des murs de la
ville, était exposé aux entreprises de lʼennemi, obtint
lʼautorisation de lʼentourer de murailles, de tours et de fossés. Les
travaux devaient être achevés en 1363; car, à cette date, des
lettres-patentes de Charles, duc de Normandie, autorisèrent lʼAbbesse
à percevoir des impôts sur ses vassaux « pour lʼentretien et
réparation du fort de la Trinité, qui est, disaient ces lettres,
dʼune grande enceinte, pour le payement des gens dʼarmes nécessaires
à sa garde, et à cause des ennemis qui étaient dans le pays et aux
environs. »

« Au mois de juin de lʼannée suivante, dit lʼabbé De La Rue dans ses
Essais historiques sur Caen, Bertrand Duguesclin vint à Caen avec la
qualité de capitaine général de la Normandie
Outre-Seine. LʼAbbesse Georgette du Molley lui demanda de
venir au secours de ses vassaux de Saint-Gilles, qui, obligés de
garder de jour et de nuit la forteresse de lʼabbaye, étoient encore
tenus de loger la troupe quʼon entretenoit dans ce faubourg, comme
dans un corps avancé qui couvroit la ville. Le capitaine général, par
une ordonnance du 21 juin, les déclara exempts pendant un an de toute
taille, subside, treizième, impôt et aides qui étoient ou qui
pourroient être mis sur la ville et vicomté de Caen.

« La forteresse de Sainte-Trinité avoit son capitaine particulier,
nommé par le Roi et à sa solde.

« En temps de guerre, le grand bailli de Caen faisoit la visite des
forteresses de son bailliage et les faisoit mettre en état de défense
et approvisionner. René Le Coustellier, occupant cette dignité en
lʼannée 1372, dressa le procès-verbal de sa visite, et on y lit:

« Le 9 février, lʼabbeie de Caen fut visitée, et fut commandé à
Mme lʼAbbesse et aussi à M. Erard de Percy, capitaine de ladite
abbeye, que la fortresche fût mise en état de toute défense, de
toutes réparations, tant de garites, fossés et autrement, et aussi
garnie de vivres et dʼartillerie convenablement, selon une sedulle
qui leur fut baillie sous le scel du bailli, et temps prefigié
jusquʼau premier jour dʼavril prouchain venant. »

« Le roi dʼAngleterre Henri VI, maître de la Normandie, ordonna en
1434, au bailli de Caen, de raser les fortifications de lʼabbaye de
Sainte-Trinité. Cʼest lʼannée où les nobles et les communes se
soulevèrent contre les Anglois et voulurent sʼemparer de la ville de
Caen. Mais lʼAbhesse Marguerite de
Thieuville forma opposition à la démolition, et comme on craignait
sans doute quʼelle ne livrât la place aux mécontents, on laissa
subsister la forteresse. Le roi Charles sʼy retira plusieurs fois,
pendant que son armée faisoit le siége de Caen, en 1450. On la trouve
encore mentionnée dans les actes jusquʼau commencement du XVe siècle.
Mais après cette époque, la paix en fit négliger lʼentretien; cette
place tomba dʼelle-même, ou bien on rasa ce qui en faisait la force
pour utiliser le fonds. »

Cependant quelques restes importants des fortifications de
lʼAbbaye-aux-Dames avaient eu la bonne fortune dʼéchapper à la
destruction ou aux ravages du temps. M. Le Nourichel nous en a
conservé la physionomie dans un dessin à la mine de plomb, dont la
reproduction lithographique accompagne cette notice [52]. On aperçoit
dʼabord, au centre du dessin, lʼentrée primitive de lʼabbaye,
construction du XIe siècle qui se compose dʼune large porte, dont la
voûte soutient un étage orné dʼarchivoltes. Cette entrée avait cela de
particulier quʼon ne voyait pas à côté dʼelle, comme dans la plupart
des autres maisons religieuses, une autre porte plus petite pour le
passage des piétons. Un corps de logis, moins élevé mais plus long,
flanqué de deux échauguettes et percé de fenêtres grillées, réunit
lʼancienne entrée de lʼabbaye à une tour carrée. Des contreforts
servent dʼappui à la partie inférieure de cette
dernière construction, dont lʼétage le plus élevé est orné
dʼouvertures gothiques. Au sommet règne une balustrade à jour,
rappelant un peu le couronnement des deux tours occidentales de
lʼéglise qui lʼavoisine.

Quel était, dans le système de défense de lʼabbaye, le rôle de cette
tour carrée? Était-ce un donjon proprement dit, ou une tour-réduit,
destinés à commander les dehors et à servir de dernier refuge aux
défenseurs de la place? Rien ne semble lʼindiquer; car on nʼy
découvre ni créneaux, ni meurtrières, ni machicoulis. Comme
lʼAbbaye-aux-Dames était le siége dʼune justice féodale, nous
supposerions plus volontiers que cette tour carrée servait de prison.
Il y a, dʼailleurs, entre sa physionomie architecturale et celle du
donjon du prieuré de St-Gabriel (Calvados), une analogie frappante;
celui-ci, dont lʼusage est bien connu, était divisé en deux étages,
dont le plus élevé communiquait par un trou rond, pratiqué dans la
voûte, avec le cachot où lʼon renfermait les prisonniers. Les deux
constructions ayant de grandes ressemblances, il est permis de croire
quʼelles ont eu aussi la même destination.

Quelle que fût dʼailleurs la destination de cette tour, elle était
assez intéressante pour quʼon prît le soin de la conserver. Reliée par
dʼanciens bâtiments fortifiés à la porte romane de lʼabbaye, elle
nʼoffrait pas seulement un aspect pittoresque; elle avait encore le
mérite de nous présenter nettement le caractère dʼune construction à
la fois religieuse et militaire au moyen âge. Malheureusement les
monuments nʼont pas une destinée beaucoup plus rassurante que celle
des livres, exposés, comme le dit le poète latin, au caprice du sort.
Quand ils ne sont pas victimes de cette force aveugle et
stupide qui sʼappelle la guerre, ils tombent moins noblement, mutilés
par des gens sans goût, ou renversés par des administrations trop
économes.

Rappelons en quelques mots dans quelles circonstances fut écrite cette
triste page de lʼhistoire municipale de Caen. Les bâtiments de
lʼAbbaye-aux-Dames, convertis en casernes pendant la Révolution,
avaient été destinés, par un décret du 21 octobre 1809, à devenir
le dépôt de mendicité de la province. Cet établissement y fut
effectivement créé le 1er février 1812; mais les dépenses
considérables quʼil occasionnait, sans avantage réel pour le
département, en firent demander la suppression, qui eut lieu en vertu
dʼune ordonnance royale du 26 août 1818. Ce fut alors que le Conseil
municipal, sur la proposition du maire, conçut la pensée de conserver
à la ville ce précieux monument, en y établissant son hôpital des
malades. Ce vœu méritait dʼêtre accueilli favorablement, et le
Gouvernement, par une ordonnance du 22 mai 1822, autorisa la
rétrocession des bâtiments aux hospices. Jusque-là rien de mieux: le
projet du Conseil municipal donnait satisfaction aux intérêts
matériels de la cité, sans nuire au côté artistique de la question. Le
point de départ était excellent; mais, en route, on sʼégara en
oubliant de se laisser guider par les règles du goût, quʼon avait
dʼabord hautement proclamées.

Voici, en effet, ce que nous lisons dans le procès-verbal de la
séance du 28 septembre 1821: « Le Conseil a vu avec satisfaction
que tous ces plans et projets ont été si bien combinés que lʼéglise
de Sainte-Trinité sera rendue toute entière au culte divin, et
quʼen même temps ce monument, remarquable sous le rapport des arts
et vénérable par les
souvenirs historiques qui sʼy rattachent, sera dégagé des masures
et constructions inutiles qui en obstruent la vue et lʼaccès. »

Ainsi, pour le Conseil de 1821, lʼancienne porte romane et le donjon
de lʼabbaye, inestimables souvenirs archéologiques, ne sont plus que
des masures et des constructions inutiles! Sʼautorisant de cette
manière de comprendre les beaux-arts, le rapporteur de la Commission
des travaux publics, à la date du 14 mai 1823, sʼécrie quʼil faut
abattre tout ce qui entoure lʼéglise Sainte-Trinité pour « y pratiquer
une arrivée digne de lʼédifice! » Ce cri éloquent est entendu; on
frappe, on pioche, on brise, on abat jusquʼà une nouvelle
délibération du 13 février 1831, où lʼon peut constater que « les
déblais autour de lʼédifice avaient déjà coûté à la ville 30,000 fr.! »
Les déblais, cʼétait la porte du XIe siècle, cʼétait le donjon du
XIVe!... Et dire que la ville, en sʼépargnant cette dépense, aurait
enrichi en même temps notre province de deux rares spécimens de
lʼarchitecture religieuse et militaire au moyen âge!

Lʼhistoire, que le marteau des démolisseurs ne saurait attaquer, nous
dédommage de cette perte par de nombreux et intéressants documents,
dont nous ne pouvons donner malheureusement ici que quelques extraits.

En 1074, quelques années après la dédicace de lʼabbaye, le duc
Guillaume et sa femme assistèrent à la prise de voile de leur fille
Cécile, encore enfant, quʼils destinaient à succéder à la première
abbesse de Sainte-Trinité. Ils firent de très-amples donations à cette
maison religieuse, que leur propre fille devait gouverner treize ans,
jusquʼen 1127. Après la
mort de Mathilde et de Guillaume le Conquérant, leur fils aîné,
Robert, continua leurs générosités et fit à sa sœur diverses
concessions de biens-fonds qui formèrent ce quʼon appela depuis le
bourg lʼAbbesse ou la baronnie de Saint-Gilles. « Parmi les
donations faites à lʼabbaye de Sainte-Trinité par les princes de la
race normande, dit lʼabbé De La Rue, il faut remarquer le droit dʼune
foire de trois jours, la veille, le jour et le lendemain de la
Trinité, pendant lesquels elle avait toutes les coutumes de la ville.
Pour constater son droit, les officiers de la juridiction civile de
lʼAbbesse, et ceux de son officialité, allaient le vendredi, heure de
Vêpres, placer ses armoiries à toutes les entrées de la ville. Pendant
ces trois jours, lʼAbbesse avoit les coutumes, acquits, barrages,
péages, trépas, tavernages par toute la ville et forsbourgs dʼicelle,
avecques la juridiction et cognoissance à ce appartenance, sauf le
fait de lʼeau seulement, et durant tout ledit temps, toute ladite
ville et forsbourgs, sauf ledit fait, sont tenus comme en foire. Aussi
les prévôts ou fermiers du Roi étaient obligés dʼenlever des portes de
la ville les boîtes quʼils y plaçoient pour la perception des droits
royaux et dʼy laisser placer pendant la foire celles des fermiers de
lʼabbaye. LʼAbbesse avait aussi les honneurs militaires pendant le
même temps; et le commandant de la place, quel quʼil fût, allait lui
demander le mot dʼordre, pour le donner à la garnison. »

Cʼest sans doute à cause des droits quʼelles percevaient pendant la
foire Trinité, que les Abbesses prenaient si chaleureusement la
défense. des intérêts de la ville de Caen. On trouve en effet dans le
registre des délibérations de lʼancien hôtel de ville, à la date du 24
mars 1567, une lettre curieuse
de lʼAbbesse de Sainte-Trinité au Connétable, par laquelle elle
le prie de bien accueillir les délégués de la ville, qui sont allés à
Paris pour solliciter le maintien des franchises et immunités de la
cité quʼils représentent.

LʼAbbesse de Sainte-Trinité ne jouissait pas seulement du privilége de
percevoir des droits à certains jour de lʼannée; elle était encore
exempte des impôts payés à lʼentrée de la ville. Pour conserver ce
privilége, elle était tenue de « donner un pain bis au barrier
(lʼemployé chargé de percevoir les impôts aux barrières), par la main
des gens qui apporteraient des blés ou dʼautres vivres à son couvent,
et qui en retournant chez eux devraient apporter ledit pain à la
barrière [53]. » Ces abus durent être modifiés avec le temps; car,
au XVIIIe siècle, nous voyons lʼAbbesse de Sainte-Trinité obligée,
pour jouir de ses anciens priviléges, de sʼabaisser jusquʼau rôle dʼun
fraudeur vulgaire. « La nuit du 1er au 2 décembre 1730, dit une
note du Journal dʼun bourgeois de Caen, les agents de Madame
lʼAbbesse de Sainte-Trinité de Caen ont fait entrer frauduleusement
deux charretées de vin de sept feuillettes chacune dans cette
abbaye, dont les commis à la perception des droits dʼoctroi ont
dressé leur procès-verbal; ce qui a occasionné un grand procès. »

LʼAbbesse avait mauvaise grâce dʼintroduire des marchandises en
contrebande, quand on songe aux énormes revenus dont jouissait encore
son monastère. Guillaume le Conquérant, lors du partage de
lʼAngleterre, avait donné à Sainte-Trinité plusieurs seigneuries dans
les comtés de Dorset, de Devon, de
Glocester et dʼEssex. En 1266, le revenu de lʼabbaye était de 2,500
livres tournois en France, et de 160 livres sterling en Angleterre,
sans compter certaines concessions, parmi lesquelles nous citerons la
jouissance des dîmes de Dives, qui comprenaient nominativement le sel
quʼon y fabriquait et les baleines quʼon y pêchait alors [54].

Au prestige de la richesse se joignait, pour lʼAbbesse de Caen, celui
dʼun pouvoir relativement étendu. Outre la juridiction ecclésiastique
quʼelle exerçait, par un official, sur les paroisses de St-Gilles,
Carpiquet, Ouistreham et Saint-Aubin dʼArquenay, elle avait aussi,
sur ces mêmes paroisses, droit de juridiction civile et criminelle. Au
point de vue religieux elle nʼétait pas moins privilégiée. Lʼabbaye
possédait douze chapelles richement dotées, savoir: huit dans son
enceinte, deux dans son bourg et deux à Ouistreham. Elle avait de plus
sa liturgie particulière. Parmi ses rites singuliers, nous trouvons
lʼusage de la fête des fous, quʼon célébrait le
jour de celle des saints Innocents. « Les jeunes religieuses, dit M.
Vaultier, y chantaient les leçons latines avec farces, cʼest-à-dire
avec intercalation de développements familiers en langue française. On
y faisait figurer une petite Abbesse qui prenait la place de la
véritable, au moment où le chœur chantait le verset: Deposuit potentes
de sede, etc., et la gardait jusquʼau retour de ce même verset, à
lʼoffice du lendemain. » Cette cérémonie avait tant dʼattrait quʼelle
attirait du dehors de nombreux spectateurs. Dans une enquête faite par
le grand bailli de Caen en 1399, nous voyons un des témoins déposer
« quʼun tel était né le jour des Innocents, parce quʼil se souvenait
quʼil était allé ce jour là à lʼabbaye de Sainte-Trinité voir les
esbattemens quʼon y faisoit lors. »

Les religieuses de Sainte-Trinité devaient avoir un certain goût pour
les spectacles; car elles ne se contentaient pas des divertissements
quʼon donnait à lʼabbaye. Dans les Comptes de lʼabbaye, de 1423, on
voit lʼAbbesse sortir de son monastère, pour assister, dans un des
carrefours de la ville, au Miracle de Saint-Vincent, et donner aux
acteurs, pour elle et la religieuse qui lʼaccompagnait, une somme de
10 sous « équivalente, dit M. De La Rue dans ses Essais sur Caen,
à 7 l. 14 s. de notre monnaie actuelle. »

Les Abbesses avaient une maison de campagne à Ouistreham, où elles
allaient séjourner et prendre des vacances. Quelquefois leurs absences
étaient plus longues, et leurs voyages plus lointains. Comme
Sainte-Trinité possédait de riches seigneuries en Angleterre, ses
Abbesses passaient souvent en ce pays, avec une suite plus ou moins
nombreuse, pour y surveiller Iʼadministration de leurs biens. Sous
prétexte dʼaffaires,
elles savaient mêler, selon le conseil du poète, lʼutile à
lʼagréable; et leur éloignement durait quelquefois près dʼune année.
Cʼest ainsi que lʼabbesse Georgette du Molay-Bacon nous raconte, dans
le journal de son voyage, quʼembarquée au port de Caen, le 16 août
1370, ayant à sa suite quinze personnes, pour aller à son manoir de
Felsted, dans le comté dʼEssex, elle ne revint en France quʼà la
Trinité de lʼannée suivante [55].

Telle abbesse, telles religieuses. Celles-ci ne connaissaient pas les
rigueurs du cloître. « Elles pouvaient recevoir leurs parents et leurs
amis dans leurs appartements, dit M. Vaultier, et avaient, presque
toutes, des nièces quʼelles élevaient. Elles assistaient en corps aux
processions publiques de la ville. Il y avait des jours où elles
allaient prendre lʼair dans un jardin peu éloigné de leur monastère. »
On ne sʼétonnera guère de voir tant dʼabus sʼintroduire dans les mœurs
du cloître, quand on saura que lʼabbaye de Sainte-Trinité se recrutait
parmi les familles des seigneurs normands, qui apportaient à la
communauté, en lui amenant leurs filles, de généreuses donations.
Comme le monastère ne devait recevoir que des filles nobles, il fut
alors et a continué dʼêtre appelé depuis vulgairement
lʼAbbaye-aux-Dames.

La plupart des religieuses, ayant reçu une instruction soignée,
consacraient leurs loisirs à lʼétude des belles-lettres. Elles
écrivaient en latin sur des rôles une chronique de leur abbaye, qui a
été malheureusement détruite. Lʼabbé De La Rue nous apprend aussi
quʼelles se faisaient écrire des vers latins par
différents ecclésiastiques. Nous ne savons si le français leur était
moins familier; mais on pourrait le croire, quand on voit quʼelles
faisaient appel aux poètes du dehors pour écrire des vers de
circonstance. M. de Quens mentionne en effet, dans un de ses
manuscrits, un sieur P. Le Petit, ancien recteur à Alençon, qui « se
mêlait de poésie et fournissait de petites pièces de vers à
lʼAbbaye-aux-Dames pour les fêtes de lʼAbbesse et autres. »

Comprenant que richesse oblige, comme noblesse, les Abbesses de Caen
se firent toujours remarquer par une généreuse hospitalité. Lʼabbaye
de Sainte-Trinité reçut des hôtes célèbres. En 1450, pendant le siége
de Caen, Charles VII vint loger quelquefois dans lʼenceinte du
monastère. Les anciens registres de lʼhôtel-de-ville nous apprennent
que la duchesse de Guise descendit le 19 août 1678 à lʼabbaye de
Sainte-Trinité où M. de La Croisette et les échevins vinrent lui
présenter les civilités de la ville et lui offrir une douzaine de
bourses et six douzaines de boîtes de confitures. » La nomenclature
de tous les personnages illustres, qui séjournèrent à
lʼAbbaye-aux-Dames, dépasserait les limites de cette courte notice,
que nous terminerons en rappelant que Charlotte de Corday y a laissé
un long souvenir.



LA PORTE-NEUVE

[Illustration: LA PORTE-NEUVE DITE DES PRÉS]

LA PORTE-NEUVE

DITE DES PRÉS

CONSTRUITE VERS 1590, DÉMOLIE EN 1798.

COMME les villes ne sont que trop souvent flattées par les
artistes et géomètres, qui se chargent dʼen dresser le plan ou dʼen
reproduire des vues pittoresques, nous devons quelque
reconnaissance au sieur de Belleforest pour nous avoir donné le vray
Pourtraict de la ville de Caen en 1562. Cʼest en effet vers cette
époque que Ch. de Bourgueville, sieur de Bras, lieutenant général
du bailliage de Caen, communiqua au fameux compilateur les notes et le
plan dont celui-ci se servit pour écrire la description de Caen, qui
figure dans le premier tome de sa Cosmographie. En examinant lʼaspect
général de ce plan, on voit que la ville était alors divisée en deux
parties qui affectaient chacune la forme ovoïde: lʼancien Caen au
nord; au sud, le vaste quartier de lʼîle St-Jean, ainsi nommé parce
quʼil était
complètement entouré, tant par le lit principal de lʼOrne, que par un
de ses bras détourné en lʼannée 1104 sur lʼordre du duc Robert.
Considérées dans leur ensemble, ces deux parties de la ville
ressemblent à une mappemonde en deux hémisphères, dont le point de
contact, ou, si lʼon veut, la charnière, serait représenté par les
arches du pont St-Pierre, sur lequel sʼélevait lʼancien
hôtel-de-ville.

Cette vue de Caen, à la fin du XVIe siècle, arrachait des cris
dʼadmiration au patriotisme de M. de Bras, son vieil historien.

« Cette ville, dit-il dans ses Recherches et antiquitez de la
ville de Caen [56], au jugement de chascun qui la voit et la
contemple, est lʼune des plus belles, spacieuse, plaisante et
délectable que lʼon puisse regarder, soit en situation, structure de
murailles, de temples, tours, pyramides, bastiments, hauts pavillons
et édifices, grandes et larges rues..... » Cette nouvelle merveille
du monde avait cependant – que les mânes du vénérable historien nous
pardonnent – un défaut capital dans son système de fortifications. Le
Pré de lʼIsle et les Petits-Prez, situés entre lʼOdon et le bras
détourné de lʼOrne, et qui formaient une sorte de triangle, dont le
sommet touchait au pont St-Pierre, tandis que leur base sʼappuyait aux
grandes prairies, avaient lʼinconvénient de sʼenfoncer comme un coin
jusquʼau cœur de la place. Maître de cette position, lʼennemi devait
bientôt lʼêtre de la ville.

Les Anglais se chargèrent, en 1417, dʼen faire la preuve lamentable.
Le jour de lʼassaut général, leur premier soin fut de sʼemparer du Pré
de lʼIsle pour sʼinterposer entre les deux parties de la ville.
Malgré la résistance acharnée des habitants,
Henri V ne tarda pas à forcer le rempart des Jacobins et à rejoindre
son frère, le duc de Clarence, qui était entré par escalade dans lʼîle
St-Jean, du côté des quais. Se jeter de là, par le pont St-Pierre,
dans lʼintérieur de lʼancienne ville et sʼen emparer, ce nʼétait plus
et ce ne fut, en effet, que lʼaffaire de quelques heures de combats
sanglants.

Le vice essentiel du système de défense de la ville ne pouvait être
démontré dʼune façon plus cruellement victorieuse. Les habitants de
Caen se souvinrent de la leçon et, pour en tirer profit, il ne leur
manqua que lʼargent et lʼoccasion. On les voit, en effet, à peine
remis des désastres de lʼoccupation anglaise, essayer, en 1495, de
« clore les Petits-Prez et dʼen faire une partie de la ville [57]. » En
1512, au dire encore de Huet, le seigneur de la Tremouille construit
un boulevard entre le Pré de lʼIsle et les Petits-Prez. Et ce fut tout
jusquʼen lʼannée 1590. Les pestes affreuses qui dépeuplèrent la ville
à plusieurs reprises, la grande misère qui les accompagna et les
suivit, les impôts écrasants, les guerres de religion, ne laissèrent
sans doute aux administrateurs de la ville ni assez de répit, ni assez
de ressources, pour achever ou perfectionner les premiers essais de
fortification quʼon avait entrepris du côté des prairies, entre
lʼOdon et le canal Robert.

Un grand événement historique vint donner une impulsion nouvelle aux
projets de fortifications étudiés par les échevins de la ville de
Caen. Après lʼassassinat dʼHenri III par Jacques Clément, Henri de
Bourbon, premier prince du sang de la maison de France par son père,
sʼempressa dʼenvoyer, le 2 août 1589, aux corps de ville du royaume,
une lettre circulaire [58]
dans laquelle il faisait, pour la première fois, acte
de roi, et promettait aux communes qui contiendraient « son peuple en
son obéissance » de les « soulaiger et gratiffier. » Enchantés de
cette promesse, les échevins de Caen sʼempressèrent de prendre au mot
le nouveau roi. « Nous vous supplions de croire, lui dirent-ils dans
une lettre du 19 août 1589 [59], que nous continuerons à vous obéir
et servir en la même fidélité et obéissance que nous avons toujours
portée aux rois, vos prédécesseurs, à quoi nous sommes dʼautant
plus incités par le bon traitement et gratification quʼil plaît à V.
M. nous promettre en ce qui concerne le particulier de notre
ville... » En même temps, en bons normands ferrés sur le droit, qui
pensent quʼune parole écrite vaut mieux quʼun engagement verbal,
fût-il dʼun prince, ils énumérèrent, dans une instruction, les
gratifications quʼils entendaient réclamer en échange de leur
fidélité. Le chapitre en serait long à transcrire. Pour la ville, ils
réclamaient la tenue des États de la province de Normandie,
lʼétablissement définitif des Cours souveraines transférées de Rouen;
pour les bourgeois de Caen, lʼexemption de certaines tailles et du
service du ban et arrière-ban; pour les échevins, douze lettres
dʼanoblissement, pour eux ou pour leurs amis. « Le tout,
avaient-ils soin dʼajouter, en considération et pour remarque de la
fidélité et obéissance que lesdits habitants de Caen ont toujours
portée à leurs rois et princes. »

Devant de si touchantes marques de dévouement, Henri de Bourbon se
sentit fort à lʼaise pour imposer à son tour
ses conditions. Il fit sans doute remarquer aux échevins quʼil voulait
bien accepter la fidélité dʼune ville, qui se montrait si ouverte dans
ses prétentions, pourvu quʼelle consentît à être fermée aux
entreprises des ligueurs qui couraient la campagne. Si nous ne
trouvons aucune trace dʼune pièce semblable dans les registres de
lʼancien Hôtel-de-Ville, nous y rencontrons, en revanche, une lettre
dʼHenri IV, du 30 janvier 1593, qui prouve que le prétendant à la
couronne de France avait depuis longtemps donné des ordres aux
échevins de Caen, soit pour la réparation des anciens remparts, soit
pour lʼétablissement de nouvelles lignes de défense.

« Chers et bien amés, leur écrivait-il, nous avons vu le dessin
que le sieur de La Vérune nous a envoyé par le sieur du Bois de la
fortification de notre ville, château et faubourgs de Caen, et
particulièrement entendu dud. sieur du Bois lʼavancement que vous
avez déjà donné à lad. fortification; chose qui nous a été bien
agréable, et dʼautant que le parachèvement de lad. fortification est
très-requis pour votre conservation et pour le bien de notre
service. Nous avons bien voulu vous exhorter par la présente à y
faire travailler diligemment et vous assure que de notre part nous
vous aiderons en ce que nous pourrons pour la rendre au plus tôt en
défense. Donné à Chartres. »

Cette lettre inédite dʼHenri IV renferme plus dʼun enseignement. Elle
nous apprend dʼabord quʼil se faisait tenir depuis longtemps au
courant des ouvrages de défense, quʼon avait commencés à Caen, entre
la porte du vieux St-Étienne et le champ de foire, et quʼil y prenait
beaucoup plus dʼintérêt que les habitants eux-mêmes. On y devine, sous
lʼarrangement
poli de la phrase officielle, quʼil songeait bien plus au bien de
son service quʼà la « conservation » proprement dite des bourgeois
de Caen. Mettre la ville, qui sʼétait donnée à
lui le moins gratuitement possible, à lʼabri dʼun coup de main
des ligueurs qui rôdaient dans les environs, telle était sa vraie, sa
seule pensée. Et pour obtenir ce résultat, il promettait aux bourgeois
de les « aider en ce quʼil pourrait » dans le travail des
fortifications. Cependant comme les habitants de la vieille cité
bas-normande étaient gens pratiques et hommes dʼaffaires, ils ne
prirent guère en considération des assurances qui ne reposaient que
sur la parole royale. Ils voyaient bien ce que leur coûteraient les
fortifications, mais ils voyaient moins clairement le bénéfice quʼils
étaient appelés à en tirer. Aussi, malgré la lettre missive du maître,
ils montrèrent peu dʼenthousiasme pour lʼœuvre recommandée. Pour
triompher de leur mauvaise volonté, il ne fallut rien moins quʼune
ordonnance sévère, que MM. Vauquelin, lieutenant général, de La
Serre, avocat du roi, et du Bois-Couldrey, commissaire du roi, au
fait des fortifications, firent publier à son de trompe dans les
rues.

« Sur la complainte faite par M. Jacques Bazin, quʼil ne peut
avoir ni retenir des artisans en son atelier, et que les bourgeois
et habitants de ladite ville les viennent débaucher de jour en jour,
à mesure quʼils en ont affaire pour leurs ouvrages particuliers, il
a été chargé audit Bazin de bailler une liste des artisans quʼil
aura demandés et quʼil voudra employer en sa besogne, auxquels il
sera enjoint de travailler avec lui jusquʼà ce que les ouvrages
quʼil a entrepris soient parfaits, et défendu à toute personne de
les
prendre ni employer en leurs ouvrages, sur peine aux
contrevenants, pour les bourgeois et ceux qui les emploieront, « de
50 écus dʼamende, et auxdits artisans, du fouet pour la première
fois, et, pour la seconde, dʼêtre pendus et étranglés. Et sera à
cette fin ladite liste avec la présente ordonnance publiée à son de
trompe, tant audit atelier de ville que par les carrefours dʼicelle. »

Cette ordonnance, du 23 juin 1593, si on la rapproche de la lettre
précédente dʼHenri IV, nous prouve surabondamment que les nouvelles
fortifications, qui devaient fermer la ville du côté des grandes
prairies de Louvigny, ne furent pas entreprises sur lʼinitiative des
habitants, mais probablement contre leurs vœux et sur la
recommandation expresse du roi.

Une délibération du conseil de la commune de Caen fixe à peu près
lʼépoque du commencement des travaux. Nous lisons, en effet, dans les
registres de lʼancien Hôtel-de-Ville, à la date du 21 novembre 1590:
« Jean Marguerie, sieur de Sordeval, conseiller du roi en
lʼélection de Caen, en sa qualité de sergent-major en ladite ville,
demande, le 21 novembre 1590, à couper le bois étant dans le fossé
de la ville et sur le parapet dudit fossé, jouxte le cercle des
Jacobins, et icelui employé aux fortifications qui se font à
présent du côté des prés, entre la rivière dʼOulne et la rivière
dʼOuldon. »

Commencées dans le courant de lʼannée 1590, les nouvelles
fortifications venaient dʼêtre achevées, depuis la porte St-Etienne
jusquʼà lʼIle de la Cercle, ou Champ-de-Foire, à la date du 9 avril
1597, lors de la Visite des murailles qui se faisait à
Caen, tous les trois ans, à chaque nouvelle élection des
gouverneurs-échevins. Les travaux avaient été exécutés sur les plans
et sous la direction dʼun très-habile géomètre et architecte, Josué
Gondouin, dit Fallaize, qui figure parmi les oubliés ou dédaignés de
cette époque; car nous ne trouvons nulle part trace de biographie se
rapportant à cet artiste de mérite. Lʼordre de payer suivant, adressé
par les échevins au receveur de la ville, le 25 juillet 1592, nous
apprend ce fait, intéressant pour lʼhistoire locale.

« Ordre au receveur de payer à M. Gondouin, maître-voyer juré pour
le Roi en cette ville et bailliage de Caen, la somme de 20 écus,
qui lui a été allouée, pour faire dresser et pourtraire sur
parchemin le plan, assiette et étendue de cette ville, avec
remarque des tours, forteresses et enclos des murailles, des lieux
et endroits plus forts et autres plus faibles dʼicelle, même des
lieux et places, qui commandent la ville, le tout pour servir à
résoudre les fortifications plus nécessaires à faire en icelle,
selon quʼil lui en avait été donné charge par M. de La Vérune et
autres seigneurs, ayant entrepris de faire travailler auxdites
fortifications. Lequel plan a été par lui baillé et délivré et
ordonné être conservé aux arches de lʼHôtel-de-Ville, pour sʼen
aider et servir quand besoin sera. »

Comme nous lʼavons dit, il sʼagissait de réunir à la ville, en les
reliant par une courtine aux anciennes murailles, tous les terrains
désignés, sur le plan de Belleforest, sous les noms de Petits-Prez,
Grands-Prez et Pré-de-lʼIsle, sur lesquels se trouvent aujourdʼhui
lʼéglise Notre-Dame, la préfecture avec ses jardins, les bâtiments de
lʼHôtel-de-Ville, la place Royale, et les groupes de maisons
comprises entre la
rue du Moulin et le nouveau boulevard, jusquʼà lʼancien pont
St-Pierre, aujourdʼhui démoli. Il est fort regrettable que le plan de
Josué Gondouin ne soit pas arrivé jusquʼà nous. Lʼhabile maître-voyer
nous a heureusement laissé, dans son procès-verbal de la visite des
fortifications du 12 mai 1606, quelques explications précieuses
auxquelles nous faisons lʼemprunt suivant.

« On avait encomrnencé, dit-il, de faire deux grands bastions: lʼun
à la porte St-Étienne, dont les flancs devaient défendre portion de
la courtine dʼentre ledit bastion et lʼautre bastion proposé faire
dedans ladite Cercle ou foire; laquelle courtine nʼavait été pour
lors trouvée être requise fermer et être faite que de terre,
fascines et gazons, vu la commodité que lʼon en avait joignant les
terres quʼelle enferme, qui est une portion de prairie ayant environ
120 toises de longueur, à prendre par le long de ladite
courtine, laquelle courtine est en forme de tenailles sur lʼun des
bouts de laquelle fut aussi délibéré faire de maçonnerie une porte
fermant et ouvrant à pont-levis, pour tirer les foins de la prairie;
pour défendre laquelle, ainsi quʼenviron la moitié desdites
tenailles, avait été tracé dedans ladite Cercle, les fondements,
fossés, courtines et flancs dudit second bastion..... »

Ce document, dont on ne peut contester lʼimportance puisquʼil nous
vient de lʼauteur lui-même des travaux, nous servira à faire la
légende de la gravure, qui nous a conservé
la physionomie de la Porte-Neuve.

Cette vue, tirée du cabinet de M. Lair, avait été reproduite par M.
Ch. Pichon, dʼaprès le tableau de M. Ch. de
Vauquelin de Sassy, à qui lʼon devait déjà la plus grande partie des
lithographies de la Statistique de Falaise de M. Galeron. Elle nous
montre la Porte-Neuve telle quʼelle existait encore à la fin du XVIIle
siècle, avant sa destruction. Le fossé et le pont-levis, qui servait à
le franchir, nʼexistent plus; mais le reste du petit édifice nʼa subi
ni les outrages du temps, ni les changements quʼaurait pu y apporter
la main de lʼhomme. Il se compose dʼun pavillon carré, traversé au
rez-de-chaussée par une large porte à cintre surbaissé, et surmonté
dʼun étage sans fenêtres, que couronne un toit avec girouettes. A
gauche, une petite tour carrée, renfermant probablement lʼescalier; à
droite des constructions moins élevées, soutenues par des contreforts,
dont le pied se baigne dans la rivière; enfin de longues
cheminées, au corps mince; tel est lʼaspect général de la
construction, dont la structure élégante, jointe à une situation
heureuse, forme un ensemble qui satisfait lʼœil. Lʼédifice nʼa rien de
martial; sur ses flancs, pas la moindre tourelle, pas la plus petite
échauguette. Quelques meurtrières, qui sʼouvrent de çà de là dans les
murailles, moins pour menacer que pour regarder au dehors, et cʼest
tout. En voyant son attitude inoffensive, on ne croirait guère quʼil
fût destiné à entrer, même pour la part la plus modeste, dans un
système quelconque de fortifications, si lʼauteur du plan, dont nous
avons cité un passage, ne venait heureusement à notre aide pour nous
apprendre quʼil était protégé dʼun côté par le bastion de St-Étienne,
de lʼautre par le bastion de La Cercle.

Il résulte de lʼexamen comparatif des plans de lʼancien Caen que la
Porte-Neuve devait être située sur la rive gauche de la Petite-Orne,
ou canal Robert, entre le pont aux Vaches et
lʼancien pont de la Foire, un peu plus rapprochée de celui-ci que de
celui-là.

Notre gravure nous en fait connaître la façade du côté des prairies;
lʼautre côté, qui regardait la ville, et lʼintérieur de la
construction ne peuvent être à peu près reconstitués quʼà lʼaide de
quelques rares documents, puisés dans les registres de lʼancien
Hôtel-de-Ville de Caen.

« Au corps dʼhôtel sur la Porte-Neuve, est-il dit dans la visite
des murailles du 9 avril 1597, de présent non encore habitée a été
trouvé nécessaire faire ajuster une ventaille de bois pour un
soupirail, qui est au milieu de lʼaire de la chambre; plus clore de
ventailles, huis et fenêtres, une huisserie qui est à la vis ou
montée et une fenêtre, et quʼil serait bon bailler ledit logis à
quelque personne pour y habiter et quʼil serait mieux conservé
étant habité quʼautrement; ayant connu par expérience quʼà
lʼoccasion quʼil nʼy demeura personne, on a déjà fait plusieurs
travaux et réparations aux huis et serrures de ladite maison sur
quoi sera conféré avec M. de La Vérune. »

Ce passage nous apprend que les bâtiments de la Porte-Neuve
renfermaient un corps-de-logis habitable, avec fenêtres donnant sur
lʼintérieur de la ville. On y mentionne une chambre seulement, mais
nous pouvons affirmer quʼil sʼy trouvait encore dʼautres pièces;
car il est permis de supposer que cette nouvelle construction, qui
avait moins lʼapparence dʼune forteresse que dʼun pavillon inoffensif,
nʼavait pas dû être moins bien traitée sous le rapport de lʼhabitation
que les anciennes portes de la ville, bâties surtout dans un but
stratégique. Or, celles-ci avaient toutes, au rez-de-chaussée, même
les moins
importantes, une salle basse qui servait de corps-de-garde, et une
sorte de magasin ou réduit « pour retirer, dit toujours le
procès-verbal de la visite des murailles, quelques bûches et fagots
pour le feu de ceux qui sont en garde à ladite porte, même pour
retirer quelque bois pour la ville et les outils des artisans,
quand on travaille à ladite porte ou aux environs. » Au premier
étage se trouvaient toujours une ou deux chambres que la ville louait
à des fermiers, prêtait à quelque employé, ou donnait, à charge
seulement de faire certaines réparations à lʼimmeuble. Cʼest ainsi que
nous voyons, en 1597, la partie habitable dʼune des portes de la
ville affermée, à charge dʼentretenir les couvertures.

« Lʼédifice sur la porte St-Julien et tenu par Marie Boyvin par
ci-devant veuve de Richer, trompette de la ville, comme à la
précédente visitation lui en ayant été concédé lʼusage passés sont
six ans, en considération que son mari fut tué servant de trompette
à la compagnie de gendarmerie de M. de La Vérune, étant lors à
lʼarmée du roi, et à la charge dʼentretenir bien et dument la
couverture volante dudit édifice, selon la lettre quʼelle en a.
Continuée à la charge de bien et dument entretenir ladite tour en
couverture et dʼy vivre sans scandale. »

Quand la ville logeait un de ses employés, sans conditions, il
arrivait souvent que les immeubles se conservaient comme ils
pouvaient, jusquʼà ce quʼil se trouvât un locataire assez audacieux
pour se plaindre, ou assez habile pour cacher ses vœux sous le masque
dʼune action charitable. Tel le cas dʼun sieur Longuet, garde à la
porte Millet, que le procès-verbal de la visite des murailles nous
rapporte ainsi:

« La chambre de dessus est tenue par le sergent Longuet, auquel
lʼusage en a été concédé, dès longtemps, en considération du
service quʼil fait en sadite charge; lequel Longuet a remontré
quʼil nʼy a aucune commodité en ladite chambre, nʼétant plancher par
dessus, la cheminée rompue, nʼy a aucune fenêtre commode, et a prié
lesd. sieurs présents que leur plaisir fût la faire plancher et
accommoder de vitres et cheminée, en sorte que quelquefois les
bourgeois, qui sont en garde, sʼen pussent servir pour y prendre
leur réfection, sans être contraints retourner à leurs maisons, qui
serait une bonne commodité pour le fait desdits gardes. »

Le sieur Longuet ne montrait cette hypocrite sollicitude pour le
bien-être de la milice que parce quʼil occupait gratuitement les
parties habitables de la porte. Mais les fermiers de la ville, qui
payaient leur location, faisaient leurs réclamations sur un autre ton.
Exemple:

« Au ravelin de ladite Porte-au-Berger, ajoute le procès-verbal déjà
cité, a été trouvé nécessaire au corps dʼhôtel neuf, qui est baillé
à ferme, réservé la grande salle basse pour le corps de garde, de
faire des huis à la petite chambre sur lʼouvroir et aux greniers et
quelques ventailles aux fenêtres pour le tout pouvoir clorre pour la
commodité du fermier: lequel fermier a remontré que néanmoins le
bail à lui fait, les capitaines et habitans, qui viennent en
garde, lʼont empêché de labourer le jardin dépendant de ladite
maison, disant que ladite place est nécessaire pour le proumenoir
de ceux qui sont en garde. Aussi se sont habitués de la grande
chambre, sur la salle de bas, où se fait le corps de garde, en
laquelle ils ont fait mettre quelques
meubles, disant quʼelle leur est nécessaire pour prendre leur
réfection, les jours quʼils sont en garde, afin de ne se départir
de leur garde et être contraints retourner en leurs maisons pour
boire et manger, demandant sur ce lui être pourvu et quʼil soit
fait jouissant ou que son bail soit dissolu. Reste y aviser. »

Avec les documents qui précèdent, nous pouvons, comme un touriste muni
de son guide, faire un voyage instructif autour de la chambre de la
Porte-Neuve et de ses pièces accessoires. Quelques nouveaux
renseignements, empruntés aux registres de lʼHôtel-de-Ville, nous
permettront, après avoir pris connaissance du logement, de jeter un
coup dʼœil curieux sur lʼexistence et les habitudes du locataire. Nous
nous rappelons que le 9 avril 1597, la Porte-Neuve nʼétait pas encore
habitée. Mais, comme les échevins avaient pensé à cette date quʼil
était urgent, afin dʼentretenir les serrures, portes et fenêtres de
leur immeuble, de trouver quelque personne de bonne volonté pour
essuyer les plâtres, il est fort probable quʼun garde fut installé peu
de temps après dans la nouvelle construction. Dix-huit ans plus tard,
ce garde mourait, et nous ne rappellerions pas ce fait, sans
importance, sʼil ne servait à nous montrer que ces modestes fonctions
étaient quelquefois lʼobjet dʼun conflit entre le pouvoir royal et les
prérogatives municipales.

« Le garde de la Porte-Neuve étant mort, disent les Registres de
lʼHôtel-de-Ville à la date du 22 mars 1615, les échevins et le
procureur-syndic vont trouver M. de Bellefonds et le supplient
dʼavoir pour agréable quʼils en nommassent un autre à sa place,
suivant les anciens priviléges de la
ville. M. de Bellefonds prétend que cette nomination lui
appartient et ajoute que, si MM. du Corps de Ville pensent que leurs
droits soient lésés, il est prêt, au premier voyage quʼil fera en
cour, à sʼen remettre au jugement de Sa Majesté, quʼen attendant il
pourvoiera dʼun bourgeois de la ville à la garde de ladite porte.
Les échevins, au retour, arrêtent que ces propositions seront
rejetées et M. le Bailli ordonne dʼenregistrer ce que dessus au
registre du Greffe de la ville pour y avoir recours si besoin est. »

Nous ne voyons pas tout dʼabord quel grand intérêt avaient les
échevins à défendre, contre les empiétements du pouvoir
central, le privilége qui consistait à nommer les gardes des
portes de la ville. Car, – chose étonnante et qui est cependant
prouvée par maint passage des registres de lʼHôtel-de-Ville, – les
gardes des portes nʼétaient pas chargés dʼen conserver les clefs. Ce
soin, qui aurait dû être, sinon la première, au moins une de leurs
plus importantes attributions, était confié à dʼautres mains. Nous
lisons, en effet, à la date du 2 septembre 1610:

« Il a été arrêté pour la police de tenir les portes closes de
nuit. Que Messieurs en prendront la charge, savoir est: Pour la
Porte-Neuve, chez M. le Président, etc. Et les feront clore et
ouvrir à heures convenables par leurs serviteurs et domestiques,
auxquels ils auront confiance, lesquels la ville gratifiera de
chacun deux écus par an. »

En 1615, on place des soldats de la milice aux portes, par suite de
lettres reçues du roi, et lʼon remet les clefs aux personnes désignées
pour ouvrir et fermer les portes. En 1616, les six clefs de la
Porte-Neuve sont données en garde à plusieurs bourgeois. A toutes ces
dates, la ville était sous le coup
dʼune alerte; le roi lui écrivait de prendre des précautions, de se
tenir prête à soutenir une attaque. On comprend donc que dans ces
moments de troubles on ne confiât pas les clefs de la ville à un
simple garde, qui aurait pu se laisser corrompre ou passer aux partis
ennemis. Mais un passage des anciens registres de lʼHôtel-de-Ville
nous apprend quʼil en était de même en temps de paix. Ainsi, en 1610,
après la paix du Pont-de-Cé, au moment où lʼon venait de lever les
gardes placées aux portes de la ville, nous voyons remettre les clefs
à des personnes nominativement désignées.

Cependant les clefs étaient laissées quelquefois entre les mains du
garde de la porte, comme cela paraît résulter du document suivant.

« Geoffroy Bellebarbe, ayant les clefs de la Porte-Neuve en dépôt,
disent les anciens registres de lʼHôtel-de-Ville à la date du 4 mai
1640, a fait plainte que quelques écoliers, nuitamment, ont rompu
lʼune des chaînes du pont de ladite porte et forcé la serrure avec
des pierres; jure et affirme quʼil ne les connaît, pour nʼavoir osé
sortir, à cause quʼils lâchèrent quelques coups de pistolet. »

Cʼétait le garde qui devait préparer la salle basse, dans les
occasions où elle était occupée par la milice bourgeoise; cʼétait lui
aussi qui devait aller aux approvisionnements, apporter les deux
bûches, les deux fagots, le charbon et la chandelle que la ville
délivrait à chacun des cinq corps de garde placés au Tripot, à la
porte de Bayeux, à la Porte-Neuve, sur le port et à la porte
Millet. »

Quand le moment dʼalarme était passé et que les bourgeois armés
abandonnaient les postes, cʼétait à lui encore que revenait
le soin dʼemmagasiner la plupart des outils qui servaient à la
réparation des remparts. Et ce nʼétait pas alors une petite besogne;
car, pendant les guerres de la Ligue et les troubles des premières
années du règne de Louis XIII, les bourgeois étaient à tout instant
convoqués, non-seulement pour garder les fortifications, mais aussi
pour les réparer. En 1615, par exemple, nous voyons les bourgeois
tenus de travailler aux fortifications et à la vide des fossés,
attendu que les deniers de la ville ne seraient suffisants. »

Quand une nouvelle lettre du roi venait rassurer les échevins et
ordonner de renvoyer chez elles les compagnies de la milice, quand la
ville se reposait dʼune si chaude alarme, le garde des portes ne
jouissait pas de fréquents loisirs. Tantôt il lui fallait courir sur
les remparts pour empêcher de jeter dans les fossés des matériaux dont
on voulait se débarrasser; tantôt au contraire, au lieu de défendre
les fortifications contre des alluvions gênantes ou nauséabondes, il
fallait les protéger contre un amaigrissement, dont la cause ne
faisait pas honneur au patriotisme des propriétaires riverains. Ce
détail curieux est indiqué dans la visite des murailles du 9 avril
1597.

« Tous ceux qui ont leurs jardins et héritages aboutissant sur les
remparts entre lad. tour (tour Sevans) et la porte St-Étienne,
ayant miné lesdits remparts, pour accroître leurs jardins, et qui
devaient être approchés, pour se voir condamner à remettre les
terres en lʼétat quʼelles étaient, minant encore davantage de jour
en jour, nʼayant été fait aucune action contre eux, à quoi reste
pourvoir. »

A cette surveillance des délinquants sʼajoutait, pour le garde de la
Porte-Neuve, lʼobligation de tenir les portes ouvertes
pour le passage des voitures, pendant la saison des foins et, pendant
la foire royale, pour celui des bestiaux quʼon exposait en vente dans
la prairie en dehors des fortifications.

Nous trouvons, en effet, dans le registre 46 de IʼHôtel-de-Ville, parmi
les conditions imposées à lʼun des adjudicataires des patrimoniaux de
la ville, les clauses suivantes: « Il souffrira les ébats
accoutumés dans le pré (emplacement quʼoccupent aujourdʼhui
lʼéglise Notre-Dame, la préfecture, les bâtiments de la mairie et la
place Royale). De même il souffrira les bêtes à laine qui y sont
exposées en vente, et la montre des chevaux du côté de lʼOdon
durant la séance de la foire royale; et les bêtes aumailles (mot
du patois normand qui signifie bestiaux) et porchines au lieu où
elles sont exposées en vente pendant la foire, près et en dehors
de la Porte-Neuve jusquʼau pont de pierre sur le cours de lʼOdon. »

Sʼil avait des devoirs pénibles à remplir, le garde de la Porte-Neuve
trouvait, il est vrai, quelques compensations dans les spectacles
variés et gratuits que lui offrait le fameux pré des ébats dont
Ch. de Bourgueville, sieur de Bras,
a célébré les merveilles dans une prose
enthousiaste. Ce sont « deux moyennes prairies, dit-il, qui
séparent la ville de ce costé là, fort plaisantes, encloses dʼun
costé de la grosse rivière dʼOurne, et de lʼautre de la rivière de
Oudon. Auxquelles les habitans et jeunesse se pourmenent, prennent
plaisir à la saison du printemps et de lʼesté, mesmes les escoliers
de lʼUniversité, les uns à sauter, lutter, courir, jouer aux
barres, nager en la rivière qui les enclost, tirer de lʼarc et
prendre toutes honnestes récréations, comme aussi font les
damoiselles, dames et bourgeoises, à y estendre et sécher leur
beau linge, duquel lesdites prairies sont aucunes fois si couvertes
quʼelles semblent plutost blanches que vertes. »

Le voisinage de ces lessives – puisquʼil faut les appeler par leur nom –
était probablement pour les gardes de la Porte-Neuve moins une source
de jouissances poétiques que lʼoccasion de débats très-vulgaires avec
les « dames et bourgeoises » qui encombraient la voie publique.

Nous devons avouer cependant que, parmi les spectacles auxquels ils
pouvaient assister de leurs fenêtres, il en est un surtout qui
méritait dʼattirer leur attention. Cʼétait à peu de distance de la
Porte-Neuve que sʼélevait le Mai du Papeguay, « expression dérivée
de Papagallus, qui, dans le moyen âge, dit lʼabbé De La Rue [60],
signifiait ordinairement Perroquet. Ce jeu consistait à placer au
haut dʼun mât très-élevé un oiseau de bois peint et bien orné, et à
lʼabattre avec la flèche. La ville, dans lʼorigine, en fournissait
deux: un pour lʼarc et lʼautre pour lʼarbalète; vers lʼannée
1540, elle commença à en donner un troisième pour lʼarquebuse, et
elle décernait toujours un prix en argent à celui qui abattait
le Papeguay..... Les jeux de lʼarc et de lʼarbalète avaient
 lieu sur le terrain qui est en face du rempart de lʼhôtel de la
préfecture; ils duraient pendant tout lʼété, et ils nʼont cessé
quʼà lʼépoque de la Révolution. »

Ces divertissements guerriers prirent à la longue une telle importance
que la compagnie du Papeguay, recrutée dans la milice bourgeoise, se
composait en lʼannée 1744 de plus de
cinq cents hommes, sous la conduite dʼun capitaine et dʼun lieutenant,
quatre sergents, quatre tambours et un fifre. Elle ne se contentait
plus de se livrer avec ardeur à ses exercices ordinaires; elle
organisait aussi des fêtes. Cʼest ainsi que nous la voyons, cette
année-là, tirer un grand feu dʼartifice à lʼoccasion de la
convalescence du roi.

« Lʼédifice destiné au feu, dit la Relation de la fête publiée à
Caen en 1744, était construit dans la place où lʼon tire les
oiseaux de lʼarc et de lʼarbalète. Sa hauteur était dʼenviron 50
pieds, il a voit deux étages et trois faces, celle du milieu
regardait la Porte-Neuve..... »

Le perroquet ou papeguay, perché au haut du mât, joua aussi son rôle
dans la fête de nuit, comme lʼindique ce passage: « De temps en
temps, on faisait partir des dragons, qui feignaient dʼaller allumer
lʼoiseau; il en vint un enfin, à qui lʼhonneur étoit réservé.
Lʼoiseau prit feu et effraya, par le bruit quʼil fit, tous ceux qui
nʼétaient pas prévenus... »

Si le locataire de la Porte-Neuve était aux premières places pour
jouir de la vue des feux dʼartifice et autres fêtes ou
divertissements, qui avaient pour théâtre lʼancien Pré des Ebats, il
faut bien avouer aussi quʼil subissait quelquefois des spectacles qui
nʼétaient point de nature à lui mettre beaucoup de joie dans lʼâme. En
effet, quand les impôts prélevés sur le peuple rentraient
difficilement dans les coffres du roi, on leur en faisait prendre le
chemin par un ingénieux moyen que nous trouvons noté dans les
registres de lʼHôtel-de-Ville, à la date du 28 juin 1602.

« Nous avons apporté tout ce que nous avons pensé être de notre
devoir pour le bien du service de Sa Majesté, disaient
les échevins, jusques avoir fait planter potences à toutes les
portes de la ville, pour punir ceux qui voudraient empêcher la
levée des dʼimpositions, en sorte quʼelles sont cueillies «sans
empêchement » [61].

Quoique le garde de la Porte-Neuve fût exposé à avoir directement sous
les yeux, à toute heure, ces lugubres avertissements aux contribuables
des percepteurs du bon vieux temps, on ne voit pas que ce modeste
fonctionnaire ait jamais donné sa démission, ni quʼon ait éprouvé
quelque difficulté à lui trouver de successeur quand sa place était
vacante. Le locataire ne manqua à lʼimmeuble que lorsque lʼimmeuble le
premier vint à lui manquer. Cet événement se pressent dans une séance
du 18 brumaire an VI du conseil municipal de Caen.

« LʼAdministration, considérant que le but que sʼétait proposé le
Conseil général de la commune en supprimant la pièce dʼeau nommée
le Fort, étoit, après lʼavoir comblée, dʼen employer le terrein en
promenade, ainsi que le reste de la place publique qui lui est
contiguë, et qui a été mise et en location pour six ans, par
adjudication du 21 mars 1793 (V. S.), arrête que la portion de
terrain réservée par ladite bannie, et qui sʼétend depuis la
Porte-Neuve, le long du mur du bastion, jusquʼà lʼangle dudit mur,
sera plantée de tilleuls, et que les deux côtés du chemin tendant de
ladite Porte-Neuve au pont de lʼabreuvoir, seront plantés en ormes,
en attendant que le surplus du terrain mis en adjudication
revienne à la disposition de la commune par lʼexpiration de la
jouissance des adjudicataires, époque à laquelle il pourra être pris
des mesures pour embellir cette place publique par
des plantations, et procurer à ce moyen aux citoyens lʼagrément
dʼune promenade. »

Comme les affaires administratives marchaient alors au pas accéléré,
six mois après cette première délibération, le Conseil municipal
décida, dans une séance du 8 floréal an VI (avril 1798), quʼon
sʼentendrait avec les adjudicataires des terrains de la Porte-Neuve
pour la résiliation de leur marché, et que
celle-ci serait immédiatement démolie.

« Lʼadministration considérant que la porte, dite des Prés, ou
Porte-Neuve, faisant partie des anciennes fortifications de la
commune, est nuisible par sa position aux embellissements quʼon se
propose de former dans le quartier, arrête quʼelle sera démolie et
que lʼarchitecte de la commune donnera le devis estimatif des frais
que sa démolition pourra occasionner. »

Lʼexécution suivit de près la sentence. La Porte-Neuve avait vu
sʼélever successivement, sur lʼemplacement des Petits-Prés, le grand
et le petit séminaire des Eudistes (aujourdʼhui lʼHôtel-de-Ville),
lʼéglise des Jésuites (aujourdʼhui Notre-Dame) et un grand nombre de
maisons particulières qui, en rétrécissant la place réservée aux
promeneurs, semblaient lui signifier sa prochaine destruction. Après
une durée de deux siècles, elle eut la bonne fortune dʼêtre
reproduite, à ses derniers moments, par le crayon dʼun artiste.
Combien de générations dʼhommes laisseront moins de traces!



NOTES


[1] « Cʼest peut-être là, dit lʼabbé De La Rue, le petit château dont
parle la Chronique de Normandie. Le duc Guillaume ou ses ancêtres
purent bien fortifier ce pont qui était la clef de la ville et de tout
le Bessin. Dans les plus anciennes chartes, il est appelé pons Cadomi,
on lʼappela ensuite pons de Darnestallo, enfin pons Sti Petri. »
Origines de Caen de Huet, annotées par lʼabbé De La Rue, mss, in-8° de
la Biblioth. de Caen, n° 50, tome I, p. 39.

[2] Essais sur Caen, tome I, p. 127.

[3] Livre I, § 262.

[4] In quo ponte, dit le continuateur anonyme, est nunc ædificatum
castrum valde pulchrum.

[5] Les armoiries de la ville de Caen, dans le tome XX des Mémoires de
la Société des Antiquaires de Normandie.

[6] A la date du 29 avril 1581, on trouve dans les Archives
municipales un marché avec Pierre Crespin, couvreur, pour la
réparation de la couverture de lʼHôtel de Ville. Il paraîtrait,
dʼaprès ce marché, que les tourelles étaient couvertes en ardoise fine
et le corps de logis en tuile.

[7] Essais sur Caen, tome I, p. 247.

[8] Relations des différentes festes données par les Corps et
Communautés de la ville de Caen, à lʼoccasion de la naissance de
Monseigr. le Dauphin; in-12 de 12 pages, s. l. n, d.

[9] Mss. in-fol. de la Biblioth. de Caen, n° 143, feuillet 51.

[10] Mss. in-fol. de la Biblioth. de Caen, n° 143, feuillet 51.

[11] Mss. in-4° de la Biblioth. de Caen, n° 117, p. 96.

[12] Quelque cent ans après, une note de lʼintendant Méliand sur
lʼétat des finances de la ville constatait que lʼhorloger, en 1679,
touchait un traitement de 80 livres, tandis que lʼavocat de la ville
au Parlement ne touchait que 30 livres, et le greffier, sans indemnité
pour ses frais de bureau, seulement 500 livres. – Archives
municipales, délibération du 1er mai 1679.

[13] Archives municipales, délibération du 4 janvier 1592.

[14] Archives municipales, délibération du 10 mai 1597.

[15] Notice sur les clepsydres et les premières horloges. Caen, 1872;
in-18 de 29 p.

[16] Mss. in-fol. de la Biblioth. de Caen, n° 143, feuillet 51.

[17] Archives municipales, 17 avril 1563.

[18] Journal dʼun bourgeois de Caen, p. 76.

[19] Bulletin monumental, tome XVIII, p. 92.

[20] Archives municipales, avril et 8 sept. 1563.

[21] Journal dʼun bourgeois de Caen, 3 nov. 1697,

[22] LʼHôtel de Ville avait deux canons, comme nous lʼapprend une
délibération du 24 févr. 1607, à propos du mariage de M. de
Bellefonds, gouverneur pour le Roi en la ville et château de Caen. «
Sera, est-il dit dans cette délibération, en signe de joie et liesse,
tiré quatre coups de canon de la grosse tour de Chatimoine et les deux
de lʼHôtel commun de la ville, lors de lʼentrée de la mariée, lundi au
soir. »

[23] Archives municipales, 22 sept. 1564.

[24] Archives municipales, 28 mai 1641.

[25] « État que les commissaires, ci-devant établis par le Roi au
gouvernement et administration de lʼHôtel commun de la ville de Caen,
baillent et laissent à MM. les Maire, Gouverneurs et Échevins
dʼicelle, des charges et affaires les plus importantes, qui se sont
passées depuis leur établissement, qui fut le 24 février 1640 jusquʼà
ce jour, et qui restent à faire par lesd. sieurs Maire et Echevins. »

[26] Archives municipales, 26 février 1563.

[27] Archives municipales, 28 juin 1602.

[28] Archives municipales, 25 janvier 1626.

[29] « A été appelé Leslogettes, cuisinier, avec lequel a été fait
marché de fournir le dîner du mercredi des cendres prochain, en la
maison de M. Brunet, de toutes choses qui se pourront trouver, pour
traiter honorablement les assistans, au nombre de 40 personnes, ayant
assisté à lʼélection, qui se fera, led. jour, des Echevins de lad.
ville, dʼun receveur et administrateurs de la Maison Dieu et
Léproserie en lui payant 50s par tête et 60s pour le vin de ses
serviteurs, et parce quʼil fournira aussi à dîner aux serviteurs qui
auront servi aud. dîner, et doit fournir linge, vaisselle, bois, pain,
vin, cidre et toutes choses généralement. » Archives municipales, 3
mars 1611.

[30] Archives municipales, 23 juin 1652.

[31] « Noble homme, Mr Jean Beaullart, sr de Maizet, fils et héritier
de feu noble homme, Pierre Beaullart, a fait rapporter en cette maison
plusieurs registres, pièces et écritures avec deux clefs et un cachet,
quʼil a dit être les pièces, papiers, clefs et cachet, dont led, sr de
Maizet, son père, se servait comme greffier de lʼHôtel commun de lad.
ville. » Archives municipales, 26 octobre 1611.

[32] Archives municipales, 15 janvier 1538.

[33] Archives municipales, 16 janvier 1539.

[34] Archives municipales, 13 novembre 1661.

[35] Archives municipales, mars 1583.

[36] Philippidos libri duodecim, lib. VIII.

[37] Rapport sur les fouilles du nouveau canal de lʼOrne, à Caen,
relativement à lʼhistoire et à la géologie, par M. Gervais de Laprise,
28 floréal an IX. Voir, parmi les manuscrits de la Bibliothèque de
Caen, le n° 169 in-folio.

[38] Recherches et antiquitez de la ville de Caen, édit. de 1588, p.
96.

[39] Notice sur le Port de Caen, dans les Ports maritimes de la
France, t. II, p. 409.

[40] Les pièces inédites que nous citons, ou dont nous donnons des
extraits, ont été copiées aux archives municipales ou aux archives du
département du Calvados. La plupart de ces documents nous ont été
obligeamment communiqués par M. Houdan, qui a réuni une nombreuse et
précieuse collection de notes sur les travaux du port de Caen.

[41] Voici, sur le Poigneux, un renseignement inédit extrait des
archives municipales. « Lʼadministration ayant entendu la lecture
dʼune lettre à elle adressée par le sous-ingénieur provisoire de
vaisseaux du 4e arrondissement forestier, en date du 18 de ce mois,
dans laquelle il demande quʼil soit nommé un expert pour procéder à
lʼestimation du chantier nommé le Poigneux, nomme le cn Lair,
architecte de la commune, aux fins de régler conjointement avec celui
qui sera nommé par le cn Vesque, fermier dudit terrein au droit des
pauvres de lʼhospice de lʼhumanité, lʼindemnité qui peut lui être due
pour dépôt fait des bois de la marine, ce qui a empêché sa jouissance
» (Séance du 23 pluviôse an VI).

[42] Notice sur le Port de Caen dans le IIe tome des Ports maritimes
de la France.

[43] Plusieurs fragments de ce portail sont conservés au Musée des
Antiquaires.

[44] Ms. in-4°, n° 120.

[45] Ms. conservé à la Bibliothèque de Caen, in-fol., n° 104.

[46] L'ancienne Université de Caen, broch., p. 15.

[47] La première inhumation enregistrée par l'histoire eut lieu à
Saint-Étienne, le 23 novembre 1712. On y enterra, dans le sanctuaire,
le corps du sieur Charles Turpin, prêtre, professeur de philosophie au
collège Du Bois et recteur de l'Université de Caen. (Journal d'un
bourgeois de Caen.)

[48] A propos du récit de l'inhumation de Charles Turpin, recteur de
l'Université de Caen, les éditeurs du Journal d'un bourgeois de Caen
se font l'écho de cette lointaine rumeur: « Ce passage du journal,
écrivent-ils, est d'autant plus curieux qu'il est de tradition à Caen
que les funérailles d'un recteur, en fonctions au moment de son décès,
devaient être semblables à celles d'un roi, et que, lorsque ce haut
dignitaire venait à tomber malade, le corps universitaire se
réunissait à la hâte pour élire son successeur, afin d'éviter les
énormes frais qu'eût entrainé son décès s'il n'avait pas été remplacé.
On dit même qu'un recteur, étant à la chasse, se tua exprès pour être
enterré comme un roi. »

[49] Mémoires sur l'Université de Caen, ms. in-fol. de la Bibliothèque
de Caen, n° 123, tome I.

[50] Essais historiques sur la ville de Caen, par l'abbé De La Rue,
tome II, p. 150.

[51] Ms. in-4° de la Bibliothèque de Caen, n° 117, feuillet 98.

[52] Lʼancienne porte de lʼabbaye a été gravée dans le Cours
dʼantiquités monumentales de M. de Caumont; on en connaît aussi
quelques dessins inédits. Mais la tour carrée, ou donjon, nʼa été
reproduite nulle part et ne figure, croyons-nous, que dans le dessin
de M. Le Nourichel et dans un fusain, très-inexact, exécuté en 1812
par R. Le Baron-Delisle. Ce fusain et la mine de plomb de M. Le
Nouricbel sont conservés à la Bibliothèque de Caen.

[53] Essais historiques sur la ville de Caen, par lʼabbé De La Rue,
tome Ier, p. 290.

[54] A côté des droits quʼelle exerçait, lʼAbbaye-aux-Dames avait
aussi quelques charges à supporter. Nous en citerons une à cause de sa
singularité. « Tous les ans, dit M. de Jolimont, la communauté
donnait, le jour de la Trinité, un grand dîner à tous les habitants
dʼune commune voisine (Vaux-sur-Seulles), et même à leurs domestiques,
sʼils avaient un an et un jour de domicile. Ils tenaient cet usage,
qui était devenu un droit acquis, de la générosité du seigneur
primitif, droit auquel la mutation de propriété de la commune en
faveur des religieuses nʼavait pu porter atteinte. Le repas était
servi sur des nappes étendues sur lʼherbe, et durait quatre heures.
Chaque convive avait un pain de 22 onces et un morceau de lard bouilli
dʼun pied carré, une ribelette de lard rôtie, une écuellée de lait et
du cidre ou de la cervoise à volonté. La gaieté qui animait ces repas,
et qui dut souvent dégénérer en excès, la singularité et les abus
dʼune telle réunion dans un couvent de filles, et la crainte dʼune
surprise en temps de guerre, firent changer en 1657, non sans beaucoup
de difficulté, cette redevance en une rente de 30 livres au trésor de
la paroisse de Vaux, et en un service solennel le lendemain de la fête
de la Trinité, pour les défunts de la paroisse, auquel assistaient six
des habitants députés chaque année, et qui seuls dînaient à lʼabbaye. »

[55] Essais sur Caen, par lʼabbé De La Rue, t. II, p. 19,

[56] Nouvelle édition de 1833, page 6 de la 2e partie.

[57] Huet, Origines de Caen.

[58] Cette lettre a été publiée dans les « Documents inédits sur
lʼHistoire de France »: Lettres missives de Henri IV, tome III, p. 3.

[59] Anciens registres de lʼHôtel-de-Ville.

[60] Essais historiques sur la ville de Caen, t. I, p. 177.

[61] Minute de lettre à M. de Gesves, en réponse aux lettres du roi.





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